LVX 3 - HIVER 2023

Page 1

LVX N ° 3 • HIVER 2023

PAROLE La vérité sur Néandertal

ART Hans Op de Beeck fige le temps HORLOGERIE Quand le design se met en boîte

LA NATURE

DU SILENCE




Édito

IMPR ESSUM Une publication de la Société Privée de Gérance Route de Chêne 36 – CP 6255 1211 Genève 6 www.spg-rytz.ch

La loi du silence

Éditrices responsables Marie Barbier-Mueller Valentine Barbier-Mueller Rédacteur en chef Emmanuel Grandjean redaction@lvxmagazine.ch www.lvxmagazine.ch Ont participé à ce numéro : Christophe Bourseiller, Marine Cartier, Philippe Chassepot, Alexandre Duyck, Cora Miller, Thierry Oppikofer, Viviane Reybier Publicité : Edouard Carrascosa - ec@lvxmagazine.ch Tél. 058 810 33 30 - Mob. 079 203 65 64 Abonnement : Tél. 022 849 65 10 abonnement@lvxmagazine.ch Pages immobilières et marketing : Marine Vollerin Graphisme et prépresse : Bao le Carpentier Correction : Monica D’Andrea Distribution : Marine Vollerin, Guillaume De La Fons Production : Stämpfli SA Berne Tirage de ce numéro : 15’000 exemplaires Paraît deux fois par an Prochaine parution : juin 2024 Couverture : (Photo © Michael Shannon)

Cette revue, créée en 2022, est éditée par le groupe SPG-Rytz, composé de la Société Privée de Gérance SA et de Rytz & Cie SA

Emmanuel Grandjean Rédacteur en chef

Tous droits réservés. © 2023 Société Privée de Gérance SA, Genève

Les offres contenues dans les pages immobilières ne constituent pas des documents contractuels. L’éditeur décline toute responsabilité quant au contenu des articles. Toute reproduction même partielle des articles et illustrations parus dans ce numéro est interdite, sauf autorisation préalable et écrite de la rédaction.

2

Il existe aux laboratoires Orfield de Minneapolis, aux États-Unis, une pièce où règne un silence absolu. Une chambre appelée anéchoïque qui absorbe 99,9% des sons. Le pari est d’y rester le plus longtemps possible en étant plongé dans l’obscurité. Le record est actuellement de 45 minutes. En quoi l’absence totale de bruit serait-elle à ce point insupportable ? Parce que dans un tel environnement, les seuls sons audibles sont ceux produits par le corps humain, mais amplifiés par l’isolement phonique. Impossible à faire taire, le cœur qui bat, l’air qui entre et sort des poumons, le sang qui circule envahissent l’espace et résonnent de manière insoutenable. Comme quoi le silence peut aussi être une torture. Drôle de paradoxe. Il est pourtant celui que l’on recherche désespérément pour fuir nos sociétés devenues trop bruyantes. « Quand un bruit vous ennuie, écoutez-le », disait John Cage, compositeur de musique contemporaine, auteur de 4’33, fameuse pièce où le pianiste ne touche pas son instrument pendant 4 minutes et 33 secondes. Mais aujourd’hui, difficile de prêter cette oreille intéressée à la cacophonie qui nous submerge. Dans les restaurants, trop de gens qui parlent trop fort. Dans les trains, trop de voyageurs qui téléphonent en mode « haut-parleur »… Alors qu’on tend à réduire la pollution sonore des trams et des voitures en abaissant leur vitesse. En fait, ce n’est pas le bruit qui pose un problème, c’est le manque de savoir-vivre de ceux qui se croient seuls au monde. « Le bruit est un ennemi de masse qui ne se camoufle pas », écrit Jérôme Sueur, chercheur, spécialiste en bioacoustique, dans son livre Histoire naturelle du silence (lire en p. 10). Un ennemi insidieux contre lequel une loi du silence devrait être instaurée.

LVX MAGAZINE


«Je l’ai inventé et je l’ai fait»

Réf. RQ - Chronomètre à Résonance La seule montre-bracelet au monde à résonance acoustique Mouvement en Or rose 18 ct. à remontage manuel, Geneva made.

Les Boutiques Genève 13 Place Longemalle +41 22 810 33 33 geneve@fpjourne.com Tokyo Hong Kong Paris New York Miami Los Angeles Londres Beyrouth Kiev Dubaï

fpjourne.com


SOMMAIRE

2

16

24

ÉDITO

SOCIÉTÉ

STYLE

Sommes-nous trop nombreux sur terre ?

Dans le secret de Frédéric Jardin

(Matthieu RONDEL / AFP)

8 CHRONIQUE Mon chien stupide

10

31 ABCDESIGN La bibliothèque Carlton

(Stella Ojala)

PRÉSENT

(Frederic Sebe)

Le roi du silence

18 PAROLES Ludovic Slimak, le Néandertal vous salue bien

32 ART Hans Op de Beeck, à la recherche du temps figé

4

LVX MAGAZINE


5


SOMMAIRE

(MB&F)

40

64 RÉGAL

Oliver Goldschmidt, miroir de lame

De l’ambre au pays des moutons (Eimwerk Distillery)

ART

46 ARCHITECTURE

(Désirée Quagliara)

La presqu’île fabuleuse

52 HORLOGERIE C’est dans la boîte !

58

68

TECHNOSOPHIE

CORPS

Voyage en géoponie

Médecins de demain

62

72

JOUET

PAGES IMMOBILIÈRES

Réinventer la roue

6

LVX MAGAZINE


(ANOUK SCHNEIDER)

info@rodolphehaller.ch │ +41 22 827 60 60 rodolphehaller.com

VOS ŒUVRES NOUS SONT PRÉCIEUSES Gestion de collections • Prêts muséaux • Installations • Transports internationaux • Stockage sécurisé sous douane 7


CE MONDE M’ÉTONNE

Mon chien stupide Par Christophe Bourseiller, comédien, journaliste et essayiste

8

(Nicolas Zentner)

E

n décembre 2020, au plus fort de l’épidémie de Covid, le prestigieux magazine de vulgarisation scientifique Sciences humaines consacrait sa une à un sujet prometteur  : « La connerie décryptée ». Comme l’écrit à l’époque le psychologue Jean-François Marmion, qui coordonne le dossier de 30 pages : « (Les cons) peuvent nous instruire, bien malgré eux, en reflétant ce que nous serions fort inspirés de traquer en nous-même. Ils sont le miroir à peine déformant dans lequel nous redoutons de nous reconnaître. » Trois ans plus tard, en septembre 2023, sur sa couverture, le journal Le Un s’interroge : « Demain, tous crétins ? » Bien loin d’épingler les travers du siècle, l’épidémiologiste Bénédicte Jacquemin y suggère que c’est la pollution qui affecte nos cerveaux et nous rend de plus en plus stupides. L’affirmation mérite toutefois un bémol. Ceux qui polluent à tour de bras ne sont-ils pas encore plus bêtes que les malheureux quidams exposés à leurs miasmes ? Qui est le plus idiot ?

Celui qui pollue, ou celui que la pollution rend niais ? Où commence la bêtise et où s’arrête-telle ? René Descartes nous enseigne que « l’homme est un animal doué de raison ». Mais n’est-il pas aussi dans le même temps un animal doué de bêtise ? Virus pernicieux Il devient nécessaire d’ouvrir le chantier des définitions. Qu’est-ce, en réalité, qu’un con ? Il n’est rien de plus subjectif que l’évaluation de la connerie, tant il est vrai qu’on est malheureusement

LVX MAGAZINE

toujours le con de quelqu’un. Je songe ici, bien sûr, au célèbre film Le Dîner de cons, avec l’immortel Jacques Villeret. A priori, le point commun qui pourrait autoriser une ébauche de définition du con, ou de la conne, c’est le fait qu’il ou elle ignore son état. Tout est là. Dès lors que le con découvre qu’il est con, il triomphe en quelque sorte de son être con. Il s’extrait de la connitude, pour pénétrer, avec bravitude, dans la cognitude. On pourrait ainsi formuler que la connerie, la crétinerie, l’imbécillité, la stupidité, sont des virus pernicieux, qui nous


CE MONDE M’ÉTONNE

envahissent progressivement puis refusent de lâcher prise. Comme l’explique Mehdi Moussaïd, chercheur à l’Institut Max Planck de Berlin : « Il n’y a pas que les virus qui sont contagieux. Les comportements, opinions et émotions peuvent, eux aussi se propager de proche en proche. » Donc, on ne naît pas con, on le devient ? Alors, les cons, combien de divisions ? Il y a sur terre 7,7 milliards d’habitants, ce qui est assez dense. Comment parvenir à décompter les crétins ? Si je me base sur le seul exemple de la Suisse, je note que 30% de la population manifestent un penchant pour les thèses conspirationnistes, selon une étude de l’Université de Zurich réalisée en 2019. Il y aurait ainsi, dans la Confédération helvétique, 30% de cons « plotistes ». La France n’est pas mieux lotie. 16% des Français pensent que les Américains ne sont jamais allés sur la lune et 9% estiment que la terre est plate. Sûr de lui On le saisit, la bêtise est largement répandue sur la planète, et elle prend bien souvent des formes collectives. L’élection dans des conditions démocratiques de divers fous, tortionnaires et criminels, démontre qu’une majorité d’électeurs peut être constituée d’andouilles. À ce propos, Sciences humaines affirme : « Quand la connerie se partage, elle se multiplie ». Il existe des partis de crétins, avec des idées stupides, qui pourtant convainquent de très nombreuses personnes. Les « connologues » de Sciences humaines remarquent que bien souvent, les partis et organisations de cons sont dirigés par des non-cons. En effet, par nature, le con est influençable même s’il ne doute jamais de son intelligence. Il se montre incapable de se remettre en question. Il est persuadé qu’il ne tombera pas, après avoir scié la branche sur laquelle il est assis. Quoi qu’il en soit, il devient clair que les crétins constituent une bonne moitié de la population mondiale. La stupidité est répandue sur les cinq continents, mais on peut en sortir, car elle n’est, la plupart du temps, pas mortelle… Quoique. Il existe des comorbidités. Un imbécile qui commet un attentat sanglant, car il

espère se baigner par la suite dans une fontaine de lait et de miel, devient un meurtrier poisseux. Par-delà cette phénoménologie liminaire, crétinologues et connologues ne manquent pas de s’interroger. Quels sont précisément les symptômes du mal qui ronge une grande partie de l’humanité ?

« La frontière entre le crétin et le génie devient dès lors intraçable, car les génies aiment se laisser aller à la stupidité, tandis que les crétins émettent parfois des idées sublimes. »

Grand intellectuel déphasé, François Rollin est une sorte de Michel Serres en kit. Il publiait en 2022 chez Plon le Dictionnaire amoureux de la bêtise, dans lequel il tentait de la définir par l’exemple. Ce naturaliste traque ainsi les écueils du quotidien. Nombre de personnes aiment en particulier se définir. Par exemple : « Je suis quelqu’un de sensible », ce qui sous-entend que tous les autres sont des brutes épaisses. Ou encore : « Mon défaut, c’est que je ne pardonne pas la trahison », contrairement aux autres, donc, qui passent leur vie à trahir et à pardonner aux traîtres. L’auteur observe également que la bêtise passe bien souvent par le suivisme langagier. En peu de mots, ce dernier consiste à répéter de façon panurgique des phrases qui flottent dans l’air du temps. Exemples : « Y a pas photo », « c’est chaud-patate », « je suis chaud comme

la braise », « c’est un véritable inventaire à la Prévert », « on ne va pas se mentir », « on ne vit pas dans un monde de Bisounours », ou « tu dois sortir de ta zone de confort ». Blagues salaces Tout ceci me mène en pente douce à la conclusion, que voici : se pourrait-il que la bêtise soit moins bête qu’il n’y paraît ? En d’autres mots, ceux et celles que nous jugeons stupides seraient-ils les détenteurs d’une autre intelligence qui, en quelque sorte, nous dépasserait ? Il est aisé en effet de critiquer la connerie des autres. Mais comment saurais-je que je suis à l’inverse « intelligent » ? De même qu’il est fort difficile de définir la stupidité de façon objective, de même l’intelligence est un poisson qui nous glisse entre les doigts. Pendant des années, on l’a évaluée en se fondant sur les seuls tests de quotient intellectuel. Mais les chercheurs savent aujourd’hui que la rationalité n’est qu’une partie de l’intellect. On parle de nos jours tout aussi bien de « l’intelligence émotionnelle ». Dès lors, comment déterminer qui est intelligent et qui ne l’est pas ? Mieux encore. Les gens les plus brillants, les plus alacres, les plus aigus éprouvent parfois le besoin de se laisser aller à l’imbécillité. Les grands savants sont parfois ivres morts. Il leur arrive de rivaliser de bons mots, de multiplier les blagues salaces, de se repaître de contrepèteries. Ceci fait-il d’eux des idiots ? Il leur faut en fin de compte activer périodiquement le neurone de la niaiserie, qui constitue une soupape, leur permettant de mieux supporter le lourd fardeau de l’intelligence. La frontière entre le crétin et le génie devient dès lors intraçable, car les génies aiment se laisser aller à la stupidité, tandis que les crétins émettent parfois des idées sublimes. Ainsi, cette con-férence écrite pourrait s’achever sur une méditation métaphysique. La connerie et l’intelligence demeurent présentes en tout individu. Le problème, c’est le dosage. Comme le remarque judicieusement Jean-François Marmion : « La connerie demeure le bruit de fond même de la sagesse. »

Hiver 2023

9


(Philipp Pilz)


PRÉSENT

LE ROI DU

SILENCE

Jérôme Sueur, la référence française de la bioacoustique, publie un nouvel ouvrage sur les sons et les silences du monde animal. Un voyage dans un univers merveilleux qui vient aussi nous interroger sur la pollution sonore galopante émise par l’être humain. Par Philippe Chassepot


PRÉSENT

Jérôme Sueur enregistrant les sons de la nature. (Frédéric Sèbe)

I

l y a les scientifiques hermétiques, englués dans un ailleurs inaccessible, intouchables dans leurs codes et leurs langages spécialisés. Et puis il y a Jérôme Sueur, la cinquantaine enthousiaste comme au premier jour, tombé dans les marmites de la littérature et de la poésie, et qui possède une vertu finalement très rare : se mettre à la hauteur du profane pour mieux l’emmener dans un monde presque imaginaire, celui du vivant, du tout petit, avec ses sons et ses silences. Le chercheur parisien est à la fois spécialiste de bioacoustique et d’écoacoustique. Pour le dire simplement : la première discipline étudie le comportement sonore animal, la seconde celle de l’évolution d’un paysage sonore dans sa globalité. Il a voulu partager ses découvertes dans Histoire naturelle du silence (Éd. Actes Sud), un ouvrage-promenade qui offre une relecture du monde

12

par l’ouïe. « Écouter ce que personne n’écoute », résume-t-il au milieu d’une farandole d’exemples fascinants, recueillis entre la forêt guyanaise et le Haut-Jura, pour nous prouver que l’extraordinaire est à notre portée : il suffit d’aller dehors, de fermer les yeux, et de se taire. Chercheur volubile Il fallait lui parler pour creuser le sujet, et joie, l’homme n’a rien du moine monosyllabique obsédé par la sobriété. Il est très volubile, jamais avare de détails, capable de quitter les rails de ses études pour se transformer en sociologue amateur – à notre demande expresse, on précise. Joueur, aussi, car le titre de son livre est aussi magnifique que trompeur. Le silence est un leurre : il n’existe pas. Pas dans la nature en tout cas, formidable manège de sons, de nuances et de parenthèses sonores. « La terre fut-elle un jour silencieuse ? Le silence absolu a-t-il

