À force de côtoyer l’obscurité, nous avons souhaité nous déployer sous les jours qui défilent aux coins de nos fenêtres. Profiter de la moindre lueur, plonger dans le rêve, s’y éblouir. Permettre à celleux qui le veulent de nous rejoindre dans l’étreinte.
Mais la quête du lumineux est loin d’être un parcours linéaire. Face aux échecs, on pèle nos peaux de leurs inhibitions, on se découvre. C’est une mise à nu devant la lucidité. C’est se mettre au jour, à l’ombre d’une sœur qui nous maquille doucement les paupières. Nos reflets se répondent, s’amplifient pour devenir kaléidoscope le soir venu. Nos aubes s'emmitouflent dans leurs nuits. Elles nous tiennent en veilleuse.
Dès lors, se nourrir de la lumière. Croître de cette exposition dès que pointe le crépuscule.
Notre vaillance naît au creux des racines. Nous grimpons les remparts, malgré les frontières des carrés de sable, de nos corps, transgressées. C’est seulement dans nos rêves qu’on joue à la corde à danser. On se permet de croire un peu plus longtemps à ce mirage. On s’imagine notre espace où seule la lumière pourra nous atteindre, réchauffer un reflet d’indépendance. Pour brûler ce cycle infini sans jamais devenir cendre.
Plein feu. Pleines vagues. Nos paroles circadiennes s’échouent. Revigoré·es, on tente de saisir ce qui était et ce qui ne sera plus. L’étincelle d’or dans l’iris de la vulnérabilité. Découvrir ensemble les contours des disparu·es dans la voix des bourrasques. Récupérer des perles de sel dans les cheveux. Seule la dernière révérence du jour fera tirer les rideaux – on ne se cachera pas autrement.
À celleux souhaitant voir la lumière créer l’ombre, la faire amie de nos pleurs, nous vous dédions Diurne.
Camille Parent-Montpetit Ides de mars ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 23
Laurie Daoust-St-Jacques
l'orage de ta gorge fait trembler la glace des lacs ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 31
LE PETIT ESPACE
Nicolas Gilbert
Glossaire de : Avant l'Arcadie - Une brève histoire de l'humanité au temps de la Terre du Dessous, Dr. Tenora Solano, p. 226 ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 36
Raphaëlle Bergeron — conte pour effrayer les parents ⋅⋅⋅⋅⋅⋅ ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 43
Florence Sabourin-Simard Aux faiseuses de marées ⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 63
Marie-Pier Frenette Je te vois lilas
⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅⋅ page 73
LÉANNE AURAY FÉES
Un doux chavirement survient en moi quand tu ris faut-il laisser les submersions lyriques inonder le fleuve de sa glue tendre ou est-ce plutôt une question d’abreuvement ?
j’ai soif du dénouement la curiosité en jus sucré en boirais-tu avec moi si j’invitais au résultat violet bigarrure du bleu de tes yeux du rouge de mes joues ? nos doigts pourraient fondre se souder je serais un abri la somme de nos entraves délaissées
dépecer un melon d’eau faire dégouliner des morceaux gorgés de jus sur mes seins laisser les salissures me napper garder le collant pour plus tard
te nourrir par zestes de mon odeur en pelures tombantes sur ton ventre pépins de peau à diluer contre les racines à nos pieds le désir de papillonner bourdonne au creux de l’oreille à mesure que nos bouches se goutent
j’attacherai un insecte à nos sexes la vie de fées n’est possible qu’une fois de l’autre côté la cyprine comme nectar suffisamment acidulé je bois à même la fiole mélange ma salive au liquide fruité verse la potion dans ta gorge
mes frissons enveloppent tes soupirs la danse se déploie et mange ce qu’il nous reste de confusion il devient lumineux de se regarder avec la sensualité assumée des lucioles qui n’ont plus rien à perdre
bercées par nos ivresses le picotement du palais s’excite lorsque la phrase émerge par le bas ventre je dis
je veux lécher les taches de rousseur peuplant ton visage les étendre sur tes joues en faire des aurores boréales mon paysage favori sur le bout de ton nez jamais me fatiguer de m’émerveiller
je chatouille les ailes dans ton dos nos antennes frissonnent nous arrivons bientôt •
ÉLODIE SABOURIN DÉSHABILLAGE
Ce doit être quelque chose dans la position du corps.
Daria Colonna
Il y a un puits de lumière au-dessus de mon bain.
Le matin tranche mon souffle. Marie dort dans l’autre chambre. Un ciel bleu dans un coin de page. Mes pieds éteints.
Le puits est là. Ma robe de nuit fond sur la céramique sans geste de ma part. Elle tombe toute seule. Le puits est là. Je ne sais pas si j’ai le droit d’être là, moi aussi.
Couchée dans un bain vide, je le remplis de ma petite présence. Pas une goutte d’eau. Pas un bruit. Nue sous la pluie lumineuse.
Ma salle de bain refuse d’être blanche. Je me demande si elle a déjà eu cet état épuré à l’eau de javel. Les décors jaunissent avec le temps. Rien n’échappe à la vieillesse. Même l’odeur du soleil, simulacre de la vieillesse des livres.
La lumière se diffuse en une auréole chaude au sommet de mon crâne. Ma chevelure noire décolorée devient paille à la racine. Elle passe du jour à la nuit.
Le petit carré de lumière caresse mes seins. Je n’ai jamais espéré ça. Avoir les seins à l’air, les voir, les toucher. Ils ne voient que rarement le jour. Je les dévoile pour changer de tenue ou pour prendre une douche, mais c’est différent. Enfant, on les pointait. Plus vieille, on les touchait. Ça me gênait de ne pas être capable de le faire moimême. L’autre avant moi. L’autre a pris mes seins avant moi. Ce bain de lumière m'isole de l’autre. J’essaye de vivre sans caresses, sans rien; vivre avec mon corps. Avoir les seins à l’air, les voir, les toucher.
Les autres morceaux de chair dans l’ombre.
Il y a mes pieds je les colle contre moi me réduis en petite boule pour recevoir le don du puits en entier ne réussis qu’à brûler mes genoux je me tortille change de pose mes jambes s’allongent touchent le ciel en chandelle ma posture forme de l’ombre sur mon visage c’est l’ombre qui me touche encore, je cache mes seins la peur de devenir un corps partiel l’impression de ne vivre qu’à moitié de disparaitre derrière des genoux des vêtements d’autres mains
J’aimerais que le carré de lumière s’élargisse. Qu’il couvre ma chair en entier. Or c’est moi qui dois m’adapter. Je bouge pour que ma chair illuminée ne s’éteigne pas à d’autres endroits.
