

PRÉSAGES

PRÉFACE
On cherche la ligne d’horizon sans jamais la toucher. Seul · e, on se retrouve avec une carte blanche pour unique direction. Le vertige d’oser, malgré tout, faire deux pas en avant, puis quatre, puis huit. Prendre le temps de scruter le ciel en quête d’un lendemain plus doux. Devant le silence lunaire, on se fie à nos propres échos, on se raccroche à ce qui tend la main. Les rayons qui transpercent les branches. Les volets entrouverts. La brise qui court sur la plage. Nos doigts frôlent une présence invisible, qu’on espère éternelle. C’est qu’on voudrait y croire. Même si les souffles trébuchent et que les rires tressautent. Même si l’étoile tombe et que l’enfance s’efface. On revoit l’après-midi d’été des retrouvailles sur la corde à linge et des roulades sur le sable. Encore.
Le ciel s’ouvre sur les rives de nos souvenirs, pour retrouver celleux qui combattent le présent qui patauge. Les cendres gravées sur nos écorces ; traits menés par nos cicatrices. Laisser la possibilité au craquement du bois sous la flamme de devenir berceuse. Réessayer ses craintes, retenter son passé, se figer dans l'épeautre de nos mots, dans l’attente d’autres fumées qui nous feraient débarquer et continuer la route à pied.
Présages, c’est se lire, s’interpréter en désordre pour percevoir nos signes d’obsolescence ou de nouveauté. Redécouvrir nos futurs, réviser nos chemins. Retracer l’instant d’avenir, trouver le mot en devenir.
Gabrielle, Luce, Mariève, Victor Aymé

TABLE DES MATIÈRES
Geneviève Lagacé Les fleurs sauvages se couchent à l'aube ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 07
Mathilde Rousseau quand je dis amour, souvent je parle de toi ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 15
Pierre Berthdley Liberté ou la mort
Alizé Bouttier l'odeur de la rouille

page 25
page 29
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 36
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 38
⋅⋅⋅⋅⋅⋅ ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 41
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 47
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 59
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 63

LES FLEURS SAUVAGES SE COUCHENT À L'AUBE
GENEVIÈVE LAGACÉ
Se tuer à l’ouvrage ; tuer le veau gras ; se tuer à la tâche ; remplir les temps morts ; se tuer à petit feu ; tuer dans l’œuf ; mourir de faim…
Dans une foule d’expressions rôde l’odeur âcre du trépas. Et pourtant, quand le téléphone sonne, rien ne me prépare à l’inannonçable.
Sur cette terre infinie, parmi bois debout, bois mort et bois cordé, s’élève une maison où le temps passe comme un souffle chaud nous caresse la nuque.
Il y a longtemps, cette maison a pris feu avant de retrouver ses assises. À travers le mauvais temps, à partir de rien, à la va-vite et avec les moyens du bord, grandmère et grand-père l’ont reconstruite.
Aujourd’hui, en tirant sur la cordelette attachée à l’ampoule au milieu des chambres, un subtil déclic résonne sur les murs. Sous la peinture datée apparaissent des têtes de clous plantés dans le gypse comme autant d’indices du temps qui écorche, de la vieillesse qui ébranle.
Ici, les heures se reposent sur les planchers qui craquent et s’affaissent discrètement.
L’émotivité au bout de sa langue des bois, grand-père retrace le récit de sa rencontre avec son chien, au refuge où les chiots couraient en tous sens, libres, curieux, sauf un ; celui qui s’est mis à le suivre ; partout.
Pis il a jamais arrêté de me suivre. C’est mon ami. Mon vrai.
Et je vacille devant leur vieillesse, leur peau écorce d’érable.
De la cuisine, je vois le garage ; des chambres, la route et la montagne ; du salon, je vois la coulée ; de la salle de bain, l’étable et la terre qui se meut en silence, qui garde pour elle les secrets qu’on lui a glissés à l’oreille, ceux d’une vitalité qui s’épuise au fil des lunes et des tempêtes.
Dans le pare-brise fendu du pick-up que grand-mère conduit vers la forêt, je vois l’avenir qui se dessine sur la terre battue, à travers les troncs qui seront bientôt émondés, coupés en rondins et cordés à la cave ; augures de la vie qui s’éteint, qu’on remise là où le soleil de fin de journée danse avec les rameaux, le Christ et la Vierge Marie.

J’apprends que le chien est mort. Grand-mère et grand-père n’en auront pas d’autre.
Ils annoncent d’un même souffle qu’ils ont fait construire leur pierre tombale, l’appellent monument sans trembler, sans s’émouvoir.
La mort sublimée au rang de grandiose de somptueux de glorieux pour des restes.
L’incertitude trace une ligne d’horizon à travers les foins.
Peut-être est-ce moins effrayant de savoir et d’où l’on vient et où l’on finira ?

Dehors, le vent danse avec la tête des grands sapins, une valse automnale.
Mes mains sentent le craquement de bois, le gaz qui se faufile à travers les feuilles, le froid.
La rivière coule, slow, en décalage du monde. Et je côtoie sa quiétude ; mon corps bouteille à la mer.
La fournaise tourne à plein régime.
Dans la cuisine s’amalgament les effluves ; le bois de chauffage, le foin sec, le café noir, la moulée à poules, la terre humide, l’animal sauvage et domestique, l’homme fort, la viande qui mijote.
Les souvenirs s’assoient dans l’escalier, jettent un œil aux fous rires passés qui tournent encore autour de la table, courent avec le temps qui file entre les craques du plancher sur lequel il se couchait auparavant.
Au milieu du tumulte, grand-mère ne flanche pas.
Grand-père a commandé sa disparition.
Et il regarde les aiguilles de l’horloge comme on regarde le rideau tomber à la fin d’une représentation la sienne. ◌