LVX MAGAZINE

existé ? À l’évidence non. Notre planète a été peuplée de sons géologiques avant d’être peuplée de sons vivants », écrit-il. Il balaie donc ici le concept de silence absolu, même s’il avoue l’avoir déjà approché dans de drôles de conditions : aux Universités de Bristol et de la Sorbonne, dans des pièces en sous-sol proche du zéro décibel, pour y réaliser des expériences acoustiques. Il n’a pas apprécié : « Ce n’est pas intéressant, car il ne se passe rien. Et surtout, ce n’est pas agréable. Il n’y a pas d’informations, plus de stimuli, pas d’écho quand vous bougez. L’environnement ne vous renseigne sur rien. On ne veut pas rester longtemps dans une pièce comme ça, et surtout pas seul, car c’est angoissant. Affreux, même. » Un chevreuil qui détale Il aime en revanche à retrouver le « silence naturel », soit tout ce qui existe moins les bruits humains. « Un silence fait


PRÉSENT

de mille silences », disait Saint-Exupéry dans Terre des hommes, dès 1939. Un silence qu’on a tendance à tous trop vite oublier, alors qu’on le connaît par cœur. C’est celui qui s’installe quand s’évapore le bruit d’un chevreuil qui vient de détaler sans qu’on ait pu l’apercevoir ; ou celui qui nous saisit quand un sanglier s’enfuit d’un fourré à trois mètres, alors qu’on n’a rien vu du tout. Lui vise plus petit et plus bas. Il a commencé ses recherches avec les cigales du sud de la France ; doit désormais connaître toutes les espèces de grenouilles sur terre, fasciné qu’il est par leurs capacités de métamorphoses et l’étendue de leur palette sonore. On renvoie à la lecture de son Histoire naturelle pour découvrir la variété de ses exemples d’études. On signalera juste ici, en guise d’amuse-bouche, notre histoire préférée : celle d’une ignoble mouche, introduite par mégarde sur une île d’Hawaii, qui a pris pour habitude de déposer ses larves dans les grillons mâles pour qu’elles puissent se développer. Comment les repère-t-elle ? Par le bruit qu’ils font pour appeler les femelles. Comment l’insecte sauteur a-t-il réagi ? En seulement quelques générations, il a arrêté sa stridulation pour éviter le piège. Il continue certes de frotter ses ailes pour séduire, mais sans bruit aucun. Formidable capacité d’adaptation. Parler pendant les chansons Il existe un revers à cette médaille de l’obsession : Jérôme Sueur est habité même quand il ne le souhaite pas. « Je suis quand même super à l’écoute, tout le temps, même dans les milieux non naturels. Ça en devient fatigant d’ailleurs »,

Le chercheur en écoacoustique a nourri son ouvrage d’exemples recueillis entre la forêt guyanaise et celle du Haut-Jura polluée par le bruit des avions de l’aéroport de Genève. (Jachan Devol)

Hiver 2023

13


PRÉSENT

La chambre anéchoïque des laboratoires Orfield à Minneapolis dans laquelle règne un silence absolu. Les plus vaillants y tiennent 45 minutes. (ALACATR)

avoue-t-il. Une déformation professionnelle qui vient le perturber même en forêt du Risoux, dans le Haut-Jura, complètement polluée par les avions qui salissent ce paysage magique – 145’000 survols par an avec l’aéroport de Genève tout près. « L’audition, c’est un peu misanthrope, poursuit-il. On a beau militer pour le rapprochement entre l’être humain et les autres espèces vivantes, dès qu’on écoute un peu, on réalise qu’on est très très loin de l’équilibre acoustique. On est hyper sonores, complètement hégémoniques et écrasants. Et nos sons impactent le vivant de manière négative. Aucune espèce ne trouve un intérêt à subir nos bruits. » L’humain qui perturbe le vivant, donc, et l’humain qui vient aussi se perturber

14

LVX MAGAZINE

lui-même. Dans son milieu urbain, déjà, avec par exemple cette très mauvaise habitude prise depuis quelques années : de plus en plus de spectateurs qui parlent pendant les chansons lors d’un concert, en toute absence de culpabilité. Pire encore en milieu naturel, avec cette nouvelle agression qui fleurit depuis deux ou trois ans : des enceintes portatives accrochées aux sacs des randonneurs et qui crachent de la musique de supermarché dans un cadre sublime. Les barrières sonores sautent les unes après les autres ; c’est franchement inquiétant. Attraction sexuelle « Pour moi, les bruits individuels sont une expansion du soi. On veut paraître plus


PRÉSENT

« Pour moi, les bruits individuels sont une expansion du soi. On veut paraître plus grand qu’on ne l’est, pour étendre son espace et son territoire. Et c’est très facile avec un téléphone ou un moteur. » Jérôme Sueur, bioacousticien

grand qu’on ne l’est, pour étendre son espace et son territoire. Et c’est très facile de le faire avec un téléphone, une enceinte ou un moteur. On peut aussi relier le phénomène à la théorie de la sélection sexuelle, où les animaux mâles doivent paraître plus forts, plus attractifs par les couleurs et par le son. Donc ils chantent plus fort, très souvent, ou plus grave. Leur probabilité de se reproduire en devient plus importante. Les hommes essaient aussi avec des enceintes et leur téléphone. Ou leur moto », analyse-t-il dans un sourire. Comment lui donner tort ? On connaît tous un ou plusieurs mâles qui montent de deux tons et s’agitent à grand renfort de moulinets dès qu’ils aperçoivent une femme à leur goût dans leur champ d’action. Jérôme Sueur se marre doucement à cette évocation. Il doit lui aussi connaître un mâle pseudoalpha qui se transforme avec deux verres dans le nez… Il rapporte aussi cet échange avec Bernie Krause (Américain, 84 ans, référence internationale de l’enregistrement de paysages sonores) : « Il me racontait une de ses conversations avec un gouverneur de son pays, le gars lui avait dit le plus sérieusement du monde : Noise is power (le bruit, c’est le pouvoir). Voilà où on en est… » Bruit rassurant « Le luxe, c’est l’espace », affirmait le penseur un peu paresseux au siècle dernier. L’époque a changé, c’est désormais le silence, et sa quête vire parfois à l’absurde. Exemple avec le boom des générateurs de bruits blancs. Un comble,

puisqu’il s’agit de faire du bruit pour se préserver du bruit des autres. « J’ai vu que c’était en plein essor pour mieux endormir les enfants. J’ai d’abord trouvé ça complètement fou, et puis j’ai voulu réfléchir un peu, et je me suis finalement dit que ça ressemblait à la veilleuse. Le noir total peut être perturbant, et les enfants ont parfois besoin d’un peu de lumière. C’est peut-être la même chose ici : est-ce qu’avoir un bruit près de soi, ça rassure ? Mais c’est dur à admettre pour moi. Le bruit blanc stimule toutes les fréquences de l’oreille, il est déstructuré. » La parole du lama Histoire naturelle du silence est un ouvrage qui nous amène dans le sociologique, finalement. Qui insiste sur la différence entre bruit et son, tant le premier est un empêchement et le second une divinité. « Le bruit est un ennemi de masse qui ne se camoufle pas », écrit Jérôme Sueur. Qui parie que le silence deviendra une valeur clé dans un avenir proche. « Une valeur commerciale, oui. On le voit mis en avant dans les publicités pour les voitures électriques, ça n’a plus rien à voir avec celles des années 80. » Le silence est encore gratuit, de nos jours, mais pour combien de temps ? Les offres de retraites spirituelles sans un bruit se multiplient un peu partout dans le monde occidental. Payantes, évidemment. Comme s’il fallait réapprendre à écouter. Le dalaï-lama l’a compris depuis bien longtemps quand il dit : « Parle, et tu ne feras que répéter ce que tu sais déjà. Écoute, et tu apprendras sans doute quelque chose de nouveau… »

Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, Éd. Actes Sud, 2023, 272 pages

Hiver 2023

15


SOCIÉTÉ

Sommes-nous trop nombreux sur terre ? Les réponses du professeur Philippe Wanner de l’Université de Genève, l’un des spécialistes les plus écoutés en matière d’enjeux démographiques, notamment en Europe, et concernant l’étude des migrations internationales. Par Thierry Oppikofer

Sommes-nous, comme d’aucuns le pensent, ou du moins risquons-nous d’être, trop nombreux sur terre ? La population de notre planète, pour le moment, continue d’augmenter. Mais il y a une grande incertitude quant à la poursuite ou non de cette croissance. Un changement de comportement démographique n’est pas exclu. Prenez le cas de la Chine : ce pays traverse une période de transition. La moyenne actuelle d’enfant par femme se situe à 1,16, ce qui signifie que la population ne se renouvelle plus et que même si le nombre total de Chinois croîtra encore ces deux ou trois prochaines décennies, il se stabilisera ou diminuera ensuite. Les ressources à disposition seront-elle suffisantes à la survie des plus de 9,5 milliards d’habitants que prévoit l’ONU pour 2050 ? C’est une réelle préoccupation. La majorité des humains ont de quoi vivre en termes alimentaires et énergétiques, mais les attitudes sont différentes selon les régions du globe. Si les Européens et les Américains du nord consomment objectivement trop, tel n’est pas le cas de nombreux pays du sud. Pourtant, d’ici vingt ou trente ans, il est tout à fait prévisible que les nations émergentes adoptent les mêmes comportements que nous. Concrètement, même si la pression démographique ralentissait, il y aura des problèmes de ressources, de territoire et d’espace vital. Le progrès technique nous permet aujourd’hui de

16

nourrir l’humanité, mais qu’en sera-t-il à moyen ou long terme ? L’une des menaces évoquées dans les pays occidentaux est l’invasion migratoire, notamment de réfugiés climatiques. Est-elle à craindre ? Je ne le pense pas. Pour se transformer en migrant, il faut pouvoir assumer le coût et les risques du voyage. Les personnes âgées, les enfants et même les femmes n’émigrent pas beaucoup en comparaison des jeunes hommes. Quelle qu’en soit la raison – guerre, famine, climat – ce ne sera toujours qu’une minorité de la population qui migrera vers un autre continent. En revanche, le dérèglement climatique et les crises régionales provoqueront de plus nombreux déplacements de groupes humains vers des pays relativement proches ou à l’intérieur des pays eux-mêmes. Un autre élément inquiétant est le vieillissement de la population, qui contribue à l’accroissement démographique. Qu’en est-il ? Pour un démographe, l’étude de la structure des populations est en effet beaucoup plus intéressante que la simple variation du nombre d’habitants. L’augmentation de l’âge médian d’une population, même s’il paraît à première vue évident, est en réalité un processus assez lent. Ainsi, depuis le début du XXe siècle, cette moyenne progresse, mais devrait se stabiliser une fois la génération du baby-boom partie à la

LVX MAGAZINE


SOCIÉTÉ

retraite. En revanche, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est dans les pays du sud que ce vieillissement va poser les plus gros problèmes. En Inde, par exemple, on vit de plus en plus longtemps parce que les épidémies du passé ont disparu. Nous faisons face à une certaine inertie des évolutions démographiques. En Afrique subsaharienne, la croissance des populations est importante ; on y fait beaucoup d’enfants et simultanément les conditions sanitaires s’améliorant, on y dénombre de plus en plus de personnes âgées. Mais en Allemagne, en Italie ou au Japon, comme la natalité est faible et l’immigration relativement contenue, il paraît impossible de renverser la pyramide des âges.

( Je

ff P

ak

)

Que faut-il donc faire ? Ouvrir davantage les frontières ? Je ne dirais pas cela ; je pense qu’il faut une profonde adaptation des infrastructures, mais que l’Occident (et le Japon) ont les moyens de l’assumer. Un cas intéressant est une nouvelle fois celui de la Chine. L’Empire du Milieu a une véritable fenêtre d’opportunité démographique. Je m’explique : si vous observez la structure de la société chinoise, vous verrez qu’il y a peu de vieux, peu de jeunes, mais beaucoup d’actifs. La croissance économique reste positive, même si elle a faibli, et les Chinois devraient pouvoir associer la valorisation des aînés – en les laissant travailler s’ils le souhaitent ou le peuvent – avec la gestion intelligente des ressources génératrices de prestations sociales. Du côté de nos pays occidentaux, nous avons peu de jeunes et beaucoup de vieux ! Certes, mais c’est le résultat de la maîtrise de nombreuses causes de décès, et c’est donc une situation positive. Oui, une part des personnes âgées se retrouvent dans une certaine précarité, dans une société qui a progressivement perdu la culture du respect des aînés. En même temps, l’autonomie financière de ces derniers augmente. On constate aussi que la productivité des personnes de 65 ans et davantage reste infiniment plus forte qu’il y a deux décennies seulement.

Si vous travaillez encore, même à temps partiel ou dans un domaine moins physique que par le passé, jusqu’à 75 ans, vous produisez de la richesse, vous complétez votre revenu et vous dépendez beaucoup moins des rentes financées par les plus jeunes. J’admets que cela n’apparaît pas comme un progrès social, mais c’est une piste ! Pensez-vous que notre société soit prête à envisager une telle option, même pour des volontaires ? On sait que beaucoup de personnes prolongent leur activité au-delà de 65 ans et qu’il est admis de cotiser au 2e pilier, par exemple, jusqu’à 70 ans. Mais lorsqu’on voit l’effet produit par une réforme des retraites chez nos voisins français, il est permis de dire que, pour la plupart des Occidentaux, l’âge légal est un acquis intouchable. L’administration et le monde politique sont à mille lieues d’étudier une telle idée, et tout notre système légal et social n’y est pas prêt. Pourtant, diverses enquêtes d’opinion ont montré que le couperet des 65 ans n’était pas reconnu comme une pratique adaptée à toutes les situations. L’un des cantons suisses où les disparités sociales paraissent les moins flagrantes est le Valais. Comment ne pas remarquer qu’on y trouve des retraités qui continuent à produire, qui avec sa vigne, qui avec son petit boulot accessoire, qui comme expert, professeur privé ou autre ? La Suisse vous paraît-elle plus ou moins menacée que d’autres États européens par les problèmes démographiques ? Je dirais qu’elle l’est moins. La situation économique du pays est assez stable. Les opportunités professionnelles attirent une immigration productive, fiscalement intéressante et qui s’intègre facilement. Nous avons la chance de bénéficier d’un équilibre politique et d’une répartition correcte des prestations sociales. En outre, les Allemands, les Autrichiens, les Italiens notamment, nous envient notre taux de fécondité moyen (1,46 en 2020). Ces données nous offrent la chance d’aborder dans de bonnes conditions la période charnière du départ des baby-boomers.

Hiver 2023

17


(MATTHIEU RONDEL / AFP)


PAROLES

LUDOVIC

SLIMAK,

LE NÉANDERTAL VOUS SALUE BIEN

Le chercheur-archéologue français a fait de l’Homme de Néandertal sa passion. Et explique pourquoi la nature a préféré Sapiens, plus efficace, à son prédécesseur, plus créatif. Propos recueillis par Philippe Chassepot


PAROLES

U

ne route départementale près de Montélimar, un chemin caché derrière les broussailles, et dix petites minutes de marche pour arriver sur un promontoire. En contrebas : l’autoroute, la nationale, des TGV en enfilade, tout l’enfer sonore de la vallée du Rhône où se déroule 70% de la circulation européenne. Juste sous nos pieds se trouve la grotte de Mandrin, un concentré de passé où Ludovic Slimak n’en finit plus de découvrir des trésors archéologiques. Avec ce gros lot débusqué en 2015 : un squelette de Néandertal quasi parfait et des dents de lait de Sapiens. Le chercheur-archéologue travaille dans cette grotte depuis 1998, et après plusieurs années d’études et de réflexions, ses déductions viennent remettre en question tout ce qu’on croyait savoir. En gros : Sapiens est arrivé en Europe occidentale dès -54’000 ans, soit 12’000 ans plus tôt qu’imaginé, et ses interactions avec Néandertal iraient plutôt dans le sens inverse de l’histoire officielle. Il raconte ça en détail dans Le Dernier Néandertalien (Éd. Odile Jacob) – un an et demi après l’essentiel Néandertal Nu chez le même éditeur – un ouvrage qui touche régulièrement au céleste. Et qui donne le plus délicieux des vertiges, non seulement par ses retours dans le temps, mais aussi dans ses projections vers le futur. Sous une plume d’une densité inhabituelle, les sens de la vie et de la mort apparaissent autrement. Avec cette question en fil rouge : Sapiens a-t-il seulement une chance de s’en sortir s’il persiste dans cette voie ?

