Louise Bourgeois "Three Horizontals", F. Danesi - Ed Ophrys

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Collection voir – faire – lire

Docteur en histoire de l’art, Fabien Danesi est maître de conférences à l’université de Picardie Jules-Verne. Il est l’auteur de nombreux articles sur la création contemporaine. Il a publié notamment Le Mythe brisé de l’Internationale situationniste. L’aventure d’une avantgarde au cœur de la culture de masse (1945-2008) aux Presses du réel en 2008 et Le Cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre (1952-1994) aux éditions Paris Expérimental en 2011. Evelyne Grossman est professeur à l’université de Paris 7 - Denis Diderot. Ancienne présidente du Collège international de philosophie, spécialiste de théorie littéraire, elle inscrit ses recherches au croisement de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse. Derniers ouvrages : Antonin Artaud, un insurgé du corps (Gallimard, 2006) et L’Angoisse de penser (Minuit, 2008). Vice-président du Collège international de philosophie, Frédéric Vengeon étudie l’artificialité du monde humain dans ses dimensions métaphysiques, anthropologiques et techniques (Le Monde humain selon Nicolas de Cues, Jérôme Millon, à paraître à l’automne 2011). Il dirige le séminaire intitulé « Philosophie de la machine ».

« Qu’est-ce que c’est ? » « Que voyons nous ? » Ou, plus précisément : « Que s’est-il passé ? ». La vision est soudain confrontée à un trauma : nous sommes saisis par l’urgence et l’intensité d’une présence qui tout à la fois captive la vue et incite à détourner le regard. Three Horizontals a la force d’une énigme. À qui sont ces corps mutilés ? D’où proviennent-ils ? Ce sont des corps génériques en mal d’appartenance. Corps de Louise Bourgeois. Corps de sculpture. Corps de la féminité. Corps aussi d’une nécessité aveugle. Corps enfin de nos sociétés contemporaines. Fabien Danesi replace Three Horizontals dans l’ensemble du corpus de Louise Bourgeois ainsi que dans les explorations esthétiques et théoriques de cette fin du xxe siècle. Evelyne Grossman retrouve dans les motifs biographiques de l’œuvre les affres de l’identité confrontée à l’instabilité des différences sexuelles. Frédéric Vengeon voit dans cette œuvre la puissance d’un sphinx contemporain qui interroge la condition humaine. Sculpteur et plasticienne américaine d’origine française, Louise Bourgeoiss (1911-2010) a reçu le Lion d’or de la Biennale de Venise en 1999. Une rétrospective lui a été consacrée à Paris, au Centre Pompidou, en 2008.

Institut national d’histoire de l’art

Collection voir – faire – lire

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18,00 e

LOUISE BOURGEOIS « THREE HORIZONTALS »

À tout être vivant, il appartient d’abord de voir puis de faire. À l’homme seul, il incombe de lire. L’INHA et les Éditions Ophrys s’engagent sur ces trois voies pour être au plus proche de l’œuvre : Voir : une œuvre sous des regards croisés ; Faire : la main au service de l’œuvre ; Lire : l’œuvre d’un artiste prise au reflet d’une pensée.

F. Danesi - E. Grossman - F. Vengeon

V O I R

Collection Voir – Faire – Lire Lire Du fragment Antoinette Le Normand-Romain & Pierre Pachet

VOIR

Ouvrages à paraître

Voir La Messe de Saint Grégoire, œuvre anonyme, Mexique, XVIe siècle Dominique de Courcelles, Claude Louis-Combet & Philippe Malgouyres Via Appia de Piranèse Jean-Philippe Garric, Alain Schnapp & Philippe Sénéchal

Fabien Danesi Evelyne Grossman Frédéric Vengeon

LOUISE BOURGEOIS « THREE HORIZONTALS »

Institut national d’histoire de l’art Collège international de philosophie Éditions Ophrys

Le Pont transbordeur de Marseille de Laszlo Moholy-Nagy François Bon, Olivier Lugon & Philippe Simay

Faire Fonte au sable, Fonte à cire perdue : Histoire d’une rivalité Élisabeth Lebon

Lire Deux leçons de peinture Otto Dix Précédé de « Peindre c’est mettre de l’ordre » Catherine Wermester

Conception de la couverture : Jean Daviot


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Louise Bourgeois « Three Horizontals »

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Three Horizontals, 1998, tissu et acier, 134,6 × 182,9 × 91,4 cm. Collection Daros, Suisse. Une reproduction en couleur de l'œuvre se trouve au dos du rabat de droite.

