Livret Musique & Soin

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POUR LEUR 19e ÉDITION, LIBÉRÉES DES CONTRAINTES DE TEMPS ET DE LIEU PROPRE AU FESTIVAL, LES SIESTES PROPOSENT UN PROJET ÉDITORIAL. CE LIVRET EN CONSTITUE UN DES CHAPITRES.


A


Suite à l'annulation de l'édition 2020 du festival et dans la prolongation du projet éditorial Musique et soin qui s'y est substitué, j'ai proposé à l'équipe des Siestes d'éditer ce livret. Depuis 20 ans, l'équipe des Siestes tâche de construire et d'animer des espaces pour partager et penser les musiques populaires. Cette publication est un effort conjoint de leurs trois media principaux : le festival Les Siestes, la revue Audimat et le quotidien Musique Journal. Si vous ne connaissez pas leurs actions, je vous invite à y prêter attention ; en attendant, j'espère que ce livret saura vous apporter quelques éléments de réflexion pour le temps présent. P I E R R E VA N N I


L'éditorialisation des plateformes de streaming nous incite sans cesse à prendre soin de nous-mêmes en musique ou par la musique (« Relax and Unwind », « Calming Classical », « Stress Relief »). Différents collectifs de musique électronique cherchent à créer des « safe spaces » musicaux. Les appels d'offres publics et les associations culturelles se font concurrence pour animer des ateliers où la musique viendrait réparer un lien social fragilisé et nous apprendre à nous soucier des autres. Une conjonction entre musique et soin semble s'imposer tranquillement, jusqu'à sonner comme une douce évidence : c'est cette évidence que cette publication entend modestement troubler. Elle trouve son origine dans le programme de production et de réflexion que nous nous sommes donnés pour mener Les Siestes Électroniques en 2020. En construisant notre programme autour de ce lien – Musique et soin – nous n'avons pas souhaité formuler un projet ou un mot d'ordre – qu'il s'agisse d'un « devenir thérapeutique » de la musique ou un « devenir musical » de la thérapie – mais plutôt à identifier ce consensus en cours de formation, pour mieux marquer un étonnement, souligner une étrangeté, et l'interroger voire le mettre en doute, aussi bien par l'écriture que par la musique. Si la relation entre musique et soin mérite d'être interrogée, c'est qu'elle se démarque d'au moins deux discours courants et dominants sur la relation à la musique : celui de la sociologie sur la consommation de musique, qui l'envisage souvent de surplomb et se moque un peu des formes et de la sensibilité qu'elle implique ; et celui de la critique traditionnelle sur la musique comme œuvre, qui l'extrait du quotidien pour en faire un objet à analyser et à contempler pour ses qualités. Ceux qui relient la musique au soin, en envisageant plutôt la musique comme une activité entremêlée à toute une gamme d'actions et de dispositions, du délassement à l'attention renforcée, nous permettent ainsi d'aller respirer un peu en dehors de ces discours routiniers. Mais au passage, il arrive qu’ils n’en viennent plus qu'à la considérer du point de vue de ses effets, réels ou supposées, sur le corps, sur l'esprit, sur l'émergence d'une nouvelle unité corps-esprit, ou la réconciliation de l'individu et du monde... Les choses se passent alors comme si un nouvel idéal thérapeutique venait chercher à « réparer » le genre de séparation qu'il pose en fait comme point de départ.


Il est certain que considérer la musique sous l'angle de ses seuls effets, et de ne retenir que certains d'entre eux, a déjà en soi quelque chose d'intrigant et de limité. Mais pour saisir à la fois l'efficacité et les problèmes associés à ce prisme soignant, il faudrait surtout bien distinguer de quoi il est question : on trouve en effet associées au soin les idées de thérapie ( therapy), de guérison ( healing), de bien-être (wellness), ou encore d'une nouvelle justice-morale ( care). Pour chacune de ces acceptations, on trouve des personnes, des organisations, des situations distinctes, à partir desquelles la connexion avec la musique « prend » plus ou moins. C'est à identifier certaines de ces sources et à décrire les contours de cette emprise que concourent les deux textes que nous vous proposons ici en regard. Signés d'Adam Harper, un habitué des pages de notre revue Audimat, et de David Cristoffel, auteur radiophonique prolifique, l'un et l'autre se concentrent en particulier sur les enjeux de la thérapie et du bien-être. Harper et Cristoffel nous montrent chacun à leur manière, et selon une logique que connaissent bien les sociologues qui se sont intéressés à la magie, qu'il n'est nul besoin, pour en relativiser les promesses, de dénoncer cette relation à la musique comme une illusion et ses effets revendiqués comme des mensonges. Ils préfèrent souligner qu'il a fallu en passer par plus d'un détour – comme la rencontre entre l'hindouisme, la physiologie et la physique des fréquences – et surmonter de nombreux paradoxes – comme l'opposition entre la micro-électronique bon marché des synthétiseurs et la santé « organique » – pour que ces idées prennent de l'ampleur. En portant à notre attention ces paradoxes et ces détours, nos auteurs réintroduisent une inquiétude là où d'autres voudraient que la musique nous fasse oublier le bruit du monde. Ils perturbent gentiment les visions de l'écoute qui voudraient opposer un monde hostile à l'individu serein dans une nouvelle utopie sonore. Plutôt que de nous accompagner vers la santé ou le bien-être, ils nous invitent à trouver de la joie dans le chaos des théories et des sons, une joie qui soit à la mesure de tous les dangers.

GUILLAUME HEUGUET


B

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g er par le synthétiseur : utopies  dystopies Ada Harper trad it de l’angla par Fanny ém nt


D

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Il y a quelques années, la presse déclarait que « Weightless », signé Marconi Union, était le morceau de musique le plus relaxant du monde. Le groupe avait consulté des professionnels de la santé pour réduire le plus efficacement possible le rythme cardiaque, la tension et le stress, et une étude du British Medical Journal affirmait que leur composition avait effectivement des vertus sédatives. Néanmoins, ce qui nous importe le plus, ce n’est pas qu’il soit scientifiquement relaxant, mais culturellement relaxant : ses sonorités semblent apaisantes… voire curatives. Avec ses nappes de synthé modulaire, aussi riches et chaleureuses que ce que la deep house a fait de plus deep, « Weightless » est l’exemple type, l’essence même de l’electronica ambient. En mettant à l’honneur le synthétiseur, dont le son connote l’électronique dans ce qu’elle a de plus pointu, ce morceau donne l’impression d’avoir été conçu dans l’antre d’un hôpital, au milieu d’immenses machines de forme bizarre, coffrées dans du plastique blanc. Pourtant, suite à son utilisation dans les musiques minimalistes, prog rock et New Age, le synthétiseur évoque aussi quelque chose de plus mystique, exotique et fondamental. Qu’on l’envisage d’un point de vue antique ou moderne, il semble faire ses preuves en tant qu’outil qui permettrait de « guérir par la musique ». La dimension culturelle du « morceau le plus relaxant du monde » est si incontournable qu’elle a nécessairement renforcé son efficacité… comme avec un placebo. « Weightless » a le son d’un morceau qui ne peut qu’être apaisant. Mais les liens entre technologie et santé ont toujours donné lieu à de féroces controverses, et la musique, cet art humaniste par excellence, n’a pas manqué de prolonger le débat. Il se peut que les aliments synthétiques, la médecine et la musique soient les avancées les plus récentes d’une course à la santé parfaite des mondes utopiques, de même qu’il peut s’agir d’une imposture, du diktat de grandes entreprises et de scientifiques égarés, qui ont oublié les principes mêmes de la santé dans leur quête de rationalité. Depuis son apparition, le son du synthétiseur oscille d’un bord à l’autre 9


de ces courants culturels comme une feuille morte au gré du vent, ce qui lui vaut une nature ambivalente : dans le domaine de la technologie et du corps, il nourrit autant les espoirs que les peurs. Au début des années soixante, la décennie qui verrait apparaître le « synthétiseur » moderne, la musique avait rejoint les nombreux domaines qui allaient connaître des changements rapides et profonds sous l’effet de l’électronique et de la mécanisation. Ces technologies se confondaient manifestement dans l’imaginaire populaire, comme en témoigne l’association hâtive de la musique électronique à la science-fiction, et surtout à l’espace. La BO de Forbidden Planet, ce space opera tourné dans les studios de Hollywood en 1956, serait la première BO entièrement électronique : Bebe et Louis Barron, qui avaient travaillé avec John Cage sur ses pièces pour bandes magnétiques, la composèrent sur des bandes, des oscillateurs et des modulateurs à anneaux. En 1962, « Telstar », un morceau instrumental composé par l’audacieux producteur londonien Joe Meek et interprété par les Tornados, dressait un portrait musical des nouvelles communications par satellite. Son thème, qui devint un hit au Royaume-Uni comme aux États-Unis, était joué sur l’un des nombreux synthétiseurs électroniques alors disponibles et que l’on peut aujourd’hui considérer comme les ancêtres du synthétiseur analogique moderne. Mais les merveilles technologiques de l’ère spatiale ne se contentèrent pas de conquérir l’espace : les technologies de l’électro-ménager et de la médecine, souvent liées au son, permirent d’améliorer la maison comme le soin du corps, dans un rapport d’intimité grandissante. Les années cinquante avaient été la décennie des transistors et de l’engouement pour la « hi-fi », les consommateurs.trices des banlieues classe-moyenne se passionnant soudain pour le bricolage de systèmes d’écoute sans cesse améliorables. En plus des classiques, une grande partie de la musique qui ciblait les propriétaires de chaînes hi-fi serait aujourd’hui étiquetée « lounge » ou « exotica » : un jazz tout en légèreté avec un côté fantasque et clinquant, qui s’aventurait 10


souvent jusqu’aux thèmes de la science-fiction. Dans les années soixante, on verrait naître le « synthétiseur » tel que la plupart des musicien.nes et des auditeurs.trices le conçoivent de nos jours : un instrument bien plus souple et programmable que ses ancêtres électroniques. Ce terme, qui avait été utilisé pour désigner une gigantesque machine sans clavier sur laquelle on ne pouvait pas directement jouer (le RCA Mark II Sound Synthesizer, une invention du Columbia-Princeton Electronic Music Center), fut reprit pour des instruments plus petits et plus accessibles, conçus par Donald Buchla et par Robert Moog. Ce fut Moog qui décida d’incorporer un clavier, et son instrument connut un succès commercial et culturel, surtout grâce aux albums où Wendy Carlos l’utilisait pour reprendre Bach (Switched on Bach, 1968, et The Well-Tempered Synthesizer, 1969). Le nom de Moog était si connu du public que l’on vit apparaître dans les rayonnages des albums tels que Moog : The Electric Eclectics of Dick Hyman, ou Music to Moog by, de Gershon Kingsley, tous deux sortis en 1969. Pour le consommateur ou la consommatrice des années soixante, le boom du synthé va de pair (malgré quelques foyers de résistance) avec celui du téléviseur en couleur, du micro-onde, des plats tout préparés ou du « plateau télé », et du plastique. Côté médecine, on vit apparaître la pilule contraceptive et l’insuline de synthèse, tandis qu’une vague de vaccins faisait reculer la polio. Les ondes sonores électriques faisaient aussi une apparition remarquée dans les technologies médicales, avec les premières prothèses auditives numériques, l’électrolarynx et l’échographie. Alors que les rayons X permettaient depuis déjà plusieurs décennies de révéler la structure interne d’un squelette, l’échographie permettrait désormais de générer des images des tissus internes et, comme on le sait, des enfants en gestation. L’usage des ultrasons est aujourd’hui si courant qu’on oublie facilement quel put être l’impact culturel d’une machine révolutionnaire qui, à l’aide d’un manche un d’un embout, remplissait le corps de sons inaudibles pour en tirer le spectre de lésions ou de pathologies que seule 11