Marie dort encore. Elle est fatiguée. La porte fermée, il n’y a pas de risque que la salle de bain jaunie la révulse. Ni qu’elle me voie cachée dans le bain.
Le soleil se positionne au milieu du puits. Mon corps – je le vois –commence à fondre
dans ce bain vide rattraper le temps perdu coincée dans ce bain vide à ne pas me voir pour rien à attendre d’autres mains parfois pour me toucher
Je n’ai jamais espéré me voir comme ça.
Des années perdues à me cacher dans la salle de bain. À tâter la peau de mon visage. À le couvrir de maquillage. Marie ne me connait pas. Avant, je ne voulais pas qu’elle me voit. Je lui épargnais ma petite présence. Derrière la porte, elle m’imaginait en position face au miroir, dos arqué, en préparation du corps pour d’autres. Elle ne savait pas que mon corps n’espérait qu’être seul. Marie, elle, n’a pas besoin d’un puits de lumière pour se dévoiler, elle n’a pas besoin de s’y plonger : elle vit avec son corps.
On cogne à la porte. Ça fait peut-être des heures que je flotte dans le vide. Marie est réveillée. La porte est barrée. Je prends mon temps.
C’est mon corps sous ce puits de lumière. J’apparais : peau usée, taches brunes, gouttes de sueurs qui coulent entre mes seins. Mes jambes ne peuvent s’étendre jusqu’au bout sans plier. Je vois bien que je suis trop grande pour prendre un bain.
Je quitte ce lieu vide. Vent contre ma peau. Passe à côté de mon reflet sans m’y attarder.
Marie verra peut-être que j’ai changé. •
FAITES-LES TOURNER
LILIAN VIANEY
r_o_t_a_t_i_o_n_1
Silence, ma sœur, rapprochons-nous, Sur le bord du fleuve, proches, On dirait un berceau.
Sous la lumière de la lune, Il y a des branches qui se penchent cherchant l’ardeur d’une constellation lointaine.
Le vent passe, s’y engouffre. L’entends-tu ?
L’aube ruisselle sur les étoiles, un souvenir de la veille colle, sa peau sent encore l’humidité de la jungle mexicaine.
Lilian Vianey
r_o_t_a_t_i_o_n_2
Autrefois,
J’étais la lumière de ses astres. Aujourd’hui, on ne se parle plus, On avait formé une complicité, Dissipée dans le temps.
Autrefois, Elle pleurait des perles, En me regardant sous la pluie.
À toute vitesse allait ce manège
Même si une vitre nous séparait, Un flux tendre circulait : nos soupirs synchronisés prenaient la forme de fumée.
De nouveau, Un cadeau aéré, À une fragrance mythique.
Venue de l’écume du monde, La rose de vents pulse. Sur l’autoroute Filent les quatre points cardinaux.
Des tonnerres vibrent En mon for intérieur Au début du temps, Le coquillage révèle une voix méconnue.
En trémolo, Par les grelots : causant de la sécheresse, après l’inondation.
Champ magnétique, Une nouvelle rencontre.
Vianey
Rouge la flamme, Du bleu labyrinthe, Un cri d’obsidienne
Écrase le nombril
Du volcan disparu.
Je quitte ce désir.
Au milieu de mon crâne, Mon troisième œil cherche à s’enfuir, D’une tension qui me prend et me pousse : souvenirs morcelés.
Plus de silence
Voix inconnue d’un seul pied se relève : Un secret se révèle. Contre tout dogmatisme sa voix se rebelle!
Lilian
Anonyme, la langue de ma sœur tourne autour du cratère de sa bouche, son souffle explose, son esprit se délie, elle tourne en parlant une langue étrangère.
Sons décombrés, Mélangés aux astres. Faites-les tourner. Maintenant, c’est vous Gravitant avec nous. Faites-les tourner. •
IDES DE MARS
CAMILLE PARENT-MONTPETIT
L’avant-veille trop calme
hier tout éclate
aujourd’hui le liquide répandu la sève épaisse et visqueuse s’est condensée en une boule solide dans mon estomac dans mon ventre hier vidé hier sans fond hier coma hier ligne de fuite par la fenêtre bleue du soir depuis mes entrailles jusqu’à mes yeux jusqu’au travers des rideaux rouges des lumières jaunes hier shlack ! hier non-retour hier sans issue.
aujourd’hui tout est en suspens depuis le 15e de mars malédiction.
S’écoule et glisse sur moi la voix enseignante
« 2023, l’année la plus catastrophique au niveau des feux »
Je ne me souviens de rien. Tout a disparu dans la fumée.
Non c'est faux, un souvenir reste.
L’air jaune suspendu, les particules dans les poumons. Les fenêtres laissées ouvertes
L’épinette reine au fond des bronches.
Dans la classe, ça sent la sueur.
« Des lambeaux de forêt boréale […] le feu déclenché par la foudre »
Je m’accroche aux mots aux bouts de phrases résonnants pour ne pas penser à ce qui s’effondre de part et d’autre des frontières de mon corps les rythmes terrestres et la vase de mon ventre
la latence des cataclysmes
Ma tisane est bourrée d’herbes. Dans l’espoir que. Dans l’espoir que tout finisse
Ça ne sent plus la sueur maintenant.
Je reconnais cette odeur.
De vieille herboriste.
Ce n’est pas ma première fois.