QUAND JE DIS AMOUR, SOUVENT JE PARLE DE TOI
MATHILDE ROUSSEAU
je n’ai plus souvenir de comment nous nous étions adoptées. cela avait dû se faire naturellement. comme la neige qui tombe en janvier, celle qui reste.
puis, nous ne nous sommes plus jamais quittées.
il y avait nous. jamais toi ou moi. mais nous.
comme si l’une ne pouvait se rendre ailleurs sans la présence de l’autre. nos mains entremêlées, nous traversions l’adolescence comme un long pèlerinage, chacune portant l’autre sur son dos.
aujourd’hui, si quelqu’un passait par là, il y retrouverait sûrement les répliques de ce temps dispersé : quelques cœurs à la cannelle, un journal intime écrit à deux et cette promesse de ne jamais disparaître.
nous étions ces sœurs qui avaient oublié de grandir dans le même ventre.
maintenant adolescentes, c’est tout ce temps qu’il nous fallait rattraper.
jamais l’une n’était vue sans l’autre et pourtant, personne ne se mélangeait entre nos noms.
toi, tu étais celle qui parlait fort. tu riais beaucoup et portais cette lumière qui donnait envie aux autres de s’y lover.
moi, je restais en retrait, farouche, attentive à la terre qui se creusait sous tes pas. *
personne ne se trompait entre nous deux. en revanche, on nous demandait régulièrement si nous avions déjà couché ensemble.
on répondait toujours non de la tête, un pouffement de rire qui jaillissait de nos gorges.
au fond, je crois que ça nous faisait plaisir que l’on puisse penser cela de nous deux.
comme la preuve ultime de ce lien qui nous unissait.
Mathilde Rousseau
à toi :
ce père qui ne cesse de pleurer, un rocher qui se creuse dans la vase ces cauchemars la nuit, ton corps trempé de sueur tes envies de fuir, partout, tout le temps
à moi : cette brume qui m’empêche d’avancer le moindre pas ces jambes qui s’enlisent au sol ce lac qui hante la chambre
à nous : une brosse à dents usée un dictaphone pour y poser les secrets une lampe de poche pour ne pas se perdre en chemin *
l’hiver était cette nuit noire qu’il fallait fendre.
pour rejoindre les promesses de chaleur, il nous fallait d’abord couvrir tous les risques d’engelures, ces gouffres qui se creusaient en nous.
survêtement de ski, bas de laine dépareillés, pull emprunté au grand frère, manteau avec doublure, mitaines rembourrées, gants sous les mitaines, tuque roulée, foulard qui traîne au sol.
la vodka volée des parents entre le pull et le manteau.
tes cigarettes glissées contre ta peau, entre la culotte et le survêtement de ski.
mascara bleu et fausses cartes achetées avec l’argent des leçons de ski, nous déambulions dans le bar comme de vraies reines paons. dans ma poche, un secret à te partager je te confie :
sais-tu que ça ne prend qu’un regard pour que pour vrai je te jure regarde
des hommes avec deux fois notre âge combiné se rapprochaient nous frôlaient ça nous faisait rire, tant c’était facile
entre mes mains
750 ml de Four Loko - pêche et cerise noire ta quille comme un trophée 1,5 litre pour cinq piasses le deal du siècle
Simon est là, 20 $ si je le frenche.
je ne l’ai jamais embrassé. ni cette fois-ci, ni celles d’après.
au fond, je m’en foutais : il y avait toi et ces guirlandes de lumières que l’on accrochait à l’hiver.
Mathilde Rousseau
dans le silence des jours qui peinent à se lever, nous défrichions tout ce que l’on avait oublié de nous apprendre à l’école.
je te montrais à lire la carte du ciel et en échange, tu m’apprenais à rouler le papier délicat des cigarettes. à être douce avec les gestes.
sous les couvertures, nos corps engourdis de froid.
quand nous en avions assez de l’hiver et de la saleté qui s’accumulait sous nos ongles, nous laissions ces mêmes corps se vautrer dans l’eau encore glacée des rivières.
l’été nous retrouvait alors, comme s’il n’attendait que ce seul signe de notre part.
la chaleur nous poursuivait jusque dans ses nuits creuses.
celles qui vous ôtent toute envie de dormir.
où il ne reste plus qu’à faire la cartographie des grains de beauté sur le corps de l’autre, énumérer les raisons de ne pas sortir, lancer les dés et laisser au hasard décider ce qu’il adviendra de nous.
souvent, notre squelette qui tenait dans les mains de l’autre.
combien de fois as-tu ramassé mon corps de pailles brûlées, te dépêchant pour que les cendres ne s’envolent pas au vent.
*
maintenant, quand je ferme les yeux il y a souvent cette image de toi enveloppée dans l’eau claire d’une rivière en bataille
tu disais moi aussi je serai cette rivière qui coule et qui s’échappe je partirai en courant nous fuirons l’inertie des lacs
comment te dire que mes jambes prenaient déjà racine dans ces rivages mouillés d’incertitudes
*
parfois, tu restais silencieuse, perdue dans tout ce qui échappait à ta compréhension. puis soudainement, tu te mettais à parler et à parler à déverser les paroles avant qu’elles ne s’échappent. comme si tu avais peur de les oublier.
je te laissais faire formais un réceptacle avec mes bras afin d’accueillir tout ce qui s’effritait en toi.
*
Mathilde Rousseau
un jour, tu dis
il faut partir avant de devenir ces pierres figées dans le temps il faut sauver nos rires et nos pleurs tout ce qui vibre encore en nous
un jour, je te réponds
mes jambes refusent tout mouvement j’ai rejoint ton père le sable s’accumule aux coins des yeux les plantes grimpent sur mon dos je ne sais plus comment faire
ton message sur le répondeur : je suis partie.
pour ne pas me faire avaler par l’eau qui montait et montait tu sais qu’ici, on nage à contre-courant depuis des années c’est à rendre folle n’importe qui
je ne sais pas ce que je cherche, mais si un jour je le trouve je reviendrai, c’est promis
en attendant pense à boire le thé quand il est encore chaud et si j’oublie de t’écrire, sache que tu habites chacune de mes pensées.
*
Mathilde Rousseau
aujourd’hui, je me demande encore qui de nous deux n’a pas tenu cette promesse celle de ne jamais disparaître.
parfois, je crois entendre le tremblement d’une terre qui se creuserait sous tes pas mais la plupart du temps, ce n’est que la rivière qui déborde.
c’est à s’y méprendre. ◌


