TROISCOULEURS #181 - été 2021

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Cannes 2021 <----- Cinéma

mes rencontres avec des journalistes : certains ont des problèmes de conscience. Ils ne sont pas bien dans ce double mouvement contraire : l’obligation industrielle de rendement et le côté glorieux du métier dans sa quête de vérité. J’ai vu des gens connus qui le vivaient très mal. D’où mon estime pour eux, car ils résistent. Et il y a un peu la même chose chez les acteurs, avec le phénomène de starification, donc, pour moi, c’était évident de prendre une actrice. France met aussi en scène, puisqu’elle dit « Action ! » et « Coupez ! » sur ses reportages en zone de guerre. Finalement les reportages télévisés, c’est du cinéma. Sauf que, devant un film, le spectateur le sait que c’est du cinéma, il y a une espèce de pacte ; alors qu’à la télé on nous fait croire que c’est la vérité. Au final, tout est du cinéma. Comme beaucoup de vos personnages, cette héroïne cherche un sens, une grâce introuvable. Oui, c’est toute sa noblesse. C’est pour ça que c’est une fille bien. Elle a un cœur à l’intérieur qui sait que tout autour d’elle n’est qu’un cirque. Tout est ambigu, c’est sûr. Je préfère cette coexistence des choses qu’une vision éthérée du bien. C’est très « Péguy » ça, l’idée qu’on est tous mêlés, donc mieux vaut chercher à s’exalter dans le présent que d’annoncer des lendemains qui chantent. L’un des motifs du film, c’est un zoom sur le visage de Léa Seydoux qui se met à pleurer. Une image en papier glacé qui se liquéfie… L’extérieur du personnage de France est sophistiqué, l’intérieur, non. Elle craque, comme poussée par la caméra. La télé la montre de manière télévisuelle, quand la caméra cinématographique va sans cesse être en train de la piquer. C’est pour ça que le film ressemble à un roman-photo, à un mélo, fidèle au personnage, et en même temps quelque chose de plus

critique lors de son reportage sur les migrants, où l’on s’extasie sur leurs visages – « Qu’est-ce qu’ils sont beaux ! » Pour moi, les journalistes deviennent fous, à trouver ainsi de la réussite dans la misère. Ils ont perdu le contact avec le sol. Vous regardez la télé ? Oui. TF1, par exemple, ça me sidère, car derrière ce spectacle il y a des industriels. Comment des gens aussi intelligents peuvent-ils fabriquer des émissions

est habitué à jouer, avec ses vidéos sur YouTube. Le montrer, c’est ambigu, mais c’est le sujet du film : comment le cinéma et la télé travaillent de concert, font la même chose. Ils font des plans et découpent, nous aussi. On fait de la fiction, eux nous disent que non. Ils mentent. Plus ou moins gravement. Et les politiques font pareil. Ils sont des industriels, certes, mais ils ont un cœur. C’est d’ailleurs ce que dit un homme politique à France dans le film, il la remet à sa place.

« France a plein de défauts, mais je la glorifie. » aussi débiles ? Comment dorment-ils ? Et en même temps, je n’y vois pas des monstres non plus, je ne suis pas une conscience pure, je ne suis pas militant, humaniste… tout ça, je déteste à égalité. Je suis plus proche de Blanche Gardin. Il ne faut pas avoir peur de taper sur tous ceux qui viennent pleurer à la télé pour nous expliquer qu’il faut aider les malheureux alors que derrière… Je n’aime pas ces gens-là. Les tartuffes. C’est pour ses idées que vous avez casté Blanche Gardin ? Oui, et parce qu’il fallait un côté comique. Je me suis dit : « Je vais faire une comédie française. » Un truc académique, avec des acteurs plus ou moins académiques. Un truc à peu près « droit ». Après, j’ai mes travers à moi… C’est moins austère que Jeanne [son film sur Jeanne d’Arc, en 2019, ndlr] quand même, non ? La facture est assez psychologique, le film repose sur les canons assez industriels. Pour mieux les tordre. Emmanuel Macron apparaît dans son propre rôle pour une scène de comédie. Pourquoi ce caméo présidentiel ? Macron était d’accord, ça l’amusait. Il

Depuis votre série P’tit Quinquin, en 2014, votre cinéma s’est converti, en partie du moins, à la comédie. Que vous a apporté cette « conversion » ? Le rire permet de faire le tour de la question. Le tragique a besoin du comique. Sinon, pas d’équilibre. On a besoin de la ligature, comme disait Victor Hugo. Les choses sont liées. Une pure tragédie, c’est abstrait. Une pure comédie, ça manque de gravité. J’ai fait du pur burlesque, maintenant j’arrive à synthétiser : France est à la fois un drame, une comédie, un mélo… Et le spectateur doit faire sa cuisine. Ce que je n’aime pas dans le cinéma français, c’est son naturalisme sociologisant, son rigorisme. C’est toujours très moral. Je ne suis pas un curé, j’aime la transgression.

Les Lalanne à Trianon 19 juin 10 octobre 2021 chateauversailles.fr

France de Bruno Dumont, ARP Sélection, sortie le 25 août PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC VERNAY

Exposition en plein air Tous les jours, sauf le lundi, de 12 heures à 19 heures

(dernière admission 18 heures)

Gratuit pour les - de 26 ans résidents de l’UE

(- de 18 ans pour les résidents hors UE)

↑ Claude Lalanne, Choupatte (2016) ©Claude Lalanne, Courtesy Galerie Mitterrand, Paris ↗ François-Xavier Lalanne, Les nouveaux moutons, Brebis (1994) ; Les nouveaux moutons, Bélier (1994) et Les nouveaux moutons, Agneau (1996) ©François-Xavier Lalanne, Courtesy Galerie Mitterrand, Paris

Photographies : ©Capucine de Chabaneix / Conception graphique : Alban Gervais

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Léa Seydoux

été 2021 – no 181

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