À quel point la découverte de ce squelette est-elle miraculeuse ? Il faut déjà savoir qu’on a trouvé seulement 40 corps néandertaliens en 150 ans d’archéologie. À Mandrin, le « nôtre » se trouvait sous les feuilles, aux abords de la grotte, comme une rencontre avec Néandertal lors d’une balade en forêt… À raison de deux mois par an – il fait trop froid à cause du mistral le reste du temps, et j’ai beaucoup de rapports à écrire – on a mis huit ans pour tout balayer autour du squelette. Il a fallu y aller à la pince à épiler, grain de sable après grain de sable. Et quand je l’ai vu, mon premier réflexe a été de tout arrêter pour m’asseoir et réfléchir. D’envisager tous les angles de vue qui pourraient venir contrer mon analyse ; de déconstruire mes interprétations pour savoir si j’avais pu rater quelque chose. Parce qu’il y avait de quoi se poser des questions… Les toutes récentes révolutions technologiques vous aidentelles à mieux décrypter ce qui s’est passé? Depuis quinze ans, les analyses biomoléculaires et les techniques de datation ont fait un saut remarquable pour nous permettre d’avoir des résolutions qu’on n’imaginait pas possibles. Notamment ici, avec l’analyse des suies, une méthode inventée par mon équipe. Les populations faisaient du feu dans la grotte, les parois se noircissaient, puis les hommes s’en allaient et les parois blanchissaient de nouveau. On a récupéré beaucoup de roches, et on peut maintenant replacer les passages humains à six mois près. C’est un tournant, en ce sens que ça va nous permettre de basculer de la simple mesure radioactive à des résolutions qui relèvent de l’ethnographie, de la sociologie et de l’organisation des groupes dans leurs territoires.

20

LVX MAGAZINE

Justement : à l’analyse de plus en plus fine de cette grotte Mandrin, si on vous demande de citer une différence essentielle entre Néandertal et Sapiens, vous répondez quoi ? On constate une forte artificialisation de l’espace de vie chez Sapiens qu’on ne voit pas dans les niveaux néandertaliens, où il n’y a ni organisation ni architecture. Quand les Sapiens sont arrivés à Mandrin en -54’000, ils ont déplacé un millier de blocs de pierre – trois tonnes au total – pour créer un foyer de vie à l’entrée, d’autres cercles avec les parties supérieures de certains animaux, etc. C’est une vision du monde qui distord l’univers naturel pour que la réalité vienne correspondre à celle de son esprit. Chez Néandertal, c’est la balance inverse, on ne voit pas de lourdes architectures dans les espaces de vie. Certainement que leur conception du monde n’était pas la même.

C’est pour ça que dans mon livre Néandertal Nu, j’ai appelé à l’urgence absolue de ne plus appeler Néandertal « humain », car notre définition est trop contrainte dans nos imaginaires. En l’appelant « humain », on l’oblige à se limiter à être ce que nous sommes. Comme s’il fallait le réhabiliter après l’avoir considéré comme une bête sauvage, dites-vous… Ce processus de réhabilitation est effectivement en cours dans la communauté scientifique, et c’est quelque chose de très dangereux. La réhabilitation, c’est l’insertion obligatoire des enfants indiens des plaines dans les écoles. C’est dire : « On va aller te chercher dans ton groupe, couper tes cheveux, te désapprendre ta langue, on va détruire ce que tu es et prétendre que maintenant, tu es un homme. » On a fait ça jusqu’au début du XXe siècle et aujourd’hui on dit : « Autrefois nous étions racistes, mais aujourd’hui nous allons réhabiliter Néandertal. » Alors que le but, ça devrait être de le prendre pour ce qu’il est, même si la créature peut être très choquante. À cause de nos prismes et de nos préjugés ? J’avais un professeur d’ethnographie qui nous disait : « Le jour où vous comprendrez que le Baruya qui plante trois flèches dans


PAROLES

le dos de sa femme parce qu’elle n’a pas ramené assez de bois est un brave gars, alors vous pourrez commencer à faire de l’ethnographie ». La confrontation à l’altérité n’est jamais agréable. Je ne connais aucun ethnographe qui ne soit pas choqué. Ce qu’on fait aux gamins lors des rites de passage à l’âge adulte en Papouasie-Nouvelle-Guinée, c’est troublant pour les Occidentaux, parfois vomitif. Et si ça ne l’est pas, ça veut dire qu’on ne fait que se confronter à nos projections, nos fantasmes, et qu’on veut que l’autre soit comme nous ! La définition du racisme, ce n’est pas « je n’aime pas ce qui est différent de moi », c’est plutôt : « Pour que je te considère comme un véritable humain, tu dois être comme moi. » Il y a eu récemment des expositions à Paris, où Néandertal était affublé d’un costume, ou grimé en contrôleur de métro. On n’a rien appris, on n’a toujours pas pris la mesure des regards racistes de l’Occident des siècles précédents. C’est une volonté de bien faire, certes gentillette, mais c’est un racisme inconscient. On sait par le fuitage ADN que Néandertal et Sapiens ont vécu au même endroit au même moment, même si de grandes inconnues demeurent sur leur proximité et leur interactivité. Mais vous êtes persuadé qu’on a jusqu’ici écrit une histoire inexacte ? Je vais simplifier pour éviter de noyer tout le monde avec trop de détails, mais nos études des silex trouvés en Europe montrent qu’il y a ceux de Néandertal, ceux de Sapiens, et parfois un truc bizarre entre les deux, une sorte de transition technologique. La grande théorie a été de dire : les Néandertaliens se sont acculturés au contact de Sapiens et ont transformé leurs traditions. Ils ont reçu la lumière. Mais aucune analyse de site ne permet de le confirmer vraiment. Et aujourd’hui, on est dans un basculement de tous les concepts et on se demande si cette transition technologique ne serait pas en fait 100% sapiens ? Ce qu’on voit à la grotte Mandrin n’est pas une anecdote, mais certainement la partie visible d’un immense iceberg sur lequel est en train de s’écraser le Titanic des interprétations du XXe siècle. Mes recherches sonnent le signal d’alerte. On s’est plantés partout. Néandertal reçoit la lumière et s’éteint ensuite subitement ? Il y a quelque chose qui ne colle pas. Quelque chose que les seules analyses scientifiques ne peuvent pas prouver ? Les sciences dites « dures » peuvent se planter, oui. Elles étaient persuadées que le Néandertalien de Mandrin trouvé en 2015 avait 105’000 ans, alors que les sciences humaines disaient plutôt entre 40 et 50’000. Il a fallu huit ans de travail pour déterminer qui avait raison, et c’est la toute première fois qu’une science humaine fait échec et mat à une science dure. C’est intéressant pour affirmer ceci : la science est d’abord une manière de comprendre le monde, quelle que soit l’approche. On peut invoquer le verbe et l’esprit pour faire chavirer l’histoire. En 2017, après des comparaisons de silex trouvés en Orient et dans la vallée du Rhône, j’avais fait la prédiction que Sapiens était déjà là en -54’000, qu’on allait nécessairement en trouver les traces. C’est finalement arrivé. Aujourd’hui, les chercheurs en sciences

humaines ont une forme de peur et de tabou. Ils se censurent et disent que sans statistiques, on est dans le délire interprétatif. C’est extrêmement grave, parce qu’on en vient à refuser de penser le monde. Mes deux livres sont un SOS, un cri, un espoir pour ne plus abandonner l’esprit face aux techniques. Alors que nous avons précisément ce besoin d’esprit aujourd’hui, pour interpréter et comprendre notre monde. Et la rencontre de ces deux espèces, alors ? Dans Les Structures élémentaires de la parenté, Claude LéviStrauss relevait que les échanges de gènes entre populations n’étaient jamais la conséquence d’une histoire d’amour, mais d’une alliance par l’échange des femmes. Les mâles restent sur leurs territoires, et les jeunes femmes sont mobiles. Un échange fondamental, dans les deux sens, pour casser la distance sociale. Mais si on trouve de l’ADN néandertalien chez Sapiens, et absolument aucune trace de Sapiens chez mes derniers Néandertals, alors on a un problème majeur. Car normalement, ce n’est plus un échange… Dès lors, quelle est votre intime conviction ? On a deux possibilités. La première : il n’y a pas d’échanges lorsqu’un groupe estime qu’un autre a transgressé un tabou terrible et qu’il décide de le massacrer. On a des actes de génocides avérés dans l’histoire : on tue tous les hommes, on prend les femmes et les enfants. On ne peut pas exclure cette hypothèse, mais je n’y crois pas vraiment. Le coup du génocide, c’est rarissime. L’autre : la vallée était composée de petits groupes humains soulagés de voir une autre population arriver pour mélanger les gènes. C’était du sang neuf. Alors, parfois, il y avait la guerre, certes, mais c’était plutôt une bonne nouvelle. En ethnographie, la guerre est un élément fondamental de l’échange, car ensuite, on discute des modalités de la paix. Je pense que les deux ont essayé de faire alliance, mais que l’interfécondité entre Sapiens et Néandertal était partielle. Ça n’a pas vraiment fonctionné, et c’est pour ça qu’on retrouve des gènes dans un sens, mais pas dans l’autre. Un autre élément qui renforce votre interprétation, c’est l’analyse des territoires. On sait maintenant, grâce à l’étude des suies, que Sapiens est venu à Mandrin une fois par an pendant quarante ans. Pas en petits groupes isolés, mais avec femmes et enfants, on le sait aussi grâce aux dents qu’on a retrouvées. On a découvert près de 1500 pointes de silex sur 50 mètres carrés, et aussi sur quatre sites de l’autre côté du Rhône ; cela veut dire que des centaines de personnes sont venues dans une vraie tentative de colonisation. On s’installe, on échange avec les populations locales et on tente de former un métagroupe ensemble. L’analyse des silex à Mandrin nous permet aussi de connaître les territoires des chasseurs. Ils viennent du Gard, de l’Ardèche, du mont Ventoux, des territoires situés à 80 kilomètres dans toutes les directions autour de la grotte. Si Néandertal a une connaissance des ressources de ses terroirs incroyable et extrêmement fine, Sapiens, lui, ne peut pas découvrir seul un territoire aussi vaste

Hiver 2023

21


PAROLES

en quarante ans. Pourtant, l’étude de ses silex montre qu’il en connaît toutes les ressources, et surtout, que ses territoires sont exactement les mêmes que ceux de Néandertal avant lui. Ce qui laisse entendre qu’a minima, Sapiens a eu des guides néandertaliens qui lui ont tout donné. Ça laisse entendre des relations très rapprochées entre ces deux populations. Ces interactions entre les deux communautés ont toujours été envisagées par la communauté scientifique, qui pensait que Sapiens avait apporté la lumière à Néandertal. Là, sur le seul site où on a de la haute résolution, c’est plutôt Néandertal qui transmet ses connaissances à Sapiens.

aux structures neuronales et aux éthologies, et je pense que l’extinction se joue là : ils ne conçoivent pas le monde de la même manière. Standardisation ne dit pas supériorité, mais plus d’efficacité. Néandertal vivait en petits groupes, des poètes posés dans leurs petites vallées qui n’avaient pas besoin de changer. En face, il y avait Sapiens et son hyperefficacité, qui n’a pas eu besoin de conflits pour tout balayer sur sa route. Ça sonne terriblement contemporain, non ? C’est quelque chose qui doit nous faire nous interroger, parce que c’est la dernière grande extinction d’humanité. C’est

Néandertal a fini par s’éteindre, sans qu’on sache comment. On a toujours imaginé des radiations, des explosions volcaniques, des épidémies, des changements climatiques. Comme si un événement pouvait décimer des populations étendues sur des milliers de kilomètres entre la Sibérie et la pointe sud de l’Espagne, dans toutes formes de géographies. Comme on ne savait pas quoi exactement, on a dit que c’était un peu tout – ce qui revient à dire qu’on ne sait rien. Pour moi, l’extinction de Néandertal n’est pas un événement, mais un processus, très long, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, comme pour certaines tribus amérindiennes au siècle dernier. Et pour comprendre comment s’éteint Néandertal, il faut d’abord le comprendre, lui. Ce que vous avez déjà expliqué dans « Néandertal Nu ». Si on se débarrasse de tous nos fantasmes et qu’on regarde de près, on voit des milliers d’artisanats, des millions d’objets. Chacun de ces objets est unique. L’artisanat de Sapiens, une fois qu’on en a vu cent, les dix mille derniers sont les mêmes. Sapiens est hypernormalisé, Néandertal est hypercréatif. Néandertal va rentrer en dialectique avec la roche pour créer son silex, Sapiens va la contraindre par son projet. De la vallée du Rhône aux flancs du mont Liban, à un millimètre près, il fait la même chose. C’est une incroyable standardisation des sociétés il y a 54’000 ans qui ramène

22

un moment où on passe d’une planète avec plein de formes humaines, un peu comme dans Star Wars ou Le Seigneur des anneaux avec les elfes, les nains et le reste, à un univers simplifié avec une seule espèce humaine. Notre monde d’aujourd’hui n’est pas celui des populations fossiles. C’est une histoire qui doit nous amener à nous comprendre nousmêmes. On est efficaces, mais dangereux, et tout ce qu’il reste à balayer, aujourd’hui, c’est nous-mêmes. Sapiens est dans sa sphère mentale, incapable de voir le monde tel qu’il est. S’il doit

LVX MAGAZINE

s’éteindre après avoir éteint tout le reste, il le fera malgré lui, sans avoir la capacité de voir son monde s’éteindre devant lui. Vous écrivez : « Comment deux conceptions du monde réagissent-elles si on les met en contact ? Effondrement, créolisation, acculturation ? Deux sociétés fondamentalement différentes peuventelles vraiment se rencontrer ? » Peuton, dès lors, en conclure que le fameux « vivre ensemble » n’est pas vraiment possible ? Je ne suis pas fan de cette expression, mais oui, vivre ensemble est une construction culturelle, et il faut réunir les bonnes conditions pour y arriver. Ce n’est pas ce qu’on fait aujourd’hui. Nous sommes prisonniers de nos concepts et de nos inventions. Il faudrait travailler à verbaliser le fait que nous autres, les Occidentaux, ne sommes qu’une culture traditionnelle parmi mille autres. Nous ne sommes toujours pas en capacité de voir les altérités. C’est ce que vous dites à propos de la différence chez Sapiens : « Si elle se voit, elle est repérée et condamnée. Le divergent est ostracisé, la plus terrible des sentences. » La « cancel culture » était-elle inévitable, finalement ? Sapiens est très doué pour ne pas voir la réalité du monde autour de lui. On aime baigner dans des constructions imaginaires où l’on pense voir la vérité et la beauté. En ce moment, le truc, c’est la réécriture des romans et du reste. On se rend encore plus aveugle dans cet aveuglement. Imaginez qu’Einstein soit encore là. On sait qui il est, ce qu’il a fait, mais comme c’est quelqu’un de créatif, de libre, il décide de se présenter à un concours du CNRS habillé comme un Papou. Même si tout le monde voit que sa théorie de la structure de l’univers renverse tout, il ne sera jamais recruté. Plus terrifiant encore : s’il vient en costume, mais les pieds nus, eh bien, il ne sera toujours pas pris ! On en revient aux prismes et aux préjugés… L’altérité n’est pas acceptée, et je parle d’une altérité à la virgule. On a mis des


PAROLES

Ludovic Slimak : « Mes recherches sonnent le signal d'alerte. On s'est plantés partout. » (Laure Metz)

gens dans des fours au siècle dernier, car il y avait une virgule de différence, sans qu’on sache laquelle. On n’est pas mieux armés pour se confronter à l’autre et aimer sa différence. Je ne dis pas que Sapiens est le méchant et Néandertal le gentil, mais si on ne met pas des mots sur ce que nous sommes, on va y passer. Nous allons nous manger nousmêmes. Au sujet du « Dernier Néandertalien », vous dites que c’est un livre triste, car « à la fin, Néandertal meurt ». À la toute fin, Sapiens meurt aussi. Est-ce inéluctable ?