LIBERTÉ OU LA MORT
PIERRE BERTHDLEY
Sous les mots d’acier de l’Edgar Leblanc Fils, je le cite, je le dis :
« Haïti, cette terre qui a offert au monde un symbole de liberté inébranlable et qui a aidé plusieurs nations à se libérer du joug du colonialisme barbare, ne cherche pas la charité, mais la justice, le respect. »
Je m’en fous sans cesse si l’avenir perplexe, un peu trop flou, cache sous ses draps des vagues de misère une épidémie maudite de mauvaise mine
Je ressens l’avenir comme une morsure de plomb accrochée avec fracas à l’arrière de ma nuque
Je ressens ça je vois ça à l’ombre de mes nuits albinos des cadavres, des enfants butés en plein air dans les ruelles rétrécies des ghettos de Port-au-Prince
Je vois ça je ressens ça au plus profond de ma fureur d’ébène toutes les provinces d’Haïti se font assiéger, enflammer par des gangs
Je vois ça je ressens ça à la baie de mes couchemars des larmes de tristesse perpétuelles sous les yeux maladifs de nos mères

on renaîtra sur nos cendres
On résiste. ◌

L'ODEUR DE LA ROUILLE
ALIZÉ BOUTTIER
Je suis coincée à l’intérieur, recroquevillée, la grandeur de mon angoisse égale à celle de ma peau. Ma peau, égale à une carapace qui ne me contient plus, qui en est incapable. Comme si la peau avait disparu, ma peau s’est décomposée, peut-être a-t-elle fondu. Elle n’est plus là, la chair à vif. La chair s’est ouverte, elle s’est décomposée. La chair a fait un trou à la carapace que j’avais édifiée. Elle ne me protège plus et laisse à l’air un espace qui s’obstrue. L’air a peu de temps. L’espace n’a plus de place. Est-ce que mes os finiront à découvert ?
Ma peau devient terre et j’entends le son des herbes qui poussent, je sens la rosée, l’humidité dégouliner sur ma peau. L’agitation laisse mon corps en éveil, je suis les gouttes, les souffles et les micromouvements qui m’empêchent de dormir. Tout ce qui est minuscule me chatouille et m’agite, il y a des bêtes qui remontent sur ma peau, il y a des brins d’herbe qui essayent de rentrer. Mes paumes de mains sont trop petites pour contenir mes oreilles et me cacher les yeux. Je me sers de mes bras pour recouvrir mon corps, les rochers m’ont griffée, je suis sale, je plonge. L’eau me retient, je pensais m’enfoncer, mais je reste en surface. Je suis lourde, je flotte. Je suis lourde, je sombre.
L’éveil a quelque chose de monstrueux. De gluant. C’est douloureux, je sens mes muscles brûler au contact du sol, ils me rappellent un corps que j’avais oublié. Deviens possible. Réalise. Je n’ai plus peur, le soleil frappe ma peau nue. Cette chaleur m’enveloppe et me guide. Je continue de marcher, traverse l’instant qui se déchire. L’innocence m’échappe, le sang se mélange à la boue. Ma peau de plus en plus rouge, de plus en plus chaude, de plus en plus vivante. Il y a des marques invisibles qui laissent des traces, comme le soleil, comme ma mémoire. Il y a du désir et une peau fendue, ma peau a fondu, je me suis défendue. Dans l’eau, sur la terre. Il y a une naissance dont je ne me souviens pas, il y a une mort que je ne veux pas connaître. La carapace se forme et se déforme. Elle s’habitue. Ma peau n’existe pas quand je la touche, pourtant ma peau est bien là, toujours. Dans ma main. Dans le pli de mes doigts. Sous mes ongles.
Des fissures apparaissent sous mes ongles. On ne peut pas les voir. Je ne m’en souviens pas, je ne veux pas les connaître. Une fissure a perforé mon genou. Il y a longtemps. Une fissure sous mon omoplate aussi. Sur mes doigts, auriculaire et annulaire, plus récemment. Les fissures restent. Le temps sectionne la carapace, l’angoisse se dépose sur la peau, elle m’enserre. Je suis née, alors je vais mourir. J’ai l’impression qu’à l’intérieur de moi les cris d’un nouveau-né transpercent mes tympans. Je découvre la vie pour la première fois. Je prends mon pouls, il y a des fourmillements. Mon cœur bat au rythme du vivant ; une chorale d’insectes s’en échappe, grandit, prend la place de mon corps.

une mémoire. Pas celle de ma grand-mère. Ce papier listait les poissons, leur quantité. Il y avait des étapes. Je serre ma liste, je la froisse un peu plus, mes doigts sont humides au fond de ma poche et je sens des miettes rentrer sous mes ongles. Je suis déterminée, je pense au sang.
Les poissons ne saignent pas. J’ai cru ça pendant longtemps. Je me souviens des poissons morts sur les étals. Il n’y avait pas de sang. Pas de rouille. Il ne faut pas saigner dans la mer. Je n’ai pas saigné dans la mer. Ma serviette sur la plage a recueilli mon sang. En avançant dans la mer, mon orteil a ripé. Il arrive que les pierres blessent. Moi, d’habitude, je les collectionne. J’ai ramassé le caillou, je l’ai mis dans ma serviette, j’ai essuyé le sang. Chez moi, j’ai toute une collection d’objets qui blessent. Chaque objet m’ayant tranché, je le ramasse, je le garde, je l’expose. Se couper ne fait pas de bruit. Mon avenir non plus. J’attends une lumière que je ne sais pas reconnaître. On m’a dit Tu verras. Je ne vois rien. Je continue de saigner. Je grandis.
Je fais bouillir la soupe de poisson. Une soupe qui appartient à la mémoire d’une famille que je ne connais pas. J’ai défroissé la feuille, j’ai respecté la liste, j’ai suivi les étapes. Ma cuisine prend l’odeur de la mer, la chaleur se répand dans la pièce, je regarde les arêtes, j’essaye de lire un signe dans la fumée. Ma grand-mère n’a jamais fait ce que je suis en train de faire, elle n’a jamais nettoyé, vidé, coupé des poissons qu’elle aurait plongés, puis regardés cuire dans du liquide qui prend l’odeur de l’iode. J’ai volé un héritage que j’ai aimanté à mon frigo sous un ravioli géorgien. Dessus il y a la liste, un cœur et une recette. Je m’accroche à toutes les directions en me disant qu’un jour je trouverai la bonne. La soupe sur ma langue fait rougir mes joues en même temps qu’elle me brûle. La soupe dans mon corps a le goût du chaud, je sue, je pleure toutes mes émotions. De la marmite à ma gorge, je bois une histoire qui n’est pas la mienne. Je me brûle de cette histoire qui n’est pas la mienne. Je regarde la liste occuper une place qui n’est pas la sienne. Je pleure des larmes en ne sachant plus si elles m’appartiennent. Et je cherche ma place en continuant de penser qu’elle n’existe peut-être pas.
Et puis, un matin, ça arrive. C’est le soleil qui se reflète sur la peau et mes poils qui se dressent. C’est la poussière qui vole, l’odeur du café, c’est le vent sur les draps, mon sang qui s’arrête. La vie reprend, la gorge s’écarte de la peau qui devenait hostile à force de m’étrangler. Les sifflements s’éloignent des oreilles et les odeurs, de nouveau, me rassurent. C’est le lendemain ou le jour suivant, c’est le jour où celui d’après commence à s’envisager. ◌


