à Romane, Gael et Pascaline à Camille, Lou, Gabin, Romain et Barbara
P
récédé du martèlement émis par sa canne, Marty s’engage dans l’avenue. A sa suite, le vent s’engouffre comme une traîne de mariée. Il marche, décidé et volontaire, même si sa foulée d’une lenteur exaspérante semble indiquer le contraire. Il avance comme s’il était seul au monde, et peutêtre l’est-il. Voilà des années qu’il refait le même parcours. Des années depuis Machenka. Des années sans Machenka. Pourtant, malgré ce temps, l’instinct le guide plus que l’habitude. Car tout le ramène là-bas, au bout de son périple, à ce lit défait, à ces draps aussi froissés que les plis de sa peau. Il entame quelques pas, dépassant l’imposante statue de la place centrale. Etrangement, seule cette sculpture a résisté aux dernières catastrophes. Le colosse de bronze reste aussi droit et fier que son temps fut ridicule. Il représente un monde désormais révolu, loin de celui dans lequel Marty a basculé. Continuant plus avant sur l’avenue, les arbres lui offrent protection. Les poteaux télégraphiques, points de repère idéal, bourdonnent au-dessus de sa tête. Ce monde ne tient plus debout au propre comme au figuré. Et Marty pas plus. Fatigué par ces quelques pas, Marty est contraint de s’agenouiller un temps. A ses pieds, des fleurs minuscules défoncent la chaussée. Des inscriptions, seuls vestiges de la main de l’homme, plastronnent sur les murs. Ces composantes du puzzle citadin veulent chacune leur part du gâteau. Elles se livrent bataille, béton contre écorce, brique contre branche, racine contre fondation. L’impression première est que les éléments n’ont pas encore choisi: Qui de la création humaine ou des éléments naturels prendra le dessus ? Dans ce bas monde, là où Marty piétine, seule cette dernière question reste en suspens. En suspens, sauf pour Marty.
Il n’y a pas si longtemps, cette contrée n’était qu’un petit bout de terre, un petit bout de colline à l’extrémité d’un lieu dénommé successivement bourg, ville, mégapole, puis zone sinistrée. Ce paysage apocalyptique était une des dernières conséquences de la fonte des glaces. Une des dernières conséquences de la main de l’homme. Ce qu’il restait après le passage des tempêtes, cyclones et autres founamis à répétition. Sous les coups de butoir de ces catastrophes, la mégalopole avait littéralement explosé. Les gaz s’étaient échappés des usines, le ciel s’était assombri, l’air n’avait plus jamais été le même. Le pire était que tout le monde s’était rapidement habitué: ce désastre avait été tellement annoncé. Pour cette raison, tout n’était que doucement catastrophique. Dans leur malheur, certains s’estimaient même heureux: ailleurs, aux quatre coins du globe, d’un seul claquement de doigts, des populations avaient été rayées de la carte, emportées par les sinistres et la maladie. Le paléolithique, la préhistoire, le Moyen-âge, l’ère industrielle, étaient oubliés. Implacablement, chacun était entré dans l’âge d’or de la survie. C’est dans ce monde sans repère, dans ce monde à reconstruire, qu’errait Marty. Certains bâtiments menaçaient de s’écrouler, miraculeusement soutenus par des branches de fortune. Tout autour, pas un seul des symboles du vieux monde n’avait résisté. Pour cette raison, le paysage était une leçon d’humilité, une preuve de la fatuité de l’homme. Des cathédrales ne subsistaient plus que des vestiges, de malheureux amas de pierres. Même l’église de son enfance s’était écroulée. Marty en souriait. Plus encore qu’avant, il exécrait ces religieux qui n’avaient rien fait pour arrêter cette course aux abymes. De toute façon, plus personne ne croyait en un dieu qui avait laissé ce monde s’effondrer. Pourtant, lui, le gars sans scrupule, sentait monter un sentiment nouveau dans sa pauvre caboche. Un sentiment inconnu, étrange et étranger. Face au gâchis, son être entier devenait bonté, force d’aimer. Là résidait le paradoxe. Semble-t-il, l’âme des victimes, ses frères de catastrophes, n’avait