Journal RC

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ROBERT CANTARELLA

JOURNAL 1989 - 2008


© ROBERT CANTARELLA 2011

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1 9 8 9 Notes pendant Inventaires 1 : Le théâtre reste un lieu où l’on peut surprendre la mélodie des êtres. Un accord momentané pendant la durée de la représentation (de la traduction, de la trahison). L’art du théâtre serait de tendre à une harmonie provisoire, (l’écoute d’une communauté). …/… Le désordre peut jeter des feux de clarté sur une harmonie de la grâce inversée. …/… Faire événement. Sur quels critères ? Le théâtre revient comme l’objet idéal de l’événement : l’irréversible de sa forme : si tu l’as raté, tant pis, peut-être ailleurs, plus tard. Il n’y a pas de plus tard. Le théâtre travaille en pure perte. …/… Comme on fait son festival on se couche. …/… Si la sagesse est la béatitude acquise à force de désespoir par le renoncement aux projections dans le futur de vies rêvées, le metteur en scène est l’envers du sage. Lui qui va sans cesse sur la ligne du temps pour y goûter de nouveau des proies délicieuses. Pourtant sa sagesse, issue de son obligation à concrétiser ses fantasmes, rivalise avec celle du contemplateur.

1 Pièce de Philippe Minyana

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Le metteur en scène doit sans cesse adapter sa vie imaginaire, ses désirs futurs à la dure réalité de pierre du ici et maintenant, et quand bien même ses projections seraient irréalisables, le corps et la voix des autres le contraignent à envisager toujours le point précis du présent. A ne travailler que sur du présent, de la présence. C’est cette présence au réel de la scène qui sans doute conserve l’acteur dans sa vraie béatitude. Le metteur en scène, lui, oscille et négocie sa présence avec celle des autres (fantômes). Ce travail mérite attention. …/… Il y a des jours de tempête calme, de ressac silencieux. Des moments unis par le blanc de la feuille, la toile. Des instants comme des pierres qui émergent à peine, affleurant la surface respectée, provisoire, du fil du temps. Et si l’art ne tente que ça ; d’immobiliser le flux, le courant, le bruit de la pensée non dite. …/… les vapeurs confinées des après-midis l’heure du réveil des moquettes le temps se voit sur le linge qui sèche l’horreur au ralenti de la nuit sans sommeil …/… Ce spectacle prend pourtant forme dans mon esprit. Penser aux mélanges de théâtre. Aux étirements du temps, à sa dilatation, à une partition revécue après un rêve. Penser à cet éloge des passions qui court tout le long de cette logorrhée. Amour, haine, sexe, pitié, désespoir, attente. …/… Comme l’a dit Judith Magre hier au restaurant, nous frôlons parfois comme un souvenir du bien-être. Un bonheur d’être ensemble. Décidemment il est vraiment difficile de parler : chaque situation se retourne avec une facilité déconcertante : dire que je l’ai haïe et hier

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soir je la regardais, attendri, presque ému par cette carcasse encore agitée de génie. …/… Le cadre me va. Une fois cerné, le mouvement me paraît aller de soi. Comme une contrainte nécessaire : donnez-moi des bords et je vous fais le monde ! Soulagement (passager) à propos des costumes : combien de temps ?

Notes pour Les Petits Aquariums 2 : Je ne pouvais pas attendre le blanc. Les jours qui me laissent légèrement vacants. Ce passage doit être normal pour tout travail. Celui-ci a particulièrement commencé dans la tourmente, le désordre, la panique. Pendant une semaine on craignait un retrait des acteurs, des coproducteurs, puis il a fallu gagner la confiance des acteurs. Il m’a fallu faire la preuve d’une capacité : celle de mener à son terme l’aventure. Aujourd’hui dans le calme apparent d’après l’échauffement (ici une brûlure) on voit se redéposer une brume de soucis qui laisse découverte la forme jusque-là éclairée à tâtons. Elle est faite de nos désirs et de nos contraintes. Donner une forme à ce qui n’a pas de nom est le souci, mon souci. Il me plaisait que cet assemblage de formes qui deviendra un spectacle, n’ait jusque-là pas reçu de nom. Par conséquent les trop longues exploitations d’un thème sont inefficaces. Elles installent le code donc la compréhension. Cherchons l’instable. De l’indéterminé. …/… Bande son en marche. Eléments qui arrivent. Affiche prête. L’ensemble prend forme. Délicat passage où le spectacle se concrétise et où la forme générale me paraît pourtant lointaine et pas accomplie. …/… 2 Pièce de Philippe Minyana

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Premier filage dans les lieux. Déterminations difficiles. Il faut l’énergie finale et vitale du mouvement, des dernières transformations vers la forme générale, celle qui sera. …/… Le moment où la pièce bascule vers son échappée. Elle fuit vers son achèvement. Je crois que le moment le plus pathétique de tout le cheminement est celui-là, quand tous les éléments rêvés se concrétisent. Nous avions en tête (nous étions quelques-uns) : le gazon, la porte, le son, l’espace, les risques. La réalisation apporte son être - incontournable matière – C’est bien le terme de réalisation qui actuellement me va. Le produit est une énigme, il y reste une inconnue, je crois que j’approche une préoccupation fondatrice. La mise en lumière de l’innommable, de ces formes qui n’ont pas de nom. …/… Moment délicat : chaque choix est capital dans la mesure où nous ne pouvons pas revenir dessus. Dans le même temps les éléments étant tous présents, les choix sont plus faciles. …/… Panique. Pourtant les premiers filages ont confirmé nos choix. Que faire des humeurs de l’acteur ? Il faut aussi être chirurgien, savoir extraire le mal. Savoir aussi le laisser gagner pour détruire un membre complet. A force d’avoir soutenu à bouts de bras cette histoire, j’ai acquis un calme olympien. C’est-à-dire j’en arrive au détachement des sages. …/… C’est aujourd’hui. Difficile passage. La terreur du spectacle ressemble à son entreprise. Une mise en scène fragmentaire. J’ai curieusement une impression de sûreté. Vertige avant de toucher le sol ? Les avis s’accumulent. Il faut s’arrimer au navire. Passer la tourmente. Il va falloir remettre en jeu pas mal d’éléments.

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…/… Et voilà que tout se consume. Le temps rejoint son point d’origine. Le ciel bleu est bien le plus implacable. Avec ces quelques aménagements, ces échappées vers le cru, vers le simple, vers le froid, le spectacle va perdre sa forme. …/… Jamais seul. Difficile. Une étape qui semble franchie. Reste à en tirer un enseignement. La méthode de travail : inspiration continue ; prendre avec ce qu’on a. Avancer à l’aveugle. Progression de peintre : choisir un format, une idée, une intuition et puis laisser jaillir. Je fais passer l’idée vers sa forme provisoire. Les veines initiales : l’obscène, le fragment, le recyclage du rejet. Et puis toujours ce souci de cause commune, de partage, de défi. …/… Le travail avec les acteurs : comment amener des personnes vers ce qui n’est, dans un premier temps, qu’un vague brouillard. C’est pour cela que je table (trop) volontiers sur la sympathie et sur les vertus du mouvement. Pourquoi alors cette force d’inertie ? Peut-être un précepte (une Asie de pacotille) que j’invente et applique : face à la montagne, je deviens montagne. L’obligation qui m’est faite de rester, de tenir, de devenir un roc pour me sauvegarder des dérives aisées et propices. Pourtant il me paraît capital et décisif de développer mon travail avec les acteurs. D’abord de les aimer, de les accompagner, de ne pas les lâcher dès que la destination semble visible (elle ne l’est que pour moi) puis de les regarder évoluer pour les guider au plus juste (au plus près). Et aussi paraître plus ferme, plus déterminé. Circonscrire ma région avec la rigueur des tristes. Et donc prévoir. L’intuition peut beaucoup, il faut qu’elle soit canalisée. …/…

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L’état général est climatiquement parlant, celui des jours étirés et tièdes, l’heure des moquettes tièdes (quand le soleil se déplace en quadrillage précis au ras des milliers de poils serrés). …/… Comme prévu, rien de ce que j’attendais, n’arrive. Quand j’ai laissé glisser le projet vers sa destinée, j’ai eu droit au réveil et à l’estime des troupes. Paradoxe des vases communicants. Le spectacle n’est pas à sa hauteur, pas à la mienne. Il me faut repartir pratiquement à zéro et tout reconsidérer. En me servant de cette étape. Exaltant !! Pas de désir précis si ce n’est le travail. Je n’avais pas ressenti cet état depuis très longtemps. D’être allégé d’un poids. Cette création m’allège. Voici le seul intérêt du créateur : s’alléger la vie, se la rendre plus claire, chasser un temps la masse de l’étant en devenir, il me semble avoir acquis en perdant, en laissant ; le vrai don de soi est la seule voix. Comme le don d’amour, sans ironie. Envolée vers les cieux du vide une fois tout donné. …/… Le spectacle est terminé dans sa première version. Sans tambour ni trompette. Ma tranquille assurance est déstabilisée par deux critiques négatives (en fait une négative et celle de Libération qui expédie la chose) et par un refus du Centre d’Elancourt de prendre le spectacle en octobre. C’est pour le moins humiliant, d’autant plus que je n’arrive pas à percevoir l’accueil du spectacle (d’autres critiques sont excellentes, et les amis sont, semble-t-il, heureux) et que j’ai beaucoup de mal à envisager la suite du spectacle, je n’ai que le concept de saleté comme repère : nous verrons bien ! (le nous c’est je ?) …/… Me voilà metteur en scène. Je vais donc vivre pour ça et comme ça. Je dois bien sûr parler une autre langue, si possible l’allemand, et connaître l’histoire du théâtre. Mais je dois, aussi, penser au cinéma et le plus rapidement possible tourner un film. Moi qui me pensait allégé, je retrouve mon poids (graisse) de certitudes.

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Toujours en 1989, Tournée d’ Inventaires à l’Est Les allemandes de l’Est regardent les hommes tard et loin. Peu vu pour l’instant. Le temps et la température variant, la ville de Zagreb, son approche, semble plus secrète, plus complexe.

Début de nouvelle à continuer : Le voyage produisait la même constatation que l’amour, tout à coup le déplacement et l’étrangeté devenant non seulement des forces vitales mais il se demandait comment il avait pu jusque-là – il se plaçait alors ailleurs, au-delà de son lien traditionnel – oublier la vertu de l’immersion en autre chose. Tout devenant simple et clair. Il en arrivait même par souci pur de définition, souci qui semblait s’appliquer à toutes les fonctions de son existence, à dire à haute voix des phrases comme : « c’est le déplacement qui créé la clarté » ou « le voyage nettoie ». Satisfait et comblé par la seconde lumière que jetait sa définition, car suite à la déduction qui permet l’assemblage de la formule s’anime la nouvelle luminosité due à la relecture de la sentence, hors son ancrage, et devenant légèrement universelle donc totalisante, cela le rendant heureux de se savoir responsable d’une loi applicable à tous et partout. …/…

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Berlin, à l’Est reste Intacte, pas d’affleurement Une odeur du souvenir de la perte La brume, la belle, celle qui meut. Vienne, la barbe aux papas Les mâchoires cousues dans l’air Les promesses des repas Sigmund, où sont tes repères. Budapest se marie Elle en meurt d’envie Les hommes, eux, en rient Se massent leurs beaux vits Zagreb se détache A l’aise, en avant Voilà que je m’arrache Aux douceurs cassées du vent.

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…/…

Après une visite au musée des Beaux-Arts de Budapest : -

voilà des Gréco. Ils traversent le temps. Le regard de l’un des personnages est jour et nuit depuis 5 siècles, triste et sérieux. Cette remarque est ridicule mais vraie.

-

La tranquille assurance du message vient vers nous. La peinture, sa force, se mesure au plaisir de peindre de l’auteur. Ici l’expression du sujet et du thème importe autant que la jouissance de la couleur, de la matière, de l’organisation, des masses thermiques, des lignes entre elles. Ainsi de nouveau, cet acte s’apparente à une jouissance. Ce plaisir de la peinture existe depuis la première main sur une paroi de pierre mais la conscience fait la différence.

-

Trois aveugles marchant dans une rue de Budapest. Le premier, un homme, tient un enfant dans ses bras. Le second, un deuxième homme, tient le bras du premier. Ils sont de corpulence équivalente : un petit ventre proéminent les caractérise. La troisième, c’est une femme de 45 ans environ – à mon avis ils ont tous les trois la même tranche d’âge – pose sa main sur l’épaule du deuxième – sa main droite sur l’épaule gauche – et garde son bras tendu. Ils sont habillés pauvrement. Leurs vêtements sont de couleurs vives légèrement passées. Comme si cette association ne suffisait pas à rendre leur apparition étrange et incongrue, ils sourient tous les trois (je ne peux pas voir le visage de l’enfant) et marchent assez vite se guidant de deux cannes blanches qui comme des antennes agiles, repèrent tous les obstacles – trottoirs – poteaux indicateurs. Tout à coup ils bifurquent à angle droit et disparaissent. …/… A Varsovie souvenir déjà : entre 2h et 3h30 le plaisir du sommeil et la vue perdue sur un arbre balancé par la bourrasque. La pluie par giclées successives, écran entre son assouplissement volontaire et une façade meurtrie. Devant, en faction, un militaire, normal. …/…

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Les mots se mesurent à leurs hauteurs immergées. Parfois ils se tendent sur le câble de la pensée. Ils offrent, alors, leurs éclats aérés. Ils sèchent et s’allègent de leurs sucs gratuits. Il reste quoi. La flaque, le pli, le bruit, l’air, l’étoffe. …/… Nous appellerons espace minimum requis, le volume nécessaire et indispensable pour essayer, faire, défaire, pour pratiquer notre métier de metteur en scène. Nous appellerons « compagnie » une personne et une seule qui réunit à l’occasion de spectacle un groupe de gens de métier. Cette personne va vite et fait tout pour donner l’illusion du groupe permanent. Au Quai de la Gare3 comme pour tous les spectacles suivants, j’ai assumé les rôles de producteurs, donc de recherche de production, de secrétaire, de maquettiste, de conseiller, de représentant de mon commerce, de barman, de chauffeur de tournée, de régisseur général, de régisseur lumières et son, de technicien au montage et démontage d’un décor, de maçon, de metteur en scène, d’assistant, d’attaché de presse, de colleur d’affiches, de public relation, de décorateur, d’enseignant, de dramaturge et de comptable. J’ai dû en oublier. …/… Nous avons la nostalgie, la nostalgie d’une certaine légèreté qui nous permettait d’exercer notre travail en ayant pour but l’esquisse et non pas le tableau pour découvrir parfois dans l’esquisse le véritable tableau.

3 Lieu alternatif à Paris, créé en 1983

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1 9 9 2 Zakopane le 11 septembre

Journal de répétitions pour Dom Juan de Molière à Lodz (Pologne) Je commence à la fois un cahier et un journal. Inaugurer avec détermination et satisfaction l’espace du rien dit vers l’établissement de cette pensée courante. N’avait-elle rien à dire ? Elle est là. Posée. Ici vers les montagnes, j’épure et retrouve encore l’ancienne lutte de l’idéal (que c’est simple : l’identification du paysage à l’âme et pourtant rien n’est plus vrai), c’est-à-dire à chaque fois ressenti. Bien sûr une culture me rend cette nature mentale, mais qui dit ça, moi, avec ma mémoire, mes souvenirs ramassés et mis en tas. Un fait éclatant, comme l’air de Zakopane. Ces prés doux et soyeux me rendent à une pensée plus ferme, plus aiguisée. La sensation de cette éclaircie m’appartient. Je me pense plus aigu, le désencombrement psychologique agit grâce à l’environnement, grâce aussi aux souvenirs de replis et de retraite associés à ces lieux. Le temps et l’espace sont la mise à feu de la pensée. …/… Pris le café dans un petit bar. Homme grand assez jeune, fermé au premier abord, puis étonné et finissant par augmenter le son de la télévision, pour moi sans doute, où était diffusé un film avec Michel Piccoli. Une voix recouvre et traduit la bande son. La machine à glace a un son très fort. Le garçon sur le côté semble regarder en face vers l’étalage et non pas l’écran. Le fait d’être ailleurs apprend la mort. …/… Les quatre heures de marche m’ont solidifié. Quel bonheur ! L’effort fait sur soi comme un châtiment infligé au corps, pour cette dérisoire ascension consolide et clarifie tout l’être. Surtout que le mien a une fâcheuse tendance à l’éclaté, à l’éparpillement. A cette occasion, j’ai pensé à quelques formes dites artistiques :

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1) un récit ou nouvelle qui raconterait (première personne), l’événement banal du conglomérat d’images naissantes au moment de la masturbation. Dans le récit que je soufflais au rythme de mes pas, je faisais alterner la difficulté à rassembler ses fantasmes et la pure gymnastique du poignet sur le sexe. Après avoir tenté des acrobaties, je réunissais deux visions pour obtenir l’émission. A ce moment-là une image incongrue (peut-être l’aile avant droite d’une Honda Civic) se superpose ou plutôt se mélange aux deux bouches de femmes en train de chercher leur langue et facilite le dégagement de l’humeur. 2) Un scénario de très court métrage. Un homme parle à une femme. Manifestement elle est bilingue, lui non. Il drague, au début inconsciemment, une autre femme. La traductrice dont on doit comprendre le rôle auprès de cet homme, fait son travail. Puis ils sont en boîte, elle continue à traduire. Plus tard dans une chambre, elle traduit les agitations du couple qui s’échauffe devant elle. Elle se recoiffe et sourit. …/… Comme on se fait vite à un lieu, ici à Lodz par exemple. J’ai déjà la sensation de rentrer chez moi. Les habitudes sont faites. Comme un vêtement avec ses plis, j’ai la sensation d’être modèle ou d’avoir arrangé cette maison à ma mesure. Comment faire avec la forme obscure (foncée) qui colle à moi. Qui n’a aucune apparence définitive, qui me suit ou plutôt m’attend, elle ne veut pas se fatiguer. …/… Les premières répétitions inaugurent un travail passionnant. Nous sommes entrés de plain-pied dans le mouvement de la pièce. Richard et Yacek se balancent contre la scène et repèrent très vite les bonnes des mauvaises indications. Il ne faut pas le dire mais pour la première fois, je dirige une distribution d’acteurs plus âgés que moi. L’acteur qui fait Gusman est extraordinaire. Il se jette dans le rôle sans les préparatifs fatigants, il montre directement la marionnette de son personnage et la joue tellement qu’il remplit à ras bord l’indication, sans faire le malin ou l’ange. Cette franchise est une caractéristique des amateurs, c’est la première fois que je vois cette qualité chez un professionnel.

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Je dois fortifier mes points faibles. Préparation du travail. Construire une architecture de scène apparemment facile et faisant appel à des sentiments directs. Attention à ne pas faire du simple pour le simple (souvent l’alibi des imbéciles) mais tresser et tisser un réseau complexe pour aboutir à une expression qui préserve tous les niveaux (je n’aime pas ce mot : tous les bruits peut-être) des émotions et des vitesses.

Lodz, le 16 septembre Ciel en coton hydrophile. Bout de l’ombre qui bouge. Le vent ne monte pas jusqu’ici, il s’arrête au 9e étage. Plus près de toi. Repousser le néant par tous les regards, échanges, communications possibles.

Lodz, le 17 septembre Décidément le travail sur Don Juan est un moteur bien réglé pour le moment. Hier soir j’ai vu se construire la scène devant moi comme par magie extérieure. Choix des mouvements, nécessité de telle ou telle expression, confiance dans cette douce aisance qui prend la forme d’une proue trouvant sa voie avec facilité dans la matière sans représentation. L’orientation est facilitée par deux choses : - la nécessaire rapidité d’exécution, l’obligation du geste juste, - la simplicité induite dans le rapport à la langue. Faire simple mais préserver l’épaisseur de l’indication puisque sa traduction va la faire dévier. J’oublie l’amour. La ville n’érotise rien, tout est pris par un autre savoir, un autre goût, ou peut-être ne le vois-je pas. Mon corps d’attente est tendu vers ailleurs. Sur le plateau je trouve mon aise, ma place. L’énergie dispersée sur ce socle me suffit. Ça reviendra. Profitons de cette accalmie pour jouir de savoirs éloignés.

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Lodz, le 18 septembre Soleil. Petits miroirs de dame sur les toits. Poussières ou plumes sur tous les arbres. Léger vent frais de pomme. Ombres bleues, mûres, aubergines. Petits papiers en forme d’oiseaux qui tournent en manège.

Lodz, le 19 septembre Hier j’ai buté sur la scène des deux paysannes. Pologne. Et dire que dans cent ans je volerai en poussière et chaque atome, comme une armoire de mon être, se dispersera et si on trouve, à cette époque, un moyen de les observer, je veux qu’ils ne tiennent pas en place comme les désirs des chiots.

Gdansk, le 21 septembre Hier j’ai oublié d’écrire, ici. Voyage, plus longue marche au bord de l’eau, plus promenade dans Gdansk que je vais revoir aujourd’hui, plus soirée qui se voulait exceptionnelle, en fait 4 whiskys et un mal de tête qui bascule d’un côté à l’autre avec la régularité des vieilles horloges. Grand hôtel d’antan désuet. Belle chambre très vaste. Tuyauterie qui ferait rêver un antiquaire du Ve arrondissement. Gdansk est une ville qui à la tombée du jour paraît vraiment s’échapper (avec la lumière) et ne laisser que la découpe en dentelle (stuc) des façades. Sublime. Boîte de nuit : couple qui ne voulait pas admettre que nous ne parlions que le français. Sans doute proposition de cul en partage. Elle, un peu grasse et lascive avec Christine, et lui un moustachu trapu me proposant un bras de fer. Vite dehors. Ce matin, lumière blanche partout, équivalence des tons, toujours la palette de l’Est.

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Lodz, le 22 septembre Froid, sec, soleil en coulées qui chauffe vite. Journée de tension interne. Parfois j’ai envie de ça, de me punir des autres, de ne rien leur donner comme un enfant qui préfère rater une occasion de bonheur pour montrer à son entourage combien il faut le regarder pour ce sacrifice qu’il s’inflige à lui-même. Infantile mais agréable de perturber les énergies ambiantes, de créer de petites dépressions pour le plaisir de constater qu’on vole bien au-dessus d’une terre que l’on ne connaîtra jamais sans une chute peut-être mortelle. Ligne droite : ne pas s’endormir. Surveiller les bas-côtés.

Lodz, le 23 septembre Décidément le soleil est tous les jours à la même place. En ne fréquentant plus l’art, on doit perdre de vue le monde. Comme les femmes : leurs affinités nous ouvrent la moitié de l’humanité. J’invente tes odeurs de chats Glisse, glisse, Je réponds à la demande : « Voilà mes corps, voilà mes entrailles » La colère se répand comme une ombre Les rendez-vous s’espacent Le commandeur s’endort dans sa pierre La forêt est celle de Molière Celle du centre, celle qui me ramène à toi Celle qui coupe la vie en deux : Avant, après.

Lodz, le 25 septembre L’arrivée de Florence a arrêté la diarrhée. Sa présence est toujours un secours, un arrêt, une pause. Chaque fois ce qu’elle amène avec elle, c’est-à-dire son histoire, me traverse en me calmant. Ses accessoires bien huilés : elle impose sa personne et créé une clairière ou un feu autour d’elle. Toutes les autres femmes s’éclipsent, tristes et mal habillées, elles retournent à la matière première des femmes en général.

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Le midi, querelle voulue avec Romek le freluquet hystérique (Florence décèle une homosexualité latente, non assouvie : pas idiot) engagée pour chercher le message de mon Don Juan. Autant d’humour qu’un galon d’officier et se sentant supérieur comme tous les imbéciles. Il croyait me découvrir à chaque virage, sortie de la route au bout d’un quart d’heure. Le voilà qui dit : « les paroles et le langage ne tuent pas ». Ah, ici où les mots avaient la couleur du sang. Aveugle, hystérique, le cocktail pour un futur danger. L’asile devrait s’associer avec le théâtre. Aujourd’hui soleil.

Lodz, le 29 septembre Je suis seul dans le flat de Lodz. Vieux garçon heureux, j’organise mes allées et venues comme le chef d’une armée absente ou plutôt faite des autres moi-même. Je dois m’accomplir dans ce protocole de rassemblement, dans cette unité d’action pour réaliser l’ensemble des projets que je devrais faire. Comme toujours la multiplication me gagne et la soustraction m’est inconnue. Il faut œuvrer.

Lodz, le 30 septembre A Lodz il fait soleil sur les mains Des gens quand ils marchent Depuis le temps que tu nages entre Deux eaux, tu vas enfin être la source. Il y a dans un village des poteaux Plein de foin qui ressemble à des ours. Enfin les comptes sont justes et en Regardant le monde tu gagneras. Ta tête est petite comme une Orange, tes mains, des champignons Tes yeux des olives. Tes pensées des anges.

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Lodz, le 1 er octobre Après le filage d’hier, petites rumeurs du côté de la directrice (se justifiant après) à propos de la farce et de la psychologie. Encore ! Toujours ce serpent de mer de l’égo, du pourquoi je suis là, où je vais, d’où je viens. De nouveau la mélasse, la pâte du pathos mélangée à l’explication qui éteint toutes fulgurances ou plus simplement tous cheminements de traverse qui fait arriver l’improbable : mélange de hasard et de regard. Je cherche cette clarté noire, je cherche à effacer, à retirer des « déjà vues », je voudrais (et la volonté est ici un désir puis un plaisir) l’évidence qui fait réfléchir. Pourquoi tel geste ? Tel mouvement d’ensemble ? La rythmique propre à la scène, le déplacement, pour trait émotionnel et transfert de possibles qui déchiffrent tous les sons cachés, ensevelis sur la scène.

