Deux façons d'écrire l'histoire. Le legs Caillebotte, P. Vaisse - Editions Ophrys

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Institut national d’histoire de l’art et éditions Ophrys dans la collection Voir Faire Lire Lire Deux façons d’écrire l’histoire. Le legs Caillebotte

INSTITUT NATIONAL D’HISTOIRE DE L’ART

ÉDITIONS OPHRYS

par Pierre Vaisse



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Deux façons d’écrire l’histoire. Le legs Caillebotte par Pierre Vaisse


En couverture : Portrait photographique de Gustave Caillebotte, vers 1878 (collection particulière).

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ISB N 978-2-7080-1410

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ISSN 2117-055X

Conception graphique de la collection : deValence

© Institut national d’histoire de l’art / Editions Ophrys, 2014.

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« Ayant légué par testament sa collection à l’État, celle-ci, qui était considérable et qui ne comprenait pas moins de soixante-cinq œuvres impressionnistes, fut refusée, à l’instigation des membres de l’Institut. Après trois années de négociations, et à la suite de campagnes de presse, une partie seulement (trente-huit tableaux) en fut acceptée. » (Dictionnaire de poche. L’impressionnisme, article « Caillebotte », Paris : Fernand Hazan, 1972, textes de Raymond Cogniat, Frank Elgar, Jean Selz)

« En France, il y a eu un traumatisme de la modernité pour les conservateurs de musée et les commissaires de l’art, c’est l’histoire du legs Caillebotte. Des grands nus de Cézanne, des cathédrales de Monet, refusés comme ayant peu d’intérêt, sont aujourd’hui dans les plus grandes collections. Ceci est resté comme le souvenir infamant d’une cécité professionnelle, une faute originelle. » (François Barré, dans Antoine Graff, Entretien avec François Barré, Ancien directeur de l’Architecture et du Patrimoine puis conseiller de François Pinault, s.d. [avant 2000], www.antoinegraff.com)

« Au 19e siècle, le musée dit des artistes vivants, c’est-à-dire l’actuel musée du Luxembourg, était régulièrement enrichi par des achats qui étaient faits par des commissions ad hoc. Ces commissions ad hoc, pendant des décennies, se sont toujours empressées d’acheter les artistes officiels. C’est ce même corps administratif et officiel qui a eu une réaction de rejet terrible à l’égard, par exemple, du legs Caillebotte. Or, aujourd’hui, à l’évidence, les œuvres fondamentales du 19e siècle dont disposent les musées nationaux sont des œuvres issues de donations privées ». (Pascal Bonafoux, dans Daphné Le Sergent, Commission, Compromission [entretien avec Pascal Bonafoux], 19 mars 2007, www.lacritique.org)

On pourrait multiplier à l’envi les citations analogues. Leur contenu repose sur deux convictions complémentaires : l’incompétence foncière de l’État français, au xixe siècle, en matière de politique artistique et, pour illustrer cette incompétence, la valeur exemplaire du refus qu’il aurait opposé au legs d’une soixantaine de tableaux

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impressionnistes par Gustave Caillebotte, mort en 1894. Un examen critique du premier point ne saurait trouver sa place ici, car il y faudrait un gros volume. Disons simplement qu’affirmer l’incompétence de l’État laisse subsister bien des incertitudes. Depuis quand était-il atteint de cécité esthétique ? En réalité, les cimaises du Louvre seraient bien dégarnies si l’on en retirait les peintures de David, de Girodet, de Géricault, d’Ingres, de Delacroix achetés par l’État de leur vivant, sans parler des commandes de décors encore en place ou des tableaux attribués aux musées de province. La situation se serait-elle dégradée vers la fin du siècle ? Mais si tel est le cas, la cause en tient-elle au régime républicain, qui, par réaction contre le fait du prince, développa largement le système réputé calamiteux des commissions (qui dure encore !), ou à la rapidité avec laquelle l’art évolua en quelques décennies, de la première exposition du groupe des impressionnistes, en 1874, jusqu’à l’émergence du cubisme et aux débuts de l’abstraction ? et quand l’État recouvra-t-il la vue ? François Barré ne mentionne à ce propos que l’action de Jack Lang, ce qui revient à condamner, avec le xixe siècle, toute une partie du xxe, et à oublier les acquisitions du Musée national d’art moderne du temps de Jean Cassou, comme le fonds Pevsner et l’atelier de Brancusi. Il est vrai qu’il s’agissait de legs ; mais, compte tenu des limites des crédits disponibles, l’art des conservateurs consiste autant à savoir attirer legs et dons qu’à proposer des œuvres à l’achat. Il en va ainsi plus encore à l’étranger qu’en France : que seraient les salles de peinture française au Metropolitan Museum of Art de New York sans le legs de Mrs Louisine Havemeyer en 1929 ? Le refus supposé du legs Caillebotte, lui, ne semblerait pas, a priori, devoir susciter tant de questions. Vu de Sirius, cependant, il pourrait apparaître comme un fait d’importance très relative dans un ensemble beaucoup plus vaste, de sorte qu’il est permis de se demander pourquoi il a pris au fil du temps une signification telle qu’il est devenu, comme les citations précédentes en témoignent, l’argument décisif, quand il n’est pas le seul, qui résumerait par son exemplarité toute l’action artistique de l’État français pendant des décennies.