Une odeur de dernier recours
« Plein de méta-feux qui vont venir se rejoindre »
Je boirai l’eau de lacs entiers éteindrai d’avance les cicatrices
Je suis suspendue parce que j’anticipe douleur arrachement chute effondrement
« Quand le soleil se couche, le feu tombe en dormance »
Trop calme le 15 mars trop calme avant la tempête l’orage convectif dont les foudres violettes feront tout flamber dans les nuages de pluie le présage du feu
« La forêt boréale veut brûler »
je mettrai mes grosses lunettes de deuil ma robe jaune soleil de deuil
google scholar :
2023 forest fire smoke montreal health impact
boreal ecosystem fire dynamics
tear gas menstrual cycle effects
tear gas endocrine function
wikipédia :
ides de mars
jules césar qui meurt un 15 mars et j’imagine calpurnia sa femme qui crie, calpurnia dans ma robe jaune qui hurle à s’en arracher les poumons à cause de ses rêves prémonitoires ou peut-être que calpurnia n’en avait rien à faire.
jules césar est mort et ses funérailles dégénèrent, tournent à l’émeute sous les lacrymos la foule s’exalte pille brûle érige des barricades en voitures de police amasse sur son chemin des palettes en bois, des matériaux inflammables et d’un coup de phosphore rouge fait s’embraser le lit funèbre en un bûcher d’apothéose
le souverain est mort vive le souverain comme l’épinette est reine
déchaînée la foule déchaînée
la forêt boréale veut brûler
Camille
le 15e de mars palimpseste portail temporel 23 coups de poignard ou quelques trahisons
maudite date maudite
les ides de mars avalent tout un grand trou béant aspire phagocyte la fumée
un trou noir creux comme mon ventre rempli d’herbes et de gaz lacrymogène
pour pousser hors comme archimède
pousser hors et accoucher faire déferler
hors des lacs qui la ceignent, la forêt embrasée •
L'ORAGE DE TA GORGE FAIT TREMBLER LA GLACE DES LACS
LAURIE DAOUST-ST-JACQUES
parfois tu te réveilles au milieu de la nuit parce que tu t’haïs. la roche qui bat dans ta poitrine te coule sous ton matelas. tu ne cherches pas à remonter ; là-haut on attend de toi ce que tu ne peux pas offrir. quand tu penses à ta mère tu angoisses car tu ne sais pas quoi faire de tout son amour. dans ton couple tu retiens tes tendresses pour que tes défenses ne faiblissent pas. tu ressembles à ces hommes tristes qu’on voit à la télé ou dans les films. le lit se creuse davantage et dehors tu entends un frétillement ; la neige qui tombe sur les feuilles des hêtres.
~
tu es amoureux, tu t’étouffes, tu dors seul. elle te parle à travers les paroles d’une chanson que tu déchiffres en prophétie. tu t’acharnes au travail pour éviter ce que tu redoutes. tu acceptes la rupture sans savoir qu’elle voulait que tu te battes. tu ne dis rien pendant une demi-heure, tu déglutis bruyamment. ses larmes porcelaines sont une attaque nucléaire. chacun votre tour vous nouez un bracelet d’amitié au poignet de l’autre.
la fuite est moins risquée que la lutte; tu ne mords que si la sortie est impossible.
~
c’est le matin ; une apparition d’anges. où est sa tête qui n’endort plus ton bras ? par les stores blancs de la chambre la lumière coule, chaque poussière est un astre qui sanglote. dans ce lieu céleste tu ne dors plus. le temps est à saveur de poivre mais tes larmes tiennent bon. tout dans ta chambre est sens dessus dessous ; l’ordre est signe d’une paix à laquelle tu ne veux pas te soumettre. à ton cou se défile un collier de souvenirs – ton portrait dessiné par elle qui ressemble à ton grand-père mort, vos weekends spontanés à New York pour tuer le temps, chaque anniversaire qui souligne davantage votre vieillesse. tu te rappelles vos bouches qui regorgeaient d’anecdotes. elle pleurait les cardinaux assassinés par le chat du voisin puis te faisait l’amour comme elle se faisait des tresses.
~
l’orage de ta gorge fait trembler la glace des lacs. la mécanique de cette maladie t’échappe. tu attends tout avec lenteur, les jours sont frères et se tutoient. si tu longes sa rue c’est que tu subis un envoûtement. c’est le règne du long sevrage d’un banal cliché d’une vieille chanson. la nuit tes amis te sortent dans le théâtre du centre-ville, tu prétends être un autre, tu mens à tous ceux qui te rencontrent, on t’adore et on te dit de ne pas changer. quand une fille t’aborde tu lui réponds de tout ton rouge. tu te laisseras à nouveau être aimé quand la menace d’être déserté ne planera plus. tu mets le feu à ta base de lit et conserves ce qui scintille dans un sac de papier brun.
~
ta mère s’offense de tes silences, aucune de ses offrandes n’achète tes confessions. tu protèges tes secrets pour qu’elle ne les sacrifie pas au monde. l’église qui t’a vu grandir n’est pas la sienne mais la fenêtre de ta Toyota. sur la route tu erres sous des ciels tourmentés; tes joues se teintent un peu de leurs couleurs. les tours de ta ville sont tellement hautes que le soleil ne pénètre pas dans les rues. tu cherches un endroit où la voix dans ta tête se consumera. tu es un homme de glace, tu manies les silences et les vides avec adresse. dans les contacts chaleureux tu t’empêtres dans tes boucles d’or tu parles avec tes mains tu t’écartes par instinct. tu ne donnais jamais à ta blonde la liberté de te lire – tu avais peur qu’elle te saisisse par bribes pour écrire ses poèmes. ~
ton alarme sonne tu ouvres les yeux c’est le présent. il y a du bon pain pour déjeuner des coccinelles plein les fenêtres et un paysage fumant de carnage derrière toi. tu profites de cette trêve pour t’offrir un nouveau départ. lorsque tu t’achètes un billet vers une ville nordique isolée par une chaîne de montagnes, tu apprends qu’elle s’envole vers les tropiques pour s’enliser dans le sable sablé. les convergences ne seront plus, la distance t’élance le cœur. tu te hisses hors de tes draps, tu accueilles le jour qui habille ta peau, lentement tu te déploies comme un paon. il y a une tonne de gestes avides et quelques paroles malhabiles qu’il te faut réapprendre. •
LE PETIT ESPACE
Glossaire de : Avant l’Arcadie – Une brève histoire de l’humanité au temps de la Terre du Dessous, Dr.
Tenora Solano, p. 226. Nicolas Gilbert
Note de l’autrice :
Il peut sembler étrange de définir ici, en plus du jargon historique, certains termes largement connus : il va de soi que chacun connaît le Soleil, sans quoi il ne connaît rien, et que chaque enfant sait ce qu’est un bloqueur circadien. Si le présent glossaire propose des définitions objectives de ces quelques mots familiers, c’est pour mettre au jour certaines de nos idées reçues les plus tenaces.
Arbre
Famille d’animaux nocturnes, à l’exosquelette rigide leur permettant d’étirer leurs structures terminales en direction du ciel. Par un processus que l’on nommait « photosynthèse », ils transformaient les rayons du Soleil en énergie. Solano et Armajani y voient une inspiration biomimétique oubliée pour l’invention de l’Arcadie [3].