Si on reste prisonnier de nos constructions intellectuelles… Mais quand on a deux enfants qu’on aime plus que tout, on ne peut pas finir un tel livre comme ça. Il faut une lueur d’espoir. Ce qui pourrait nous sauver, c’est qu’il existe quelque chose de très puissant dans nos cultures, quelque chose qui nous permettrait d’aller au-delà de notre nature. Hitler était un esprit fou qui avait emmené le troupeau avec lui ? Alors à l’avenir, il peut suffire que quelques individus se lèvent, comme des anti-Hitler, avec l’envie que nos cultures mordent nos natures pour un renversement. Le troupeau suivrait, là aussi, et ça pourrait même aller très vite.

Le dernier Néandertalien, Éd. Odile Jacob, 2023, 304 pages

Hiver 2023

23



STYLE

DANS LE SECRET DE FRÉDÉRIC

JARDIN Volubile, collectionneur et savant, le Genevois représente une certaine noblesse du métier d’architecte d’intérieur. Rencontre avec un franc-tireur qui aime tous les styles sans s’en réclamer d’aucun. Par Emmanuel Grandjean


STYLE

Frédéric Jardin, architecte d’intérieur. (Anouk Schneider)

Page précédente : Le dernier chantier de Frédéric Jardin : un appartement de l’avenue De-Budé à Genève. Le mobilier vintage vient du Brésil où les propriétaires ont vécu pendant dix ans. À noter, dans le fond, la cuisine entièrement escamotable. (Anouk Schneider)

26

LVX MAGAZINE


Le salon de l’appartement De-Budé par lequel on accède depuis un petit hall à travers une spectaculaire porte en céramique. (Anouk Schneider)

I

l revendique un look improbable, mais qui lui va comme un gant. Frédéric Jardin assume la couleur et les motifs, des habits portés plutôt amples et un goût immodéré pour les chaussures ouvertes. Bref, une dégaine à la cool qui tranche avec celle de ses confrères architectes d’intérieur. « C’est ma manière de fuir la norme. De ne pas chercher à me mettre au même niveau que mes clients dont je suis le serviteur et pas l’égal », explique-t-il en déambulant dans les salles du Musée d’art et d’histoire de Genève. Plus précisément dans l’exposition When the sun goes down and the moon comes up, où l’artiste suisse Ugo Rondinone faisait dialoguer, ce printemps, ses propres œuvres avec celles piochées dans les collections de l’institution. Pour lui, Frédéric Jardin a créé deux appartements qui croulent sous une avalanche d’objets. L’un est censé avoir Ferdinand Hodler pour locataire, l’autre, situé à l’extrême opposé dans le musée, Félix Valotton. « Ugo voulait un décorateur à l’ancienne pour ces deux espaces. Mais plus personne ne travaille de cette

manière. Samuel Gross, responsable des expositions, connaît mon goût pour l’histoire du mobilier et le mélange des styles et des époques, explique l’architecte d’intérieur. Il ne s’agissait pas de construire des reproductions historiques, mais d’inventer les lieux dans lesquels auraient pu vivre les deux peintres que l’artiste imagine dandys et homosexuels. J’ai pensé à la Vittoriale degli Italiani, le palais où vivait le poète-soldat Gabriele d’Annunzio, près de Brescia. Un endroit complètement fantasque, rempli d’objets fous et fabuleux. Entre ce que j’ai l’habitude de faire et ce genre de projet, c’est le grand écart. Mais c’est ce que j’aime dans mon métier. » Collectionnite aiguë Ces deux appartements en miroir, l’un vert et l’autre rose, reflètent aussi la personnalité de leur auteur : bigarrés, encyclopédiques, savants, pleins de détails drolatiques et passablement encombrés de dessins, de cabinets chinois, d’éventails, de boîtes à chapeau et de plumes de paon. « Le signe distinctif des gays dans l’Angleterre puritaine lorsqu’on

la portait à la boutonnière. En Italie, elle porte malheur, à moins d’en avoir 999. » Volubile et incollable sur les styles, Frédéric Jardin revendique une collectionnite aiguë. « Enfant je collectionnais les timbres, comme tout le monde, mais aussi les cactus. J’en ai eu jusqu’à 300 dont je connaissais par cœur les noms en latin. J’étais fasciné par ces plantes inertes et super résistantes, mais qui peuvent mourir si on leur donne trop d’eau. Pour les échanges avec les copains, par contre, c’était un peu compliqué. » Depuis des années, il accumule ainsi des couverts aux manches en bambou, très à la mode dans les années 50-70. Il en possède au moins 10’000 pièces qu’il chine au marché aux puces de Genève. Ainsi que des dizaines de milliers de magazines de décoration publiés partout dans le monde. « À l’époque où j’ai commencé dans ce métier, internet existait certes, mais pour avoir de l’information sur les goûts en matière d’architecture d’intérieur, la presse était ce qu’il y avait de mieux. Mes clients venaient du Moyen-Orient, de Russie, des États-Unis

Hiver 2023

27


STYLE

Les deux cabinets composés par Frédéric Jardin pour l’exposition d’Ugo Rondinone au Musée d’art et d’histoire de Genève. Ils reflètent la passion de l’architecte d’intérieur pour les styles et la profusion d’objets. (Musée d'art et d'histoire de Genève, photo: Stefan Altenburger)

ou encore d’Inde. Ils voyageaient sans cesse. Je voulais voir ce que ces gens qui se déplaçaient tout le temps avaient sous les yeux, dans quels hôtels ils descendaient, dans quels bars ils prenaient des verres, ce qu’ils se faisaient construire à Palm Springs, à New York où à Chicago. Grâce aux magazines, j’élaborais une sorte de cartographie mentale qui me permettait de comprendre ce que ces gens voulaient et ainsi de devancer leurs désirs. » Son style ? Ne pas en avoir. « J’aime aussi bien le mobilier XVIIe et XVIIIe que les créations d’Ettore Sottsass ou une belle table genevoise Art nouveau. Je reste aussi accroché à l’idée que je fais un projet pour quelqu’un. Car la personne qui m’engage, et qui

28

LVX MAGAZINE

mobilise certains moyens pour cela, s’attend à ce que je réalise quelque chose qui lui corresponde. Qu’importe que cela me plaise ou pas, c’est elle qui sait ce qu’elle veut. En revanche, là où je revendique une forme d’exigence et de vanité, c’est que je cherche à toucher ces gens. Et lorsque j’y parviens, surtout avec des clients qui possèdent déjà tout, c’est un bonheur immense. » Son dernier chantier se trouve à l’avenue De-Budé, dans un bel appartement situé dans les barres résidentielles avec piscine sur les toits construites par l’architecte genevois Georges Addor dans les années 60, au cœur des institutions internationales. L’intérieur ayant la particularité d’être cerné de tous les côtés


STYLE

par des fenêtres, Frédéric Jardin a complètement repensé l’espace en supprimant les murs. Les différents « moments » du logement sont créés par des meubles, notamment une structure USM jaune en forme de croix qui fait office de rangement et de paravent. Les propriétaires voulaient aussi une cuisine escamotable installée dans le salon par lequel on accède depuis le petit hall de l’entrée par une impressionnante porte sur pivot en céramique. « J’ai dessiné des meubles sur mesure dans ma carrière, mais je ne suis pas un designer. L’objet et l’architecture d’intérieur sont deux domaines difficiles à concilier, qui font appel à des réflexions mentales très différentes. Pour moi, le designer japonais

Shiro Kuramata était le seul qui arrivait magistralement à être aussi bien à l’aise dans l’un comme dans l’autre. » Feu d’artifice Au plafond, des bandes de LED du designer italien Davide Groppi assurent le lien entre les atmosphères de ce plan libre. « Cet appartement appartient à un couple de vieux amis genevois qui a longtemps vécu au Brésil, reprend Frédéric Jardin. Ils ont ramené de là-bas pas mal de mobilier pas du tout contemporain, mais pour lequel ils ont beaucoup d’affection. On imaginerait ici plutôt des objets modernes, très branchés. Eux

Hiver 2023

29


STYLE

n’en voulaient pas, car ce n’est pas leur histoire. » L’architecte est aussi celui, attitré, des restaurants japonais Mikado. Le propriétaire lui a laissé carte blanche. Alors Frédéric Jardin s’est lâché : luminaires de l’Atelier Oï, de Moooi, des frères Bouroullec, rééditions des suspensions de Serge Mouille et de sublimes papiers peints orientalisants édités par Kvadrat ou Iksel « sur lesquels les clients mettent parfois de la sauce. On me reproche parfois d’en faire trop. Alors oui c’est too much, mais les gens restent à table quinze minutes pour leur pause déjeuner. Il faut créer dans ce court laps de temps un feu d’artifice. »

Comme son compte Instagram qui affiche plus de 23’000 publications. Outre les images de ses deux chats et de son mari, Frédéric Jardin y partage tout ce qu’il voit, fait, mange et achète. « C’est un peu le carnet de bord d’une jeune fille anglaise du début du XIXe siècle. J’y mets un peu tout, mais avant tout pour mon usage personnel. Après, si des gens me suivent, c’est très bien », continue celui qui, après avoir longtemps codirigé le bureau d’architecture et de création d’une grande maison de décoration genevoise, s’est finalement mis à son compte il y a cinq ans. « Je n’ai jamais appartenu ni à une école ni à un gang. J’aime aujourd’hui

travailler seul. Je n’ai pas de secrétaire, pas de photocopieuse. Je travaille dans une petite arcade que je loue bon marché. Je suis un franc-tireur dont le luxe est la liberté. Je devrais faire ce métier, mais avec un patronyme et une famille différente. Ce n’est pas grave. On dira que c’est mon handicap au golf. » Vie confortable « Un produit bizarre », comme il se qualifie lui-même, dont l’autre particularité est de n’avoir pratiquement jamais bougé de Genève. « J’ai commencé à Lyon, dans une agence qui aménageait tous les restos et hôtels étoilés de la région. J’ai ensuite travaillé pour des boîtes de décoration internationale qui agençaient les demeures de grandes fortunes un peu partout dans le monde. Pour autant, mon point de chute a toujours été Genève. J’aurais pu partir à Londres, à New York ou à Paris. Mais j’ai préféré rester ici où la vie est confortable, où vous n’êtes pas obligé de sortir tout le temps et de prouver des choses incroyables. Le côté cosmopolite me plaît aussi. Des gens de toutes les nationalités passent ici et lorsqu’ils retournent chez eux, les objets qu’ils laissent parfois sont les traces de leur passage. »

La déco orientalisante des restaurants japonais Mikado dont le Genevois est l’architecte attitré. (DR)

30

LVX MAGAZINE


ABCDESIGN

La bibliothèque Carlton Elle est pop, drôle, porte un nom de chaîne d’hôtels et tout le monde la voudrait dans son salon. Histoire du plus célèbre des meubles du collectif Memphis, créé par Ettore Sottsass en 1981. Par Cora Miller

Le stratifié Les années 80 voient l’arrivée du stratifié dans la décoration. Cette plaque synthétique sur laquelle on peut imprimer n’importe quel motif va mettre du pop dans le mobilier. Memphis fera de ce matériau industriel aux possibilités illimitées sa signature. Sans savoir qu’il vieillit mal. Rares sont ainsi les pièces d’époque à avoir traversées le temps sans aucune égratignure.

Memphis Memphis comme une capitale de l’Égypte des pharaons, comme le temple du rock d’Elvis, mais surtout comme le titre d’une chanson de Bob Dylan dont Ettore Sottsass s’inspira pour baptiser son collectif. Créé en décembre 1980 à Milan, Memphis réunit autour du designer italien une bande de jeunes loups créatifs venus de partout dans le monde dans le but d’agiter, à travers la couleur, l’humour et l’invention de ses formes, un design moderniste ronronnant.

Meuble-totem Un totem-bibliothèque ? Un séparateur d’espace en forme de déesse hindoue ? Une étagère robotique ? Carlton est un peu tout cela à la fois. Et pose ainsi la question de son statut d’objet design qui ne revendique plus d’être simplement utile, mais aussi de prétendre à devenir une sculpture.

Design radical À travers leurs productions plus ludiques, plus radicales, et plus optimistes aussi, les créateurs de Memphis bousculent les codes de la décoration. Ils tentent aussi de réveiller le vieux rêve d’Arts and Crafts et du Bauhaus de démocratiser le design de qualité. Mais se retrouveront confrontés aux mêmes écueils : leur production de meubles en petites séries ne sont accessibles qu’à ceux qui en ont les moyens.

Hiver 2023

31


ART

À LA RECHERCHE DU

TEMPS FIGÉ

Ses immenses installations sont parmi les plus photographiées des manifestations d’art internationales. Plasticien, compositeur de musique, mais également metteur en scène et auteur de théâtre, Hans Op de Beeck revendique sans complexe ni compromis le désir de créer des expositions immersives où le spectateur peut s’échapper du quotidien. Par Viviane Reybier



ART

Page précédente : l’installation The Quiet Parade à l’Amox Rex Museum d’Helsinki. (Mika Huisman) Ci-dessus : Hans Op de Beeck. (Christophe Vander Eecken)

L’

atelier d’Hans Op de Beeck se trouve à Anderlecht, une commune au passé industriel proche du centre de Bruxelles. L’ancienne manufacture a gardé sa façade en briques humbles et son apparence décatie, seule la sécurité renforcée pourrait trahir la nouvelle affectation du lieu. Ann Marcelis, la directrice du studio (qui emploie cinq personnes), vient nous accueillir, nous catapultant dans un autre monde. Cheveux très courts, visage de madone flamande, jupe volumineuse noire d’avant-garde, on pourrait l’imaginer en route vers un défilé de mode, si ce n’était son embrassade chaleureuse et son bras droit en écharpe à force de charger et de décharger des œuvres. On devine le rythme particulièrement frénétique : une exposition triomphale vient de s’achever à l’Amos Rex d’Helsinki, avant que l’atelier n’enchaîne avec une autre à l’antenne pékinoise de la galerie italienne Continua. Des planches aux toiles Au deuxième étage, rien n’a changé depuis notre dernière visite. L’îlot de cuisine au centre de l’espace bureau est toujours aussi fleuri, jonché de bols en céramique japonaise remplis de noix et

34

LVX MAGAZINE

de baies fraîches. À peine le temps de s’émerveiller de la perfection de chaque détail qu’Hans Op de Beeck est devant nous, amenant un changement subtil dans l’énergie de la pièce, captant l’attention de tous, à la manière des stars de cinéma lorsqu’elles arrivent quelque part. D’Hollywood, il a le physique et le charisme. Aussi, s’étonne-t-on à peine d’apprendre que c’était sa vocation première, avant qu’il ne réalise que les contraintes d’une vie de comédien – se trouver sur les planches tous les soirs – ne lui conviendraient pas. La transition s’est naturellement faite vers les beaux-arts. Il réussit à intégrer le prestigieux programme de la Rijksakademie à Amsterdam (12 sélectionnés sur 1800 candidats) où Michelangelo Pistoletto, le maître de l’Arte Povera, le repère et lui met le pied à l’étrier en organisant plusieurs expositions en Italie. Sa carrière lancée, ce natif de Turnhout, à quelques kilomètres d’Anvers, atteindra très vite une reconnaissance internationale. Nous mangeons des mûres, un motif récurrent de son œuvre, un goût d’enfance, souvenir de ses étés. Ses premières années sont pourtant loin d’avoir été drôles, heureusement l’art, salvateur, est déjà omniprésent. Pas sportif pour un sou, le Flamand s’essaie au violon et à la guitare, mais surtout, il s’échappe