LE PETIT ESPACE
pour de nouveaux reliefs

Juliette Alhmah
une pierre du vieux monde tombera, ce sera peut-être une étoile filante déjà morte qu’on observera fendre le ciel. le mouvement des vagues s’affolera et les bêtes veilleront sur les bêtes.
la violence traverse les femmes, les enfants, la colère dans la bouche. leurs corps exploseront à la manière d’un volcan gris ou d’une bouteille de kéfir.
je voudrais trouver l’endroit exact de la disparition, les coordonnées de l’impact sur Terre. ramasser les débris de chair et de pierres célestes.
en faire de l’argile pour de nouveaux reliefs. ◌
Le revers des cartes Priscillia Mateus


LE PETIT ESPACE



RUISSEAU-AUPOISSON-MORT
ADÈLE BEAUCHAMP
Je veux savoir ce qui s’est passé à Ruisseau-au-poisson-mort, là où le pont est haut et les rochers tranchent des gorges de soie fine. Soulever le voile, absorber les éclats.
Le rêve est ma première enfance et je nourris des cauchemars sous ma langue, rendant des cris gutturaux, des cris viscéraux. Je connais bien ces choses qui lacèrent l’âme. Ce que les morts exigent ne me concerne pas, pourtant je souhaite les apaiser pour nous deux. Te protéger des silhouettes en manteaux noirs, celles qui lévitent au-dessus de la petite maison sur la colline, celles qui traînent sous le saule pleureur du terrain de la prison, celles que tu gardes dans la poche de ta chemise bleue. Je marche en remarquant toutes ces ombres autour de moi. Les gens s’exilent de notre village, mais les ombres, elles, demeurent.
Quand je quitte ce lieu qu’est ta poitrine, je dépasse le terrain de la prison et la maison sur la colline pour rentrer chez moi en fredonnant les comptines que tu m’apprends. Il s’agit de lancer autour de mes bras une coquille vibrante de mots. En tournant sur ma rue, en périphérie de la périphérie, je traverse la ligne invisible qui délimite le village et qui garde toute la lumière pour elle.
Je ne connais personne qui ait franchi le pont menant à Ruisseau-au-poisson-mort après ce jour-là, bien que la distance jusqu’à la ville déserte se couvre en moins de dix minutes. Il y avait une banque et des trottoirs en briques. Sur la rue principale de Ruisseau-au-poisson-mort, les gens avaient, paraît-il, une pâle image du creux de la vallée, avec notre village et nos camions, petits comme des baies pendues aux branches au mois d’août. Je voudrais voir cette ville déserte, mais quelque chose m’en empêche ; la peur d’être déçue par le paysage brûlé.
Parfois, tu me montres des polaroïds de ce qui a précédé les cendres, tandis que ton odeur m’envahit et me raconte les choses que tu as vues. Mes yeux s’ouvrent grand, et aussi mes lèvres, pour aspirer ton savoir de la flamme. Tu ranges les photos dans la poche de ta chemise bleue, celle qui te donne un air d’apparition mariale. Si tu me laisses, je repose ensuite ma tête sur ton épaule. Aucun de nous ne sait vraiment de quoi est faite la mer, mais j'imagine qu'elle ressemble vaguement à cela : un endroit où les cris se calment en un doux bourdonnement, du coton qui se déplace dans l'oreille.
Tout ce que je fais, ces derniers temps, c’est partir de chez toi. Alors je m’attarde un peu partout. Je donne des coups de pieds dans des roches et remarque ton éclat sur toute chose, jusqu’aux voitures sur lesquelles tes yeux ont glissé. Les silhouettes en manteaux noirs coulent sur cet éclat et deviennent des flaques dans lesquelles je trempe l'ourlet de mon pantalon.
J’avais cinq ans quand c’est arrivé. Ce qui s’est passé exactement est incertain. On ne se soucie pas ici des causes, des origines et des naissances. On se contente de peu, de ce que l’on sait et de ce que l’on subit, à savoir le deuil collectif ; tenir des mémoriaux et des messes chaque année le jour de l’incendie, et des autels pour les disparus, dans l’entrée ou près du meuble télé. Tout est sans doute bien maigre, mais quand la grâce nous oublie, il n’y a qu’à s’y faire.
Il y a, chez ma tante, une petite table décorée à la mémoire de mon grand cousin. Sa photo de rentrée scolaire est entourée de ses ours en peluche et de pierres semi-précieuses. Maman m’interdit d’en parler. N’empêche que je ne vois qu’une aura de suie autour des roses et des bleus bébés. Quand je rends visite à ma tante, je m’assois sur le lit de mon cousin, lavé et refait chaque semaine comme si le fils reviendrait en autobus jaune plus tard le soir. Alors, nous parlons. De sa colère, surtout, jusqu’à ce qu’il se calme et se remette à flotter. Mais mon cousin s’estompe graduellement. J’ai deux fois son âge et un jour, je ne le verrai ni ne l’entendrai plus.
Tu étais un ami de mon cousin. Tu te serais sûrement assis avec lui dans l’autobus pour la sortie scolaire à Ruisseau-aupoisson-mort si tu n'avais pas eu des saignements de nez violents ce matin-là. Parfois, tu me racontes la façon dont ton père t’a crié que tu lui faisais manquer une journée de travail, et quelques heures plus tard, la façon dont ton père a crié au téléphone lorsque son ami, à la périphérie du village, lui a parlé des flammes qui montaient de Ruisseau-au-poisson-mort. C’est en entendant la conversation que tu es sorti par la fenêtre de ta chambre, encore dans ton pyjama rayé, serrant ta bouteille d’eau pour aller éteindre l’incendie.
Dans mes rêves, je te cueille au milieu du pont, je te berce et te chuchote à l'oreille que ce n'est pas ta faute, jusqu'à ce que tu te détendes en un tas d'os et de membres. Mais cela n'a jamais eu lieu. Tu es arrivé en bordure de Ruisseau-au-poisson-mort et on t’a bousculé dans la foule de gens dans des couvertures en aluminium. Tu te rappelles que vous brilliez comme un amas de comètes arrêtées en plein vol. Tu te rappelles t’être ordonné de fermer les yeux, mais ne jamais l’avoir fait. Maintenant, il y a des images que tu ne partages pas avec moi et c'est ton cœur qui en porte les cicatrices texturées. Je ne peux me débarrasser de l’idée de ce feu en pleine journée. Peut-être que, moi aussi, j’entretiens un petit autel à côté du meuble télé à la mémoire de l’incendie. Un autel qui serait plutôt un brasier insistant dans le fond de mon cerveau. La seule pensée des cris sous le soleil de midi fait rayonner la peur jusque dans ma moelle.
Quand tu me dis que tu cherches toujours l’endroit où tu existes sans corps et sans nom, je ne peux m’empêcher d’imaginer que ce devait être là, à Ruisseau-au-poisson-mort, le jour de l’incendie, et quelque chose se déchire profondément derrière mes poumons. Alors je te parle des silhouettes en manteaux noirs et de la façon dont elles deviennent silencieuses au fil des ans. Parce que je sais maintenant que le son de la mer est aussi celui des flammes léchant le bois sec, tout comme celui de ton nom est aussi celui du petit gravier sous ta semelle. ◌