Lodz, le 3 octobre Premiers hoquets dans le travail. Je remarque qu’il y a un rapport entre l’abandon d’un mode de vie personnel et des difficultés relationnelles sur le plateau ; en oubliant une hygiène, quelle qu’elle soit, je dois me tendre et me détourner de l’attention à fournir aux acteurs. Ici le trouble des hommes et surtout l’absence totale d’amour, me rendent amer et triste. De plus, dès qu’un acteur affiche sa bêtise comme un score gagnant, j’ai les jambes de l’inspiration coupées.

Lodz, le 4 octobre Je t’en ferai voir, me dit l’autre en moi, celui qui croit être un enfant qui à chaque fois découvre avec étonnement comment ça marche. Je me trouve sec et sans écho. C’est l’amour qui nous créé. Sans cette dimension de surprise je m’assèche comme au soleil de la solitude et de l’habitude. Solide jusqu’à la jouissance seul liquide que je m’extraie de force pour laisser passer quelques mouvements de l’âme.

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Lodz, le 8 octobre L’écriture n’a pas toujours la même coulée. Par exemple aujourd’hui je la force par acquis de conscience. Rien de mieux qu’une copie. Allons-y.

C’était une de ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à Madame Tallien, que la nature fabrique avec un soin particulier ; elle leur dispense ses plus précieux dons : la distinction, la noblesse, la grâce, la finesse, l’élégance, une chair à part, un teint noyé dans cet atelier où travaille le hasard. Balzac. Cousine Bette. Net. De nouveau l’effusion du travail me soigne de mon mal de vivre, sans doute incurable.

Il avait l’illusion d’avoir loué toutes les dépendances du monde et s’étonnait lorsqu’on le mettait doucement à la porte. Il faisait partie de ces gens qui prennent leur mal en patience croyant, par là, retenir le sort de trop tôt faire du bien et contrebalancer cet hypothétique bonheur par une pénitence injustifiée mais, pensait-il, enregistrée à l’actif du long calcul qu’était devenue sa vie. Merci Marcel !

Lodz, le 14 octobre Don Juan voit une paysanne et pense aussitôt : beaux seins, belle peau, beau cul. Je le fais penser ce que je trame à la vue d’une jeune comédienne de passage qui traînait derrière elle son cortège d’évaluations mâles dans les couloirs du théâtre de Lodz. Plus revue.

Lodz, le 17 octobre Avec les étudiants aborder la lecture de la pièce à la façon de Guicharnaud, c’est-à-dire comme un universitaire en vue d’une analyse des ressorts dramaturgiques qui pourront faire dire quelque chose à la pièce (comme on fait rendre gorge). Cette lecture faite de correspondance et de croisement doit se tresser avec l’autre méthodologie qui concerne l’application directe à la scène de ces intuitions troquées à partir du texte. Ces ouvertures ou galeries vont entamer des visions et constituer la conjugaison que sera le spectacle.

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Forme en acte de l’essai. Preuve par les faits des pertinences et des intelligences déployées pendant cette lecture. Je me contenterai de ce protocole de lecture pour éviter l’élargissement et l’étalement qui doit être, pour nous, au théâtre, l’horizon, et le texte sera le chemin. De plus je vais fournir le matériel et les outils qui nous ont permis d’attaquer le début de la pièce. La pièce est incongrue, elle est mélangée : - farce/drame héroïque/tragédie/féérie - noms de nobles espagnols et de paysans français - fonctions : paysan/pauvre/bourgeois/aristocrate/domestique/ statue/ spectre… - spectre très rare : d’habitude représentation des Dieux ou génies de la mythologie Grecque/Latine - les lieux : quelque part en Sicile. Mer/forêt/intérieur/sortie de la ville Création en 1665, le 15 février. Molière a 43 ans. Lagrange a 26 ans. Code de la farce : Tabarin Pause puis attaque. Univers incompatibles. DJ : la vitesse, le pèlerin, le vent, le prêtre LG : vertu, repos, rêve de bourgeoisie. L’apparition de DJ ne pourra pas s’arrêter. Voilà le sujet. DJ : pas de masque sensuel ou pervers. L’action pure. DJ pose les questions toujours. Il laisse parler. Conseil de Louis XIV. Ne te découvre pas. « Ironie et lyrisme ». Les racines espagnoles donnent le souci de « figura » du héros. La crainte du ridicule. DJ : heureux, fureur de vivre. Il se précipite au sens chimique : il rencontre une fille au couvent, une fée offensée, une dame voilée, une jeune fiancée, deux paysannes, trois voleurs, un pauvre homme, des frères, un marchand, une statue qui marche, qui parle…

Lodz, le 18 octobre Une autre femme. Elle a le regard des petites filles sérieuses qui vous dévisagent sans penser. On sourit, puis le sérieux ou l’absence terrible

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de réactions convenues : sourires, yeux baissés, etc.…nous rend bêtes et conscients de notre convention : pourquoi sourire avec cette fausse tendresse à un enfant. Elle regarde. Elle rit quand on ne s’y attend pas. Elle a un grand corps qui demande de l’amour toute la nuit comme une couette vivante qui se tordrait de sensualité à chacun des mouvements de la nuit. Voilà encore de la matière/pensée de DJ. Liste pour confirmer que ce tourbillon existe bien. Et oui je travaille Don Juan. Sensation de force, de compréhension par approches disparates, de justesse provisoire. J’avais le goût du risque (peut-être ma seule qualité dans cette profession d’assuré), le sentiment devrait me donner des ailes. Pour DJ, son assurance et son sentiment devrait lui donner des elles. La prudence est un sens unique.

Lodz, le 23 octobre La veille. Phrases envoyées vers Paris : « ce flux de ton épaisseur en moi fait des dunes » - « je sais où tu es par approximation, par touches successives et je fabrique ton paysage » Vertige de la maîtrise. Oh là, maître sot !

Rennes, le 18 novembre Empêcher le sérieux de nous atteindre, de nous graver, de nous marquer, de nous étouffer. Les hasards : être à l’affût de cet improbable temps du surgissement ou du vide. Se vider.

Paris/Rennes, le 20 novembre Vertige du corps qui pense. Trouver les mouvements de la pensée, ce que j’en sais à partir d’un texte. Le texte qui mène une fiction, plutôt mille fictions et le mouvement qui en résulte venant de la compréhension, de la trouée faite au monde à partir de-là. Sans affectation, sans complication inutile, une utopie, une figure, une

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densité d’événements qui peut continuer à voyager en nous, à cerner l’improbable, à faire naître l’autre. Si je dois affiner au plus juste la définition de l’entreprise mettre en scène, je vais en définir les outils pour revenir au corps lui-même, plus tard. La mise en scène épouse le corps du texte lâché à toute lecture et devient l’idéal de vie du texte, pour cette fois, momentanée.

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1 9 9 3 Caen, le 17 mars Depuis la dernière fois il y a eu plusieurs spectacles, mais curieusement aucune sensation de modification. Les mêmes lumières me guident, les mêmes vitesses, les mêmes manques. Le plus difficile est l’entretien que j’aurais élevé au rang de raison de vivre. Les expériences mêmes, apparemment riches d’enseignements me paraissent éloignées, glissantes. J’ai tenu comme un sportif. Comme lui j’ai la traversée derrière moi sans en avoir une idée précise, nette.

Paris, le 21 décembre Je reprends par hasard ce cahier. J’avais oublié ces écarts de langage, donc je vais continuer. Ce qui rend triste c’est l’espace entre les flocons, quand il neige. Ce qui rend gai c’est la grosseur des flocons quand il neige.

Boracay, le 27 décembre Il faut reprendre à zéro l’histoire de ce voyage : 1) Manille, 2 jours dans l’hôtel chic. Air conditionné et allure de film. Tout est plus vrai que l’image en tête. Le choc après la fin de la pièce à Paris et surtout de la succession des spectacles depuis plusieurs années me transporte très loin de moi. Ici les deux dépaysements sont en phase. 2) Le voyage sur l’île. Le temps d’y être et les repères fondent comme glace sous l’équateur. Tout est déplacé, moi-même me retourne dans ma forme et me sens au bord du dépassement. Conséquences : je ne fais rien que vivre. Deux atterrissages puis c’est bon. Moto. Bateau. Bungalow. Trop. 3) Le typhon ce matin. La tournure des événements a pris la forme d’une violence. Violence faite aux arbres, secoués, essorés,

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retrempés, je reste la tête clapotant d’idées anciennes, à regarder s’agiter les cieux et dire qu’au même moment le monde tourne. Peut-être pas !!

Boracay le 31 décembre Cocotiers, sable blanc, poissons grillés, le rêve n’est pas si incroyable car il s’accommode des couleurs et de la présence envahissante des touristes. Ils sont là, à leur poste, prêts à fondre sur le désir, je leur ressemble et par conséquent j’ai du mal à construire une épaisseur de réalité face à ça. Monde virtuel : la plage de sable isolée puisque juste derrière les Philippins vivant comme il y a des siècles, dans des huttes de bois et de paille. Les enfants se mélangent aux bébés chiens et cochons. Loin, très loin, de la vie d’à côté. Dégoûtant ! Leurs sourires nous rendent niais, à deux doigts des gentils sauvages, des explications de bourgeois repus. Je suis en panne d’article. Pas envie de creuser. Pas envie de m’attabler, et puis où et comment ? Rien n’est fait pour le travail, tout est gommé, effacé. La vacance. Décidément je dois reprendre le fil des événements car j’ai bien mangé et bien dormi. Pas de sexe mais en ai-je envie ? Rien n’est si sûr. Les corps sont ouverts, pas de désir de profondeur. Peut-être un état de restructuration par dépôt. En tout cas vues surprenantes et attitudes choisies. Coquillages de satin et roulés dans la farine du sable. Enfants soyeux comme l’air.

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1 9 9 4 Boracay, le 2 janvier J’ai commencé ce cahier en 92, au moment de la Pologne. Entretemps j’ai couru pour aujourd’hui être enfin au bord d’une eau transparente, dans un petit village de fées, où, sans haine extérieure, le monde s’est réalisé avec le juste besoin des hommes. Ce n’est pas une sérénité béate mais un équilibre de toutes les températures de l’homme. Les sens également satisfaits, pas flattés ou hypertrophiés, mais seulement développés jusqu’à leur plein, jusqu’à leur masse exacte et pourtant sans calcul, avec la seule apparence du hasard gracieux. Donc : une femme joue avec un enfant. Perception extérieure : éclats de voix, variations dans les aigus/surtout reprise de l’enfant/parfois exclamation comme de stupeur. Perception intérieure : on est guidé par ces changements brusques de registre sonore et on peut se laisser guider sans réflexion par cet aléatoire purement ludique/états de détachements et de bonheurs dus à cette subjectivité extérieure qui dépend de ces 2 voix rassurantes et éternelles/vase clos qui sourd des éclats de vie ou d’infini. Son : le vent tarabuste les arbres et recouvre les têtes d’une couverture de bruit. Rumeurs apaisantes qui sert de base à l’état de bien-être. Là aussi les changements réguliers font de cette source une continuelle nouveauté et en même temps une perpétuelle ressemblance. Le vent continue à pousser avant nous et après. L’air. Ça change en ce moment même et ça ressemble à ce moment à venir. Plus loin, le vent fera avancer, ou balancer, ou simplement déplacer par plaisir cheveux, branches, écume, papiers, toits. Les yeux sont dans le même mouvement de monotonie et de surprise. Les éléments mis en présence ne se heurtent pas, mais au contraire jouent entre eux et constituent une composition artificielle construite par les hommes. Les parasols en tissu et métal s’accordent eux aussi au ciel et au sable/bruit de coq/délavés, salés, ils reprennent les tons où en inventent d’autres que nous avons en tête en regardant le reste. L’harmonie serait le prolongement des valeurs que nous devinons et

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déjà réalisées. Car même si cette maison, ce bateau, ces chaises en plastique blanc se fondent, elles gardent leur personnalité, leur matérialité (qui les a dessinées, pensées, achevées). Le mélange des matières créé l’hétérogène et ainsi laisse la sensation suspendue. Justesse de cette infinie variation des matières, des grains qui permettent de s’accorder sur une différence interne et sur une ressemblance devinée au cœur des objets. L’horizon tracé au couteau dans l’éther du ciel puis appuyé au niveau de la tranche, de la couleur inquiète de l’eau.

Manille, le 4 janvier Me voilà lâché dans cette nouvelle création. Le retour à la réalité est rude. D’un côté le fait qu’Avignon n’accepte pas le projet russe ne devrait pas m’affecter puisque juste avant de quitter Paris je jugeais l’entreprise démesurée et dangereuse. Me retrouver dans la tourmente avignonnaise avec si peu de temps de création me paraît complètement démesuré et j’espérais pouvoir préparer ce cabaret ; d’un autre côté j’aurais préféré le refuser tout seul bien évidemment. De nouveau rebâtir et repartir, je suis adepte de ces rechutes.

Manille, le 9 janvier C’est dimanche à Manille, la piscine est pleine de gens, d’enfants. Je suis dans l’entre-deux des perceptions. Sortant ou entrant ou dans l’encadrement, je ne pourrai le dire que plus tard. Pourtant tout est bien ou plutôt tout est justement distribué, comme je peux le souhaiter. Peut-être l’état de somnolence dû à la sieste me reste accroché comme une peau. Ensuite, je commence à ressentir une solitude, une vacance, avec plus d’acuité qu’il y a quelques jours. Pas de risque dans les jours qui viennent. Les acteurs sont disponibles. Il me faut trouver des raisons d’être à chacun de leurs personnages. L’intérêt du travail est là. Je voudrais moins écrire la mise en scène avec des techniques de théâtre éprouvées et plus avec les acteurs, avec leur valeur d’être.

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Manille, le 13 janvier Voilà une journée passionnante. Peut-être le fait d’être seul avec le décorateur et le producteur y est pour quelque chose. Visite de la ville en voiture haute sur pattes. La ville : Manille. Le quartier chinois est la concentration des idées reçues sur l’Asie avec la vérité en plus. Des milliers de gens qui avancent, se dépassent, vendent, regardent, s’essuient le visage, poussent des chariots. Dans chaque rue transversale je devine le grouillement humain, c’est un flot, les voitures sont collées les unes aux autres et avancent. Car le miracle est permanent : personne ne se touche. Même les hommes à vélo en sens inverse, avec leur chargement encombrant, ils ne touchent personne, aucune voiture. Jamais la moindre agressivité, juste des klaxons comme des appels neutres, des signaux de présence. Chacun a sa vitesse et ses intentions : ahurissant ! Avant nous avons vu une église. Pour la première fois depuis mon arrivée j’ai ressenti une paix, une quiétude dans cette église et devant ces statues très calmes. Personne. A revoir. Ensuite Chinatown. Encore un choc. Saleté, odeur, bruit, un restaurant unifié par les néons : crabe sauté, riz, soupe, je paye en me fâchant. Puis retour en voiture, autre église, j’achète de l’huile de coconuts et vois des gens prier entourés de vendeurs : pauvres, pauvres, puis une église en fer soi-disant construite par Eiffel. La plaque ne correspond pas. Pas grave. A l’intérieur une fille joue mal de l’orgue, le vent agite doucement un lustre, des gens prient, je suis enfin loin de cet hôtel cage. Plus le voyage du jour avance, plus les confidences vont bon train. Dans un immense hôtel on parle de Marcos en prenant un café. Aux toilettes un flic a posé son arme devant lui, sur la céramique, pour pisser, il a ôté un gant qu’il remet après, puis le revolver. Pendant que la nuit tombe, les questions et mes réponses deviennent plus précises. Je m’engage dans une explication sur la différence de génération au théâtre, puis sur ma recherche théâtrale. Le peu de mots à ma disposition et ma volonté de clarté me permettent de préciser mes désirs. Puis dans le noir total entouré de la fumée avec la pollution, nous parlons de la métaphore du cirque et je sens que le décorateur avait besoin de cette mise au point. Le décor devient surréaliste, nous sortons de la ville et nous grimpons, quittant difficilement l’enfer. Les gens sont partout, les voitures aussi : phares, fumée, chiens, épaules, routes et palmiers. Nous nous perdons

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un peu. J’urine près d’ordures ou je pense que je ne pourrais pas dormir dedans, « et si tu étais obligé » me dis-je pendant l’écoulement du jet. Le restaurant est trouvé : « le chalet suisse », il faut le voir pour y croire. Un chalet qui domine Manille illuminé : beautiful. Pâtes et raclette puis vin blanc. La discussion s’anime : famille, travail et j’entends qu’ils ressentent la même chose que moi à propos des acteurs. Accords au vin blanc. Retour sec et rapide. Envie de continuer. Pas eux. Je vais sans doute dormir.

Manille, le 15 janvier Encore une journée en perspective où je peux m’occuper de moi. Ça devient étrange tellement ce temps pour rien m’est permis. Chaque quart d’heure est l’occasion d’une occupation. Je crois en avoir assez de cette disponibilité. Je sais que le travail va arriver très vite et qu’il faudra dans un mois et deux semaines reprendre le rythme d’avant. Difficile à envisager.

Manille, le 21 janvier Hier soir quelques Margaritas pour tourner la tête. Aujourd’hui quelques vapeurs qui cognent aux tempes. L’œuf L’œuf L’œuf L’œuf L’œuf L’œuf L’œuf L’œuf

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le muet qui frit sans sourciller se taira sans cesse qui l’eut cru ? difficile de bronzer uni ! il soutient la comparaison la bouche ronde de la mère la couleur cherche sa sortie on croit le reconnaître, non c’est son frère !

La main parfaite de l’œuf ne laisse pas échapper le soleil. Si on s’en fait une idée, on entre et alors on casse… Je ne vois rien venir L’œuf à l’huile : « je crois que c’est cuit ! » L’huile à l’œuf : « nous allons chanter en bruit » La poêle à l’œuf : « viens ma poule »

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L’œuf, c’est le mi-chemin parfait. Demain, la mayonnaise. L’olive, plus tard, plus loin.

Manille, le 26 janvier Paul Valéry me soulève le cœur pour le replacer autrement. Il faut ça, ici, dans le coton de l’Asie. Je me sens bouclé, étal, absent de désir. L’hôtel y est pour beaucoup, j’y suis enfermé : un plancton effrayé. Pourtant le temps glisse sans ces heurts et secousses qui justifient l’être avant la fin, non juste le bouillonnement régulier et infini du bain dans la piscine, mon corps qui oscille aux efforts musculaires. Même au théâtre la réalité du travail est difficile à saisir. Il faut être inventeur et mon atelier est sec. Je recycle et travaille sur les trouvailles des autres en prolongeant certaines intuitions. Les limites de ce texte sont touchées (les miennes aussi), je dois entrer dans l’illumination de ce que sera le spectacle et en éclairer des pans entiers. Bientôt.

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1 9 9 5 Gap, le 5 mars La poésie aère le langage, mais je pense que toute œuvre aère le monde. Soit lui retire un hasard qu’il aurait pu un jour, mettre en lumière, soit lui restitue une volonté propre dans le mélange qu’il nous propose. On aurait donné comme critère de pertinence à une œuvre, le trou d’air, la respiration (ou l’expiration) qu’elle offre. Dans l’ordonnance du monde (son hasard ou la nécessité des hommes à le façonner pour y vivre, je n’ose presque pas dire survivre), l’œuvre bouillonne ou plutôt oxygène les sens. Nous sommes donc cette dualité faite d’emprise. Nous sommes portés bien sûr par ces courants. Posons le problème au cinéma. Allons chercher l’ultime de son support, faut-il s’approcher de la lumière ou faut-il s’approcher des nouvelles fictions. Si un film de Lang ou d’Aldrich ne pose plus ce genre de problème, c’est qu’il s’approche des deux trajectoires en même temps. Quand la lumière fait fiction ou vice et versa.

Gap, le 7 mars Les formes de domination doivent être observées. Notre métier est d’être sensible à ces formes, et d’en faire la critique par notre art même. Le théâtre n’est pas une tribune politique différée ou esthétisée. Il peut être, entre autres, un relevé sensible et technique, indiquant les lieux où ces formes de domination s’exercent. Après l’euphorie d’un art nominé où le propre du nom sert à faire transiter la marchandise artistique, il nous faut redécouvrir le pouvoir symbolique et conspirateur de l’acte théâtral sans nom.

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1 9 9 6 Paris, en janvier Réfléchir la pratique de la mise en scène sans tomber ou verser dans l’autojustification. La parenthèse socialiste se refermant, une certaine critique d’art nomme cette époque : un retour à l’ordre. L’ordre ne s’est jamais éloigné, disons que les figures du désordre ont été embaumées, enjolivées, spectacularisées, puis marchandées de saison en saison. Notre métier serait de repérer les mots d’ordre. Puis de les déloger. Notre métier est de localiser les commanditaires de ces mots d’ordre. Ces mots nous rapprochent : transports et émotions, flux et déplacements. Les prolongements que la science découvre et créé stabilisent l’homme au centre de ses techniques. L’art devrait, à tout le moins, remettre l’homme au centre de sa présence au monde, responsable d’un corps social et d’un corps de langage. Les outils de production détermineront nos créations.

Paris, le 23 janvier

Pendant un réunion nationale du SYNDEAC : L’interdépendance des professionnels gèle un peu les discours. Le mot manifeste arrive très vite. Il calme, semble-t-il. Puis on parle de base de combat. Ensuite la communauté est un motif récurrent : nos concepts, notre nourriture collective pour un combat à mener. Celui qui parle avance comme un marcheur dans la forêt de ses idées, de ses expériences. Il croit connaître la clairière, le lieu où se voit enfin un espace dégagé. Son cheminement est chaotique, heurté, fait de mouvements découpés comme un déroulement d’images dont la continuité serait hachée. Il parle des contraintes de son public. Il a peur d’un mélange, d’une absence de hiérarchie.

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Les compagnies se retrouvent encore citées en exemple de séparation entre l’artiste et le public. Voilà ce que je devine de sa course allusive. Je vois ce que je désire. S’absenter du lieu de l’observateur et le phénomène ne sera plus jugé ? Bien entendu l’observateur juge et analyse et décide. Cet observateur au croisement des voies doit être le moins neutre possible en complétant par sa critique, par les qualités singulières de son être, l’observation et le phénomène. Dans le flux de parole on retrouve tous les niveaux de notre société, de nos entrelacements, de nos peines. Le problème de l’identité, de la marque, et puis soudain du spectacle. Voilà qu’on va tout à coup retrouver une autocritique à propos du théâtre. Nous pouvons disparaître, dit quelqu’un d’autre. Ce qui fait plaisir dans l’intervention de Bernard Sobel c’est la sûreté de son analyse dans la sphère de son idéologie politique, son appartenance est rassurante. Pourtant la fatalité de notre politique s’est accommodée de spectacles des survivants de la période. La communauté hachée et perdue, se sent un peu seule après sa course aux vitrines. Ne pas avoir de nostalgie ou de modèle me paraît juste. Mais pourtant l’histoire nous fonde. Inventons des formes politiques de résistance et de partage au sein même de nos structures. Le professionnalisme à outrance, la spécialité, l’idéologie du progrès et le vieillissement dû aux rentes de situations. Les compagnies sont l’invention de l’autre fonctionnement politique, celui dont on rêve : partage, utopie, sincérité, invention du moyen pour justifier une fin provisoire, on peut appeler ça la jeunesse des théâtres. Arrivés dans les institutions, nous voilà contraints de reproduire les fonctionnements déjà existants. La bourgeoisie a fabriqué la souffrance de l’artiste entretenue par le romantisme. La liberté de notre responsabilité. Nous sommes responsables de nos actes et de nos outils. La parabole de l’arche de Noé est tendancieuse, quel bateau ?Quelle barbe blanche peut nous guider ?

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Après-midi J’ai la sensation que le théâtre s’illusionne lui-même en cultivant une enfance de rêve, une légende romantique. La compagnie est le maillon volatil de l’organisation théâtrale. La politique concertée d’élimination par un brouillage systématique. Il faut y opposer une stratégie pour contrer la volonté de destruction de l’Etat. Le droit et le devoir. L’Etat a le droit de tout, que devient notre légitimité ? L’illusion est que nos actions artistiques sont nos drapeaux, et notre virginité le baume qui a donné du cœur à tous les acteurs de notre profession. L’illusion socialiste a étendu le nombre des rentes et des frontières entre les métiers. Je n’ai qu’une réponse générale à Bernard Sobel, comme à un passeur soucieux. Notre société a décidé de tout vendre et de tout acheter. Ce contrat universel nous disloque de la part obscure, qui est le lieu de notre désir d’être là, avec d’autres vivants, le temps d’une existence, présent et volatile. Ce lieu de feu et de fête nous fonde et s’échappe régulièrement devant l’observateur. L’art du théâtre est politique à cause de ça, de la lumière faite par des vivants sur ces zones que d’une façon délibérée notre nouvel Etat veut laisser caché pour nourrir la bête, l’autre. Se tenir face à la menace de mort lente, c’est-à-dire de rejet par intérêt social est difficile. Nous avons le sentiment de notre responsabilité. Ou alors nous en avons les preuves. Quelle réunion espérer ? Quel est ce nous, qui prendrait conscience que l’Etat n’a pas le droit ? Quelles oppositions organisées et vivantes peuvent fédérer l’énergie de la société civile à refuser ce droit d’abandon ? Nous avons la sensation d’une injustice, d’une injustice organisée par une logique politique issue d’une invention récente, celle d’un théâtre d’Etat, d’un théâtre public. Notre légitimité est artistique, donc publique.