jamais été aussi palpable, en suspension dans l’air, à portée de main. Marty s’en émerveillait. Dans ce monde totalement désorganisé, dans ce monde où la plupart des échanges économiques avaient disparu, ce rapport regretté à la nature rejaillissait en vagues successives, jusqu’à transpercer le cœur de Marty. Evidemment, les gaz en tout genre avaient partiellement anesthésié la population. Les neutrons et l’acétone en suspension dans l’air avaient ralenti toute activité humaine. Les gestes étaient lents. Consumant un air de plus en plus vicié, les corps se mouvaient plus qu’ils ne bougeaient. Les survivants semblaient paralysés. Leur démarche d’un engourdissement névrotique leur aurait valu le surnom de « crabes de
l’asphalte ». Cette lenteur s’accompagnait également pour la plupart d’un teint cadavérique. En effet, tout le monde avait perdu ce teint hâlé, clef du succès sur les plages quelques décennies auparavant. Lorsque le soleil pointait au zénith, ses rayons ridicules filtrés par les nuages gazéifiés atteignaient à peine les passants. Les habitantes pouvaient s’exposer à longueur d’été, elles restaient désespérément blanches. Les privilégiés qui avaient l’occasion de dégrafer leurs sous-vêtements pouvaient constater l’absence de bronzage sur leur épiderme. Marty ne s’en remettait pas. Trente années seulement le séparaient des réprimandes de sa mère, l’obligeant à porter un ridicule chapeau de paille. Comment en quelques années, avait-on pu en arriver là ? Comment lui-même se souvenait-il à peine des étés ensoleillés de sa jeunesse? Comment avait-on pu laisser faire? Oh, bien sûr, à une époque lointaine, beaucoup avaient tiré le signal d’alarme. Des experts avaient élevé la voix. Les gouvernants avaient signé le protocole de Kyoto comme une jolie fille simule l’orgasme. En fait, le mal était déjà fait. Chacun pouvait désormais s’indigner de n’avoir pas été digne. Chacun était responsable d’avoir été irresponsable. Chacun pouvait méditer sur la vacuité de l’ère de consommation. Deux cents ans de dérives industrielles avaient anéanti la terre. Seuls la soudaineté et l’ampleur du phénomène avaient surpris. Dans ce délire apocalyptique, la nef des nefs était le quartier de Tohu-Bohu. Désormais, il ne subsistait ici ou là que des ruines, des chaussées défoncées, des pergolas défraîchies de ce lieu autrefois idyllique. Il était difficile de croire à l’émerveillement d’antan. A Tohu-Bohu, se retrouvaient les adversaires d’hier. Ceux qui avaient œuvré à détruire ce monde et ceux qui avaient combattu ce saccage de la planète bivouaquaient désormais au même endroit. Curieusement, puisqu’il n’y avait plus rien à sauver, tout ce beau monde vivait désormais en harmonie. Peu importe que certains aient contribué à l’effondrement planétaire. Peu importe que les autres aient au contraire osé élever la voix. Les affrontements des années passées étaient effacés. L’histoire renvoyait chacun dos à dos. A TohuBohu comme ailleurs, la seule certitude était que le monde allait s’écrouler. Alors, il fallait en profiter pendant qu’il était encore temps. Pour cette raison, la vie coulait douceâtre et dangereusement belle. Même Marty, fossoyeur de l’humanité au même titre que bien d’autres, pouvait marcher la tête haute, comme s’il n’était responsable de rien. A Tohu-Bohu, le sable, importé d’une ancienne contrée nommée Sahara, servait de support aux plus belles créatures. Ces divinités arpentaient le sol avec la grâce de celles qui se sentent observées. Elles excellaient dans des jeux de jambes propres à déchaîner les passions. Leurs cuisses se croisaient et se