la chirurgie, jusqu’alors, avait pu révéler ; ou pour matérialiser, effectivement, la proto-vie d’un être humain en développement. L’observation échographique des fœtus en gestation ne fut d’ailleurs pas immédiatement autorisée, les années soixante étant aussi la décennie du scandale du thalidomide, suite auquel la législation sur les médicaments fut renforcée dans le monde entier. Cette époque où les sons électriques accompagnaient aussi bien la métamorphose technologique de la réalité quotidienne que les fictions de la science et de l’espace, peu de musiciens surent la capturer aussi bien que Raymond Scott. Né en 1904, Scott fit ses débuts dans le swing en tant que pianiste et leader, avant de travailler comme compositeur pour le cinéma, la radio et la télévision. C’est à partir de la fin des années quarante qu’il explora le monde naissant de la musique électronique : il inventa des instruments comme le Clavivox et l’Electronium, et se lia d’amitié avec Robert Moog par la même occasion. Au cours des années soixante, Scott devint l’un des premiers compositeurs à produire des musiques entièrement électroniques pour des publicités diffusées sur les ondes ou sur les écrans, leurs sonorités éthérées donnant un côté futuriste et merveilleux à des produits et services qui, comme par magie, devait faire notre bonheur et réduire notre labeur, du moins selon le discours des blouses blanches à l’antenne. Une grande partie de ces compositions sont disponibles sur Manhattan Research Inc., une compilation CD sortie en 2000, période où le kitch de la conquête spatiale revenait à la mode. On y trouve des indicatifs et des jingles pour des entreprises comme Baltimore Gas and Electric Company, les cosmétiques Lightworks, les dégraissants Vim, le Sprite, IBM, les sucres Domina, le sirop pour la toux Vicks, les bougies d’allumage Autolite, le Nescafé, un petit chien mécanique à piles, sans oublier les Twinkies, ces petits gâteaux tristement connus, fourrés à la crème et truffés d’additifs, qui semblent pouvoir se conserver indéfiniment dans leur emballage plastique. À plusieurs égards, cette période du travail de Scott eut une influence plus grande 12


que celle des œuvres canoniques de Pierre Schaeffer, de Karlheinz Stockhausen et de Milton Babbitt sur le développement d’un langage culturel de la musique électronique. Ce qui intéressait Scott dans cette musique, ce n’était pas le modernisme ni l’abstraction ou le formalisme, mais la modernité pop et ses connotations : le progrès et le prestige de la science et de l’ingénierie, et toutes les joies du monde synthétique qui se profilait. C’est pourquoi la série d’enregistrements que Scott sortit en 1964, Soothing Sounds for Baby, est une vraie perle. Avec ses trois volumes destinés aux enfants de 1 à 6 mois, de 6 à 12 mois et de 12 à 18 mois, ce coffret fit certes un flop, mais il reflète une conception du but et des vertus de la musique électronique qui peut encore surprendre aujourd’hui, surtout en regard de l’histoire officielle de ce medium. Concernant la production de ces disques, les motivations de Scott et du Gesell Institute of Child Development, Inc. ne sont pas tout à fait claires… La musique et les machines de Scott avaient-elles quelque chose qui leur semblât particulièrement susceptible de calmer ou de stimuler les nourrissons, selon des tranches d’âge si rigoureusement définies ? Ces enregistrements se caractérisent avant tout par leur structure profondément répétitive, et dans le livret qui les accompagne, le Gesell Institute souligne que les mouvements et autres stimuli répétitifs ont pour effet de calmer les enfants. C’est apparemment dans ce but que pour chaque piste, une bande magnétique dont la durée ne dépasse pas quelques secondes forme une boucle dont la construction rythmique et le timbre sont souvent complexes, et par-dessus laquelle viennent résonner de petites ritournelles jouées sur un clavier électronique. Cette boucle de base se répète avec une exactitude et une endurance que probablement aucun de ses collègues jazzmen n’aurait supportées, et elle devance (d’un point de vue formel, du moins) les structures à base de bandes bouclées et de petites unités répétées que le minimaliste Terry Riley commençait à explorer en Californie, à peu près à la même époque. Les boucles de Scott 13


semblent bercer les enfants de la même façon qu’on arrive à les calmer en les promenant dans nos bras ou en voiture, pratiques que le livret ne manque pas de mentionner. Cette idée se confirme dans certains morceaux, qui semblent avoir été composés pour remplacer les bruits mécaniques environnants qui, selon Gesell, calment les petits : sur le premier volume, « Tic Toc » propose huit minutes d’un tic-tac dissonant purement ludique, et sur le second, « Toy Typewriter » est une simple boucle où l’on entend quelques secondes d’un bruit sourd et percussif, venant d’une petite machine à écrire, se répéter avec différents filtres pendant 18 minutes. Ces morceaux peu communs soulignent la nature purement utilitaire de ces disques, des outils conçus pour obtenir un résultat psychoacoustique défini. Pourtant, les gentils petits sons de Soothing Sounds for Babies sont aussi forcément liés à la culture de la « musique pour enfants » et tout ce qu’on lui associe, avec cette façon qu’elle a de se confondre avec « la musique qui parle des enfants » et de prendre une forme indéfinissable, tout en se situant dans la lignée d’artefacts bio-socio-psychologiques bien plus anciens comme les berceuses, le jeu du « coucou » (peekaboo) et le langage enfantin des parents. Tous les adultes s’accorderaient à dire que la musique de Scott est « mignonne » : elle reste presque toujours dans des aigus très lumineux, son langage mélodique est emprunté aux comptines, et les titres (« Sleepy Time », « The Music Box », « Little Miss Echo ») visent clairement à plonger le parent dans l’univers d’un enfant. Si Soothing Sounds for Baby est autre chose qu’un outil psychologique (un ancêtre des applis qui émettent des heures de bruit blanc ou de pluie pendant votre sommeil), c’est que ces disques proposent une version modernepop des musiques pour enfants d’un Debussy ou d’un Ravel, avec ce que les années soixante permettaient d’incorporer de science et d’ingénierie pour souligner et renforcer le radicalisme formel : ils sont une image en miroir, l’étrange équivalent domestique des compositions synthétiques ultra-modernistes de Milton Babbitt. 14


Il n’est pas évident de trouver d’autres exemples de l’univers qui se construit dans Soothing Sounds for Babies : des enfants tout sourire, ravis d’entendre tinter et bourdonner les claviers derniercri tandis que des hommes en blouse blanche, presque chauves, les observent derrière leurs grosses lunettes. Après une séance de shopping et un massage sonique, Maman récupère bébé et l’attache à l’arrière de sa voiture volante pour filer au bercail, en banlieue, où elle lui donne son repas du jour sous la forme d’une pilule, puis met le chien-robot à charger. S’il est difficile de trouver d’autres disques dans cette veine, c’est peut-être qu’en général, la culture occidentale contemporaine s’est particulièrement inquiétée des aspects dystopiques de la modernité pour les enfants. Nous touchons ici à l’un des principaux problèmes qui influencèrent la réception et l’interprétation du synthétiseur (et de bien d’autres innovations en matière de technologie musicale) au cours de l’histoire. Depuis le XVIIIe siècle, à tout le moins, les avancées de la science, de la technologie et du rationalisme proclamé dans les sciences et les arts trouvent leurs critiques chez les romantiques de toutes sortes, qui se montrent parfois particulièrement craintifs (à tort ou à raison) quand ces avancées gagnent le terrain de l’expression des émotions, comme celui des arts et de la musique, ou quand elles nous éloignent d’expériences et d’arts de vivre authentiques. Ces inquiétudes ressurgirent dans les années soixante, où elles devinrent la pierre angulaire de la contre-culture et de sa critique de la société. Ce mouvement fut influencé par des critiques de la civilisation moderne et des Lumières, formulées au cours des précédentes décennies par des théoriciens tels que Theodore Adorno, Max Horkheimer, Herbert Marcuse, Jacques Ellul ou Lewis Mumford, ainsi que par des écrivains plus anciens comme Thoreau. Des auteurs comme Theodore Roszak et Charles Reich en furent les penseurs. Mais ce furent surtout les satires dystopiques des sociétés technologiques organisées, telles qu’on les trouve dans la science-fiction et la littérature d’anticipation, qui 15


marquèrent les esprits et firent souvent des « musiques mécaniques » en tous genres le symptôme et le vecteur d’une mort de l’humanisme. Un disque comme Soothing Sounds for Baby semble beaucoup moins sympathique quand on repense au Meilleur des mondes, ce roman d’Aldous Huxley où l’on découvre une société entièrement organisée selon les principes fordistes de la production de masse, y compris au niveau des naissances. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur une description des couveuses, une usine où les enfants naissent de flacons et où tout est contrôlé par des ingénieurs en sciences armés de leurs blocs-notes. Les adultes évoluent quant à eux dans un monde où règne ce que Huxley appelle systématiquement « de la musique synthétique », musique qui les apaise en leur fournissant le grossier divertissement qui vient compléter leurs vies superficielles. De ce point de vue, qui préfère l’ « authentique » à la « synthèse », l’ « organique » à l’ « artificiel », il était hors de question que le synthétiseur puisse être sain, et encore moins qu’il ait des vertus thérapeutiques. À la fin des années soixante, seuls quelques groupes folk-rock issus de la contre-culture et de sa musique utilisaient des synthétiseurs, et ils le faisaient avec une ambivalence manifeste, l’associant tantôt à la fatigue et au stress de la vie technologique moderne (à titre d’exemple, « Machines », de Lothar & the Hand People, ou « You and I », des Silver Apples), tantôt à des miasmes sonores psychédéliques qui frôlaient la parodie et menaçaient souvent de virer au bad trip (voir Fifty Foot Hose ou The United States of America). Cette adoption équivoque de la machine s’explique aussi par l’influence du krautrock, à commencer par celle de Kraftwerk, qui faisaient le tour de ce monde moderne, électronique et automatisé, d’un air plus impassible. Ailleurs, le romantisme synthétique fut virtuose et fantasque quand se mit à déferler une vague de claviéristes fous, tels que Keith Emerson ou Rick Wakeman. Ces courants de la sémantique du synthétiseur connurent leur heure de gloire dans les années quatre-vingt, dont la pop est souvent considérée comme indissociable de cet instrument. 16