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Un plan de campagne avant l’élection présidentielle. Action/proposition concrète/meeting/lettre ouverte aux candidats/réunion entre directeurs de compagnies régionales/coordination pour l’organisation du meeting/le plaisir de parler de la guerre. La guerre se rapproche de nos vies et nous avons le plaisir de la déclarer, de nous la déclarer. Proposition de remplir la cour d’Avignon de vie, de gens qui refuseraient l’état de fait. Je vois naître une idée, l’idée est apparue chez quelqu’un puis chez un autre, qui a un certain poids. Il reprend l’idée et l’affirme, depuis elle avance et s’installe dans la salle et depuis elle s’est installée. J’ai assisté à la naissance d’une idée.

Paris, en juin Le service public semble malade. Nous pensons qu'il est soumis comme tout corps à des atteintes logiques: vieillissement, fatigue, tension, mort, coup de cœur. Nous, employés du service public dans le secteur du spectacle vivant, constatons le danger de meurtre que sous-tend la fragilisation de l'engagement de l'État à notre endroit. L'abandon d'une certaine déontologie à l'intérieur même de la distribution et de la gestion de nos moyens de production, nous amène à définir une autre façon de se sentir responsable des outils créés pour l'application de notre art. La production étant le premier geste de la création, nous proposons une charte destinée au fonctionnement des théâtres. Cette charte, en vue du domaine exclusif du théâtre de service public, n'a pour but que de retourner aux origines du désir de ce service un peu particulier, qui transforme l'art en culture et vice versa. Toutes ces clauses ont déjà été expérimentées et vérifiées. Seul leur oubli progressif, peut justifier de leur abandon à l'intérieur des lieux de production de spectacle vivant.

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Figeac, le 22 juillet Sur la place où un débat va avoir lieu dans l’après-midi. Je dois y participer. Mes états sont tributaires du temps. Chercher les climats qui vont avec moi. Débats : 1) le théâtre est art de la présence 2) il n’y a pas de limite à la présence 3) le mélange des arts autour, dedans et avec le corps de l’humain 4) lieux de résistance à toute purification 5) nous sommes des passeurs de désordre 6) à force de ne pas avoir su les distinguer, la force de l’ordre s’impose 7) le sujet est fait de force 8) repérer les formes. Les découper, les découdre.

Moscou, en mai

Résidence avec André Markovitz dans le cadre de la Villa Médicis hors les murs. Les femmes tiennent leur chat et leur chien appuyés au mur. Certaines brossent le poil des petites bêtes. D’autres tiennent l’animal sur un petit plateau, comme un serveur la consommation. L’homme qui bave. Quel couple de désespoir ! L’homme ou plutôt le garçon est assis. Il a des tatouages bleus jusque sur les mains. Il bave doucement, tendrement. D’une des mains pend une bouteille, sans doute une bouteille de bière. Cette déchéance est ordinaire, il a les mêmes vêtements, les mêmes rougeurs de peau que tous les abandonnés. C’est la présence de la femme à côté, petite, attentive comme un oiseau, vieillie et alerte qui bouleverse. C’est sa mère, elle patiente, elle ne quitte pas l’homme qui pleure par la bouche. …/…

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A propos de la classe de Vassiliev, vue le samedi 25. Lieux perdus ou plutôt lieux de Moscou. On arrive sous la pluie. Elle explose dans le taxi qui cherche la route. Dans la salle on s’assoit en U autour d’un plancher, piano et 3 chaises. Le savoir-faire absolu. Le jeu de théâtre sans doute, comme l’acquis du peintre, de l’artisanat. Le jeu, c’est ça. C’est comme ça que l’on doit croire au jeu. Le corps est absolument maîtrisé, la voix tape et coule au rythme de la langue. Nous rêvons d’acteurs capables de ce travail sur soi, en France. Tout doit ravir. Pas d’artifice extérieur. Pas d’appui formel. Le piano, les places des chaises, un accessoire. Tout dans les variations de jeu du corps, de la voix. Plus tard dans un restaurant, un des acteurs nous parlera du trajet de la langue au cœur, nous expliquant par-là que la croyance (place du cœur) naît des mots. Ils ont compris la bible en la lisant sans cesse pendant les répétitions de Joseph et ses frères de Thomas Mann. Alors pourquoi ma jubilation est arrêtée. Bien sûr, le ridicule des coupes de cheveux (cheveux longs et barbe pour certains) recopiant le maître est ma petite raison. Plus profondément cette croyance parfaite, sans faille, m’étouffe. Je ne comprends pas, mais ces fractures du hasard me semblent être bouchées. Pourtant Sergueï, l’acteur, nous parlera des improvisations possibles. Alors ! L’esprit français de critique me pousse à chercher ce qui m’empêche, la méthode sous-tendant ce travail se voit comme les rives droites d’un fleuve. Cette obligation de sens est le cadre mental (et pourtant réel : répertoire des signes à faire) du laboratoire. Même si Sergueï nous racontera toutes les versions possibles des scènes, j’ai la sensation qu’on ne sortira pas de cette pensée courante. Les rives molles sont l’idéal éphémère du cours d’eau. L’absence de méthode et pourtant la formation ? A voir, à faire. …/… Nous avons vu Le Roi Lear. Décidément le théâtre nous réserve des surprises. Des surprises classiques. Tout le monde croit au théâtre, à l’émotion qui en découle. Les acteurs jouent réalistes. Les mouvements accompagnent leur état ou les variations de leur caractère. La mise en scène joue de l’intelligent rapport de scène : le décor est fait de poutrelles sculptées qui peuvent

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fermer une aire de jeu signifiant extérieur (clairière) ou intérieur (complot et repli), un demi-cercle de plaque en métal ferme l’horizon et bouche les issues de secours des personnages. …/… Il neige en été. Depuis notre arrivée il neige partout. Il tombe des morceaux de coton hydrophile qui volent et se suspendent avant, sans doute, de toucher le sol et recouvrir les trottoirs, les parcs, les vieux. En marchant on a la sensation de voir un paysage de début de neige. Mince couche timide et grise. Il fait chaud. La nature mime les saisons et se joue elle-même des croyances et des paysages. …/… Table avec haut-parleur. On vend des tickets en parlant dans un haut-parleur accroché aux côtés de la table de camping. …/… L’église avec office orthodoxe. Ils chantent, se mettent à genoux et posent le front sur le sol. Une vieille femme, il y en a beaucoup, est assise à mes côtés, elle fredonne l’air du chœur. Leur chant est acte de foi : pesanteur et tendresse. Volute vers le haut en soi. Un gosse blond/blanc fait ses signes de croix dans les directions voulues vers les toiles, il a un fauteuil de camping cassé à la main. Un vieux barbu parle à un enfant, c’est limpide. …/…

Une heure à l’ambassade. Le bruit de l’eau, ricochés sur les cailloux. Les hommes se complètent dans leur tenue adéquate. Les femmes leur vont comme des gants. J’ai l’adresse en poche et un petit malaise qui oscille entre le risque de perdition et le devoir de ma tenue en territoire français. Je décide de mon séjour. Verre et cigarette, les corps sont rassemblés en groupes de paroles et gigotent à tour de tête. Les regards se croisent, ne

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s’arrêtent pas, ils traversent l’espace et vont dans le temps se dissoudre dans la grande pièce de l’ambassade française à Moscou. …/…

Au musée du théâtre. J’ai vu le musée du théâtre de Moscou. Les images sont tellement vues et revues que je les effleure sans comprendre leur indépendance. Reste l’évidence de Meyerhold. Pour lui les images creusent un temps actif. Je ne vois pas la trace de la nostalgie. La vie, la joie restent suspendues dans le mouvement des scènes. Les corps arrêtés sont sans avant, sans futur. Pour André, l’énergie sous tend chaque pièce. L’animal fait encore des bonds. …/…

Mystique et pureté. Entre la mise en scène du rituel et son modèle il y a le mystère et le rire. Le rire d’un pope qui prend les messages des fidèles pour intercéder auprès du ciel, puiser le mystère hurlant du chant au plus loin dans la vibration du corps, de la mémoire. Je ne parle pas de la lumière, des corps, des improvisations. Chercher à creuser l’espace de la croyance même pour un athée. Les autres cherchent l’évidence, la sincérité ; à voir, pour y croire. …/…

Le premier point. J’ai vu des travaux d’élèves de l’école de Vassiliev autour de Pouchkine. J’ai vu un tournage d’un ballet dirigé par la chorégraphe de Vassiliev. J’ai vu Le Roi Lear mis en scène par Gouavah. J’ai vu Hamlet mis en scène par Klim. Puis des bandes vidéo de spectacles dirigés par Levitine.

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1 9 9 7 Paris, en septembre Coincé entre l’obligation de désobéissance et son institution, l’acte théâtral ressemble à l’homme. Que faire du surcroît, de l’insu ? Le théâtre c’est de l’original à jamais. S’approcher de la réalité, c’est-à-dire de sa simulation, augmente le règne du même. En fabriquant du faux-semblant tout en s’éloignant par l’artifice même de la scène, nous restons chez nous, au théâtre. L’objectif d’étrangeté radicale, de terreur (la beauté en est le terme irréductible) de sauvagerie, éloigne le miroir et impose l’évidence et l’énigme de l’autre. Persuasion et accueil. Terreur et transport. Le théâtre est le lieu du mauvais œil. Donner une forme à ce qui n’a pas de nom. Le bricolage : faire advenir le sens sans présupposé de savoir. Chaque forme doit nous aérer. Se dégager dans ce que l’autre a trouvé pour nous. Le juste emploi de la scène est-il celui qui permet de s’approcher des choses (présentes ou absentes) avec discrétion, attention et prudence en respectant ce que les choses communiquent sans le recours des mots ? Théâtre : lieux clos d’une expérience inouïe. Entre l’horizontale de la conquête et la verticale du salut, les gens de théâtre calculent l’équation de leur molle courbe. Un théâtre doit être une place de conscience brûlante et fumante. Où retrouver la trace d’une discipline et l’appel de l’énigme sur nos scènes. Parler de ce savoir qui vient du métier de metteur en scène. Savoir qui ouvre sur une récolte immédiate de visions et de transmutations en voie de passage. J’ai souvent cette sensation de nous heurter à une forme à venir prise dans la multiplicité des avenirs. Bien sûr l’œuvre est déjà inscrite dans la forme, seul survient le choix. L’informe de la naissance contient l’histoire particulière de chacun. Ici, sur scène, le

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choix est délicieux, il est l’affaire du moment de plusieurs. Comment se mettre ensemble sur un accord momentané. Les mots une fois trouvés, me dégagent de l’informe. Seule une phrase, une expression peut m’aérer et m’ouvrir une forme. Ah, la forme qui me devine ! Difficile partie engagée à une dizaine de jours de la première d’un spectacle, j’ai l’esprit qui chancelle. Il s’agit d’un état commun et ordinaire, il n’en est pas moins terrifiant. Que faire de cet objet lancé dans l’espace et le temps : j’en suis le maître d’œuvre et je dois aller vers sa résolution. Là aussi lieux communs, mais ce passage doit se faire sans heurt, sans dommage pour le projet initial, sinon quelle perte ! La théorie sauve. La théorie rendue à sa fonction de prédiction verbale peut remplacer (ou reprendre), théorie/poésie. Cherchons les devenirs d’un personnage. Les devenirs et non pas les avenirs. Puis développer les entretiens. Cultiver sa deuxième langue, pense Hamlet. En devenir le dépositaire, pense encore Hamlet.

Paris, en décembre A la fin était l’image. Je souhaite revenir, insister, sur l’écartement entre la langue et l’image tel qu’il se démontre dans Hamlet. Au cœur de la pièce, en son centre précisément, le prince Hamlet avance son projet, son piège, en ses termes : « le théâtre est l’endroit où je perdrai la conscience du Roi ». Perdre la conscience est son but. Il lui semble que cette conscience capturée, saisie à son attention et ainsi aliénée par la vérité. La conscience prise par le théâtre lui-même. Le théâtre devenu sol, surface qui pense la gravité de la présence, le poids de chair, est la plaque qui attrape la conscience (fausse) et la gèle aux yeux de l’autre. Cette chasse à la conscience ouverte par Hamlet à ce moment-là ouvre l’autre partie de la pièce.

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A partir de là, le moment de la capture devient l’enjeu de l’assemblée. Mais le théâtre nous en voyons, nous qui sommes là, à écouter et voir Hamlet nous expliquer son piège depuis l’autre salle, la vraie. Lorsque le piège est déposé au centre de ce piège, il est à double détente, à double prise. La fable de l’empoisonneur se jouera, se représentera en deux moments : 1) la pantomime 2) le texte L’image muette, puis la parole. C’est drôle comme cela fait songer à l’invention du cinéma. Hamlet invente un art qui y ressemble, un art du faux semblant, et de la sidération. Lors de la pantomime représentant l’acte en sa claire visibilité : échange de cadeaux, la conscience du Roi glisse sur l’écran de l’image. Mais la chauffe, la colle de la représentation pourrait être suffisamment prête pour capturer une vérité, une conscience (presque une identification). Alors la langue fait son œuvre – son chef-d’œuvre. Elle est travaillée, arrangée pour. L’auteur a un style ancien, un peu ridicule, empesé, et pourtant elle creuse l’apparence, elle atteint. Elle parvient à sa fin : le noir dans la salle et la clarté sur le sol redoublé du théâtre. Le Roi « n’y étant plus » (ne retenant plus sa conscience, une forme de courante de l’esprit), demande de la lumière. Donc, pendant le texte dit par les acteurs, le noir a dû se faire, dans la salle, le noir qui oblige la vérité à sortir de sa tanière où Hamlet la pense nichée. Un noir qui se fait par l’attraction des mots devenus langue. Un noir qui se fabrique au point que les mots éteignent l’image en cours. Je pense à cette tradition théâtrale aux Philippines qui s’organise de la façon suivante : avant la tombée du jour, les auditeurs/spectateurs suivent l’acteur/parleur avec des bougies allumées jusqu’au lieu de jeu, situé dans un endroit isolé loin de toutes habitations. Une fois arrivés, un cercle se forme autour du responsable de l’action et de la parole. Les bougies sont alors éteintes. La femme ou l’homme au centre commence à parler. La nuit se fait sur le récit. L’image se retire au fur et à mesure de l’avancée de la langue. La mesure du jeu est calculée sur la chute de la lumière. C’est dans le noir total que la représentation

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se termine. Alors chacun allume de nouveau sa bougie et s’en retourne. L’entêtant d’une langue sans image habitant les consciences des auditeurs. Revenons à Hamlet qui met en scène. Il sépare les ingrédients. Le préambule, l’image de la réalité refaite, n’est pas là pour prendre la moindre mauvaise conscience qui traîne. Seule la Reine mère, inquiète, voit, devine le texte manquant. Le Roi ne voit pas. Chaque metteur en scène invente une occupation pour l’occuper. La plus usitée est une sorte de décontraction royale qui le plus souvent le pousse à embrasser sa femme et à festoyer, car il s’agit d’un divertissement promis par son beau-fils. Ce remplissage est bête bien entendu. Rien ne l’explique si ce n’est la résolution de la question sans réponse de la situation, s’il ne réagit pas en voyant la pantomime c’est qu’il regarde ailleurs. Ici pas de lecture originale à avoir, pas d’idées nouvelles, juste la preuve écrite de l’aveuglement du Roi devant l’image. Le Roi ne voit pas. Roi sans yeux, un obsédé de l’oreille. Le Roi ne se voit pas. Car ce n’est pas tout que de voir (la Reine, maman, elle prévoit un peu, la machine est ensablée dans le désir), pour lui, le Roi, il doit se voir, se reconnaître, mais le Roi est sans image. Le Roi voit, mais ne reconnaît pas. Il lui faut apprendre les contours de sa figure, et pour cela la langue consistera à la remplir. Juste retour de la chose, qui met en scène depuis le début et qui s’appelle Hamlet (papa) et dont le désir infini est de se voir re-jouer. L’image donc glisse sur la conscience du Roi. Le texte en effaçant les contours de la reconnaissance donne consistance à l’acte. Ainsi en pleine mi-temps de la pièce la plus organisée qui soit, nous comprenons par l’acte de théâtre une des fonctions du théâtre. Nous comprenons que nous sommes en train de perdre la conscience de quelque chose. L’art au sommet de son élaboration devient pédagogie pure. L’image de l’acte aveugle la conscience. La langue de l’acte fait perdre la conscience. La langue, dans ce cas, est citée comme art. Comme langue d’art, comme musique, comme chant, comme simulacre.

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C’est à cette seule condition qu’elle agit dans toutes les consciences – en notre âme et conscience. Leçon de vie. En une époque aveuglée par la prolifération des vues, prises de vues, des images sans queue ni tête, la petite leçon de chose d’Hamlet nous rappelle à la réorganisation des sens. L’image tranquillement nous aveugle. Le commentaire l’accompagne et nous coupe les jambes. Vite, de l’illusion pour mieux se perdre.

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1 9 9 8 Paris, au printemps

A propos du texte sur la mise en scène – Monde de l’Education Y a-t-il un metteur en scène dans la salle ? Le metteur en scène : celui qui fait que ça passe. La transformation de l’écrit en corps. Le metteur en scène de théâtre a ses jours comptés. Ce métier se nomme en 1838 et à cette occasion on lui attribue même une muse : elle veillera à son inspiration et il en faut pour fabriquer du vivant à partir d’un texte, d’une langue en attente d’être représentée. Il est là pour remettre une parole dans les corps, pour faire voir l’écriture, pour organiser du temps et de l’espace devant d’autres qui viendront et paieront pour voir ça. Si le metteur en scène est reconnu si tard dans la boutique théâtrale c’est que jusque-là, en Occident, sa fonction est dévolue au régisseur, à l’auteur, à quiconque choisit de sortir de la scène de temps en temps pour donner son point de vue, celui de la salle, à ceux qui, là-bas, essayent de faire du sens, de l’émotion, depuis le plateau. Le metteur en scène donne son avis sans doute de telle façon que ce qui est dans l’intuition du texte, du dialogue, de la situation soit visible, compréhensible. Molière le faisait, Sophocle sans doute aussi. Mais voilà que ça ne suffisait plus, voilà qu’il fallait organiser autrement le visible au point de demander que quelqu’un reste dans le noir de la salle et dise, sans cesse, comment faire. Il devenait le premier spectateur, on l’appelle le metteur en scène. Au milieu du XIXe siècle, la scène devient science. Science du sens. Au même moment se constitue l’histoire naissante de la photographie, les balbutiements du cinéma et les premières appréhensions de la psychanalyse. De toutes parts ça mise sur la scène, ça doit rapporter du sens, de l’émotion, de l’histoire, de l’identité, du mouvement. Dès le nom donné à la chose, la mise en scène devient écriture de la scène. Une scène pour s’y représenter, pour s’y faire une beauté, une conscience, une histoire.

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Le cinéma va courir après la reproduction idéale en cherchant la perfection terrestre du naturel. Pas étonnant que le metteur en scène inventeur de la seule méthode de conservation du naturel, Constantin Stanislavski, ait enfanté les grandes écoles américaines, Actor’s Studio, d’où sortiront les modèles d’acteurs « naturels » qui eux-mêmes sont imités sans cesse. Un nouvel art naît de ce besoin, un art et un métier qui va refaire des mondes le temps de la représentation. L’autre chemin, la publicité, en fait ses choux gras, j’en parlerai plus tard. Le metteur en scène va devenir le démiurge, le passeur, le patron. Celui qui engage, qui peut faire travailler, qui prend la parole et qui est assimilé aux sorciers dans la mesure où son art consistera à faire prendre corps au verbe. Au commencement des répétitions il y a le livre, puis la prévision d’une première représentation et des corps (corps de métiers aussi) en attente d’être animés. Et puis cette scène qui est devenue si représentative de l’homme occidental, cette scène qui fait que le théâtre germe partout, de partout, à partir de rien, de quelques uns qui refont quelque chose devant d’autres. Conscience poétique, politique, c’est là que s’opère le corps en fonctions vivantes, devant d’autres, aux yeux de tous, aux oreilles du parterre lorsqu’ils peuvent se le payer. Cette scène donc, dont les metteurs en scène s’occupent est devenue multiple, mouvante, fluctuante. Elle est sortie du théâtre, du bâtiment. La scène est partout, le cadre nulle part. La mise en scène dégouline depuis qu’on a compris que la re-présentation des choses leur confère une âme, un surplus, une chance. Ainsi tout ce qui doit être vendu est sans cesse remis à la scène marchande. Ainsi les opérations de sens sontelles transformées en opérateur de communication ? L’homme, dont l’agissement (parole en mouvement) est allé se faire voir ailleurs, pour se faire découper en rondelles de sens par tous les modes de représentations que la publicité a cultivé, a développé comme une science efficace. La parole, la langue sont à réinventer sans cesse. Mais la mise à jour des articulations de l’être afin de le rendre plus clairvoyant, plus lucide, plus inquiet, plus joyeux.

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Mais le mal qui prend forme chez chacun de nous, où pourra-t-il prendre consistance si la scène de théâtre public a abandonné sa prétention ? Sa prétention lui a donné corps et parole afin de le dégager de sa gangue, de son costume de normalité. Le metteur en scène se devait d’inventer la scène comme lieu de transformations des langues et des corps (du monde en quelque sorte), comme lieu d’apprentissage. Alors, la subversion se vend bien, les costumes des dévots sont différents mais les clergés toujours là, l’attention requise pour voir et entendre les autres est comprimée entre deux coupures publicitaires, l’étranger réduit aux formats d’un écran dans un décor exotique, les corps déguisés au plus vite par la marque de reconnaissance tribale, l’histoire consommée, digérée et énoncée avant qu’elle ne se constitue en légende et donc forme des sujets. Par conséquent, le métier de metteur en scène est plein d’avenir car de tout cela nous sommes les artisans d’une autre façon de mettre en intelligence les êtres et les choses (en lien, en rapport) sur les scènes de théâtres publics.

Saint-Etienne, le 24 octobre Il y a des matins où la lecture du Monde vous fait sourire seul devant un café, dans une ville de province. Un matin où vous sentez un petit courant d’air qui déplace les mèches sèches des nouveaux gardiens du temple. Un matin à Saint-Etienne, où, avant de rejoindre 10 élèves en théâtre assemblés autour de la question de l’écriture d’aujourd’hui, j’ai eu envie de vous remercier pour cette clairière que vous dégagez. On va le lire ensemble tout à l’heure votre article, comme on lit tous les jours une pièce, comme je travaille depuis 12 ans à ne faire que ça. Que lire et travailler avec des auteurs en chair et en os, en souffle et en voix ? Pour le plaisir d’y comprendre mieux le monde. Oui, le théâtre se meurt, le théâtre est mort. Oui, le metteur s’est fossilisé par peur de se savoir mortel. Oui, il faut dire et répéter qu’il y a beaucoup d’écritures théâtrales en France, que, si les « gens de théâtre », critiques en premiers, programmateurs en fin de parcours, les ignorent ou pire les traitent en les tuant par des « lectures » les dédouanant de leur responsabilité analytique, c’est que les scènes de théâtre public sont

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devenues des outils privés. L’auteur de théâtre ne peut apprendre son art et métier qu’à la fréquentation régulière, assidue du théâtre. Merci pour cette pierre lancée juste.

pour Armand Farrachi, Le Monde du samedi 24 octobre 1998

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1 9 9 9 Marseille, au printemps Histoire 1 Tu vois l'homme qui est appuyé contre un poteau, alors que le flot de voiture lui passe dans le dos, il est aux anges. Il est destiné, juste à ce moment, quand je le regarde, aux anges et il vend des cigarettes, à l'unité. Histoire 2 1) Le matin je me lève en plusieurs temps 2) J'ouvre les yeux 3) Les images se matérialisent et deviennent joyeuses 4) J'entends des cris d'oiseaux qu'on jette en l'air 5) Je me tords avec les draps 6 & suite) Je suis maniaque, alors je bois de l'eau avant toute chose car ma femme le fait. Histoire 3 Les exercices à quoi ça sert? Et bien ça sert à se demander à quoi ça sert. Ah oui ! Et puis après on fait le théâtre? Non, après on défait le théâtre. Donc on est dans le noir ? Oui et non, on est dans le noir et on est à côté du noir et on le voit très bien donc il fait pas noir? Il fait noir? C'est qui "il"? C'est toi. Je fais noir, tu fais noir, nous faisons noir? Non seul. A deux ou plus nous faisons des étincelles dans le noir, pour voir, juste pour voir? Voir et noir. Seul ou non.

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Histoire 4 En regardant tous les élèves qui me regardaient avec sérieux je me suis mis à douter des regards. Puis je me suis mis à douter de la parole que je leur livrais. Je racontais quelque chose de vraiment passionnant sur leur métier. Il faut dire que la salle de travail est vraiment moche : toute noire et éclairée au fluo et quand on ouvre les petites (toutes petites) fenêtres on entend le bruit de la rue, alors on n'entend plus rien d'autre. Histoire 5 A chaque fois que je suis loin, dehors, expatrié, arraché, comme un rejet, une bouture, une greffe, la clarté s'insinue en moi, une simple commotion. Elle me dit: "Chic, tu es mortel".