Arcadie
Train à grande vitesse arrimé à une hyperstructure ferroviaire maintenue en tenségrité au-dessus de la surface terrestre. Sa trajectoire héliosynchrone lui permet de demeurer constamment dans la lumière du jour. Voir aussi Nuit.
Aube
Événement astronomique caractérisé par le croisement de la trajectoire solaire avec la ligne formée par l’horizon terrestre. Marquait autrefois la fin de la nuit et le début du jour. Pour une explication de ce qu’on entend par « trajectoire solaire », voir Soleil.
Bloqueur circadien
Formulation de neurotransmetteurs, d’antagonistes des récepteurs mélatoniques et d’enzymes antioxydantes, à consommer chaque jour par voie orale. Améliore les facultés cognitives, réduit le stress oxydatif résultant de la proximité relative de l’Arcadie avec le Soleil, et prolonge l’espérance de vie en régénérant les cellules du corps. Pour une explication sur la façon dont l’humanité accomplissait cette régénération avant l’invention des bloqueurs circadiens, voir Sommeil.
Café
Ancêtre du bloqueur circadien. Il induisait un état d’éveil accompagné d’effets secondaires indésirables (anxiété, tremblements) et d’importants symptômes de sevrage. Il était extrait d’un animal nocturne du genre Coffea, dont on trouve les dernières mentions dans les textes historiques du 21e siècle (Anderson et al. [12]). Les extinctions de masse rapportées à cette époque nous laissent croire que l’animal a disparu, et le café avec lui.
Chronométrie
Discipline de mesure du temps pratiquée par les ingénieurs de l’Arcadie. Comme le disait Bergson : « Deux intervalles de temps sont égaux lorsque deux corps identiques […] soumis aux mêmes actions et influences de toute espèce, auront parcouru le même espace à la fin de ces intervalles » [55] Il n’y a donc pas de mesure absolue du temps – seulement des mesures de mouvements dans l’espace.
La journée standard est réglée pour correspondre à deux passages de l’Arcadie au point du Zénith. Cependant, nos recherches montrent que l’unité de mesure de la journée date d’avant la conception du train. Elle correspondrait en effet à une pleine rotation de la Terre sur elle-même (T. Solano et al. [4]). Voir aussi Arcadie, Heure solaire, Soleil.
Enterrement
Rite funéraire qui consistait à transfuser le corps du défunt de substances chimiques conservatrices pour l’enfouir dans la croûte terrestre à une profondeur standardisée de six « pieds » (ancienne unité de mesure dont la longueur exacte nous est inconnue). On croyait que la dépouille se préserverait mieux ainsi, cachée de l’action purificatrice du Soleil. Pour une explication de ce qu’on faisait du corps ensuite, voir Funérailles.
Funérailles
Pratique qui consistait à ressortir périodiquement le corps du défunt, après l’avoir enterré, pour « l’exposer » – c.à.d. pour le soumettre aux rayons du Soleil. Les proches du défunt se rassemblaient alors pour observer longuement le corps, chose qu’ils ne pouvaient faire le reste de l’année.
À noter que la pratique des funérailles est une hypothèse émise par A. Armajani et al. [106] pour expliquer le mal que les nocturnes se donnaient à conserver ainsi leurs morts.
Héliotrope
Du Grec helios (Soleil) et trepein (se tourner). Qui se tourne vers le Soleil. P.ex. : L’humanité est une espèce foncièrement héliotrope. Par extension, désigne une personne qui recherche la vérité.
Heure solaire
Angle du Soleil vu de la Terre du Dessous, se modifiant avec la rotation de la Terre sur elle-même. En se déplaçant autour de la Terre, l’Arcadie compense cette rotation et crée l’illusion que le Soleil est immobile dans le ciel. Il apparaît donc qu’il est toujours la même heure solaire : midi. Mais à la surface de la Terre du Dessous, nous supposons que le Soleil accomplit un trajet dans le ciel, d’un horizon à l’autre, en un temps moyen d’une demi-journée standard. Ce phénomène s’accompagne d’un niveau fluctuant de rayons lumineux qui permet d’estimer l’heure de la journée. Le concept d’heure solaire a vraisemblablement servi de base à l’invention de notre système chronométrique. Voir aussi Chronométrie.
Mort naturelle
On connaît aujourd’hui le concept de mort accidentelle, celle qui guette, par exemple, tout ingénieur de la locomotive. Mais il se produisait autrefois une mort clinique du corps après quelques dizaines de révolutions de la Terre autour du Soleil – la durée exacte fluctuant selon les individus. En ce sens, le corps est comme une machine chronométrique, réglée pour s’arrêter selon sa propre horlogerie interne, que les bloqueurs circadiens servent à remonter.
Nocturne
Du latin nox (la nuit) suivi du suffixe adjectival -urnus. Adjectif qui caractérise tout animal vivant à la surface de la Terre du Dessous. Par métonymie, désigne les humains restés En-Bas ; les Laissés-Derrière ; les croque-mitaines que les parents utilisent pour faire peur aux enfants qui négligent leur travail. Pour une définition de la racine latine, voir Nuit.
Nuit
Phénomène cyclique caractérisé par l’absence du Soleil dans le ciel, résultant en une diminution des rayons lumineux reflétés à la surface des objets. Observable seulement depuis la Terre du Dessous. Le nom de l’heure « minuit » en dérive (littéralement : au milieu de la nuit).
Pupille
Fente qui perce la surface de l’iris et laisse entrer la lumière à l’intérieur du globe oculaire. Si elle est presque imperceptible chez nous, les nocturnes et autres animaux présentaient une pupille bien visible, qui dessinait un cercle noir au centre de leurs yeux.
Soleil
Astre lumineux, autrefois aussi nommé « l’astre du jour ». Même s’il nous semble que le Soleil soit toujours fixé au centre du ciel, il est en mouvement constant dans l’espace. La Terre, elle, est en révolution autour de lui à une vitesse de 29,78 km/s. C’est la période héliosynchrone de l’Arcadie qui maintient le train à une position constante par rapport au Soleil. Voir aussi
Heure solaire.
Sommeil
État de conscience altérée utilisé par les nocturnes et autres animaux de la Terre du Dessous pour se régénérer. Dans cet état, le corps cesse de bouger, mis à part pour accomplir ses fonctions autonomes, ce qui donne exactement l’impression que le sujet est mort. Il arrivait même que l’on pratique l’enterrement par erreur sur des individus en état de sommeil.