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Fabien Danesi Evelyne Grossman Frédéric Vengeon

Louise Bourgeois « Three Horizontals »

Collection Voir-Faire-Lire Institut national d’histoire de l’art Collège international de p philosophie Éditions Ophrys

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VOIR

Nous remercions vivement la Collection Daros pour l'obtention de la reproduction de Three Hozizontals et du droit de publication de celle-ci. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représentation, reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. Par ailleurs, la loi du 11 mars 1957 interdit formellement les copies ou les reproductions destinées à une utilisation collective. ISBN : 978-2-7080-1290-5 © Institut national d’histoire de l’art/Collège international de philosophie/Éditions Ophrys, 2011. Imprimé en France Editions Ophrys, 25 rue Ginoux, 75015 Paris, www.ophrys.fr

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FRÉDÉRIC VENGEON

Le sphinx contemporain « Qu’est-ce que c’est ? » « Que voyons-nous ? » Ou, plus précisément : « Que s’est-il passé ? ». Les interrogations qui s’élèvent à la vue de cette œuvre manifestent que la vision est soudain confrontée à un trauma. Loin de l’analyse méthodique ou de la contemplation idéelle, nous sommes saisis par l’urgence et l’intensité d’une présence qui tout à la fois captive la vue et incite à détourner le regard. Si la sculpture porte un trauma, sa réception est traumatisante : elle ouvre une mémoire et une enquête sur quelque chose qui, de toute évidence, n’aurait pas dû être et fait violence à la compréhension réglée du monde. L’image traumatique est une image que la mémoire ne peut assimiler et qui revient sur le devant de la conscience en interrompant les circuits de l’action et de l’émotion qui gouvernent ordinairement la conduite pragmatique envers la réalité 1. L’œuvre se donne comme la permanence d’un choc.

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Dans le même temps, cette sculpture requiert un effort de lecture pour comprendre le sens de l’agencement de ses éléments. Très vite cependant cet effort bifurque ; la sculpture indique plusieurs directions qui ne mènent pas à la possession d’un sens clair et identifié. Elle relie un faisceau de significations résistantes 1. À propos de son travail, Louise Bourgeois déclare : « C’est d’une persistance phénoménale, mais c’est un chaos conquis », Entretien avec Bernard Marcadé et Jerry Gorovoy pour le film de Camille Guichard Louise Bourgeois, coproduction Terra Luna Films et Centre Georges Pompidou, Paris, 1993.

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qui jouent par leur ambivalence même. À la fois évidente et scellée, cette sculpture a la force d’une énigme monstrueuse qui se tient face au sujet contemporain.

ÉCHAPPÉE

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En guise de précaution méthodologique, affirmons tout de suite que dans les pages qui suivent nous considérerons Three horizontals comme une réalité indépendante dont les virtualités peuvent excéder les intentions de son auteur. Ce qui peut apparaître un truisme ne l’est plus quand on connaît la dimension biographique de la création de Louise Bourgeois et quand on sait à quel point la recherche artistique s’inscrit chez elle dans une expérience méthodique de l’anxiété. La production de formes naît des blessures enfantines et des nœuds douloureux du roman familial. Elle a même pu affirmer : « Je ne travaille bien que dans l’isolement. Montrer mon travail ne m’est absolument pas nécessaire 2. » Pour autant nous prenons acte de la production finale et de la réception de l’œuvre qui agit comme une provocation et qui s’échappe (avec quelles résistances !) des forces psychiques de l’auteur. Bien sûr la biographie et l’expérience créatrice agissent comme un terreau nourricier et nous les croiserons nécessairement. Mais c’est en tant qu’elle échappe, pour circuler ailleurs – dans le psychisme des autres, dans l’histoire des formes et des images, dans l’institution, dans la vie contemporaine… que nous tenterons aussi de lire cette sculpture et la violence qu’elle parvient à nous faire. L’œuvre ne sera donc pas une Psyché dans laquelle nous retrouverions l’identité de son auteur mais une production à partir d’un psychisme et de son réglage. Par quelles opérations cette œuvre propage-t-elle un traumatisme fécond, c’est-à-dire partageable et ouvert au sens commun ?