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«Le Comité, après avoir examiné les ouvrages, accepte le legs de M. Caillebotte, dans les conditions où il est présenté par M. le Directeur des Musée nationaux, c’est-à-dire qu’en laissant en dehors la question de l’acceptation pour le Louvre, sur laquelle il n’a pas à statuer, il accepte intégralement le legs Caillebotte pour les Musées nationaux avec placement au Musée du Luxembourg. » (extrait du procès-verbal de la séance du 20 mars 1894 du Comité consultatif des Musées nationaux, Archives du Louvre, 1 BB 31)

« C’est, en effet, avec reconnaissance que le Musée du Luxembourg a accepté le legs Caillebotte, qui vient si à propos combler dans ses galeries une lacune dont on avait commencé à sentir l’importance et qu’on s’était déjà efforcé de diminuer peu à peu ». (Léonce Bénédite, conservateur du Musée du Luxembourg, dans « La collection Caillebotte», L’Artiste, août 1894, p. 125)

« Cher Monsieur Renoir, J’ai vu le Ministre. L’acceptation du legs Caillebotte est maintenant définitive. Nous pouvons donc faire retirer de l’atelier de la place Clichy pour les garder provisoirement en magasin au Louvre, les tableaux qui composent cette collection. Cela vous évitera des déménagements ennuyeux. Vers quels jours de la semaine prochaine pourrait-on les faire prendre ? Croyez-moi votre bien dévoué Léonce Bénédite » (lettre de Léonce Bénédite à Auguste Renoir, exécuteur testamentaire de Gustave Caillebotte, en date du 7 décembre 1894, Archive privée)

Bien que deux de ces textes aient été publiés en 1985 avec un ensemble de documents relatifs au legs Caillebotte à la suite de deux communications contradictoires de l’auteur de ces lignes et de Marie Berhaut, présentées le 3 décembre 1983 à la Société de l’histoire de l’art français, et que le troisième ait paru dans une revue célèbre, certains auteurs ne les ont manifestement pas pris en considération, à supposer qu’ils les aient lus, pas plus qu’ils n’ont lu les précisions qu’apportait dix ans plus tard le catalogue de l’exposi-

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tion Caillebotte au Grand Palais1. Cette ignorance conduit à s’interroger sur la diffusion des connaissances dans le domaine de l’histoire de l’art et, partant, sur le crédit qu’il convient d’accorder à ce qu’on en écrit ; mais dans la mesure où les auteurs en question ne faisaient que répéter ce qui passa longtemps pour une vérité acquise, une autre question s’impose à l’esprit : comment l’idée d’un refus du legs Caillebotte par l’administration a-t-elle pu naître et se maintenir aussi longtemps ? Constater que le legs avait été accepté par l’administration n’offre en effet qu’un intérêt relatif face à ces deux phénomènes conjoints que sont la genèse de la légende d’un refus et la résistance à laquelle se heurta, se heurte encore sa remise en question, résistance dont on peut mesurer la violence à ce fait qu’un universitaire, historien de l’art bien connu, crut devoir écrire, à propos d’un débat sur le legs Caillebotte dans lequel il voulait voir un procès en révision (comme si l’histoire était un tribunal) : « Ne nous prouve-t-on pas tous les jours que les chambres à gaz nazies n’ont jamais existé ? »2.