Paris en septembre Le travail artistique théâtral est malade. Il a été contaminé par le sublime ou la gestion. De part et d’autre : mépris. J’essaie de suivre la ligne de crête, ou de fosse, qui chemine entre ces deux tentations esthétiques et politiques : le sublime (la sidération devant l’événement d’une rencontre sans média, sans relais, qui ferait prendre feu à la conscience sans besoin d’intermédiaires ou d’apprentissages), et la gestion (règne des valeurs et des talents sur lequel investissent les juges, les médiateurs et les évaluateurs). Ce sont mes positions, mes mouvements, mes choix de textes, mes décisions de regroupement, mes brûlures passagères, mes adhésions, mes élaborations formelles, mes vacillements ; un chaos. …/… Rien de caché, rien de transparent : Pas de mystère, mais des fantômes, des commotions, des intelligences. Il faut de la résistance à continuer vouloir ne rien cacher qui pousserait ou qui empêcherait notre travail. L’utopie de vivre-ensemble passe par la voie étroite d’une conscience critique vouée à l’échec. Un courage sans résignation. Jouissance de l’élaboration du AVEC.

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…/… Encore un combustible du travail théâtral : la juste position du respect de la question posée (laissée ouverte, infinie, débordante toujours). Dans le mot respect, j’entends la distance requise du spectateur : affaire d’œil et affaire d’égard.

Paris, en octobre Je sortais, le soleil me coupa mes projets, il faut avouer que ce repas avec un critique responsable de la vie théâtrale dans un hebdomadaire avait déjà entamé mon énergie. Le simple fait de choisir un café, de me poser à l’intérieur, en m’éloignant de la terrasse surchauffée par la température inhabituelle, d’aller avec assurance éjecter une bonne dose de merde dans des toilettes de brasserie parisienne, toute cette chaîne de décisions calmes et déterminées, me ramenèrent de l’intérieur à un sentiment différent. Je savais mon être de nouveau organisé en vue de quelque chose. Quoi ? Aller dans une FNAC, puis suivre l’ordre de mon jour jusqu’à la nuit, plus fraîche assurément.

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2 0 0 0 Châtelaillon, le 4 avril Les nouvelles esthétiques viennent des nouvelles pratiques. Pendant que je prends ces 3 jours de repos à Châtelaillon, je dois aussi me reprendre en main. Comme à chaque brèche dans le courant des choses telles qu’elles vont, je suis saisi par la puissance d’infinités qui s’ouvrent à moi lorsque je reste en suspens d’occupation. La puissance d’infinités est la virtualité qui se dégage du présent lorsqu’il n’est pas affecté d’un projet. Ce qui est bloquant donc gênant dans l’obsession généralisée du projet, c’est sa violence faite à l’événement du présent. « En » projet comme « en » voyage, c’est-àdire sans jouir du hasard, du flottement, de l’indécision que suppose le présent. Un voyage où seule compte l’arrivée et le divertissement que génère le temps perdu au déplacement. Autre critère d’évaluation de l’acte théâtral : sa capacité à résister au projet. Doute : Quel est le vocabulaire adéquat qui permet de maintenir la vive question du présent de la représentation, de la coexistence des interprètes et des publics, sans réponse définitive ? Autrement dit à quelle instance doit-on tenir pour que le doute que suppose la réalité de l’offre artistique dans l’art vivant, reste une énergie de création ? Représentation après représentation un acte théâtral vieillit. Il bouge, il change au regard exposé régulièrement des publics. Cette mise à l’épreuve qui suit le repli, la protection dans la période de répétition est souvent l’occasion de transformation, de glissement. Acteur : L’acteur est soumis aux tensions de cette chauffe. Je sais que nous devons chercher les chemins de l’inquiétude qui empêche que le jeu devienne sédimenté, arrêté, reproduit dans l’idée de sa forme et l’oubli de sa raison d’être. L’acteur a la responsabilité de cet entretien.

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Je crois que les écoles de théâtre devraient instruire les apprentis acteurs de la dimension d’interprète que requiert ce métier d’art. En effet, l’interprète cherche à dire avant de jouer à quelque chose. Il est passeur de langage, mâcheur de mots, poète du présent. Car l’oubli de cette première définition fait les mauvais acteurs, non pas que leur talent serait non visible, mais, plus grave, que leur touche, leur analyse des langues sont annihilées dès les fondements de leur travail. Politique : A quoi sert le théâtre par temps de domination marchande ? Le capitalisme a gagné. Il est juste que le butin lui soit remis. Toutes les nostalgies servent à blanchir les consciences révolutionnaires converties aux bienfaits d’un libéralisme raisonnable. L’Etat surveillera les règles de juste répartition des retombées charitables que les circulations financières lui octroieront. Cette terreur organisée a besoin de jeu, de mise en scène. On n’a jamais autant eu la nécessité de représentations. On le sait. La vente de tout est d’abord présentation de tout. La renaissance obligatoire du désir d’un nouvel objet manquant jusque-là, force à l’invention de la gestion intelligente des symboles, des signes, des fantasmes. Cette propagande passe par les mêmes chemins. Ici, maintenant, la généralisation de la vente de tout se doit de sans cesse projeter sur le réel son avenir ou sa résonance pour y anticiper le désir de transformation qu’il couve. Chaque présent est en attente d’un autre temps. Cet axiome est le fondement de la maintenance capitaliste. La bourse, sa mise en scène claire, est évidente. Quels que soient les gouvernements, les réflexes automatiques sont : la morale, la transparence, les projets. Le projet devient le maître mot ou le mot du maître dans la mesure où le projet fait parler le réel, en le déplaçant vers le radieux avenir promis.

Berlin, le 11 avril Je suis arrivé hier après midi. Ca y est, je suis dans l’épaisseur de l’étrange, et toujours aussi balourd avec mes envies. Je devrais parler l’allemand, mais non. Je ne vis que le moment présent, ça me rapporte beaucoup de plaisirs grâce à mes dégagements d’avec les angoisses que je vois sur mes congénères, mais j’en subis tous les jours les ennuis

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quand je me regrette tout seul de ne savoir prévoir un peu d’intérêt sur le temps qui passe. …/… Cette année nous travaillons sur le texte Par-dessus Bord de Michel Vinaver, avec quatre acteurs d’âges différents salariés par l’école. Nous cherchons à définir quelques savoirs sur ce texte ainsi que sur le jeu de l’interprétation pour le comédien. Certains acteurs de renommée nationale acceptent de se prêter à ces recherches. Les échanges sont violents et instructifs. Les acteurs ne comprennent pas la façon que les étudiants ont de les diriger. Ils le disent et les poussent à n’être pas forcément plus clairs mais plus déterminés. D’autres fois Manfred Karge propose à des élèves de l’accompagner dans un travail de mise en scène à l’étranger. Ces assistanats peuvent se faire avec d’autres metteurs en scène, et sont intégrés dans l’apprentissage. La méthode n’est pas aussi rigoureuse qu’on l’imagine dans un premier temps. J’ai mis trois ans de pratique, et surtout trois ans à côtoyer les promotions successives pour me rendre compte que le mélange des origines culturelles est une des forces de leur apprentissage. Par exemple cette année, Oleg vient de Moldavie (d’une école basée sur la méthode de Vakthangov), et a vécu deux ans à Berlin. L‘énergie diffusée par ces frottements est évidente dans un groupe de metteurs en scène. Leurs regards convergent vers la langue allemande, ils cherchent les formes de représentation, et fabriquent des champs de tension et d’invention. Cette année la promotion est francophile. Deux françaises Leyla et Sandrine (deuxième année), une suisse Adeline, une allemande Milena, et Oleg. A la différence des deux années précédentes nous travaillons avec deux scénographes et quatre acteurs. Pour J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne de JeanLuc Lagarce nous étions restés entre metteurs en scène.

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Chaque année, la réserve envers la dramaturgie française est évidente tant de la part des élèves que des responsables de l’école. Ma position en ce sens est paradoxale et ce n’est pas une de leur moindre force que de développer ce paradoxe en m’invitant à faire découvrir, chaque année, un texte français. L’écriture française que j’ai proposée à chaque stage résiste a priori à leur méthode d’analyse. Comment trouver le conflit d’action, les points tournants de l’action principale et les actions secondaires dans un texte comme celui de Jean-Luc Lagarce, ou de Philippe Minyana, «La maison des morts», traduit à l’occasion de ma deuxième intervention ? Michel Vinaver semble mieux répondre à une découpe structurelle qui permet de trouver les niveaux de lecture et d’interprétation. Sans doute, le fait d’avoir pris le temps de l’analyse avec Maurice Tajman au cours d’un premier stage facilite les choses. Ce travail préalable retire l’effet de surprise qui perturbait leurs acquis. Je pouvais alors expérimenter des champs de travail autour de la traduction, de la musicalité, du souffle et finalement de la prééminence de la parole avant toutes idées de mise en scène. Le travail : le journal Hier, Milena s’est jetée dans la première répétition. Technique d’analyse avec les acteurs, et tout de suite les costumes et l’espace : une échelle. Elle a choisi toutes les scènes de Lubin et Madame Lépine : le représentant en papier toilette et la grossiste. La façon dont elle a mené son temps de répétition est assumée d’un geste sûr. Elle semble modifier son travail à cause d’un mouvement ou d’une intonation. Pourtant elle rappelle toujours l’action principale, le noyau de leur relation à cet endroit de la pièce. Les acteurs jouent. Ils prennent un plaisir évident au jeu, à l’expression. De cette énergie, elle fait cas. Elle en oublie les autres apparitions que le texte pourrait suggérer, mais elle me dit que vu le temps de répétition et ce qu’elle veut obtenir, son chemin est le bon. Je lui suggère de passer aux deux scènes finales qui changent la relation, ou plutôt qui pourraient faire dériver le style grotesque qui s’impose dans sa première approche. Rendez-vous dans deux jours pour la suite.

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Avec ce traitement je découvre une pièce burlesque, heurtée, coupante. La mise en page incite aux démembrements des scènes et aux collages immédiats : vitesse de jeu rapide, ou pas. Nous avons décidé d’essayer. L’art de Vinaver est un art de théâtre de notre temps de vitesses en miettes. Nous avons décidé de faire entendre toute la pièce sous forme de lecture et de faire sortir les passages travaillés par les cinq metteurs en scène. Demain ils devront partager une vision commune afin de se décider sur l’espace de convergence pour les acteurs et les spectateurs, tout en préservant leur choix. C’est un bel exemple de la vertu de ce lieu d’enseignement. Les acteurs réclament des décisions de la part des metteurs en scènes. Ils les mettent en demeure de trouver les raisons de leur choix. Pas d’agressivité mais une façon de choisir sa place. Ensuite, ils jouent. Rencontres : Un acteur qui travaille au Kammerspiel se plaint de cette formation à l’efficacité. Une fois jetés dans les ensembles ils se perdent dans ce savoir-faire paresseux.

Si tu as la chance de tomber à Berlin tant mieux, sinon tu es bon pour un trou en province et là tu commences à picoler car ce que tu rêvais à l’école n’arrivera jamais. Regarde mon emploi de temps pour la semaine prochaine. Je travaille de 11h30 à 13h15. Je ne vois que ma scène. On ne me demande même pas de venir voir les autres. Pour certains spectacles, je joue dans une pièce dont je n’ai pas vu toutes les scènes. Je comprends le succès du projet de Thomas Ostermeier à la Baracke puis à la Schaubühne aujourd’hui, parce que les acteurs sont tous salariés de la même manière et leur entraînement est commun. A ce propos, j’ai assisté à la représentation de Gier de Sarah Kane, mis en scène par Thomas Ostermeier. C’est à l’opposé de ce que je pouvais craindre de cette terrible efficacité de mise en scène. Ici, le metteur en scène sert le texte dans ses deux registres : l’abstrait, ou le musical de

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l’écriture, et la contextualisation si difficile à traiter chez cet auteur. Le travail sur les registres sonores est remarquablement orchestré. Voix au micro, présence sonore plus que bande son, et apparitions, surgissements d’images plus que décor. Les acteurs sont rivés au sommet de hauts promontoires rectangulaires et n’y bougeront presque pas. Gestes repris en cascade. Evitement du formel et pourtant tout en décisions secrètes. Accompagnement de la mise en scène et du sens pour ce quatuor écrit pour quatre instruments humains. Berlin donne des idées. Peut être que le chantier permanent de la ville n’y est pas pour rien. …/… Les élèves sont cinq. Rien à dire pour l’instant, leur envie de travailler est comme toujours ici, claire et patiente. En tout cas je parle de ceux qui ont choisi de travailler avec moi et Maurice Tajman. Quatre filles et un garçon. On parle dans les deux langues, et je crois que ça ne peut être que la dernière fois, l’effort est déjà trop difficile pour y trouver un ferment d’invention comme je le pensais jusqu’à présent. C’était pourtant vrai, mais le vrai change, ou alors a des allures différentes. Cette fois-ci la longueur des traductions me semble fastidieuse. Peutêtre aussi que ma façon de penser l’acte théâtral s’est fait à cette vitesse en deux temps, et que ce qui me permettait de mieux réfléchir en m’obligeant à m’exprimer de façon plus précise, plus concise et mieux structurée afin de rendre la traduction plus simple, et bien tout cela me paraît ralentir mon travail. Il faut avouer que la présence de Maurice ne facilite pas les choses. Pourtant comme sur le précédent travail en France, son intelligence est utile pour son savoir de formulation des questions. Je me suis surpris à savoir faire ventre de tout. Le livre de Michel Surya que j’ai lu juste avant de partir, m’a servi à illustrer très précisément un des points de la pièce. En parlant de capitalisme dans cette salle de l’ex Berlin Est, devant un étudiant, Oleg, qui est un pur enfant de la république de l’Est, les arguments de transparence, d’innocence qui caractérisent le capitalisme deviennent encore plus évidents. La pièce est violemment claire. Elle semble dire ce vers quoi glisse le monde. Il est vrai que le constat et l’absence de jugement la rendent

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encore plus juste. Michel Vinaver emprunte des styles de jeu. Ces intrusions nous éloignent du message. Nous avons fait connaissance en nous échauffant de façon très simple : -

Déplacements ensemble avec changement de centre et de diamètre pour le cercle

-

Mouvements dans l’espace avec point de tirage dans la main, dans le genou et par le regard.

-

Souvenir d’un moment de spectateur. Puis, souvenir d’un acteur.

-

Question sur leur choix de passage à travailler. Chacun a expliqué ce qu’il avait envie de traiter dans le motif qu’il avait choisi dans la pièce. Les commentaires qui ont suivi sont très intéressants.

Demain suite de cet inventaire et échauffement de Milena.

Berlin, le 12 avril Il n’y avait que trois élèves aujourd’hui. Nous avons laissé faire Milena quant à l’échauffement. Elle nous a fait marcher dans le lieu «afin de mieux prendre le temps de voir ». Puis quelques mouvements de yoga. Enfin, je retiens un exercice où il faut se laisser guider par le plexus de telle façon que l’on doit se sentir « comme une méduse ». Puis la suggestion nous amène à nous sentir transporté dans de l’eau de plus en plus agitée. Je lui demande ce que ces exercices lui procurent dans son travail avec des comédiens. Elle répond qu'elle cherche une façon particulière de diriger les acteurs. J’ai du mal à comprendre, jusqu’à ce qu’elle avoue sa passion pour le cinéma muet. Son souvenir éblouissant d’une première vision d’un film muet l’a transportée. Depuis elle imagine une façon de demander à la fois l’expression de l’action et le texte. Je lui ai demandé de mettre en application sa théorie dans les jours qui viennent. Sa douceur dans l’explication est remarquable. Il y a chaque année dans la promotion une fille de ce genre. Déterminé et décalée de l’école allemande qui inculque plutôt l’apprentissage d’une théorie active et efficace. Il semble que le temps que nous prenons entre nous pour déchiffrer une situation avec un texte que nous découpons en partie soit pour eux un luxe rare dans leur cursus.

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Ensuite nous avons déterminé les sections du texte de Vinaver à étudier par chaque élève. Je pense que chacun va expérimenter devant les autres ces choix dramaturgiques, puis plus intéressant, ses façons de faire savoir sa mise en scène. Demain nous ferons ce travail d’approche avec Adeline et nous finirons avec Milena. Le soir, les scénographes vont nous montrer leurs idées sur ce texte. J’en profiterai pour demander une version de la pièce par chacun en cinq minutes. Ces commandes devront s’échelonner sur les jours à venir. Pourquoi pas faire une lecture du tout avec des parties jouées et des résumés de temps en temps ?

Berlin, le 13 avril Tous les étudiants sont là, ceux de mise en scène et ceux de scénographie. L’échauffement est assuré par Oleg. - Marche avec secousse. - Ballon à dégonfler entre les mains de la dimension de son propre souffle. - Poupée gonflable, entre celui qui gonfle et celui qui joue le plein d’air, écoute. - Chaise musicale. Efficace, et concentré. Surtout on devine l’idée de théâtre par derrière. Le jeu, la disponibilité. Il dit que cela doit servir à créer une synthèse du groupe, une mise en commun des énergies. Je suis toujours surpris combien ce type d’exercices qui a à voir avec les jeux d’enfants est transfrontalier. Même question à chaque fois : A quoi ça sert ? Oui, l’ambiance après deux ou trois jeux est différente, mais j’essaie de comprendre le but d’un exercice qui consiste à transformer l’espace en un lieu imaginaire. J’espère pouvoir faire reprendre ce sujet avec tous les autres étudiants, mais avec une scène à l’appui. Discussion sur le choix de textes d’Adeline. Question de la forme d’art que convoque la première scène avec le modèle devant les deux hommes. Je pose des jalons sur les thèmes de la pièce : opposition entre les deux époques. Une forme ancienne représentée par le patron et le banquier face au modèle nue. Puis, les nouvelles générations qui en

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arrivent aux performances, aux actions. Lourdeur du propos chez Vinaver si on ne prend pas soin de vraiment l’exposer comme tel, c’est à dire sans a priori.

13 avril (suite) Présentation du travail des deux scénographes qu’elles ont réalisé sur la pièce. Elles installent sur un des rideaux qui entourent la salle de répétition, des dessins, des croquis, des peintures. Cette installation improvisée est très émouvante par la précarité des moyens, et l’extraordinaire fouillis des propositions esthétiques que suggère ces dessins. D’un coté les propositions de l’une sont plus illustratives, dans un trait un peu maladroit qui me fait penser à Klossowski. L’autre est débraillée dans ses pistes et pourtant extrêmement habitée par ses obsessions. Nous nous installons devant ces feuilles et entamons une longue discussion sur la relation entre le scénographe et le metteur en scène. Chacune et chacun donne son appréhension de ce rapport et cherche les mots justes qui rendent compte à la fois d'une expérience passée et d’un rêve futur. Oleg de nouveau me surprend par la simplicité de son exigence de travail. En riant sans cesse, puis en se reprenant avec un visage très sérieux, il dit attendre que tous les matériaux se constituent devant ses yeux. Une discussion de fin de séance oppose quelques-uns à cause d’un dessin qui représente des corps installés en cercle. Cette notion du cercle perturbe les metteurs en scène. Y a-t-il du cercle dans la pièce ? Après un débat sur la structure, je prends l’exemple de Francis Ponge dans La Fabrique du pré. Je parle d’une structure étalée, foisonnante. Je demande alors de chercher la bordure dans ce texte qui suppose une frontière, puisqu’on peut y jeter quelqu'un par-dessus bord, mais dont la force est se penser sans limite. Extension, ou généralisation, sur la force du capitalisme qui se pense universel et transparent et par conséquent digère ses rejets. La question doit être travaillée par les mises en scène.

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Berlin, le 14 avril Je suis seul avec eux. L’échauffement est fait par Catherine, étudiante en scénographie. Nous nous balançons autour de notre centre de gravité. La douceur de ses indications se communique à la douceur des propositions, donc des réalisations. Nous fabriquons les cinq minutes de mise en scène que je leur ai demandées. Décidément cet exercice est révélateur. Il fait se passer quelque chose. Il s’agit tout simplement de réduire le texte intégral à une mise en scène dont la durée est imposée : cinq minutes. Dans la contrainte du temps apparaît le choix immédiat de l’étudiant. On peut y deviner ses idées de théâtre. Ainsi Oleg a choisi immédiatement une forme d’un humour noir qui condense la bouffonnerie et le drame de la pièce : Lubin essaie de se pendre avec du papier toilette. Adeline, compose une structure très précise de 300 secondes avec une partie aléatoire jouée au piano, tandis qu’elle fait un mouvement au ralenti devant nous en se laissant traverser par les accidents qui peuvent survenir. Cet exercice suscite aussi toujours les mêmes passions. Il faut croire que le cursus de metteur en scène se doit de poser la question de la vitesse, du regard, de la traversée des signes. Dans leur apprentissage, il semble, aux dires de ces étudiants, que leur travail est très orienté vers une efficacité maximum, donc une obligation de pouvoir rendre compte d’une idée de mise en scène dès le début de leurs répétitions. Cette exigence a des conséquences sur leur relation avec les acteurs. Ce sont des compagnons de passage qui doivent obéir aux consignes des metteurs en scène. La brèche, la recherche, le bord, la fêlure, voilà les champs de travail qu’ils aimeraient explorer. Je ne peux pas m’empêcher de penser à l’anecdote rapportée par Severo Sarduy allant au café avec Barthes. Alors qu’ils allaient régulièrement au Flore, un jour où ils firent un écart en allant chez Lip, ils virent tous les garçons du Flore en train de boire dans ce café. Et bien je pense à ces étudiants, et je crois que depuis la France on ne pourrait que leur envier ce cursus. Eux réclament ce qu’on critique la plupart du temps dans la formation en France. Après nous avons envoyé des pommes et des rouleaux de papier toilette en étant disposé en cercle, et en essayant de raconter la pièce

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dans toutes les langues qui composent l’assemblage de ces personnes. Effet garanti : décontraction et pourtant concentration sur l’exercice. Discussion sur le présent. Sur la disponibilité du présent. Sur la combustion du présent. Présentation du travail par Catherine. Impressionnant. Elle rayonne à partir du texte. Elle se dégage des problèmes d’illustration, de citation, et explore son propre univers qui est celui de Vinaver passé au travers de son corps. Elle en suait à grosse goutte. Tout lui coûte un effort d’émission rarement vue à ce point-là, car hors de toute hystérie ou complaisance. Demain nous continuons avec elle, puis nous faisons une lecture entière de la pièce.

Berlin, le 15 avril L’ambiance est au travail en commun. Catherine a continué son exposé à propos de la pièce. Sa disparité dans son expression, ses étoilements qu’elles nomment associations libres lui font expliquer ce qui a surgit sans volonté déterminée. Qu’en dire ? En écoutant parler Oleg les dessins sont venus sous son crayon. Elle a laissé faire. En voulant l’expliquer a posteriori, elle enlève toute la puissance d’apparition. Les élèves metteur en scène en sont mal à l’aise. Son univers semble chevaucher le leur, et leurs demandes sont en partie légitimes. Ils veulent qu’elle ne se justifie pas, mais qu’elle laisse surgir les questions et y réponde par ses dessins. Dans ses nuées, je vois une absence d’analyse de la pièce. Je leur demande un travail plus technique pour la semaine prochaine. Architecture, mesure, matériaux. Cela à partir d’une lecture attentive de la partition. La lecture entre nous est instructive. Depuis que nous avons parlé et échangé une compréhension sur la pièce, elle prend une autre valeur lorsque nous y revenons dans son entièreté. D’autant plus que la complexité de montage que propose Michel Vinaver a été mis de côté au profit d’un choix de leur part qui ignore cette contrainte. Qu’en dire ? Comme souvent les questions n’en sont pas vraiment. C’est à dire que les questions veulent une réponse, donc elles sont déjà mortes comme

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question. Exemple : comment représenter les différents plans juxtaposés ? Or, la coupure que l’auteur écrit, est avant tout une inscription. Il faut l’analyser avant de vouloir la résoudre par une solution de plateau. La page nous renseigne sur les modalités de mise en scène. Simultanéité, tuilage, arrêt sur le sens, autant de modes de coupe, de transition qu’il faut éclairer par la lecture analytique avant toute solution. C’est une méthode qui n’est pas travaillée dans l’école. Je me rends compte à chaque séance à la Ernst Busch que c’est ce temps consacré à l’invention de l’espace du sens qui est l’originalité de mon approche. La demande qui leur est faite pendant leurs études est d’être efficace au plus vite. Est-ce une demande des français du groupe de formation, ou bien est-ce une réalité ? Demain, échauffement, puis lecture de la deuxième partie avec changement de vitesse (accélération). Question et analyse. Deuxième version des cinq minutes de mise en scène, mais cette fois-ci préparée pendant un temps de dramaturgie plus long, et critiques écrites après.

Berlin, le 17 avril (deuxième semaine) Echauffement de Leyla. Simple et concret. Aussitôt après, fin de la lecture de la pièce. La discussion qui suit est principalement axée sur comment faire pour continuer à chercher. La question des acteurs, puis celle du rapport avec les scénographes. Les mauvaises habitudes reviennent si vite. Légère échauffourée lors des demandes d’accessoires. Instrumentalisation des personnes, en l’occurrence des deux venant de la formation scénographie, plutôt que jeu avec la réalité. Angoisse quant à la demande des acteurs. Demain nous travaillons avec eux.

Berlin, le 18 avril Matinée à préparer la lecture de l’après-midi. Puis les acteurs vinrent. C’est très touchant la façon dont les metteurs en scène se sentaient dans leurs petits souliers. Décidément l’acteur est bien le centre de la chose. Ils hésitaient, bafouillaient, puis reprenaient leur travail. Quelle chance pour eux de réussir à comprendre la relation avec la direction d’acteur pendant leurs études !

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La lecture était très structurée. J’ai bien fait de demander une méthode. Tous s’y prêtent de bonne grâce. Jusqu’à 6 heures nous avons mis au point les journées futures. Encore dans la joie de la transmission. Quand je pense qu’on dit, au Ministère de la culture en France, que la mise en scène ne s’enseigne pas !