Terre du Dessous
Surface théorique de la planète, qui se trouverait à des kilomètres sous l’hyperstructure de l’Arcadie et d’où l’humanité tirerait ses origines. Son observation directe est empêchée par la strate nuageuse caustique. Il est donc impossible, avec les technologies actuelles, de savoir si elle est encore habitable, mais nous espérons que des initiatives scientifiques en ce sens permettront bientôt de le confirmer. •
LE PETIT ESPACE
CONTE POUR EFFRAYER LES PARENTS
RAPHAËLLE BERGERON
compétition de filles bandées droites on joue au ballon capitaine sans ménager les coups de salope
une pelle en plastique rose dans le bac à sable creuse un trou noir j’y lance une barbie nue après lui avoir écarté les jambes
j’arrive en courant à la fin du jour attends la destruction de mes jouets rembourre la cage à chien boite de kleenex et soutif précoce
à l’arrière de la cour d’école un arbre cruel dans sa chair toute la rage de ses ancêtres
sans son consentement les petits garçons défoncent la clôture pour y construire une forteresse de ses branches nues
soyez prudents je souffle bientôt le soleil ne pourra plus le guetter
la nuit le tronc éventré gobe vos corps frêles vos cris à jamais enterrés par le chant des nymphes
je borde une poupée aux cheveux brulés lui chuchote des contes pour effrayer les parents sur le lit de larves qu’ils ont enfanté
chut il ne faut pas la réveiller laissée en pâture aux cauchemars témoin des prières pour mon absolution
endormie elle dévore l’héritage infect impossible à rassasier petite gourmande
j’ai 12 ans à nouveau boucher mes oreilles ne suffit plus pour camoufler les sons des étrangers dans ta chambre j’enfouis le tapage dans ma garde-robe entre les vêtements trop petits pour une femme de 20 ans
recroquevillée sous l’ombre du père je suce la tache de vin sur mon t-shirt winnie the pooh tente d’appeler une autre vie avec le téléphone cassé pété lancé contre le mur de ma chambre
je fugue dans les sentiers de lune hurle à ton ventre avale-moi recrache-moi dans un berceau de cèdre millénaire que la forêt me couve à l’abri de ton sein
tu me dis ingrate je te nomme colère
je m’imagine dormir sur du lichen jouer à cache-cache dans la souche d’une fée cousant d’écorce rouge l’antre de mes cuisses
couchée dans la terre pour faire grandir une autre moi
les vers m’ont dit petite arrête de jardiner
je m’en suis fait la promesse nouée à leur labeur je pousserai
l’argile sur mes trous éternellement cachée dans les balais de sorcière on ne me retrouvera jamais tout pour ne pas finir comme toi obsédée
l’illusion d’échapper à l’œil du chasseur
au village il y a le père paré d’un masque fait de branches mortes il m’a trainée jusqu’à l’aube du monde m’a enseigné les bases de la prédation m’a appris à dépecer les chimères en tirant les pattes pieds écrasant les ailes
je ne chasse jamais seule trier les organes de mes meurtrissures est une sale besogne
mon canif je le donne au premier venu pendue à l’envers je lui montre comment faire battre mon cœur m’ouvrir du ventre au cou sans trop dégueulasser le sol me saigner
disséquée je dissimule mes vilaines pensées dans les entrailles des bêtes
lors des vacances le père près des falaises m’a amenée là où les dames des films se suicident les yeux écarquillés dans le regret de tout ce qu’elles n’ont pu faire
je me suis imaginée tomber tirée par le courant le corps flagellé passage obligatoire vers l’origine de moi
j’ai demandé à la mer laisse-moi choir dans ta fosse avec tes filles qu’elles engouffrent frémissantes de plaisir ma carcasse gonflée par ce qui ne sera pas
fuir vers le fleuve encore froid s’accrocher aux premiers jets dorés surveiller le reflet de mes ecchymoses confiées aux mains des sirènes
retourner vers la terre casque-coquillage sur la tête n’écouter que le son de l’eau le retirer uniquement pour traduire le ruissellement des rivières rouges nées de mon ventre •
L'AVANT-MÈRE
ALICE DUBOIS
tu déterres les boites du placard de ton enfance me fait don des objets : bibelots épingles barrettes
dans un carton tes cahiers d’écolière ton nom surligné en jaune
Marie ce nom de l’avant-mère
je me demande à quel moment tu as cessé de peindre les lettres qui te nomment de lumière
j’empile les clichés aux tons de foin aux rebords frisés par les caresses de doigts
regarde ici c’est moi
ta robe en fleur tes cheveux plus denses plus fous
mon regard se lève je vois ta tête aux mèches fragiles ton teint rosé à motifs de crevasses dures et douces
la tour de papiers glacés grande comme ma quête
Alice
Dubois
tu sors une broderie que tu mettais sur tes épaules les jours de brûlures
ça, c’est moi qui l’ai fait
je t’imagine le dos courbé faire aller l’aiguille une lampe sous tes draps le rêve de briller
cette lueur t’arrive-t-il d’y penser ?
1981 lettre de tremblements
tu quittes le nid d’un trait de crayon qui chambranle tu t’apprêtes à voir l’autre versant tu dis au revoir à ta mère pour en devenir une
Alice Dubois
tu poses ton menton sur mon épaule m’enlaces et nous voyons la même scène
nos corps au plancher l’étalement des objets comme le musée d’une vie
la tienne jusqu’ici gardée dans l’ombre
je ne connais que tes mains qui me soignent tu dis que peut-être l’oubli est ce qui t’a sauvée. •
∞
GABRIELLE CADOT
6h30 du matin, le soleil se lève, les oiseaux chantent pis j’vas au gym.
Le matin, ça va. Des soirées comme hier, je les éteins en me couchant. C’est ce que j’ai trouvé de mieux pour l’instant. J’évite de me laisser aspirer par mon trou noir en lui tirant la plugue ben comme il faut. Si j’pleure, j’me couche. Sauf que, puisque j’bois pus, j’suis debout avant qu’y fasse complètement clair dehors. Étrangement, ça m’dérange pas. Pour tout dire, c’est un des seuls moments où ça me dérange pas d’être toute seule. C’est comme si j’avais encore le droit de m’réinventer, de pas passer à côté de ma vie, de pas toute gâcher encore. J’ai toute la journée pour peut-être me réparer un peu. What a wonderful world comme y disent.