décroisaient, s’offrant au regard des initiés. Elles abandonnaient ces attributs à des crèmes solaires inutiles, prétextes aux mains les plus lascives. Marty ne ratait rien de ces merveilles. Au beau milieu de Tohu-Bohu, il vaquait, envieux et agité. Son plus grand souhait était de combler ce fossé qui le séparait de ces plaisirs incommensurables : lui aussi rêvait d’être atome sensuel, celui qui dévaste tout sur son passage, qui ravage ciel et terre, qui ne laisse rien derrière lui, sinon un paysage à reconstruire. Animé de ce feu intérieur, Marty entra dans le seul bar de Tohu-Bohu. Il n’eut pas le temps de s’installer au comptoir qu’il était déjà amoureux. Il y regarda à deux fois mais, il était déjà trop tard. A ses côtés, Machenka portait un long collier où prônait, entre ses seins, un énorme médaillon. Une photo jaunie y était insérée. Intrigué, Marty y regarda de plus près. Ce cliché représentait Machenka elle-même, du temps où le soleil régissait encore la terre. Piqué au vif par cette photo, le cerveau de Marty bouillonna. En temps normal, il n’aurait su aborder cette sublime créature. Il aurait tergiversé jusqu’à ce qu’un autre le fasse. Ensuite, il se serait résigné à penser que cette occasion loupée était de toute façon perdue d’avance. Mais, pour une fois, sa détermination lui permit de vaincre son inhibition. Il commanda deux verres et s’approcha aussitôt de cette déesse. Il ne lui demanda aucune autorisation. Dans le souvenir de Marty, Machenka l’avait invité du regard à s’asseoir à ses côtés. Au contraire, Machenka ne cessait de lui répéter qu’elle avait été abasourdie par son culot. Elle avait été à deux doigts de congédier ce malotru. Ces deux versions contradictoires furent la première des nombreuses fois où leurs avis divergèrent. Lors de cette première rencontre, Marty fut particulièrement prolixe. Il avoua venir d’un lieu que tout le monde montrait du doigt, un lieu cause de tous les dangers, emblématique des errements de l’homme : le cratère ouvert suite à l’effondrement d’un tunnel sur la rive gauche. Pour des raisons pratiques et sentimentales, il s’était installé dans cet endroit. Il en avait été l’un des principaux architectes, du temps où chacun s’accordait à considérer cet ouvrage d’art comme un bienfait et non pas comme un choix urbanistique dévastateur. Concepteur de cette horreur, il en connaissait chaque recoin par cœur. De plus, ce champ de ruines offrait un abri douillet par n’importe quel temps. Les carcasses des voitures, immobilisées à vie par la catastrophe, constituaient une maison idéale. Tous les jours, Marty s’en extirpait comme une lave en fusion. Pourtant, le matin-même, sa curiosité l’avait définitivement convaincu de tenter sa chance ailleurs. Marty avait ainsi erré toute la journée jusqu’à se retrouver face à Machenka. En quelque sorte, il venait de quitter l’ombre pour la lumière. Du moins le présenta-t-il ainsi. Mais, ce jour-là, malgré son flot de parole, Marty cacha l’essentiel. Si la vérité avait envahi sa bouche, il aurait avoué être un danger. Comme tout homme, il portait en lui le fruit du péché, le fruit de sa propre
destruction. Curieusement, il aurait aimé en avertir cette fille. Mais quelque chose l’en empêchait. Certainement l’envie de la séduire coûte que coûte. Dans ce mensonge par omission résidait l’ambivalence de Marty. Cet homme était capable de vous donner un rein à une seconde puis de vous l’arracher avec les dents à la suivante. Loin de ces considérations, Machenka l’écoutait. Naïvement nature, elle était armée de toute sa compréhension. Depuis que Marty s’était installé à ses côtés, elle avait conscience d’être entrée dans un autre espace-temps. Elle savait la fin du monde imminente. Chaque habitant en était conscient. La date-limite se comptait en heures, en jours, en mois, en années, tout au plus en décennies mais certainement plus en siècles. Cette épée de Damoclès au-dessus d’elle et Marty expliquait que plus rien n’avait d’importance si ce n’est l’essentiel. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ces jeunes gens avaient à répondre à ce qu’il importe de faire quand tout est perdu. Dans ces conditions, la pudeur, le bien, le mal étaient des valeurs obsolètes. Elles étaient balayées par l’urgence et le plaisir d’oublier ne serait-ce qu’une seconde l’imminence de la fin. A cause de cette situation, beaucoup de congénères étaient désabusés, voire résignés. Au contraire, pour Machenka et Marty, l’urgence aiguisait la moindre pensée. Ils étaient des combattants. Le rire était leur arme, dérisoire mais magnifique. Le bonheur courait dans leur gorge comme un perpétuel invité. Ainsi, ils se comprirent, se reconnurent, se reniflèrent presque de suite. Dans ce naufrage collectif, dans cet univers décadent, ils étaient les deux seuls à disposer de bouées de sauvetage. Ce premier soir, ils avaient déjà beaucoup trop bu quand quelques verres supplémentaires les aidèrent à traquer la beauté plus avant dans la nuit. Ils en oublièrent les regards hostiles autour d’eux, ces regards réprobateurs envers cette union de la vertueuse Machenka et du salopard Marty. Au détour d’une nouvelle gorgée, ils se scrutèrent avec l’intensité des amoureux. Comme lui, Machenka cherchait son coin de paradis. Comme elle, Marty avait peu d’amis mais beaucoup de sommeil en retard. A l’unisson mais sans l’avouer l’un à l’autre, ils décidèrent de ne pas dormir seuls cette nuit-là. Quittant le bar, ils empruntèrent les lacets de la colline jusqu’au plateau, jusqu’à l’appartement de Machenka. Enfin l’appartement, façon de parler car la propriété n’existait plus. Chacun campait où il voulait, c’était la règle quand il n’y avait plus de règle. Seulement, l’autorité naturelle ou pourquoi pas l’aura dégagée par Machenka expliquait que son territoire restait inviolé. Son deux-pièces, niché dans cet immeuble, était un havre de paix au milieu du tumulte ambiant. Dans cet endroit, Machenka et Marty consumèrent leur amour farouche, enflammé, maladroit et despotique tour à tour. Dès le premier soir, Marty dégrafa la combinaison alambiquée et végétale de
Machenka. De son côté, il ôta sa carapace de métal. Ils n’eurent jamais le temps d’observer que leur amour était contre nature. Ils se consacraient au désir de l’autre. A force d’attentions, chacun désirait épuiser son partenaire. L’épuiser jusqu’à oublier cette mer de crasse au dehors. Oublier l’univers. Oublier, simplement, au moins pour une nuit. Plutôt qu’une nuit, ce manège dura des milliers de nuits. Comme l’homme vidant sans vergogne les ressources terrestres, personne ne s’interrogea. Machenka et Marty vivaient merveilleusement bien, jouissant du plaisir de l’instant, indifférents à leur propre avenir. Depuis longtemps, Marty avait quitté son tunnel pour s’installer chez Machenka. Depuis lors, le plus souvent, le matelas criait grâce. Les draps finissaient en lambeaux. Les dés ne s’arrêtaient que sur le six. Chaque matin, dans la prunelle des deux amants se retrouvait le désir de se retrouver. Cette félicité ne rendit que plus cruel ce fameux soir d’automne. Marty arriva tard au bar de TohuBohu. Dès qu’il s’installa, le serveur lui versa un verre. Ce fut bien la seule chose habituelle ce jour-là. Car pour le reste, tout échappa à une quelconque prévision. Machenka n’était pas là. Marty l’attendit une heure, en vain. Puis, il partit seul arpenter la colline jusqu’à leur appartement. Ce périple fut un long chemin de croix. Pourtant, le paysage n’offrait rien d’extraordinaire. Les immeubles étaient fissurés, un peu plus chaque jour. Les arbres s’enchevêtraient, se disputant le ciel. Leurs racines nervuraient le sol. Les luminaires étaient hors d’usage. L’homme et la nature coexistaient, fébrilement. Malgré tout, durant ce périple, Marty entrevit l’avenir. Chaque pas le rapprochait de l’inconnu. En la matière, sa certitude était absolue. Il n’existait pas de gars plus terre-à-terre que lui. Pour la première fois depuis longtemps, il était en osmose avec les éléments. L’animal en lui reprenait le dessus. Le vent ne pouvait mentir. Ce monde, à force d’être bousculé, allait définitivement se retourner contre son maître. Chaque pas rapprochant Marty de sa destination lui rappelait cette vérité. Aussi, lorsque Marty arriva au pied de l’immeuble de Machenka, il venait tout juste de réaliser que