ART

The Collector’s House de 2016. Une installation géante de 250 mètres carrés. (Studio Hans Op de Beeck)

Hiver 2023

35


ART

dans les comics books et passe son temps à dessiner. De cette époque, l’artiste n’a rien conservé, si ce n’est le sens du détail… et de l’évasion. L’expérience exacte qu’il cherche à recréer pour les visiteurs de ses expositions. Artiste protéiforme Il a l’érudition d’un professeur en histoire de l’art et se montre aussi articulé qu’un directeur de musée. Pourtant, rien de docte chez lui. Au contraire, l’interview devient un formidable spectacle où l’artiste interprète différents personnages fictifs pour mieux illustrer son propos. Lorsqu’il mentionne à plusieurs reprises ses étudiants, on le sent passionné par la transmission. Mais impossible de rendre compte de son envergure, de sa multiplicité en un seul article. Tout au plus s’agira-t-il de survoler brièvement le volet arts plastiques de son œuvre. Que faire de son activité d’auteur et de metteur en scène de théâtre ? De ses mises en scènes d’opéra, sans parler de celui qu’il a dirigé, ou pour lequel il a créé les décors ainsi que les costumes ? Et les films ? Quid

Ci-dessus : un détail de l’installation We were the last to stay, 2022. (Studio Hans Op de Beeck)

Ci-contre : une vue de The Collector’s House. (Studio Hans Op de Beeck)

36

LVX MAGAZINE


ART

de son activité de compositeur de musique ? De parolier ? Une chanson écrite pour son film Sea of Tranquility a cartonné sur les ondes. Plus on l’écoute et plus on se dit qu’en fait il envisage le monde à la manière d’un romancier. Pour quand la sortie d’un livre ? Autant se rendre à l’évidence, en face de nous se tient un artiste protéiforme qui échappe à toute catégorisation. Aujourd’hui, il est avant tout connu pour son implication dans l’art contemporain. Lui n’en revient toujours pas de l’accueil enthousiaste reçu par sa dernière exposition à Helsinki. Il nous montre sur son téléphone les gens faisant la queue, parfois durant deux heures, par moins de 18 degrés pour aller voir The Quiet Parade. Il explique les nombreux visiteurs revenus une deuxième et une troisième fois. « Le ticket était à 20 euros, multiplié par deux ou par trois, cela fait vite une somme. Je me dis que les visiteurs doivent ressentir quelque chose en voyant mes œuvres pour être prêts à débourser autant. » Et ce record d’entrées : 168’000 alors que la population de la capitale finlandaise compte 600’000 habitants. Les spectateurs ont également tendance à rester plus longtemps que de coutume dans ses expositions. Le temps passé en moyenne devant une œuvre d’art a été calculé. Il a été estimé à quelques secondes. Dans les expositions de l’artiste flamand, il n’est pas rare que l’on s’attarde des heures à déambuler dans ses œuvres d’art total, ce que les Allemands appellent Gesamtkunstwerk.

Location (5) de 2004, une fausse autoroute exposée en permanence au Towada Art Center au Japon. (Studio Hans Op de Beeck)

Palette monochrome Si on souhaite vivre cette expérience complète chez soi, mieux vaut être prêt à faire d’importantes concessions logistiques. Le collectionneur ayant acquis The Collector’s House à Art Basel Unlimited en 2016 pourrait en témoigner. Œuvre la plus photographiée à la foire cette année-là, elle représente la bibliothèque idéale d’un amateur d’art, avec ses meubles, ses accessoires et ses personnages. Chaque élément qui la constitue a été fabriqué dans cette résine spéciale recouverte de ce gris que l’artiste affectionne. « J’aime utiliser cette couleur qui fait penser à la cendre, qui donne un côté minéral, comme pétrifié à mes sculptures, comme si un personnage avait été recouvert par une fine couche de résidu. Bien sûr, on m’a souvent demandé si c’était une référence aux corps de Pompéi. Ce n’est pas vraiment cela, même si je peux comprendre que certains puissent faire ce rapprochement. C’est plutôt qu’il s’agit de la couleur la plus appropriée pour ce que je fais, autrement j’aurais l’impression d’être dans la simulation du réel, à la Madame Tussaud, et ce n’est pas ce que je recherche. J’aime montrer un personnage saisi dans un moment, comme congelé dans le temps. Copier la réalité n’a aucun intérêt pour moi. J’aime réduire les couleurs à une palette monochromatique, interpréter des formes, et mouler des choses à ma manière. Jouer avec différentes échelles aussi, j’adore ça. »

Hiver 2023

37


ART

The Horseman en fabrication dans l’atelier de l’artiste en 2020. (Studio Hans Op de Beeck)

38

LVX MAGAZINE


ART

Malgré sa dimension de 250 mètres carrés, The Collector’s House a immédiatement trouvé preneur. Son heureux propriétaire n’a pas hésité à lui consacrer un lieu entier pour en profiter. Il a été inauguré cet automne quelque part au Tessin. Sans pour autant que ce genre d’installation permanente constitue une première. En Belgique, au Musée Dhondt-Dhaenens, sa vision d’une bibliothèque et résidence d’artiste plonge les visiteurs dans un monochrome noir, que l’on retrouve sur chaque surface, chaque objet méticuleusement conçu par son atelier. Au Japon, au Towada Art Center, on peut s’assoir dans ce qui semble être un restaurant d’autoroute et contempler celle-ci, de nuit. Vous vous trouvez en fait dans une évocation de restoroute, certes extrêmement convaincante. L’hyperréalisme ne l’intéressant pas, Hans Op de Beeck cherche plutôt à retranscrire l’essence d’un tel endroit. Pour lui, cela passe par la lumière, celle des réverbères qui bordent les voies rapides en Belgique, autrefois jaune, depuis remplacée par des leds blancs. Intitulée Location (5) cette pièce de 2004 est installée en permanence. Elle est baignée par une douce lumière dorée, mélancolique, qui rappelle un temps inexistant, mais que nous avons tous connu à travers des films ou des tableaux. Comme s’il nous était donné d’occuper un espace fictif, une séquence du film In the Mood for Love de Wong Kar-wai, ou une toile d’Edward Hopper. Enfants modèles Pour créer ces fictions visuelles habitables, l’artiste n’utilise jamais de ready-made, créant avec son équipe chaque élément, avec une attention inouïe pour les détails. « Comme je l’ai déjà dit, simuler le réel ne m’intéresse absolument pas. Je cherche à évoquer un lieu ou une mémoire, à travers son essence », explique-t-il. Cela donne parfois lieu à des télescopages saisissants entre la fiction et la réalité. D’autant plus que ce père dévoué d’une fille et de trois garçons puise souvent son inspiration auprès de sa progéniture qui lui sert parfois de modèle. Lorsqu’on les rencontre pour la première fois, il s’ensuit un étrange sentiment de familiarité, puisque ces enfants, on les a déjà rencontrés sous forme d’œuvres. On se souvient ainsi avoir été saisi en voyant son fils Lucas ouvrir la porte du cinéma installé dans l’atelier, sa silhouette se détachant à contre-jour donnait l’impression qu’une des sculptures de son père s’était subitement animée. Le macabre ne semble jamais très loin dans l’univers de Hans Op de Beeck, où les vanités et autres memento mori abondent, même s’il réfute ce symbolisme, trop réducteur à ses yeux. « Je fais très attention avec l’usage des symboles, parce qu’un symbole peut s’avérer être une boîte vide. » Prenant la voix d’un mâle alpha sous stéroïdes, l’artiste précise : « Tu fais une grande sculpture puis tu dis : ceci est la guerre. Ou

ceci est la paix. » Avant de reprendre avec un ton plus sérieux : « J’aime plutôt les métaphores. Bien sûr, quand tu sculptes une bulle de savon, cela peut être compris comme une allégorie de la mortalité, mais ce qui m’importe avant tout c’est sa magnifique simplicité, quelque chose qui relève de la magie du quotidien. » Il se remémore une scène vécue alors qu’il écrivait à son bureau : « Un avion en papier est passé devant moi, fait en papier à dessin épais. Il a viré avant d’atterrir très élégamment sur le tapis. Un de mes enfants l’avait fait voler, je ne sais lequel, mais la simplicité, la beauté de cet objet délicat était si universelle et en même temps infime et poétique. J’ai vécu cet instant précis – trois secondes – comme un moment de pure magie. Le même que lorsque quelqu’un au parc fait une bulle de savon géante. Tu la vois pendant cinq secondes, puis elle disparaît. » Fuir les dogmes Une mite alimentaire vole devant nous, narguant l’artiste comme un symbole de l’obscurité, de la noirceur, du maléfique souvent sous-jacents à son œuvre. Une de ses pièces de théâtre, par exemple, commence par une promenade que trois sœurs entreprennent dans la forêt à la mort de leur père, guidées par un enregistrement audio de sa voix. Hans Op de Beeck attrape la mite d’un geste vif et précis. Lui n’a jamais voulu suivre, durant ses années d’études aux beaux-arts, les préceptes de ses professeurs qui érigeaient en dogme le minimalisme, la théorie, le formalisme. « Je ne suis pas devenu un artiste pour m’autocensurer, mais pour donner libre cours à ma création. Pour quelle raison devrais-je étouffer le côté aventureux de ma pratique ? » Il connaît d’avance toutes les critiques auxquelles il peut se trouver confronté, les accusations de mièvrerie, comme lorsqu’il a réalisé la sculpture d’une fillette endormie sur un canapé. « Quand je regarde ma fille dormir, cela m’émeut profondément de la contempler dans sa fragilité… alors oui, il y avait toute sorte d’objections à ce que je fasse cette sculpture. Et je me suis dit non, je vais la faire. » Sans concessions Sa manière de chérir la beauté d’un moment est de le figer dans le temps. Il sait que ce faisant, il ne correspond pas du tout aux canons esthétiques de l’époque, contrairement à quelqu’un comme Thomas Houseago, par exemple, dont il admire le travail. « J’aime la liberté de son geste, sa manière impulsive de travailler, très différente de la mienne, la façon dont il sculpte, mais ce n’est pas moi. Autant être pleinement moi-même », affirme celui qui. pourrait faire sienne la devise du grand humaniste Érasme, dont la maison se dresse à quelques pas de son atelier : Nulli concedo, « Je ne fais de concessions à personne ».

Hiver 2023

39


ART

OLIVER GOLDSCHMIDT, MIROIR DE

LAME

Le Toscan forge des couteaux que les collectionneurs s’arrachent. Il figure parmi les 26 meilleurs forgerons du monde qui ont participé au Jim Bowie Project. Rencontre dans son atelier au cœur de la campagne italienne, Par Emmanuel Grandjean

L’

histoire se déroule en Toscane, à une époque où l’Italie est aux mains de puissantes maisons. Les Strozzi, qui règnent alors sur Florence, doivent dégager face au Médicis qui déversent leur pouvoir et leur richesse sur la ville, inventant dans la foulée la Renaissance. En 1434, la famille s’exile à Naples. Vingt ans plus tard, revenus en grâce auprès de ceux qui les avaient chassés, les Strozzi signent leur retour à Florence en bâtissant l’imposant palazzo qui porte toujours leur nom. À une trentaine de kilomètres de la ville, à San Casciano Val di Pesa, ils achètent des hectares de terres et construisent dessus le château Il Corno. Dans ce long bâtiment dont la tour médiévale se dresse toujours vaillante, ils gèrent les cultures et les élevages

40

dont les produits et les taxes nourrissent les caisses du gouvernement florentin. Revolver mécanique Six siècles plus tard, le château n’appartient plus au Strozzi qui l’ont vendu en 1911, mais le village reste une carte postale de cette Toscane rurale et vallonnée où les agritourismes, ces fermes qui font chambres d’hôtes, proposent le meilleur de la cuisine locale italienne, les vignes donnent un fameux Chianti Classico classé et les moutons des douzaines de variétés de pecorino. C’est dans ce paysage idyllique que les Neuchâtelois de The Unnamed Society ont trouvé une perle rare. Créée en 2019 par Rick De La Croix, l’entreprise propose des productions de haute horlogerie surprenantes pour une clientèle de

LVX MAGAZINE

connaisseurs aisés. Il y a eu, par exemple, le Pancho Villa, réplique de revolver abritant un mouvement mécanique, puis une carabine Winchester conçue sur le même principe, mais toujours en édition très limitée. « Il manquait un élément à la panoplie du cow-boy, explique Jean-Baptiste Trunde, directeur commercial d’Unnamed Project. Dans l’imaginaire collectif, le couteau Bowie est celui qui se rapproche le plus de la conquête de l’Ouest. » Forgeronne amoureuse Un couteau donc. Enfin non, cinquante, fabriqués par les 26 meilleurs forgerons du monde venus des États-Unis, de France, d’Italie, de Belgique, de Pologne, des Pays-Bas, d’Afrique du Sud ou encore d’Amérique latine « où les gauchos


ART

Les couteaux de la série Terra. Des lames existentielles et brutalistes, forgées dans un seul barreau d’acier, manche compris. Oliver Goldschmidt les considère comme un hommage à l’impermanence de l’humanité. (The Unnamed Society)

Hiver 2023

41


ART

Oliver Goldschmidt. (The Unnamed Society)

ont maintenu la culture du couteau. En Suisse, il existe aussi des forgerons, mais pas du niveau que nous recherchions. » Et les forgeronnes ? « L’Américaine Tigerlily Knight, qui est aussi la fille d’un immense maître forgeron, était partante pour l’aventure. Mais elle est tombée amoureuse pendant le projet et a choisi de se consacrer à sa nouvelle romance. » Vendue d’un bloc, cette collection de lames fabuleuses s’affichait pour la somme rondelette de 1 million de dollars. Un ensemble difficile à écouler, les puristes ne comprenant pas toujours la démarche et le marché du couteau de collection n’ayant pas encore atteint les cotes de celui de l’art. Même si dans ce cas on s’en approche. « On parle ici d’artisanat. L’idée du Jim Bowie Project qui nous

42

LVX MAGAZINE

a pris deux ans pour se concrétiser était de remettre le savoir-faire au centre, abonde Jean-Baptiste Trunde, lui aussi amateur et collectionneur de fines lames. Il y a une semaine, on a finalement trouvé un acheteur. » Talent fou Et la perle rare ? On y vient. Né à San Casciano Val di Pesa il y a trente et un ans, Oliver Goldschmidt figure dans la liste de ces forgerons de l’extrême, dressée par Jean-Baptiste Trunde avec le coutelier star Tashi Bharucha. « Son nom circulait déjà bien en Europe, il commence maintenant à se faire une place aux États-Unis, de loin le marché le plus important pour le couteau de collection. Oliver est jeune et possède un talent fou. Son design très