Repeindre la cuisine, devenir végétarienne, apprendre à cuisiner des affaires un peu grano, me mettre au jardinage, remplir mon panier Amazon, lire les livres qui s’accumulent en dessous de la table de salon, m’inscrire à un cours de Zumba, les choker pour bingewatcher Smallville, reprendre l’université, aller écrire dans un café du quartier, vider les bouteilles de fort dans l’évier, essayer de dessiner, me rappeler que j’suis pas ben bonne, prendre un rendez-vous de dépistage des ITSS, plier le linge propre qui traine sur mon lit et dans lequel j’finis par m’endormir, écrire aux gens que j’aime que j’m’excuse, couper des légumes, marcher dehors même si c’est l’hiver, me coller, me faire les cheveux même si j’ai pas à sortir, faire un menu pour la semaine, faire un casse-tête en regardant Gilmore Girls pour la 7ème fois, aller à des ateliers de gestion émotionnelle au CLSC, prendre la décision de lâcher les bars pis de recommencer à enseigner plus, accrocher des trucs sur les murs, acheter une plante, la laisser crever, me laver tous les jours, faire des listes.
Le matin est un univers parallèle de possibles, c’est quétaine de même. J’ai du temps qui me sort par les narines, j’ai beau me moucher, j’suis congestionnée ben raide.
Dans mon élan de vouloir bien faire les choses, j’ai l’intention d’appeler mon père pour lui dire que je l’aime parce que les gens heureux se disent « je t’aime ». J’ai dans mon grand et bon vouloir de lui montrer ma reconnaissance d’avoir été patient par moment, de pas m’avoir crissée dans rue quand que j’y crissais des assiettes su’a tête et d’avoir laissé la porte débarrée quand que je lui criais, le cœur en manque d’oxygène, que j’allais pus jamais revenir.
- Comment tu vas papa ?
- Ah, ça va.
- Tant mieux.
Avec mon père, les questions reviennent jamais d’où est-ce qu’elles sont arrivées. Faut s’introduire soi-même ou la conversation s’arrête là. Avec mon père, le silence est une valeur sûre.
- Ben moi aussi ça va super bien.
- Super ça.
Avec moi, le silence est quelque chose d’asphyxiant, peut-être parce que je suis tombée dedans quand j’étais petite et que j’pensais m’noyer. Va savoir, mais je m’empresse de lui dégueuler quelque chose qui pour moi pourrait ressembler à un « je t’aime ».
- Tsé papa, j’pense que des fois t’es quand même un bon père.
- T’as quelque chose à me demander debord pour être fine de même ? C’est clair.
C’est à son tour d’être inconfortable. Il répond vite, sans penser à ce qui pourrait être tranchant. J’inspire, à la recherche d’un peu de patience. J’ai pris la décision d’être heureuse. J’ai pris la décision de me lever tôt comme les tits ouéseaux. J’ai pris la décision de pus péter de coche. Ouverture, bienveillance pis toute, pis toute.
- Tu t’rends compte que c’est un peu insultant, ce que tu m’dis papa.
Je suis calme, je suis fière de moi. Exercice de visualisation, je suis dans l’bois ou sur le bord de l’eau. Je bois pus, je dors pus, mais j’ai de l’énergie. Je. Suis. Heureuse.
- Pourquoi tu m’appelles debord ?
- Pour te parler, c’est tout !
- Tu dois te sentir seule en osti pour m’appeler sans avoir rien à m’dire.
J’essaye de me faire à croire que c’est facile, parler avec mon père. J’fais semblant pour que ça fasse vrai. J’ai un bagage de comédienne que j’mets en pratique. Je fais comme les autres, les autres savent se parler sans s’attaquer. Les autres parlent au Je. Je parle au Je. Je vais bien. Je suis heureuse. J’ai arrêté de boire.
- Depuis combien de temps.
- Hum… quelques semaines…
- Combien de semaines ?
- Trois semaines genre.
Y’éclate. Dans le téléphone, son rire m’écrase dans les coussins du sofa pis m’arrache l’épine dorsale Son rire Pinball en moi, me fracasse les parois en fausse rémission et j’arrive pas à gagner. Une machine à boule lumineuse, furieuse dans le cerveau, ou tout comme. J’ai envie de disparaître. J’raccroche et j’glisse du sofa comme une coulée de lave qui se répand, et je pleure, je pleure de fondre de même. C’est rendu que même en plein jour, le noir prend toute la place. J’cherche l’air qui ne vient pas. La panique prend le dessus et mes neurones court-circuitent pour de bon. J’arrive pus à penser à autre chose qu’à l’état dans lequel je suis. Cet état qui arrive sans prévenir et qui me submerge, encore, qui se permet de prendre tout l’espace que ça me prend pour exister. Je suis prisonnière de cet état fulgurant, indomptable, qui revient toujours en boucle. C’est le cycle que j’arrive pas à briser, qui me laissera jamais sortir des sentiers que j’ai déjà battus trop de fois en marchant en rond, sans avancer. Cette sensation me laisse le goût terreux dans le fond de la gorge que j’ai pogné, à tout jamais. J’ai les pieds qui, à force de tourner en rond, de piétiner à même place, me creusent un tombeau. J’m’enfonce. Je perds de vue l’horizon et toute attente de le revoir. Voilà ce que je suis, quelqu’un d’enterré vivant par soimême. Et quand je me mets à penser à ça, je panique. J’suis juste ça partout dans mon corps. Sortez-moi de moi, faudrait que je prenne du recul. Ça me tente pas. J’suis bien dans ma boue.
Fusion de patterns automatiques. Je fais un avec ce qui explose, résultats catastrophiques. J’étouffe, je meurs là, je pleure trois heures en petite boule sur le plancher du salon, je m’éteins tranquillement. Pathétique, j’ai les fluides qui se mélangent, sortent de tous mes orifices, miroir, laide, vomir, pattern, expulser le pathétique, shot d’adrénaline. Mes ongles s’enfoncent dans ma peau, la salope, parce qu’elle m’empêche de m’évaporer et de crisser mon camp de moi. Je suis de trop dans mon corps, y’a pus de place, j’respire pus. Shot d’adrénaline.