les choses avaient basculé. Le présent qu’il venait de traverser était déjà du bon vieux temps. Les murs du bâtiment ruisselaient de peur. Souterrainement, la terre et les fondations craquelaient. L’édifice avait pourtant abrité la main d’œuvre du balbutiement industriel, des révoltes ouvrières, l’arrivée de nouvelles générations mais maintenant un mal insidieux, différent, inconnu pour tout dire le combattait. L’explication la plus plausible était que la nature reprenait ses droits. Les hommes avaient joué avec cette terre. Ils n’avaient su la préserver. Industriels et consommateurs avaient pactisé. Chaque citoyen
s’était vautré sur le banc des conspirateurs. Maintenant, il était inutile de se prosterner, d’embrasser le bitume, de chérir la moindre parcelle de goudron, de lécher le caniveau. Il était tout simplement trop tard. Le retour de balancier s’annonçait redoutable. Alors, presque résigné, Marty s’engouffra dans l’immeuble. Il longea le couloir. jusqu’à la porte d’entrée de Machenka. Marty devina que les éléments prendraient leur revanche. Une revanche, oui, mais sous quelle forme ? La réponse était nichée derrière cette porte, à quelques pas de lui, au cœur de l’appartement de Machenka. Marty avait peur. La sueur ruisselait sur son front. Son courage n’était déjà plus que de la survie. La porte de l’appartement avait été défoncée. Marty la poussa comme s’il écartait une mauvaise herbe. Il franchit le seuil d’entrée. Il esquissa un pas à l’intérieur. Il n’eut pas besoin d’aller plus avant pour découvrir ce qu’il savait déjà. Machenka était là, étendue, au sol, inerte. Ses yeux hagards, tournés vers le plafond, semblaient implorer le pardon de son meurtrier. Ne restait plus que sa fraîche empreinte sur les draps. Un minuscule creux rempli de ses hanches sans vie. Comme si le toit du monde avait posé son gros cul sur la beauté originelle. Marty regarda à travers l’unique fenêtre de la pièce. Aussi dur que ce fut de se l’avouer, il était le meurtrier. Même s’il repoussait cette idée, il le savait pertinemment. Sa main humaine et poisseuse avait distillé en Matchenka un poison invisible mais dévastateur. Chaque caresse l’avait rongée. Chaque baiser avait été une morsure. Chaque étreinte l’avait polluée. Il n’avait pu s’en empêcher. Comme l’homme maltraitant la nature. Ce jour-là, Marty ressortit de l’immeuble complètement abasourdi. Aujourd’hui encore, quatre ans après les faits, ce sentiment reste intact. Sa vie s’est arrêtée là, devant ce lit, devant Machenka. Depuis, son existence n’est plus que souvenirs et conséquences. Ainsi, malgré son jeune âge, Marty a tous les attributs d’un vieillard. Il respire profondément, aspirant toutes les émotions emmagasinées dans sa pauvre carcasse sans gouvernail. Son souffle s’abat contre les briques hostiles. Il passe une main sur son crâne. Il n’a nul besoin de plisser les yeux. A quoi bon. Le soleil est noir. Le temps n’est plus qu’un épais brouillard. La nuit est tombée pour toujours. En proie à cette pénombre, Marty navigue à vue. Face à lui, presque belliqueuse, la rue est chaotique. Les éléments s’enchevêtrent. Les murs s’effritent et les arbres se fissurent, à moins que ce ne soit l’inverse. Les éléments se marchent dessus, insidieusement. La ville offre à Marty sa vie dans toute sa crasse. Car Marty se sent sale. Sale en pensant à la mort de Machenka. Il remonte le col de sa veste. Auparavant, lorsqu’il réalisait ce geste, son amoureuse lui trouvait
