n°297 - Points Critiques - juin 2009

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mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique juin 2009 • numéro 297

éditorial Voter pour l’Europe ? Oui, mais pour laquelle ?

Bureau de dépôt: 1060 Bruxelles 6 - mensuel (sauf juillet et août)

HENRI WAJNBLUM

C

’est ce 7 juin que les Belges vont se rendre aux urnes pour élire leurs 22, deux de moins que dans la précédente législature, eurodéputés au Parlement européen. Il en ira de même pour les électeurs des 26 autres États membres qui se relaieront du 4 au 7 juin. Seront ainsi élus, conformément aux dispositions du traité de Nice, 736 eurodéputés contre 785 précédemment. Néanmoins, si en cours de législature, le traité de Lisbonne était ratifié par l’ensemble des États membres, le nombre d’eurodéputés repasserait à 754 de manière à ne faire perdre aucun député aux 21 États concernés. La première élection européen-

ne au suffrage universel date de 1979. Cette année-là, le taux moyen de participation dans l’ensemble des 9 États membres de l’époque était de 63%. En 2004, il n’était plus, dans une Europe à 25, que de 45,7%. S’y ajouteront, cette année, la Bulgarie et la Roumanie, et le compte sera bon. D’où vient donc cette indifférence progressive à l’égard de l’Europe ? Très probablement du fait que les électeurs se sont rendus compte qu’ils n’avaient pas voix au chapitre. Si nous élisons en effet très démocratiquement nos eurodéputés, le pouvoir de décision est ailleurs, à la Commission dont les membres sont désignés par les gouvernements et, en définitive, au Conseil des ministres,

BELGIQUE-BELGIE P.P. 1060 Bruxelles 6 1/1511

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sommaire

éditorial ➜

éditorial

1 Voter pour l’Europe ? Pour quelle Europe ?............................ Henri Wajnblum

israël-palestine

4 De ciel nuageux à ciel très, très nuageux.............................. Henri Wajnblum

lire

6 L’histoire de l’homme qui racontait des histoires .........Tessa Parzenczewski

regarder

11 Un album communautaire ........................................................ Gérard Preszow 11 Patrimoine architectural et politique ........................................... Jacques Aron

lire

10 Andreï Makine. La vie d’un homme inconnu ........................... Françoise Nice

histoire

12 Les archives de la Police des étrangers .............................. Roland Baumann 14 Einsatzgruppen. Le premier temps du génocide ......... Jean-Marie Chauvier

mémoire

18 Des pavés pour le dire .................................................................. Alain Mihály

yiddish ? yiddish !

! widYi ? widYi

20 Ankara un nisht yerusholaim... ................................................Willy Estersohn

humeurs judéo-flamandes

22 Mes amis à moi ...........................................................................Anne Gielczyk

le regard 24 Lettre ouverte à mes (é)lecteurs de gauche ........................... Léon Liebmann 26

activités écrire

30 Peisaj de mi niñez. Peysekh de mon enfance ...................... Marcelo Rudaeff

upjb jeunes

32 Mémoire .................................................................................. Noémie Schonker

hommage

34 19 avril 2009. L’UPJB commémore l’Insurrection du Ghetto de Varsovie ...... 38 40

courrier des lecteurs les agendas

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eux aussi élus sur un mandat national et non européen. Si les citoyens européens ont cru au départ à, ou espéré une politique économique et sociale commune, ils ont assez vite déchanté. Sur le plan économique et financier, les États ont agi en ordre dispersé et dans une belle cacophonie pour tenter de sortir de la crise qui nous a frappés de plein fouet. Et d’Europe sociale, il n’est question nulle part. Seuls les plans sociaux, synonymes de licenciements massifs, ont le vent en poupe.

QUELLE EUROPE ? Quant à l’Europe politique qui se profile, depuis que la droite pure et dure a repris du poil de la bête un peu partout, elle n’a vraiment rien de ragoûtant. Certainement pas sur les sujets qui, ici, à l’UPJB, nous occupent et nous préoccupent le plus : l’immigration et la politique d’asile, et le ProcheOrient. Est-ce l’Europe d’Annemie Turtelboom que nous voulons qui, depuis plus d’un an, se moque de façon indécente et, disons le tout net, criminelle, des demandeurs d’asile puisqu’elle les pousse littéralement à des grèves de la faim interminables, et qui n’a rien trouvé de mieux (voir la chronique d’Anne Gielczyk), à un mois des élections, régionales et européennes, que de poser la première pierre d’un centre fermé pour demandeurs d’asile à l’aéroport international de Bruxelles ? Il paraît que c’est électoralement por-


teur… Est-ce l’Europe de Sarkozy, ce grand donneur de leçons de bonne gouvernance européenne ? Mais qui n’hésite pas à criminaliser la solidarité, contrairement à ce qu’affirmait Eric Besson (voir notre numéro daté de mai), son ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire, excusez du peu ! C’est ainsi qu’une jeune française est aujourd’hui poursuivie pour « aide au séjour irrégulier » de son concubin marocain avec lequel elle devait se marier le 11 avril, mais qui a été expulsé le 2. Elle encourt jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 30.000 EURO d’amende ! Et pour répondre à Eric Besson selon lequel « en 65 années d’application de la loi, personne en France n’a jamais été condamné pour avoir seulement accueilli, accompagné ou hébergé un étranger en situation irrégulière », le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) publiait une première liste de 32 cas de poursuites et/ou de condamnations de bénévoles qui ont porté assistance à des sans-papiers et, ensuite, une seconde qui portait ce nombre à 61 ! Silvio Berlusconi est allé plus loin encore… Sous l’impulsion de la très populiste et raciste Ligue du Nord qui fait partie de son gouvernement, et en recourant au vote de confiance, il a fait voter une loi sur la sécurité intérieure et l’immigration qui va faire de l’Italie l’un des pays européens les plus répressifs à l’encontre des

immigrés clandestins et de ceux qui leur portent assistance. Jugezen… La loi crée ainsi un délit « d’immigration et de séjour » clandestins, puni d’une amende de 5 à 10.000 EURO et rend possible la dénonciation à la justice de tout immigrant en situation irrégulière. On se demande où ces candidats à l’asile pourraient bien trouver des sommes de cette importance. Va-t-on les condamner aux travaux forcés pour qu’ils s’acquittent de leur « dette » ? Rien n’est désormais impossible dans l’Italie de Berlusconi et de Bossi, le grand sachem de la Ligue du Nord.

RETOUR À DES TEMPS OUBLIÉS Pour ce qui est de la « sécurité intérieure », la loi prévoit la possibilité pour des « associations de citoyens », lisez des milices, d’effectuer des rondes pour signaler à la police des « atteintes à l’ordre public ». Et qui donc pourrait porter atteinte à l’ordre public sinon des immigrés en situation irrégulière ? Et ce n’est pas tout… Désormais, le fait de louer un logement à un clandestin ou de simplement l’héberger pourra être puni de peines allant jusqu’à trois ans de prison ! Toutes ces mesures répressives s’inscrivent dans le droit fil des propos récents de Silvio Berlusconi rejetant l’idée d’une Italie multiethnique, ce qui a fait dire à Dario Franceschini, le leader du parti démocrate, qu’on risquait ainsi de « retourner, septante ans

après, aux lois raciales » promulguées par Mussolini en septembre 1938 principalement à l’encontre des Juifs. Le pire, c’est qu’avec cette politique et ce type de déclaration sur l’identité nationale, Berlusconi va probablment emporter haut la main le prochain scrutin européen.

UE-ISRAËL Reste l’Accord d’association entre l’Union européenne et Israël. Là encore nous nous trouvons face à une Europe qui a peur de son ombre. S’il est vrai que la proposition de « rehaussement » de cet accord est gelée pour l’instant, elle n’est en aucun cas enterrée. De la suspension de l’accord lui-même ou de la menace de suspension pour faire pression sur le gouvernement israélien, il n’est absolument pas question. Que du contraire… C’est en effet celui-ci qui menace l’Europe d’être « exclue du processus des négociations de paix » si elle continue de critiquer la politique israélienne ! Vous en avez entendu beaucoup, vous, de critiques européennes ? Mais pour les nouveaux maîtres d’Israël, Netanyahu-LiebermanBarak, c’est encore nettement trop. Ce qui n’a pas empêché Paris, Rome, Berlin et Prague de recevoir le second nommé avec tous les honneurs. Et il ne nous étonnerait pas qu’on le voie tôt ou tard débarquer à Bruxelles… Nous irons donc voter le 7 juin pour l’Europe sans vraiment savoir pour laquelle, ou en craignant de ne le savoir que trop. ■

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israël-palestine De ciel nuageux à ciel très, très nuageux HENRI WAJNBLUM

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es Palestiniens, qu’ils soient israéliens ou tout simplement palestiniens, n’ont qu’à bien se tenir. S’ils en ont vu de toutes les couleurs sous les divers gouvernements qui se sont succédés à la tête de l’État d’Israël, depuis 1967 pour les Palestiniens « tout court » et depuis 1948 pour les Palestino-israéliens, ils risquent d’en voir bien plus encore. Les activistes pacifistes israéliens eux aussi ont commencé à ressentir les premiers effets de la mise en place de la nouvelle majorité israélienne ultra droitière. Nous y reviendrons. Shimon Peres, le Président de l’État, membre de Kadima, le parti dirigé par Tzipi Livni, mais fervent défenseur de Binyamin Netanyahu, a eu beau parcourir les ÉtatsUnis de long en large, à bord d’un avion privé de l’AIPAC s’il-vousplaît, le puissant lobby juif américain, pour convaincre de la stature d’homme d’État de Netanyahu et de sa volonté de faire la paix avec les Palestiniens, ainsi que pour minimiser l’impact des discours fracassants d’Avigdor Lieberman, il n’a pas convaincu grand monde, si ce n’est ceux qui l’étaient déjà. Au moment où ces lignes sont rédigées, Netanyahu ne s’est pas encore rendu à Washington. Il l’aura fait, et rencontré Barack Obama, au moment où vous les lirez. Vous en saurez donc plus sur les intentions véritables du gou-

vernement israélien. Ou peutêtre n’en saurez-vous pas plus du tout. Les discours, nous connaissons… Nous en avons déjà entendu de tous les acabits, même des modérés. Mais à quoi cela a-t-il abouti ? À ceci qu’Israël va « fêter » dans les tout prochains jours le 42ème anniversaire de la conquête des territoires palestiniens et de leur occupation ; qu’un de ses hauts représentants, à moins que ce ne soit le gouvernement tout entier, va plus que probablement accueillir, d’ici peu et en grande pompe, le 500 millième colon juif en Cisjordanie ; que le mur de l’annexion continue de slalomer comme un monstrueux serpent, isolant ainsi de plus en plus les Palestiniens de leurs terres agricoles ; bref, à ceci enfin que Mahmoud Abbas est mené en bateau depuis son accession à la présidence de l’Autorité palestinienne et feint de ne pas s’en apercevoir. Obama va-t-il obtenir de Netanyahu qu’il adhère, ne serait-ce que du bout des lèvres, à la solution à deux États, comme on dit ? Ce n’est pas impossible. Et peutêtre, sans doute, s’en contenterat-il. Mais cela ne voudra strictement rien dire. Le temps ne peut plus être aux déclarations d’intention. Ce que l’Administration américaine devrait exiger, mais sans doute est-ce trop lui demander, c’est que le gouvernement israélien joue enfin cartes sur table, c’est-à-dire qu’il mette des cartes sur la table avec le tracé des

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frontières qu’il proposerait aux négociateurs palestiniens. Sans cela on en restera au verbiage auquel nous, et quand je dis nous, c’est surtout des Palestiniens qu’il s’agit, sommes habitués depuis si longtemps. En attendant, et nous y reviendrons certainement dans le numéro de rentrée, ce que nous avons déjà entendu de la bouche des « nouveaux » dirigeants israéliens a de quoi renforcer nos pires craintes. Pour pouvoir mener des négociations en toute sérénité, vient de découvrir Netanyahu, il faut d’abord que l’Autorité Palestinienne reconnaisse le caractère juif de l’État d’Israël. Lui qui n’a jamais reconnu la moindre légitimité à l’émergence d’un État palestinien, le fait que l’Autorité palestinienne ait, elle, reconnu très explicitement celle de l’État d’Israël, ne lui suffit pas ! Voilà qui en fait le digne disciple et successeur de son maître à penser Yitzhak Shamir qui était un expert en manœuvres de diversion. Vat-il pouvoir vendre cette nouvelle exigence à Obama ? Ce n’est pas certain. Mais qui sait ?

LES PALESTINIENS D’ISRAËL MENACÉS Lieberman, lui, on sait que son grand dada ce sont les Palestiniens d’Israël. Il y aura un peu moins de trois semaines au moment où vous lirez ces lignes que ces Palestiniens, à l’ins-


tar de ceux des territoires occupés et des camps de réfugiés disséminés au Liban, en Jordanie et en Syrie, commémoraient la Naqba, la catastrophe qu’a représentée pour eux la création de l’État d’Israël et l’exode forcé de plus ou moins 800.000 d’entre eux, de leurs parents ou grands-parents. Le sang des membres d’Israel Beitenu (Israël notre maison), le parti de Lieberman précisément, n’a fait qu’un tour, et ils ont décidé, ni plus ni moins, de déposer une proposition de loi qui interdirait aux citoyens palestiniens d’Israël de continuer à célébrer la Naqba sous peine de sanctions qui pourraient aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement pour les contrevenants ! On sait que Lieberman est aussi l’inventeur de ce concept tout à fait original de « pas de citoyenneté sans loyauté », un concept dont il attend certainement le moment propice pour le proposer au vote de la Knesset. Pas de citoyenneté, cela voudrait non seulement dire pas de droit de vote mais également, expulsable. Il fallait y penser. Car ce serait une chose de vouloir reconfigurer la carte du Proche-Orient en vue d’échanger une partie de la Galilée avec ses Palestiniens contre les territoires palestiniens infestés par les colonies juives. Mais que ferait Lieberman des Palestiniens qui habitent Yaffo, un faubourg de Tel-Aviv, le vieux Yaffo s’entend, pas celui qui a été entièrement rénové