Pourtant, malgré l’ambivalence de la contre-culture concernant les implications du synthétiseur pour les âmes du monde moderne, il finit par être associé à la santé, au soin, et même à des emplois thérapeutiques, à mesure que des proto-hippies californiens et indophiles découvrirent ce que l’on finirait par appeler, dans les années quatre-vingt, le « New Age ». La fascination de la contre-culture pour l’Inde (et dans une moindre mesure pour d’autres cultures non-occidentales) nourrissait la double dynamique suivante : le rejet d’une culture occidentale abrutissante et l’attrait pour l’exotisme d’une autre culture, surtout pour celle où de fortes traditions musicales et philosophico-spirituelles se mêlaient intimement. En s’inspirant des pratiques plus anciennes et plus sages de l’Inde, les partisans de la contre-culture pensaient pouvoir soigner les Occidentaux et toute leur culture, sur les plans physique et spirituel. Avant même le voyage des Beatles en Inde, le jazzman John Coltrane et deux de ses fans, La Monte Young et Terry Riley (qui deviendraient des minimalistes de référence) se découvrirent une fascination pour des formes musicales indiennes basées sur l’improvisation modale et, chose cruciale en regard du potentiel des synthétiseurs et d’autres instruments électroniques, sur les bourdons. Comme avec Scott, mais de façon très différente, ce fut de nouveau le potentiel de la musique électronique en matière d’endurance et de répétition qui joua un rôle déterminant. Comme le réalisèrent Young, Riley, et d’autres musiciens tels que Charlemagne Palestine et Phill Niblock, il était possible de prolonger indéfiniment les bourdons de la musique classique indienne en utilisant des oscillateurs ou des orgues. On trouve des drones de ce type dans la « Dream House » que Young construisit avec l’artiste Marian Zazeela, sa compagne, et qu’ils avaient conçue comme un havre de paix propice au soin, l’ensemble n’étant pas sans rappeler une église : les installations lumineuses de Zazeela s’associent aux arrangements de tonalités statiques proposés par Young, formant un environnement audiovisuel dont les stimuli sont d’une grande douceur au milieu du tumulte new-yorkais. 17


Dans les années soixante et jusqu’au début des années soixantedix, Riley composa des pièces (Keybord Pieces, A Rainbow in Curved Air et Persian Surgery Dervishes) qui influencèrent le rock et le jazz, ainsi que toutes les futures musiques improvisées sur quelques notes, sur des bourdons, ou sur une combinaison des deux. Persian Surgery Dervishes est particulièrement monochromatique au niveau du timbre : joué exclusivement sur un orgue Yamaha accordé à une certaine hauteur, son énergie et ses répétitions imitent l’état de transe extatique auquel mène la danse tourbillonnante des derviches tourneurs soufis. En employant le mot « surgery » (la chirurgie), Riley implique un lien intrigant entre sa pièce et le champ de la médecine, mais ses jeux phonétiques rappellent aussi le ludisme verbal de la période hippie, que l’on retrouve à cette époque dans toute l’œuvre de Riley. Plusieurs années auparavant, la philosophie et la spiritualité orientales avaient exercé une forte influence sur John Cage, surtout le Zen. La tentation du soufisme à laquelle Persian Surgery Dervishes fait allusion fut aussi explorée par Pauline Oliveros, qui vivait et travaillait juste à côté de l’épicentre de la contreculture, au San Francisco Tape Music Center, où elle se servit d’oscillateurs pour improviser des drones sur des pièces comme Mnemonics et Bye Bye Butterfly. Au début des années soixantedix, son travail de compositrice rejoignit le féminisme radical et les nombreuses formes de méditations pratiquées dans le monde, en particulier le soufisme. En 1971, avec le ♀ Ensemble, Oliveros élabora ses Sonic Meditations, chacune d’entre elles constituant un simple exercice d’écriture et d’expérimentation sonore. Voici comment elle introduit ses partitions : « Un travail assidu sur les Méditations Sonores rend certaines choses possibles : des états de grande réceptivité ou de conscience élargie, des changements physiologiques et psychologiques allant de l’apparition de tensions familières ou nouvelles à l’instauration d’états de détente qui deviennent progressivement permanents ». Elle dit « s’intéresser plus particulièrement aux pouvoirs thérapeutiques de l’Énergie 18


sonore ainsi qu’à sa transmission au sein de groupes », et ajoute qu’elle espère, grâce aux Méditations Sonores, « rendre le contrôle du son à l’individu lui-même, ainsi qu’à des groupes, surtout dans un objectif humanitaire et thérapeutique… Au cours de ce processus, une sorte de musique surgit d’elle-même. Sa beauté n’est pas intentionnelle, mais elle est intrinsèquement liée à l’efficacité de ses vertus thérapeutiques ». Dans son essai « On Sonic Meditation » (1973), Oliveros cite un livre du maître soufi Inayat Khan, l’auteur de nombreux écrits sur la musique en général et sa dimension thérapeutique en particulier :

La connaissance du son peut fonctionner comme un outil magique qui permettrait à une personne de remonter, d’accorder, de contrôler et d’améliorer la vie d’une autre personne. Les chanteurs de l’ancien temps… tenaient la même note pendant une bonne demie-heure et étudiaient l’effet de cette même note sur tous les différents centres du corps : quel courant de vie elle produisait, en quoi elle apportait de l’énergie, en quoi elle était apaisante et en quoi elle était thérapeutique. Pour eux, ce n’était pas de la théorie, c’était une expérience. Notons également que les Sonic Meditations insistent avant tout sur l’écoute et sur la vocalisation. S’il arrive qu’un bourdon soit requis, les consignes n’imposent en rien l’électronique. Avant toute chose, la nature démocratique et participative de ces exercices, auxquels Oliveros accordait une véritable importance, explique l’exclusion des machines (ou de tout instrument) : qu’on produise ou qu’on écoute cette musique, la machine ajouterait une dimension technique, potentiellement coûteuse. Mais au-delà de ça, Oliveros expliquait en 1973 que « le son naturel est thérapeutique, surtout quand les bourdons de la technologie ne forment plus qu’un fond sonore très discret. Je crois qu’il n’y a plus un seul endroit sur terre qui soit à l’abri de tout bruit technologique ». 19


Ces impressions, qui rappellent les théories et les valeurs au cœur du travail de R. Murray Schafer sur le paysage et la pollution sonores, expliquent facilement pourquoi les musicien.nes partisan.es du radicalisme ou de la contre-culture étaient réticent.es à l’idée d’accepter pleinement les vertus thérapeutiques du son « technologique ». Cependant, quand la musique « new age » se distancia du minimalisme des milieux artistiques et de l’avant-rock des seventies, on vit apparaître des contre-exemples. Alors que les musicien.nes new age n’avaient quasiment jamais de studio ou d’ensemble sur lequel s’appuyer, les synthétiseurs et claviers devinrent un peu plus accessibles pour des projets DIY. Un exemple particulièrement marquant de la confluence des synthétiseurs, d’une poétique du « soin » et du milieu « New Age » se trouve dans la série de Randall McClellan intitulée The Healing Music of Rana : Sonic Environments for Quiet Listening, enregistrée et sortie entre 1977 et 1985, sur les tout premiers réseaux underground de la culture cassette. Dans les années soixante, alors qu’il était doctorant en musicologie et composition, McClellan avait contribué à la création du studio de musique électronique de l’Eastman School of Music, au nord de l’État de New York. À l’instar de Young et de Riley, il s’intéressait aux formes musicales et aux modes d’improvisation de la tradition indienne. Il enregistra les pièces de The Healing Music of Rana, qui font entre vingt et cinquante minutes, en jouant live sur des Moog monophoniques plus récents et plus petits, le Prodigy et/ou le Micromoog, auxquels il raccordait une « machine à drones » faite sur mesure, une console et deux delays pour bande. Sur la page Bandcamp de McClellan (un équivalent moderne des réseaux de la culture cassette), on peut lire que « le prénom Rana, qui signifie "respiration du soleil", vient de concepts philosophiques très anciens selon lesquels la vibration était la force créative fondamentale au cœur des nombreux cultes à mystère de l’ancien monde ». 20


Le premier volume présente deux sessions, « Sirius » et « Celestial Lake », qui se composent essentiellement de notes qui montent et descendent discrètement sur des drones, ce qui peut rappeler Persian Surgery Dervishes. À partir du second volume, les textures sont généralement plus lentes, plus amorphes et délicieusement équilibrées entre la profondeur de tonalités chaleureuses et le chatoiement des hautes fréquences, comme les différentes strates qui se déplacent lentement dans l’immense atmosphère des nébuleuses. Les gammes qu’utilise McClellan se délitent et s’ouvrent, empêchant tout sentiment de mode majeur, mineur, ou tout côté « bluesy » (contrairement à ce qu’il se passe chez Riley), ce qui donne à son jeu une couleur à la fois chaude et sombre, presque pré- ou post-humaine, plus sophistiquée que les harmonies bêtement rassurantes que l’on retrouve souvent dans le New Age, comme s’il puisait dans des réalités plus profondes que les causeries sentimentales du système tonal qui dominent encore l’occident. S’il est vrai qu’une grande partie du drone produit depuis les années soixante présente un lien implicite avec une pratique thérapeutique ou curative du monde antique ou non-occidental, McClellan en a fait une dimension explicite et incontournable de ses ambitions musicales. En 1987, il écrivit un livre sur le sujet : The Healing Forces of Music: History, Theory and Practice (malgré ses diplômes, le titre de « Docteur » qu’il s’attribue sur la couverture sera toujours controversé, et son travail est, à tout le moins, très éloigné de la musicologie mainstream). Sur le quatrième volume de The Healing Music of Rana, on entend McClellan expliquer les bases de sa conception d’une pratique musicale ancestrale comme pratique thérapeutique, une culture qui s’est perdue dans le monde occidental, mais que l’on peut réhabiliter. S’exprimant d’une voix calme par-dessus la musique de ses synthétiseurs, comme dans un exercice de méditation guidée, McClellan nous adresse un message : 21


Les anciens praticiens de la musique en savaient bien plus long que nous sur la nature du son et sur ses utilisations… Le but ultime de la pratique musicale était de soigner par ce pouvoir qu’elle a d’intégrer l’énergie au corps humain, à l’esprit et à leur champ électromagnétique, et de faire en sorte que cette énergie soit en harmonie avec les rythmes de la Terre et du corps céleste. Les lois de ces pratiques musicales ancestrales étaient établies dans ce but. Le destin des futures générations de musiciens est de redécouvrir ces lois et de développer une pratique musicale qui intégrera, harmonisera et soignera grâce à une meilleure compréhension de la vibration et de ses effets sur le corps où repose l’âme humaine. McClellan fait remarquer que dans les meilleures musiques curatives, « les matériaux sonores sont soit des masses qui se déplacent lentement, comme avec certaines musiques électroniques, soit des lignes mélodiques qui évoluent doucement autour d’un centre tonal, comme dans différents types de mélopées orientales ». En conclusion, il nous offre quelques mots aux allures de « prophétie » :