D'UN LITTORAL
STÉPHANIE QUÉRITÉ
LA NATURE
est une peau offerte au soleil des traces de sable jusqu’entre les dents à force de rire du dedans vers le dehors nos éclats en offrande à la mer.
Plages accueillant nos roulades certaines nuits d’hiver recueillir les déferlantes comme un juste retour de toute cette joie de toute cette joie.
Des milliers d’oiseaux nichent dans ce qu’il reste de feuillage. C’est être à découvert c’est être confondu.
Les taureaux paissent dans les marais leur ombre comme des promesses d’un soir à confondre la perte et le gain.
Dos nuques épaules larges massives et dans leurs petits pas de côté quelque chose de gracieux.
L’état sauvage emplit le paysage de contrastes laisse faire mais coupe la parole et son chant à travers le vent est moqueur.
Les embruns charrient l’iode jusqu’aux champs tandis que les vents d’autan ramènent vers le large la poisse des marais.
L'autan blanc vent révélant jusqu’au beau temps frais en hiver chaud en été appuie là où la saison insiste. Il ajoute de l’instable à la dune fait avancer le sable sur la mer.
L'autan noir agit dans le prolongement du vent marin il sait se dégager des obstacles transgresse jusqu’aux montagnes dans les zones d’influence pénètre et propage l’humide de ses grands gestes.
La sauvagerie s’affranchit des contours elle emplit l’espace de tumultes dévore la contrainte fait du débordement l’essentiel de ses mouvements.
Et la pluie finit par tout dissoudre.
Et recommencer.
omniprésentes et travaillées par chaque élément du paysage à enlacer l’espace dessinent le vide sa volonté comme son épure.
Les arabesques sont leur figure encore faut-il s’en apercevoir.
Ainsi elles déroulent et enroulent plongent en piqué frôlent une surface entremêlent participent à l’ensemble font de lui un système.
Quand les oiseaux jettent leur ligne sur le territoire rien n’est droit.
Les migrations si nous pouvions les inscrire en la matière seraient des fils souples palpitant aux vents.
Plus le temps s’envisage plus l’humain entreprend de tendre la courbe d’en faire une droite quelque chose qui se tient prédictible : de là ça commence ici c’est arrivé.
Nous sommes venus jeter un froid.
Aller venir nous aimons ce balancier. Imaginer que ces points de départ et d’arrivée sont à chaque passage les mêmes c’est soustraire du regard l’essentiel de nos perceptions.
Dans l’infiniment petit la distinction.
Qui sait voir sait le décalage permanent d’un point à un autre jamais les mêmes.
Dire qu’il y a une logique c’est plaquer sur elles notre raisonnement.
Encadrer pour mieux saisir : cage photographie théorie.
Après le froid la règle.
De ces segments nous avons posé un quadrillage aucune possibilité au vent d’exprimer à travers son maillage lâche autre chose qu’il n’y paraît.
En s’approchant suffisamment on peut encore voir les fils comme les fils trembler.
Ce n’est pas en cloisonnant que vous contiendrez le monde.
Le territoire ne se laisse pas tout à fait capturer pas tout à fait. Le triangle formé par le delta ne cesse de saillir. Sur les terres encore sèches de la garrigue aux alentours on attend la montée des eaux.
Comme le sexe d’une femme la Camargue sait purger comme accueillir.
Et enfiler une culotte.
LA MODERNITÉ
remplace toutes les courbes du monde pour faire de l’horizon un concept le rendre désirable.
Elle investit les moindres replis du langage pour y glisser des vanités.
Désormais
jamais ici toujours là-bas. Et tendre vers et vouloir plus.
La modernité connaît l’en-dedans du corps depuis l’en-dehors sans même ouvrir la peau. Elle sait voir à travers et par là prétend détenir le regard impérieux.
Désormais repousser les limites s’affranchir du vide condamné·es à remplir à perpétuité.