Des Palestiniens commémorent la Naqba en Israël

et réservé à une population juive « bobo » ? Aucun problème… « Pas de citoyenneté sans loyauté » et le tour serait joué. On sait aussi que ce concept est avant tout dirigé contre les Palestiniens d’Israël. Mais comme tout concept liberticide, il pourrait aisément être élargi aux opposants israéliens à la politique de leur gouvernement. Ainsi, il y a peu, des militants de New Profile , une organisation féministe qui milite pour la « civilisation » de la société israélienne, en d’autres termes, contre sa militarisation, et qui fournit un argumentaire aux candidats refuzniks, des militants de New profile ont donc eu la surprise de voir la police débarquer chez eux un beau matin au motif d’« incitation à la désertion » ! Cinq militants ont ainsi été arrêtés et interrogés dans les locaux de la police. Parmi eux : Analeen Kish, 70 ans, artiste sur céramique, fille d’une famille de « Justes parmi les Nations » qui s’est convertie au judaïsme après son mariage avec un survivant du judéocide, le Dr. Eldad Kish, actif dans

les organisations de survivants hollandais du génocide en Israël… Les ordinateurs de tous les militants interrogés ont été confisqués par la police tout comme ceux appartenant à leurs époux/ses et leurs enfants. À la fin de l’interrogatoire, ils ont été relâchés sous caution et sous « conditions limitatives », interdiction en particulier de tout contact avec les autres membres de l’association durant les 30 jours qui suivaient. Ont aussi été « visités » les bureaux du Centre pour la « Défense de l’Individu » à Jérusalem-Est, une association qui s’occupe principalement de l’aide aux Palestiniens confrontés à la bureaucratie de l’administration militaire. Là aussi, la police a cherché à confisquer les ordinateurs, mais les militants ont refusé de les lui donner, invoquant le secret professionnel auquel sont astreints les avocats. La chasse aux sorcières est donc ouverte par la nouvelle coalition au pouvoir. Peut-être n’est-ce pas exactement cela que l’électorat qui l’y a portée voulait. Mais cela ne change rien à l’affaire. ■

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lire L’histoire de l’homme qui racontait des histoires TESSA PARZENCZEWSKI

I

l s’appelle Bouz, Boris, Baruch. Agnès Desarthe l’appelle triple B. Il n’est pas son vrai grand-père. Le vrai est mort à Auschwitz. Il est le remplaçant, le compagnon de sa grand-mère. Il est juif, russe, communiste. Et il raconte des histoires, des histoires familiales faites de visas refusés, de voyages clandestins, d’expulsions… Il raconte aussi des anecdotes, incidents dans la rue, la vie des voisins, tout fait farine au moulin du conteur. Il parle yiddish, russe, roumain et un français très personnalisé. Il vit au second plan, un peu terne, un homme quelconque. Est-il né à Kichinev, à Czernowicz ou dans une bourgade ignorée ? Agnès Desarthe ne l’a jamais su. Elle se perd dans cette géographie complexe où les villes changent si souvent de nom au gré des occupations successives. Mais qu’importe ! Elle construit par bribes toute une vie, elle met en lumière un personnage secondaire, sans actions d’éclat, sans péripéties extraordinaires. Mais en parlant de triple B elle parle aussi d’elle. Elle évoque son enfance, ses étonnements, ses fascinations, toutes les énigmes qui stimulaient son imagination, car elle ne prenait jamais le chemin du réel et se réfugiait déjà dans la fiction, dans une logique

qui n’appartenait qu’à elle. Elle nous parle aussi de son identité, dans une formule lapidaire : non, elle n’est pas de chez Balzac, elle est de chez Bashevis Singer. Au début, Agnès Desarthe voulait consacrer un livre à Janusz Korczak, ce médecin, pédagogue et écrivain, directeur de l’orphelinat du ghetto de Varsovie, qui choisit d’accompagner les enfants dans leur dernier voyage vers Treblinka. Un personnage emblématique, qui vit toujours dans la mémoire juive et bien au-delà. Mais parfois les livres s’échappent et n’en font qu’à leur tête. D’une vague ressemblance entre triple B et Korczak, Agnès Desarthe a bifurqué vers une autre histoire, plus intime et en mineur. Néanmoins Korczak est bien présent dans le livre par une série de réflexions et des extraits de son Journal du ghetto si poignant. Un récit bref mais tellement dense et riche. Une écriture vive et subtile, où les thèmes ricochent et s’entrecroisent et où l’humour côtoie souvent l’émotion. Agnès Desarthe est née à Paris en 1966. Auteure de livres pour enfants et de romans, notamment Un secret sans importance qui a obtenu le prix du Livre Inter en 1996 et de Mangez-moi paru en 2006, elle est également traduc-

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trice de l’anglais, Virginia Woolf et Cynthia Ozik entre autres, et a consacré avec Geneviève Brissac un essai à Virginia Woolf : V.W. ou le mélange des genres. ■ Agnès Desarthe Le remplaçant Éditions de l’Olivier 89 p., 12,50 EURO


regarder Un album de communauté GÉRARD PRESZOW

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ans un musée, il arrive qu’on passe plus de temps au bookshop pour choisir des cartes postales qu’à circuler dans l’expo. Cette fois, ça tombe bien, c’est une expo de cartes postales. On s’y promène comme d’un pas enfantin. Curieux de découvrir ou de reconnaître, de sourire ou de médire. Ce sont des cartes postales qui déclinent la vie juive en Belgique sous diverses facettes : lieux, monuments, portraits, métiers, fêtes, enseignes, propagande…C’est une formidable galerie qu’on traverse ainsi, intéressé autant par le recto que le verso. C’est un drôle de petit joyau que cette carte postale, matière non noble, destinée à passer quasi entre toutes les mains (et regards), et qui finit par faire trace, archive et se hisser à hauteur d’un imaginaire collectif. Nous voilà surpris en train de descendre et remonter la rue Neuve à Bruxelles avec la papeterie Nias ou le grand magasin « À l’Innovation » des Bernheim. On pense à Zola et Au Bonheur des dames et aux flammes sinistres qui marquèrent bien plus tard la ville. Et cette propriété des Montefiore ? Mais c’est le lycée Émile Jacqmain au Parc Léopold. Et cette villa à la mer ? La fameuse villa Johanna qui a su héberger les blessures du désastre. Et cette maison pour nécessiteux à Esneux ? Le don d’une dame patronnesse juive morte en… pieuse chrétienne : Dieu ait

pitié d’Hortense Bischoffsheim ! Et toute cette Wallonie profonde, rurale, parcourue de rues et de culées « des Juifs » : de Vierves à Vance, de Thieusies à Mussy, à Rosières... Mais là, il n’y a plus personne sur la carte… Si la carte est moderne, la toponymie est médiévale… C’est moins comique quand la carte reproduit l’imagerie de l’antijudaïsme catholique présente sur les vitraux de Saint-Michel et Gudule ou quand le premier venu donne de ses nouvelles sur le dos d’une caricature antisémite à la Drumont ou à la… Edmond Picard. Si aujourd’hui la carte postale se collectionne, elle a d’abord été destinée avant tout à circuler et à faire circuler, à passer de main en main, de l’expéditeur au destinataire en passant par l’éditeur-imprimeur, le vendeur, le tri postal, le facteur… sans oublier tous les curieux qui laissaient traîner leurs yeux, qui sur le recto, qui sur le verso. En ce sens, la carte postale, née officiellement en 1869, est contemporaine de la découverte de la reproduction photographique à bas prix et raconte, en creux, cette histoire-là aussi. Trace, souvenir, cadeau, la carte est aussi support idéologique. Mais c’est sans doute cette esquisse d’album de communauté qu’on feuillette avant tout, comme on peut le dire d’un album de famille, avec ces photos qu’on identifie, avec ses lacunes, avec ses blancs. Avec ses secrets et non-

Grand magasin « À l’innovation », rue Neuve à Bruxelles. Copyright © Musée Juif de Belgique

dits. C’est cet ensemble qui nous émeut, qui nous pousse à trouver place et à nous situer. Le beau catalogue de l’exposition que l’on doit à Philippe Pierret (conservateur au musée et chercheur) et à Gérard Sylvain (collectionneur) est en fait le livre à l’origine de l’exposition : Une mémoire de papier - Cartes postales XIXème - XXème siècles - Images de la vie juive en Belgique (coédition Luc Pire et Filipson éditions, Bruxelles 2009). La scénographie intelligente sans être tape-à-l’œil est due à Christian Israël. ■ Jusqu’au 15 octobre 2009 Désormais, le musée ouvre le samedi et ferme le lundi, s’alignant sur les habitudes muséales belges. Ce changement d’horaire pourrait à son tour faire l’objet d’un autre article : musée belge ou musée juif ? ou d’un débat mené au sein de la nouvelle revue annuelle publiée par le musée : Muséon…

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regarder Patrimoine architectural et politique. Tel-Aviv, capitale du modernisme JACQUES ARON

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uand paraîtra ce numéro de Points critiques, l’exposition organisée à Bruxelles par le CIVA1 dans les locaux de l’Institut d’Architecture de la Communauté française - La Cambre et consacrée à TelAviv, ville devenue emblématique du mouvement moderniste international, aura fermé ses portes. Peut-on tirer, rétrospectivement, un bref bilan de l’évènement et des remous politico-culturels qu’il a engendrés ? Cette exposition décidée de longue date fait suite à la publication par le CIVA en 2005 d’un guide d’architecture : « Sur les traces du modernisme ; Tel-Aviv, Haïfa, Jérusalem », guide bilingue français-hébreu, que tout voyageur intéressé peut utilement emporter dans ses bagages. Le centre de Tel-Aviv a été inscrit en 2003 sur la liste du patrimoine culturel mondial de l’Unesco. À vrai dire, l’exposition n’a pas apporté grand-chose à l’inventaire dressé par le livre, à l’exception sans doute de plus nombreuses biographies d’architectes, toujours révélatrices de leurs trajectoires agitées et cosmopolites, témoignages de l’émigration juive avant, entre et après les deux guerres mondiales. À l’exception aussi de quelques parallèles illustrés entre leur production propre

et des réalisations influentes de l’époque. Organisée en Belgique et en partenariat avec des institutions culturelles belges, on aurait aimé y voir développer davantage les relations des constructeurs de Tel-Aviv avec les grands courants modernistes de notre pays.

UNE OCCASION MANQUÉE Architecture et politique : ce thème a déjà fait couler beaucoup d’encre. Dans le cas présent, les interactions sont évidentes. La Palestine sous mandat britannique nous offre, à ce propos, un terrain exceptionnel d’une complexité dont l’exposition ne rend absolument pas compte. Ces relations y ont évolué extrêmement rapidement, les conflits y ont été violents, et leur évaluation « scientifique » attendra des temps meilleurs. Une manifestation culturelle placée sous le patronage de la Communauté française de Belgique et du Ministère des Affaires étrangères d’Israël n’était probablement pas le meilleur cadre pour une approche plus objective. On comprend parfaitement que le CIVA et l’Institut d’Architecture de la Cambre qui mettait à disposition ses locaux n’aient pas souhaité en outre voir l’évènement inauguré solennellement quand Gaza subissait les bombardements de l’aviation israélienne. Certains

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y ont vu une manifestation d’antisémitisme (sic), ce que rien ne justifiait, ni dans le chef des institutions belges concernées, ni des personnes qui les dirigent. Mais, hélas, nous ne sommes que trop habitués à ces manœuvres et ces intimidations permanentes. Il faut bien dire que ni le guide ni l’exposition ne représentent d’innocents hommages à l’art de bâtir. La Palestine des années 1920-30 est le lieu d’affrontements politiques et d’orientations culturelles dont les séquelles sont encore bien présentes et les blessures bien profondes. Ces architectes ne venaient pas en Eretz Israël, comme le répètent à satiété les documents israéliens exposés et l’on peut, à bon droit, se poser la question de l’insistance complaisante à vanter « la première ville juive du monde moderne »2. La rupture progressive entre TelAviv et Jaffa est un peu trop facilement attribuée à la révolte arabe de 1929. Il s’agit à l’origine d’un faubourg conçu par l’urbaniste écossais Patrick Geddes et la cohésion de l’ensemble évoque le rôle comparable joué en Belgique par son contemporain Louis Van Der Swaelmen, créateur de nos cités-jardins. La place que va prendre Tel-Aviv dans la politique sioniste la détachera de son noyau originel, plus que Haïfa ou Jérusalem. « En Israël,


Sir Patrick Geddes amena les références de la cité-jardin et du mouvement Arts and Crafts vers le nouvel État juif (sic), et s’intéressa à leur adaptation architecturale. » Voilà une bien curieuse manière de présenter le rôle d’un architecte mort en 1932 ! Depuis Herzl « fondateur de l’État hébreu » jusqu’aux émigrés allemands qui emportent « les matériaux nécessaires à la construction de leur maison en Israël », le guide fourmille de ces anachronismes significatifs. On préfère évidemment aujourd’hui évoquer un « style Bauhaus », qui n’a jamais existé, parce que cette école fut fermée en 1932 par les nazis (ce qui n’en fait pas une école anti-nazie pour autant) que la fascination du modernisme fasciste mussolinien qui lui survécut. On ne peut pas plus dégager de son enveloppe politique cette architecture complexe (malgré sa trompeuse uniformité formelle) que son héritière directe, celle des implantations juives en Cisjordanie, certainement plus déstructurantes que ne le fut la ville blanche érigée sur des dunes encore vierges.

ARCHITECTURE ET CONTEXTE La Cambre n’a jamais dissocié dans son enseignement l’architecture de son contexte, notam-

ment politique et social3. Il est bien court d’affirmer : « La Palestine des années 20 et 30 est le théâtre d’un conflit entre deux écoles d’architecture - l’orientalisme et le Mouvement Bien des courants s’illustrent encore dans la Palestine Moder ne - dont mandataire ; à titre d’exemple, cette centrale électrique à Tel-Aviv (1929) l’ampleur diffère selon la ville. »4 Que recouvrent ces termes et comment s’articu- situation devrait tellement raplent-ils à la situation locale ? L’ex- procher ? Le Mouvement Moderne position organisée dans la capi- était aussi une utopie : celle d’un tale de l’Europe a manifestement art total partagé par une populapour but de montrer la proximité tion tout entière et non le fétichisd’Israël avec la culture de notre me des formes pures pour la satiscontinent. Le sens de cette mani- faction d’un public d’esthètes. ■ festation à 3.000 km de Tel-Aviv, la « colline du printemps », que l’on 1 Centre international pour la ville, l’archinous affirme issue de l’utopie de tecture et le paysage (CIVA). Herzl, méritait bien d’être inter- 2 Il s’agit bien davantage de la participarogé quand l’État qui le célèbre tion de Juifs à un mouvement général, ce bombarde une ville distante à pei- que souligne paradoxalement l’expression « assimilation de l’architecture moderne ne de 70 km. Utopie pour utopie, en Israël ». nous préférerions que les popula- 3 Mon livre, La Cambre et l’architections de ce qui fut la Palestine jus- ture ; un regard sur le Bauhaus belge, P. Liège, 1982, en a abondamment qu’en 1948, si marquées en sens Mardaga, traité en son temps. opposés, apprennent enfin à se 4 Michael Turner, dans le catalogue cité. connaître et à tirer ensemble un enseignement commun de leurs expériences. À quand le jumelage Gaza/Tel-Aviv, deux cités que leur

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lire Andreï Makine. La vie d’un homme inconnu FRANÇOISE NICE

« Un soir, installés dans une luge, ils jouèrent à dévaler un colline enneigée. Le froid les fouetta au visage, le poudroiement du givre brouilla la vue, et au moment le plus exaltant de la descente, le jeune homme assis à l’arrière chuchota : « Je vous aime, Nadenka »… ce murmure fut à peine audible. Un aveu, le souffle de la bourrasque ? (…) « Sacré Tchekhov ! De son temps, on pouvait encore écrire ça. » (…) Aujourd’hui, on crierait au mélo, on se gausserait de ces « bons sentiments ». Terriblement démodé, et pourtant ça marche ! »