2. « Entretien avec Louise Bourgeois par Suzanne Pagé et Béatrice Parent », Louise Bourgeois. Sculptures, environnements, dessins 1938-1995, op. cit., p. 19.

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Il faut donc ouvrir l’éventail des interprétations et des associations pour faire jouer l’équivocité de l’image. Celleci parcourt des tables d’interprétation non stabilisées qui produisent une énigme, non par la latence d’un sens caché, mais par une concentration et une intensification qui le distribue selon des lois mobiles. Ce n’est pas un labyrinthe qui imposerait un parcours en vue de la reconstruction progressive d’un message global ; ce n’est pas non plus un puzzle qui intègre et ordonne des images morcelées. C’est une puissance blessante, irradiante qui retient dans une simultanéité un faisceau de significations et d’opérations ambivalentes. L’immédiateté du choc entre en tension avec la plurivocité de l’image. Le sens y est présent à l’état de saturation, contenu par une perfection formelle. L’efficacité de l’œuvre résulte alors de ce double rapport entre l’intensité de la rencontre, l’économie des moyens en jeu et la richesse d’interprétations qu’ils dégagent. La précision de la composition, dans laquelle rien n’est laissé au hasard 3, donne une puissance d’intervention multiple selon plusieurs champs concomitants. Comme toute image, cette œuvre cristallise donc des rapports de forces, d’énergies, de formes.

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À qui sont ces corps ? D’où proviennent-ils ? Ce sont des corps génériques qui ne peuvent s’inscrire dans aucune appartenance simple ou individuelle. Ce sont des corps de Louise Bourgeois 4. Ce sont des corps de sculpture. Des corps de la féminité. Les corps aussi d’une nécessité aveugle. Ce sont ceux enfin de nos sociétés contemporaines.

3. « Le sujet émane directement de l’inconscient. La perfection formelle est la partie importante et très consciente. La forme doit être absolument stricte et pure. » Propos recueillis par Christine Meyer-Thoss in Louise Bourgeois : Desining for Free Fall, Zurich, Ammann Verlag, 1992, traduit par Marie-Ange Dutartre, cité dans MarieLaure BERNADAC, Louise Bourgeois, Flammarion, 1995. 4. « Étant donné que les peurs du passé étaient liées à des fonctions physiques elles ressurgissent dans le corps. Pour moi la sculpture est le corps. Mon corps est ma sculpture », ibid.

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HYBRIDATION Lorsque Louise Bourgeois intervient, elle le fait avec une puissance de synthèse qui lui permet de mettre en relation significativement la singularité de son drame créateur avec les ressources de l’histoire de l’art.

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Louise Bourgeois est un sculpteur passé maître dans l’art de l’installation. Elle intègre dans son travail les nouvelles élaborations des arts de l’espace. L’art de l’installation se détourne de la représentation d’une action, désinvestit également la mise en scène des rapports titanesques de l’esprit avec la matière par les opérations de la sculpture, pour s’ouvrir à une logique d’assemblage d’objets et à la construction d’espaces et d’atmosphères signifiantes. Ce n’est plus un art du disegno qui compose des traits mais un art de l’objet qui intervient directement à partir des usages contemporains. Comme les collages cubistes sur la surface de représentation, on retrouve des fragments de réalités assemblés, mis en circulation dans une configuration spatiale. L’art ne représente plus mais intervient, construit, questionne. Il utilise la puissance évocatrice des objets, à travers les usages et l’imaginaire qui leur sont associés, pour se greffer sur le fonctionnement des sujets contemporains. Three Horizontals, comme tant d’autres œuvres de Louise Bourgeois, s’inscrit dans cet art de l’installation. Nous reconnaissons bien un assemblage d’objets et de figures qui ne renvoient ni aux gestes ni aux fonctions de la sculpture traditionnelle. Le chariot métallique semble être récupéré d’une vieille manufacture et non forgé pour l’occasion. Les figures textiles, qui elles-mêmes auraient pu être ramassées sur une étagère au fond d’un entrepôt, sont déposées sur ce support hétérogène pour une association extrinsèque et improbable qui ressemble fort à un montage. Pour autant, Louise Bourgeois ne se détourne pas de la statuaire ; elle en revisite l’histoire et en tire de nouvelles variations. Cette œuvre présente un groupe individualisé de figures autour