La musique du Nouvel Âge viendra d’une parfaite intégration du corps, de l’esprit et de l’âme. Car la musique du Nouvel Âge trouvera son origine dans le fonctionnement du corps, son organisation esthétique lui viendra de l’intellect, et elle purifiera l’esprit. Je vois le potentiel de la musique se réaliser pleinement dans une manifestation des forces de vie universelles et de leur pouvoir de guérison… Je vois l’ouverture de salles qui offriront de la musique en continu et où nous pourrons nous rendre à tout moment pour nous ressourcer en écoutant la musique ainsi mise à disposition, ainsi qu’en la produisant nous-mêmes… la musique du Nouvel Âge n’est rien de plus que la pratique musicale la plus ancienne de cette planète, une musique d’il y a des 22


milliers d’années que nous commençons à redécouvrir en cette fin de siècle. Ne perdez pas espoir si l’objectif semble encore loin, car le travail a commencé. Il y a désormais des maîtres parmi nous. Et il y aura bientôt des écoles où nous pourrons apprendre le pouvoir du son et faire l’expérience de cette force créatrice qui se trouve en chacun de nous. La tradition passée et la tradition future ne font qu’une. Notre joie est celle de la découverte. Les guérisseurs du son attendent encore l’heure de leur grand retour. Le nouvel et l’ancien âge se confondent. Il s’agit exactement du genre de mythe de l’âge d’or sur lequel reposent de nombreux discours religieux, politiques et esthétiques, dans le cas de la contre-culture comme pour d’autres mouvements. L’introduction du synthétiseur dans ce mythe est particulièrement intéressante, car sa modernité ne vient pas contaminer la musique des anciens : l’essence de la musique ancestrale ne tient pas à la particularité d’un timbre ou d’une technologie, mais à l’harmonie des sphères à laquelle McClellan fait aussi allusion. De ce point de vue, étant donné qu’il est quasiment indéfiniment reprogrammable, le synthétiseur semble presque incarner l’essence-même de la tonalité et de la musique, constituer un phénomène au plus près du noumène du pouvoir fondamental de la musique. Et puisque le synthétiseur fut toujours plus étroitement associé à l’espace et au futur jusqu’à la sortie de The Healing Music of Rana, ce paradoxe temporel n’en est que d’autant plus intrigant. Étant donné leurs points communs sur le plan esthétique, instrumental et historique, la comparaison s’impose entre l’ambient et la musique new age. En effet, quand Soothing Sounds for Baby fut ré-édité à l’ère du terme « electronica », la critique souligna ses atours proto-ambient. Mais l’ambient telle que Brian Eno la conçut dans les années soixante-dix (et même avant, dans la musique d’Erik Satie) n’a rien à voir avec le New Age quand on tient compte des modes d’écoute et des attentes qu’implique 23


chacun de ces genres. La plupart du temps, la musique de Young, de Riley, d’Oliveros et de McClellan était explicitement censée être écoutée de façon attentive, en profondeur, avec une concentration et une ouverture radicales. S’il arrivait que certains disques vendus ou considérés comme de l’ambient lui ressemblent en surface, il était clair que l’écoute de l’ambient ne demandait pas autant de concentration. Dans les notes de son album fondateur Ambient 1: Music for Airports (1978), ce qu’écrit Eno va complètement contre les intentions du New Age : « l’ambient doit être compatible avec un grand nombre de degrés d’attention différents sans en imposer aucun : on doit pouvoir aussi bien l’ignorer que s’y intéresser ». L’ambient n’était pas présentée comme un médicament, mais comme un papier-peint sonore qui se révèle incidemment digne d’intérêt quand on y regarde de plus prêt. Le fait est que les débuts de l’ambient contemporaine prirent, entre les mains d’Eno, un tour particulièrement ironique. Sorti d’une école d’art et venu de la scène expérimentale britannique, Eno avait cet étrange amour du pop art et de l’amateurisme, et il avait fait partie du groupe Roxy Music, qui dressait un tableau amer et bizarrement nostalgique des humains Playmobil du XXe siècle. Tandis que les minimalistes du New Age américain étaient profondément sincères et spirituel.les dans leur radicalisme formel et technologique, le monde «  ambient  » d’Eno était une utopie ambivalente qui semblait balayer d’un simple revers de la main tout espoir de transcendance musicale. Cela dit, l’ambient se retrouva tout de même indéniablement associée à la relaxation, et même à l’écoute thérapeutique, en particulier parce qu’elle se confondit avec le New Age dans la culture populaire. Cette association s’explique en grande partie par la pierre angulaire de l’ambient, Music for Airports, une série ouvertement composée dans le but de calmer les voyageurs ou les voyageuses à l’approche du décollage, et néanmoins trop étrange pour être efficace. Par ailleurs, l’ambient se confond effectivement avec les pratiques du New Age dans la figure de Laraaji, 24


un musicien qui jouait de plusieurs instruments, pratiquait la méditation et s’intéressait à la musique comme pratique thérapeutique. Il travailla avec Eno sur Ambient 3 : Day of Radiance (1980). Bien qu’il soit peut-être essentiellement connu pour ses cithares, Laraaji utilisaient des instruments très variés, dont un certain nombre de synthétiseurs et de claviers, souvent raccordés à d’autres effets électroniques, comme sur son premier album Celestial Vibration (1978), où il ajoute sa voix pour guider la méditation. Certains disques de Laraaji, tels que Universe / Essence (1987) ou Flow Go the Universe (1992), regorgent de paysages somptueusement amorphes à base de synthés et de réverb, dont les textures rappellent The Healing Music of Rana, tout en offrant des sons dont l’origine physique (électronique ou autre) est beaucoup plus difficile à déterminer qu’avec McClellan. C’est ainsi qu’il semble s’approcher encore davantage de la musique nouménale des cycles naturels. Quand les années quatre-vingt-dix touchèrent à leur fin, un certain cynisme culturel s’était installé : les décennies précédentes avaient vu venir la victoire de la postmodernité du capitalisme avancé, le déclin de la contre-culture comme alternative ou la transformation de ses idées en biens de consommation (ainsi que son alliance relativement éphémère avec le monde de la rave, en plein boom dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix), et les ironies de la génération X. Le son du New Age n’était pas seulement familier : il était devenu douteux, un truc pour l’excentrique de la famille, sans aucun fondement politique ou médical, qui finit par vous faire acheter une boule de cristal hors de prix, voire un flacon d’huile de serpent. En 2010, un épisode de la série comique américaine The Office montrait parfaitement ce que « les bienfaits du synthé » avaient fini par connoter au début du nouveau millénium : un étrange mélange d’extravagance et de banalité. Bien qu’il travaille dans ces lugubres bureaux qui donnent son titre à la série, Gabe est un nerd d’un genre très particulier, 25


qui s’intéresse aux « paysages sonores » des avant-gardes synthétiques ainsi qu’aux médecines orientales. Un soir de fête chez Gabe, un de ses collègues de bureau, Andy, tombe sur sa collection de remèdes et se sert en poudre d’hippocampe, pensant profiter de ses effets aphrodisiaques. Gabe retrouve ensuite Andy penché sur la cuvette des WC, et ce dernier lui avoue avoir ingéré l’équivalent de quatre ou cinq hippocampes. « J’ai exactement ce qu’il te faut », lance Gabe, l’air guilleret. Il quitte alors la salle de bain et revient avec un synthétiseur Korg. Assis sur le rebord de la fenêtre, les mains sur le clavier, il dit à Andy : « Je vais jouer "Earthrise on the Moon" ». Gabe ferme les yeux et lève la tête, comme en transe, tandis que des boucles minimales et une note à l’enveloppe lente emplissent la salle de bain. « C’est tellement beau », gémit le malade. L’humour vient de la sincérité avec laquelle Gabe pense que son badinage synthétique, loufoque et pourtant si banal, va véritablement aider Andy, ainsi que de la réaction surprenante de ce dernier, qui apprécie cette musique pour ce qu’elle est. La présence de ce sketch dans une comédie grand-public montre bien que le soin par la musique synthétique et l’excentricité qui lui est associée étaient déjà parfaitement identifiables, qu’on parle d’avant-garde, d’ambient, de New Age, de « paysage sonore », ou d’un peu tout en même temps, comme dans le cas de Gabe. En 2010, l’intérêt pour le soin par la musique synthétique entrerait dans une nouvelle phase, marquée par la distanciation et par un sentiment d’étrangeté presque tragique mais pas nécessairement dépourvu, comme le montre la réaction d’Andy, de sincérité. De nos jours, découvrir ou redécouvrir la musique synthétique du New Age, c’est probablement se heurter à son historicité, à son côté vieillot. C’est en tout cas ce qu’il m’est arrivé quand j’ai écouté The Healing Music of Rana pour la première fois, et cela venait des bandes que McClellan avait utilisées pour s’enregistrer et pour diffuser sa musique. Les effets sonores qu’elles produisent, encore perceptibles dans les fichiers numériques que l’on peut 26


télécharger sur sa page Bandcamp, les ancrent dans la culture cassette des années quatre-vingt. On remarque avant tout ce manque d’aigus qui donne l’impression que les morceaux sont tous très étouffés, contrairement à ce que l’on pourrait attendre de cet univers sonore propret, clinquant. Plus subtil, et plus envoûtant : de légères déformations de la bande font souvent varier tout doucement le pitch. Cela créé du flou, voire un léger malaise qui risque de diminuer l’efficacité de cette musique, mais qui lui apporte aussi une nouvelle dimension, apparemment et joliment involontaire : un psychédélisme évocateur, l’expression d’un « ailleurs » ou d’un « autre » qui rappelle, de façon surprenante mais adéquate, l’exotisme de ses intentions premières. De plus jeunes adeptes du synthétiseur, comme Boards of Canada ou Com Truise, ont volontairement produit cet effet pour sonner rétro. Avec ce côté lo-fi, la musique de McClellan semble se scinder, se déconstruire elle-même… et pourtant, au fond, la prophétie s’accomplit de nouveau : la musique futuriste de nos ancêtres vient d’être redécouverte et va renaître, à condition que nous la dépoussiérions. Il va sans dire qu’à l’ère du numérique, invariablement associé au surmenage, au stress et à l’inauthenticité, la distance qu’implique l’écoute d’enregistrements analogiques de synthétiseurs analogiques et d’une spiritualité analogique n’est pas vraiment cynique. Si cela fait plus de dix ans que les synthés lo-fi du New Age reviennent sur le devant de la scène, ce n’est pas parce que le public rit d’un décalage avec son présent, d’un côté daté ou raté : c’est que leur son évoque de façon très poignante un monde perdu où croire aux vertus curatives de la musique (à différencier d’une offre infinie de « produits bien-être ») était encore possible. Cette façon d’écouter de la musique tout en ayant conscience de son histoire technologique, Mark Fisher la rapprocha du concept derridéen d’ « hantologie », ce qui donna lieu à de nombreuses variantes jusqu’en 2010 : plusieurs hantologies de ce que faisait la radio publique britannique dans les années soixante et soixante-dix (avec notamment le label Ghost Box), le revival 27


légèrement planant de la synth-pop des années quatre-vingt qu’on a appelé la chillwave, la mélancolie de la vaporwave et de son univers d’entreprises et de supermarchés, et enfin, exemple incontournable dans notre argumentaire, le charme discret du kitsch des années quatre-vingt que l’on reconnaît derrière cette grande érosion technologique que David Keenan a baptisée, en 2009, la « pop hypnagogique ». Pour des artistes ou des groupes comme The Skaters (et les projets solos de ses membres James Ferraro et Spencer Clark), Emeralds, Sun Araw, M Geddes Gengras et Dolphins into the Future, les effets lo-fi du type bande magnétique donnaient aux synthés l’aura lumineuse d’esprits en suspens dans un nuage d’encens. Ils associèrent leur propre musique au New Age non seulement en travaillant des textures synthétiques minimales, mais aussi en s’exerçant au pastiche, en utilisant les supports médiatiques des années quatre-vingt qui moisissent dans les caves, et en faisant clairement allusion au New Age sur leurs pochettes et dans leurs paratextes (notons, par exemple, le nom du groupe Dolphins into the Future). Par ailleurs, il leur arriva d’aller contre la distinction, chère aux années soixante et soixante-dix, entre les pratiques musicales véritablement transcendantales et les kitscheries du commerce qui, sans être officiellement jetables, auraient pu l’être, comme en témoignait l’état des enregistrements. James Ferraro est particulièrement doué pour jouer sur cette frontière et sa politique douce-amère, en lo-fi comme en hi-fi, laissant sa musique en suspens entre un amour du sublime comme puissance transcendantale et sa version Silicon Valley, entre le rêve des grands magasins New Age et le divertissement de pacotille que nous vend le monde post-moderne. Un autre exemple intrigant remonte aux mêmes années : celui d’Ursula Bogner, un side-project de Jan Jelinek, musicien de la scène techno allemande. Ses disques furent présentés comme des compilations regroupant des pièces tirées des archives d’une compositrice électronique amateure, décédée dans les années 28