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e dernier et onzième roman d’Andreï Makine s’ouvre avec cette référence à Anton Tchekhov. Et c’est une façon pour lui de poser cette question : que peut encore le roman ? Avant son départ d’URSS en 1987, Makine était spécialiste de littérature française, il est aussi un excellent connaisseur de la littérature russe, Fédor Dostoïevski et Ivan Bounine en particulier. Au départ de La vie d’un homme inconnu, les frustrations de Choutov, un écrivain russe émigré en France. Comme Makine. Mais la comparaison s’arrête là. Depuis La fille d’un héros de l’Union soviétique en 1990, tous ses romans mettent en scène des gens ordinaires malmenés par les vio-

lences de l’histoire. Le testament français, couronné par le Goncourt et le Médicis en 1995 l’a révélé au grand public. Ecrite en français, son oeuvre est traduite et fait l’objet de thèses universitaires. Choutov, lui, n’a pas réussi à percer dans les salons littéraires parisiens. Il vomit la production française, le petit roman facile avec intrigue psychologique et coucherie. Aigri, Choutov est surtout malheureux en amour. Sa jeune Léa est en train de le quitter. Après vingt ans d’absence, il repart pour la Russie, à la recherche de sa « Nadenka », la jeune Iana avec qui il avait entrevu la promesse de l’amour, dans la lumière blonde d’un automne à Leningrad. « Tout a changé, rien n’a changé. » Leningrad n’est plus, voici Saint-Pétersbourg, dans la liesse du Tricentenaire de la ville de Pierre le Grand en mai 2003. Dans la ville parée pour un digest carnavalesque et absurde de l’histoire, Choutov se sent plus exilé encore qu’à Paris. Il n’a pas les mots en russe pour dire les nouveaux usages, il se découvre exilé non plus d’une terre, mais d’une époque que tous s’appliquent à oublier ou à travestir. Le thème de l’histoire manipulée, déformée selon les exigences des pouvoirs s’installe au cœur du livre. L’Histoire est « un grand carnaval

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noir. » Choutov ne parviendra pas à renouer le contact avec Iana. Femme d’affaires, elle court, le portable à l’oreille. Elle s’affaire aussi à rénover d’anciens appartements pour en faire son logement familial. Oui mais, il y a un obstacle, un vieillard muet à recaser quelque part, s’il ne se décide pas à mourir ? Choutov l’aperçoit plus d’une fois, alité, un livre à la main. L’image du livre apparaît et réapparaît : indicible, la vérité n’aurait pour dernier refuge que les livres ?

CETTE VOIX PRESQU’ÉTEINTE L’ancien soldat n’est pas aphasique. Choutov s’efface et écoute le récit de Gueorgui Volski. L’auteur réussit alors le tour de force de faire défiler 60 années d’histoire pour raconter l’histoire d’un amour, celui de Volski et Mila, héros et martyrs anonymes des violences de l’histoire soviétique. Le pari n’était pas évident : comment éviter les raccourcis et les clichés ? Surprise, un autre roman s’enchâsse dans le premier et l’on retrouve alors le grand style d’Andreï Makine, son efficacité narrative, son sens de l’image poétique et même un souffle épique. Il commence par plonger le lecteur dans l’apocalypse du blocus de Leningrad par les nazis. Un million de morts. L’auteur se con-


centre sur l’épreuve de la faim. Dans cette ville d’agonisants rationnés à 125 grammes de pain par jour, Volski retrouve Mila. Il l’avait rencontrée dans un café à la veille de l’attaque allemande, en juin 41. Elle avait la bouche barbouillée de la crème d’un gâteau… Leningrad se meurt mais résiste. Les théâtres n’ont pas fermé. Volski et Mila jouent une opérette, Les trois mousquetaires. Leur premier baiser est un baiser de scène. La guerre les sépare. Volski part au front pour chanter et soutenir l’ardeur des troupes. L’art comme respiration vitale irrigue tout le roman. Après-guerre, c’est par un chant fredonné sur un banc que Volski et Mila se retrouvent. Pour sauver les enfants qu’elle a recueillis, Mila s’est offerte aux soldats. Elle est ravagée, méconnaissable. Dans les ruines d’un champ de bataille, Mila et Volski se reconstruisent et vivent enfin leur amour. La vie continue. Comment vivre après la guerre ? Les dignitaires du Parti commencent à écrire la version officielle de la Grande Guerre Patriotique. Mila et Volski tentent d’apporter leur contribution à la construction de la paix : ils ramassent les effets de soldats russes ou allemands morts au combat et les apportent au Musée du Blocus. Mais les dernières purges staliniennes commencent : Ils seront condamnés pour « fractionnisme ». Volski ne reverra jamais Mila. Après 7 ans de camp, il recommence à vivre, dans l’ombre de lui-même, jusqu’à ce qu’une bagarre avec un contremaître lui vale une année d’asile psychiatrique pour « propos antisoviétiques ». Après sa deuxième libération, il reprend l’oeuvre commencée avec Mila : sauver et éduquer des enfants par la péda-

gogie du théâtre. « Dans ces années, après les massacres staliniens et la saignée de la guerre, les orphelins étaient trop nombreux pour surprendre. Non, les orphelins qu’il voyait n’auraient pas dû se montrer : c’était des rebuts qu’habituellement on prenait la peine de cacher. Des enfants mutilés, des aliénés, des aveugles… broyés par la guerre ou venus au monde dans un baraquement de camp. Trop faibles pour être envoyés dans une colonie de rééducation, trop dégradés pour en forger, dans un orphelinat ordinaire, de bons petits ouvriers. » Parabole d’un peuple sacrifié et d’un régime sans avenir. Makine ne trouve rien à sauver du socialisme de sa patrie. Il est né en Sibérie, il y a grandi, il était étudiant à Moscou et Leningrad à la fin des années 70. S’il préserve soigneusement sa vie privée, il laisse deviner une expérience de la dissidence et de la répression. A-t-il fait son service militaire en Afghanistan, comme Choutov ? Plus d’une fois, Makine a exploré les thèmes du mensonge et de l’illusion. De ce régime, il n’y a rien à sauver, sauf les gens. « Je ne suis pas russe » souffle Choutov dans un sarcasme à Léa qui s’apprête à le quitter : « Je suis soviétique. Donc sale, bête et méchant. Très différent des Michel Strogoff et autres Princes Mychkine dont les Français raffolent… » À la fin du roman, Choutov conduit le vieux Volski sur les lieux de son dernier combat et de son grand bonheur tout simple avec Mila. Et Choutov rentre à Paris La boucle est bouclée. « Dans l’avion, pour la première fois de sa vie, il a l’impression d’aller de nulle part vers nulle part, ou plutôt de voyager sans destination véritable.

Et pourtant, jamais encore il n’a aussi intensément ressenti son appartenance à une terre natale. Sauf que cette patrie coïncide non pas avec un territoire mais avec une époque. Celle de Volski. Cette monstrueuse époque soviétique qui fut le seul temps où Choutov a vécu en Russie. Oui, monstrueuse, honnie, meurtrière et durant laquelle, chaque jour, un homme levait son regard vers le ciel ».

DOSTOÏEVSKI VERSUS TCHEKHOV Au moment de leur arrestation, Volski et Mila s’étaient promis de regarder chaque jour le ciel. C’est la force de ce serment qui permettra à Volski de survivre au goulag. C’est l’un des leitmotiv du roman. La force de l’amour, la symbiose avec la nature et le cosmos. Comment se libérer du poids de la guerre et de la culture morbide qu’elle a engendrée, au-delà des travestissements du « socialisme réel » ? La vie n’a-t-elle de sens que dans la souffrance, ou quand tout est quasi perdu ? Cette interrogation intime et toute tchekhovienne parcourt aussi le roman. On repense à la phrase attribuée à Dostoïevski : « C’est la beauté qui sauvera le monde ». Mais l’amour de Mila et Volski, leur dévouement aux enfants en danger apportent une autre réponse à la difficulté de vivre. Une réponse qui est aussi celle du médecin-écrivain Tchekhov : « l’extrême difficulté de croire en la bonté de l’homme et, en même temps, la conscience que seule cette foi pouvait encore sauver. » ■ Andreï Makine La vie d’un homme inconnu Éditions du Seuil La plupart des livres d’Andreï Makine sont édités en Folio

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histoire Les archives de la Police des étrangers ROLAND BAUMANN

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ux Archives générales du Royaume (AGR), l’exposition « Passer la frontière » évoque l’histoire de l’administration des étrangers en Belgique de 1832 à 1952. Qu’il s’agisse des différents outils administratifs développés au 19ème siècle pour contrôler les étrangers, des circonstances de l’apparition de la photographie dans les dossiers individuels, ou de la politique ambivalente des autorités face aux réfugiés des années 1930, cette exposition touche à des thèmes toujours actuels et met aussi en valeur l’importance historique des archives de la Police des étrangers. Comme le déclare Filip Strubbe, auteur de l’exposition : « Cette exposition marque la fin de l’opération de versement aux Archives générales du Royaume de près d’un million de dossiers individuels d’étrangers, datés de 1913 à 1943. Les AGR abritent à présent plus de deux millions de dossiers individuels d’étrangers. Nous constatons une importante augmentation des demandes de consultations de dossiers, surtout de « généalogistes », c’est à dire de gens qui s’intéressent à l’histoire de leurs parents et grandsparents. » On se souvient du travail accompli pendant plus de dix ans par Jean-Philippe Arnhem, à l’archive de l’Office des étrangers, facilitant

aux survivants de la Shoah l’accès aux dossiers de leurs parents disparus, immigrés venus s’établir en Belgique avant la Deuxième Guerre mondiale. On sait que l’annonce du transfert de ces dossiers aux AGR avait tout d’abord suscité un certain émoi suite à des rumeurs selon lesquelles les dossiers ne seraient plus aussi aisément consultables après leur transfert.

DES MILLIONS DE DOSSIERS Filip Strubbe explique : « L’Office des étrangers garde les quatre millions et demi de dossiers ouverts depuis juin 43 ! L’archive comporte deux séries distinctes de dossiers : les dossiers individuels et les dossiers généraux. Pour le dix neuvième siècle, tous les dossiers individuels n’ont pas été conservés, et en particulier seul un tiers environ des premiers 250.000 dossiers a été préservés. La police avait tout intérêt à bien conserver ces dossiers de grande valeur administrative et dont certains couvrent des décennies. Les dossiers généraux sont très intéressants pour des études thématiques car ils traitent surtout de l’organisation propre au service et de questions récurrentes : nomades, prostitution, port d’armes, débits de boisson illégaux, etc. Mais, 85% des chercheurs qui viennent consulter ces dossiers sont des généalogistes qui s’intéressent à des dossiers individuels,

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ceux de leurs ancêtres et grandsparents. En théorie, il faut compter cent ans à partir de l’ouverture du dossier avant de pouvoir y accéder. Nous autorisons cependant les historiens à consulter ces dossiers pour des études quantitatives ou d’ordre général et nous en autorisons aussi la consultation aux généalogistes pour autant qu’ils nous fournissent une preuve de filiation avec la personne dont ils veulent consulter le dossier individuel (acte de naissance, certificat de mariage, etc.). » Le système remonte aux début de notre indépendance : chargée depuis 1839 du contrôle de tous les étrangers présents sur le territoire belge, la Sûreté publique ouvre un dossier au nom de tout nouvel arrivant dont l’informe l’administration communale. Le numéro matricule de ce dossier individuel permet d’identifier administrativement chaque immigrant. Ces dossier sont classés par ordre chronologique de leur date d’ouverture. La recherche d’un dossier s’effectue au moyen d’un système de fiches classées par ordre alphabétique et sur lesquelles figurent le nom et le numéro de dossier de l’étranger concerné, on trouve la date et le lieu de naissance, parfois aussi la profession exercée. Le nom de l’époux figure en général sur les fiches des femmes mariées. Le contenu du dossier individuel d’étranger comporte en


niques d’investigations policières évoluent rapidement. Vers 1900, les photographies font leur apparition dans les dossiers des étrangers criminels ou réputés « dangereux ». Les premières expériences photographiques se font dans le cadre de l’anthropométrie, un système de classification basé sur les mensurations spécifiques des parties du corps d’une personne. La dactyloscopie permet d’identifier chaque individu grâce aux dessins uniques et immuables de ses empreintes digitales et fiJames Thiriar. Les uniformes belges, série « La nit par supplanter la gendarmerie » : Gendarmes à pied avec képi 1890. méthode anthropowww.1914-1918.be/james_thiriar métrique. Filip Strubgénéral une déclaration d’inscrip- be précise : « Les premières photion dans une commune : le « bul- tos se trouvent dans les dossiers letin des renseignements », in- généraux. Dans les dossier inditroduit en 1840 et dressé par la viduels, elles apparaissent vers police communale, notant la si- 1900, il s’agit alors de proxénètes, tuation familiale et professionnel- de vagabonds internés à Merksle de l’étranger, etc.. (nom, pré- plas, etc.. Après 1919, une photonom, l’épouse, les parents du chef graphie figure normalement dans de famille, profession, le séjour chaque dossier individuel. On en en Belgique). À chaque déména- colle toujours une sur le bulletin gement correspondait l’établisse- d’information communal qui est ment d’une nouvelle feuille com- la colonne vertébrale du dossier. munale de renseignements dont Il y a aussi des photos dans les une copie aboutissait à la Police cartes d’identité du registre des étrangers ou du registre de la podes Étrangers. pulation. Et enfin on en trouve sur PHOTOGRAPHIE les demandes de visas. »

ET IDENTITÉ

Les photographies d’identité figurant dans les dossiers d’étrangers permettent aujourd’hui de donner un visage aux victimes du génocide, mais elles ne se généralisent qu’après la guerre de 1914-1918 avec la carte d’identité obligatoire. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, les tech-

NATIONAUX ET ÉTRANGERS La Belgique connaissait à l’origine une législation fort souple en matière de nationalité et d’acquisition de la nationalité belge. La définition juridique de la qualité d’étranger, à savoir une personne ne possédant pas la nationalité

belge, ne devient la règle qu’à la fin du 19ème siècle. Après la Première Guerre mondiale, le contrôle des frontières est renforcé et la législation en matière de naturalisation devient restrictive. La carte d’identité introduite par l’occupant allemand se généralise en 1919. Une carte d’identité spéciale pour les étrangers, avec une validité de deux ans mais renouvelable, est introduite en 1933. Dans les années trente, se met en place l’encadrement administratif des étrangers. Face à la crise et à la montée des mécontents, le législateur succombe aux courants xénophobes. Introduction du registre des étrangers, permis de travail de type A et B qui restreignent les mouvements des travailleurs étrangers sur le marché de l’emploi dans notre pays (1936), puis introduction de la carte de colportage (1935) et de la carte professionnelle (1939) hostiles aux activités économiques des petits indépendants étrangers. À l’image de la volonté de contrôle des « étrangers indésirables », l’affiche de l’exposition reproduit un dessin de James Thiriar, illustrateur belge de l’entre-deuxguerres : d’imposants gendarmes, en képi, le fusil à la bretelle, font face à une famille tsigane. Des nomades impénitents qu’il faut reconduire à la frontière ? Bref, une exposition qui, met en valeur les fonds d’archives des AGR et documente aussi les ambivalences et les travers de « la politique belge d’encadrement et d’accueil des étrangers ». ■ Passer la frontière : L’administration des étrangers en Belgique (1832-1952) Jusqu’au 19 septembre 2009, Archives générales du Royaume, rue de Ruysbroeck 2, 1000 Bruxelles; mardi-vendredi 8h30-18h, samedi 9-16h. , www.arch.be - tél 02 513 76 80