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FABIEN DANESI

La nymphe et le phallus : sur Three Horizontals et l’angoisse suspendue Lorsque je suivais les cours de l’École des beaux-arts à Paris, nous avions un modèle nu masculin. Un jour, il regarda autour de lui et eut soudain une érection en apercevant une jeune élève. J’étais choquée – puis j’ai pensé que c’était formidable de révéler ainsi sa vulnérabilité ; d’être ainsi exposé publiquement ! Nous sommes tous vulnérables d’une façon ou d’une autre, et nous sommes tous homme-femme. Louise Bourgeois.

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Le mouvement charnel est singulièrement étranger à la vie humaine : il se déchaîne en dehors d’elle, à la condition qu’elle se taise, à la condition qu’elle s’absente. Celui qui s’abandonne à ce mouvement n’est plus humain, c’est à la manière des bêtes, une aveugle violence qui se réduit au déchaînement, qui jouit d’être aveugle, et d’avoir oublié. Georges Bataille.

EKPHRASIS Soit un chariot en acier sur roulettes de cent trente-quatre centimètres de haut. Ce dernier présente trois plateaux, à trois niveaux différents. Les deux plus bas sont l’un au-dessus de l’autre ; tandis que le troisième apparaît décalé et sans plateforme de support. Il est simplement défini par quatre tiges en métal qui ouvrent la structure rectangulaire, au même titre que

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les pieds torsadés par endroits. Sous le deuxième plateau apparaît un cylindre muni d’une fente horizontale dont la fonction est indéterminée. Cette excroissance en acier accentue le lien visuel entre les deux premiers niveaux. Sur chacun de ces trois paliers, une grossière figure en tissu rose est posée. Le textile défraîchi semble d’autant plus fruste que les poupées laissent voir leur couture et sont comme rapiécées. L’épaisse piqûre participe à l’impression que les personnages ont été assemblés de manière rudimentaire. Les bras manquent d’ailleurs pour deux d’entre eux, alors que la tête fait défaut pour le troisième. Ce sont donc des créatures inachevées, sommaires, sans détail physionomique. Des créatures génériques, brutes, comme le souligne le rembourrage en mousse, visible pour l’une d’entre elles.

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Pareilles cicatrices confèrent un caractère douloureux à ces figures féminines, dignes de Frankenstein, dont les rondeurs mammaires n’ont rien d’un érotisme lumineux. Amputées, présentées à l’horizontale dans la raideur de leur tissu, elles pourraient être figées dans un sommeil funèbre. Mais cette représentation de la mort pourrait tout aussi bien signifier le thème classique des trois âges de la vie, dans la mesure où la taille des poupées augmente à chaque plateau, tel un développement biologique. Sauf que contrairement aux versions de Hans Baldung (vers 1510) ou de Gustav Klimt (1905), la jeunesse, la maturité et la vieillesse auraient été remplacées par des états moins évidents à identifier. Ainsi, la figure sur le premier plateau tient presque du fœtus, bien que sa poitrine fasse saillie avec opulence en regard des proportions des autres membres. De même, la différence entre la deuxième et la troisième figure ne relève pas de la sénescence, étant donné l’agrandissement à la taille humaine d’un mètre quatre-vingt-deux. La simplicité du dispositif ouvre alors à de nombreuses ambiguïtés sémantiques qui viennent contrarier cette première lecture humaniste.