ART

organique, très moderne tranche dans un milieu de la coutellerie assez conservateur où le couteau reste avant tout un outil. » L’histoire familiale singulière d’Oliver Goldschmidt est aussi un peu suisse. Son grand-oncle, Wendel Gelpke, architecte bâlois, débarque un jour de 1976 dans cette campagne toscane à peu près abandonnée, mitée de veilles fermes à retaper et vendues pour une bouchée de pain. L’époque est déjà à la fuite des urbains des grandes villes vers la nature sauvage. Wendel en achète une, puis deux, puis d’autres encore, acquiert du terrain, apprend le métier de la vigne et l’élevage des ovins. Aujourd’hui, les enfants Gelpke et leurs cousins Goldschmidt, la branche allemande de la famille, se trouvent à la tête d’une vallée entière qui donne du vin et du fromage et sur laquelle les anciennes bicoques ont été rénovées en splendides maisons à louer. Tandis que les touristes en quête de terroir affluent tous les jours dans cet agritourisme chic

pour déguster les spécialités du cru. « Mon père était luthier, ma mère artiste peintre. Pour gagner sa vie, il est devenu pilote de montgolfière. Mon frère Rudy a pris le relais de ma mère en devenant artiste après avoir été architecte. Moi, celui de mon père. » Vol en montgolfière Tous les matins entre mars et novembre, et lorsque le temps le permet, Oliver se lève aux aurores et gonfle son ballon pour des vols organisés. « Je suis de retour vers 9 h. J’entame alors ma deuxième journée dans mon atelier. La forge, c’est ma grande passion depuis que je suis enfant, raconte celui qui a d’abord appris le métier d’orfèvre à l’Institut d’art de Florence. Au début je me suis intéressé à la peinture. Et puis j’ai réalisé que j’avais besoin d’une pratique plus physique. J’ai appris la joaillerie et la forge en parallèle. J’ai finalement choisi la seconde pour des raisons techniques. Je ne suis parti de mon village qu’une fois, pour suivre un stage de

L’atelier du forgeron toscan dans son village de San Casciano Val di Pesa. (The Unnamed Society)

Hiver 2023

43


ART

De gauche à droite : La presse hydraulique permet de donner sa forme à la lame du couteau. Les crânes et les bois de cervidés serviront à la fabrication des manches. (The Unnamed Society)

six mois à Minneapolis. Rien à voir avec la Toscane. La plupart des choses, je les ai apprises ici, et je les dois à mes parents qui m’ont toujours beaucoup encouragé et soutenu, explique-t-il en sortant un couteau de cuisine. Ma première lame. J’avais 13 ans. » Oliver s’est ensuite perfectionné « en suivant parfois des tutos sur YouTube. J’ai mis beaucoup de temps à maîtriser l’art du métal et à apprendre de mes erreurs. Et presque autant pour avoir suffisamment confiance en moi pour montrer mon travail. C’était il y a six ans dans une petite foire à Livorno. Les visiteurs ont aimé. J’ai continué. Avoir la reconnaissance de mes pairs et des gens est bien plus important pour moi qu’une quelconque notoriété. » Acier damassé Sa spécialité ? Le damas. Utilisée à l’origine pour purifier l’acier, la technique remonte à l’Antiquité. La qualité du métal étant aujourd’hui parfaite, le procédé relève essentiellement de l’esthétique. Replié sur lui-même comme un mille-feuille, l’acier damassé provoque

44

des motifs spectaculaires qui se révèlent après avoir été trempés dans un bain d’acide. Ceux qui maîtrisent ce savoir-faire à la perfection sont capables d’en jouer et de sortir des dessins extravagants. « La forge doit atteindre la température de 1200 degrés. Ensuite, il faut marteler jusqu’à obtenir la bonne forme et la bonne épaisseur. » Ce qui oblige le forgeron à des allers-retours permanents entre la presse hydraulique et l’enclume, le métal rouge vif à la sortie du feu pâlissant en quelques secondes. Il faut compter une bonne centaine d’heures de travail pour arriver à un couteau. Son prix de vente ? 3000 francs. « Les collectionneurs ne sont pas prêts à dépenser des sommes importantes, observe Oliver. Le marché est encore assez petit. J’avais un site internet, mais j’ai dû l’abandonner, car il était dépassé. Alors je me suis installé sur Instagram où j’ai construit ma communauté. C’est rapide, gratuit et très efficace pour communiquer. Je ne prends pas de commandes, sauf s’il s’agit d’amis, de collectionneurs proches ou si la proposition aiguillonne ma curiosité. » Dans tous

LVX MAGAZINE


ART

les cas, il faudra être patient. Son carnet de commandes est déjà plein pour les six prochains mois. « Memento mori » L’atelier d’Oliver Goldschmidt ressemble à un cabinet de curiosités. On y trouve dans certains coins des crânes d’animaux et des bois de cerfs dans lesquels il taillera les manches de ses couteaux. Et même, dans un tiroir, la dent d’un morse préhistorique et un morceau de défense de mammouth arraché au permafrost. Au fait, pourquoi la forge ? « Pourquoi pas ? C’est une conséquence d’où vous vous trouvez et de qui vous êtes à un moment donné. Chacun de nous éprouve le besoin de trouver sa voie, quelque chose qui donne du sens à l’existence. Forger, écrire, danser sont juste des manières d’exprimer par le corps et les mains ce qui se passe dans nos têtes. La forge est mon langage. »

Sa prochaine collection sera d’ailleurs très conceptuelle, voire existentielle. Terra sera une série de plusieurs couteaux, intégralement noirs et forgés dans un seul barreau d’acier, lame et manche compris. Pour une fois, ce ne sera pas du damas. Chaque pièce sera laissée aux aléas des éléments, ce qui permet à l’acier d’entamer son processus de décomposition, son « retour à la terre ». Avant d’être ramené à un état d’équilibre qui se traduit par une texture brute et piquée. « C’est un hommage à l’humanité et à la nature ‹ Terra ›, à ce que nous sommes et à ce que nous devenons. Je vois cela comme un memento mori, quelque chose de la vanité qui nous rappelle la rugosité de la vie, le fait que nous devons lutter pour la rendre belle, explique Oliver Goldschmidt. Notre société à tendance à tout romantiser, aussi bien l’amour que la nourriture. Alors qu’en vérité, la réalité des choses est beaucoup plus brute, non ? »

Le couteau qu’Oliver Goldschmidt a créé pour The Jim Bowie Project avec une lame dans un magnifique damas « turkish twist ». (The Unnamed Society)

Hiver 2023

45



ARCHITECTURE

LA

PRESQU’ÎLE FABULEUSE

Entre Genève et Lausanne, une charmante maison vous transporte dans un autre temps. Un trésor du XIXe siècle, les pieds dans l’eau, proposée à la vente par SPG One-Christie’s International Real Estate, l’expert des résidences de prestige du groupe SPG-Rytz. Par Emmanuel Grandjean


ARCHITECTURE

Ci-dessus : À l’origine, la Dullive était une auberge. Construite en 1850, la maison a conservé son charme fou. (Désirée Quagliara) Ci-contre : Les atouts du terrain ? Ses 250 mètres de bord de lac et ses 150 mètres de bord de rivière en zone protégée. (Désirée Quagliara)

L

es Gaulois avaient pour habitude de baptiser leur village en fonction des rivières qui les arrosaient. Dans la région de Nyon, ils trouvèrent l’onde si claire qu’ils nommèrent leur bourg « la pure », Glana en langue celtique. Lequel devint Glannis chez les Romains, Glanez puis, à la suite d’erreurs orthographiques successives, finalement Gland, apportant jusqu’à aujourd’hui la confusion avec le fruit du chêne qui figure d’ailleurs sur les armoiries de la commune. Le fameux cours d’eau, c’est sans doute la Dullive, le plus important des petits affluents du Léman, que les anciens vénéraient au point d’y installer une nécropole à son embouchure. C’est aussi le nom donné à cette charmante maison installée au milieu d’une végétation luxuriante de deux hectares et où croît aussi une forêt. Antiquaire solitaire Construite aux alentours de 1850, la bâtisse abritait à l’origine une auberge. Elle est ensuite vendue à une famille genevoise qui en fait ce que les gens du monde appellent alors une « campagne », un lieu de villégiature pour prendre le frais hors des

48

LVX MAGAZINE

villes. Avant d’être achetée dans les années 30 par un antiquaire qui partage sa vie entre Monaco, Paris et Genève. L’homme vit là, seul, deux ou trois mois par an, entouré de beaux objets. Il passe pour un original. À une époque où les fortunes doivent s’accomplir en affichant à leur patrimoine un château, vivre ainsi au bord de l’eau est une gageure. En 1959, le père des actuels propriétaire en hérite. La Dullive deviendra la maison de vacances de la famille pendant plus de soixante ans. Laquelle tiendra à conserver le cachet très XIXe siècle du bâtiment. Y pénétrer, c’est sentir le temps remonter à travers les murs, lorsque les dames en bottines sortaient dans le jardin avec leurs ombrelles pour affronter les premiers rayons du printemps. Entre deux eaux Les autres atouts de cette charmante maison de 7 pièces sur deux niveaux avec deux salles de bains, un bureau, un salon et une salle à manger ? Géographiquement, elle se trouve pile entre Genève et Lausanne et à vingt minutes de l’aéroport de Cointrin par l’autoroute. Elle est également idéalement située à proximité du prestigieux Institut Le Rosey ainsi que du Golf Club


ARCHITECTURE

Hiver 2023

49


ARCHITECTURE

Ci-dessus : La Dullive profite d’un terrain dégagé spectaculaire. (Désirée Quagliara) Ci-contre : La cabine de bains offre un point de vue imprenable sur le Léman. (Désirée Quagliara)

du Domaine Impérial. Elle possède une cabine de bains follement romantique pour prendre son petit déjeuner en observant le soleil se lever. Son hangar à bateaux permet d’arrimer trois embarcations, dont une à pied sec. Ses anciennes écuries peuvent être rénovées en maison pour les invités. Et bien entendu, son vaste terrain qui compte 250 mètres de bord de lac et 150 mètres de bord de rivière. Ce qui fait de la Duville une sorte de presqu’île à l’abri d’un voisinage prestigieux, – parmi lequel un célèbre champion du monde de rallye –, mais aussi du public. La flore et la faune de cette réserve naturelle devant être protégée, il a été décidé de les préserver des promeneurs.

50

Et pour ceux qui ne seraient pas sensibles aux vieilles pierres, il y a encore plus exceptionnel. Les propriétaires ont obtenu l’autorisation de construire sur cette parcelle, et à la place de la maison, une villa d’une surface d’environ 1000 mètres carrés habitables. Une situation inédite, presque unique dans cette région, où la loi fédérale sur l’aménagement du territoire déjà très stricte, va encore se durcir. De quoi bâtir sur cette perle du lac le domaine de ses rêves. Pour tout renseignement sur ce bien, veuillez contacter SPG One-Christie’s International Real Estate, +41 58 861 31 00, spgone.ch ou contact@spgone.ch

LVX MAGAZINE


ARCHITECTURE

Hiver 2023

51



HORLOGERIE

C’EST DANS LA

BOITE !

À l’origine conçu pour abriter et protéger le mécanisme de la montre, le boîtier fait désormais office de signature esthétique. Terrain de jeu du designer horloger, il sert aussi de champ d’expérimentation technique sans limites. Par Cora Miller L’ UR-112 Aggregate d’Urwerk et son boîtier inspiré par la Bugatti Atlantic modèle 57. (Urwerk)


HORLOGERIE

L’Octo Finissimo Tourbillon que Bulgari a plaqué de marbre vert. (Bulgari)

C

lassiquement, il est rond, le plus souvent en or ou en acier. On veut parler du boîtier qui contient le mouvement d’horlogerie et le protège des chocs et de la poussière. Dans l’histoire horlogère, il a longtemps conservé ce rôle strictement pragmatique, la montre se portant cachée dans une poche. Avec l’avènement de la montre-bracelet, les choses changèrent. Accroché au poignet, le garde-temps s’affiche et la boîte s’esthétiste. On lui invente de nouvelles formes : carrée, ovale, rectangulaire, coussin, tonneau, voire beaucoup plus originales et indéfinissables dans le cas de montres design. L’imagination n’est alors guère contrainte que par le mécanisme qui doit, finalement, y entrer. La taille, elle, participe au même élan. L’engouement public pour les mouvements mécaniques et les complications va encourager l’augmentation des gabarits. Le cliché de la montre homme forcément grande, et celle pour femme obligatoirement petite s’estompe. Les marques horlogères proposent désormais des modèles de 43, 44 voire 45 millimètres, souvent unisexes. De marbre Dans cette évolution dictée par les modes, les matériaux, eux en revanche, évoluèrent peu. On reste dans le classique, compte tenu du fait qu’il faut aussi penser en termes d’usinage. L’or (jaune, blanc et rose), l’acier, mais aussi le titane, la céramique, le carbone et le plastique sont aujourd’hui la norme. Les technologies et les savoir-faire toujours plus pointus autorisant des prouesses, on a vu arriver sur le marché des objets taillés dans des matières étonnantes. Des pièces souvent uniques, ou alors produites en toutes petites quantités, vu les difficultés techniques à relever pour sortir ces boîtes d’exception. C’est le cas de cette Octo Finissimo Tourbillon que Bulgari a recouvert de 110 facettes de marbre Verde Alpi, minerai vert

54

LVX MAGAZINE

caractéristique du Val d’Aoste, boîtier dont le développement et la mise au point ont duré cinq ans. L’horloger ne s’est pas arrêté là. Il a aussi plaqué le fond de cadran et le bracelet de pierre pour faire de cet exemplaire un bijou unique fabriqué spécialement pour la vente aux enchères de l’association caritative Only Watch qui soutient la recherche sur la myopathie de Duchenne. Cet événement biennal donne ainsi l’occasion aux manufactures de se surpasser en présentant des modèles atypiques. Chez De Bethune, l’horloger cofondateur de la marque Denis Flaegollet a forgé pendant plusieurs semaines le boîtier de son modèle DW5 Seeking Perfect à partir de minerai de fer trouvé autour de son atelier de l’Auberson, à Sainte-Croix, pour lui donner cet aspect de météorite brutaliste. Inspiration Bugatti Fondé par Felix Baumgartner et Martin Frei, Urwerk s’est fait une spécialité de ces garde-temps qui ne ressemblent à aucun autre. Outre la complexité mécanique de leurs projets, l’horloger et le designer zurichois se distinguent par une approche de la forme du boîtier résolument singulière. Comme ce modèle UR 112 Aggregate « Back to black » en titane noirci qui puise son inspiration dans l’automobile de collection. « Elle nous est venue tout droit des États-Unis, raconte Martin Frei. Nous avons eu la chance, Felix et moi, de découvrir l’impressionnante collection automobile de Ralph Lauren. Au milieu des bolides les plus rares, il y avait une Bugatti Atlantic modèle 57. Sa ligne parfaite, sa colonne vertébrale courant le long de sa carrure. Une pure merveille ! Ce fut la muse qui a inspiré mes premiers dessins de la UR-112. » Autre de ces horlogers extravagants qui traduit en objets mécaniques les rêves de ses collectionneurs adulescents, Maximilien Busser s’est imprégné du design streamline américain des années 40-50. Le Genevois fabrique depuis 2018 une collection Horological Machine N°9 en série limitée dont la cage en verre


HORLOGERIE

De gauche à droite : La DW5 Seeking Perfect en fer forgé de De Bethune et l’Horological Machine N°9 de MB&F. (De Bethune / MB&F)

De gauche à droite : La Purity Moissanite d’ArtyA dont la boîte est taillée dans un minerai synthétique presque aussi dur que le diamant et l’Escape II Absolute Sapphire « Hancock Red » de Purnell. (ArtyA / Purnell)

Hiver 2023

55


HORLOGERIE

saphir bombé et en métal précieux s’affranchit des frontières esthétiques de la haute horlogerie. Tranche de diamant Certains poussent la difficulté encore plus loin. Dans la pratique, la boîte est constituée de plusieurs éléments qui sont assemblés, notamment les cornes, qui prolongent la carrure et servent à accrocher le bracelet. Des manufactures relèvent le défi de fabriquer ces boîtiers d’un bloc. Un principe mis en pratique par Purnell depuis 2021 pour sa collection Escape II Absolute Sapphire. C’est aussi celui de la marque ArtyA d’Yvan Arpa. La manufacture genevoise produisait déjà la Purity Tourbillon Chameleon, une montre dont le boîtier est taillé dans une seule pièce de verre saphir changeant de couleur en fonction de la lumière. En 2023, pour Only Watch, elle s’est lancée dans une boîte en moissanite, pierre météoritique découverte en

1893 par le chimiste français Henri Moissan au fond d’un cratère du désert de l’Arizona. Deuxième minerai le plus dur sur terre, juste derrière le diamant, il est, comme lui, aussi produit de manière synthétique. Très commune en bijouterie où elle remplace avantageusement le diamant, la moissanite n’avait jusqu’à présent jamais été utilisée en horlogerie en raison de sa dureté qui la rend presque impossible à travailler. Sous ses 600 facettes, cette boîte iridescente abrite la nouvelle architecture du mouvement Purity développé en collaboration avec le concepteur de mécanismes horlogers Télôs de la Chaux-de-Fonds. Mais dans le genre « boîte de l’extrême », c’est Patek Philippe qui remporte la mise. En octobre 2023, Christie’s mettait en vente à Dubaï cette référence 3834/1 au look asymétrique. Une pièce unique fabriquée sur mesure pour un client privé en 1990. Et pourquoi unique ? Parce que sa forme originale est induite par sa glace, une tranche de diamant pur de 13,43 carats.