La modernité fauche les résistances de son fléau. Cela fait beaucoup de bruit beaucoup de bruit couvre les gémissements les pleurs les cris.
La modernité étouffe impose aussi un discours un rythme aussi. Elle ne prend pas le temps cavale.
La modernité a propulsé les heures rendu furieuses les minutes pulvérisé la conscience des secondes aboli jusqu’à nos saisons.
La modernité a conquis l’invisible jusqu’à nos appétits a rendu les corps marchands. À quai on décharge celles qui joueront les modèles d’un corps sexué voué tourné vers le désir des hommes.
La modernité a rendu nécessaire l’achat l’acharnement. Elle nous pousse en dehors en d’autres lieux pour rire. Elle ne laisse plus entrer la joie dans nos maisons comme dans nos ventres.
La modernité a fait du littoral une zone de divertissement.
te veux chancelante avec tes maladresses aux pieds et ta peur de tomber.
Je te veux silhouette au loin savoir que tu t’approches.
Je te veux parmi les autres distincte toujours distincte ce point que je suis des yeux c’est toi.
Je te veux sans toi mon corps mou sans beauté sans yeux portés sur moi viens.
Je te veux avec tes gestes qui plongent parfois mon visage dans l’ombre parfois dans la lumière parfois
je te veux engloutie par mon regard dévorée comme disparue que personne d’autre que moi ne t’atteigne c’est mon seul désir toi.
De ces grains de sucre pris dans le duvet de ta peau ton visage appelle et inspire ma bouche vers toi je te veux.
Ta poitrine prise dans les filets de ton maillot de bain est retenue et ma main voudrait libérer ce qui viendrait à jaillir aux yeux des autres c’est ainsi que je te veux montrer aux autres que ceci est mon droit corps pris par mon désir rendant possible tous les agissements.
Je tire sur le nœud qui retient le bas de tomber.
UNE BINARITÉ
contredite entre ses jambes un triangle qui pouvait être tout.
Dans ce corps absolu les alentours ont prié pour qu’elle soit fille alors elle naît fille.
Mettre des mots pour agir sur le réel laisser la parole advenir pour donner une autre forme aux forces agissant contre nous.
Entre ses jambes un espace indistinct du reste.
Tout est prolongé. Du sexe aux jambes aux pieds. Du sexe au ventre aux épaules. Une continuité.
Classer caser casser.
Un petit enfant qui n’avait pas de sexe devient malgré lui-elle un corps de femme c’est brutal comme arraché ce geste qui impose.
Les yeux nous tiennent en ordre. Tout être trouble devra être délimité. Couper le monde en deux organiser.
Une main plonge dans la culotte en plein jour. L’enfant mouette devient femme inquiète. La mer se retire de la pleine plage qu’elle était.
Les joues pleines s’évident. Elle devient ce petit point contraint.
LA NUIT
seule l’oreille donne un bord au bord.
Ce qui reste muet reste invisible. Ce qui ne se donne pas à voir se laisse entendre.
La nuit seule participe à une autre façon d’avancer de considérer de dialoguer.
Ceux qui ne savent pas parler parlent.
Ceux qui ont besoin de parler parlent.
Ceux qui ont peur parlent enfin.
La nuit seul ce que rencontre la main ce que rencontre le pied ce que rencontre la peau donne une membrane à l’ombre.
Aux alentours on ne distingue plus le ciel du sol et c’est ainsi que s’enroulent les amants sur la plage plongés dans un semblant de noir seuls.
Le littoral devient cet autre monde. Débarrassé de tout regard. Ainsi agir devient.
La perception s’affole d’abord sans remparts sont désorientées les forces motrices. L’immensité nous parvient de trop. Une nausée nous prend que le sol instable annonce pourtant.
Puis il s’agit de reprendre l’étendue là où nous l’avions laissée. Quelque chose dans les épaules interroge. Les coudes alors se défont des côtes, l’envergure prend le large.
Les mains libérées du ventre se frottent au vent léger des alentours et viennent soupeser ce qui compose l’air ambiant.
La nuit permet de faire cercle et sens donne des repères dans l’aveugle
ôte les yeux de la honte propose l’accueil total enfin. ◌


NOS CORPS EN DÉSORDRE
ALEXANDRE BERGERON
je tente de percer des bribes d’avenir dans ton regard ce verre où aucune lumière ne passe
tu écorches ton visage avec une brosse à cheveux tes traits deviennent un espace flou où tous peuvent s’inviter chaque fois je me demande pourquoi tu fais ça ?
furtive notre faim nous amène à des coins repliés sur eux-mêmes dans l’écume de l’attente nous germons en folie
on s’assoit sur nos plaies qui suffoquent dans une terreur muette on fuit dans les bars des forêts d’insignifiance on se maquille pour la mort l’embrasse à pleine bouche on la laisse nous consumer pour en faire plus tard des enfants
dans la salle de bain les heures s’étirent en formes vaporeuses nos ventres en manque d’attention se collent pour extraire l’aloès de nos sexes tu me dis seules les mains savent parler les miennes susurrent entre deux souffles des secrets que tu hurles à tue-tête les tiennes même si elles me font jouir ne disent rien
à travers la poussière lucide je revois les mots parfois durs parfois frêles qui s’interposaient entre nos jointures je les invoque par incantation pour les dessiner sur la hache de ma mémoire
je voudrais t’aimer de fond en comble comme on gave un animal sans peluche prélever le vin sacré de ton sang avaler tes paroles jusqu’à la lie
je ne peux plus fermer l’œil sans que tu enveloppes mes nuits d’artifices et de symptômes cruels tu te faufiles dans ma chambre volatile comme l’espérance tu lévites parmi les décombres habillée de frissons et de crimes
plus rien ne nous sépare plus rien ne nous rapproche
Alexandre Bergeron
tu continues de croire à l’ivresse ce que tu appelles vérité tu le déguises sous des morceaux de paradis blancs pour masquer le métal rouillé
je ne sais plus quoi porter pour trahir mon obsolescence nous cherchons à tout refaire nos ongles nos cils le corps en entier
tu aimerais retourner ta peau les os en dehors les pores en dedans
éclairée par les doutes tu m’attends à la table nous mangeons en silence les instants du passé le cadavre tiède de notre portrait fond lentement sur nos langues
on ne se rend pas compte des jours qu’on perd à se mâcher
notre confusion est à la fois magnifique et méandreuse dans nos envies de fugue on se fabrique des violences aussi profondes que nos désordres
tout ce que j’espère c’est te lire demain en petits caractères au bas de la lettre et te faire renaître par une promesse cachée au bout de mes lèvres ◌