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CORPUS Néanmoins, on peut souligner l’opposition structurante entre les deux matériaux employés, le tissu et l’acier, qui recoupe celle entre la figuration et l’abstraction, l’organique et le géométrique. Cette dialectique est à l’œuvre chez Louise Bourgeois dès ses peintures de 1945-1947, intitulées Femmemaison. Outre le rapport à la domesticité, ces créations associent architecture et individualité dans une perspective que Three Horizontals renouvelle, au même titre que les Cellules des années quatre-vingt-dix. On retrouve ici le dialogue entre intériorité et extériorité, formes closes et espaces p ouverts, mais sur un mode plus épuré. À cet égard, le titre ramène les figures à des lignes horizontales selon une logique réductionniste qui était déjà perceptible dans ses Personnages, réalisés en plein essor du modernisme américain, entre 1945 et 1955. Il s’agit de fines sculptures élémentaires, en bois peint et acier inoxydable, des pièces verticales, parfois modulaires, qui évoquent sous une forme allusive aussi bien des skyscrapers que des êtres humains.

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De même, la récurrence de l’acéphalie est à spécifier. En 1947, Louise Bourgeois a conçu une série de neuf gravures monochromes, intitulées He Disappeared into Complete Silence, qui sont accompagnées à chaque fois d’un court texte narratif. La planche V raconte : « Un jour, il y avait un homme qui adressait de grands signes à son ami depuis l’ascenseur. Il riait tellement qu’il se pencha à l’extérieur et que le plafond lui trancha la tête. » Si l’acte de la décollation n’est jamais représenté, il demeure que les corps sans têtes « jonchent » le parcours de l’artiste. Parmi les plus connues, il faut citer Nature Study (1984-1994) qui montre un animal hybride aux multiples mamelles symbolisant la fertilité. Entre ses pattes griffues, apparaît une queue longiligne qui tient tout autant du phallus. She-Fox (1985) présente pareillement une bête, aux protubérances sexuelles fort développées, dont la tête a été tranchée et la gorge tailladée. En marbre noir, cette

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sculpture possède une cavité où la tête de l’artiste a été placée, comme si le monstre la protégeait. Il faut ajouter que dans la symbolique personnelle de Louise Bourgeois, les deux figures acéphales représentent respectivement son père et sa mère. Ce sont des Sphinx qui lui posent inlassablement la question de son identité, à la fois labile et obsédante, ambivalente et sujette à la compulsion.

CATHARSIS

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Lorsque Louise Bourgeois réalise Three Horizontals, elle est âgée de 81 ans, et a franchi elle-même les trois âges de la vie. Si elle a fréquenté très tôt les milieux artistiques, à Paris tout d’abord, puis à New York à partir de 1938, où elle est partie pour rejoindre son mari l’historien de l’art Robert Goldwater, si elle n’a cessé de créer des œuvres tout au long de son existence, la reconnaissance institutionnelle a été tardive. Elle a lieu en 1982, année de sa rétrospective au Museum of Modern Art de New York. C’est à cette date qu’elle évoque pour la première fois, dans la revue Artforum, son roman familial, et plus précisément la relation triangulaire dont elle fut témoin enfant, entre sa mère, son père et la maîtresse de celui-ci, la prénommée Sadie, qui était aussi la gouvernante chargée de lui enseigner l’anglais 1. Depuis, à l’occasion de nombreux entretiens, Louise Bourgeois est revenue sur cette part biographique dans son œuvre et a souligné le désir de résoudre les conflits psychiques que la figure paternelle avait suscités. Sa première installation, The Destruction of the Father (1974), présente une cavité sexuelle monumentale et anxiogène, une matrice couverte de bulbes en latex et d’abcès en plâtre, qui fait écho sur un plan plastique à un récit fantasmatique dans 1. « A project by Louise Bourgeois : Child Abuse », Artforum, vol. december 1982, p. 40-47.

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XXI,

n° 4,

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EVELYNE GROSSMAN

Louise Bourgeois ou comment en découdre Je n’ai pas d’ego. Je suis mon œuvre. Je ne recherche pas une identité. Je n’ai que trop d’identité. Louise Bourgeois. Alors ? Qui êtes-vous ? […] Votre logique m’échappe. Si on me demande qui je suis, je me trouble. Marguerite Duras, Le Camion.