Nous retrouverons plus loin l’idéologie ; mais elle fut bien à l’origine de cette étude. C’était à l’époque – peu après 1970 – où l’on commençait à redécouvrir la peinture dite pompier, longtemps vouée aux gémonies et par là même aussi mal connue que violemment dénigrée. Persuadé depuis mes débuts dans la discipline que la façon dont on 1 Pierre Vaisse, « Le legs Caillebotte d’après les documents », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français. Année 1983, Paris, 1985, p. 201-208 ; Marie Berhaut, « Le legs Caillebotte. Vérités et contre-vérités », ibidem, p. 210-219 ; « Historique de l’acceptation partielle du legs d’après le relevé chronologique des pièces d’archives, p. 220-223 ; « Annexe : documents, p. 223-239 (le premier et le troisième textes cités ci-dessus se trouvent p. 225 et p. 229). Anne Distel, « Gustave Caillebotte, peintre, mécène et collectionneur », catalogue de l’exposition Gustave Caillebotte 1848-1894, Paris : RMN, 1994, p. 21-30, étude suivie de trois annexes : 1. « Inventaire après décès de monsieur Gustave Caillebotte », p. 31-21 ; 2. « Lettres de Sisley et de Pissarro » [à Bénédite], p. 33 ; 3. « Essai de récapitulation de la collection de Gustave Caillebotte », p. 34-71. Le lecteur trouvera en annexe 1° la liste des œuvres ayant constitué la collection de Gustave Caillebotte, 2° le procès verbal de la séance du 20 mars 1894 du Comité consultatif des Musées nationaux et 3° le procès verbal de la réunion du 17 janvier 1895. 2 Jean-Claude Lebensztejn, « Deuxième puissance », Critique, mars 1985, p. 243.

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écrivait l’histoire de l’art dépendait au premier chef des convictions religieuses, philosophiques ou politiques des auteurs, j’étais enclin à soupçonner, comme on n’a d’ailleurs pas manqué de le faire, des racines idéologiques, c’est-à-dire un retour en force de tendances réactionnaires à cette remise en lumière d’un art depuis longtemps disparu dans les oubliettes de l’histoire. D’où la décision d’étudier de près l’action artistique de l’État en matière de peinture pendant l’époque où elle était la plus décriée, la Troisième République jusqu’en 1914. Plutôt que de chercher à vérifier ce qui avait déjà été écrit sur le sujet, je commençai, sans posséder la moindre idée préalable de ce que j’allais y trouver, à dépouiller systématiquement le fonds de la direction des beaux-arts aux Archives nationales et la presse de l’époque.

À partir de 1861 et pendant plusieurs décennies, la Gazette des beaux-arts publia, sous le titre de Chronique des arts et de la curiosité, une revue hebdomadaire non illustrée de huit pages sur deux colonnes. Relativement peu utilisée, car les collections en sont rares, elle constitue sur la vie artistique de l’époque une source d’informations plus riche que toutes les autres publications périodiques réunies et, de plus, de consultation facile grâce à d’excellentes tables annuelles3. On trouve donc à l’année 1894, le 17 mars, l’annonce du legs, présenté « comme une aubaine pour nos collections publics », et dans le numéro suivant celle de son acceptation, avec cette précision que « comme plusieurs œuvres étaient d’un intérêt médiocre », il avait été convenu « d’un commun accord que, seules, les principales seraient exposées au Luxembourg, où, aussitôt que le Conseil d’État aurait autorisé la direction des Musées à accepter le legs, on les réunira[it] dans une même salle ». Le même jour, Le Journal des Arts donnait l’information en des termes identiques. En août, la revue L’Artiste publiait un long article du conservateur du Musée du Luxembourg, Léonce Bénédite, qui présentait la collection Caillebotte comme appartenant déjà au musée, lequel aurait accepté ce legs « avec reconnaissance ». Ces textes avaient de quoi intriguer, car ils ne correspondaient pas à la façon dont le legs Caillebotte était présenté dans les 3 L’Université de Toronto a mis une copie en ligne sur son site, mais de médiocre qualité technique.