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histoire Einsatzgruppen. Le premier temps du génocide JEAN-MARIE CHAUVIER

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insatzgruppen ? Un film du documentariste Michaël Prazan, vraiment exceptionnel, les a sortis d’un certain oubli1. Les initiés ont fait la moue, mais pour beaucoup de téléspectateurs (ceux qui ont bien voulu regarder !) ce serait bien une « première », la découverte d’une face cachée, totalement inconnue, de la Deuxième Guerre mondiale2. Mais qui a entendu parler de ces Einsatzgruppen, et en quoi leur connaissance serait-elle aujourd’hui renouvelée ? Difficile de faire la part de ce qui fut vécu et connu... dès 1941-42, à Nüremberg en 1946, et depuis l’exploitation récente des archives soviétiques. Ce que savent les spécialistes « qui suivent de près »...et le grand public déjà « saturé de Shoah ». Les quatre « groupes d’intervention » (A,B,C,D)3 et leurs Kommandos ont été les initiateurs, lors de l’invasion de l’URSS en juin 1941, de meurtres de masse qui marquent les vrais débuts du judéocide. Sans gazage jusqu’au printemps 1942 ! Mais non sans efficacité : près d’un million d’indésirables liquidés en moins d’une année. Sous la houlette de Reinhard Heydrich, exécuté par la Résistance tchèque en juin 1942, auquel succède Ernst Kaltenbrun-

ner, et placés sous les ordres directs de Heinrich Himmler et Adolf Hitler, ils avaient pour tâche de liquider physiquement « les commissaires (de l’Armée Rouge), les communistes, et les Juifs ». Le but déclaré de la guerre était en effet de détruire l’Union soviétique et le « judéobolchévisme », un concept hybride où se mêlaient, dans l’imaginaire nazi, l’idéologie égalitaire du communisme et les Juden, autre construction fantasmagorique se rapportant en l’occurrence à la masse parasitaire et miséreuse de la « juiverie orientale » et à l’idéologie du « grand complot » juif mondial. Les « commandos de la mort » n’étaient que 4.000 tueurs « qualifiés »4, mais leur travail allait de pair avec celui des SS. Il était secondé par les diverses polices nazies, les Schutzmannschaften (ou Schumas ou Hilfpolizei) plus connus localement sous le nom de Polizei ainsi que par les Hilfswillige (Hiwis) ou volontaires auxiliaires de la Wehrmacht. Ce vaste personnel d’appoint était lituanien, estonien, letton, biélorusse, polonais, ukrainien, russe, tatare, musulman caucasien etc... Il fut en partie intégré aux légions et divisions Waffen SS, à l’Armée de Libération Nationale Russe (ROA) du général Vlassov, à l’Armée Nationale Ukrainienne du général

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Schandruk (UNA). Cela dit, sans parler des armées alliées - roumaine, hongroise, slovaque, italienne, croate et autres légions et divisions SS venues de toute l’Europe. Mais - on l’a parfois oublié - la plus grande base logistique et militaire était constituée par l’armée allemande elle-même, la Wehrmacht, dont la participation aux crimes de masse, longtemps niée en Allemagne, n’a été reconnue que récemment, et n’en finit pas d’être contestée. Les historiens, dont Raul Hilberg, estiment entre 1,3 à 1,5 millions le nombre de Juifs tués lors du génocide par fusillades, essentiellement en 1941-435. Les Pays baltes devinrent Judenfrei, le yiddishland de Biélorussie fut anéanti, les kolkhozes juifs de Crimée rasés, les grandes communautés juives urbaines de Kiev et Odessa décimées, toute une culture engloutie... Or, nous étions là en plein « avant-Auschwitz », et au seuil et à proximité de ces premiers centres de mise à mort par gazage que furent Belzec et Sobibor, aménagés pour la « réception » des Juifs de Galicie (Pologne orientale - Ukraine occidentale)6. Ce premier temps du génocide n’a encore rien de la machinerie industrielle du futur : c’est dans un


élan d’enthousiasme idéologique et de créativité individuelle dans la tuerie, avec une part de spontanéité des masses populaires, que la grande offensive de nettoyage est entreprise. « Spontanéité » toute relative, bien sûr, vu que les suggestions et les ordres viennent de Heydrich, Himmler et Hitler en personne. Mais il y a de vrais soulèvements antijuifs « de la base » qu’ils ne doivent qu’encourager et canaliser. On remarque tout de même une différence entre la sauvagerie désordonnée des pogromistes ukrainiens ou des troupes alliées roumaines, perpétrant à Odessa une boucherie sans nom, et le sens de l’organisation et de l’économie de l’encadrement allemand - « un Juif, une balle », c’est du moins la règle souhaitée par les états-majors. Le film de Prazan fait suite à de nouveaux travaux d’historiens allemands, polonais et russes sur cette période. L’événement qui a relancé la recherche, c’est l’ouverture des archives soviétiques après 1989. Mais des Allemands ont aussi « revisité » les procès d’après-guerre en RFA, au temps où la « dénazification » fut bâclée puis stoppée voire contrecarrée7. Ralf Ogerreck a signé (dès 1996) une étude très serrée de « l’agenda » et des actions des Ein-

satzgruppen, montrant le basculement graduel (vers fin juillet début août 1941) du meurtre de masse « politique » dirigé contre le « judéobolchévisme » (les hommes valides ou en état de porter des armes) vers le génocide des Juifs indistinctement (femmes, vieillards et enfants compris)8. Le jeune historien allemand Dieter Pohl a décrit le modus operandi et les collaborations locales en Galicie orientale (ex-polonaise), investigation sans précédent sur la collaboration ukrainienne, qui n’a pas trouvé de traducteur en français, comme nombre de ces livres « trop sérieux »9 . Les actions des Einsatzgruppen sont contemporaines de l’extermination, principalement par la faim et les fusillades, de quelque deux millions de prisonniers de guerre soviétiques - un autre meurtre de masse étudié par Christian Gerlach, et qui reste l’une des pages les moins étudiées de cette guerre, y compris en Russie.

D’AUTRES DÉMARCHES Le film de Prazan est contemporain d’autres démarches. Il y a celle de Jonathan Littell dans son roman Les Bienveillantes, rigoureusement documenté aux mêmes sources mais invitant plutôt à méditer sur la personnalité du bourreau d’élite, dont la vi-

sion hautaine de la guerre et de la « masse grouillante » judéobolchévique n’est pas très éloignée de celle d’un Léon Degrelle, dont Littell semble s’être inspiré10. Il y a la démarche du prêtre Patrick Desbois et de son équipe qui, avec le concours de l’Église catholique et du Mémorial de la Shoah, débusquent, dans les campagnes et les forêts d’Ukraine, des charniers inconnus et les derniers témoins (et acteurs) en vie des massacres11.

EN UNION SOVIÉTIQUE Einsatzgruppen ? Ce n’est évidemment pas une totale « nouveauté » ! Le public occidental l’ignore : les premiers récits de leurs exploits sont parus en 1941-43 dans la presse soviétique. L’écrivain journaliste Ilya Ehrenbourg a collecté une masse de témoignages. Certains ont été publiés chez nous après 1945 mais ne sont plus réédités, comme la plupart des ouvrages soviétiques de cette époque et sur ce thème. Ehrenbourg et un autre correspondant de guerre soviétique, Vassili Grossman, font publier un premier recueil de témoignages par la revue Znamia en 1944 (Les auteurs d’un génocide). Ils sont versés aux documents du (des) procès de Nüremberg. Les premiers procès des

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➜ assassins nazis ont d’ailleurs eu lieu en URSS, de façon expéditive, dès 1943, et Prazan en donne à voir des images saisissantes. Plus tard, un Livre noir sur l’extermination fut composé, plusieurs fois remanié, censuré et finalement bloqué à la parution en 1947. Les arguments de la censure puis du refus officiels soviétiques de le publier sont révélateurs de ce que les récentes découvertes, précisément, mettent en lumière : l’acharnement spécifique sur les Juifs « en tant que Juifs » et la part prise par les populations locales dans les pogromes de 1941, principalement en pays baltes et en Ukraine13. Deux sujets qui « fâchaient » en URSS... et « fâchent » toujours ou dérangent dans plusieurs « nouvelles démocraties » de l’Est européen. Pour de nouvelles raisons...

RÉHABILITATION ? Les forces nationalistes et fascistes de ces pays - que Prazan met en cause - avaient bien été dénoncées et réprimées sans pitié par les Soviétiques14, mais ceux-ci ont ultérieurement « calmé le jeu » et ce n’est que récemment que le thème de la collaboration de masse est abordé - et toujours très controversé ! Là encore, que de pages blanches à compléter, sur la Deuxième Guerre mondiale ! Ce que la version officielle de la « Grande Guerre Patriotique » cherchait surtout à occulter, c’était le terrible désastre de l’URSS impréparée, ses territoires enfoncés en quelques semaines sur plusieurs centaines de kilomètres, ses villes et villages détruits, ses quelque trois millions de soldats faits pri-

sonniers en l’espace d’une demi année, dont les uns vont être mis à mort, tandis que d’autres partent en camps de concentration et qu’une troisième catégorie se soumet aux envahisseurs - une « faiblesse » que ne pardonnera pas Staline et qui vaudra aux anciens prisonniers un déshonneur, une suspicion de plusieurs décennies. Lors de l’anniversaire de la « Victoire sur le Fascisme », le 9 mai 200915, la presse russe se faisait encore l’écho de cette tragédie, de l’absence de sépultures pour des millions de « disparus sans laisser de traces » ou de cadavres non identifiés. Les blessures de cette guerre ne sont pas refermées, alors que les derniers survivants disparaissent. La contre-offensive victorieuse de l’Armée Rouge qui suivit la débâcle, la première défaite allemande, le 2 décembre 1941 devant Moscou et, a fortiori, les victoires soviétiques de Stalingrad 1942 et Koursk 1943 ont sonné le glas du General Ostplan mis au point par les élites intellectuelles nazies : conquête et colonisation du Lebensraum, décès prévisibles de 30 millions de Soviétiques, déportation vers l’Est de 30 autres millions. Les revers des nazis n’ont pas pour autant découragé leur rage génocidaire, qui s’est acharnée sur les partisans et les populations civiles slaves (les plus de 600 villages brûlés avec leurs habitants en Biélorussie)16 tandis que les moyens sophistiqués du gazage permettaient, depuis le printemps 1942, de parachever l’extermination des Juifs amenés d’URSS vers les camps de la mort en Pologne ... et d’y acheminer les

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Juifs occidentaux. Le cliché des « moutons se laissant conduire à l’abattoir » - bien que fondé sur la réelle passivité de la plupart des victimes et surtout l’ignorance de ce qui les attendait - doit être corrigé : les révoltes du dernier moment ont été nombreuses ( Prazan les mentionne) et des centaines de milliers de Juifs ont combattu au sein de l’Armée Rouge et des Partisans, ou de leurs propres réseaux de résistance17.

UN FILM EXCEPTIONNEL Revenons à l’ « exceptionnalité » du film de Prazan. Exceptionnel, ce documentaire l’est par les images d’archives, les témoignages de victimes mais aussi de tueurs et de complices (avec ou sans caméra cachée), par son sérieux historique (une rareté en télévision !), les moyens mis à sa disposition (autre rareté) et la volonté de lever le tabou sur une dimension cachée de l’Histoire : le concours prêté aux Allemands par d’autres nations européennes. De témoigner ainsi du rôle de l’armée roumaine dans les massacres du sud de l’Ukraine, de celui des « mouvements nationalistes ». Sur ceux-ci, le réalisateur n’apporte guère de précisions (c’est un manque habituel, généralisé) sauf pour l’Ukraine18 : Michaël Prazan met en cause l’UPA (l’Armée des Insurgés ukrainiens) et la Waffen SS Galizien, des organisations issues de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) pourtant réhabilitées en Ukraine et lavées de tout soupçon ! Des images les montrent défilant ensemble en juillet 2008 à Lviv (Lwow)19. Le commentaire,


soucieux d’ « équilibre », nous assure cependant qu’après la chute de la dictature soviétique, les nations renaissantes sont en quête d’identités, donc de références dans leur passé « résistant ». Cette thèse n’est pas discutée par l’auteur, ni du reste éclairée par le débat qui défraie la chronique, en Russie et en Ukraine, autour des réhabilitations de l’OUN, de l’UPA, de la SS Galizien (en ukrainien : Halitchina ou Galitchina) Michaël Prazan aura sans doute appris comme nous que, pour son 66ème anniversaire, le 28 avril 2009, dans la même ville de Lviv, la célèbre Division SS a été honorée de grands panneaux publicitaires. Une opération couverte par la mairie et le gouvernement ukrainien, et dont l’initiative revient au mouvement Svoboda (Liberté). C’est un parti néofasciste qui vient d’obtenir 35% des suffrages aux élections régionales de la ville de Ternopil (Ternopol)... l’un des haut lieux du génocide. À noter qu’aucun de ces derniers événements n’a reçu la moindre mention dans nos médias - autre phénomène étrange ! Tout se passe comme si ces rappels d’un passé abominable mais « lointain et révolu » - mis à part le « devoir de mémoire » convenu - ne devaient surtout pas être chargés d’actualité. ■