Three Horizontals, donc. Trois horizontals ? horizontaux ? horizontales ? Le français – on peut le regretter – marque les genres. Est-on bien sûr, d’ailleurs qu’il s’agisse de femmes ? Et Louise elle-même : une femme ? Femme-maison, Femme-couteau, Femme-spirale, Femme-pagaie ((Paddle Woman), Femme-renard (The She-Fox), Femme-pieu… Ou encore, femme-enfant, comme elle se plaît à le souligner : « Je suis vraiment une femme-enfant. Je suis restée une femme-enfant. Je n’ai jamais réussi à trouver quelqu’un d’assez fort pour m’accepter en tant que femmeenfant. Les gens me voient comme une mère. Je ne suis pas une mère. Je suis un bébé 1. » Face aux injonctions modernes : qu’est-ce qu’une femme ? (question féministe), que veut une femme ? (question freudienne), Louise Bourgeois ne répond

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1. Entretien avec Paola Igliori, 1992 ; cité dans Louise Bourgeois, catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, sous la direction de Marie-Laure BERNADAC et Jonas STORSVE, éd. Centre Pompidou, 2008, p. 142.

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pas ; elle déplace la question, transgresse les limites sexuelles, dissocie les corps ; elle invente des assemblages incongrus, bordés de monstrueux. Si la naissance est bien une chute ((Fallen Woman), alors les corps décomposés-ravaudés défient les lois de la pesanteur et entrent en lévitation. Déjouant les règles de la reproduction sexuée, ils se gonflent d’excroissances mammaires ou phalliques, protubérances organiques ou minérales, pointes d’aiguilles, mamelons-saillies de marbre ou de latex ; tantôt au contraire, ils se creusent d’excavations, déchirures, brèches dans les tissus, trouées de vulves avides, bouches anales, cavernes organiques. Femme phallique, dites-vous ? En êtes-vous sûr(e) ?

DE QUELQUES MYTHES ŒDIPIENS

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Comme bien des artistes ou écrivains contemporains, Louise Bourgeois est parfaitement au fait des théories freudiennes. Mieux même, elle en exhibe volontiers les signes et mythes explicatifs. De son père, Louis, architecte-paysagiste, hâbleur et coureur de jupons, elle dresse un portrait fortement ambivalent. Il incarne à ses yeux tout à la fois l’emblème de la toute-puissance masculine et sa profonde vulnérabilité. Lorsqu’il est mobilisé sur le front, puis blessé lors la guerre de 1914, Louise et sa mère lui rendent régulièrement visite. Le frère de son père, son oncle Désiré, est d’ailleurs tué dès les premières semaines de combat. Il est possible que ces corps infirmes, ces visages défigurés et hurlants qui resurgiront çà et là dans ses œuvres tardives, soient un écho des souvenirs de l’hôpital de Chartres où son père était soigné, au milieu des autres blessés et gueules cassées de la Grande Guerre. Père blessé et qui blesse. Ici se situent deux scènes primitives – pain bénit à l’usage des psychanalystes – qu’elle répétera complaisamment dans bien des textes et entretiens.

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La première : la trahison de ce père volage qui séduit la jeune gouvernante anglaise des enfants, Sadie Gordon Richmond, entrée à leur domicile peu après la guerre, en 1922. Louise a 11 ans, Sadie en a 17. La rivale (mère, grande sœur, amante) restera chez eux une dizaine d’années, maîtresse officielle du paterfamilias, tolérée par la mère. Habituel tourniquet œdipien et son cortège de haines amoureuses. Qui est trompée ? La mère ou Louise ? Qui est aimé(e) de Louise ? Le père ou Sadie ? Louise qui d’abord adore sa jeune professeure, qui aimerait lui ressembler, être la femme qu’elle est pour séduire le père, à moins qu’elle ne cherche à mincir pour devenir l’homme que Sadie aimerait. Extrait du journal de Louise, 1959-1966 : Première année à la villa Marcel en 1922. À la fin du repas (que j’adorais tant), j’allais vite courir dans les escaliers pour mincir. J’avais terriblement honte de mes seins. Ceux de Sadie étaient énormes. En 1922, Sadie était avec nous pour la première année. Mon monde était en train de s’effondrer et j’essayais de détruire ou de mincir 2.