quatre-vingt-dix, dont Jelinek disait avoir découvert l’existence en rencontrant, par hasard, son fils. Avec ses bips synthétiques et ses boucles de bandes magnétiques, la musique de Bogner ressemble beaucoup à celle de Raymond Scott, surtout quand on pense à Soothing Sounds for Baby. Mais le disque fait également clairement référence au côté un peu plus pop des pièces produites en studio dans les années soixante et soixante-dix, comme celles du BBC Radiophonic Workshop. Pour Jelinek, pour son public et pour toute une génération de musicien.nes de la scène électronique, Bogner constituait une figure maternelle historique presque crédible. Jelinek et ses complices lui inventèrent toute une vie, photographies à l’appui : Bogner, qui était pharmacienne, croyait aux propriétés thérapeutiques de la musique, et plus particulièrement de la musique électronique. Se jouant de certains contraires bien ancrés dans l’histoire, elle était à la fois une professionnelle de la santé et une adepte de la médecine alternative, et sa musique s’inscrivait dans cette époque New Age (censée être la sienne) malgré ses diplômes en médecine traditionnelle. Elle s’était intéressée aux travaux théoriques et technologiques douteux de Wilhelm Reich, qui lui auraient inspiré la construction de ses accumulateurs d’ « énergie orgone », un type d’énergie sexuelle. Ces précisions sur la musique de Bogner fournissent une image qui correspond aux véritables ancêtres de l’electronica (et de l’ambient) : une combinaison de la technocratie avec une ouverture d’esprit radicale qui paraît impossible au XXIe siècle. Pourtant, les effets rétro et lo-fi de l’hantologie, de la chillwave et de la pop hypnagogique ne manquèrent pas d’initier les musicien.nes indé au synthétiseur, alors que cette scène s’en méfiait, depuis les années quatre-vingt, comme d’un objet commercial dépourvu d’authenticité, surtout en Amérique. Si ce processus fut d’abord quelque chose de distancié par l’exotisme, un miroitement rétrofuturiste aux confins imagés de la conscience, il devint quelque chose de plus clairement sincère et, par-là, de plus hi-fi. Celles et ceux qui avaient fait du 29


synthétiseur dans les années soixante-dix et quatre-vingt furent reconnu.es par une nouvelle génération, réédité.es, inclus.es dans des projets, invité.es à des festivals. Laraaji propose aujourd’hui des séances de méditation sur des plateformes comme Boiler Room, pour le plus grand plaisir d’une certaine jeunesse séduite par l’idée que ces pratiques musicales peuvent guérir des maux qu’infligent les médias numériques en ces temps politiquement troublés. Kaitlyn Aurelia Smith, une compositrice de la côte ouest qui utilise un synthé Buchla, a véritablement pris le relai de ses ancêtres esthétiques et géographiques parfaitement New Age, et ce sans grande, voire sans aucune distanciation. En 2013, elle sortait l’album Tides : Music for Meditation and Yoga pour que sa mère puisse l’utiliser dans ses cours de yoga. Dans un style New Age parfaitement traditionnel, elle y mélange du synthétiseur et des prises de son faites dans des espaces naturels. Son dernier album s’intitule The Mosaic of Transformation, et le texte qui le présente rappelle les commentaires de McClellan sur le champ électromagnétique du corps : « Si je devais tout résumer en une phrase, je dirais que cet album exprime mon amour et ma reconnaissance envers l’électricité », y déclare Smith. Pendant son travail d’écriture et d’enregistrement, elle s’est aussi consacrée à une pratique physique quotidienne qui lui permettait de faire circuler l’électricité dans son corps, ce qui n’est pas sans rappeler sa pratique du son, où elle envoie du courant dans des synthétiseurs modulaires et dans l’air par l’intermédiaire de hauts-parleurs… Plutôt que d’exprimer une émotion particulière, la musique de Smith exprime la joie de posséder un corps, et la possibilité que nous avons, par la dévotion et l’ouverture d’un cœur constant, de manœuvrer ce vaisseau dans l’espace grâce à l’électricité, et ce jusqu’à l’euphorie. S’il est vrai que, de façon intrigante et quelque peu paradoxale, le synthétiseur connote aussi bien la science et le futurisme que la 30


spiritualité transcendante des anciens, la pratique de la musique synthétique comme pratique de soin ne dépasse pas facilement le champ de l’esthétique, de la culture et de l’histoire. Elle ne rejoint pas directement celui des pratiques médicales, même dans le cas de Marconi Union. L’idée que la musique n’a pas seulement des vertus apaisantes ou thérapeutiques, qu’elle ne fait pas qu’accompagner la guérison, mais qu'elle peut guérir le corps-esprit par elle-même est susceptible de ressurgir comme elle l’a fait depuis les années soixante, car elle constitue un mythe séduisant et un contexte qui l'éclaire de façon positive. Cet objectif fut tantôt presque atteint avec une sincérité radicale, tantôt mis à distance par le jeu des signifiants historiques et culturels, mais il constitue toujours une puissante poétique de la musique, surtout pour celles et ceux qui tentent d’échapper à une douleur bien présente. Perçu de façon ambivalente comme une technologie profondément souple, à la fois en phase avec l'Être des choses et potentiellement inauthentique, le synthétiseur est l’instrument idéal pour incarner et étendre, par le son, des générations de débats sur les sources géographiques et culturelles de la vraie médecine.

NOTES 1 Le thalidomide était un médicament utilisé durant les années 1950 et 1960 comme sédatif et anti-nauséeux, notamment chez les femmes enceintes. Il a été découvert qu'il était à l'origine de graves malformations congénitales.

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F

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Un solfège des berceuses

David Christoffel


H

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Pendant que la surconsommation des smartphones est portée responsable d’une généralisation des troubles de l’attention, les mêmes smartphones offrent des applis de « Sons pour dormir » (et Sound Sleep) pour résoudre les problèmes d’insomnie. Initialement conçus pour bien se lever du bon pied, même les réveils matin offrent désormais des programmes d’analyse du sommeil et d’aide à l’endormissement, comme le réveil lumineux intelligent Homni de Terraillon qui diffuse des lumières tamisées et des bandes sons minimalistes conçues « très » scientifiquement pour limiter les insomnies. Les marques de casques ne peuvent plus imaginer leur développement sans concevoir des produits pour aider au désir d’apaisement supposé général. Bose a ainsi développé des oreillettes Bose SleepbudsTM dont toute la confiance commerciale repose sur la diffusion de « sons relaxants qui vous apaisent », de « sons qui masquent le bruit », selon une « technologie d’aide au sommeil cliniquement prouvée qui vous aide à vous endormir plus vite. » Le catalogue des technologies pour endormir par le son peut bien s’élargir, les principes formels sont particulièrement homogènes. Qu’ils soient acheminés par smartphones, réveils « intelligents » ou oreillettes connectées, les fichiers audios sont plus ou moins réussis et appréciés pour leurs qualités musicales, les procédés de composition ont toujours les mêmes partis pris de forme : lenteur relative (ou progressive), préférence pour les sons graves, invariance des ressources instrumentales, faibles contrastes des volumes sonores... L’hypothèse est ici que les tentatives pour objectiver les principes formels de ces somnifères musicaux reviennent à calibrer ces productions sonores dans une pensée paramétrique du son et une vision pavlovienne de l’écoute musicale (comme réponse réflexe à un stimulus). Alors que les théories scientifiques sur lesquelles sont pensées ces sonorisations électro-hypnotiques, restent souvent nimbées de pensée magique, elles inscrivent l’auditeur dans un circuit qui le réduit à un interrupteur qui passe du mode veille au 35


mode sommeil au fil des gammes de fréquences sur lesquelles il se branche. Nous verrons comment l’alphabétisation des basses fréquences (tel nombre de hertz associé à tel niveau de veille) s’inscrit dans des boucles de biofeedback, associées à la croyance en des « Miracle Tones ». De l’ASMR aux usages thérapeutiques du bruit blanc, la recherche de déclencheurs objectifs donne à la consommation du son un aspect prothétique et aspire l’auditeur dans la dynamique d’auto-optimisation perpétuelle d'un circuit.

LES LENTS BATTEMENTS OU LE CERVEAU EN BOUCLE SUR LUI-MEME Lors d’une séance de relaxation, de sophrologie ou encore sous l’effet d’un battement répété de tambour ou de maracas (à une fréquence généralement comprise entre 3 et 4 Hz, soit entre 180 et 240 battements par minute 1), on est sensé observer un passage « en mode alpha » 2. La littérature « sono-thérapeutique » associe les ondes alpha à un état de concentration, de réceptivité accrue, de High Performance Mind, pour reprendre le titre d’un album d’Anna Wise. Spécialiste en « biofeedback », la sophromusicienne envisage les ondes α comme la porte d’entrée la plus efficace vers l’état méditatif. Une telle micro-physique des lois mentales peut mener à des observations si rudimentaires que les études que l’on pourrait surnommer « α = α » promettent des techniques d’auto-réencodage du cerveau d’une simplicité volontairement confondante, notamment dans les techniques de pleine conscience 3 basées sur des exercices de visualisation qui consistent à balayer les différentes zones du corps mentalement (« bodyscanning »). Ces focalisations doivent détendre de concert le corps et l’esprit : tout en régulant l’activité psychique, il s’agit de tirer soi-même son cerveau vers les bandes de fréquences les plus apaisées. C'est dans la lignée de telles réflexions que l’ingénieur Robert Monroe a développé des dispositifs sonores visant à 36


soumettre le cerveau à des ondes de basses fréquences. Breveté en 1975 sous le nom de Hemi-Sync, son procédé consiste à associer des fréquences en visant une « synchronisation cérébrale », une sorte d’unification des bandes de fréquence du cerveau. De même, les sons isochrones travaillent comme un tambour en arrière-plan qui installe un rythme et appelle le cerveau à se synchroniser avec lui (à la fréquence du rythme régulier en question). Dans le prolongement du travail sur les « sons isochrones », au début des années 1980, au Département de physiologie et biophysique de la Faculté de Médecine du Chili, Arturo Manns 4 a cherché à montrer l’efficacité des « isochrones Tones » pour « entraîner » les ondes cérébrales, tandis que le neurobiologiste Mario Beauregard développait à l’Université de Montréal et sur une base similaire un certain nombre d’exercices d'entraînement pour des dispositifs d’autoguérison ou de régulation émotionnelle, aux accents ésotériques (extrapolations, corrélations entre bien-être individuel et concorde universelle, manichéisme quasimoralisé entre bonnes ondes et mauvaises ondes…). Ces dernières années, les chercheurs de l’Institut Monroe disent avoir découvert une cinquantaine de combinaisons dont les effets sur le cerveau seraient particulièrement bénéfiques 5. Les plus simples sont des enregistrements sonores dans lesquels les signaux hertziens sont camouflés sous divers sons plus ou moins musicaux 6. Ces combinaisons couvrent certains états mentaux ciblés : relaxation, méditation très profonde, augmentation du bien-être, relâchement du stress, de l’angoisse, développement des facultés d’apprentissage, des capacités mentales, de la mémoire… Ainsi classés par effets physiologiques caractéristiques, les sons se trouvent artificiellement dépouillés de l’ambivalence fondamentale qui, certainement, participait de leur emprise. Du côté des « patients », un effet en appelant un autre, un regard un peu plus systémique sur les effets analgésiants de la musique vient vite ruiner les hypothèses de cause à effet proposés par les études du comportement. En considérant, un par un, les différents 37