J’ai tout jeté. J’ai pas la force ni la face de sortir de chez nous, d’aller au dépanneur, d’affronter les gens au soleil dans son zénith qui transperce de tous bords. J’réussis à me lever. J’zigzague dans l’appartement en m’assurant de me déposer le front sur chaque mur. J’ai besoin de me raccrocher au tactile. La réalité m’échappe, mon être est en chute libre. Chaque fois que je croise une surface, j’y écrase mon front, chaque fois avec plus de conviction, chaque fois avec plus de force. J’entends la réalité résonner quelque part dans ma tête, pas trop loin. Je m’arrête. J’arrive à respirer, un peu, à m’apaiser, ma joue se fond à la fraîcheur de la vieille peinture jaunie, accentuée par la lumière qui rentre par ma seule et minuscule fenêtre. Je m’souviens maintenant que j’ai pas tout jeté, que j’ai oublié quelque chose. J’me rappelle la caisse dans le sous-sol. Cette image parasite m’apaise d’une traite. Ma voisine avait essayé de faire son propre vin et avait échoué. Dans un élan de charité, je lui en avait débarrassée parce que, de l’alcool tsé. Au sous-sol. Je descends les marches, lentement, en caressant les murs de la descente d’escalier. J’évite de rompre le lien qui me rattache encore au monde, mes doigts m’en empêchent, s’accrochent comme y peuvent à chaque paroi que j’croise.
Gabrielle
Cadot
Cette soirée-là, tout prend le bord, les efforts, les remises en question, l’autocompassion. J’bois une première bouteille et demie, le chagrin au bord des lèvres, et vomis. J’bois le reste de la deuxième bouteille en m’arrangeant pour sortir, en essayant de camoufler mes yeux en naufrage au milieu d’un néant qui se maquille. J’me fais vomir une deuxième fois pour expurger les restants de mélancolie, belle nuit, me revoilà! J’me brosse les dents pour continuer à boire avec des gens dont j’me rappellerai pus le lendemain, et j’vomis une troisième fois, la porte ouverte dans le bar, à quelque part dans mon obscurité. J’ai perdu ma trace en marchant vers L’Espace Public, le reste appartient à quelqu’un d’autre. J’ai fait comme si j’étais pas là, j’ai tout oublié. Sauf que la culpabilité, elle, elle est toute à moi, juste pour moi. J’y ai mainmise. Le lendemain, lorsqu’on me racontera ma soirée par texto, j’aurai honte, j’me sentirai coupable et j’sortirai pus du lit pendant 3 jours, j’mangerai du kraft dinner ou j’commanderai du resto à chaque jour, j’répondrai pus à personne et je voudrai disparaître.
Le temps des univers parallèles est fini. •
AUX FAISEUSES DE MARÉES
FLORENCE SABOURIN-SIMARD
PLOC.
Ça fait ploc quand ça tombe.
C’est une chute, une sortie de scène. Elle se voit cachée sous les jupes (ces rideaux fermés).
PLOC, ça coagule
et huile la roue qui précède ma mère et ma sœur. C’est rouge sur beige ma peau faille (la fin de la promesse d’étanchéité).
Ploc est un nouveau rouge, un rouge sur gris. Le gris tacheté des toilettes publiques qu’on pousse en accueillant la bouffée froide de l’eau de cuvette. J’ai 13 ans et je dois mon salut à la chasse d’eau, à la poubelle qui vient d’apparaitre devant moi, et à ma sœur.
PLOC, c’est le jour de sentir.
Pas encore le jour d’en tomber, d’en vomir, de recracher les deux advils qui n’arrivent pas à maquiller mon identité poisseuse et chaude.
Pas non plus le jour de négocier mon corps avec le garçon de l’autre côté de la porte qui me dit d’enlever le silicone et de le remplacer par le chlore et le coton parce que le risque de la succion, de me déloger, de perdre le cuivre et de créer un intrus au fond de moi est beaucoup trop grand, beaucoup trop grand pour les hommes.
C’est le jour de cueillir l’indice, de chercher le rouge ou le bleu et d’y mettre le plus de blanc possible
c’est une entrée en coulisse
Florence
Sabourin-Simard
PLOC
ma sœur dit – t i r e tout d’un coup attention il faut trouver l’angle tu n’es pas carrée
droite
plastique
(morte)
je dis – ce n’est pas pour moi toutes ces cachoteries
le début c’est la fin première conclusion déjà écrite sur ma peau ma grand-mère pense : la plus jeune est une femme en oubliant le sang et les fleurs qui bordent l’élastique de ma culotte rose elle dit – oui celle-là cet après midi
une sorte de bourgogne les cousines ça fait déjà longtemps
la grande passe à la pharmacie je fais des biscuits
je pense bien oui
c’est ce qu’il m’a dit mais je ne sais plus si j’ai encore ça quelque part chez moi et il va comment Gabriel ?
ma mère patch sa ménopause sur son ventre à tous les soirs repousse les bouffées de chaleur la migraine de ne plus pouvoir enfanter ma sœur me tient la main enlève son stérilet
je suis la fin d’un cycle ce temps volé (à toutes nos enfances par Ève par mes sœurs)
face aux boites à la pharmacie mon père m’a oubliée devant trop de couleurs
ça flotte dans ma tête
c’est parade
(métamorphose)
encrier sur robe blanche
la laideur devenue bleue
(première écriture)
on m’étale au grand jour (neutre et belle encrée d’azur) mon intérieur tachera vos jeans et les craques sous les ongles comme le crayon éclate dans la poche
je cherche au fond de moi le réceptacle de ce qui ne bouge plus PAK ça cogne contre mes oreilles
je crie à ma sœur –je voudrais qu’on m’arrache l’intérieur
retrouver la douceur de ma peau CRAK qu’on me mette sur pause (je n’en veux pas de ce silicone plié en deux qui stagne qui ne devient pas tout petit pli prêt à être oublié)
je veux voir la mer reprendre ses lunes étaler son drap tirer les rideaux me chuchoter la mort ou le jour
(le temps retrouvé)
je suis une enfant gâtée qui ne connait pas la durée ni le prix des crampes et des points noirs qui claquent devant mes yeux
ma sœur me flatte les cheveux dit –attention le renversement est généralement soudain
la coupe pleine la deuxième fois – déjà fini le plastique et le chlore (c’est elle qui l’a dit)
je n’ai jamais su quoi faire de tous ces débordements incapable de laver la tache les doigts morts dans l’eau froide
je voudrais cuir mes violences au soleil, me filtrer par le jour, faire un drapeau de ces mains bleues
mais je ne suis pas assez grande alors je joue
à cache-cache avec les écailles perdues au fond de ma culotte
petit objet magique de métal et de spasmes en continu je découvre la paix de mes draps roses et de celui qui s’y couche
quelque part mon stérilet hurle que lui aussi retrouvera lumière
(je les connais les fils tout au fond nous savons nos limites un jour ils sortiront me puniront de mon manque de pudeur
se fraieront un passage jusqu’à ma gorge se vengeront de tous ces jours empruntés)
et je dirai – je vous salue grand-mère pleine de dignité (cette honte première) pardonnez mes sexes pardonnez mes sœurs nous n’avions rien d’autre à faire que d’y jeter des cailloux
au grand soleil
je retrouverai nos traces de paix, ferai une fille de ces journées mortes
nous brulerons les rideaux ferons de la scène notre maison
réchaufferons le dehors une tache à la fois
nous réparerons le temps, ferons des jours de ces nuits qui nous portent en secret. •
JE TE VOIS LILAS
MARIE-PIER FRENETTE
Je récolte ton regard au bord du fleuve. Le Saint-Laurent me tend poliment des fragments de verre. À mes pieds scintillent des iris pris entre des paupières sablées.