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Fantasmes de psychanalystes qu’on imagine aisément : en 1938, Louise épouse un américain et part vivre à New York. Désormais, l’anglais de Sadie sera sa deuxième langue maternelle. D’ailleurs de son mari, Robert Goldwater, célèbre historien de l’art, elle dira : « En épousant Robert, j’ai épousé ma mère. » On ne s’étonnera guère alors, qu’elle transmette à ses propres enfants le nom de son père plutôt que celui de Goldwater, expliquant benoîtement : « Les enfants ont conservé le nom de Bourgeois au lieu de prendre celui de Goldwater. Mon père voulait des descendants. Personne d’autre n’avait d’enfant 3. » Ajoutons cette

2. Cité dans le catalogue Louise Bourgeois, 2008, op. cit., p. 268. 3. Entretien avec Paulo Herkenhoff, 6 février 2000. Cité dans le catalogue Louise Bourgeois, 2008, op. cit., p. 191.

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remarque réitérée : « I am a sadist because I am afraid 4. » Vous avez dit « Sadie » ? On le disait : Louise n’est jamais en retard d’un renvoi, explicite ou non, à la psychanalyse ; elle y invite, elle en nourrit son œuvre. Il suffit de la suivre : avec elle, les incestes œdipiens, les haines prégénitales prolifèrent à foison. Deuxième scène, qu’elle raconta, là encore, plusieurs fois. La scène s’intitule : Orange Episode, ou parfois, le jeu de la mandarine.

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C’est un jeu que mon père avait appris dans les tranchées, et qu’il nous faisait souvent à table à la fin du repas, avec une orange pelée. Avec un couteau, on découpe une femme dans l’écorce de l’orange, la tête, les épaules, les seins, le ventre ; il faut placer la queue de l’orange à l’endroit des «génitales», de façon à ce que, quand on l’épluche, on ouvre tout, et on a une figure avec de beaux cheveux et quelque chose entre les jambes. Mon père disait alors : « Regardez, mes enfants, c’est superbe, regardez ce qu’elle a. Cette petite figure est un portrait de ma fille, pas d’Henriette, mais de Louise, mais Louise n’a rien, là 5 ! ».

À titre d’exorcisme, elle cousit elle-même à plusieurs reprises des p peaux d’orange g triomphalement p écartelées et ouvertes, sur toile ou carton, sans titre, sans rien… À bon entendeur… À propos, faut-il voir dans les Three Horizontals de 1998 une ironique résurgence du mythe œdipien ? Sa reprise parodique de la part de celle qui a joyeusement triomphé des 4. « Je suis sadique parce que j’ai peur », Journall de Louise Bourgeois, note du 16 mars 1975, citée dans Louise Bourgeois, La famille, catalogue de l’exposition du Kunsthalle Bielefeld (12 mars-16 juin 2006), Thomas KELLEIN, New York, DAP/ Distributed Art Publishers, 2006, p.185. 5. Louise Bourgeois, Marie-Laure BERNADAC, Flammarion [1995], 2006, p. 140. La même histoire, avec une mandarine, est racontée dans un entretien avec Jerry Gorovoy, 8 octobre 1990, catalogue Louise Bourgeois, 2008, op. cit., p. 191. Également dans le documentaire, Louise Bourgeois, the Spider, the Mistress and the Tangerine (Louise Bourgeois : l’araignée, la maîtresse et la mandarine), Marion CAJORI et Amej WALLACH, Pretty Pictures, 2009. Voir aussi les œuvres : Sans titre, 1990 (peau d’orange cousue sur carton, collection particulière) et Sans titre, 1990 (peau d’orange cousue sur planche, Solomon R. Guggenheim Museum, New York).