Berlin, le 19 avril Le travail qui a constitué la journée a un peu perturbé ma douce quiétude berlinoise. Pourtant la lecture de la deuxième partie de la pièce confirme mon bonheur de découverte de cette pièce. Je suis sûr qu’il faut que je propose ce texte en création au plus vite. Je vais écrire à Michel Vinaver, et essayer de penser une production pour les saisons qui viennent. Si le thème de la valeur de l‘argent me va bien en ce moment, le destin me donne un texte qui le développe mieux que personne. De plus, les styles différents se juxtaposent avec une franchise qui me plaît. Le politique n’y est jamais allusive ou détournée, le romantisme brumeux totalement absent. Ce qui était un peu difficile était la mise au point de l’emploi du temps entre les metteurs en scène. Chacun avait peur à juste titre de ne pas avoir le temps de bien répéter avec son choix d’interprètes. Il faut dire que leurs disponibilités, plus celle des metteurs en scène, sont particulièrement difficiles. Je dois oublier la présentation au profit de notre engagement mutuel : la lecture complète de la pièce avec les scènes choisies qui en sortent. Demain je les laisse seul, je vais à Paris pour rencontrer la nouvelle responsable à la culture.

Berlin, le 20 avril J’ai fait un aller retour à Paris. Rendez-vous avec le Ministère (Sylvie Ubac). Sujet : direction pour le C.D.N de Dijon. J’ai exposé, ils ont écouté, je suis parti. Quand je suis arrivé à Berlin j’ai retrouvé les metteurs en scène en train de légèrement errer. J’ai laissé un peu faire Leyla qui était en train de diriger une scène entre Passemar et Onde.

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La façon d’aller d’un acteur à l’autre trahissait son propre doute sur le travail. Je devinais aux écoutes des uns et des autres un fonctionnement faux, sans savoir où situer les erreurs. Puis, en intervenant, j’ai un peu trop facilement joué le sauveur, étant donné que mon statut me crédite d’une parole d’autorité. En fait, il semble qu’elle est jouée avant même de laisser le jeu se faire. Leyla a expliqué ce qu’elle voulait obtenir comme résultat tout en laissant faire les acteurs. Ambiguïté que je connais bien, car on veut rassurer tout le monde, y compris soi, en projetant une forme finie en donnant l’illusion que la liberté ou l’échange reste intact. Le fait de revenir à la langue, à son organisation sur la page, à la mise en scène du texte avant d’y construire un édifice imaginaire, est décidément la méthode révolutionnaire pour eux (je crois pour nous aussi, en France). Je devrais argumenter théoriquement et pratiquement sur cette approche du travail. En prenant le temps de chercher les motifs de l’écriture et en les transformant en jeu pour les acteurs, l’art du théâtre a pu débuter dans la mesure où les jeux, les idées sont les créations de l’acteur soumis à l’obligation du texte. L’acteur peut redevenir l’auteur à la suite de celui qui a écrit : écrit sur du présent.

Berlin, le 21 avril On continue notre emploi du temps autour de la pièce. Mise au point nécessaire sur le but à chercher en commun. Pourquoi, par exemple tenir à faire une lecture de toute la pièce dont on extrait des scènes travaillées ? En replaçant les enjeux de notre rencontre j’ai pu vérifier que même des metteurs en scène peuvent partager un espace de jeu. Quelle chance de vivre ces moments d’échange entre personnes qui se destinent à la mise en scène, donc, d’après l’idée répandue en France, destinées à devoir vivre leur art seules, sans pouvoir partager des doutes et des recherches. Le travail de Milena est presque inquiétant d’efficacité théâtrale. Elle a expliqué son choix de scènes puis, a mis en place ses deux acteurs dans les scènes avec une détermination impressionnante. Son énergie était devenue lumineuse, intelligente, on la sentait portée par l’alchimie de l’échange entre des acteurs et le metteur en scène. Elle savait. Elle arrêtait, reprenait, sure d’elle. J’attends la suite avec les autres pour pouvoir comprendre leurs techniques différentes, ou plutôt la part de méthode et de personnalité qui caractérisent chaque étudiant.

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Berlin, le 23 avril Reprise de nos rendez-vous entre metteurs en scène. Nous avons fait une sorte de brainstorming en référence à la pièce autour des accessoires pouvant caractériser les personnages. Beaucoup de convention dans la mesure où ils doivent se mettre d’accord afin de faire passer la compréhension d’une figure à l’autre quelque soit le lecteur. L’après midi, mise en scène de Leyla. Difficile relation entre elle et les acteurs. Elle semble en avoir peur, ou plutôt semble hésiter avant de leur dire une information. Je reconnaissais pour l’avoir vécu, la terreur d’être dans cette situation où on espère concilier les événements alors que ceux-ci ne font que se détériorer. L’attitude de Yan, un des acteurs, est particulièrement révélatrice. Parce qu’il est mauvais acteur, il fait subir ses fausses questions afin de faire oublier que si les choses sont dans cet état-là il y est pour quelque chose. Lâcheté et en plus profit sale sur le dos de la femme, puisque les deux hommes soumis au désir de la metteuse en scène lui font sentir qu’il vaudrait mieux qu’elle en ait, du désir. Discussion, et réconciliation pour finir.

Berlin, le 26 avril Je travaille pour la troisième fois consécutive dans l’école Ernst Busch à Berlin, dans le cursus de mise en scène appelé le B.A.T –Berliner Arbeiter Theater-. L’actualité récente a modifié le regard posé sur cette école située dans la partie Est de la ville (aujourd’hui l’appellation est géographique, mais la référence historique est toujours présente dans ce haut lieu de la formation théâtrale allemande). La nomination d’un des élèves sortant, Thomas Ostermeier, à la direction de la Schaubühne, lui a donné une nouvelle notoriété. N’a t-on pas dit cet été, en Avignon, lors de la présentation de plusieurs travaux de la troupe dirigée par ce metteur en scène, que cette forme d’intelligence théâtrale était géniale, et sans équivalent en France ? L’initiateur de la formation à la mise en scène est Manfred Wekwerth en 1975. Il a été assistant de Bertold Brecht. Le recteur de l’école est

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Klaus Völker, le directeur d’étude Peter Kleinert et l’artiste associé Manfred Karge. Cette école a formé, et continue de former des femmes et des hommes qui iront, dès leur diplôme obtenu, travailler dans les théâtres professionnels subventionnés. L’idéologie de la formation était pensée de telle façon qu’il fallait alimenter les ensembles que sont les troupes permanentes dans chaque institution. L’Ernst Busch était la plus exigeante, formait les meilleurs professionnels, et par conséquent tous les élèves sortant aboutissaient dans un lieu avec un contrat de travail. Cela reste en partie vrai pour les comédiens dont le contingent doit être alimenté régulièrement pour fournir de jeunes recrues dans les ensembles de tout le pays. C’est de plus en plus délicat en ce qui concerne les metteurs en scène. La promotion dans laquelle a travaillé Thomas Ostermeier, a été casée, mais depuis trois ans, de nombreux étudiants finissent leurs études en cherchant où et comment monter leur production. La force de leur apprentissage leur permet une adaptation aux différentes contraintes qu’ils se voient imposées par la réalité du milieu théâtral en Allemagne. Il y a en France une évidente suspicion envers ce type de formation. La tradition française pose le charisme comme une des qualités principales du metteur en scène. Comment former l’artiste metteur en scène ? Comment apprendre le charisme ? Ici, à l’école Ernst Busch, cette question ne se pose pas. Les apprentis metteurs en scène travaillent à comprendre un texte, et à chercher des formes de représentations. Rien de plus, rien de moins, que le mouvement de recherche dans le laboratoire que constitue tout lieu de transmission. Ca passe ou pas, mais ça œuvre à comprendre. Le concours d’entrée se passe sur un an. La première sélection consiste à envoyer un travail de conception sur un texte imposé. Puis, aux alentours de janvier, les sélectionnés se retrouvent dans l’école pour affronter plusieurs épreuves : une interprétation d’un monologue, une discussion dramaturgique, une scène à analyser, et enfin trois mises en scène vues en vidéo qu’il faut comparer. Enfin l’ultime épreuve se déroule en avril et départage les derniers candidats grâce à deux exercices où il leur sera demandé de mettre en scène de très courtes

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scènes, ou même de simples phrases, dont il faut trouver la forme et la résolution. A partir de là, les cinq ou six élus entament leur cursus. Les méthodes abordées durant les quatre années d’apprentissage donnent des techniques et des instructions. Les étudiants vont aborder les règles pour en extraire les exceptions, ils vont aussi expérimenter les techniques de théâtre les plus variées pour être à même de les utiliser quand il en auront l’usage. Les années sont divisées en semestre. Au cours du premier semestre les metteurs en scène reçus dans la section de l’école partagent 16 heures de formation par semaine avec les comédiens. Ils débutent avec eux. Déjà cette approche leur permet de commencer par l’expérience immédiate de l’entraînement de l’acteur avant de l’aborder par l’étude théorique. Ils seront amenés à se retrouver régulièrement, fondant en partie une histoire commune pour ceux qui le désirent. Ils suivent également des sessions de dramaturgie, ainsi que des cours de culture générale. C’est au cours de ce semestre qu’ils pourront mettre en scène une première commande, il y en aura plusieurs jusqu’à la fin du quatrième. Ces parcours imposés peuvent être des textes de théâtre ou un texte en prose qu’ils choisissent. Ces obligations varient suivant la promotion des groupes constitués. Les commandes peuvent être également thématiques. Par exemple le groupe dont j’ai la charge cette année devait travailler sur le thème de la chute du mur en choisissant le texte et le groupe d’acteurs qui leur convenaient. Tous ces travaux sont vus et critiqués par des commissions constituées la plupart du temps par le directeur de l’école et quelques enseignants. Vu le passé de l’école, et le cursus de la plupart des intervenants, la pédagogie s’appuie sur la méthode de Bertolt Brecht. Ce n’est qu’à partir du second semestre que les élèves commencent à étudier les textes de Meyerhold. Leur fréquentation avec les comédiens s’interrompt à ce moment là et les demandes d’analyses se précisent : une lecture historique de la figure de Médée, des projets dramaturgiques écrits…

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Plus les études avancent vers ce point fatidique que représente la fin du quatrième semestre, c’est-à-dire du Vordiplôm sanctionnant leur miparcours, plus les stages deviennent pratiques (la deuxième année actuelle vient de faire un workshop avec Peter Zadek sur Shakespeare). Même si les cours théoriques, notamment avec Peter Kleinert, se poursuivent, ils doivent préparer cette sortie. L’obtention de cet examen pratique - une mise en scène - leur donnera la possibilité ou non de continuer pendant deux ans. Ces épreuves, ainsi que leur aptitude quotidienne au travail, peuvent être sanctionnées par des Fähnchen, c’est-à-dire des sortes de «cartons jaunes», les menaçant de renvoi dès le deuxième semestre. Une fois réalisé ce temps de propédeutique, l’élève se prépare pour les quatre semestres restant à produire deux travaux pour lesquels il obtient des moyens de production. Ces travaux concrétisent l’aboutissement de ses recherches. Durant tout son parcours, il aura la possibilité d’inventer des modes de production ou de faire des expériences différentes. Il peut mettre en scène un exercice public en proposant à des acteurs professionnels de se joindre à lui.

Paris, en mai Une histoire : L’idée de départ était simple. Se payer tous les jours ou toutes les semaines un encart publicitaire dans un quotidien pour y exprimer une pensée, une réflexion. Et espérer que l’intérêt des spectateurs soit tel qu’un journal l’engage pour continuer son feuilleton. Pourquoi personne n’avait songé avant lui à ce moyen ? Bien sûr l’argent de l’investissement pouvait paraître important mais tellement superflu si l’opération fonctionnait. Il rédigea son premier petit pavé de la manière suivante : Cet espace est la juste limite publique de ma pensée courante. Cela devait marquer et en même temps caresser les consciences des lecteurs ou bien les laisser suspendus à cette maxime, somme toute simpliste, mais agencée de

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façon à laisser présager une pensée profonde montrant le bout de son nez. …/… Ces messages qui nous laissent sans voix, cette écoute unilatérale, ces sens uniques développent la réponse intérieure, la litanie, le chant étroit du confort de sa propre pensée qui roule seule dans la tête. …/… Politique et émotion : Il y a quelques années l’idée de manifeste m’avait paru importante et déterminante. Il s’agissait de fonder par tous les moyens notre pratique théâtrale. Ici, le nous regroupait quelques hasards de rencontres où je devinais les mêmes angles d’attaques dans le corps du théâtre. Peutêtre les mêmes écarts envers les structures de pouvoir établies. Les alliances se sont faites, les spectacles ont tourné, les circuits sont alimentés. La relève (comme avatar d’une avant-garde) a ses gardefous, elle commence son établissement. Les bandes ont excité les transmetteurs et enfin on voit poindre une réelle reprise en compte du social sous la pression malheureuse du moment. Le théâtre peut redevenir par instant cet espace d’écho instantané de la pensée mise en acte. Là où le réel est, par définition même, la mise à feu de l’art théâtral. En faisant du théâtre je fais le singe. Nous imitons, nous volons pour perdre un morceau, un bloc de vie rejoué pour d’autre. Ce mouvement d’offrande est toujours le point de mire de nos travaux. C’est le public qui fait le théâtre, l’accord ultime pendant des heures de travail entre nous et le moment avec eux. Le public que l’on espère éveillé par la part arrachée au temps normal, qui est le temps de la représentation. Avec un acteur nous cherchons comment sans cesse rejouer, renouer le convenu et le jamais vu, c’est pour jouer avec la patte griffue du sérieux, c’est pour comprendre le chemin des larmes, leurs aventures sous la peau. Et l’acteur, à ce propos est toujours là entre la page et la salle. C’est lui qui soulève le sec ou le gras du texte. Il travaille à s’oublier. Il faut creuser sous lui et l’aider à s’éloigner de son désir de futur ou de sa

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nostalgie pour n’être que présent, vivant avec des vivants, et ainsi créer un premier petit scandale. Le théâtre est un art politique. Un décor ne vaut qu’à la condition de ce mouvement de présence perpétuelle, comme s’il s’agissait d’un relevé de position en haute mer. L’étonnement de cette vie-là, sur un plateau, ici commence le style, est la prise de l’art théâtral sur toutes les autres manifestations artistiques humaines. La danse nous a volé (intelligemment) ce mouvement. Un lieu où l’émotion deviendrait un acte de conscience. Nous sommes les derniers à croire à cette voie d’accès. L’enrichissement des modes d’expression du public grâce à l’art théâtral. L’arrière-pensée alourdit la vitesse de l’intuition. J’aime bien le qualificatif trouvé par un critique à mon propos d’entre metteur. Je pense qu’il y avait là une légère connotation dépressive dans son mot, mais il correspond à un métier précis si on le relie bien entendu au théâtre. Nous créons des rencontres entre personnes qui se cooptent par choix, désir, communauté de vues dans le meilleur des cas, puis nous creusons dans l’épaisseur du texte des issues vers la représentation. Nous apprenons une grammaire provisoire faite d’images, de jeu, d’impasse, nous travaillons à éliminer l’embellissement, l’imagination. Nous frayons avec l’impur. L’acteur avance dans le courant de l’encre, l’entre metteur est la canne, parfois le mur.

Paris, en juin Le théâtre ça plaint. Le théâtre est la prétention de l’homme à se représenter lui-même en compagnie d’autres. La politique est une parole à laquelle il faut faire crédit. Si l’humain se pense c’est qu’il peut se voir faire. Le théâtre est un des noms donnés à cette opération. En y allant, on peut assister à la parole en train de traverser des corps vivants, comme nous, et ainsi déployer des comportements, des attitudes, des langages encore inouïs. Le théâtre ça plaint en prenant la parole. Je trouve plus juste d’y voir l’espace et le temps de la prise, comme on le dit d’un matériau, d’une

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parole organisée autrement afin de faire entendre la plainte. Cette plainte peut prendre la figure de la comédie ou de la tragédie. Quoiqu’il en soit, le théâtre fait confiance dans l’attention de son assistance. Plus précisément, le théâtre réclame que l’on assiste à sa parole, que l’on fasse crédit à ce protocole, qu’on ne réclame pas aussitôt des bénéfices, des retombées, des plus values. Cela, c’est bien. En assistant je prend part à un espace et une durée où je m’inscris, dans une assemblée d’êtres de langage en train de se faire voir parlant. Et la politique demande la même chose. Faire crédit à une parole qui s’occupera de notre destin. Chaque fois que les corps politiques réclament du public dans ses institutions, nous devons leur réclamer plus d’électeurs dans leurs rendez-vous électoraux. Pourquoi le théâtre public semble n’en pas finir de mourir ? Pourquoi chercher son malaise, son mal être, dans un découpage de ses fonctions, des métiers, des pratiques et des histoires ? Sans doute car il reste un espace et une durée encore insoumis par définition. C’est encore un site à dissolution immédiate sans retour d’investissement, sans possibilité de capitalisation, dont le produit se dissout dans le temps de son exposition. C’est en plus un art archaïque faisant confiance dans la parole comme moyen de transport d’un sens, d’une poétique, d’une émotion à une époque. Je veux partager cette passion des langages car je sais que la joie qui en découle est sans équivalent. Une joie qui naît d’un partage, d’une compréhension, comme une embrassade, une chatouille ou un saut dans l’air. Quoi de mieux que le théâtre ? Quelle durée plus juste qui s’invente à l’occasion d’un spectacle ? Trop long, trop court mais c’est de la durée passé ensemble à vivre autre chose. Quoi de plus juste que cette scène en face de nous qui sert à tout refaire ? Quoi de plus vivant que l’acteur sortant du rien, de l’avant, pour venir jouer devant nous, en face de nous, un morceau de fausse vie vraie et nous transporter. Je n’ai pas trouvé mieux ailleurs. Je sais que l’espace du plateau aimante les savoirs grâce à la parole. Comme un espace qui reste encore à l’abri. A l’abri d’un usinage, d’une plus value.

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2 0 0 1 Paris, en avril

Le théâtre est mal en point disent-ils. Le théâtre est un espace qui réclame de la durée pour faire entendre un langage qui nous regarde tous. La politique est un espace qui demande de la croyance dans la parole. Notre destin en dépend. Quand la politique se mêle de nous annoncer un destin, un règlement, une régulation, un bonheur, ils imaginent que nous croyons sur parole leurs projets. Nous partageons la responsabilité de la parole. Le langage qui passe par un corps nous concerne. …/… A quoi bon des poètes par temps de vente ? Pour mieux prononcer le monde.

Berlin, en mai

Les hommes sont toujours les premiers à se le permettre Les initiations en tant que telles ne satisfont que les spécialistes Nicole enlève ce qui empêche le bon déroulement Le gris à travers les carreaux rend un peu tristes les Alain Bouge ton cul dans ma tête ou l’inverse Encore des décisions du conseil et on meurt Rien ne justifie que Ghislain chie dans le corps mort de celle-là La couleur de la passion est une phrase de Coralie Taline dit c’est comme Staline mais sans le s Elle se comportait en sachant que les extrémités de ses peurs formaient une frontière dangereuse pour elle et pour ceux qui avaient pris le temps de vivre à ses côtés ou dans ses environs et qu’un jour, en passant les bornes, elle devra en périr de savoir ce que l’horizon cachait comme gouffres et catastrophes entretenus par sa volonté. …/…

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La formation à l’art de la mise en scène en France n’est plus un sujet tabou. Mieux, on semble admettre que cet apprentissage puisse être une des voies d’accès à la profession de metteur en scène de théâtre. Ainsi, il a bien fallu se rendre à l’évidence : les metteurs en scène responsables et convaincus avaient suivi un cursus, un cheminement de savoir, avant d’être maître de leur pratique. En tant que langage des signes de l’écrit rendu à la voix, on peut penser qu’une instruction de son champ d’application fasse partie des disciplines enseignées dans une école de théâtre.

De Berlin à Ouagadougou Ce que j’appelle fatigue peut tout tenir à distance de mon expérience. Je connais très bien cet état, comme une froidure du réel. D’ailleurs, hier, en arrivant, le déclenchement a été immédiat. Orage, éclairs, panne d’électricité. Une forme d’élégance des éléments (de la nature) pour me tenir en respect et me replier de nouveau. Ecrire, puis lire et nager. Le même jour, le soir au moment où le soleil se couche, je suis sur la terrasse d’une bâtisse, assez loin des places que j’ai pu identifier. Nous écoutons Jacques Jouet lire un texte de lui, devant une assemblée attentionnée. Tout est incongru, déplacé. Ce texte référencé, codé, est dit. Distinction sérieuse, qui semble prétentieuse. Sur ce toit, alors que la rumeur monte de toute la ville, la langue française sonne mal. Un animal non identifié vient de me courir sur le coude. J’ai un peu honte d’être de ce monde-là. Chaud comme un liquide, l’air fait un vêtement. Un chien minuscule se découpe en ombre sur le ciment. Il est petit et hésitant, drogué par sa propre disproportion aux événements. Piscine et Sofitel. Uniformité de l’idée du loisir. Les noirs et les blancs. Vent tiède. Et le soleil brûle les morceaux de peau exposés. Normalité des situations. L’attente est claire, morne et chaude. Je regarde et je suis dans la matière du temps : agencements entre ce que je pense et ce qui est pensé par ailleurs. Ecart irréductible. Etat mort des choses entre elles. Je vais toujours me laissant glisser dans les interstices. Parfois, je prends le courant, et me transporte comme ça plus loin, plus à côté. Sans construction volontaire. Ici, je suis en attente de ce mouvement-là. Juste hésitant sur le sujet et ses conséquences.

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Les Allemands veulent profiter de la petite taille des Coréens pour faire la différence (Commentaire entendue à la télévision à propos d’une compétition de football)) Lesal ment, et veut profiter de la petite taille des corps d’airain pour faire la différence.

(Les hâbleurs vivent à proximité de la place où la statue de bronze, un peu éteint par les pluies régulières sous cette latitude, marque les directions que ce peuple s’est donné pour irriguer au mieux les confins du pays. Chaque ville en possède une. Ces beaux parleurs ont le verbe haut et faux : cela plaît, et leur dernier tour est de faire avaler au reste de la population que cette figure de métal vert a un passé trouble, dû à un achat inconsidéré d’un ancêtre qui, pour s’attirer les bonnes grâces d’une jeune métisse vivant sur cet emplacement, avait emprunté une somme considérable. Il voulait ériger cette métamorphose de son désir en métal indestructible. Cet emprunt, le montant est presque fou, doit être remboursé à ces menteurs qui affirment, faut-il être crédule pour agréer à cette démence, être de la famille des créditeurs, et qui plus est, dont la jeune fille serait une lointaine cousine germanique. Lesal est le nom du meneur. Il dit que depuis plusieurs années il va dans ce pays et réclame pour ses statues de fer un remboursement, pour lui, justifié. La situation s’est reproduite à travers la contrée, car la jeune femme se déplaçait après chaque érection d’un nouvel hommage, espérant de cette façon désespérer l’urbaniste transit. Cette belle histoire intrigue les sages. Les statues sont là depuis si longtemps, et leur dimension modeste semble contredire la romance passionnée de Lesal. Il le concède : les prêts pour la construction étaient en fait surévalués. Il est d’accord pour les estimer en fonction de chaque situation. )

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2 0 0 2 Avignon, en juillet Etat de séparation. Encore et toujours signer ma séparation : c’est moi. Je suis entre les désirs. Arrivant en Avignon pour vouloir en repartir, je pars en ayant envie d’y rester. Je crois savoir ce qui me va, et ça se dissout, ou ça reste sur le côté. En fait, c’est le théâtre qui me ronge l’âme. J’aurais aimé en voir plus pour me remettre au goût des choses qui se font et se défont. Je ne sais pas quoi faire d’un corps en trop à qui manque la saveur de l’excès. Vivacité prise dans un bassin. Vif-argent dans une baignoire. Le large. Fabriquer une langue à soi. Défaire le tissage de mes impasses. Reprendre. Ce qui me va ou me laisse en plan : l’histoire traitée comme si elle était le vecteur d’une simulation suffisant. Avec une intelligence des signes qui entrelace des trouvailles déjà vues. La mise en scène devient effet de cumul des constructions permettant au fil de l’histoire d’avancer. Qu’est-ce qui en fait une vieillerie ? C’est le jeu du théâtre et ses symboles, ou analogies. Lorsque l’analogie ou le ressenti se déclenche (est suscité par un travail de signe) la conscience enregistre cet effet de ressemblance entre un résultat et une cause. L’écart entre la cause supposée et la semblance est le travail de celui qui assiste. La place de l’assistant. En construisant cet espace de semblance, l’assistance peut rester en tension pendant la représentation entre ce que je vois et ce que j’y vois. Pendant que j’assistais au spectacle hier soir j’ai eu la désagréable sensation d’une complaisance. Rien ne parvenait de ce vide, cet appel d’air, cette incomplétude pour laquelle on m’a fait venir. Tout se fabriquait sur la pensée virtuelle de notre envie de plein. Passion commune, compassion stérile et vaine. Le sujet devient le vecteur, le vendeur même.

Kassel, en août Enfin le froid. Celui qui me rend la nostalgie active. Accord entre les éléments et la pensée. Par exemple la couleur des choses : gamme de violets et vieux roses entretenus, rutilance des vitrages dans des

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architectures d’après guerre, rectilignes, austères, beautés cachées, bordures de trottoir recouvertes par les végétaux suralimentés en eau, et enfin, ciel blanc.