1 « Les commandos de la mort », en deux parties : 16 et 23 avril 2009 sur France 2. 2 Aux origines, des commandos sont formés par Reinhard Heydrich en Tchécoslovaquie occupée après les Accords de Munich 1938, ils deviennent Einsatzgruppen en Pologne envahie en 1939, tuant Polonais et Juifs, en Europe occidentale en 1940, puis en URSS envahie en 1941. 3 Baltique (A) Belarus (B) Nord et Centre de l’Ukraine (C) Bessarabie, Crimée et Caucase (D). 4 Selon Prazan, deux cents seulement ont été condamnés. 5 Cf. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Gallimard 2006, Folio Histoire. 6 La Galicie orientale fut annexée par l’URSS (intégrée à l’Ukraine) en 1939. 7 Sur cette face méconnue de la RFA, lire Alfred Wahl, La seconde histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, Éd.Armand Colin 2006. 8 Ralf Ogerreck, Les Einsatzgruppen. Les groupes d’intervention et la genèse de la solution finale, édition allemande en 1996, édition française en 2007, Calmann-Lévy, Mémorial de la Shoah. 9 Christian Gerlach, Krieg, Ernährung, Völkermord, Hamburger Edition HIS 1998, Pendo Verlag, Zürich 2001. Pour une vision d’ensemble des travaux allemands très peu traduits en France, voir Dominique Vidal, Les historiens allemands relisent la Shoah, Éd.Complexe, 2002. 10 Avant de publier son roman (Gallimard 2006, Prix Goncourt), Jonathan Littell avait lu La Campagne de Russie de Léon Degrelle, qui lui inspira un ouvrage écrit avant mais paru après le roman, Le sec et l’humide (Gallimard 2008). Voir également le dossier « De Degrelle aux Bienveillantes » de La Revue Nouvelle, juillet-août 2008. 11 Père Patrick Desbois, Porteur de mémoires, Éd. Michel Lafon 2007. 12 L’interdit coïncide avec les débuts de la campagne « antisioniste » et « anticosmopolite » qui verra fusiller les dirigeants du Comité Antifasciste Juif et d’autres intellectuels juifs soviétiques, point culminant d’un véritable antisémitisme d’État. 13 « Une part excessive est consacrée aux récits des actes ignobles commis par les traîtres à la patrie », relève la Commission littéraire du Comité Juif antifasciste (soviétique) en 1946. Cf. Vassili Grossman, Ilya Ehrenbourg, Le livre noir sur l’extermination des Juifs en URSS et en Pologne (1941-1945), deux vol., Irina Ehrenbourg et Éd.Solin-Actes Sud 1995. 14 Les déportations et les exécutions, par le NKVD stalinien, de nationalistes baltes

et ukrainiens (comme en témoigne aussi le massacre des officiers et gendarmes polonais à Katyn) est d’ailleurs avancé comme une « explication » du bon accueil fait aux Allemands par les populations locales et des pogromes « spontanés » dans les régions concernées - soit les territoires baltes et polonais annexés par l’URSS à la faveur des accords germano-soviétiques de 1939. 15 Célébration et festivités annuelles, le 9 mai étant, vu le décalage horaire, équivalent à notre 8 mai, anniversaire de la capitulation nazie à Berlin. 16 Sur les villages brûlés, « redécouverts » en URSS dans les années 1970-80, le cinéaste Elem Klimov a signé une œuvre magistrale : Va et regarde ! 17 Cf. Bernard Suchecky, Résistances juives à l’anéantissement, Éd.Luc Pire, 2007. 18 Prazan signale les Juifs massacrés en août 1941 à Kamenets-Podolsk. Cela mérite une précision : ils y ont été amenés, principalement de Ruthénie (actuellement Transcarpathie) par les troupes hongroises. Une contribution précoce et généralement ignorée de la Hongrie du Régent Horthy au génocide - bien avant les déportations massives de 1944 ! 19 Successivement appelée : Léopold, Lemberg, Lwow (polonais), Lvov (russe), Lviv (ukrainien). 20 L’UPA n’existait pas en 1941 et ne peut donc être mise en cause dans les progromes des débuts. Mais les partisans de l’OUN tendance « Stepan Bandera » qui ont fondé l’UPA étaient engagés dès juin 1941 dans le bataillon ukrainien de la Wehrmacht Nachtigall , notamment son commandant Roman Choukhevitch, qui devint celui de l’UPA en 1943 et est consacré aujourd’hui « héros national » en Ukraine. Les armées que commanda successivement Choukhevitch - Nachtigall, Schutsmannschaft 201 et UPA - sont mis en cause, successivement, dans les pogromes de 1941, la répression des partisans en Biélorussie, les grands massacres de Polonais en Volhynie, des tueries de Juifs, de Tsiganes, de villageois ukrainiens... Tout cela a été rappelé en 2007 dans la partie de la presse ukrainienne opposée à la réhabilitation officielle de l’UPA. Ajoutons que celle de la SS Galizien est momentanément limitée à la Galicie, même si elle bénéficie de la bienveillance du président Viktor Iouchtchenko.

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mémoire Des pavés pour le dire ALAIN MIHÁLY

Photos : Alain Mihály

I

l y a maintenant trois ans, lors d’un voyage à Berlin ayant pour but la visite du Musée juif et du Mémorial de la déportation, Bella Swiatlowski découvrait les Stolpersteine ou « pierres d’achoppement », créés par l’artiste allemand Gunter Demnig, qui en a eu l’idée dès 1993. Ces petits cubes de béton de 10 cm de côté sont recouverts d’une plaque en laiton sur laquelle sont gravés les noms et destins de victimes du nazisme. Plus de 17.000 « pierres d’achoppement » ont été placées depuis en Allemagne, Autriche, Hongrie, Pays-Bas et Italie. Bella Swiatlowski est revenue de cette découverte avec l’intention de mettre en place, devant la maison qu’ils avaient habitée jusqu’à leur arresta-

tion dans la rafle du 12 octobre 1942 rue Jorez dans le quartier juif d’Anderlecht, deux « pavés » en mémoire de ses parents assassinés à Auschwitz. Une intention qui pu être concrétisée avec le soutien de l’Association pour la mémoire de la Shoah (qui a pris la succession de l’Association pour la restitution). Le 13 mai dernier ont ainsi été inaugurés à Anderlecht, Bruxelles-Ville et Schaerbeek les cinq premiers « pavés de mémoire», ainsi renommés par l’Association pour la mémoire de la Shoah. Cette dernière a comme projet, sous cette forme, « l’érection progressive d’un grand monument urbain, en mémoire des Juifs de Belgique assassinés par les nazis ». Ces pavés, préciset-elle, peuvent être posés à la demande des familles des victimes,

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des habitants actuels des maisons où ils ont vécu, d’associations ou mouvements divers ou des autorités communales. L’initiative de l’Association pour la mémoire de la Shoah est, dans le paysage mémoriel juif belge, des plus particulières. D’abord et avant tout, parce que cette association agit en marge des institutions communautaires et souvent en opposition à ces dernières. L’Association pour la restitution, dont elle est issue, a été créée par Eric Picard, et alors que le processus de restitution des biens spoliés aux Juifs s’initiait lentement, pour remettre en question tant le mode de fixation des montants alloués par l’État, les banques et les assurances que la manière dont ces montants allaient être attribués. L’essentiel des sommes ont en effet été dévolues à une Fondation du judaïsme dont le fonctionnement est des plus opaques. L’absence d’octroi de réparations financières par un État belge qui n’a toujours pas reconnu sans ambiguïtés ses responsabilités du temps de guerre a ensuite conduit la Fondation, sous la pression de l’Association pour la restitu-


tion, a retrancher du montant des restitutions des sommes restées cependant congrues en faveur des ayants-droits. L’association continue à se battre, seule, pour que les déportés juifs puissent bénéficier d’un statut correspondant à leur destin particulier - ce qui n’est toujours pas le cas en droit belge - et pour que le rapport produit par le CEGES, à la demande du gouvernement, sur les responsabilités de l’État produisent enfin des effets politiques. Sur le plan mémoriel, les « pavés de mémoire » font descendre « dans la rue », loin des monuments officiels et qui ne rassemblent autour d’eux que la communauté juive, le souvenir des victimes juives du

nazisme. Là aussi où ils vivaient, dans des quartiers qui sont restés d’immigration et où la présence de ces « pavés de mémoire » pourront peut-être contribuer à faire réfléchir ensemble Juifs immigrés d’avant-hier et souvent oublieux de cette part d’eux-mêmes, et immigrés d’aujourd’hui, méconnaissant l’histoire de ceux qui les ont précédés et du pays qu’ils doivent faire leur. La mémoire en même temps subit un processus d’individualisation. Toute individualisation a ses avantages et ses risques. L’avantage de la reconnaissance de l’individu et de sa liberté, le risque de perdre le sens et la sécurité du collectif. Le monument est minuscule, in-

visible de loin, il ne porte qu’un seul nom ; on est loin des mémoriaux communautaires. Pour les familles, il y a là tout autant désir, c’est en tout cas ainsi qu’il se formule, de donner une sépulture symbolique que d’inscrire dans la ville ceux qui ne s’y voient plus, que la ville a oublié. La mémoire risque-t-elle, en s’individualisant, de se fragmenter ? Les familles, quand ce sont elles qui génèrent la mise en place, savent bien que leur douleur s’inscrit dans un destin collectif. Risque-t-elle d’apparaître comme omniprésente ? Seuls probablement ceux qui se sentent déjà étouffés par elle penseront ainsi. ■

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ANNE GIELCZYK

Mes amis à moi

J

e suis très embêtée les amis. C’est bientôt les élections et il serait logique que j’en parle. Seulement voilà, ces élections tombent exactement entre le moment où j’écris cette chronique et le moment où vous la lirez. Pas possible donc d’en commenter les résultats puisqu’elles n’ont pas encore eu lieu et inutile de parcourir ensemble les programmes puisqu’au moment où vous lirez cette chronique vous aurez déjà voté. C’est ce qui s’appelle « tomber entre deux chaises ». Bon je crois bien que je sais pour qui je vais voter ce 7 juin, comme dab en fait, sauf que cette fois-ci je serai loin d’être la seule. Bon, ça n’est pas encore 100% sûr car j’ai encore un peu de temps pour réfléchir et comme le dit Roberto D’Orazio, ancien syndicaliste de choc, qui distribuait des tracts pour le CAP (Comité pour une Autre Politique) le 1er mai devant le stand (très couru) d’Ecolo place Rouppe : on peut encore changer d’avis. Mais bon je ne prends pas de grands risques en pronostiquant que le grand vainqueur de ces élections du côté francophone c’est Ecolo. Ils n’ont même pas besoin de faire campagne, ils gagneront par défaut, grâce aux conneries du PS. En Flandre, c’est le président de l’Open VLD qui a fait une connerie, pas parce qu’il a essayé de débaucher Dirk Vijnck de la Lijst Dedecker, le député le plus

nul de l’assemblée, mais parce qu’il s’est fait prendre la main dans le sac.

L

a crise et comment y remédier, personne n’en parle. Pourtant elle est bien là, même si les pages économiques paraissent sur papier rose maintenant. Dans cette campagne, la crise sert juste à s’indigner - à juste titre - des émoluments promis à Dirk Vijnck, du prix (d’ami) de la plomberie du fils Van Cau, du cumul du Ministre Didier Donfut, et de la double rémunération chez Dexia du plus grand cumulard que je connaisse, Jean-Luc Dehaene. Et s’il est vrai que je suis assez en phase avec les analyses d’un Michel Husson1 sur le fonctionnement du capitalisme financier, ça ne me fera pourtant pas voter pour les anti-capitalistes, quand je vois comment ils s’entredéchirent, alors qu’ils sont déjà si peu nombreux. On est en droit d’exiger de la bonne gouvernance, même à gauche de la gauche. Bon vous l’aurez compris, je vote Ecolo. Par chance, à Bruxelles même une judéo-flamande peut voter pour Ecolo, ce qui me permet en plus de voter à gauche, de voter pour des amis (dont un membre UPJB ministrable svp !). Pour la liste du Parlement européen, je me tâte encore mais, une fois n’est pas coutume, je crois bien que je vais voter pour deux femmes

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sur la liste du PS, qui se sont pas mal mouillées pour une paix juste au Moyen-Orient, si vous voyez ce que je veux dire. Si vous habitez en Flandre, ça ne sera pas possible mais vous pouvez toujours voter pour Tine Van Rompuy, la sœur de notre Premier ministre, qui figure en deuxième place sur la liste du PTB+, nos ex-maos stal du PTB reconvertis en populistes de gauche depuis que ça fait recette aux Pays-Bas. Je note juste au passage qu’elle figure sur une liste qui a pour thème « Stop au cirque politique » où on peut voir son frère affublé d’un nez et d’un petit chapeau de clown. C’est drôle mais est-ce bien utile ? Il serait peut-être temps que j’ouvre un blog ou que vous deveniez tous mes amis sur Facebook. Comme ça je pourrais vous dire en direct ce que vous êtes en train de lire en différé. Tandis que maintenant Henri Goldman m’a encore piqué au moins deux sujets sur son blog2. Bon, il ne l’a pas fait exprès mais quand même, je vois qu’il fait dans l’humour aussi maintenant. Remarquez c’est toujours aussi bien documenté et on peut dire qu’il a la plume alerte. Toujours est-il que moi aussi je voulais vous parler d’Annemie Turtelboom qui a posé la première pierre, qui s’avère être un premier trou, d’un centre fermé à l’entrée pour demandeurs d’asile à l’aéroport international de Bruxelles. Je


n’irai pas jusqu’à dire qu’elle a creusé sa propre tombe mais ça fait plaisir de l’imaginer. Mais soit. Grâce à Henri, nous savons maintenant ce qu’est un centre fermé « à l’entrée ». C’est le contraire du centre fermé « à la sortie ». Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus. Ils ont en tous les cas ça en commun qu’ils servent à enfermer des gens en attendant de les expulser/ régulariser (biffer la mention inutile).