POUSSIÈRES
ALEXANDRE CÔTÉ-PERRAS
Cet hiver, dans les bois près de chez moi, je constate le redoux du temps froid. Au bord d’un étang, je perds pied dans la boue, mon corps se trempe dans l’eau. Je ne cherche pas tout de suite à respirer, je ne me démène pas.
Je sens quelque chose d’autre qui clignote sous la surface — derrière le trouble de l’eau, le dérangement des sédiments — ; une vie en latence attend là l’échéance de la saison. Pour fuir le gel, pour dormir un peu, une petite grenouille s’est recouverte d’une fine couche du limon au fond de l’étang. J’aimerais à mon tour, près d’elle, me blottir et m’oublier, mais mes poumons brûlent encore.
Je recrache la nappe avec une sensation semblable à celle de la fumée, de quelque chose qui s’inspire et s’expire et qui use la gorge à son passage.
Sur ma langue, un goût de tabac.
Je piste un fantôme.
J’ai toujours eu quelqu’un à qui écrire. Anthony. Depuis l’Angleterre, un garçon plus âgé me lisait et me relatait séjours et hasards à travers le monde.
Dans l’aéroport de Montréal, je m’efforce de prononcer son nom à l’anglaise en l’interpellant et il me prend dans ses bras. Je tarde à poser contre son épaule la main que je lui ai tendue.
Nous longeons la côte en voiture. Anthony se roule une cigarette, se l’allume. Malgré ma gêne, je lui admets que la fumée me dérange. Nous décidons de nous dégourdir les jambes. Un panneau routier nous indique que nous approchons d’une réserve naturelle; nous nous arrêtons un peu avant Trois-Rivières.
Là où la rivière Yamachiche se noie dans le fleuve Saint-Laurent, la pointe d’une flèche creuse le flanc du lac Saint-Pierre. C’est un jeune delta, un marécage d’érables argentés. Sur sa passerelle, nous survolons les zones inondées.
Les oiseaux rôdent et dérobent les fruits des arbres, des oiseaux aux parures chaque fois différentes. Nous accueillons la fraîcheur des lieux, le belvédère et l’horizon du lac.
Quelque chose comme le souffle ou l’odeur des rives attise les souvenirs d’Anthony. La texture humide de l’air imprégnant ses poumons lui évoque les terres côtières de l’est de l’Angleterre. Chez lui à Dunwich, au théâtre de la mer du Nord. De là, chacun de ses départs et chacun de ses retours : au limon, invariablement, il retourne.
Mais à Dunwich, il n’y a rien à voir, dit-il. Plus de la moitié des bâtiments a été donnée aux vagues ; de tempête en tempête, leurs socles ont été rompus par l’érosion de la côte. Dunwich est une ville dissoute. Un village qu’on habite à peine, qu’on habite à perte. Mais je ne l’écoute plus — il me semble que je me sentirais bien là-bas.
Il me sourit. Il me promet de me montrer d’autres territoires. Comme le surplus de limon déversé par les rivières s’amoncelle en deltas, les grains de limon portés par le vent forment des monticules dans les plaines. Il me dit qu’il m’emmènera en Chine, où tout cela se dessine à perte de vue. J’accepte mais je n’y crois pas.
À Yamachiche, nous reprenons la passerelle en sens inverse. Si nous étions venus à un autre moment de l’année, le niveau de l’eau aurait été beaucoup plus bas, nous aurions pu débarquer de la passerelle et marcher sur la pointe du delta sans nous mouiller les pieds. Nous aurions pu tout accélérer et voir les marées, insatiables, déferler sur nous.
Je suis seul à Dunwich, en Angleterre. Devant moi, une belle maison qui s’enfonce, oblique, dans la pelouse, dans ses jardins. Je tiens une vieille enveloppe abîmée, mais qui laisse encore lire son adresse de retour.
J’ai souvent rêvé à cette maison. Je la découvre enfin, vidée de ses occupants, et je constate ce qu’un voisin m’a annoncé : son sol s’est récemment liquéfié sous les fondations. Le travail de l’eau dans le limon a tiré une partie de son poids vers le bas.
Le jour entre en biais par une fenêtre rompue. Je glisse et perds pied sur le plancher humide. Voilà une chambre qui aurait pu être la mienne. Il y a un lit et des meubles, renversés ; il y a des vêtements et des bibelots mêlés aux éclats de verre sur la pente du bois franc. Un petit cheval à bascule.
J’imagine la chambre d’Anthony comme elle devait être : la pièce parallèle au terrain, les ruines bien rangées. La fenêtre intacte, entrouverte, ne laissant entrer que la brise saline ou la silhouette des oiseaux. J’imagine une journée passée à rester au lit, enrobé dans des couvertures, et la lampe de chevet qui s’allume le soir.
J’essaie de comparer cette chambre rêvée à celle que j’avais chez ma mère. Je visualise l’immeuble, je lève la main pour composer le code d’entrée, mais mes doigts ne se souviennent pas.
Je me concentre. J’entrevois un couloir et, au bout du couloir, une porte qui pourrait bien, qui doit être la mienne. Une porte que je pousse, mais au-delà il n’y a rien.
Pourtant, dans la belle maison oblique, la chambre que j’imagine m’est claire. Peut-être est-ce ici que j’ai toujours vécu. Cette chambre est à moi, pourquoi pas.
Le vent déloge la crasse des meubles et des murs, les fins grains du limon entrent en nuage par la fenêtre et virevoltent avec la poussière, et avant qu’ils ne passent la chambre vers le reste de la maison, je crois percevoir le parfum du tabac.
Je tends une main, mais personne ne me prend dans ses bras. *
Anthony me demande si je peux lui rouler une autre cigarette, je l’allume et la lui donne. En conduisant, il m’apprend un peu du mandarin qu’il a retenu d’autres visites. Ces mots n’ont pas la même texture que les miens, j’échoue à bien les retenir. Nous sommes en Chine du Nord, dans le vaste plateau de Lœss. La fumée me dérange, je lui dis le contraire, je suis content d’être là.
Tout autour de l’habitacle enfumé, des montagnes effritées et pâles, des ravins creusés par un mouvement intangible, et de la poussière, de la poussière.
J’inspire.
Sur la vitre, Anthony trace le relief du bout des doigts. Il me raconte le lœss, la genèse vivante d’un paysage. Le tremblement de la terre et les grands vents qui déposent les fines particules soulevées des déserts voisins ; ici encore, des millénaires de roches broyées et de squelettes d’animaux pulvérisés, constamment remaniés. Il me dit que nombreux sont ceux qui vivent dans des habitations creusées à même les falaises.
Toute cette usure regorge de minéraux et couve des sols fertiles, et je ne l’écoute plus — il me semble que je savais déjà tout cela.
Je remarque qu’il y a parfois un décalage entre une parole et ce qu’on lui répond.
Je remarque que je ne fais parfois aucun bruit quand je marche. Je martèle le sol, je ne m’entends plus.
Ces moments passent, s’oublient presque, puis reviennent.
Le soleil et la soif. Nous laissons la voiture à l’ombre d’un escarpement. Mes yeux balaient la découpe de la pente, effleurent la texture farineuse de nos alentours.
Une petite ville nous accueille, on nous traduit le nom des thés, on nous conseille.
Anthony s’excuse, il a oublié notre monnaie dans la voiture. Alors qu’il s’absente, on m’apporte une infusion de feuilles vieillies et fermentées.
Dans ma tasse, le thé vibre presque insensiblement, pendant une brève seconde. Il sent et goûte la terre battue et les roches mouillées ; je trouve cette odeur et ce goût agréables. Des notes de tabac frais, une seconde vibration, plus forte – j’entends des cris et j'aperçois l’escarpement s’affaisser.
Au dehors, je ne vois plus la voiture ni Anthony, que la masse rompue du lœss.
J’ai vu un fantôme.
Alexandre
Côté-Perras
Je foule ce qui reste de Dunwich, limoneuse et instable, parmi tous ses arbres effeuillés. Là-bas, près du littoral, une silhouette qui s’agite. Une nuée de poussière me somme d’approcher. J’ouvre ma paume — soudain, un grand mouvement. Les sédiments me frôlent, me rasent, m’éraflent.
Mille égratignures me ferment les yeux et me mettent à genoux. Anthony. Je m’accroche à son nom.
Quelque chose d’autre me répond.
Le soleil et la maison de thé déserte. Je cours chercher de l’aide et ne vois que les particules en suspension. Je rebrousse chemin, je dois déterrer Anthony à mains nues dans la sècheresse du lœss –mais plus je creuse, plus mes souvenirs se recouvrent de boue. Je ne suis pas seul.
Tu as voulu voir un fantôme.
Mais ce ne sont que des miettes. Écoute bien ces paroles fauchées pour toi.
Tu ne rassembleras jamais ce qui de ton ami a été éparpillé. Toi-même m’appartient déjà par les miettes que tu me donnes.
Tu ne retrouveras jamais ton ami dans le même ordre que tu l’as laissé. Tu cherches à retrouver ce qui déjà a été redistribué.