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ouvrages plus récents. Mais les récits plus ou moins circonstanciés, pour la plupart très brefs qu’ils donnaient du déroulement de l’affaire laissaient subsister des zones d’ombre et ne coïncidaient pas entre eux, ce qui permettait de supposer que leurs auteurs ne s’appuyaient pas sur une documentation de première main. D’où la nécessité de reprendre la question par un retour aux sources. C’était suivre en cela les traces de Marie Berhaut, qui, dans sa thèse de l’École du Louvre sur Gustave Caillebotte, son œuvre et sa collection, soutenue en 1947, mais restée inédite, avait consacré à l’affaire un chapitre fondé sur l’étude du dossier « Caillebotte » aux Archives du Louvre, chapitre dont les conclusions ne furent connues d’un large public que par le résumé qu’en donna Germain Bazin dans son livre sur Les impressionnistes au Jeu de Paume, publié en 19584 ; mais la lecture des documents conservés aux Archives du Louvre devait me conduire à des conclusions différentes de l’interprétation qu’elle en avait alors donnée (et qu’elle abandonna par la suite), car une pièce essentielle avait alors échappé à son attention parce qu’il ne figurait pas dans le dossier « Caillebotte », mais dans le recueil des procès verbaux des séances du Comité consultatif des Musées nationaux. Une étape importante fut franchie lorsque le Bulletin de la Société d’Histoire de l’Art Français publia en 1985, à la suite du texte d’une communication que j’avais présentée deux ans plus tôt devant cette Société et d’une étude de Marie Berhaut sur le même sujet, la plus grande partie des documents concernant l’affaire – ma communication n’ayant été qu’un prétexte à cette publication dont Marie Berhaut pensait comme moi qu’elle apporterait « les éléments d’information nécessaires pour une appréciation objective de cette affaire » 5. Deux ans plus tard, Kirk Varnedoe en donnait un résumé très nuancé, distancié, même si certaines de ses conclusions ne peuvent être retenues ; puis de nouvelles recherches vinrent compléter la connaissance qu’on en avait, que ce soit celles d’Anne Distel sur Caillebotte et sur les collectionneurs des impressionnistes ou de Geneviève Lacambre sur le Musée du Luxembourg ainsi que différents travaux universitaires sur le fonctionnement des institutions et les personnes impliquées 6. C’est ainsi que dans une lettre récemment mise à jour, Léonce Bénédite, le conservateur du Luxembourg, prêtait au directeur des Beaux-Arts, 4 Germain Bazin, Les impressionnistes au Jeu de Paume, Paris : Aimery Somogy, 1958, cité d’après la cinquième édition, 1972, p. 63-67. 5 Lettre de Marie Berhaut à l’auteur, du 17 avril 1983.

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plus d’un an avant la mort de Caillebotte, une opinion sur les peintres impressionnistes opposée à celle que lui ont prêtée, et que continuent à lui prêter la plupart des auteurs.

6 Kirk Varnedoe, Gustave Caillebotte, 1987, trad. fr. Paris: Adam Biro, 1988, p. 197-203 ; Anne Distel, op. cit. à la note 1 ; idem, Les collectionneurs des impressionnistes : amateurs et marchands, Paris : Bibliothèque des Arts, 1989 (la présentation de l’affaire, p. 256-262, contient encore des inexactitudes) ; Genevière Lacambre, Introduction au catalogue de l’exposition Le Musée du Luxembourg en 1874, Paris, Éditions des Musées nationaux, 1974, p. 7-11 ; idem, « Les achats de l’État aux artistes vivants : le musée du Luxembourg », dans le catalogue de l’exposition La jeunesse des musées, Paris : RMN, 1994, p. 269-277. Voir aussi Pierre Vaisse, « L’ancien Musée du Luxembourg : un modèle ! », dans Mélanges en l’honneur de Bruno Foucart, Paris : Norma, 2008, p. 267-277, ainsi que Mathilde Arnoux, article « Bénédite, Léonce » dans le Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre Mondiale, publication en ligne de l’Institut national d’histoire de l’art (mise en ligne : 8 février 2009). Je remercie Catherine Méneux d’avoir bien voulu mettre à ma disposition un exemplaire de sa thèse de doctorat Roger Marx (1859-1913), critique d’art, Université de Paris IV, 2007, manuscrit.

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Première partie : L’histoire.