Une Patek Philippe rarissime avec sa glace en diamant. Elle a été adjugée à Dubaï en octobre 2023 pour 882’000 dollars. (Christie’s)

56

LVX MAGAZINE



TECHNOSOPHIE

VOYAGE

EN GÉOPONIE

Des cultures à la verticale dans des turbines aux allures de réacteurs ? Inimaginable voilà peu, ce nouveau concept agricole se développe tout en cherchant encore sa réussite économique. Visite chez Futura Gaïa, la start-up française la plus avancée dans le domaine. Par Philippe Chassepot



TECHNOSOPHIE

U

ne zone industrielle comme une autre, en banlieue de Tarascon. Nous sommes officiellement dans les Bouchesdu-Rhône, mais vraiment loin des reliefs des Alpilles, du cachet de Cassis ou des plages du sud du département. On déambule à travers une succession de hangars et bâtiments sans charme, mais celui qu'on est venu visiter va dévoiler un drôle de secret : il est bourré de vie végétale. À l'intérieur poussent salades et plans de basilic, installés dans des turbines géantes aux allures d’odyssée de l’espace. La note artistique est bien au-dessus de la moyenne, pour un délire très concret qui porte un nom : la géoponie rotative. Bactéries choisies Le concept peut sembler très pointu, mais il est finalement simple et logique : il s'agit de cultiver plantes, fruits et légumes en intérieur et à la verticale. De façon classique, avec graines, terreau, germination sur des petits plateaux pour ensuite poursuivre le processus trois ou quatre semaines dans les fameuses turbines. Tout en accordant une attention très soutenue aux paramètres essentiels comme l'irrigation, la lumière, la température, les taux d'humidité et de CO2. La rotation de l’engin dure cinquante minutes pour offrir une exposition identique à toutes les cultures. Les pesticides sont bien évidemment bannis, pour des conditions optimales H/24. Bactéries, champignons et même insectes prédateurs des ravageurs ont aussi été soigneusement sélectionnés pour une touche supplémentaire d’authenticité. Ça ressemble furieusement à la vraie vie, et c'est tout sauf un hasard. « La nature fonctionne bien, ça a été prouvé, il n'y a pas besoin de la réinventer », nous dit Pascal Thomas dans un grand sourire. Ingénieur de formation, il a fondé la

60

start-up Futura Gaïa en septembre 2020. C’est lui qui organise la visite de cette ferme pilote de 1800 mètres carrés avec bonnet, blouse et protection autour des chaussures pour s’assurer qu’on ne viendra rien contaminer. Il raconte la genèse du projet. « Je me trouvais au Canada en 2018, où ma fille aînée travaillait sur la biostimulation. Et en janvier, à Montréal, j'ai goûté une fraise sucrée, rouge, délicieuse, qui bien sûr n'avait pas poussé dehors. Ça m'a intrigué, avec aussi cet autre facteur : mon père a été agriculteur toute sa vie et il a fini avec un Parkinson épouvantable. Je me suis demandé comment on pouvait sortir des pesticides tout en restant efficace. Car l’efficacité reste la clé : en cent ans, on a gagné 6 milliards d’habitants, en passant de 2 à 8. C'est un vrai sujet. La course au rendement peut être discutable au niveau économique, mais la question reste : comment fait-on pour donner à manger à tout le monde ? » La terre qui disparaît Pascal Thomas fait certes un guide parfait pour se mettre à la hauteur du profane sur ce drôle de terrain de jeu, mais il est surtout intarissable dans sa conception du monde et des enjeux de demain. L’espace, déjà, pour justifier ses envies monte-en-l’air. « En France, ce sont dix à vingt mètres carrés de terres disponibles qui disparaissent toutes les secondes. On était 41 millions d’habitants en 1950, on est 68 millions aujourd’hui, et cette progression s’est faite au détriment des terrains agricoles. D’ailleurs, l’humanité a mangé les meilleurs espaces cultivables depuis qu’elle s’est installée, parce que la première maison a été bâtie à côté des terres, puis une autre, encore une autre, et c'est devenu mécanique, les villes se sont établies sur les meilleurs sols. L’idée, c’est donc de regagner les espaces perdus, et comme on ne peut pas revenir sur ce qui a été construit... »

LVX MAGAZINE

Mais son drapeau rouge de prédilection reste l'eau. Il a beau savoir que ses fermes sont exigeantes en termes d'énergie, il voit l'urgence ailleurs : l'eau se trouverait au sommet de la hiérarchie des ennuis qui nous guettent. « C'est la ressource la plus difficile à produire aujourd'hui. On ne sait pas faire, ou alors avec des pollutions énormes et des consommations d'énergie très importantes. L'urgence est là, car on est à deux doigts d'une coupure d'eau dans une grande métropole européenne. Et il n'y a pas de solution, à part l'évacuation », prophétise-t-il. De fait, sa géoponie est


TECHNOSOPHIE

Page précédente : Grâce à la géoponie rotative, on peut faire pousser des salades avec vingt fois moins d’eau. (Christophe Lepetit)

Ci-contre : L’objectif de Futura Gaïa est de vendre quarante de ces fermes à travers le monde dans les dix prochaines années. (Christophe Lepetit)

doit venir le temps des ventes et de la rentabilité. La société fournit des fermes clés en main, si possible aux producteurs agricoles et aux coopératives, pour des montants situés entre 2,5 millions d’euros pour l’entrée de gamme et jusqu'à 12 millions pour le modèle type qui compte 432 systèmes de culture. Les délais restent relativement longs, surtout avec les perturbations géantes de la chaîne logistique consécutives au Covid. Il faut compter environ un an pour la livraison, à condition que le bâtiment d’accueil existe déjà. L’objectif de Futura Gaïa est de vendre 40 fermes sur les dix prochaines années, dont la moitié en France. Avec l'idée globale de travailler à proximité de villes entre 100’000 et 200’000 habitants, pour assurer des volumes suffisants et baisser le coût des produits au maximum.

très avare en consommation : 9,6 litres d'eau sont nécessaires pour cultiver un kilo de salade, là où il en faut entre 150 et 200 pour les cultures classiques. Fermes clés en main Des arguments qu’il affûte depuis de longs mois pour optimiser les levées de fonds. Futura Gaïa a d’abord su trouver 2,5 millions d’euros pour lancer son activité, avant de réaliser un gros coup en début d’année : 11 millions d’euros, somme qui devrait lui permettre d’assurer son activité de développement sur presque deux ans. Mais c’est un combat

aussi chronophage qu’épuisant pour le chef d’entreprise qui a vécu de l’autre côté de l’Atlantique et qui pointe de vraies différences culturelles en matière de business. « En Europe, on veut les preuves avant le lancement du projet ; aux ÉtatsUnis, après. Je pourrais le dire de plusieurs façons différentes, mais en gros, si les Américains ont 80% de certitude sur un projet, ils foncent et ils attendent la confirmation. En Europe, on veut 100%, surtout en France avec notre culture très pascalienne... » Au-delà de sa philosophie très noble, Futura Gaïa reste une affaire. Après le développement et les levées de fonds

Le goût de la salade Mais quand même : ce côté novateur, cette allure futuriste, n’effraient-ils pas certains investisseurs potentiels ? « Jamais, mais combien de fois ai-je entendu : ‹ Je suis sur Mars ! › à chaque premier passage dans la ferme... C’est une véritable expérience olfactive et gustative, des gens redécouvrent le goût d'une salade alors qu'on en mange depuis des décennies. Normal, il y a ici plus de matière et moins d’eau », assure l’ingénieur. Qui regrette également que personne ne lui ait jamais posé cette question : quelle est la conséquence du changement climatique sur le prix des denrées agricoles ? « Parce qu’on a une inflation à deux chiffres un peu partout, et même à trois sur toujours plus de produits. Et le sujet de la population humaine n'est jamais abordé, non plus. » Au moment de nous quitter, il répètera cette interrogation qui a fleuri de nombreuses pages de son discours, la seule qui tienne, finalement : « Comment fait-on ? »

Hiver 2023

61


JOUET

Réinventer la roue Deux frères estoniens fabriquent une moto électrique dont le moteur, révolutionnaire, se situe dans la jante arrière. Par Marine Cartier

62


JOUET

V

ous vous souvenez du film Tron ? Le premier, celui de 1982, qui annonçait déjà le hacking et la surpuissance des réseaux bien avant internet. Oui ? Alors vous n’avez pas oublié la course de Light Cycle, ces drôles de deux-roues fluos qui traînaient dans leur sillage un mur contre lequel il s’agissait d’envoyer se fracasser la tête de ses adversaires. Au niveau du look, le modèle TS du fabricant estonien de motos Verge ressemble furieusement à ces machines qu’enfant on rêvait de voir circuler dans les rues. La comparaison s’arrête heureusement là, question de sécurité routière. L’originalité de ce modèle saute aux yeux. Il tient à sa roue arrière en forme de donut qui est en fait l’organe de propulsion de l’engin. Ce principe de motorisation n’est pas nouveau. Il est même presque aussi vieux que l’automobile – Ferdinand Porsche l’avait envisagé dans un prototype en 1900 – et relativement commun sur des modèles de scooter et de vélos. Mais ici, la roue étant dépourvue de moyeu, c’est dans la jante que se trouve le moteur, l’emplacement de ce dernier, sous le réservoir, servant désormais à contenir les batteries. Car oui, le Verge TS est une moto électrique. Plus de chaînes, plus de pignons, plus d’huile pour les lubrifier : Marko et Tuomo Lehtimäki, les deux frères fondateurs de Verge, avancent la simplicité d’entretien de leur modèle. D’autant que les fabricants classiques, comme Harley-Davidson, qui se mettent à l’électrique, ne font en fait qu’adapter leurs gammes existantes à transmission. Techniquement, la TS existe en trois configurations (Normal, Pro et Ultra) qui évoluent en fonction de la puissance en kilowatt (80, 102 et 150) de l’autonomie (250 kilomètres pour la première, 350 et 375 pour les deux autres) et du temps de recharge (respectivement 55 minutes, 35 minutes et 25 minutes). Les prix forcément suivent. Comptez entre 25’500 pour le modèle de base et jusqu’à 44’000 pour la TS surgonflée, hors options. Précommande sur vergemotorcycles.com, livraison prévue début 2024.

63


(Eimwerk Distillery)


RÉGAL

L’AMBRE AU PAYS DES MOUTONS DE

Les Islandais sont capables de tout, y compris de fabriquer un excellent whisky avec uniquement des produits locaux. Visite et dégustation, sans glace. Par Philippe Chassepot


RÉGAL

L’

Islande est certes une terre aux multiples paradoxes, mais elle pousse le bouchon un peu loin dans sa relation bipolaire à l’alcool – alors qu’en bons Nordiques de base, ses habitants adorent se mettre sur le toit. Prenons l’exemple de la prohibition. Décrétée en 1915 pour éviter que les pêcheurs se saoulent à mort les jours de repos, elle a été amendée dès 1921 sous la pression des Espagnols, qui menaçaient de boycotter le poisson venu des mers arctiques si les Islandais refusaient d’acheter leur divin nectar en échange. Mais comme la bière n’était pas concernée par le marchandage, celle-ci est finalement restée illégale dans le pays jusqu’en mars 1989… Tout est rentré dans l’ordre aujourd’hui, on peut boire tout ce qu’on veut, mais la vente est restée monopole d’État avec des taxes ridiculement élevées. Impossible d’acheter une bouteille en dehors des « vinbudin », hors de prix, et il faut

66

aussi savoir viser juste quand vous habitez loin de grandes villes, les horaires d’ouverture étant parfois très serrés. Conditions météo Un dernier blasphème pour la route ? Franchement, leur alcool national – le brennivin, une eau-de-vie de pomme de terre – voilà un truc qu’on ne proposerait même pas à un invité indésirable pour le faire déguerpir plus vite. Alors, lancer un whisky local ? L’idée était noble, mais elle partait de loin. La remarque fait gentiment sourire Eva-Maria Sigurbjörnsdottir, qui nous reçoit à la distillerie Eimverk de Gardabaer, une banlieue sans âme de Reykjavik. Diplômée en biologie, elle a grimpé dans l’aventure dès ses débuts en 2009 et y a cru sans modération. Rien de surprenant ici, la mentalité locale sculptée au fil des siècles d’une terre inhospitalière pouvant se résumer par : on fonce, et on réfléchira après. Mais elle le dit sans arrogance : « On n’a pas voulu réinventer la roue, il y a trop de pays qui maîtrisent le

LVX MAGAZINE

whisky depuis très longtemps. On voulait juste faire quelque chose de vraiment islandais avec une orge 100% locale et zéro pesticide, évidemment. On s’est dit que si les Écossais arrivaient à faire pousser leur orge, il n’y avait aucune raison qu’on n’en fasse pas de même. » Cultivée dans une ferme du sud, sa récolte est bien évidemment dépendante des conditions météo, une incertitude permanente ici. Par exemple : 125 tonnes en 2018, puis 85 l’année suivante, juste parce que les cieux se sont un peu agacés. Recette n°163 Ils ont nommé leur whisky Floki, pour Floki Vilgerdarson, premier Scandinave qui aurait volontairement navigué jusqu’en Islande au IXe siècle – c’est en tout cas ce que raconte le Landnamabok, le livre de la colonisation. Plutôt emballés par leurs premiers essais – « on était même très contents de notre toute première tentative, mais jamais on n’oserait la commercialiser aujourd’hui après tous nos progrès » – les