N

on ce n’est pas top ces centres fermés. Personnellement je préfère le loft ouvert de 350 m2 du designer Charles Kaisin au centre-ville, qu’Henri Goldman compare au hameau de la Reine Marie-Antoinette au petit Trianon de Versailles (belle image Henri !). C’est vrai que 350 m2 c’est beaucoup pour un seul homme, moi je me contente d’un tiers de cet espace. Cela n’empêche que, selon Henri Goldman, j’appartiendrais tout comme Charles Kaisin et la Reine Marie-Antoinette à la catégorie de gens qui « ont décidé de jouer à faire peuple en s’installant dans un quartier populaire ». On appelle ça la « gentrification ». Je suis soulagée de constater que je rentre dans la catégorie de la gentrification « douce », c-a-d que j’ai certes un revenu supérieur à mes voisins mais « avec un écart maîtrisable » et « de façon telle que tout le quartier profite de ma présence ». Il est vrai que j’ai acheté une bonne partie de ma vaisselle aux puces, et que contrairement à Marie-Antoinette, le bon peuple des Marolles ne vient pas manifester devant ma porte (blindée) pour réclamer du pain. D’ailleurs mon loft est sûrement

Tine et Herman Van Rompuy, un air de famille, sauf le nez peut-être

bien moins luxueux que celui de ce Charles Kaisin. Et d’ailleurs, je n’ai délogé personne si ce n’est les pompiers qui tenaient caserne ici avant que la ville n’en fasse des logements. Non je ne vous dirai pas à combien s’élève mon modeste loyer, vous savez déjà combien j’ai payé pour mes sports d’hiver, ça suffit comme ça. Et non je ne vous donnerai pas non plus mon adresse, vous avez beau être mes amis de longue date, je tiens à mon espace privé. Et il s’en est passé des choses dans mon loft, et vous seriez étonné d’apprendre avec qui ! Mais je ne vous en dirai pas plus. Ça me regarde. C’est d’ailleurs pour ça que j’hésite encore - moi qui ai toujours été à la pointe dans l’utilisation du virtuel à m’inscrire sur Facebook où « mes amis » veulent savoir ce que je suis en train de faire à tout moment. De quoi je me mêle ? C’est bien pour ça qu’on habite en ville et pas à Erps-Kwerps hein dites ! Vous n’avez pas à savoir à quelle heure je me suis levée ce matin, ni avec qui j’ai

partagé ma soirée d’hier, quant à mes humeurs ça fait bientôt 10 ans que je les partage avec vous. Facebook n’existait même pas encore ! Comme le dirait Monsieur Jourdain : Mais par ma foi, il y a plus de 9 ans que j’écris du Facebook sans que j’en susse rien !3 Allez, bonnes vacances dites et je ne veux pas savoir ce que vous faites mais si vous voulez m’envoyer une carte postale, ça fait toujours plaisir. Et à propos de cartes postales, allez donc voir celles du Musée Juif de Belgique, ça vous changera de Facebook. ■ Économiste marxiste, ancien de la LCR française chercheur à L’Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Je vous recommande son article très fouillé sur la crise et le capital toxique à télécharger à l’adresse suivante http://hussonet. free.fr/textes.htm 2 http://blogs.politique.eu.org/henrigoldman/20090508_marie_antoinette_achete. html 3 Réplique célèbre du Bourgeois gentilhomme de Molière, remplacer bien sûr ‘Facebook’ par ‘prose’ 4 Une mémoire de papier, du 15 mai au 15 octobre, rue des Minimes près du Sablon à Bruxelles 1

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LE

DE LÉON LIEBMANN

Lettre ouverte à mes (é)lecteurs de gauche

C

hers compagnons de route, chers amis. Dans ma précédente chronique, j’ai tenté de mettre en évidence les « tendances lourdes » de la double campagne électorale qui se déroule dans notre pays. La quasi indifférence générale qu’elle incite s’explique avant tout par le décalage entre la principale préoccupation des candidats - se faire élire en remportant le plus possible de suffrages - et le souci que nous nous faisons en devant faire face à la crise mondiale et à ses aspects plus proprement belges. J’ai aussi mis l’accent sur l’importance du troisième enjeu de ce rendez-vous électoral : se préparer à une âpre et difficile confrontation entre politiciens flamands et francophones qui, au niveau fédéral, s’emploieront à rechercher les bases d’un nouveau « compromis historique » à propos de nos institutions ainsi qu’à mettre au point un programme gouvernemental sur les plans financier, économique et social. Il reste, pour compléter le tableau, à nous mettre à la place de…nous-mêmes, électeurs de gauche appelés à participer aux deux joutes électorales du 7 juin tout prochain.

J

e ne prétends pas que ce qui nous rassemble et nous unit fasse de nous, membres de l’UPJB et (ou) abonnés de sa revue, des pions interchangeables sur l’échiquier politique ou d’inséparables frères siamois dont le comportement de l’un permet de deviner celui, voisin et souvent même semblable, de l’autre. Mais cela ne m’empêche pas de vous considérer tous et toutes comme d’authentiques hommes et femmes de gauche. C’est à ce seul titre que je m’adresse à vous aujourd’hui pour vous inviter très cordialement mais très fermement à vous présenter devant votre bureau de vote le 7 juin prochain pour participer aux deux scrutins - régional et européen - auxquels nous sommes tous convoqués. C’est une « première » dans mes chroniques réservées à l’actualité politique belge : mon insistance, pour être inattendue, n’en sera que plus grande. Ne vous y méprenez pas : je ne vous invite pas à voter pour une personnalité plus ou moins charismatique ni davantage pour une liste établie par une formation politique. Le pluralisme qui nous caractérise n’est pas un vain mot et il nous suffit de savoir que

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vous et moi adhérons aux valeurs politiques et éthiques de la gauche pour nous sentir « bien » ensemble et disposés à œuvrer au sein de l’UPJB pour faire entendre notre voix sur la place publique. Je me bornerai à vous proposer deux consignes étroitement liées l’une à l’autre au point qu’elles n’en forment en réalité qu’une seule : abstenez-vous, chers compagnons de route et amis de... vous abstenir et ne votez ni « blanc » ni « nul », ce qui équivaudrait à ne pas voter du tout.

C

ertains d’entre vous ont pu, pour d’aucuns, même à plusieurs reprises, être déçus ou même se sentir « trahis » par la personne ou la liste qui avait obtenu leurs faveurs ; ne versez pas pour autant dans un pessimisme outrancier ou une généralisation excessive. Tous les candidats de tous les partis entrés en lice ne se valent pas et ne méritent pas tous une réaction de rejet. Changez, le cas échéant, de candidat ou de parti mais ne laissez pas le champ libre aux électeurs moins scrupuleux ou plus engagés dans un autre combat politique que le vôtre. Ne perdez pas de vue que la plupart des gens de droite votent,


eux, en prenant bien soin de se laisser guider par leurs intérêts de classe ou de caste. Ne pas soutenir leurs adversaires de gauche, c’est leur ouvrir toutes grandes les portes du pouvoir. Pas de « consigne de vote », par contre, en ce qui concerne le choix pour chaque électeur de voter soit « en tête de liste » - et d’entériner ainsi le classement de ses participants par les instances qualifiées de leur parti - soit en faveur d’un des candidats figurant sur la liste : dans les deux cas, votre vote profitera au parti dont tous se réclament et qu’ils patronnent tous. Pas de « consigne de vote » non plus en ce qui concerne le recours à un vote dit « utile » en faveur de l’un ou l’autre des partis de gauche qui se présente devant le corps électoral avec la perspective d’être représenté au Parlement régional ou européen ou le choix d’un « petit » parti d’extrême gauche (tel le PTB et le cartel « LCR-PSL ») éventuellement plus proche de vos convictions mais qui n’a aucune chance d’entrer dans l’une ou l’autre de ces enceintes parlementaires et de pouvoir ainsi infléchir la politique régionale ou européenne.

L

a plupart de mes lecteurs ont, en effet, une opinion bien tranchée à ce propos et je n’ai pas la prétention de vous dicter votre conduite, ni de changer vous goûts et vos... dégoûts Je comprends parfaitement qu’on tienne à voter pour un « petit » parti ou pour une personne figurant sur sa liste parce qu’on a confiance en eux. Tout au plus, pourrait-on, si cette confiance

n’existe que pour tel ou tel candidat ou telle ou telle liste se présentant à un scrutin, voter « utile » à l’autre. Enfin, je confierai à mes lecteurs et lectrices une très simple suggestion : si tout en étant « de gauche », vous êtes conscients de n’être pas assez au courant des mérites et des carences des candidats qui postulent vos suffrages, plutôt que de voter sans discernement pour l’un(e) ou l’autre candidat, consultez un « compagnon de route » plus au courant et demandez-lui conseil. Si vous êtes une électrice, il vous reste une autre possibilité : celle de voter pour une femme de votre tendance même si vous ne la connaissez pas ou pas bien, plutôt que de voter pour un homme que vous ne connaissez pas mieux, car il y a beaucoup plus de « chance » qu’elle défendra mieux que lui la cause des femmes dans une société la nôtre - où subsistent encore trop de discriminations dont les femmes sont victimes et trop d‘injustices à leur détriment. Il me faut encore faire état d’une raison avancée par certains pour ne pas participer aux prochaines élections. En effet, le vote électronique sera appliqué dans près de la moitié des circonscriptions électorales, dont l’entièreté de la Région bruxelloise.

O

r la Belgique est le seul (et le dernier) pays de l’Union Européenne à maintenir le système, alors qu’il est démontré qu’il est plus coûteux que le vote papier et, surtout, qu’il ne permet pas de vérifier scientifiquement et démocratiquement la régularité

du scrutin. Cette critique est entièrement fondée, mais les électeurs de gauche qui s’abstiendraient de voter pour ce motif feraient, comme je l’ai déjà montré, le jeu de la droite et de ses composantes les plus réactionnaires. Voilà, chers compagnons et compagnes de route, chers amis, les quelques réflexions que m’inspire cette fin de campagne électorale. Je vous souhaite une bonne participation aux deux prochains scrutins et d’excellentes vacances estivales. Je serai heureux de reprendre dès le mois de septembre mes chroniques toujours aussi engagées en souhaitant qu’elles soient aussi plus engageantes et plus encourageantes. J’analyserai alors les résultats de ces deux consultations électorales et la manière dont leurs principaux protagonistes auront réagi ainsi que les perspectives qui s’en suivront sur le plan fédéral. Les jeux promettent d’être très serrés et les spécialistes des compromis « à la Belge » auront une fois de plus l’occasion de montrer tout leur savoir-faire. Ce n’est pas par hasard que les dirigeants politiques des partis dits démocratiques s’abstiennent de formuler des exclusives contre des concurrents qui sont aussi, qu’on le reconnaisse ou non, d’éventuels partenaires dans une coalition que l’on pourrait naïvement traiter de contrenature et qui, comme dans la mésaventure de l’arroseur arrosé, pourraient se retourner contre eux. ■

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activités vendredi 12 juin à 20h15 Il y a dix ans, Yaguine et Fodé, l’espoir sacrifié*

Migrations d’Afrique, espoirs et réalités Il y a dix ans, le 2 août 1999, à l’aéroport de Bruxelles-National, les corps sans vie de Yaguine Koïta et Fodé Tounkara étaient découverts dans un train d’atterrissage d’un avion de la Sabena au retour de Conakry. Les deux jeunes Guinéens de 14 et 15 ans avaient sur eux une lettre dans laquelle ils appelaient l’Europe au secours. Cette lettre a fait le tour du monde. Dix ans après la mort de Yaguine et Fodé, de nombreux jeunes Africains, hommes ou femmes, continuent à risquer leur vie sur les pirogues. Qu’est ce qui les pousse à partir ? Quelle est leur place dans la mondialisation ? Quel impact de la crise sur les migrations et les rapports Nord-Sud ?

Conférence-débat avec

Ken Ndiaye, socio-anthropologue et comédien d’Atterrissage Jean-Jacques Grodent,

spécialiste des questions de souveraineté alimentaire, chargé de communication de SOS Faim.

La rencontre sera animée par Françoise Nice

En ouverture de soirée : projection de « Si tu vis tu bouges, si tu pars tu meurs » (26’), un documentaire réalisé par Françoise Nice et Youssouf Nikiema à l’occasion de la tournée au Mali et au Burkina Faso du spectacle « Atterrissage ». L’auteur de la pièce, Kangni Alem évoque par la fiction la tragique odyssée de Yaguine et Fodé. Le spectacle a été créé et produit en Belgique par le Théâtre Musical Possible et CEC, Coopération par l’Éducation et la Culture. *Un collectif d’associations belges et africaines prépare un cycle d’activités en hommage à Yaguine et Fodé, et pour que le 10ème anniversaire de leur mort soit l’occasion d’une reflexion inventive sur les migrations, le droit au voyage, à l’éducation et à la dignité. PAF : 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit : 2 EURO

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Un séminaire de réflexion à l’UPJB proposé et animé par Jean Vogel

Du judaïsme au communisme... du communisme à nous Prochaine séance, consacrée à Gustav Landauer, le mercredi 17 juin à 20h15 Aux XIXe et XXe siècles, le judaïsme (au sens large) a fortement contribué à la constitution et au déploiement du communisme (au sens large de critique de la civilisation bourgeoise/capitaliste et de volonté de lui substituer une société collectiviste). Apport non seulement humain (en militants et en dirigeants) ou matériel mais aussi en idées et en valeurs. Le judaïsme a irrigué le communisme par des dizaines de canaux visibles ou invisibles. L’objectif du séminaire sera d’entreprendre une nouvelle élaboration des liens entre judaïsme et communisme, surtout sous l’angle de la philosophie politique et éthique. La nécessaire pluralité des identités juives passe nécessairement par la reconnaissance de la part latente et invisible de leur passé et donc aussi de leur avenir, à l’encontre de l’enfermement communautariste et du judéo-centrisme sectaire. PAF : 6 EURO, 4 EURO pour les membres, tarif réduit : 2 EURO

Institut technique de la Communauté française « David Lachman » à Rance David Lachman, ancien Partisan armé et membre de l’UPJB, est décédé récemment (voir Points critiques n°296, mai 2009). L’Institut technique de la Communauté française de Rance (entre Beaumont et Chimay), avec son autorisation et celle de la Communauté française, à décidé d’associer son nom à celui de l’Insitut. Extrait de la lettre de Mme gégo, directrice de l’Institut, annonçant l’événement : « Il avait témoigné devant des étudiants des deuxième et troisième dégrés avec, dans la voix, l’authenticité qui convainc. Il avait également participé dans le cadre de notre projet d’établissement à l’éveil à la démocratie et à la citoyenneté.. Les valeurs de Monsieur Lachman étaient également celles que nous essayons d’inculquer à nos jeunes de l’enseignement qualifiant. je me souviens de ses paroles : « Tout homme naît avec le mot « dignité » inscrit sur lui et nul ne peut le lui prendre... »... Nous gardons cependant vivante sa mémoire et celles de ceux qui, comme lui, ont lutté pour plus de respect, de solidarité et de justice. » La plaque commémorative devait être dévoilée le 16 mai en présence de David Lachman. Un hommage posthume lui a été rendu ce jour-là à Rance, à l’Institut technique «David Lachman».

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activités samedi 20 juin dès 19h

Soirée de clôture de l’UPJB Retrouvons-nous lors de cette soirée de clôture de la saison 2008-2009 autour d’un bon repas concocté par la commission « Lokshn ». La soirée sera agrémentée d’un montage réalisé par Ariane Bratzlavski sur notre dernier bal 2009. Venez vous y revoir danser et faire la fête. Une occasion de retrouver la chaude ambiance que nous y avons partagée. Nous aurons aussi le privilège d’accueillir, en exclusivité mondiale, la nouvelle chorale de l’UPJB. Voilà près d’un an qu’ils répètent assidûment. Une première scénique à ne pas rater.

Au menu : Apéro Mezze de spécialités juives Tagine de poulet au citron confit et aux olives avec sa garniture de semoule au légumes Trio de dessert (gâteau aux pommes, salade de fruits, mousse au chocolat) (boissons non comprises)

P.A.F. (repas et apéro compris) Adultes membres Non membres Jeunes et chômeurs

10 EURO 13 EURO 5 EURO

Réservations indispensables au 02.537.82.45

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dimanche 28 juin à partir de 11h30

Journée de clôture 2008-2009 au Parc Schaveys (Kleetbos) Nous attendons tous les membres et amis, des plus jeunes aux plus âgés, les enfants de notre organisation de jeunesse et leurs parents... Au programme, pique-nique, plotkes, farniente et jeux, dont les incontournables parties de de cricx et de grens ! Le parc se situe à Beersel, à la limite de Linkebeek. Le plus simple c’est de prendre la chaussée d’Alsemberg, vers Alsemberg. Il faut prendre à gauche, dans la Schaveyslaan, 3 kms après le grand carrefour du Bourdon, celui où le cirque Pauwels a pris racine. Ensuite, il suffit de suivre la rue (le chemin est indiqué par un panneau), jusqu’au parking. Il suffit de traverser le petit sous-bois au fond du parking à droite et de nous retrouver au fond de la magnifique pelouse vallonnée et ensoleillée qui s’offre à vos yeux... En cas de difficulté pour s’y rendre, du covoiturage pourra être organisé (appeler le secrétariat au 02. 537.82.45).