À la mort de son père, fin 1874, Gustave Caillebotte, alors âgé de vingt-six ans, se trouva en possession d’une fortune qui lui permettait, comme à beaucoup d’autres rentiers du temps, de goûter, selon l’expression latine, otium cum dignitate. Passionné de navigation de plaisance, dessinant lui-même des plans de bateaux, il installa un chantier naval sur le bassin d’Argenteuil. Mais à côté de cette occupation quasi professionnelle, il réunissait une collection de timbres devenue célèbre, cultivait et faisait cultiver son jardin en horticulteur averti et, the last, but not the least, pratiquait aussi la peinture. Cependant, comme il n’en attendait pas de revenus supplémentaires, il se préoccupa peu de vendre ses œuvres, quoiqu’il en exposât régulièrement, de sorte que sa production tomba bientôt dans un relatif oubli avant d’être remise en lumière, depuis une soixantaine d’années, grâce à plusieurs expositions dans les galeries Wildenstein de Paris, Londres et New York suivies de grandes rétrospectives aussi bien au Metropolitan Museum of Art qu’au Grand Palais, et à d’importantes publications, dont le catalogue de l’œuvre peint dû à Marie Berhaut. Il avait pourtant fréquenté l’atelier de Bonnat et passé avec succès, en 1873, l’examen d’entrée à l’École des beaux-arts, qu’il ne semble d’ailleurs pas avoir beaucoup fréquentée. Par l’intermédiaire de Rouart et de Degas, il fit la connaissance, en 1874, des peintres connus sous le nom d’impressionnistes à la suite de l’exposition qu’ils organisèrent cette même année. Deux ans plus tard, il participait avec huit toiles à la seconde exposition du groupe ; mais surtout, il s’imposa comme la cheville ouvrière de ces manifestations, du moins jusqu’en 1880, lorsque des désaccords avec Degas le conduisirent à prendre ses distances. De plus, grâce à sa fortune, il aida financièrement certains membres du groupe en leur avançant de l’argent et surtout en leur achetant des œuvres. Dès 1876, il avait ainsi constitué une collection qui s’accrut au cours des années suivantes. Le 3 novembre, il rédigeait, à l’âge de vingt-huit ans, un premier testament, déposé chez son ami maître Courtier, notaire à Meaux, dans lequel se trouve la disposition suivante, confirmée en 1883 par un nouveau testament : « Je donne à l’État les tableaux que je possède ; seulement, comme je veux que ce don soit accepté et le soit de telle façon que ces tableaux n’aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province mais bien au Luxembourg et plus

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tard au Louvre, il est nécessaire qu’il s’écoule un certain temps avant l’exécution de cette clause jusqu’à ce que le public, je ne dis pas comprenne, mais admette cette peinture. Ce temps peut être de vingt ans ou plus ; en attendant, mon frère Martial et à son défaut un autre de mes héritiers les conservera. Je prie Renoir d’être mon exécuteur testamentaire et de bien vouloir accepter un tableau qu’il choisira ; mes héritiers insisteront pour qu’il en prenne un important. » Gustave Caillebotte mourut le 21 février 1894, près de vingt ans, donc, après la rédaction de cette disposition testamentaire. On y a vu une preuve de clairvoyance, comme s’il avait pu prévoir la date de son décès. En vérité, le texte ne précise pas si le délai de vingt ans devait courir à partir de celle-ci ou de celle à laquelle il le rédigea. Il semble toutefois que sa décision de tester à un âge auquel peu de gens y songent ait été provoquée par la disparition, deux jours plus tôt, d’un frère plus jeune que lui et qu’il ait donc, sous le coup de cette perte, envisagé sa mort comme prochaine. Quoi qu’il en soit, cette disposition concernant le délai d’attente était, comme le soulignait son frère Martial dans une note de janvier 1895, illégale, donc inapplicable, car le testament devenait exécutoire à la date de son décès.

Musée du Luxembourg et musées de province.

L’autre condition, à savoir que les tableaux « n’aillent ni dans un grenier ni dans un musée de province mais bien au Luxembourg et plus tard au Louvre », appelle pour être comprise aujourd’hui quelques éclaircissements historiques. Ouvert en 1818 et destiné à l’art contemporain, le Musée des Artistes vivants trouva place dans le Palais du Luxembourg où il voisinait avec la seconde chambre du Parlement, la Chambre des Pairs, plus tard le Sénat, de sorte que l’appellation de Musée du Luxembourg finit par se substituer à la première. En octobre 1870, le palais fut attribué à la direction des Beaux-Arts avec l’intention d’en faire un vaste musée en liaison avec la bibliothèque ; mais après l’incendie de l’Hôtel de Ville, en mai 1871, la préfecture de la Seine y trouva un refuge provisoire. Recréé par les lois constitutionnelles de la République, le Sénat revint de Versailles à Paris en 1879 et en reprit possession.

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L’affaire du legs Caillebotte, en 1894, a fait couler beaucoup d’encre mais elle est le plus souvent retracée de façon simpliste, aujourd’hui encore, par des auteurs qui y voient l’occasion de dénoncer l’impéritie et le passéisme des hauts fonctionnaires de la Troisième République. Partant de l’étude précise des documents originaux, Pierre Vaisse rétablit ici la vérité et l’on apprend que l’État n’a pas eu, dans cette affaire, le comportement scandaleux qu’on lui prête généralement.

ISSN

2117-055X

978 2708

01410 7 18 €


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