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Table des matières FRÉDÉRIC VENGEON Le sphinx contemporain.......................................................................7 FABIEN DANESI La nymphe et le phallus : sur Three Horizontals et l’angoisse suspendue.......................................................................27 EVELYNE GROSSMAN Louise Bourgeois ou comment en découdre ...........................................51

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Collection voir – faire – lire

Docteur en histoire de l’art, Fabien Danesi est maître de conférences à l’université de Picardie Jules-Verne. Il est l’auteur de nombreux articles sur la création contemporaine. Il a publié notamment Le Mythe brisé de l’Internationale situationniste. L’aventure d’une avantgarde au cœur de la culture de masse (1945-2008) aux Presses du réel en 2008 et Le Cinéma de Guy Debord ou la négativité à l’œuvre (1952-1994) aux éditions Paris Expérimental en 2011. Evelyne Grossman est professeur à l’université de Paris 7 - Denis Diderot. Ancienne présidente du Collège international de philosophie, spécialiste de théorie littéraire, elle inscrit ses recherches au croisement de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse. Derniers ouvrages : Antonin Artaud, un insurgé du corps (Gallimard, 2006) et L’Angoisse de penser (Minuit, 2008). Vice-président du Collège international de philosophie, Frédéric Vengeon étudie l’artificialité du monde humain dans ses dimensions métaphysiques, anthropologiques et techniques (Le Monde humain selon Nicolas de Cues, Jérôme Millon, à paraître à l’automne 2011). Il dirige le séminaire intitulé « Philosophie de la machine ».

« Qu’est-ce que c’est ? » « Que voyons nous ? » Ou, plus précisément : « Que s’est-il passé ? ». La vision est soudain confrontée à un trauma : nous sommes saisis par l’urgence et l’intensité d’une présence qui tout à la fois captive la vue et incite à détourner le regard. Three Horizontals a la force d’une énigme. À qui sont ces corps mutilés ? D’où proviennent-ils ? Ce sont des corps génériques en mal d’appartenance. Corps de Louise Bourgeois. Corps de sculpture. Corps de la féminité. Corps aussi d’une nécessité aveugle. Corps enfin de nos sociétés contemporaines. Fabien Danesi replace Three Horizontals dans l’ensemble du corpus de Louise Bourgeois ainsi que dans les explorations esthétiques et théoriques de cette fin du xxe siècle. Evelyne Grossman retrouve dans les motifs biographiques de l’œuvre les affres de l’identité confrontée à l’instabilité des différences sexuelles. Frédéric Vengeon voit dans cette œuvre la puissance d’un sphinx contemporain qui interroge la condition humaine. Sculpteur et plasticienne américaine d’origine française, Louise Bourgeoiss (1911-2010) a reçu le Lion d’or de la Biennale de Venise en 1999. Une rétrospective lui a été consacrée à Paris, au Centre Pompidou, en 2008.

Institut national d’histoire de l’art

Collection voir – faire – lire

9

782708

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18,00 e

LOUISE BOURGEOIS « THREE HORIZONTALS »

À tout être vivant, il appartient d’abord de voir puis de faire. À l’homme seul, il incombe de lire. L’INHA et les Éditions Ophrys s’engagent sur ces trois voies pour être au plus proche de l’œuvre : Voir : une œuvre sous des regards croisés ; Faire : la main au service de l’œuvre ; Lire : l’œuvre d’un artiste prise au reflet d’une pensée.

F. Danesi - E. Grossman - F. Vengeon

V O I R

Collection Voir – Faire – Lire Lire Du fragment Antoinette Le Normand-Romain & Pierre Pachet

VOIR

Ouvrages à paraître

Voir La Messe de Saint Grégoire, œuvre anonyme, Mexique, XVIe siècle Dominique de Courcelles, Claude Louis-Combet & Philippe Malgouyres Via Appia de Piranèse Jean-Philippe Garric, Alain Schnapp & Philippe Sénéchal

Fabien Danesi Evelyne Grossman Frédéric Vengeon

LOUISE BOURGEOIS « THREE HORIZONTALS »

Institut national d’histoire de l’art Collège international de philosophie Éditions Ophrys

Le Pont transbordeur de Marseille de Laszlo Moholy-Nagy François Bon, Olivier Lugon & Philippe Simay

Faire Fonte au sable, Fonte à cire perdue : Histoire d’une rivalité Élisabeth Lebon

Lire Deux leçons de peinture Otto Dix Précédé de « Peindre c’est mettre de l’ordre » Catherine Wermester

Conception de la couverture : Jean Daviot


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