Hélène Majster

Le 18 mai 2009

C’est avec émotion que nous apprenons le décès de notre « copine » Hélène survenu à Princeton le 12 mai de cette année. Hélène est née à Bruxelles en novembre 1936. Comme plusieurs copains de la section Leïbke de l’USJJ dont elle était membre, elle était donc de 36, une année riche en événements politiques. Les anciens de la section Leïbke et des colos de « Sol » se souviennent de « la belle Hélène », jolie fille joyeuse, vivante, dynamique, comme le fut sa mère Saba (Sabine), militante énergique de Solidarité Juive. Hélène avait quitté Bruxelles en 1956 pour rejoindre son mari à Miami où elle a poursuivi des études artistiques. À Stella, sa fille et à ses petits-fils, Andrew et Jemma, nous présentons nos condoléances et nos pensées émues. Mina, Léon, Dorette, Belette, Pagneul, Massia, Chow-Chow, Fanny, Léontchik, Maxime et tous les autres.

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écrire Peisaj de mi niñez Peysekh de mon enfance MARCELO RUDAEFF Marcelo Rudaeff est un humoriste, écrivain et comédien argentin. Il a écrit plus de 40 livres d’humour dont deux sur un shtetl qu’il a inventé (Tsouremberg). Son dernier show, un monologue humoristique, s’appelle Rudy for Vice President. L’auteur peut être contacté à l’adresse électronique : marcelorudy@fibertel.com.ar Ce texte a été déniché sur le net par Andrés Sorin, un Juif argentin de Bruxelles, et traduit par ses soins.

C

uando yo era chico pensaba que Peisaj y Pesaj eran dos fiestas diferentes que coincidían en el tiempo : mientras en el shule se festejaba Pesaj, en mi casa se festejaba Peisaj. Enfant, je croyais que Peysekh et Pessakh étaient deux fêtes différentes, célébrées en même temps : alors qu’à la shul1 on fêtait Pessakh, chez moi on fêtait Peysekh. Si en el colegio del Estado yo llegaba a decir « culo », la maestra se enojaba mucho. Pero en el seider todos decíamos « culó », o « culanu » y no pasaba nada. Si à l’école publique je m’avisais de dire culo2, la maîtresse se fâchait tout rouge. Mais au seyder nous disions tous kulo ou kulanu sans problème. Son dos palabras que forman parte de las cuatro preguntas tradicionales de Peisaj. Ce sont deux mots qui font partie des questions traditionnelles de Peysekh. Un tío que vino de Estados Unidos hablaba de los « matze balls ». Yo pensé que se refería a un deporte, que pronunciaba mal « baseball » o « básketball ». Años des-

pués supe que se refería a los knéidelej. Un oncle venu des États-Unis parlait des matze balls. Je croyais qu’il parlait d’un sport au nom mal prononcé, baseball ou basketball. Des années plus tard j’ai appris qu’il parlait des kneydelekh. Cuando yo veía cómo cocinaba mi bobe para Peisaj, me preguntaba si lo hacía así para recordar cómo trabajaban los judíos cuando eran esclavos en Egipto. Quand je regardais ma bobe faire la cuisine pour Peysekh, je me demandais si elle s’affairait comme ça afin de rappeler l’esclavage des Juifs en Égypte. El tío « Minegocio » (en realidad « Mainelocal »), a veces llegaba tarde al seider, porque « justo cayeron clientes a último momento a « maine local » ; y el tío Efsher (« Talvez ») le decía « si fuera por vos, todavía estaríamos en Egipto, y Moishe Rabeinu te estaría pidiendo que te apures con el último cliente ». Oncle « Monaffaire » (en réalité « maynemagasin ») arrivait parfois en retard au seyder, car « des clients se sont pointés à la dernière minute à « maynemagasin » ; oncle Efsher (« peut-être ») lui répondait : « avec toi, nous serions encore en

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Égypte, et Moyshe Rabeynu te demanderait de te dépêcher avec le dernier client. Al tío Ieisef le decíamos Eliahu Hanovi, porque cuando nadie lo veía se bajaba unas cuantas copitas. Nous appelions Oncle Ieïssef Elyahu Hanovi, car, quand personne ne le voyait, il descendait deux ou trois verres. La bobe, a cada uno que servía algo, le preguntaba « ¿ Te gustó, te gustó ? ». Con mis primos nos imaginábamos que ésa era una tradición de Peisaj, y que Moisés, cada vez que los judíos comían maná, les preguntaba « ¿ Les gustó, les gustó ? » Creíamos que las cuatro preguntas las hacía ella, y eran « ¿ Les gustó el jolodetz ? ¿ Les gustó el guefilte fish ? ¿ Les gustó la sopa con kneidelej ? Y ¿ Les gustó el leikaj ? » Après avoir servi chaque convive, la bobe lui demandait : « Tu as aimé, tu as aimé ? ». Mes cousins et moi étions persuadés qu’il s’agissait d’une tradition de Peysekh et que chaque fois que les Juifs mangeaient la manne, Moïse leur demandait : Vous avez aimé, vous avez aimé ? ». Nous croyions que c’était elle qui posait les quatre questions, qui étaient : « Vous


avez aimé le kholodets ? Vous avez aimé le gefilte fish ? Vous avez aimé la soupe aux kneydelekh ? » Et « Vous avez aimé le lekekh ? » La que era una adelantada a su tiempo era la tía Rójele. Un año a cada seider trajo un novio distinto. El tío Shmulik comentó que, de haber diez seiders, Rójele habría hubiera tenido un minian para ella sola. Tante Rokhele était, elle, en avance sur son temps. Une année elle a amené à chaque seyder un fiancé différent. Et Oncle Shmulik de commenter que s’il y avait eu dix seyder(s), Rokhele aurait réuni un minyan à elle seule. Cincuenta y tres años de casados llevaron la bobe y el zeide. Nunca hubo entre ellos un sí ni un no. Siempre un signo de pregunta que iba y volvía - ¿ Dónde está el matze mail ? - ¿ Y por qué tengo que saberlo yo ? - ¿ Y quien querés que lo sepa, Moishe Rabeinu ? -¿ Yo quién querés que lo sepa, no sos vos la que quiere saberlo? -¿ Y si en lugar de criticarme vas y compras otra bolsita? - ¿ A esta hora ? - ¿ Nu, a qué hora iba a ser ? - ¿ no me lo podías haber pedido antes ? - ¿ Y cómo querés que te lo pida antes, si se me perdió ahora ? Y así. Cinquante-trois ans ! C’est ce qu’a duré le mariage de bobe et zeyde. Ils n’ont jamais croisé un oui ou un non. Seul un point d’interrogation aller-retour : - Où est le matse mel ? - Et pourquoi je devrais le savoir ? - Et qui devrait le savoir, Moyshe Rabeynou ? - Et moi, pourquoi tu veux que je le sache, ce n’est pas toi qui veux le savoir ? - Et si au lieu de me critiquer, tu allais acheter un autre sachet ? - À cette heureci ? - Nu, à quelle heure, alors ? - Tu n’aurais pas pu demander plus

tôt ? - Et comment tu veux que je demande plus tôt, si c’est maintenant que je ne retrouve pas mon sachet ? Et ainsi de suite. En el seider habían muchísimos tíos Había tíos míos, tíos de mis padres, tíos « de la familia en general, aunque no se sabía de quien en particular ». Una vez que alguien entraba en el catálogo familiar bajo la categoría « tío », no se la sacaba nunca más. Le nombre d’oncles et de tantes au seyder était infini. Il y avait mes oncles et tantes, les oncles et tantes de mes parents, les oncles et tantes « de-la-famille-en-général-mais-on-ne-sait-pas-très bien-de-qui-précisément ». Une fois que quelqu’un entrait dans le catalogue familial sous la catégorie «oncle ou tante », il y restait pour toujours. Uno de los momentos más esperados y tradicionales del seider era el de las apuestas respecto de cual de los tíos : Shmulik, Gregorio o Yankl, sería el primero en mancharse la camisa con jrein. Cuando uno de los tres se manchaba, las mujeres de los otros dos, con orgullo, tomaban las servilletas y se las anudaban a sus maridos a los cuellos. Nosotros creíamos que era otra manera de recordar la esclavitud en Egipto. L’un des moments les plus attendus et traditionnels du seyder était celui des paris pour savoir lequel des oncles, Shmulik, Gregorio ou Yankl, serait le premier à se salir la chemise avec du khreyn. Quand l’un des trois se salissait, les épouses des deux autres prenaient fièrement leurs serviettes et les leur nouaient fermement autour du cou. Nous croyions que c’était là une autre manière de se rappeler l’esclavage en Égypte. Todos sabíamos que la impor-

tancia de estas fiestas reside en transmitir. Sin embargo, era imposible que la bobe « transmitiera » la receta : lo máximo que llegaba a confesar era : « le puse un poquito de esto, un poquito de aquello, lo que tenía ». Nous savions que l’important dans cette fête était de transmettre. Mais il était exclu que la bobe « transmette » la recette. Tout au plus elle était prête à avouer : « J’ai mis un petit peu de ci, un petit peu de ça, ce que j’avais sous la main ». La bobe nos servía leikaj a todos, y después le preguntaba a cada uno: « ¿ te corto otro pedacito ? ». A los chicos varones esa pregunta no nos gustaba nada. Bobe nous servait à tous du lekekh et demandait ensuite à chacun « Je te coupe encore un petit morceau ? ». Nous, les garçons, n’appréciions pas du tout cette question. Con mis primos una vez le tiramos una rana en el escote a la tía « nomequejo », y todos se enojaron mucho, a pesar de que dijimos que estábamos intentando recordar las diez plagas de Egipto. Une fois mes cousins et moi avons balancé une grenouille dans le décolleté de tante « J’meplainspas », et tous se sont beaucoup fâchés malgré notre ligne de défense, consistant à dire que nous essayions de commémorer les dix plaies d’Égypte. ■ Traduction : Andrés Sorin

1 École privée juive du soir ou du week-end en complément de l’enseignement public 2 Cul

NDLR : Les transcriptions du yiddish dans la traduction en français sont conformes aux conventions du Yivo.

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UPJB Jeunes Mémoire NOÉMIE SCHONKER

D

imanche 19 avril, l’UPJB s’est rendue, comme chaque année, au Monument aux résistants juifs et au Mémorial de la déportation d’Anderlecht afin de rendre hommage aux insurgés du Ghetto de Varsovie. Occasion pour l’organisation et son mouvement de jeunesse de rappeler le sens de leur combat, symbole d’une lutte pour la liberté et la dignité des peuples et des individus : « …Ces Juifs, à peine plus âgés que nous », soulignèrent Alice et Yvan, moniteurs à l’UPJB-Jeunes, « ne se sont battus ni pour leur profit, ni pour un territoire. [...] Leur message dépassait – et dépasse encore – le cadre du génocide dont ils ont été victimes ; il visait à combattre toute oppression d’une communauté par une autre, toute forme d’injustice, d’intolérance ou de mépris. Nous voulons également rendre hommage aux trois jeunes résistants qui, ce même 19 avril 1943, ont arrêté le XXe convoi ainsi qu’à ceux qui ont résisté dans l’ombre, ceux dont l’héroïsme fut de rester debout et de survivre dans un système qui leur refusait le droit à la vie. Cette résistance, moins spectaculaire et plus discrète est pour nous tout aussi fondamentale et héroïque. » Ce fut également l’occasion pour M. André Gumuchdjian, viceprésident de l’Association des Arméniens de Belgique, de s’associer, au nom du peuple arménien, à cette cérémonie et de rappeler les faits marquants de l’histoire du génocide dont il a été victime. Il termina son allocution en

s’adressant aux jeunes pour qu’ils perpétuent la mémoire et le combat des anciens. Enfin, pour la première fois de sa vie, Ignace Lapiower a pris la parole en public pour rendre hommage à ses anciens camarades et évoquer comment, à 16 ans, il s’engagea dans la résistance. Introduction humble et tendre à un récit de vie émouvant et généreux qu’Ignace nous fit l’honneur de nous offrir autour d’une tasse de café à notre retour au local après la projection d’un remarquable document de Robert Bober sur la transmission de la mémoire où interviennent tour à tour Nicole Lapierre et Nadine Fresco. L’impératif de mémoire, les jeunes de la maison l’ont intégré et l’assument pleinement. Sans doute a-t-il été nourri, en partie, dans ces murs où, depuis leur plus jeune âge, des activités questionnent le passé, leur passé, les anciens témoignent et où, petit à petit, les langues ont pu se délier. Cette génération n’a pas connu le silence des aînés, la transmission muette d’une histoire trop douloureuse pour être contée. Dans ce document, que nous avons vu en compagnie d’Ignace et d’André Gumuchdjian, des enfants de survivants s’interrogent, dans l’intimité de leur salon, sur les raisons de ce silence, sur l’impact de la parole absente sur leur existence et sur leur propre capacité à transmettre. Émouvante mise en abîme pour accueillir le témoignage d’Ignace. En effet, après tant d’années de silence, Ignace, ce vieux monsieur aux yeux malicieux, à l’ac-

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cent yiddish, séduisant par son humour et sa simplicité, nous expliqua d’abord l’amertume des lendemains de guerre. Pour ces résistants juifs, souvent « étrangers », souvent communistes, la non-reconnaissance, la mise au ban de leur bravoure fût terrible, traumatisante et révoltante. Lorsqu’on lui demande s’il a pu parler de son passé de résistant à ses enfants, c’est d’abord à ce dénigrement qu’il fait allusion. On n’a pas voulu les entendre ni les honorer, on leur a demandé de se taire, de rentrer « chez eux ». Témoignage vibrant aussi pour André Gumuchdjian, cet Arménien qui, 93 ans après les faits, se bat toujours pour que l’on reconnaisse, officiellement, qu’un génocide a bien eu lieu ! Ce n’était certainement pas la seule raison de son impossibilité à parler : comment un père pourrait-il raconter de telles horreurs à ses propres enfants ? D’ailleurs, le passé de la guerre étant si lourd, le monde meilleur ne s’étant pas réalisé, pourquoi mettre des enfants au monde ? Parce que sa femme le voulait, parce que cela se faisait, mais son histoire, ses souvenirs terribles, il les gardera pour lui… Jusqu’au moment où la parole se libère et où Ignace nous raconte, comme un grand-père au milieu des siens, amusé, plein d’humour et de modestie, ses aventures de tout jeune résistant de propagande d’abord, armé ensuite. Moments privilégiés où les anciens découvrent le rôle assumé jadis par certains de leurs amis, où les jeunes se délectent d’anecdotes romanesques et où


d’autres s’émeuvent de la générosité de notre invité désormais intarissable. Moments privilégiés où la transmission devient active, où les mots se remplissent de sens, où la mémoire peut vivre…

ÉDUCATION Pour les moniteurs, cette mémoire, « doit également s’insérer dans l’actualité et permettre de tirer les leçons du passé », ils entendent « éveiller le sens critique des jeunes, développer leur esprit de solidarité et établir un lien entre les luttes passées et actuelles. [Ils ont] la chance de ne pas devoir nous battre avec des armes. [Ils ne veulent] pas attendre, et devoir être des héros pour agir. [Ils savent] que la solidarité et l’appui de la population ont fait la force de la résistance. Et [Ils savent] également que l’indifférence permet au crime de se perpétuer. [Ils ne veulent] pas être seulement témoins du monde qui [les] entoure… » Ainsi, il y a trois semaines, les monos ont invité Michka et Alain P. pour qu’ils expliquent aux Mala la position de l’UPJB sur le conflit israélo-palestinien, les raisons qui la motive et les réactions qu’une telle position provoque au sein de la communauté juive. On a donc abordé des questions d’histoire, de droit, décousu des mythes et parlé d’éducation. Enfin, ce beau discours servirait à bien peu de chose si nous ne travaillions pas sur nos propres comportements en tant qu’éducateurs, formateurs, responsables de jeunes, véhicules premiers de valeurs. Les réunions du samedi après-midi et les camps, comme ceux que nous avons organisés il y a deux semaines à la mer et que nous organiserons en France cet été, sont essentiels pour éprouver ces valeurs consacrées de solidarité, de tolérance et de respect au quotidien. ■

Carte de visite L’UPJB Jeunes est le mouvement de jeunesse de l’Union des progressistes juifs de Belgique. Elle organise des activités pour tous les enfants de 6 à 15 ans dans une perspective juive laïque, de gauche et diasporiste. Attachée aux valeurs de l’organisation mère, l’UPJB jeunes veille à transmettre les valeurs de solidarité, d’ouverture à l’autre, de justice sociale et de liberté, d’engagement politique et de responsabilité individuelle et collective. Chaque samedi, l’UPJB Jeunes accueille vos enfants au 61 rue de la Victoire, 1060 Bruxelles (Saint-Gilles) de 14h30 à 18h. En fonction de leur âge, ils sont répartis entre cinq groupes différents.