RÉGAL

Page d’ouverture : La Eimwerk Distillery a baptisé Floki son whisky Sheep Dung Smoked Reserve. Floki, comme Floki Vilgerdarson, premier Scandinave qui aurait volontairement navigué jusqu’en Islande au IXe siècle. (Eimwerk Distillery) Ci-contre : la cuve de la distillerie située à Gardabaer, dans la banlieue de Reykjavik. (Eimwerk Distillery)

fondateurs d’Eimverk ont préféré attendre leur 163e recette avant de proposer leur tout premier produit au public. Mais c’est un de leurs gins, primé lors d’un concours à San Francisco en 2014, qui leur a permis d’accéder à la notoriété et aux exportations, indispensables face au marché intérieur forcément très réduit (387’000 habitants). Et curieusement, leur produit de base nommé Young Malt est en quelque sorte victime de son succès : ils ont dû l’arrêter, avant de renoncer devant la logique commerciale. Jeune, comme son nom l’indique, mais pas tant que ça finalement : « Il n’y a pas d’humidité dans l’air en Islande, pas du tout. Quand il fait -10 chez nous, c’est très supportable, alors que zéro degré dans vos capitales européennes, c’est juste l’enfer. Du coup, le whisky vieillit plus rapidement ici », détaille Eva-Maria. Crottin de mouton Le produit phare de leur catalogue reste le Sheep Dung Smoked Reserve. Sheep Dung, littéralement le crottin de mouton, qui annonce clairement le procédé puisque c’est avec cette drôle de matière première que le whisky est fumé. Ça pourrait sentir le coup marketing à plein nez, mais les arguments historiques et géologiques sont très recevables. Il n’y a pas de gaz en Islande, ni de pétrole et plus de bois – ils ont taillé toutes les forêts, elles n’ont jamais repoussé. Pas de tourbe renouvelable comme en Écosse, non plus, le sol est trop jeune. Il a fallu trouver des solutions ; elles sont venues des moutons enfermés huit mois dans l’année. Leurs excréments, piétinés et compactés dans les bergeries, sont ensuite stockés en extérieur dans un endroit à l’abri du vent – pas simple – pendant deux ans puis utilisés pour fumer le saumon ou la viande. Eva-Maria nous montre une brique : compacte, plutôt légère, et quand on risque le nez dans ses environs, on ne sent que la terre ou la

poussière. « Faites-la brûler et on en reparle. C’est la pire odeur du monde, infernale », avertit-elle avec un petit sourire. Aujourd’hui, le crottin est encore utilisé pour fumer la nourriture – et le whisky, donc. Pour le chauffage, soulagement, c’est la géothermie qui a pris le relais. L’odeur de la mer Ce Smoked Reserve est un régal : léger, absolument pas écœurant, bien plus proche d’un Lagavullin 12 ans que le 16 ans plus grand public. On demande confirmation à un spécialiste. Direction la Nièvre avec Loïc Bazin, importateur exclusif en France. Il s’était laissé tenter voilà quelque temps, à la suite du signalement d’un influenceur allemand, pour un décollage immédiat. « Une vraie surprise, ça ne ressemblait à rien de ce que je connaissais déjà. Et surtout pas à un énième produit d’influence écossaise, parce que si c’est juste pour changer l’étiquette, n’est-ce pas… On sent que c’est une méthode locale, il y a tout une culture dans une bouteille. On sent le cuir, la tannerie, des notes céréalières. Et puis une légère note d’iode aussi qui m’a fait penser aux conserveries d’anchois quand on passe à Collioure. » Le prix reste assez élevé, entre 80 et 90 francs la bouteille, surtout en raison des coûts de transports islandais, « plus élevés que pour l’Australie », selon Loïc Bazin. Qui dit aussi que ceux qui goûtent achètent ou rejettent. « On aime ou on n’aime pas, il n’y a pas d’entre-deux. Certains cavistes refusent sur-le-champ, d’autres précommandent à la première occasion pour être sûrs d’en avoir. » L’Islande, un pays qui ne fait pas dans la demi-mesure. On adore ou on s’enfuit. Tout pareil pour son whisky. Eimverk Distillery Lyngas 13, 210 Gardabaer +354 416 3000 flokiwhisky.is

De haut en bas : La distillerie islandaise fabrique aussi du brennivin, eau-de-vie typiquement scandinave. Le fameux crottin de mouton qui sert à fumer le produit phare de la marque. (Eimwerk Distillery)

Hiver 2023

67


(Nuclear Lily)

CORPS

68

LVX MAGAZINE


CORPS

MÉDECINS DE

DEMAIN

Formation et entraînement des praticiens et des chirurgiens ; rééducation des patients atteints d’AVC ou encore moyen d’apaiser la douleur des grands brûlés : la réalité virtuelle s’impose de plus en plus dans tous les domaines de la santé. Par Alexandre Duyck

P

ince. Bistouri… Et casque bardé d’objectifs. Les années passent et les outils du chirurgien évoluent aussi vite que la médecine. En 2017, Synalpes Kaizen, une startup française basée à Annecy, filme une intervention réalisée au Centre hospitalier Annecy-Genevois. Une opération de près de cinq heures qui vise à remplacer la valve aortique d’un patient par sa propre valve pulmonaire, elle-même remplacée par un greffon. Six caméras sont installées en plus de celle que le chirurgien porte sur son front. Ce dernier explique : « Cette technique va permettre de mieux former nos équipes et de nous concentrer davantage sur l’acte chirurgical en lui-même, sans pour autant éliminer le traditionnel compagnonnage entre le maître et l’élève. » Monde apaisant Cette innovation constitue alors une première mondiale. Six ans plus tard, l’utilisation de la réalité virtuelle est devenue monnaie courante en médecine : elle permet d’assister des traitements thérapeutiques, de former les praticiens, ou même de soulager la douleur… La réalité virtuelle offre aussi la possibilité d’accompagner la rééducation des fonctions cognitives altérées chez un patient. Si ce dernier a souffert d’un traumatisme crânien par

exemple, et que le médecin souhaite observer ses évolutions et ses progrès, il pourra utiliser la technologie afin d’immerger l’individu dans une situation de la vie quotidienne. Comme l’expliquent les dirigeants de Reality, agence spécialisée dans les technologies immersives et interactives, « le médecin l’observera alors réaliser des gestes de la vie de tous les jours, comme s’habiller, ou se faire à manger, afin d’identifier les difficultés rencontrées et proposer des axes d’amélioration vraiment adaptés. » Autre possibilité : permettre de rééduquer et de soigner une personne atteinte de graves blessures telles que des brûlures qui entraînent des souffrances souvent insoutenables. Immergé dans un monde apaisant, le patient peut se concentrer sur la beauté et la sérénité des paysages, en pensant à autre chose qu’à son supplice. De telles applications permettent aussi de réduire la consommation médicamenteuse lourde. Masque de distraction En Suisse, de nombreux établissements ont adopté la nouvelle technologie. Au sein du CHUV de Lausanne, le service d’ergothérapie a recours pour certains patients aux casques de réalité virtuelle « depuis début 2022, notamment dans le domaine de l’orthopédie et des pathologies de la main, explique Marie

Hiver 2023

69


CORPS

Nicollier, chargée des relations médias de l’hôpital vaudois. La réalité virtuelle vise essentiellement à soulager le stress, l’angoisse et la douleur chez certains patients. Le recours à cette technologie est le fruit d’une approche personnalisée. » Deux autres services équipent aussi soignants et patients de casques ou de masques. « En chirurgie viscérale, des masques de distraction virtuelle sont utilisés afin de diminuer l’anxiété, en complément des dispositifs habituels », reprend Marie Nicollier. En rhumatologie, le CHUV utilise la réalité virtuelle depuis cinq ans, dans le cadre d’un programme multimodal contre la douleur. Les personnes souffrant de fibromyalgie, de maux de dos chroniques ou d’autres syndromes douloureux musculo-squelettiques résistants au traitement sont hospitalisées pendant deux semaines et profitent de séances de vingt minutes par jour. Geste précis Autre établissement convaincu de l’utilité du procédé, l’hôpital de La Tour, à Meyrin. Un établissement privé fort de 1229 employés, dont 511 médecins. « Nous utilisons la réalité augmentée avec le système NextAR depuis 2021, pour la pose de prothèses totales du genou, détaille Stanislas Frizon, chargé de communication de l’hôpital. Lors de l’opération, le chirurgien porte une paire de lunettes à travers laquelle il est en mesure de consulter, tout en gardant la pleine vision du patient et du champ opératoire, toutes les informations nécessaires à la procédure. Grâce au NextAR, le médecin est capable d’opérer des ajustements pendant l’intervention, ceci en se passant de matériel externe encombrant et invasif pour le patient. Il gagne en ergonomie, en précision et en efficacité. » Il y a deux ans, le Dr Philippe Alves, chirurgien orthopédiste et spécialiste du genou, a réalisé une première européenne en alliant réalité augmentée et intelligence artificielle pour offrir aux patients les meilleures chances de récupération possible après la mise en place de prothèses. « L’utilisation de ces techniques de dernière génération nécessite que celui qui l’emploie ait une connaissance et une expérience solide du geste chirurgical, souligne le Dr Alves. Ces nouvelles technologies ne prennent aucune décision : elles assistent le chirurgien dans la précision de sa pratique, à chaque étape. Leur utilisation doit être considérée comme un élément de plus pour obtenir un bon résultat. » Dans la foulée, son collègue, le Dr Alexandre Lädermann, chirurgien de

70

LVX MAGAZINE

l’épaule, a, à son tour, utilisé cette innovation pour la première fois. Lui aussi avec succès. Comme dans un jeu vidéo Ailleurs, la réalité virtuelle va surtout être utilisée pour former les futurs praticiens. À Londres, un hôpital propose à des étudiants de se confronter à des situations concrètes d’urgence médicale. « Nous avons écrit les scripts et pris des acteurs pour jouer. Nous avions aussi des experts dans le jeu vidéo pour concevoir les interactions », explique Adrian Cowell, responsable innovation à l’Imperial College. Crise d’asthme, de diabète, AVC… La moindre erreur de ces futurs médecins peut être fatale. Via un casque de réalité virtuelle, ils doivent donc prendre des décisions qui influeront sur la santé du patient. Totalement inexpérimentés, ces jeunes gens se retrouvent seuls avec la vie d’un malade entre leurs mains. Un malade qui, fort heureusement, n’est qu’une entité numérique. En France aussi, on s’est penchés sur la question. « Détecter un cancer sur le double numérique d’un patient, améliorer les thérapies grâce à la simulation, permettre aux chirurgiens d’affiner leur technique grâce à la réalité virtuelle et augmentée… énumère le site MSD Connect, dédié aux professionnels de la santé. Telles sont les promesses du métavers, cet espace virtuel dans lequel on interagit de manière totalement immersive, grâce à des avatars. Pour l’instant, ce ne sont que des projections, le métavers en santé est en pleine construction. » Charge mentale À Paris, l’hôpital Bichat a ainsi créé le premier « diplôme universitaire de métavers en santé » co-dirigé par le Pr Boris Hansel, endocrinologue. « Face à la révolution numérique que nous traversons, il est plus que nécessaire de former les professionnels aux nouvelles technologies », résume-t-il. Mais attention, il faut prendre la réalité virtuelle avec des pincettes : publiée en 2020 par la revue Virtual Reality, une étude du CNRS indique que « les symptômes et effets indésirables de la réalité virtuelle — cinétose, fatigue visuelle, fatigue musculaire, stress et charge mentale — ne permettent pas d’envisager à court terme un usage prolongé des technologies immersives, notamment dans un contexte professionnel. »


MARQUE DE CONFIANCE NL ferblanterie sanitaire Sàrl

Service d’urgence 24/24 | tél. 022|885 03 85 ou 022|329 36 04 Rue François-Dussaud 17 CP 1628 - 1211 Genève 26 | info@nl-sanitaire.ch Hiver 2023

71


Genève

Choulex

Située en plein cœur de la campagne genevoise, cette somptueuse maison a été entièrement rénovée en 2010 et offre un cadre de vie exceptionnel. Elle jouit entre autres d’une belle bâtisse datant du XVIII e siècle ainsi que d’une ancienne écurie reconvertie en piscine intérieure.

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

72

LVX MAGAZINE


1’020 m² habitables 8 chambres 6 salles de bains 6’027 m² de parcelle Prix sur demande

Hiver 2023

73


Genève

Cologny

Entièrement rénové, ce luxueux appartement se situe dans une résidence de standing sécurisée. Une belle terrasse de 158 m 2 offrant une somptueuse vue sur le lac et le Jura complète ce bien d’exception. 363 m²

4

CHF 9’800’000.–

5

Vieille-Ville

Situé dans un quartier prisé et à proximité immédiate de l’Église russe, ce somptueux appartement a été rénové avec des matériaux de qualité. Il est en parfait état d’entretien et jouit d’une atmosphère chaleureuse et accueillante. 508 m²

4

Prix sur demande

4

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

74

LVX MAGAZINE


Genève

Cologny

Construite dans les années 80, cette vaste propriété est implantée sur une parcelle joliment arborée. Elle s’étend sur deux niveaux et bénéficie d’une possibilité d’agrandissement d’environ 130 m². Son jardin bien entretenu et sa belle piscine jouissent d’une vue panoramique sur le lac et les montagnes. 430 m²

7

4

Prix sur demande

2’113 m²

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

Hiver 2023

75


Vaud

Pully

Cette jolie villa bénéficie d’un cadre de vie agréable et d’une magnifique vue sur le lac et les montagnes. Elle offre des pièces de vie lumineuses, une piscine intérieure chauffée, un jacuzzi ainsi qu’un jardin joliment arboré. 320 m²

5

4

1’560 m²

CHF 5’890’000.–

Perroy

Élégante et respectueuse de l’environnement, cette magnifique villa moderne offre une vue imprenable sur le Léman. Bâtie avec des matériaux raffinés, elle jouit d’une belle luminosité grâce à ses immenses baies vitrées. 350 m²

6

5

3’824 m²

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

76

LVX MAGAZINE

CHF 10’500’000.–


Vaud

Féchy

Nichée dans un environnement privilégié, cette somptueuse villa contemporaine vous offre une vue à couper le souffle sur le lac et les montagnes environnantes. À l’extérieur, un jardin champêtre et une agréable terrasse vous invitent à la détente. 350 m²

3

3

Prix sur demande

2’943 m²

Saint-Prex

Entièrement rénovée, cette maison de maître se distingue par la finesse de son architecture et par son environnement paisible. Elle est dotée d’un magnifique jardin agrémenté d’une piscine et offre une jolie dépendance pour recevoir et divertir vos invités. 730 m²

5

5

Prix sur demande

7’190 m²

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

Hiver 2023

77


Vaud

Caux

Sise sur les hauteurs de Montreux, cette magnifique propriété jouit d’une situation exceptionnelle et offre une vue imprenable sur le lac. Entièrement rénovée, elle est répartie sur trois niveaux et se démarque par son charme unique ainsi que son jardin agrémenté d’une superbe terrasse et d’un jacuzzi. 800 m²

5

6

1’760 m²

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

78

LVX MAGAZINE

Prix sur demande


Succès

DÉCOUVREZ CERTAINS DE NOS PLUS BEAUX SUCCÈS

Magnifique château agrémenté d’un grand parc à Genthod Vendu en septembre 2023

Hôtel particulier avec accès direct au lac à Rolle Vendu en août 2023

Somptueux appartement situé sur les quais à Genève Vendu en juillet 2023

Sublime chalet niché en plein cœur de Gstaad Vendu en juin 2023

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

Hiver 2023

79


Bénéficiez de notre accompagnement pour votre projet immobilier à l’international. En partenariat avec Christie’s International Real Estate et ses 138 affiliés, SPG One vous ouvre les portes des plus belles propriétés à travers le monde. À la montagne, au bord de la mer ou dans les villes les plus influentes, découvrez une sélection de nos résidences de rêve parmi plus de 25’000 propriétés référencées.

ROYAUME-UNI - Londres

Duplex de 409 m² • 15’700’000 GBP

ÉTATS-UNIS - Chicago

Maison de 1’244 m² • 10’750’000 USD

ALLEMAGNE - Munich

Attique de 380 m² • 10’890’000 EUR

LES BAHAMAS - North Eleuthera

ESPAGNE - Ibiza

Villa de 690 m² • 7’500’000 EUR

Propriété de 929 m² • 45’000’000 USD

THAÏLANDE - Phuket

Résidence de 1’560 m2 • 521’539’401 THB

SPG ONE SA Route de Chêne 36 - CP 6255 - 1211 Genève 6 +41 22 849 65 06 - contact@spgone.ch - spgone.ch




Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.