paramètres sonores liés à telle ou telle détente, les interférences entre eux et avec les contextes d’écoute sont évacués. Des adultes qui s’achètent des disques de berceuses et s’étonnent de ne pas mieux dormir après les avoir écouté sagement, oublient que le temps privilégié que l’enfant passe avec sa mère et sa dimension rituelle sont des composantes essentielles pour expliquer qu’une berceuse parvienne à l’endormir. Même quand elles relèvent des libations sonores, les auto-médicamentations ne peuvent pas avoir la même force que lorsqu’elles sont engagées dans une relation thérapeutique avec un tiers dans lequel on a confiance. Quitte à donner dans la posologie, il faut aussi mentionner les effets indésirables et préciser que les ondes α n’ont pas que des avantages : des chercheurs en psychologie de San Diego et Londres 7 ont montré qu’une quinzaine de minutes de méditation suffisait à entraîner quelques désorganisations cognitives secondaires et, notamment, la constitution de faux souvenirs. Par ailleurs, ces théories tantôt ésotériques tantôt positivistes, malgré leur sophistication, déclinent en fait une série d'évidences, étayées dans plusieurs études du Massachusetts General Hospital : on n'endort pas bébé avec de l’opérette ou de la techno à haut tempo ; une musique qui détend est surtout une musique lente, qui fait ralentir le cœur et la tension, avec un optimum souvent situé autour de 70 bpm – c'est ainsi que s'obtiennent les états basés sur la gestion du rythme respiratoire 8 ou ce que l'institut américain Hearthmath promeut comme la cohérence cardiaque 9. On reste alors dans la même tautologie : plus nous écoutons des musiques calmes, plus calmes nous devenons.

LES FREQUENCES GRAVES ENTRE DETENTE ET PULSIONS Les recherches sur les ondes alpha et leurs suites semblent donc viser un bain sonore dans lequel la forme musicale compte au fond assez peu, moins en tout cas que la fréquence et que le 38


rythme du battement : ce sont les interactions et les effets de boucle entre le rythme de la musique et le pouls de l’auditeur qui finissent par permettre une synchronisation réputée agissante 10. Mais beaucoup d’études connexes cherchent à simplifier ce processus déjà relativement épuré. Elles tendent à rétablir un effet unilatéral, en cherchant plutôt le stimulus idéal. Dans la prolongation des travaux de l’artiste-chercheur Gabe Turow 11, des chercheurs ont tenté d’établir des correspondances entre certaines bandes de fréquences, celles qu'émet le cerveau et les états qui y sont souvent associés 12. Nombre de techniques psychomusicales reconnaissent ainsi des pouvoirs apaisants aux fréquences graves dans le cadre de « massages sonores 13 ». Certains praticiens utilisent les fréquences graves perçues par le fœtus pour obtenir un effet de détente immédiate et de régression de la femme enceinte 14 ou favoriser la suggestion verbale 15. Dans le même esprit, le psychothérapeute Bernard Auriol rapporte que « Feijoo utilise des sons très graves (inférieurs à 200 Hz) qu'il pulse de manière monotone ou fait tourner stéréophoniquement autour du patient afin de favoriser la suggestibilité et d'induire un état proche de l'hypnose 16 ». Quelques années plus tard, le même Auriol se montre plus nuancé : « On peut se demander si les sons graves se limitent à abaisser le niveau de vigilance et à favoriser la suggestion ou s’ils ajoutent à ces deux premières conséquences une dynamisation des régions pulsionnelles de l’organisme ». Comme s’il était gêné qu’une musique tirée vers le grave puisse, en même temps qu’elle apaise, générer quelques éveils libidinaux, Bernard Auriol reprend les anciens écrits de l’Inde sur la musique et les systèmes établis par la psychophonie de Marie17 ® 18 Louise Aucher  , la Méthode Tomatis    ou encore les outils diagnostics développés par le Centre de musicothérapie de Paris, pour chercher une distinction entre deux échelles de grave : « Sous réserve d’expériences plus rigoureuses, j’admettrai que les sons très graves (zones spectrales 1 et 2 de Leipp 19) sont plutôt liés au besoin 39


de sécurité et d’assise (chakra de base) qu’à une explosion instinctuelle, laquelle dépendrait plus de la zone spectrale 3 de Leipp. » Quoiqu'il en soit de la pertinence de cette distinction, cette nouvelle synthèse entre tradition positive et ésotérique trouve aujourd'hui un écho dans la production de musiques conçues pour être relaxantes, qui donnent souvent un rôle privilégié à des instruments opérant dans les graves, comme le didgeridoo, alors même que la symbolique musicale avait pris l’habitude d'associer ces sons aux ténèbres (réservant aux aigus la voix des anges). Comme la nomenclature des battements et de leurs effets, il est ici probable que les modélisations ciblées des fréquences finisse par appauvrir les formes musicales, mais aussi leurs effets. En réalité, comme pour les ondes alpha, les sons graves fournissent un bon exemple de signal irréductible à une réponse physiologique univoque : l’exposition prolongée à des basses fréquences a pu être isolée comme la cause de fibroses, d’atteintes du système immunitaires, d’effets génotoxiques, de modifications morphologiques d’organes, autant de méfaits rassemblés sous l’appellation vibroacoustic disease (VAD), analysés par l’Équipe de recherche d’Alves-Pereira et Castelo-Branco, citée par l’Avis de l’Anses 20.

DE LA FREQUENCE MIRACLE A L'ASMR Le web donne une grande audience à l’idée d’un stimulus idéal, dont les effets seraient universels et systématiques. Des vidéos YouTube de 2 à 10 heures prêtent des forces de guérison à des libations sonores à 432 Hz : d’une vidéo à l’autre, ledit « Miracle Tone » est présenté comme « fréquence du bonheur, guérison du stress et l’anxiété, endorphine et sérotonine », au point que ses vertus se démultiplient sous des titres comme : « Fréquence 432 hz. Augmentez les vibrations positives. Boostez votre énergie positive » ou « 432 Hz Détruire les blocages inconscients, la peur et le doute ». Cette tendance à trouver des réponses comptables en 40


hertz à la recherche des bonnes ondes, se synchronise alors avec un débat « para-musicologique » sur la guerre des diapasons. Le la à 432 Hz est inventé par Sauveur (l’inventeur du mot « acoustique », au début du XVIIIe siècle). Il présente la particularité d’offrir un nombre entier de Hz pour d’autres notes : le do inférieur est à 256 Hz, le do supérieur à 512 Hz. Comme plusieurs degrés d’une gamme basée sur un la à 432 peuvent se dénombrer en hertz sans décimale, on peut préférer le la à 432 par amour pour les comptes ronds. La préférence est donc mathématique. Comme le dit la chercheuse CNRS Fanny Gribenski : « À partir de l’après-Seconde Guerre mondiale, on voit se mettre en place en France une réticence très forte à la signature de l’accord de 1939. Dans ce contexte, le diapason 432 est un La dissident au La 440 21. » Il est à noter que les développements ésotériques qui ont suivi reposent sur l’idée de fréquences aux effets directs (en contradiction avec les sons isochrones qui ne sont pas des fréquences isolées, mais des bandes de fréquences). On cherche alors des effets ciblés à partir de fréquences fixes. Certains développements du yoga du son cherchent des diapasons thérapeutiques. De même que les bols tibétains ont vocation à faire agir le son sur les chakras, un mantra peut prêter à certains phonèmes un noyau d’énergie sacré (le plus connu est le « OM », prononcé « A Oooooo Mmmmm »). C’est bien dans l’espoir de trouver des stimuli à réponse unique qu’un certain nombre de recherches sur l’ASMR (« Autonomous Sensory Meridian Response ») focalisent leurs espoirs sur la découverte de déclencheurs objectifs. Parmi les études par imagerie cérébrale IRMf sur des participants sensibles à l’ASMR, on a pu vérifier une activation accrue des régions du cerveau impliquées dans les émotions, l'empathie et les comportements affiliatifs durant les périodes où les picotements se produisaient. Mais deux études ont préféré comparer les activités cérébrales au repos des individus sensibles à l’ASMR et celles 41


d’individus non-sensibles. Il en est ressorti que la sensibilité à l’ASMR dépend de réseaux neuronaux globalement moins distincts et plus intriqués que les autres 22 et d’un moindre contrôle de ses émotions face à des stimulations sensorielles 23. Pour caractériser cette sensibilité, la psychologue anglaise Emma Barratt 24 a formulé l’hypothèse d’une corrélation avec la synesthésie. Elle thématise les bienfaits de l’ASMR comme un équivalent positif de la misophonie, la pathologie (qui est en cours d’être classée comme un trouble psychiatrique) qu’on peut définir comme une « haine du son », une hyper-irritabilité à certains bruits. De même que certains sons peuvent vous rendre anxieux, certains sons peuvent améliorer votre humeur. Le fait est qu’en faisant passer des tests, il a pu être vérifié qu’au bout d’un certain temps d’immersion dans le calme de l’ASMR, il y a des sons neutres qui finissent par avoir un effet stimulant. Il s’agit d’un jeu d’analogie, pour ne pas dire d’un conditionnement, qui vous rend particulièrement agréable tel ou tel son à force d’être plongé dans un contexte de suggestion que vous identifiez bien comme favorable. Emma Barrat a fait remplir des questionnaires systématiques à presque 500 consommateurs.ices réguliers.ères d’ASMR, elle a pu voir qu’ils étaient un bon pourcentage à ressentir des picotements, mais la localisation des picotements dépendait beaucoup des individus. En cherchant tous les paramètres musicaux qui peuvent accompagner une anesthésie, la méthode en U de Stéphane Guétin pour le programme Music Care consiste à diminuer le tempo (de 120 vers 40 BPM) et le volume sonore, tout en réduisant petit-àpetit les composantes musicales (de moins en moins de sonorités sont mises en jeu). Les évaluations sur les effets comparés de Music Care sur la Fréquence Cardiaque (FC), la Pression Artérielle Systolique (PAS) et la Fréquence Respiratoire (FR) et a pu trouver une corrélation entre les variations musicales et rythmiques utilisées dans la séquence en U et les paramètres physiologiques : FC (Fréquence Cardiaque, PAS (Pression Artérielle Systolique), FR 42


(Fréquence Respiratoire) et BIS (index bispectral) 26. Néanmoins, dans le cadre d’applications en bloc opératoire, ces travaux ont aussi montré que la détente, le détournement de l’attention, la relaxation profonde, sont corrélés à la qualité de la relation patient-soignant. Le fait est qu’en misant sur la musique pour s’endormir, on oublie de se représenter les facteurs non-musicaux qui peuvent favoriser l’endormissement : lumières tamisées, température ambiante confortable, dispositions relationnelles sans relief et autres conditions environnementales à la paix intérieure comme l’éloignement desdites « espèces nuisibles » (rats, moustiques, blattes…). L’endormissement en musique n’est pas seulement artificiel au sens où la musique produite à cette fin serait aseptisée, mais parce que la situation tout entière est mise sous contrôle, au point de couper l’individu de son environnement pour entrer dans un rapport auto-programmatique à ses propres détentes. Là où le sujet est plongé dans un calcul paradoxal, c’est qu’il mise sur une optimisation de ses veilles sans objet.