Bienvenus pour les enfants de 6 ans ou qui entrent en

Les 1ère primaire

Moniteurs : Félicia : 0472/62.06.95 Volodia : 0497/26.98.91 Les

Janus Korczak pour les enfants de 7 à 8 ans

Moniteurs : Max : 0479/30.75.71 Mona : 0487/35.77.15 Les

Émile Zola pour les enfants de 9 à10 ans

Moniteurs : Sheva : 0499/27.80.50 Lucas : 0476/56.72.37 Valentine : 0494/59.43.09 Les

Yvonne Jospa

pour les enfants de 11 à 12 ans

Moniteurs : Ivan : 0474/35.96.77 Léone : 0479/36.17.44 Cyril : 0474/26.59.09 Les

Mala Zimetbaum

pour les enfants de 13 à 15 ans

Moniteurs : Alice : 0476/01.95.22 Théo : 0485/02.37.27

Informations : Noémie Schonker - noschon@yahoo.fr - 0485/37.85.24

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hommage 19 avril 2009 L’UPJB commémore le 66ème anniversaire de l’Insurrection du Ghetto de Varsovie

Intervention de Carine Bratzlavsky au nom de l’UPJB André Gumuchdjian, vice-président de l’Association des Arméniens de Belgique

Intervention d’Alice et d’Ivan au nom de l’UPJB-jeunes

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Ignace Lapiower


« En tant que moniteurs à l’UPJB-Jeunes, nés au moment du génocide des Tutsis et de la guerre en Yougoslavie, témoins de conflits idéologiques, religieux et raciaux, de luttes politiques et économiques, et héritiers d’une histoire, nous souhaitons que sa mémoire devienne affaire de tous, et pas seulement des Juifs. Qu’elle soit une mémoire collective... » Extrait de l’intervention d’Alice et d’Yvan au nom de l’UPJB-Jeunes

« Le « plus jamais ça » ne doit pas cacher l’exigence actuelle de vigilance et de résistance. Car aujourd’hui encore, des murs s’érigent, des voix cherchent à se faire entendre et des gestes de désespoir nous rappellent que le combat des insurgés est loin d’être gagné. [...] Par le choix des noms de groupe, les thèmes de camp, par l’engagement auprès des sans-papiers, la participation aux manifestations contre le racisme et la guerre… » Extrait de l’intervention d’Alice et d’Yvan au nom de l’UPJB-Jeunes

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hommage ➜

Clôture de la commémoration avec le Chant des Partisans juifs

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Le témoignage d’Ignace Lapiower, ancien Partisan armé

Photos : Henri Wajnblum

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courrier des lecteurs Nous avons reçu de Maximilien Kutnowski cette lettre relatant son expérience de la manifestation nationaliste flamande du 3 mai dernier à Bruxelles.

Je n’ai pas faim. J’ai l’appétit coupé. Il y a une heure que je suis rentré de la ville. Ce dimanche, j’ai décidé de ne pas aller à la Basilique : il me semblait qu’il était plus prioritaire d’aller en ville. Je suis déçu. J’aurais mieux fait d’aller à la Basilique. Une manif’ du Vlaams Belang était annoncée : concentration à la Noordstation ; une contre-manif’ était aussi annoncée. Rendez-vous : devant la Vlaamse Gemeenschap, coin Bd Albert II-bd Baudouin. Sauf erreur, à part une équipe de la RTBF, à 11h40, j’étais le seul contre-manifestant. Je regardais autour de moi, me frottant les yeux : je me trompais sans doute, ce type, là, c’était peut-être aussi un contre-manifestant ? Dans le lointain, venant de la Noordstation, on entendait les roulements de tambours. Le tambour, ils adorent. En fermant les yeux, on pouvait se croire autre part, en d’autre temps. Mais il manquait le son des fifres. Et aussi le bruit cadencé des bottes. Déjà assez sinistre comme ça. Ils avançaient, battant le pavé de notre ville. De notre capitale. De temps en temps, ils balançaient un pot de fumigène. Entraînement ? Tu me trouveras sans doute pessimiste : à quoi donc fais-je allusion ? Un passant m’a dit : « Bah !… faut pas prendre ça au tragique : ça n’est quand même pas toute la Fl an-

dre… ». Encore un qui ne connaît pas l’Histoire. Qui ne se souvient pas, par exemple, que lors de la tentative de putsch de Munich, les nazis n’étaient qu’une poignée, faciles à flanquer en prison. Ce qui donna quelques loisirs à Adolf, lui permettant de dicter son best-seller Mein Kampf. Décidément, les démocrates sont amnésiques. Maintenant, ils se sont arrêtés devant l’Office des Étrangers. Ils étaient trop loin pour que je distingue ce qu’ils criaient et demandaient. Probablement pas la fermeture des Centres « fermés », ni que cette circulaire sorte enfin. Plutôt pour exiger Eigen volk eerst et des charters pour « renvoyer chez eux tous ces Islamistes » qui sucent le lait de Moeder Vlaanderen. Puis ils ont continué d’avancer, précédés des flics de Freddy en deux rangs, casques et longues matraques au flanc, prêts à s’en servir au besoin. J’ai hésité : allais-je me jeter devant le cortège en criant No passaran ! ou Weg met Het Vlaams Belang ? Car je suis relativement polyglotte. Mais ce n’était pas le choix de la langue qui me posait problème : en un ou deux coups de ces longues matraques des flics de Freddy, on aurait fait taire ce trublion, adversaire de la liberté de pensée et de manifester. Cela ne valait pas la peine d’un séjour à l’hôpital avec une commotion ou une fracture démocratique. Ils ont continué d’avancer, toujours au son guilleret et joyeux de

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leurs sinistres tambours, balançant encore de temps à autre un pot de fumigène qui ne dérangeait pas les flics : c’était de la fumée démocratique et autorisée. On pouvait maintenant distinguer le détail de leur troupe à l’assaut de la capitale, le Katholiek Vlaams Hoogstudenten Verbond ouvrait la marche. Suivaient les groupes de l’extrême-droite flamande revendiquée comme telle : les agneaux du Voorpost, les peintres du Taal Aktie Komitee, les petits anges du VNS. Peu de partis se revendiquent d’une seule qualité : par exemple, les chrétiens du Nord sont ChristenDemokratisch en Vlaams (pour qu’il n’y ait pas doute), les libéraux précisent qu’ils sont les Vlaamse Liberalen en Democraten, le SP est devenu les Socialisten en Progressieven Anders. La conjonction en est très employée. Le VNS aussi l’emploie : il est Vlaams Nationaal en Socialist… In ‘t Frans : National et Socialiste Flamand. La conjonction en permet d’éviter un néfaste trait d’union. Un type prenait des photos : pour qui ? Un moment, il m’a visé. Suis-je dorénavant fiché comme contre-manifestant antidémocrate ? Je n’avais pas encore tout vu, je n’étais pas au bout de mon étonnement : la fin du cortège était protégée par des policiers « bronzés », comme les nomment les VBelangers : manifestement des flics d’origine « allochtone » ! Derrière ceux-ci suivaient une am-


est le mensuel de l’Union des progressistes juifs de Belgique (ne paraît pas en juillet et en août) L’UPJB est membre de la Fédération des Juifs européens pour une paix juste (www.ejjp.org) et est soutenue par la Communauté française (Service de l’éducation permanente)

bulance de la Vlaamse Kruis, jaune et noire comme il se doit, et enfin, trop tard, deux camions des services de nettoyage de la voirie de la Ville. Même le soleil n’était venu. Le ciel avait une couleur gris « Breendonk ». Où donc étaient les partis démocratiques ce dimanche ? À préparer les élections ? Où étaient les syndicats ? Où étaient nos compatriotes musulmans et leurs imams, dont certains, le front ceint d’un bandeau vert, clamaient Allah Ouakbar ! quand il s’agissait de protester contre la guerre à Gaza ? Il est vrai que, une fois de plus, ce qui s’est passé aujourd’hui à Bruxelles, c’était sous nos yeux. Les représentants des partis se déplacent plus facilement quand il s’agit du Tibet ou de la Palestine. Mais peut-être que Tibétains et Palestiniens manifestent, chez eux, contre l’extrême-droite en Belgique ? Avant de reprendre le métro, je n’ai pu me retenir de demander à un jeune policier pas trop tibulaire, si cela ne le dérangeait pas de protéger une manif’ antidémocratique. Ben, vieille réponse entendue souvent : « on obéit aux ordres ». Évidemment. C’est la première fois que je me suis trompé de ligne de métro. Je n’ai pas faim. Décidément, le son des tambours ne me va pas. J’aurais mieux fait d’aller à la Basilique prier pour la démocratie. Ou à la Grande Mosquée. Ou à la Grande Synagogue. Je ne suis pas croyant, mais, sait-on jamais ? Peut-être l’an-

ge Gabriel serait-il venu souffler aux démocrates de ne pas faire la grasse matinée quand les fossoyeurs de la démocratie marchent dans notre ville. J’espère avoir fait un mauvais rêve. Le vin d’hier soir ? Tu vas encore trouver que j’exagère, qu’il n’y a pas péril en la demeure. Je n’ai pas faim. J’ai comme une svastika sur l’estomac. Le 3 mai 2009 Maximilien Kutnowski

« Mais, beaucoup d’indifférence, de patiences malvenues Pour ces anciens damnés au goût de déjà vu Beaucoup trop d’indulgence, trop de bonnes manières Pour cette nazi-nostalgie qui ressort de sa tanière Comme hier Anne, ma sœur Anne, si je te disais ce que je vois venir Anne, ma soeur Anne, je n’arrive pas à y croire C’est comme un cauchemar, sale cafard »

Secrétariat et rédaction : rue de la Victoire 61 B-1060 Bruxelles tél + 32 2 537 82 45 fax + 32 2 534 66 96 courriel upjb2@skynet.be www.upjb.be Comité de rédaction : Henri Wajnblum (rédacteur en chef), Alain Mihály (secrétaire de rédaction), Anne Gielczyk, Carine Bratzlavsky, Jacques Aron, Willy Estersohn, Sender Wajnberg, Caroline Sägesser, Tessa Parzenczewski Ont également collaboré à ce numéro : Roland Baumann Jean-Marie Chauvier Léon Liebmann Françoise Nice Gérard Preszow Marcelo Rudaeff Noémie Schonker Andrés Sorin Conception de la maquette Henri Goldman Seuls les éditoriaux engagent l’UPJB. Abonnement annuel 18 EURO Abonnement de soutien 30 EURO Devenir membre de l’UPJB Les membres de l’UPJB reçoivent automatiquement le mensuel. Pour s’affilier : établir un ordre permanent à l’ordre de l’UPJB (CCP 000-0743528-23). Montant minimal mensuel: 10 EURO pour un isolé, 15 EURO pour un couple.

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agenda UPJB Sauf indication contraire, toutes les activités annoncées se déroulent au local de l’UPJB, 61 rue de la Victoire à 1060 Bruxelles (Saint-Gilles)

vendredi 12 juin à 20h15

Migrations d’Afrique, espoirs et réalités. Conférence-débat avec Ken Ndiaye et JeanJacques Grodent. Projection du film documentaire « Si tu vis tu bouges, si tu pars tu meurs » de Françoise F Nice et Youssouf Nikiema (voir page 26)

mercredi 17 juin à 20h15

Séminaire de réflexion « Du judaïsme au communisme... Du communisme à nous ». Avec Jean Vogel (voir page 27)

samedi 20 juin dès 19h

Soirée de clôture de l’UPJB (voir page 28)

dimanche 28 juin à partir de 11h30

Journée de clôture de l’UPJB au Parc Schaveys (voir page 29)

club Sholem Aleichem Éditeur responsable : Henri Wajnblum / rue de la victoire 61 / B-1060 Bruxelles

Sauf indication contraire, les activités du club Sholem Aleichem se déroulent au local de l’UPJB tous les jeudi à 15h (Ouverture des portes à 14h30)

jeudi 4 juin

« L’hypnose, thérapie à part entière ou(et) thérapie d’appoint » par Adeline Liebman

jeudi 11 juin

« Le nouveau visage politique de la Belgique après les élections du 7 juin » par Léon Liebmann, magistrat honoraire

jeudi 18 juin

« Introduction au Bouddhisme » par Paul Masson, journaliste

jeudi 25 juin

Séance récréative pour la fin de la saison, animée par André Reinitz et Jacques Dunkelman

et aussi... dimanche 21 juin

Fête des musiques juives, organisée par la Maison de la Culture Juive, sous le chapiteau du Cirque Pauwels, chaussée d’Alsemberg, 1100 à 1180 Bruxelles Dès 11h, ateliers tout public de musique et de danse (sur réservation). Dès 13h, entrée libre pour tous les concerts. Informations et inscriptions : http://fetedesmusiquesjuives. wordpress.com/ - tél : 02/343.62.24 - maisondelaculturejuive@gmail.com


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