un air romantique. Elle n’eut jamais le temps de le lui dire. Maintenant, le cerveau de Marty dérive. Ses songes sont la réalité de tous les instants. Le souvenir de Machenka consume sa poitrine. Désormais, Marty est l’homme qui tous les jours retourne dans l’appartement de Machenka. Sa vie se résume à ce trajet. Parfois, pour agrémenter son périple, il se rend sur cette tombe où le lierre le dispute à la pierre. Il ne s’agit pas de la sépulture de Machenka. Non. Machenka n’a pas de sépulture. Machenka a vécu dans un univers où les morts n’ont plus un lieu à soi. Peut-être est-ce mieux ainsi. Symboliquement, il y dépose quelques roses. Une pour Machenka et une pour chacun des enfants qu’ils s’étaient promis. Car, malgré les apparences, Marty veut encore y croire. Marty est persuadé que Machenka est quelque part, à portée de lui, que le point de non-retour n’est pas atteint. Elle flotte dans l’air, comme l’âme des millions de victimes des catastrophes. Elle a rejoint cette cohorte de sacrifiés. Imperceptiblement, Marty croit les entendre, sifflant et hurlant à l’adresse des vivants. Machenka est au milieu de cette foule. Elle est là, envahissante, autour de lui. Elle veut lui parler, lui sourire. Elle inonde son paysage. Anéantie par l’homme, elle est paradoxalement toute puissante. Marty est le premier à le ressentir. Au moment où il entre en contact avec elle, le sol craquelle. Sous ses chaussures, le gravier gronde. Souterrainement, la terre n’attend que de l’avaler. La nature veut le reprendre, comme ses droits. Par réflexe, Marty se raidit, comme sur un bûcher. Il trouve la force de regarder face à lui. Droit devant, les cieux sont immenses, ténébreux et accueillants. Comment pourrait-il refuser leur invitation ? En a-t-il seulement envie ? Coupable, Marty baisse les yeux. Alors, une minuscule faille s’écarte sous ses semelles. Avant d’être happé par le néant, Marty se remémore le monde d’avant l’absurde. Il a sacrifié Machenka. Il s’en souvient. Comme il se souvient de l’eau, de l’air, du feu, de cette communion fusionnelle. Par vagues successives, Marty pense à la douceur des caresses. A l’harmonie. Il se souvient de la lumière. De l’infinie tendresse. De leur chanson intime. De cette chanson, juste pour eux deux. Du visage de Machenka, la tête posée sur l’oreiller. De ses yeux clos. De sa chevelure en désordre. Marty se souvient de son amour, de son adorable souffle court au petit matin, de son chaos silencieux.
Stéphane ROS A l’aube de sa quarantaine, Stéphane ROS réalise l’un aprés l’autre ses rêves photographiques. Président de la trés dynamique association « Gourguillonnaise Photo », il a longtemps exercé son oeil sur le travail des autres. Nourri de cette expérience, il a lui même jeté son dévolu sur ce médium réalisant plusieurs expositions individuelles à succés. Sa boussole photographique reste le rapport à l’autre.
Eric CHATILLON Eric Chatillon est auteur de deux romans : « 100 ans avant minuit » aux éditions du Bord du Lot consacré à Guillaume Apollinaire et « petite reine » chez Jacques André Editeur. Ce dernier roman est devenu depuis trois ans un one man show interprété partout en France. Par ailleurs, Eric Chatillon participe en tant que bassiste à plusieurs projets musicaux (les Chamalazziefs, the Layers, KB Boys project) et réalise plusieurs travaux photographiques liés à la prise de pouvoir des femmes dans la sphère économique, sociale et sentimentale.
Editions Au fil du temps Route de Trinquies 12330 SOUYRI (France) www.fil-du-temps.com Direction artistique : Stéphane SICHI Relecture : Chantal AUSTRUY - Jacques GALIBERT Photogravure : Denis ESPITALIER N° ISBN : 978-2-918298-26-7 Dépot Légal : Octobre 2012 Achevé d’imprimer en Octobre 2012 sur les presses de Graphi Imprimeur à Rodez, Aveyron
" Les composantes du puzzle citadin veulent chacune leur part du gâteau. Elles se livrent bataille, béton contre écorce, brique contre branche, racine contre fondation. L’impression première est que les éléments n’ont pas encore choisi: qui de la création humaine ou des éléments naturels prendra le dessus ? Dans ce bas monde, là où Marty piétine, seule cette dernière question reste en suspens. En suspens, sauf pour Marty " Stéphane ROS, photographe, et Eric CHATILLON, écrivain, ont associé leurs talents pour proposer une réflexion sur la coexistence, ce quasi-combat de l’humain contre la nature. Libre au lecteur de réagir et d’y coller sa propre interprétation.
ISBN : 978-2-918298-26-7
Prix de vente : 20 €