Berlin, en septembre ART /ETAT L’Etat empêche-t-il l’art ? L’Etat est le commanditaire de l’artiste. L’artiste au cœur du sujet se pense au-dessus du marché. Il est seul maître de sa puissance créatrice, et l’Etat a toujours souhaité conserver les fruits de l’ordre de la création. Les façons de laisser l’artiste à l’abri du besoin en lui assurant le minimum vital. Le corps de l’artiste est le corps du créateur. Développement d’un ensemble de corps d’accompagnement, d’écoles, pour entourer, aider, faire fructifier les corps d’artistes : critiques, intendants, commissaires, producteurs, agents, directeurs. Ces corps sont ceux qui gèrent l’art, puis qui le dit-gèrent. Les artistes eux-mêmes ont voulu plus d’Etat, donc plus de contrôle, mais pas plus de politique : action concertée d’hommes libres pour débattre et décider en commun des moyens pour construire, aménager et défendre un monde où la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous, une société en devenir d’hominisation, jamais terminée. L’histoire récente de la non volonté d’imposer des règles, par crainte d’atteindre à l’intégrité du corps, à sa pureté imaginable, a vu l’inflation des machines d’accompagnement. Dans ce cadre du corps créateur (le nom propre signe une façon de faire plus qu’une transformation ou un mouvement), l’artiste se pense insoumis car traversé par l’injonction de la création envers et contre le tout, c’est-à-dire le reste, à part lui. Tant de corps et si peu de déchets. A ce jeu il ne faut pas estimer l’autre, puisque l’altérité reste confite dans le corps du créateur. La mésestime encourage les relais et les professionnalise. Ces relais au sens électrique du terme, s’occupent de l’art, de sa production et de sa condition. Le mot est important.

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Il faut conduire l’art vers celui qui le recevra. L’Etat veut que le maximum de personnes profite de ces inventions. Entre le corps et sa création il faut des institutions. Le mandarinat de la culture va grandissant. Les attributs de l’art deviennent ceux de la doxa généralisée. Etre nomade, un principe de consommation. Guy Debord devient un argument de promotion pour faire bouger. Les valeurs dites révolutionnaires sont celles-là même qui instruisent le fonctionnement de l’Empire du marché. D’une part la tradition d’un théâtre populaire : Dasté/Planchon/Jouvet/Maréchal et d’autre part un théâtre d’art qui récuse sa rencontre publique au profit d’un culte de l’ecclésia en relation avec un mal de la polis. L’avènement du relais ne se justifie qu’à la condition d’une isolation de l’artiste (à l’abri des climats et de leurs variations). Temps des résidences : assignations, ou secondaires, elles justifient le manque d’art des lieux d’Etat. Les artistes s’y prêtent puisqu’ils gagnent leur vie grâce à ça. Temps des mandarinats et des cultes du sujet. Ce n’est qu’à cette condition que la cotation se fera. Les artistes sont listés, repérés par des chasseurs de têtes : ère de la consommation de la nouveauté. Tout le monde joue le jeu. La transformation est logique. L’Etat qui est gestionnaire après avoir été admirateur et mécène doit gérer ses acquis de l’histoire du temps où la politique se composait avec son affrontement des lieux de la représentation. La gestion des lieux est une façon d’entretenir à distance un espace public qui appartient aux collectivités et qui doit, comme toutes autres entreprises publiques, se révéler en augmentant son chiffre. C’étaient les abonnés devenus clients, ou simplement spectateurs. L’embarras de l’Etat est à son comble. Le théâtre, son art, n’est pas une donnée essentielle dans la consommation des formes artistiques de nos jours. Les moyens d’invention de la reproduction des paroles et des actes se sont développés au point de rendre obsolète ou plus sexy le protocole de la mise en commun dans un établissement public. Un peu comme les bains, ces architectures sont touchantes et peuvent témoigner d’un

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temps révolu. L’Etat choisit l’excellence, puisqu’elle a besoin d’aide et que sa plus value est maximale. Le reste, l’entretien, le fonctionnement, la sécurité sont relayés par d’autres canaux d’alimentation. Un camp isolé, l’excellence se reconnaît à ses signes extérieurs.

Dijon en octobre La représentation se fonde sur un accord : les corps en coprésence vont effectuer une passation. Comment se prépare une représentation ? Le savoir que nous avons de la préparation au don, à l’importance et au sérieux mis pour livrer de l’inutile et du gratuit est-il une instruction de vie ? La représentation se paie d’un temps passé avec elle. Elle se paye aussi d’un coût humain. Ce tarif de passage, cette passe pour écarter est une transformation. La mesure-t-on ? Comment ? Avec qui ? Non pas une œuvre mais un exercice. La représentation saisit le temps de l’exposition et pense l’achever. Comment déborder les limites, les clôtures de la représentation ? Re-présenter, c’est aussi être à la place d’autre chose qui n’est pas là et qui a une valeur d’équivalence ? Re-présenter le peuple c’est la fonction de l’homme politique, du responsable. La répétition, la re-dite est une responsabilité. En y assistant je sais que ce que je vois représente ce qui ne se voit pas, faute de formes adéquates : temps, espace, nombre de corps en jeu. Je vois l’équivalent de la chose. Sa valeur en tant que présence restituée. En étant à la représentation je ne suis pas pris au dépourvu du présent. L’événement est dompté. J’ai plaisir à voir que ce qui peut me déchirer est ici enclos dans le cadre de la représentation, dans ses bordures. La représentation a trouvé son aboutissement au moment de l’information. Elle restitue le risque, le danger, l’événement après un refroidissement que représente le cadre de son exposition. Cet antécédent à la représentation est la présence réelle de l’acte. La démocratie a cultivé toutes les façons de nous éloigner de l’acte, de sa violence, de son accidentalité. Le capital n’aime pas les vertiges. Ils

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menacent la consommation. La représentation s'abîme dans la coexistence entre elle et ceux qui la voient. Sans spectateur, pas de représentation. Re-présent n’est pas passé, ni simple, peut-être un peu composé. RE-PRÉSENTATION RE-CONSTITUTION RE-COMPOSITION Le premier pour le théâtre, la police se sert du second, les formes de groupe en action du troisième. Ra-mener du texte vers le présent est instructif si la phrase maintient la condition du présent de la représentation. Représenter c’est jouer. Pendant la représentation, est-ce que j’interprète ? Je est l’acteur et le spectateur. Cette commune expérience, épreuve, est politique si la distance du regard, le respect, est une mise en doute de toutes les attaches possibles.

Berlin, le 14 décembre Ubu Roi, d’Alfred Jarry. Journée de la création. Soleil givrant. La poudre blanche du froid se condense dans l’air. Je me suspends au temps qui, ainsi, a une consistance contradictoire : le soleil printanier, ombres allongées, et la neige piquante et volante. Le temps d’une première à l’étranger, du texte d’un presque enfant sur le monde qui l’attend. La pièce est terrible dans cette mesure : la vision des grands vue depuis l’adolescent ressemble à ce qu’il devient. Ce que ce travail m’a apporté : Dans la régularité d’une vie organisée pour la réalisation d’une pièce dans un contexte totalement différent de mes habitudes. J’ai pris une distance qui ressemble à un repos de mes contraintes. En me dégageant, j’ai pu retrouver le simple plaisir artisanal de l’atelier. Le repos et le travail sont alors intimement mêlés. L’un et l’autre vont de pair puisque je me nourris de ce qui s’invente ou s’expérimente pendant le temps de la recherche. Ce temps devient du temps relâché où se dissolvent, sans que je le sache au moment où cela se produit, les projets autres que ceux qui correspondent au travail de répétition.

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La langue : en parlant de théâtre dans une autre langue que la mienne, je me distingue de ce que ça croit savoir dire sur mes pratiques. Le temps de la traduction aère la relation, lui transmet un délai de réception propre à la réflexion. J’ai souvent l’intuition dominante au cours du travail. Je laisse se dévoiler la suite, ma suite d’idées, de mouvements ou de pensées en fonction de ce que le présent vécu ensemble me propose. Cette disposition demande une attention et un plaisir de la liberté avec un peu d’esprit d’épate pour le choix des chemins non prévus. En langue étrangère ces opérations sont refroidies par la non connivence du langage, après l’absence d’adhérence à la voix d’un guide quelconque, celui-ci étant traduit, donc en partie interprété, une part de non traduit reste suspendue au-dessus et autour de chaque correspondance entre moi et les acteurs. Cet air est resté ici, et durant tout le temps du travail il s’est maintenu grâce sans doute à l’artisanat sérieux de l’équipe du théâtre, à la fois comme une protection et comme une mise à distance permettant une observation plus juste. Les conflits au sens d’une butée d’incompréhension mutuelle ne trouvaient pas leurs formes d’expression. L’Allemagne : le quotidien dans cette ville de Berlin qui m’a livré des bonheurs de fonctionnement de mon corps en convalescence comme jamais je n’aurais pu le vivre ailleurs. La douceur, la joliesse et là aussi la distance élégante dans les comportements. Tout cela sans doute parce que je voulais le voir se concrétiser m’a donné un contexte de travail idéal. La pièce de Jarry : peut-être est-ce la vraie surprise de la commande passée entre le théâtre de Postdam et moi. J’ai découvert ce texte par l’acte. Comme à chaque fois que le travail de scène me renseigne sur un texte, je me demande comment anticiper cette science. Il n’y a que la mise en scène des jours et de leurs découvertes sur un texte qui m’instruit. En réunissant le texte dans l’espace, il m’apparaît dans sa nécessité, comme une façon de faire revivre le corps de l’acteur le temps des répétitions. Je ne connaissais pas la pièce. Je l’ai choisie, comme Don Juan en Pologne, pour pouvoir m’y mettre sans être obligé de devoir l’étudier seul ou par l’histoire des formes, au bureau puis-je dire. Je suis entré avec insolence dans ce que je disais savoir, mais en racontant souvent des mirages, ou des fulgurances sans soubassement dramaturgique. Peu à peu la pièce m’est apparue comme une

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méditation sur l’autre monde, celui des adultes, celui de ceux qui pensent assumer, celui du temps de la plénitude. En parcourant les genres de la théâtralité, l’histoire des formes du dialogue à son époque, il fait le point fou sur l’impossible construction d’une homogénéité. Le texte trouve sans cesse toute tentation de globalisation, de normalisation des écoulements. Si Jarry veut décourager toute mise en scène, c’est qu’il ne permet pas une maîtrise du sens en vue d’une cohérence. Le tissu est lâche, rêche, glissant, absent. Même pas suivre la pente des occurrences, mais créer des impasses, des coutures trop visibles. De cela nous en avons fait l’expérience par le théâtre avec des personnes qui savent user de l’art théâtral. Torsions/tensions. Souvent, je me dis que la pièce que je traverse par la mise en scène est exactement adéquate avec le temps politique et le temps de mon intimité. Pas d’exception à Berlin avec Ubu.

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2 0 0 3 Paris, en janvier Dans Les Paravents mis en scène par Frédéric Fisbach, je crois comprendre avec plus de discernement ce que je souhaite lorsque je suis en position de spectateur. Je vais essayer d’en faire non pas la critique, j’en serai incapable, mais le relevé sensible. La mise en scène suppose un agencement de signes et de mouvements qui accompagnent un sens. Dans la salle, face à ce travail en train de se faire, j’ai pu physiquement ressentir la mise en scène comme accompagnement du sens, du théâtre. Pourquoi tant de travaux de théâtre me paraissent m’étouffer, me retirer mes libertés ? Sans doute que l’illustration y est un mode trop frileux et que la convergence des signes au nom du texte, et de son ressentir, me fatigue par manque de courage. Il faut une forme de courage pour faire ce que dit un texte et non pas lui faire dire. Ce que dit ce texte est aussi le mélange des genres de théâtre. Une façon de décrire pour le théâtre l’idiot de la guerre est aussi dans le génie de l’acteur à comparer un opéra de mots et de formes. Frédéric Fisbach rend compte sur scène de cette audace-là. Pas de code qui dramaturgiquement nous satisferait en nous proposant une vision globale, cadrée du texte. Sans cesse les bords de la représentation glissent, ripent, se chevauchent et nous sommes soumis à notre place d’assister ce travail plus que d’y assister. Bien entendu cette place n’est pas forcement désirée par le spectateur/auditeur. Je crois que c’est exactement dans cette position d’être spectateur que le geste de création de Jean Genet et Frédéric Fisbach avec l’équipe artistique qui l’accompagne que s’accomplit la grâce du théâtre. Non pas un état de communion, de compréhension, de compassion (mais celui d’un nouvel éveil des sens par l’obligation où nous sommes de prolonger le travail entamé par les artistes). La liberté de se sentir interprète, « prolongateur », est la position du spectateur qui me paraît valide aujourd’hui. La marionnette, par exemple, réduit le format de l’homme pour lui donner un minimum de mouvement choisi.

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Dijon, en janvier L’icône est un messager. Quand l’image me manque, je suis sans ressource. Par exemple en ce moment à cause de la maladie, de sa force de persuasion, je suis en fin d’image, en fin de stock. Les images se retirant laissent agir les forces plus enfouies des mouvements intérieurs d’invitation à mal assembler, malgré moi. Je dois préciser ce que veut dire : les images se retirent. Elles se retrouvent en accompagnement du monde de la parole et moins comme un masque d’apparition. L’écriture de Kafka est claire en cela ; elle empêche toute prise d’image sans la refuser ou la dénigrer, au contraire elle n’en construit pas à l’avance pour paraffiner le conduit du sens. Elle est proche de l’icône dans la façon de désencombrer les soucis du pathos, et elle n’est pas seulement signe. Elle laisse place à celui qui souhaite y être accueilli. Les vocables côtoient le religieux, mais notre fond poétique, donc notre fond de savoir et de sens hors de la communication immédiate, a été travaillé par tous les vocabulaires liturgiques. L’écriture comme don, en attente de receveur. Ce qui avive l’acte de donner est l’hospitalité. Dans la mise en scène de théâtre, je cherche à faire partager un sens et une émotion à partir d’une langue. Si le texte est encore peu usé par des interprétations, s’il est notre contemporain, il est capable de nous transmettre une version du monde singulière. C’est pour cela que les pièces choisies depuis le cycle entamé par Thomas Bernard sont inédites à la scène ou peu travaillées. Mon intervention s’apparente à la fois à la lecture du sens et au décryptage des modes de théâtre qui transporteront la langue. L’acteur est là pour ça. Il figure le texte en lui inspirant une densité vocale et physique. Je cherche alors son entourage son accompagnement au-delà de son corps et de son mouvement. Le spectateur est une des présences à venir qui fera bouger le sens du texte. Sa participation peut faire lever une idée ou au contraire la rendre comme mate, c’est-à-dire invisible. Mon travail de théâtre a la volonté de faire œuvrer cet échange entre le donneur et le receveur. Trop de rapports me semblent abîmés par l’exposition d’une malice, ou d’un message. Je veux prolonger le travail de théâtre au moment où les spectateurs interviennent dans notre échange. Je crois que ce passage est multiple et fondamental. C’est l’invisible de ce qui n’a pas encore de visage qui me sourit. Avec Thomas Bernhard, Soukhovo Kobyline et Michel Vinaver j’inscris un

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processus de relation entre trois paroles et trois espaces constitutifs de mon évolution dans la ville de Dijon et de son outil théâtral. 1) « Les apparences sont trompeuses » explore la scène de théâtre en déplaçant l’entrée du public, et en le faisant traverser la scène avant de prendre sa place officielle. Ce détournement est l’analogie que fait l’auteur avec la langue théâtrale. Un décentrage des modes reconnus de la narration et du dialogue. Comme s’il retournait le gant de nos attentes pour nous faire découvrir les architectures de notre condition humaine. 2) « Le mariage, l’affaire et la mort » est une version apparemment classique d’exposer un travail théâtral. Comme dans la proposition de l’auteur, les glissements de sens sont dans la grammaire de jeu des acteurs et des façons de construire des faux-semblants entre les protagonistes de cette fable. 3) « Les Travaux et les jours » explore le nouveau lieu de répétition qui devient un site de travail, où l’aspect simple et feuilleté du texte se déploie en intelligence avec l’espace. Là, c’est la mécanique de l’assemblage qui doit s’assimiler dans une fluidité des relations entre les corps et les voix. …/… Le travail à venir, je souhaite le décomposer en plusieurs temps. D’abord finir mes créations qui accompagnent un chemin de découverte de textes et de situations de représentations qui construisent un paysage de parole et de mouvements. Je ne peux chercher les formes qu’à la condition de poser les langues de manières parfois presque arbitraires ou signifiantes afin de créer les occasions de découvrir au hasard ou au coin de quelques rencontres une idée de figure ou de montage. Ce temps doit se terminer. Il était l’initiation longue et fastidieuse d’un apprentissage de mon rapport au vivant et de sa consistance. Histoire personnelle et histoire de travail se mêlant sans cesse. Je vais constituer le répertoire de ces formes de représentations. Faire l’histoire des formes et trouver les moyens de les réactiver en leur donnant d’autres aspects ou d’autres figurations. Puis, œuvrer à la réalisation de ce qui m’alimente comme phénomène de condensation. Ces phénomènes sont à prendre en compte avec leur livraison respective. Il peut s’agir d’un texte ou d’un montage, je souhaite ne plus répondre mais m’appliquer à la forme de mes

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interrogations. Portrait en mouvement, ou visages yeux fermés, yeux ouverts, ou ameublement fait d’écran vidéo, les inventions sont les formes de mon interrogation à l’icône de nos jours. …/… Le malade se retire alors que le ciel hésite sur sa texture L’heure s’est déposée à l’endroit où elle le désire La roulette du lit L’eau a le goût sec du givre qui fond La peau de l’intérieur se rétracte et prend les formes blanches Le secret des vitres vient sans crier garde L’eau encore qu’elle soit si limpide Rien ne va de soi En étant malade je suis sur un lit qui est un peu haut par rapport au lit où je suis d’habitude pour dormir Je bois de l’eau qui devient de l’eau en se buvant tellement elle est régulière dans la bouteille L’air sort de la fenêtre ouverte et rafraîchit drôlement la petite pièce et lui donne la sensation d’un air de dehors alors que tous les meubles sont face à moi La maladie est dans la partie qui est derrière moi Elle est dans mon derrière J’ai un trou dans le rectum Quand je vais à la selle ils disent tous la selle le médecin Delacroix ou l’anesthésiste Petitdemange demande si je vais à la selle si je suis déjà aller à la selle et l’infirmière qui est venu pour me demander si j’allais bien est-ce que je suis aller à la selle je pense bien sûr toujours à un cheval mais ce matin je suis allé à la selle La maladie à la forme d’un fond uniforme avec des éclaboussures de points lumineux dont un plus particulièrement qui se déplace vers le bas en irisations brumeuses La maladie à la forme d’une jeune femme aux épaules larges et osseuses qui se glisse sur le mur de droite pour me permettre de passer plus facilement La maladie a la forme d’un balcon en tissus qui se contorsionne vers moi alors que tout l’horizon est uniforme et sombre mais je distingue le bord extérieur du balcon par le trait de lumière qui glisse sur le bord extérieur du balcon ou plutôt du ruban qu’il fait dans l’espace.

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La maladie crée des enclaves blanchâtres comme des touches modernes dans les objets contemporains La maladie c’est le déplacement dans une ruelle très étroite encombrée de personnes qui assistent à une représentation donnée dans une maison qui ne peut recevoir tant de monde

Paris/ Los Angeles en automne Le jour du départ. Pour la première fois je vais en Amérique. J’y vais fatigué de moi et de tout ce que j’ai dû agité depuis plusieurs mois. Je ne peux pas dormir. Rien n’y fait. Les images, les sons, tout me vient faire un entourage à mon corps sans abîmer sa consistance. Donc attendre de voir le pays de rêve de mes ancêtres. J’aurais du aller jusque-là, jusqu’à ce pays-là pour fuir l’Italie fasciste dans le ventre de ma mère. Sans mon père, la construction aurait été différente sans doute. C’est ça qui a fait sans doute dire à ma mère « alors tu vas làbas pour t’installer, en Amérique ». J’entendais dans sa voix au téléphone la joie d’un autre début. C’est de là que doit me venir cet appétit sans fin des commencements, des entames. Je choisis le chemin à faire et à essayer pour le plaisir de la trace. Depuis la fenêtre la mer est gelée, elle fait des plis, soucis et rides. Presque tout l’avion dort. Je vais arriver épuisé. Connaître l’Amérique avec l’envie de dormir. Je viens de finir le livre de Chevillard : animaux et métaphores. Souvent un livre dissout une partie durcie en moi. Cette fois ci encore. Je ne peux pas savoir ce qui s’est calcifié tant qu’un livre ne l’a pas repéré. …/… Ainsi le temps passé à expliquer, à faire comprendre, à analyser pourquoi il y avait un danger à appliquer la future loi sur le régime des intermittents n’a servi à rien. L’événement de l’été est déjà oublié, plié, comme une vieille carte, et ce qui est voulu sera fait. Plusieurs enseignements : les luttes à venir seront autres, déplacées. Les blessures engendrent des souffrances et les expressions de ses douleurs vont inventer des modes d’apparitions ailleurs, autrement. La loi de la rentabilité gagne par sa détermination à dessiner les formes de ses actes, vite et partout. Cette volonté semble t-il inflexible ne veut

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plus tenir compte de la raison, de l’affect, mais seulement du paysage général qu’elle nous promet, qu’elle nous garantit, si seulement nous nous rangeons à son organisation. Les lendemains chanteront à force d’en créer les conditions de la nouvelle partition. Cette partition s’entend de plusieurs manières. Découpage entre catégorie d’humain suivant leur activisme dans la société, leur rendement, leur puissance d’apparition dans la sphère de la production. L’intermittence est bien un mot qui dit le clignotement avec lequel la future société qui nous attend au tournant devra négocier sans cesse. Elle devra légiférer le visible et l’invisible par une contraction des durées. Le temps idéal sera celui du direct, de la prise nous unissant dans un temps de chasseur et de proie, où nous jouirons des ralentis sur l’avant et l’après impact. En cela le 11 septembre nous a fourni le modèle, le « pattern » du fonctionnement de nos consciences actuelles : y être et ne pas y être, ou plutôt en être sans y être. Cette contraction du temps (avec sa dilatation infinie) nous rend actif de la où nous sommes, actant dit on, visible et donc cible de marché. La partition que ce régime est en train de dessiner est aussi une rythmique qui devra être battu par l’art du divertissement. L’Amérique a déjà donné ce nom à une fonction cinématographique : the art of entertainement. Car divertir peut s’appliquer a tous les domaines du vivant, à toutes ses ressources, à tous ces prolongements. Le mot art suivi d’un attribut peut s’appliquer à tous les domaines du vivant, à toutes les ressources. C’est ce qui rend difficile l’appréhension du mot art sans attribut, sans application, sans conséquence nommée, ouvert et sans contour déterminé. Le service public se donnait comme tâche les conditions de l’exposition de l’art hors de la sphère marchande ou plutôt de la spéculation. Mais revenons aux différentes applications de la partition qui nous attend. Donc partage et rythme commun : un espace et un temps découpé par la raison de rendement. Un avenir qui chantera de gré ou de force. C’est cela la leçon de l’histoire récente ; Tous les domaines publics le découvrent, tous ceux qui œuvrent dans les services publics en font l’expérience dans leur corps, dans leur statut, dans leur mission. Il s’agit bien de la démolition de cette vocation par décret, violence et loi au profit d’un horizon nouveau.

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2 0 0 5 Los Angeles, en mars et avril Ca y est je suis en partance avec Michel Vinaver. Un peu différent des autres voyages dans la mesure où je vais y travailler et que l’investissement est important. Je dis cela mais je ne suis pas sûr de le croire, je le dis pour commencer à écrire avec la machine dans l’avion. Je suis dans l’avion à quelques heures de Los Angeles. Au cours du voyage Michel est venu m’apporter les textes dont il m’avait parlé avant le décollage. Un texte édité dans une revue qui s’intitule the joker et qui est sa première tentative d’écriture. Il m’a fait lire également la traduction de ce texte qu’il a faite plus tard. Il a dû écrire ce texte à l’âge de dix sept ans me dit-il. Ce qui est le plus étrange c’est sa déclaration déjà très directe et assumée de ce qu’il veut faire de sa vie. Autant dans l’art dramatique que dans les affaires. Le style lui ressemble. A la fois une franchise du romanesque et des coupes sèches, franches et radicales dans les formes littéraires. Il m’a donné aussi deux autres textes. Un qui est une petite nouvelle écrite sur le concept de fraternité dans les universités américaines. Et surtout la lettre qu’il a reçu de son père qui n’a pas de début et qui a été pour lui la matrice (en fait la première page) de son premier roman qu’il a donné à Camus et qui a été publié chez Gallimard : « L’ataume ». Toutes ces livraisons pendant le trajet sont des confiances qui me tétanisent et me font un plaisir immense. Je peux voir et comprendre son cheminement son atelier et il me le passe par paquet bien serré et bien piqué. J’ai sommeil et il fait toujours soleil. Dans les premiers jours de travail à Los Angeles sur le 9/11 Chaque dimension de nos échelles respectives de la représentation ne prend pas en charge la totalité de l’image manquante. Echelle réelle du théâtre, celle de l’acteur, échelle miniature de la marionnette et dimension agrandie sur les écrans. Je suis étonné que l’explication des trois échelles de jeu soit devenue si évidente pour tous, dans la mesure où chaque participant de l’équipe

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artistique, en dehors de acteurs qui n’ont pas encore eu l’occasion d’en parler, la donne comme une justification de nos décisions de scène. A l’écoute, les images ne peuvent pas naître en entier. A la vue de la table de models on peut comprendre un autre monde sans en avoir la limite, le bord. Ces dérapages, ces distorsions accompagnent l’impossible image. En choisissant de tripler les points de fuite, nous fabriquons une vue tissée. Rejeter totalement la prise, la mainmise, et pourtant il va falloir faire prendre, donner voix et corps, avec un sujet encore intraitable dit-on. Pour que cela soit lisible et pris en compte, le travail de l’œil doit être facile, il faut que la préhension des techniques différentes soit fluide. La finition de chaque partie doit être particulièrement soignée. C’est ce soir que nous allons le vérifier en parlant avec les participants. Mercredi Répétition du texte comme choral. Donc, distribution des parleurs mais aussi choix du chœur. Combien de parleurs pour le chorus et quelle voix choisir, quel volume ? Nous devons déterminer nos cinq versions, nos cinq distributions et puis faire paraître ces choix sur scène en lecture. Une grande partie du travail va consister à organiser la parole et à mettre en scène le mouvement des différentes prises de parole. Dit-on prendre la parole, en américain ? Deux temps très différents : - le texte et son articulation - le mouvement des marionnettes, la progression de l’histoire. Plus tard Le chœur peut être géométrique dans ses déplacements. Petits groupes qui traversent l’espace en cherchant sa gravité. Le chœur devient. Formes abstraites, face à la concrétude, à l’incarnation d’une figure : Bush, Atta, journaliste … Un élément tombe et remonte sans cesse ? Respiration et reprise. Les interstices. Ce qui glisse entre les blocs, qui fait bouger, trembler. La beauté de l’humble du déchet, de l’anodin.