Je me souviens comment le sable a recouvert tes si jolis yeux la dernière nuit.
La marée basse dévoile d’autres morceaux de verre échoués. Brun, vert, bleu. Le soleil les fait scintiller. Je voudrais tous les récupérer. Mais on ne sait jamais. Peutêtre attendent-ils la visite prochaine d’un être aimé. À moins que repose ici un cimetière de regards oubliés. Je me retourne pour observer ton ancienne résidence, du haut de la colline. Je sais que là-bas, dans chaque chambre, vivent des êtres effacés. Tu étais celle qui récoltait leurs mots, leurs souvenirs et leurs pensées. Tu les gardais précieusement au creux de tes mains lorsque les visites se faisaient rares.
Tu étais un être de mémoire
Lorsque je vois des lilas
Je pense à toi
Tu étais la plus belle des fleurs. Même l’hiver, des effluves de printemps émanaient de toi. Par la fenêtre de ta chambre, nous pouvions observer le fleuve gelé se briser. Tu aimais regarder les paquebots. Ça te calmait. Peu importe la blancheur du décor, de ta chambre, de tes cheveux, de ta peau, je te voyais lilas. Il y avait ces lettres que tu nous envoyais, écrites sur un papier mauve, et l’ombre à paupières violette que tu appliquais lors des grandes occasions. Il y avait aussi le bouquet d’œillets blancs et d’iris que mon père, ton fils, t’apportait lors de nos visites. Ton parfum à la lavande. Tes ongles mal manucurés aux reflets pourpres. Ta chemise blanche avec une tache de vin séchée.
Tes cernes creusés
Tes mouvements maladroits. Tes courtes absences. L’incendie dans ta résidence. Tes souvenirs brûlés. Les boîtes remplies de cendres. Ta nouvelle chambre. Ton sourire effacé. Ta fatigue. Tes journées au lit. Tes rideaux fermés.
Je dépose les lilas sur ta pierre
Lorsque tu es partie, mon père s’est acheté un chalet au village. Chaque fois que je viens m’isoler ici, nous sommes réunis. Du ciel jusqu’aux racines de cette terre, tu incarnes le village entier. J’ouvre les rideaux du salon. La lumière de l’aube m’éclaire comme un bon matin que tu me murmures. De la fenêtre, je peux voir le fleuve au loin respirer.
L’horizon est une photo de toi
Je m’installe sur ta chaise berçante et commence à écrire. Ces derniers temps, je rédige des ébauches de poèmes. C’est la première fois. C’est maladroit. Je pense à toi.
Si un jour j’écris de la poésie, tu y seras. Au coin d’un mot, dans le blanc d’une marge, dans le silence suivant le dernier vers.
Et si un jour j’oublie
Si tu te retrouves dans un coin refoulé de ma tête
Sache que je t’immortalise sur papier
Lorsque je me prétends poétesse
Marie-Pier Frenette
Si je pouvais te faire revenir
Je te ferais de soie et de dentelle
Je te boutonnerais de perles
Je garderais les faux plis de ton tissu, parce que sur ta peau, il n’y avait rien de plus beau que les rides au coin de tes yeux. Tu ne les aimais pas. Pas plus que celles au coin de tes lèvres. Pourtant, elles m’étaient chères. Elles me rappelaient ton sourire lorsque ton visage s’éteignait. Tes mains ridées, les plis dans ton front ; je pouvais lire entre tes lignes tes récits passés. J’y voyais une grand-mère, une mère, mais surtout une petite fille. C’est ce qui m’a le plus déstabilisée cette dernière nuit.
Tu pleurais comme une enfant
Tu me manques tellement
Sur la table en bois du salon, j’éparpille les morceaux de verre poli trouvés le long du fleuve. Ils étaient si jolis et rayonnants sur la rive, ici ils me semblent fades. J’en saisis un, passe mon pouce sur ma langue puis caresse de mon doigt le fragment vert lime. Au contact humide, il s’assombrit et redevient de la couleur émeraude de tes yeux.
Je retrouve ton regard
Je ravale un sanglot avant de saisir tous les morceaux de verre et de les enfouir dans mes poches. Je sors du chalet sans même barrer la porte. En peu de temps, je me retrouve au pied de ta résidence. Je continue mon chemin derrière l’immeuble, puis descends la colline grâce à un sentier que nous avons formé avec le temps. J’arrive près du fleuve. La marée est haute. L’eau recouvre mes chaussures et chatouille mes chevilles. Si je ferme les yeux, je crois t’entendre respirer. Le vent replace mes cheveux décoiffés. Je t’imagine les brosser. Quelques oiseaux chantent. Je t’entends fredonner.
Je sors de mes poches les fragments de verre, m’accroupis et laisse ma main pleine à craquer choir au sol. Pour un instant, je te rends tes yeux. Tu me regardes à travers l’eau. Mais ma main refuse de te laisser partir. Il est encore un peu trop tôt.
Au loin passe un paquebot •
COMITÉ ÉDITORIAL
Gabrielle Legault
Luce Forest Soucy
Mariève Perrault Rocheleau
Victor Aymé Lesage
RÉVISION LINGUISTIQUE
Adèle Beauchamp
Delphine Chagnon
Guillaume Beauchesne
ARTISTE EN RÉSIDENCE
Valeriia Zizova
DESIGN GRAPHIQUE
Janelle Pi
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