PROMESSES ET PARADOXES DU BRUIT BLANC Pour relativiser les discours sur les effets de telle ou telle fréquence isolée, on peut aussi relever comme d’autres grands noms des mantras sonores plébiscitent des sonorités plus complexes, en partant du principe que plusieurs fréquences ont toujours plus d’effets qu’une seule. Murray Schafer définit le bruit blanc comme un bruit dont « le spectre des fréquences correspond à l’étendue intégrale du champ auditif, soit 20 à 20.000 hertz » et lui prête une force mentale décisive. Thérapie sonore contre le stress, pour trouver le sommeil ou simplement pour se concentrer, le bruit blanc ou « white noise » produit un son uniforme allant du grésillement d’une télé mal branchée au flot discontinu d’une rivière ou d’une averse. La chaîne YouTube Relaxing White Noise capitalise ainsi 43


plusieurs dizaines de millions de vues avec des contenus entièrement consacrés au bruit blanc : du son des vagues au son de la pluie, en passant par le bruit d’un lave-vaisselle. L’engouement trouve de nombreux appuis scientifiques. Une étude publiée dans le MIT Press Journals en 2014 est venue apporter des preuves « que le bruit blanc peut avoir des effets positifs sur les fonctions cognitives telles que l’apprentissage et la mémoire 27  ». Parce qu’il peut être utilisé comme un puissant détournement de l’attention, le bruit blanc a même servi en chirurgie dentaire. Le pianiste Glenn Gould rapportait le cas de patients qui réagissaient mal à la carbocaïne ou à la xylocaïne utilisée dans les anesthésies, auxquels des chirurgiens dentaires faisaient entendre deux sources sonores : « l’une était du bruit blanc, l’autre provenait d’une radio, d’un magnétophone ou d’un tourne-disque diffusant une musique très connue du patient, Mantovani, Beethoven, n’importe quelle musique mais qui était très familière au malade, et qu’il pouvait réintégrer, si l’on peut dire 28. » Comme la musique est connue de l’auditeur, il va être d’autant plus gêné de ne pas pouvoir bien l’entendre : « Le rapport entre les deux sources est variable, mais toujours en faveur du bruit blanc. Le patient doit donc, pour lutter, se battre presque littéralement contre cet obstacle pour retrouver le son connu. Et l’on découvrit ainsi que ce type d’anesthésie locale était le plus efficace que l’on n'ait jamais employé en chirurgie dentaire 29. » A ce sujet, Gould s’amuse du fait que, malgré le succès de cette méthode, elle a attiré très peu de volontaires. Gould donne par ailleurs une formulation très explicitée de son efficacité : « si vous êtes amené à vous concentrer totalement sur un objet autre que celui qui vous mobilise, une certaine transcendance se trouve impliquée dans cette concentration 30. » Si le combi bruit blanc/musique familière doit alors servir de diversion aux douleurs occasionnées par une opération de chirurgie dentaire sans anesthésie, ce type de mécanisme doit pouvoir aussi être efficace quand on rencontre une difficulté dans le 44


travail. Gould raconte qu’à l’âge de 19 ans, il tenait l’Opus 109 de Beethoven pour une sonate sans difficulté particulière, à l’exception d’un passage « positivement horrible » : « un trait diabolique, un saut de sixtes ascendantes 31. » dans la cinquième variation du dernier mouvement. Pour le surmonter, il raconte : « trois jours avant le concert j’avais tout essayé pour lever ce blocage : ne pas jouer la pièce, par exemple. Mais le blocage avait gagné du champ, et je ne pouvais pas arriver au passage en question sans piler net, littéralement, devant l’obstacle. Je me glaçais 32. » Il a alors eu recours à ce qu’il a nommé le « Ressort Ultime » : mettre, de chaque côté du piano, une radio « ou, mieux encore, une radio d’un côté et une télévision de l’autre, et à mettre toute la sauce – c’est ici exactement la même expérience que celle dont j’allais lire, quelques années plus tard, le compte rendu : l’expérience de Chirurgie Dentaire Sans Anesthésie. Il fallait que le niveau soit suffisamment élevé pour que, tout en sentant ce que je faisais, je perçoive en premier le son de la radio, ou celui de la télé, ou, mieux encore, les deux ensembles. J’étais en train de séparer, à ce moment-là, ma concentration en deux parties, et je compris alors que cela, en soi, ne brisait pas la chaîne des réactions (d’ailleurs, cela avait déjà commencé à fonctionner : le blocage semblait vouloir se lever. Le fait de ne pouvoir s’entendre, de ne pouvoir constater ses propres faiblesses, marquait déjà un pas dans la bonne direction) 33. » Le bruit blanc doit pouvoir focaliser l’attention au point de passer la douleur d’une opération de chirurgie dentaire, mais les vertus qui lui sont prêtées peuvent jouer sur plusieurs échelles. S’il peut en général diminuer le stress, apaiser le système neurovégétatif ou rééquilibrer le système nerveux et émotionnel, il doit pouvoir en particulier agir sur la perception de certains stimuli stressants comme les acouphènes. Dans les années 1990, le neurophysicien Dr Pawel J. Jastreboff a créé la Tinnitus Retraining Therapy (TRT), qui expose le cerveau à des bruits neutres pour l’exercer à inhiber automatiquement le signal nerveux lié à l’acouphène 34. 45


Plusieurs études ont aussi analysé les bienfaits des « bruits roses », des sonorités d'intensité constante étalées sur le spectre de 500 à 1000 hertz. Des spécialistes du sommeil de l'université de Northwestern à Chicago ont cherché à comprendre si des sons doux, comme le bruit d'une chute de cascade, diffusés pendant la nuit pouvaient augmenter le sommeil profond et la mémoire chez des personnes âgées de 60 et plus. Le sommeil profond, phase essentielle à la consolidation de la mémoire, diminue considérablement avec l'âge, ce qui contribue à la perte de mémoire au cours du vieillissement, selon les spécialistes. Il est alors intéressant d’envisager que ce serait finalement en sollicitant d’autant plus le cerveau qu’on pourrait mieux le mettre en sommeil.

WAGNER A L'HEURE DE L'OPTIMISATION DE SOI Le calcul des fréquences qui nous assoupissent le mieux pourrait passer pour un summum de rationalisation de l’emprise que les sons peuvent avoir sur nous. Mettre son plaisir musical au profit d’un mieux-être général passe pour du bon sens. Dans la série « cela ne peut pas faire de mal », ces procédés passent pour aussi inoffensive que n’importe quelle médecine douce. Mais ne faut-il pas avoir déjà vu notre sensibilité sombrer pour en venir à mettre son sommeil sous assistance ? Dans Le Bilan de l’intelligence, Paul Valéry mettait les progrès des méthodes sophrologiques sur le compte d’un tel « affaiblissement » de la sensibilité : « Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. Que de personnes dans le monde ne dorment plus que d’un sommeil de synthèse, et se fournissent de néant dans la savante industrie de la chimie organique ! Peut-être de nouveaux assemblages de molécules plus ou moins barbituriques nous donneront-ils la méditation que l’existence nous interdit de plus en plus d’obtenir naturellement 35. » 46


L’hypothèse peut sembler ironique, elle est quand même alarmante : tout ce que la sensibilité pourra perdre dans les calmants, ne pourra plus être compensé que par des moyens aussi artificiels. Se faire l’instrument de ses propres stratégies est un usage de l’intelligence que Valéry présente comme un engrenage sans retour. C’est probablement pour composer avec le sentiment de cette irréversibilité que nous accompagnons d’ironie les discours sur la musique comme moyen de relaxation. Parler du caractère soporifique des opéras de Wagner est une manière de déguiser sous des constats physiologiques plus ou moins sincères une appréciation esthétique implicite mais évidente : si elle endort son auditoire, c'est donc que cette musique n'est pas très intéressante. Manière de feindre l'objectivité pour émettre un jugement de goût, certains soutiendront qu’ils aiment justement les opéras de Wagner pour pouvoir dormir. Quoiqu'il en soit, les œuvres musicales sont de plus en plus évaluées sur leurs effets physiologiques et cognitifs. Le renversement de valeur fait semblant de compliquer la question pour mieux revenir à l’évidence : l’endormissement n'est ni un critère esthétique, ni un contre-critère. Entre critique d’une musique qui éteint la vigilance et fascination pour une construction sonore capable de générer des états de conscience méditatifs, Erick Neher explique que « les drames musicaux de Wagner tentent de contourner les facultés intellectuelles critiques du spectateur en induisant une sorte de transe narcoleptique par le biais d'une musique émouvante et émotive et de la configuration physique du théâtre 36 ». Pour donner des élucidations formelles à ces effets, la neuro-musicologie a pu montrer que la musique de Wagner use moins de la résolution harmonique que la majeure partie de la musique classique 37. Une telle approche s’appuie sur une analyse de la musique comme une suite d’attentes qui, par résolutions plus ou moins complètes, produisent des satisfactions et des frustrations aux intensités variables. Le parcours harmonique d’une mélodie 47


(l’ordre de passage dans différents degrés de la gamme) permet de distribuer des temps de tension et d’organiser les moments de leur détente, suivant un schéma promu par le musicologue Leonard B. Meyer. Celui-ci encode les séquences musicales en autant de processus psychologiques : « l’affect, ou l’émotion ressentie, est éveillée lorsqu’une attente – une tendance à réagir – activée par la situation dans laquelle se manifeste le stimulus musical est provisoirement inhibée ou définitivement bloquée 38. » Le parallélisme entre tensions harmoniques structurantes de la pièce musicale et tensions psychologiques ressenties par l’auditeur semble cadré pour nourrir un imaginaire comportementaliste : mettez votre musique dans cet ordre, vous obtiendrez tel effet sur l’auditeur. On passerait alors outre les nombreux biais énoncés par Leonard B. Meyer qui explique, par ailleurs, que l’attente et le suspense préparatoires à une détente sont « le produit de réactions d’habitude développées en rapport avec des styles musicaux spécifiques 39 » et qu'ils sont par conséquent dépendantes des époques. Le compositeur pourrait alors maximiser le temps d’apaisement de ses auditeurs en simplifiant son langage harmonique, et la recette pour endormir un auditeur reviendrait à créer un retard perpétuel de la résolution, à projeter les rapports d’intervalle dans une progression sans fin, ou encore à utiliser les gammes de Shepard 40 pour aider l’auditeur à décrocher. Surtout, l’effet visé sera régulateur du stimulus envoyé et, comme dans tout schéma cybernétique, le sens des opérations sera enfermé dans les boucles de retro-feedback. Imaginer ainsi détendre un individu avec de la musique adéquate, comme par les différentes formules sonores déjà évoquées, revient finalement à imaginer une bulle qui isole l’individu sous une cloche de sons. En évacuant de cette manière toute question esthétique (qu’importe le flacon musical, pour peu qu’on ait la somnolence), les techniques de relaxation ont pour effet pervers de séparer le stress et l'anxiété des individus tendus des circonstances qui les ont suscités. Ces sas de détente apparaissent dès 48


lors comme autant de vecteurs d’internalisation de la responsabilité de problèmes dont les causes leur sont pourtant extérieures (des embouteillages aux absurdités managériales en passant par la misère affective) 41. Empactée dans un univers high tech, la diffusion de sons relaxants amplifie en cela un « rapport ergonomique de soi à soi 42  » tout en enfermant le plaisir musical dans une visée hygiénique. En tant que solfège de ces berceuses New Age, les théories scientifiques qui démontrent les effets analgésiants de tels ou tels sons finissent par renforcer des représentations réductrices des problèmes d’insomnie : n’y répliquer que par des « Miracle Tones » finit par nourrir l’illusion selon laquelle seules des fréquences bien choisies pourraient venir à bout du grand énervement général.