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« Je suis dans le montage» MV Première partie : Voix entre ciel et terre. Passagers et messagers. Entendre des voix. Ne rien voir de là où l’on est. Faire le noir sur l’imagination. Temps du deuil. Avant le deuil puis pendant. Entame de l’histoire tragique. Contradiction. Le chemin du Chorus, c’est l’avènement de la conscience en train de prendre, sa plasticité, sa transformation. Le Chorus est plastique parce que attendri par les slogans et les avertissements qui ont rendu sa conscience plus apte à se modeler sur celui qui saura exploiter cette ressource en creux. Préparer la foule à accepter la guerre, à la justifier, en avoir l’idée. Fritz Lang et ses machines à terreur domestique. Lundi suivant Reprise après la première semaine de travail. J’ai l’impression que nous devons aller vite, ou que le temps passe autrement. Nous devons être opératoire tout en trouvant un accord dans ce groupe qui ne soit pas la simple distribution des tâches de chacun, mais bien l’attention commune au projet. Pour cela je dois faire aussi de nombreux biais et détours par des travaux, lectures, exercices... Comment commencer ? Par un théâtre simple, évident, coupant. Les acteurs, qui étaient dans le fond de scène avec l’équipe technique, entrent. Ils sont trois. Ils viennent dire leur nom de récitant («Qui parle ?»). Ils le font à voix basse en tournant légèrement la tête. Unidentified pilot les rejoint pour poser une question. L’émotion (le mouvement du sens) vient du fait que ceux qui sont sur la scène ne voient pas la suite de l’histoire, alors que nous, dans la salle, nous voyons «déjà». Nous savons. Silence.

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Ce début est simple, direct, sans affect autre que l’organisation sur le plateau des diseurs. A la frontière de la non-représentation. On y entre «l »air de rien». Ou plutôt : l’air de jouer à rien, de ne pas savoir quel jeu choisir, ou définir, le tremblement du style en attente d’une volonté d’organisation. Le temps est en attente d’être monté. Une suspension. Je pense à cette phrase qui me trotte souvent en tête ici : plus d’attention et moins d’intention. Trouvé le juste réglage de l’air entre les choses que le plateau diffuse à cet instant : corps, voix, costumes, lumières, espace. C’est le montage du texte qui va faire prendre au théâtre sa fonction. Rien ne se révèle. Je pense à la matinée juste avant les chocs des deux avions. Je pense au ciel bleu de NYC. La lumière est forte, unifiante. Rien n’indique vers où va ce jeu. Bush, celui ou celle qui le dise, attend dans le fond de scène. Ils attendent. L’espace est une salle d’attente` : 4 sur le banc. 4 sur le plateau. La complexité c’est l’agencement des voix. Le travail sur le son nous occupe beaucoup en ce moment. Voix chuchotée dans les micros pour annoncer les noms des parleurs par eux-mêmes, voix normale à hauteur de plateau pour le texte, puis silence et son du choc. Beaucoup d’heures en perspectives pour régler ces évènements de parole. Une difficulté à prendre la parole comme acte de présence sans vouloir démontrer. Une école de l’efficacité, du jeu parfois excessif. Une admiration pour le discours direct sans repentir ou hésitation. Je pense ce que je dis, et je le montre. L’autre danger serait la ritualisation, ou une solennité obscène. Les acteurs le comprennent, mais versent aussitôt dans l’aplatissement ou le retrait.

Être en mot, comme être en forme. Le travail sera difficile à cet endroit précis : retirer délicatement de l’intention pour faire de l’attention ensemble (je pense au public aussi bien entendu).

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Faire que la parole avance sans heurt ni interruption Trouver la composition musicale des voix avant tout Organiser le plateau en zones de paroles Appauvrir les représentations et affiner les biais Les biais sont les prélèvements du réel et les allusions formelles

Mardi Il faut passer le texte au corps de chacun, de sa pesanteur, de sa gravité avant de le faire jouer. Les points de fuite doivent faire «fuir» la construction a priori. Jeudi Travail sur les costumes en papier trop compliqué. Si ça se fait, là aussi de la légèreté et de la vitesse. Montrer un élément fini et le refaire. Lire la suite du texte, et parler des conséquences. Le témoignage, le mouvement, le dégagement. Ne pas penser en résolution, mais en perspective, en fuite. Faire une cartographie des mouvements et des sens. Comment s’occuper de notre histoire universelle ? Comment la transformer en théâtre, en représentation ? Comment régler la représentation pour quelle dise l’immédiat de notre histoire ? Le 9/11 est une histoire aussitôt mondiale, aussitôt passée au filtre de l’infinie interprétation et d’une certaine façon aveuglante. Les images récurrentes, répétitives, obsédantes témoignent d’une butée de la représentation (L’auteur de théâtre, le metteur en scène et les acteurs doivent s’occuper de chercher des réponses à ces questions). Elles, les images, sont devenues le symptôme d’un court-circuit dans la narration. Elles montrent le choc et elles témoignent du pouvoir de la répétition parfaite de nos moyens d’enregistrement qui peuvent refaire à l’identique la même chose sans perte, sans défaut et pour toujours. Le défaut devient alors celui qui regarde. Il s’use en regardant. Ce que, je crois, le théâtre rappelle toujours. C’est même sa condition d’être. La représentation de l’Histoire dans une toile arrête un événement de la construction narrative : situation du chemin de croix, moment crucial

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d’une légende ou d’une émotion collective par exemple. Le kaléidoscope des vues sur les tours et sur l’impact des avions dans les parois de verre est la forme de notre temps de l’arrêt sur l’événement. De sa transformation en icône. L’information a remué cette histoire de l’Histoire en repassant pendant des heures et des jours dans le monde entier, cet événement en images. Elles ont été l’avènement d’un mode de com/préhension d’un moment d’universalité. Ce crucial, ce rendez-vous, a montré un bégaiement, et une fascination puis une conséquence. (A regarder trois ans plus tard, la fascination est d’autant plus forte que l’absence complète de corps morts demande à l’imagination un effort encore plus important. L’application du rêve de zéro mort, ici devenu zéro image de mort, confirme le pouvoir de l’image, de sa magie conjuratoire, et donc de l’importance des images qui sont restées tolérables ou acceptables, mais sur ce sujet beaucoup de choses ont été déjà dites). Le théâtre se met au travail de l’invention d’une autre compréhension par le spectacle, par l’observation: c’est-à-dire au sens strict d’une théorie. Une occurrence étymologique de ce mot qui affleure et nous dit son voisinage avec l’observation. Le texte de Michel Vinaver fait une théorie de cette histoire. Il permet une observation (un égard) en inventant un mode du regard différent par le montage d’une poétique. Euripide fait de même. Au moment de notre seule lecture des Femmes de Troie samedi dernier, nous étions tous saisis par cette évidence. Michel Vinaver a fait ce travail de salut public, ce travail de purge salutaire en construisant un tissu de parole qui construit une image. Je crois, au commencement de ce travail que le théâtre devrait toujours faire ça. Il faudrait comprendre pourquoi l’art théâtral s’est éloigné de cette tâche : comprendre l’histoire en train de se faire par l’outil de la re/présentation. Ou bien considère cela comme vulgaire, trop simple. C’est ce trop simple que nous devons identifier et maintenir. Pièce intempestive, comme à chacune de ses écritures. Il écrit contre toute attente, contre toute prévision. En fait, il écrit avec toute imprévision.

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C’est comme cela que je lis la pièce avec les acteurs américains ici à Los Angeles: avec la conscience de ne pas faire diversion (divertissement, et ici ce mot détermine tous les circuits de la transmission) grâce à un montage sans imagination. Non prévu, déjà passé et va. Je crois que Becket dit cela. Pour la deuxième semaine. Le filage des cinq distributions des dix premières pages a été très excitant. Le fait de changer les corps et les voix (mais de refaire presque la même chose) facilite les choix d’entrée. C’est jubilatoire, comme une clarification, comme si l’angoisse du temps se dissolvait et que prendre son temps revient ici à prendre le temps de refaire du temps. Faire un montage rapide dans l’espace de tout le texte jusqu’à la fin, par une seule distribution pour évaluer le cheminement des paroles. Passer souvent du détail à la généralité pendant le travail.

Dijon, en mai A cette époque l’art du théâtre se veut art brut en tant qu’il utiliserait la voix immédiate de l’exposition de sa propre substance pour se suffire. Ceci est mon temps, mon espace et mon texte. Par conséquent la sincérité, ou l’authenticité doivent se voir et se partager. Dans ce registre, l’art du cirque fait figure de modèle. Ce sont les gens de cirque qui prennent des risques, qui vivent pauvrement et qui organisent des communautés loyales. Autant de légendes et de romances qui servent de palettes aux signaux de la représentation théâtrale. Je vois ces signes confondant les époques et les dramaturgies, pour une patine brute démontrant les traces de ses origines fantasmées. LE CIRQUE/ C’est à ce moment-là que l’esthétique du cirque devient une esthétique d’Etat. L’esthétique du cirque est une représentation qui accumule les signes faisant références à l’univers du cirque. L’univers du cirque : -la toile qui bat en tissu rêche, brut, ou colorée de façon naïve,

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- l’ampoule nue : au ciel pour une métonymie de l’étoile, en rangée ou en cercle pour le rappel de la baraque foraine et de l’usage de ses feux, -le bois patiné qui marque l’usage et l’antécédent, donc le partage, - l’accordéon, ou la fanfare, qui donne la ligne de fuite de l’univers du cirque en rappelant sa vertu populaire et sentimentale, - le difforme des corps, le freak, le monstre, Appropriation d’une légende : un nain qui joue de l’accordéon devant une nuit étoilée faite d’ampoules et derrière lui, une bâche. L’ANGE/ A cette époque je comprends la citation du ciel à travers le pictogramme récurent et tenace de l’ange. L’ange apparaît à plusieurs reprises à la fin des années 80. Le cinéma lui a donné sa lettre de noblesse dans le film de Wim Wenders « Les Ailes du Désir ». L’ange est courant sur les scènes de recherche ou bien s’affichant comme en rupture avec l’art officiel. L’ange, c’est-à-dire le corps débarrassé, de son choix sexuel et peut être guéri de cette tension. Eloignement de la cause militante, de l’affirmation d’un choix, au profit d’une indécision, d’un flou, d’une nuée, d’un possible (d’une potentialité), d’une certaine façon une meilleure circulation des signes, des légendes puis des produits. L’ange apparaît alors sur les vœux de fin d’année du ministère. Apogée de la figure noble d’un ciel de carton-pâte. LA COUVERTURE DES EDITIONS DE MINUIT/ A ce moment il me semble que l’homme errant de l’après guerre a lui aussi son pictogramme sur la couverture des éditions de minuit de « En attendant Godot » : Une silhouette noire et coiffée d’un chapeau. Cette « forme » fait écho à une double référence qui a la vie longue au théâtre : le clown (dérivé du cirque) et le nomade. LE NOMADE/ C’est l’époque où je vois partout des valises, des chapeaux et des manteaux. Sans doute une façon de capter le spectre du siècle : l’être qui doit partir, fuir, et emporter sa maison avec lui. Autre figure tenace de la scène. Elle hante les représentations depuis les scènes marginales, devient hégémonique, et puis se diffuse dans tous les théâtres de France. Combien de valises, de chapeaux et de manteaux se consomment et se stockent entre les années 70 et 90 ?

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Le théâtre décline ainsi deux doxas, deux idéologies et deux croyances : l’errant et le merveilleux. L’USURE/ L’usure des matériaux et la trace du vieillissement (qui ne s’appelle pas encore le grunge) sont les marqueurs d’une authenticité. L’authenticité est indexée par l’utilisation du pauvre, et du précaire. Ce pauvre peut être imité par la génération précédente (Chéreau ou Lavaudant…), ou bien prélevé dans le réel par la génération alors en phase avec son temps (Tanguy, Gabilly, Py…) LA RESISTANCE/ La résistance à la dépense excessive de décor doit faire preuve de sa sincérité et utilise le vocabulaire du cirque ou de l’usure. Plus tard, la vague chorégraphique va proposer une autre esthétique dérivée d’une autre pensée de la résistance. Devant la domination de l’illusion et de ses reconstitutions, la danse fait advenir le brut comme un produit manufacturé par la société mais cette fois-ci non encore utilisé. La fabrique doit se voir, mais non pas comme décor d’une machinerie sous une scène, mais comme conduite et câblage de toutes les décisions, de tous les possibles. L’objet de théâtre est le théâtre luimême. Retour à la source du début du XXe siècle. Je m’étonnais souvent du peu de transformation des signes de scènes en relation avec les textes nouveaux. Ceux-ci essayaient de trouver de nouveaux rapports entre les êtres de langage, il me semblait important de faire de même avec notre art et métier. C’est à ce moment-là que j’ai éprouvé l’absence d’école de mise en scène comme l’explication de cela.

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2 0 0 7 Montréal, en juin

Au festival du Théâtre des Amériques : Un voyage exténuant, coincé entre un Guinéen, Camara Ousmane Djégbé, directeur général du contrôle de la banque centrale de la république de Guinée, affable, soulagé de savoir que j’étais français et donc capable de lui parler (j’ai à peu près tout su de lui en une heure), et un canadien rivé à l’écran de contrôle lui montrant la vue du dessous de l’avion (une vidéo d’art en permanence. Idée pour le 104 : des écrans qui diffusent une vue du 104 depuis un endroit improbable). Camanra a huit enfants et deux femmes, dont une qui vient de mourir, il y a quelques mois. Il m’explique les relations intimes et intelligentes entre le Mali et la Guinée. Le système de films ne fonctionne pas devant son siège, et nous passons une petite heure à tout essayer, en vain. Le Stewart, élégant et séduisant comme dans les films Anglais des années 70, nous promet de s’en occuper. Sa diligence est à la hauteur inverse de son efficacité. Au bout de quatre heures Camanra en prend son parti et tente de regarder mon écran, puis s’endort. Dispute d’accoudoirs, et vues cotonneuses par le hublot. Arrivée avec la sensation d’un poids de plomb dans les paupières et les jambes, comme coulées ensemble dans un projet commun d’emballage concentré. L’hôtel romanesque à force d’être d’un autre temps. Début de film de James Bond période fuite de Sean Connery et avant l’arrivée de Roger Moore (cette période du cinéma m’inspire dans la mesure où elle correspond à mes années d’apprentissage sans doute). Luminaires bons pour le palais de Tok et quatre ascenseurs ambre, chocolat et cuivrés. Sommeil immédiat, le temps de terminer le dernier roman de Ballard commencé dans l’avion. Vision noire et obsédante d’une banlieue anglaise qui tente un putsch révolutionnaire fascisant et qui échoue dans une explosion consumériste. Je pense que la littérature même si elle a raison doit toujours trouver la forme de sa raison. Pourquoi ce sentiment de ne pas entrer dans le livre, d’en lire les intentions, les bonnes volontés, les pertinences ? Tout me glisse dessus, veut me

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persuader et rien ne me déplace où plutôt tout me montre les zones intérieures que je connaissais, que je présumais. Belles analogies dans la langue parfois, mais là aussi, un sentiment vain et luisant sur lequel je glisse sans être écorché et atteint. La ville de Montréal se refuse. Pluie sale, café sinistre, et petit-déjeuner historique de maigreur et surtout de tristesse. Demain je me promets de la photographier, car on doit en faire quelque chose à ce point d’abandon et de perdition, ça peut faire une affiche de festival vidéo. Premier spectacle. La chorégraphe Rodriguez qui vient du Brésil. Très connue et déjà venue en France notamment au festival d’automne. Le travail est décevant mais compréhensible. Elle a voulu parler des favelas et des horreurs qui en découlent. Le problème est toujours le même en art : L’ANALOGIE. Débat ancien dont Hegel avait posé les termes. Peuton figurer une chose en la singeant ? Je veux dire en l’écrivant d’une autre façon pour qu’on la comprenne sans la faire. Ici, la violence, le meurtre, le viol, la mort, en se couvrant de Ketchup. C’est à la lettre et de façon démonstrative que les danseurs souvent nus exposent les atteintes possibles en mimant, en grimaçant ou en jouant aux difformes ou aux fous. Pascale Henrot vue plus tard dira « Oui, mais il faut admettre qu’il y a des solos de danse magnifique, et que parfois le premier degré est important pour un public non averti » Hop ! J’attrape cette remarque pour parler de nous. Je crois que cette affirmation est fausse. Non, il ne faut pas dire que le public est ou non averti. Non, il n’y a pas un degré pour les programmateurs et un autre pour le public. Il y a des plans d’immanence (excusez-moi pour la pédanterie mais une fois lu le chapitre de Deleuze sur ce sujet on comprend que c’est simplement génial, et on sort de la visée, donc du faire pour une niche. Les niches c’est pour nos amis les bêtes). Ce travail est exemplaire du produit d’exportation pour les bonnes consciences blanches et adolescentes. D’ailleurs c’est eux qui se sont levés pour applaudir à tout rompre. Ils avaient percuté, normal ils étaient visés. A la sortie on peut acheter un vêtement marqué : non aux favelas. Décidément notre sujet du chemin est fondamental, car c’est la seule et unique solution pour résoudre le dilemme du degré d’un message. IL N’Y A PAS DE RESERVE DE NIVEAU POUR DES PRIVILEGIES DE LA NAGE EN EAU PROFONDE. Ou alors on appelle cela des spectateurs professionnels et pourquoi pas, dans le cadre de la recherche fondamentale il peut être possible de partager des découvertes entre chercheurs d’un même champ d’activité. Mais alors comment les mettre en application ? Pas

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de réponses univoques. Le travail faisait allusion en mimant la réalité. Par exemple, on peut dire que l’usage de cette grammaire rhétorique de la scène est un abaissement de la vigilance commune. On ne peut que 1) Glousser devant l’imitation 2) Y croire et avoir mal de le voir 3) Jubiler de la reconstitution loin du terrain de risque 4) Prendre conscience que la violence fait des corps de la viande, mais éclairée par des 2Kg en contre avec des gélatines chaudes et froides pour équilibrer les températures. Comme vous le devinez, je suis très remonté contre ce genre d’usage de la scène, si je poussais un peu mon raisonnement je l’apparenterai à la même compassion qui encombre la majorité du média télévisuel commercial. Puis rencontre avec Jean-Paul Quéinnec pour une rubrique vie quotidienne au Canada. Beaucoup de moyens, beaucoup d’attentes. Repas entre Mac Donald et Quick Time. J’ai trouvé la ville du monde la plus terrifiante en ce qui concerne le n’importe quoi culinaire : Montréal. Coincée entre l’Amérique qui les alimente en denrées et l’autre monde (vu d’ici) qui les engorge d’Histoire. Ceci est un croquis de mauvaise foi, mais il est étonnant de voir les copies de perspectives américaines sans l’outrage de la civilisation qui va avec, bref la prochaine fois j’emporte mes graines. Rencontre avec le conseiller théâtre du festival. Gentil et drôle et direct. Nous déconseillant un spectacle qu’il a programmé. Il a visité le 104 et nous organise quelques rendez-vous. Vu le dernier travail de Marleau. Système des visages éclairés en vidéo sur des têtes de cire. Efficace et même parfait pour le texte de Beckett « Comédie ». Vitesse d’élocution et montage cut impressionnant et faisant du texte une œuvre entièrement musicale. L’impassibilité et la vérité du truc technique donnent une version pour moi idéale du projet de Beckett. Moins convaincu par Maeterlinck, « Les aveugles » qui est une reprise d’un spectacle montré déjà en Avignon. Là le problème est le jeu des acteurs qui est Stanislavskien en diable et dilue un peu le projet au bout d’un certain moment. On peut fermer les yeux et entendre une dramatique radio. Vu le directeur André Theriaud du festival de danse de Berlin, Tanz im August. Sa proposition est directe faire un réseau avec lui. Il est très bien, très alerté sur toute la danse mondiale et nous conseille d’aller

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voir des chorégraphes Londonien. C’est une très bonne collaboration, plus importante que le réseau Canadien. Tanz Plattform est le nouveau lieu qu’il ouvre à Berlin. Hier, à la fête de Lepage, présence forte de tas d’accompagnateurs Européen de danse, perf et autres. La Collin et le Goldenberg de Chaillot traînaient leurs attentions dans les rues. « Ce soir nous devons voir des travaux intéressants » disent-ils. Il faudra faire la tournée de toutes ces rencontres pour aller porter la bonne parole. C’est là, entre deux spectacles que les échanges se font manifestement. …/… Ce soir, j’ai vu la création de Castelluci. Alors là, on touche le fond. Je peux en écrire des pages et des pages, mais je me refuse à donner à cette suite de bêtises enfilées comme des scoubidous tristes, l’attention supérieure et nécessaire pour démettre le tissu de nullité de ce non travail. Si la représentation du monde qu’il propose fait consensus auprès de personnes légèrement sous développées sur le plan de l’analyse ou de la sensibilité artistique, c’est, je pense, à la fois le vide de curiosité critique et analytique qui signe notre temps, mais aussi le fait que ces montages de paquets lourdement signifiants rassurent le gogo à l’égal de celui qui en veut pour son argent dans un parc d’attraction. Le fonctionnement est similaire. Il s’agit par un collage assez mal fait à ce propos (je parle sur le plan technique puisque les plans se succèdent laborieusement et au mieux une lumière se dissout lentement et achève une idée/image pour en commencer une autre à côté) d’en mettre plein la vue. Je vais prendre cette formulation au pied de la lettre car la vue est ici entièrement convoquée comme dernier refuge, comme réserve d’énergie ultime avant la fin du regard (égard, même étymologie). Pour en mettre plein la vue, il faut usiner des restes d’images qui renvoient (pensons au verbe qui dit la mauvaise digestion) à des référents qui se veulent communs mais qui sont surtout empruntés au magasin d’accessoires de la représentation de la fin du XIXème siècle, et qui ont fleuri avec plus ou moins de succès avant l’avènement des grands bouleversements politiques. Il aura fallu des clairs voyants, je pense à Rimbaud, à MaÏakowski, à Freud etc. pour nous sortir de la feutrine des imageries pieuses passant pour de l’art. Il faut que Barthes soit bien mort pour ne

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pas lire l’envers de ce fatras, éclairé par la belle lumière du plaisir du sens. Dans ce cas précis, la fumée d’entrée noie le tout dans du fumeux, et souvent du foireux se voulant pontifiant et sacré (ah ! le sacré c’est quand on marche lentement et qu’on fait monter le volume de la musique et qu’on lève les mains vers le haut, vers les cintres). Après une scène de naissance dans de la matière molle genre improvisation de cours privé : « Vous êtes des graines et votre corps sort de sa gangue », d’où surgit une très belle italienne nue avec des fesses parfaites, il faut subir l’enchaînement d’images que le démetteur doit appeler mentales (ou pire : surgissement du rêve aux frontières de la conscience avant la mort, je peux faire des programmes quand vous voulez). Après nous voyons, une épée, un suaire, une femme noire qui est enchaînée, des mots projetés, des vitres rondes qui explosent, et une lumière qui «va» avec un son strident. Bien entendu un admirateur me dirait que mon ironie est facile, que mon besoin de sens est d’une autre époque, que les effluves de son et sens informes fabriquent de la substance commune et que ça peut me faire penser à moi, au monde, à la violence aveugle faite sur les femmes noires et blanches. Je lui dirai que non. Que ce n’est que son désir infini d’être rassuré par une colle d’imagination recyclée par les modes de représentation majoritaire qui lui fait prendre des vessies pour des lanternes. Que si je prends le sens au sérieux, je peux lui démontrer que ce qui est convoqué est une série de représentations entièrement codées depuis des lustres, faites de drapés, de corps nus (toujours féminins tient!) de volutes et d’épée et que l’histoire de ce monde saint sulpicien revu par un Italien du début du XXIe siècle est simplement la vente de ce que la bourgeoisie (qui existe toujours de notre temps) a toujours aimé. Un autre monde protégé par de la fumée, des signes de la féminité esthétisée qui excitent en sous main (dans la culotte), de la quincaillerie de dessus de cheminée, des effets spéciaux reconnaissables en tant que tel, et un clair obscur baignant le tout comme les doubles rideaux ont souvent laissé deviner des outre mondes à ceux qui dirigeaient financièrement le vrai monde. Ce théâtre est le comble de l’art bourgeois. Que la lumière soit et que les hommes qui ont cru en elle nous montrent en riant le dessous des jupes de ce petit marquis de cours qui a compris son époque. Je pensais à la joie, et je me disais que si on veut la tuer dans l’œuf faisons croire que l’art soit ça. Le statut du regard est obligatoirement

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celui de la fascination dans une telle position de spectateur et pour un italien le faisceau/facio qu’il nous braque dessus pour nous assigner rappelle d’autres usages du mot et de ce vocabulaire esthétique.