Les grenouilles sont sorties des étangs.
En regardant au-delà de la côte, dans le ressac sans fin de la mer, il est difficile de croire qu’il y avait bien plus que quelques mètres de foyers et d’églises, l’avancée d’un port occupé. Les vieux navires amarrés. Cela fait longtemps. Mais parfois, il faut y croire, la marée se fait basse, on découvre un lieu qu’on ne connaissait plus, ou encore, quelque chose du passé qui remonte à la rive, une petite parcelle usée par le sel.
Je n’aimerais pas devoir quitter Dunwich : la pression des eaux traverse mon crâne et embourbe mes pensées dans un brouillard. Je ne sais plus me projeter ailleurs et c’est confortable.
Qu’est-ce qu’une épave ? Est-ce qu’une vieille planche ou une barre de métal rouillé sont assez grandes pour être considérées des épaves ? En me mouillant les pieds sur la lisière, en longeant les vagues, je me tords les chevilles contre les anciens morceaux de pas grand-chose.
C’est une astuce : en ne cherchant rien, on finit par trébucher sur divers objets. Je refais ma marche en sens inverse et ramasse toutes ces échardes et porcelaines polies par la mer dans mon grand sac, avant que l’eau ne les ravale. En exhumant les restes d’un cheval à bascule, ma main s’accroche à une corde, une amarre, je la tire, je la détisse en ficelles.
Je m’assois dans le sable et ordonne mes trouvailles. Je noue le bois à la céramique, je me fabrique une petite marionnette. J’insère un vieux mégot dans sa bouche, la fais jouer à fumer.
Mais elle ne me rappelle personne. Un petit bûcher. Il faudra voir si toute cette humidité l’empêchera de prendre feu.
Je trouverai du sens à force de réessayer. ◌

PRÉSENTATION DE LA REVUE
Grands Espaces est la revue des étudiant·e·s en études littéraires de l’Université du Québec à Montréal. Son contenu peut être reproduit, en tout ou en partie, sans autorisation écrite. Chaque auteur·ice est responsable des propos tenus dans son texte. Grands Espaces est financé par l’AEMEL-UQAM, l’AFÉA-UQAM et l’AECSEL-UQAM.
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