NOTES 1 Le hertz est un battement par seconde, un métronome réglé à 120 BPM émet une fréquence de 2 Hz. 2 D’une certaine façon, on pourrait dire que les ondes α (entre 8 et 12 Hz), sont les premières harmoniques du tempo à 240 BPM. 3 Au début des années 1970, le psychologue inventeur de la technique de pleine conscience « Open Focus », Les Fehmi, a découvert qu’au lieu d’imaginer une goutte de rosée sur un pétale de fleur, on stimule d’autant mieux les ondes α en cherchant à imaginer l’espace entre les yeux, puis l’espace entre les deux oreilles… En mettant un électroencéphalogramme sur la tête d’étudiants qu’il soumettait à telles et telles suggestions, il émet des corrélations entre projections spatiales – selon qu’on imagine l’espace entre ses deux yeux, la distance entre ses deux oreilles, l’espace à l’intérieur de son nez, l’épaisseur de son visage, le volume de sa langue... – et la production de telles fréquences.

4 Arturo Manns, Rodolfo Miralles et Hugo Adrian, « The application of audiostimulation and electromyographic biofeedback to bruxism and myofascial pain-dysfunction syndrome », Oral Surgery, Oral Medicine, Oral Pathology, vol. 52, no 3, septembre 1981, p. 247-252. 5 URL : https://www.institutmonroe.fr/ hemi-sync-theorie 6 Ces corrélations sont à la source de la « métamusic » de Dane Spotts et de celle du Dr Jeffrey Thompson. 7 Brent M. Wilson, Laura Mickes, Stephanie Stolarz-Fantino, Matthew Evrard, Edmund Fantino, Psychological Science, 2015, Volume 26 issue : 10, p. 1567-1573. https://doi. org/10.1177/0956797615593705 8 La gestion thérapeutique du rythme respiratoire a notamment été développée dans les années 1950 par le médecin oto-rhino-laryngologiste Alfred Tomatis. 9 La popularité de la cohérence caradiaque est

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aujourd’hui répandue jusque dans les milieux sportifs et en entreprise. En pratique, il s’agit par exemple de respirer à une fréquence de six cycles respiratoires par minutes, pendant environ 4 à 5 minutes. Chaque cycle étant composé d’une inspiration de 5 secondes suivie par une expiration de 5 secondes. Parmi les bienfaits, on retrouve : fonctions immunitaires accrues, diminution de la tension artérielle et du cortisol, augmentation des capacités intellectuelles et créatrices, amélioration de la mémoire, capacités à prendre de meilleures décisions, réduction de l’intensité du stress sur l’organisme, augmentation de l’intuition, émergence d’un état de calme intérieur. 10 Un mystère scientifique a été relevé par le physicien hollandais Christiaan Huygens en 1665 : le mouvement de pendules d’horloges suspendues à un mur synchronisent leur mouvement, se mettant en « opposition de phase » quelle que soit leur position initiale. Cf. Maxime Sainte-Marie, « Les horlogues sympathiques : l’organisation sociale au rythme de la syntonisation », URL : https://www.lanci.uqam.ca/ wp-content/uploads/2013/10/2008-03.pdf 11 Cf. Jonathan Berger et Gabe Turow, Music, Science, and the Rhythmic Brain, Routledge, 2012. 12 En mesurant la production d’ondes cérébrales par l’utilisation d’EEG (l’électroencéphalogramme), Thomas Budzynski, professeur affilié de psychologie à l’Université de Washington, a établi les différents niveaux d’états de conscience chez l’homme (éveil, sommeil, pensée, méditation, etc.) qui produisent des activités cérébrales différentes. 13 Voir par exemple les bols chantants, gongs d’Asie et instruments sonores dédiés au bien-être et les massages sonores vendus à la boutique Jokat à Montpellier, présente au salon Esprit Zen à l’Espace Champerret Paris 17 en octobre 2020. 14 Cf. Duran-Lopez, « Tecnica del latido cardiaco. », 1er Congrès Mondial de Sophrologie, 1970 - C. R. 15 Duran-Lopez emploie des battements cardiaques associés au balancement pour favoriser une technique de suggestion verbale Cf. Duran-Lopez, Ibid. 16 Bernard Auriol, Introduction aux Méthodes de Relaxation, chapitre XIV, Paris, Privat, 1979. URL : http://auriol.free.fr//yogathera/relaxation/ sons.htm 17 Marie-Louise Aucher, Vivre sur sept octaves, éd. Hommes et Groupes, 1992. 18 Cf. https://www.tomatis.com/fr/alfred-tomatis 19 Émile Leipp est le fondateur du Laboratoire

d’Acoustique Musicale. 20 Philippe Lepoutre, Paul Avan, Alain De Cheveigne, David Ecotiere, Anne Sophie Evrard, Évaluation des effets sanitaires des basses fréquences sonores et infrasons dus aux parcs éoliens, [Rapport de recherche] IFSTTAR Institut Français des Sciences et Technologies des Transports, de l’Aménagement et des Réseaux. 2017, 304 p. URL : https://hal.archives-ouvertes. fr/hal-01590506/document 21 Entretien de David Christoffel avec Fanny Gribenski, émission Versus-écouter du 9 janvier 2019, URL : https://www. rts.ch/play/radio/versus-ecouter/audio/ le-diapason-en-debat?id=10096974 22 Smith SD, Fredborg BK, Kornelsen J., « A functional magnetic resonance imaging investigation of the autonomous sensory meridian response », PeerJ 7:e7122, 2019. URL : https://doi.org/10.7717/peerj.7122 23 Smith SD, Katherine Fredborg B, Kornelsen J., « An examination of the default mode network in individuals with autonomous sensory meridian response (ASMR) », Soc Neurosci. 2017 Aug : 12(4) :361-365. URL : https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/27196787/ 24 Emma L. Barratt et Nick J. Davis, « Autonomous Sensory Meridian Response (ASMR) : a flow-like mental state », 2015. 25 S. Jaber, H. Bahloul, S. Guétin, G. Chanques, M. Sebbane, J. Eledjam, « Efficacité de Music Care sur la douleur, les fréquences respiratoires et cardiaques et les pressions artérielles », Annales Françaises d’Anesthésie et de Réanimation, 2007, no 26, p. 30-38. 26 L’état d’éveil–agitation était évalué par l’échelle de Richmond (RASS : –5 à +4). 27 Vanessa H. Rausch, Eva M. Bauch et Nico Bunzeck, « White Noise Improves Learning by Modulating Activity in Domaninergic Midbrain Regions and Right Superior Temporal Sulcus », Journal of Cognitive Neuroscience, vol. 26, Issue 7, juillet 2014, p. 1469-1480. 28 Vanessa H. Rausch, Eva M. Bauch et Nico Bunzeck, « White Noise Improves Learning by Modulating Activity in Domaninergic Midbrain Regions and Right Superior Temporal Sulcus », Journal of Cognitive Neuroscience, vol. 26, Issue 7, juillet 2014, p. 1469-1480. 29 Ibid., p. 54. 30 Ibidem. 31 Ibid., p. 55. 32 Ibid., p. 56-57. 33 Ibid., p. 57-58 34 Jastreboff a mis en lumière une corrélation

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entre exposition au bruit neutre et diminution de la connotation aversive de l’acouphène. L’expression « connotation aversive » est consacrée pour décrire un stimulus qui génère une réaction négative, dans lequel on peut varier les intensités : alors que le bruit de la circulation est réputé gênant sans induire un état dépressif, l’acouphène peut être tenu pour une « connotation aversive » élevée. 35 Paul Valéry, Le bilan de l’intelligence (1935), in Variétés, Œuvres, t. 1, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 1069. 36 Erick Neher, « Movie Music at the Philharmonic », The Hudson Review, 2012. 37 Emmanuel Bigand, « The influence of implicit harmony, rhythm and musical training on the abstraction of tension-relaxation schémas in tonal musical phrases », Contemporary Music Review, vol. 9, 1993, p. 123-137. 38 Leonard B. Meyer, Emotion and Meaning

in Music, The University of Chicago Press, 1956, Émotion et signification en musique (trad. Catherine Delaruelle), Arles, Actes Sud, 2011, p. 79. 39 Ibid., p. 78. 40 En 1963, Roger Shepard crée une gamme qui se veut un équivalent auditif à l’escalier perpétuel de Penrose. Cf. François-Xavier Féron, « L’art du trompe-l’oreille rythmique », revue Intermédialités, n. 16, 2010, p. 145165. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/ im/2010-n16-im1514743/1001960ar/ 41 Nicolas Marquis, Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, Paris, PUF, 2014. 42 Cf. David Christoffel, « La musique classique au risque du développement personnel », revue Hermès no 86, 2020/1, p. 96-100.

J

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Merci

VA L E N TI N G I R AR D

R É M Y B EL L A R I VA

Q U E N TI N H É BR AU D

CÉ C I L E B RO C H A R D

ANDRÉA JOURNE

M A R I N E CA M IH O R T

C H A R LOT TE LAGAR D E

LU CA S D ELO N

A I S L I N N L EG U AY

CA P U C I N E D U P H OT

LO L A L E M AI R E

K A RA GA RN I E R

A N G É L I N E M AI LLAR D

L UC I E GAV IG N A U D

M A RC I A M E N D ES

N I N O N GEO F F ROY

O C É A N E R ED H ON

E MM A G ERY

L É N A B U E N O SOLER

L I SA-MA R IE G I L

C É C I L E T HOMA S

Pour sa 19e édition, j'avais souhaité que les visuels du festival Les Siestes ne soient ni imprimées, ni sérigraphiées. Je voulais repenser leur mode d'incarnation. J’ai alors eu l'opportunité de demander à 21 étudiant.e.s du lycée des Arènes de signer la production artisanale de 200 affiches réalisées d’après mes visuels préalablement conçus. Leurs interprétations, réalisées à la main, devaient circuler ensuite dans le réseau d’affichage urbain de la ville de Toulouse. En contre-partie, le budget des Siestes habituellement aloué à l’impression aurait été versé à l’association des étudiants et cet argent devait leur servire à produire un évènement culturel public en parallèle des Siestes. L’atelier de production aura duré trois jours et les 200 affiches ont bien été produites. Mais le festival a été annulé et les affiches n'ont pas pu être diffusées. Néanmoins, je tenais ici à rendre hommage aux talent de ces étudiant.e.s en publiant ici une occurence de plusieurs modèles d'affiches avec lesquels ils.elles ont été invité.e.s à travailler. Merci à eux et à leur enseignants, ainsi que l'ensemble des acteurs du DNMADE Graphisme des Arènes (  Toulouse) et tout spécialement Didier Marty et Stéphane Mounica pour avoir rendu possible cette expérience graphique. P I E R R E VA N N I


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Directeurs de publication Samuel Aubert & Pierre Vanni Directeur éditorial Guillaume Heuguet Designer graphique Pierre Vanni Contributeurs ( a r t i c l e s ) Adam Harper, David Christoffel Traductrice Fanny Quément Contributeur.rice.s ( i m ag e s ) (A) Adrien Clanché, (B) Luca Reverdit, (C) Juliette Lefevre, (D) Valentin Loubat, (E) Coline Robert, (F) Marine Richardier, (G) Océane Muller, (H) Lola Havez, (I) Yun-Wen Huang, (J) Rania Esstafa [ École Natioanle Supérieure d'Art et de Design de Nancy ]

Novembre 2020, 3000 exemplaires

Imprimeur CPI, France



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