New York en juin Hôtel très beau et simple dans la mesure où il est totalement en phase avec la ville. On a l’impression d’entrer dans une toile de Edouard Hopper. Les toits sont ceux que l’on connaît et que l’on ne se lasse pas de regarder. La ville est une ville à la puissance n et donne des ailes aux yeux, aux sens. C’est une sorte de concentrée absolue de l’urbanité, dans tous les sens du terme. Concentration de visages et d’attitudes, concentration de vitesses et de langues, et aussi une urbanité incroyable du rapport humain. Toujours la surprise de la gentillesse, de la courtoise, même si on peut penser qu’elle est feinte, il vaut mieux une feinte bien faite que de l’indifférence peut être fausse version Française. Vu Stéphane Bouquet qui a gagné une bourse pour écrire et vit ici depuis deux mois. Il garde des chats et nous raconte sa ville. Déjeuner près des galeries. Vu plusieurs jeunes plasticiens mais l’artiste qui marque c’est Gurski, pas un inconnu, loin delà, qui expose de grandes photos de paddock de formule 1 et ce sont de véritables chefsd’œuvre. Difficile de me croire sans doute car vous connaissez mon attachement à tout ce qui est relié à la voiture, mais là il compose des bas reliefs qui font penser aux fresques de Piero de La Francesca, avec un sujet qui nous livre la guerre d’aujourd’hui dans une crudité velouté de mécanique entourée de techniciens, devenant pour l’occasion de la photo, des guerriers affairés et anonymes. Puis rendez-vous à l’ambassade où nous avons fait notre buzz. Encore une fois accueil distant puis après une heure et quelque présentation du 104 un effet de tornade. Ils veulent nous aider et vont nous proposer des liens, des adresses et des façons de présenter officiellement notre projet dans la ville pour les pros. Une bonne idée a été proposée de se relier à Watermill, le lieu de Bob Wilson qui a des ambitions différentes des nôtres, mais qui propose aussi des temps de travail et de résidence. En tous cas c’est le seul ici qui puisse trouver une correspondance de structure avec nous.

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Demain rencontre avec Richard Foreman qui veut nous parler d’un projet, puis avec Jonas et son équipe. Entretemps on tente le PS1 pour voir l’expo. Les journées sont trop courtes et les distances trop grandes. Jambes lourdes et pieds endoloris.

Istanbul en septembre Je suis dans la ville aux trois noms et aux sept collines. Premier jour : Arrivée et la saisie immédiate de la lumière, de sa consistance faite d’un soleil passé et d’une humidité lourde. Les deux mosquées derrière l’hôtel paraissent fausses, ou reconstituées. Les flèches des miradors (est ce le nom ?) sont obscènes et le mamelon central trop clair de signification. La mer qui devient Bosphore et la houle de tuile de l’autre côté. Hôtel calme et propre avec savon vert bronze à l’odeur d’argile. La suite des discussions de la semaine, des conversations, des mouvements d’idées, tout devient plus diffus, présent et lointain. Je suis toujours aussi surpris de la vitesse avec laquelle on s’étrange à soi même. En quelques heures de vol. Pourtant, pendant la nuit, les bouchons remontent à la surface. Je repense à notre groupe, à la relation humaine à Blanc Mesnil, à la lecture du livre de Claude Simon (merci Julien) « Les corps conducteurs », fini dans l’avion…

Deuxième jour: L’expédition vers l’art commence. Petit déjeuner parfait avec peu de gras et beaucoup de fromages, une évidence pour l’esprit. Le premier lieu de la biennale est le Atatürk Cultural Center. Le taxi jaune (Fiat ou Renault construites exprès pour «eux», petites et sommaires) s’arrête devant le bâtiment immense. On saura plus tard qu’il est comme sa copie Berlinoise de l’Est, un vestige de l’ancien régime et que le détruire serait le signe d’un changement mais que d’un autre côté, le garder est le témoignage d’un changement. Tout le problème de l’histoire à Paris. L’immeuble est immense et ressemble à une somme faite pour un projet de vie ou tout serait rangé, prévu et organisé pour les masses dociles. Escaliers, entrée, toilettes, hall tout est vaste, démesuré. L’idée de l’aéroport comme ligne de fuite, comme si tout devait sans cesse

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être en transit entre deux places, deux fonctions, et pour le maximum de petit peuple. Le titre pour cet espace est Burn it or not. Le programme est clair. Je trouve que le travail est essentiellement une tentative de réponse à la première phrase du petit livre que l’on donne à tout acheteur de tickets : We are living in a time of global wars. Si on pense que la Turquie fait cette exposition pour chercher les formes de représentation de la transition alors je la trouve particulièrement réussie. Rien ne saute aux yeux en tant qu’œuvres nouvelles ou historiques, en tout cas pas tout de suite. Des films dans les escaliers de Nina Fischer et Maroan et Sani. Des doubles écrans (split screen à la Brian De Palma) qui disent le vide ou l’attente dans une bibliothèque silencieuse et pleine de rien. Les attitudes hiératiques et un peu compassées des acteurs peuvent paraître dérisoires mais quand on voit le deuxième travail on comprend leur hommage singulier à l’architecture et aux fonctions. J’y ai vu une attention à ce qui organise les corps : espace, temps. Rien donc ne saute aux yeux, les images de Nancy Davenport sont «éloignées» contrairement à ce qui nous attend dans le lieu suivant. Il faut dire que l’audace de tenter de mettre de l’art làdedans est déjà un exploit. L’œuvre principale est sans doute la tentative de faire entrer une biennale dans ce bâtiment. D’ailleurs, le plus touchant est l’observation du public. A des années lumières du palais en toc du XVIème à Paris. Les gens sont incroyablement attentifs. Ils restent pour toute la durée des films, ils prennent des notes et éprouvent les œuvres. Pas de gens encore gavés ou pire qui ne voient pas mais savent «de quoi il s’agit». Je pense à nous et à notre public. Par exemple à propos de la durée des films. Dans une grande salle, un travail d’un chinois (ils sont particulièrement présents) : Xu Zhen. Il a coupé le sommet de l’Himalaya et expose tous les ustensiles de son ascension. L’idée peut paraître sommaire mais finalement comme toujours dans une idée, l’intérêt vient de l’entièreté de la proposition, envie d’en sourire et en même temps stupeur devant le peut-être canular et devant l’exposition de ce qui paraît inutile et pourtant si sérieux. Et puis ce morceau de montagne avec fausse neige est à sa place dans ce bâtiment aujourd’hui. Je copie le reste du texte sur la présentation du projet de cette biennale: in this age of global war and globalization of liberal capitalism, it is not impossible but also necessary to

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revitalize the debatte on modernization and modernity and put forward activist porposals to improve social progress. Tout sera axé donc sur la transition, le passage, la transformation. Direction deuxième lieu c’est-à-dire le Istanbul Textile Trader’s Market. Le taxi s’arrête dans un virage et il faut sauter au plus vite vers le trottoir. Rien n’est vraiment indiqué, sauf qu’un groupe d’étudiants s’avance vers le marché. On entre. Là le projet devient réalité. Dans un marché fait de bâtiments enchevêtrés les uns dans les autres, les boutiques sont numérotées sur les cinq étages et sur mille échoppes par étages, c’est Babel. On y vend tout, on y répare tout. Du plus sommairement aménagé pour toutes les confections en tissus jusqu’au repaire en électronique qui déborde de téléphones et d’appareils numériques. Je dis mille car les chiffres inscrits et qui doivent nous guider pour trouver les boutiques qui accueillent de l’art sont du genre 5065 ou 1786 etc. On se guide facilement avec les étages et les numéros. Tout a été bétonné joyeusement, et chaque boutique est identique en proportion. Je pense tout le temps à nous, au 104, non seulement pour notre idée de la traversée dans les boutiques du XIXème mais surtout pour le mélange de population et le collage art moderne et urbanité pure et dure. Difficile de faire mieux qu’ici d’ailleurs pour ce qui est de l’écart. Tout le monde y trouve son compte. Le petit café a arrangé ses prix (il inscrit prix biennale sous le thé et les brochettes), et sinon les artisans regardent la faune de biennaleux qui arpente avec plan à la main la prochaine vitrine. Côté art je suis de plus en plus séduit : Sora Kim propose une banque qui prend tous les produits que l’on veut bien déposer et après les avoir pesés et isolés dans des pochettes plastiques accrochées à l’entrée, donne un reçu précis du poids, de la définition et assure une augmentation du poids de 3% par mois, et que chacun peut venir vérifier que les biens augmentent sans cesse. L’intérêt est dans la simplicité de la démarche et même si ce genre de dispositif est déjà vu, là, il a une conséquence immédiate, tous les objets couvrent le plafond et disent le jeu. Le travail de Zhu Jia qui a reconstitué une chambre recouverte de portraits de gens. Ils sont terriblement présents et la vidéo qui filme un intérieur chinois où des personnes se font à manger, vivent au quotidien, donne une idée très précise et très profonde d’une condition sans faire dans le social reconstitution. Puis par exemple le travail de Nancy Davenport qui cette fois alterne des images en travelling d’ouvriers dans une usine et des démonstration d’envois de navette spatiale. Le mouvement des

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deux flux d’images et la nature non réconciliée des sujets m’a remué en terme d’émotions non affectées, celles qui restent. Puis plein de tentatives parfois rapides ou maladroites ou trop volontairement dénonciatrices mais le tout assez exaltant sur l’état d’un monde dont l’axe n’est pas l’occident, et cela fait du bien. On peut reconnaître les influences, les prolongations, mais partout le passage ou la transformation se décline plus ou moins bien dans les propositions. Beaucoup d’images filmées, beaucoup d’art/reportage et souvent une dénonciation d’une politique ou de ses conséquences. Mais le charme reste entier de l’endroit et de la réussite dans la mesure où le mélange n’est pas une animation ou une fête ou une exception mais la sensation que ces boutiques offraient de l’art en train de se penser comme les autres offraient des biens en attente d’être achetés. Cette immersion dans la ville réelle embellissait toutes les propositions, les éprouvées loin des cimaises. Troisième lieu : L’entrepôt numéro 5. Là on s’y retrouve. Plus traditionnel, c’est-à-dire plus dans la logique d’une exposition d’art d’aujourd’hui. L’entrepôt, le café attenant, les baraques pour les tickets et les produits dérivés (à ce propos même si leur tee shirt et parapluies sont moches à côté des nôtres, il faut penser à d’autres produits au plus vite pour décembre : élastique de vélo, gants ou mitaines, préservatifs, etc.). Dans ce grand Hall les œuvres sont exposées sur le mode de la coexistence et chacune peut baver sur l’autre. Le choix semble plus aléatoire et fouillis, même si on y retrouve la question des traces du territoire à transformer par la représentation que l’art en donne, on peut penser que cela est un peu laborieux comme une explication de sujet avec les limites du genre. Pourtant, au milieu des artistes spécialistes ces derniers temps des biennales mondiales : AES+F, Adel Abdessemed, Yan Pei Ming, Rem Koolhaas/AMO, etc. J’ai trouvé des démarches très intéressantes : Ramon Mateos qui propose un Lénine qui bouge dans son catafalque pendant que plusieurs personnes chantent l’internationale en plusieurs langues. C’est premier degré mais bien tenu et jubilatoire. Le travail de Alexandre Perigot, qui nous fait passer par des sas tournants et fait sentir une perte et un passage physique pour le corps. Allora et Cadzadilla (qui eux aussi sont un peu partout en ce moment, ils ont même visité le 104) qui proposent souvent des vidéos et cette fois-ci une traversée dans une ville en vélo par un joueur d’un genre de cornemuse qui use de ses pneus pour jouer. Toujours la question du choix de la ville, du choix de

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l’instrument (la dernière fois c’était une trompette sur un vélomoteur qui alertait un quartier en mémoire de l’invasion américaine) et de la beauté du film en lui même. Je vais retourner avant mon départ pour y vérifier des intuitions et prendre un peu plus de temps Les jours suivants : prise avec la ville. Elle se prélasse au bord du Bosphore et surveille l’entrée de la mer noire, elle a sept collines et des pentes à la San Francisco, des Mercedes et des chèvres dans les embouteillages, voilà pour le dépliant. Le quatrième lieu vu est intéressant pour deux raisons : il est déjà associé à la maison des Métallos et à la Villette d’une part et d’autre part il y avait une expo extra biennale particulièrement juste, avec des artistes turcs uniquement. Le lieu est le modern ve östei, un espace fait de plusieurs bâtiments dont un est fait d’une ancienne usine d’électricité gigantesque qui alimentait tout Istanbul dans les années 30, et qui a été acheté par un business man qui a voulu le transformer en espaces pour les arts. Il y a une université (science, management culturel, design, etc.) une cafeteria, un hôtel, des espaces prévus pour des ateliers, des salles d’exposition, et cet immense musée. Le tout est neuf puisque l’ouverture vient d’avoir lieu il y a quelques mois. L’architecture est belle, simple et dépouillée avec les détails suffisants pour donner à l’aspect un air post moderne surtout appuyé dans le restaurant, manifestement inspiré des modèles berlinois (la relation Turquie Allemagne est forte en tous points) : jusqu’à la techno douce en fond, les nappes papiers qu’on expose avec pastels sur les tables, pizzas aux 25 choix, et limonade avec feuilles de menthe tendance à donf, le tout avec jeunes hommes à capuche, filles à qui on ne l’a fait pas, et Mac ouvert sur plusieurs tables, bref la globalisation. Le musée est impressionnant par la taille et par sa « dépouille », juste ce qu’il faut pour une rétrospective de l’art turc, on pourrait croire à une institution d’état, mais non, rien n’est d’Etat, tout est privé. Ici, le mécène à 33 ans et il a voulu un site qui marche avec l’air du temps. En préparation une boutique bio et un lieu détente avec yoga et massage. Tout est orchestré par un homme, Direktor Serhan Ada qui dit qu’il n’est pas un chef et que rien n’appartient à personne mais que ce lieu est une plateforme, en français ou anglais ou turc. Il a fait les biennales et il connaît son bréviaire arty sur le bout des doigts. Lunettes couleur calque et chemisette assortie, il nous invite à un café turc et imagine

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sans mal des passerelles, des links, et des façons de s’associer. Le versant étudiants l’intéresse. Istanbul sera capitale culturelle juste après Essen en 2010, vous savez qu’Essen est un partenaire privilégié. Il revenait justement du lieu de Stefan Hilterhaus à Essen, le PACT, il y a trois jours. Il sera à Paris début novembre et il visitera le 104. Il nous parle de plusieurs projets dans différentes villes au Moyen-Orient. L’expo qu’ils proposent à côté de la biennale est toute simple et tout simplement formidable : Modern Mahrem : islamic veiling and sécularism. Hommes et femmes artistes turcs présentent des « variantes » sur le voile. Je pense qu’une telle exposition serait difficile aujourd’hui à Paris. L’ironie ou la critique est directe ou biaisée mais d’une violence surprenante pour un pays où beaucoup de femmes dans la rue sont voilées. Une vidéo montre un femme qui met des voiles les uns sur les autres sans arrêt, même si l’idée est un peu courte, le visage fébrile, les mains fiévreuses donnent une force qui coupe de souffle à cette œuvre de 21 minutes, à côté, des affiches H&M sont recouvertes pour faire paraître toutes les femmes voilées, reste les parties de la publicité, puis une petite vidéo montre trois filles entièrement voilées qui courent pour se photographier et échangent l’appareil pour être ensemble, elles sont bien entendu toutes les trois exactement pareilles. Ailleurs un mécanisme fait se soulever un ensemble de voiles et le fait tomber sur le principe des objets animés d’Annette Messager. L’exposition est très bien accrochée, et le gardien un accompagnateur parfait, s’intéressant à nos réactions, on rêve d’un accompagnement pareil au 104. L’autre rencontre est avec une Allemande vivant depuis quatre ans à Istanbul. Elle enseigne le management culturel ici, et se plaint beaucoup des Turcs, de leur mentalité, de l’impossibilité de monter un projet… Je lui demande pourquoi elle est ici, parce qu’elle aime cette « région » ditelle. Nous pensons aux Turc à Berlin qui doivent se poser les mêmes questions sur la difficulté à vivre là-bas. Puis elle nous livre des renseignements très précieux sur tous les pays qui jouxtent la Turquie. Il y a un ensemble qui est en train de se constituer avec plusieurs villes dont Le Caire, Beyrouth, Rabat, mais aussi en Syrie et Jordanie. Constance prend toutes les coordonnées et a déjà fait son parcours. On remarque que Mathias Lielienthal qui a fondé le Hau à Berlin après avoir été dramaturge de Castorf, celui qui «est partout» est sur le coup. Les

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formes artistiques (performance, danse en priorité) iront en Allemagne. Il est très important de connaître ce réseau. Puis dernière soirée à Istanbul. Les bateaux encombrent l’entrée du passage. Les pétroliers, porteconteneurs et une floppée de petits bateaux se découpent sur le soleil couchant en attente de l’autorisation de passer de l’autre côté. Dans l’eau, des méduses énormes qui se laissent ballotter dans les détritus. Sur la berge, des hommes par centaines qui pêchent. Les cacahuètes sont tièdes.

Paris, en octobre Tant de peine ce soir comme un liquide dans le corps comme un battant mal attaché, tournant autour de l’axe de mon désir, j’ai la pente d’en finir ne recevant rien de moi. Ce matin une réunion avec tous les autres du 104 pour parler des engagements et des partages entre les deux filles donc les deux directions celle de l’administration et celle du développement. Après un temps où Cécile était sur le bord de pleurer nous avons peutêtre trouvé comment satisfaire les deux envies et les deux attentes. Je suis surpris par la capacité de changer les émotions en parlant et surtout comment le langage fait des idées et des projets. Tous les projets sont d’abord du langage en attente d’action. J’apprends ça tous les jours en travaillant pour le 104. Puis nous sommes allé voir François Bon dans un petit restaurant. Il a parlé et me fait penser à André Markowicz car il œuvre en parlant et il regarde sans changer d’interlocuteur - son regard ne lâche pas toujours avec la même insistance - il n’insiste pas mais il tient le regard dans le regard de l’autre et c’est assez agréable, assez doux. L’après-midi nous avons rencontré un artiste japonais qui parlait anglais et qui nous présentait son idée d’une organisation de l’espace pour la maison des enfants, son idée était simple et jouant d’une matière sur les murs fait de petits bouts sur lesquels les enfants pourraient accrocher des ronds et ainsi fabriquer des formes.

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Le reste de sa proposition est de découper l’espace en quatre et ainsi de positionner les parents au centre de façon panoptique et de faire quatre espaces séparés pour les enfants. Une jeune femme pour le travail de production, jeune blonde ronde qui a le sourire de Stone ou Charden (je ne me rappelle jamais qui est la fille du groupe). Discussion du soir pendant le travail de Kouam Tawa sur la stratégie de communication à venir. Décision concernant la visibilité qui devrait être mise en place autour du festival d’Avignon à venir et de l’événement des 52 h en octobre prochain. Retour sous une pluie d’une finesse étrange. Et ici à l’instant, envie de glisser hors de moi pour quelques heures. Travail de glissement des textes. Il faudra que je me mette à l’écriture du texte pur la revue murmure, pour la revue document et pour le livre à venir sur le 104.

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2 0 0 8 Paris, un autre jour Le début de la semaine de travail apporte un savoir sur le comportement d’une direction dans une institution à venir qui serait faite des tremblements de nos raisons discursives et du point fait sans cesse entre ces différents arpentages depuis des consciences différentes. Parfois je le sens et le perçois comme possible comme la seule façon de réaliser de trouver la bonne position de l’objectif. A chaque rendez-vous ou discussion, j’apprends que je suis en train d’apprendre et de faire quelque chose qui s’étale qui prend une place Parfois une forme de calme de repos en pleine agitation du fait de cette réalisation

Paris, un jeudi de mars Tous les artistes au travail sont là dans les bureaux du 11 bis4, ils se tiennent autour des tables mises pour permettre de se parler. Ils arrivent les uns après les autres et Christophe est le dernier sa petite fille a la varicelle Le temps d’exposition de chacun des projets est le débat. J’aime cette idée d’une discussion qui commence à partir de celui qui décrit son contrat. C’est le pacte de son travail qui fait le sujet objectif d’une perspective commune à partir de laquelle nous pouvons parler. Les remarques de Paola et du relais de Michel sont toujours brûlantes, en fait je n’ai pas d’autre adjectif ou plutôt c’est celui qui me vient quand une décision est un peu tiède son opinion vient non pas contredire ou polémiquer mais aiguiser au point d’incandescence une décision à venir.

4 Lieu de la préfiguration pendant le chantier du 104

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Document : Les institutions se détériorent en s’exposant. Créer une nouvelle institution de passage, qui entretienne le passage sous toutes ses formes, aujourd’hui un lieu qui accueille un public est un passage pour une traversée des consistances, la première étant celle du public Le livre : A partir du souvenir des pièces réalisées et refaites par la description en inventer une autre version des faits

Paris, en décembre Quelques notes pour la fin de l’année Hatchondo : Elle est toujours souriante et charmeuse, mais peut se transformer en tueuse efficace. Elle insiste sur la presse. Faire savoir, c’est le mot d’ordre. Elle propose un projet au détour de la conversation avec les Deschamps qui veulent reconstituer la villa du film de TATI. Elle me dit que ce serait possible de détourner ce projet prévu pour le parvis de l’hôtel de ville vers le 104. Elle doit nous envoyer les contacts. Plus tard elle me fait un tableau apocalyptique de la ville et de ses rouages. Dans la confidence je lui demande pourquoi elle y reste et me dit qu’elle aime Delanoë et ce qu’il fait. Bon. …/… Les secrétaires généraux de la ville : une vingtaine de voitures de fonction avec chauffeurs qui fument devant. Eux sont accueillis par Constance et moi-même. Laurence dans tous ses états. Jamais vu avec un trac pareil, elle me le communique. On change la disposition des tables, on bouge et rebouge les places du café. Les huiles arrivent et se comportent en huile. Dédain et sourire de constipé. Je fais la conversation. Je fais le discours officiel « pourquoi le 104 inaugure une nouvelle relation entre les publics et les arts » puis « pourquoi la ville de Paris avait besoin d’un 104 ?». Constance me dira que la visite qui suit les rassure et complète la présentation. En tous les cas Laurence est contente et on a fait le boulot d’explication. …/…

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Je croise Ribes. Il est remonté contre tout. Il veut que l’on fasse des choses ensemble. Il parle du théâtre des nations et surtout du fait qu’il faut un rendez-vous avec les autres directions des institutions de la ville pour faire une demande groupée de financements. Il critique et se plaint. …/… Le noël du personnel. Lieu trop grand, les écuries ne sont pas pratiques et les petits-fours un peu ridicules. Je cause et congratulations. …/… Le rendez-vous film se passe bien. Les producteurs suivront. Ils voient les images et reconnaissent une pertinence. Je suis soulagé car dans ces cas-là tu as l’impression que tu es un peu seul à croire à ton idée. Tu connais ! …/… Mail de Michel Gondry pour faire un truc avec lui. Trop bien. J’ai piraté pour le 104 le projet par une copine de la sacd. …/… Visite avec Yannick Mancel de Lille. Il faut faire de la visite aux gens de théâtre. Il ne voit rien qui ne soit pas directement relié au théâtre. Presque drôle. Mais à la fin il se rassure car il se demandait ce qu’était ce truc et si « nous n’avions pas lâché la proie pour l’ombre » en quittant le circuit. Il comprend. Et propose sur le pas de la porte une pièce italienne qu’il a traduite. Je venais de lui dire au moins dix fois que nous ne programmions pas. Zen. Il faut faire voir l’objet aux théâtreux. Plus tard Jacques Vincey. Il avoue que le théâtre le dévore et qu’il ne peut rien voir d’autre et le regrette. Il propose une reprise de son travail sur Mischima. Plus de sept mois de tournée, des lettres de trois pages de Christophe Girard, et il aimerait le rejouer une dizaine de fois. Je fais une parenthèse car il y a une autre proposition de Perretti avec la Bastille pour une reprise. Je me demande si ça ne serait pas tentant

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de réfléchir à une formule possible de reprise au 104. Tu connais le débat depuis des années : comment faire à Paris pour reprendre un travail qui a marché sans être obligé d’aller dans le privé. Je trouverai malin de se positionner dans ces temps-là. Soit avant la création, soit après pour quelques jours de représentations toujours exceptionnelles. Penses-y, car l’idée m’est apparue en écoutant Jacques, puis Perretti au tel… …/… Le débat très mal organisé. Plus de 50 personnes, mais la fille qui faisait la médiatrice était à la masse. Rencontre importante avec le directeur de Beaubourg Metz. Y aller. …/… Deleuze. Confirmation d’une invention jubilatoire. Le cours du 9 décembre est particulièrement savoureux. …/… Arrivée à Naples. Trop beau. Malade depuis deux jours mais tout va bien.

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