A travers l'image

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Université Paris VIII – Vincennes/Saint-Denis UFR Arts, philosophie et esthétique Département de Philosophie Master de recherche « Philosophie et critiques contemporaines de la de la culture » directrice de recherche : Antonia Birnbaum

A travers l´image Une enquête sur la « portée réelle de la photographie » avec Walter Benjamin

Stefanie Baumann N° d´étudiant 198454


« Il fallait que nous soyons capables, en somme, d´un « partners in crime » philosophique » Guy Lardreau

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Plan

I. Avertissement……………………………………………………...….p. 4

I.bis Préambule……….………………………………………………....p. 7 Maintenant/autrefois… …………………………………………….…….p. 11 Injonctions……...……………………………………………………..…...p. 13 Indices ………..……………………………………………………...…….p. 14 Retracer…………………………………...…………………………..……p..15 Inventorier……………………………………………………………..…..p. 19

II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier……...….…p. 22

Le crime et son lieu……….……………………………..………p. 23 Où est le crime ?……………………………………………………….p. 23 Le lieu et son crime……………………………………………………p. 27 Récits policiers..……………………………………………………….p. 31 Indices…………………………………………………….…………….p. 34 La photographie et l´ indice….….…………………………………..p. 39 Du « partners in crime »……….……………………………….……p. 43 Connaissances et inventaires……….………………..…….….….p. 47 L´inconscient optique…………………………………………….….p. 48 Inventaires…………………………………………………….….…..p. 55 Mémoire et photographie………………….…………………..……p. 60

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III. Objectifs et tribunaux...…………………………………………..p. 63 Objectifs / cadres…………………………………………………......p. 64 Atget………………………………………...………………………….p. 64 Petites histoires de la photographie…….…………………………p. 68 L´aura…...…………………………………………………………… p. 72 Authenticité/Echtheit………...……………………………………...p. 77 Aura et photographie……..………………………………………...p. 81 Tribunaux ………………..……………………………………p. 87 Le tribunal renversé………………..………………………………..p. 89 Construction/démystification vs. réclame/association…………..p. 96

IV. Mise(s) au point et suite………………..………………………..p. 102

Bibliographie……………………………..………………………….p. 109

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I. Avertissement

« Chez Benjamin, le salut ne vient en vérité que là où il y a danger . » 1

S´approcher des textes et, avec cela, de la pensée de Walter Benjamin, se révèle vite être une expérience particulière – non seulement parce qu´il tresse dans ses écrits un champ très vaste et complexe. Ce qui frappe aussi est que le lecteur est appelé, à son tour, à trouver sa position face à eux. Et c´est cette position qui va déterminer les connaissances qu´on peut en retirer. Ma première lecture de Benjamin m´a, avant tout, rendue confuse. J´étais impressionnée par la densité conceptuelle et par la structure insolite des textes. sans pourtant arriver à me situer.Je m´attendais à suivre une pensée sur la photographie – car c´étaient ses textes ayant pour objet ce médium qui m’intéressaient– et d´un coup, je suis tombée sur des phrases qui, mine de rien, renversent tout un système de pensée. J´avais souvent le vertige, à vrai dire. Le point de départ de ce mémoire se trouve dans cette incapacité de discerner le « point » et dans cet étonnement que j´ai ressenti en me rendant compte que ma lecture m´a menée à repenser toute une constitution de critique. Il me semblait que cette « manière de faire » communiquait quant à elle des connaissances. La pensée qui s´articule au travers de cette structure n´est pas linéaire : il s´agit plutôt de centres, de concentrations de concepts dont les éléments sont autant intimement liés que particuliers dans leur constitution. Comment saisir cette écriture ? Ou bien : comment cette écriture saisit-elle les choses ? Dès lors, l´enjeu était pour moi de trouver une grille, un objectif permettant de m´approcher de la texture et de la structure de ces pensées dans leur richesse. Avant tout, il fallait donc chercher un angle de vue.

Adorno, Introduction aux « Écrits » de Benjamin in : Sur Walter Benjamin, p. 55 5 1


Je me suis demandé comment je lisais ces textes. Intuitivement, je pensais à un récit policier. Tout y était : des faits inachevés et curieux, la poursuite de suspects, la recherche de pistes dans le moindre détail. Au lieu de développer des concepts abstraits, d´opérer de façon déductive, suivant une méthode prédéfinie, il me semble que Benjamin les rejoue, c´est-à-dire que ses concepts, dans leur forme particulière, apparaissent à travers sa pensée des choses. L´enjeu est d´entraîner son regard afin de le sensibiliser aux indices et aux discontinuités, trouvés en dépliant des images qui se donnent à voir, bref : aux occurrences et objets non pas aussi ordinaires et évidents qu´ils le paraissent au premier regard. « L´histoire montre son insigne de Scotland Yard»2, dit Ernst Bloch à Benjamin pendant une conversation sur son projet de passages, formulant ainsi que, chez Benjamin, l´histoire, son écriture et sa conception, ne peuvent être innocentes. Nous allons voir pourquoi. Dans le cadre de ce mémoire, nous allons donc suivre un penseur qui n´est pas seulement la source de la trame de ce travail, mais aussi lui-même une sorte de détective, afin de connaître son mode de travail et ses champs d´intérêt. C´est cela notre premier axe – conceptuel, formel et thématique: nous allons mettre en place un partners in crime.

Pour cela, il est

nécessaire de chercher des informations partout, c´est-à-dire sans cadre prédéfinissant leur importance. Comment savoir par avance ce qui, dans la totalité des éléments, va finalement être la clé permettant d´élucider le crime ? Il faut donc s´arrêter aux détails, les déplier, examiner minutieusement les indices et inventorier encore et encore l´ensemble des informations afin de trouver leur logique propre. On le sait : le détective doit être capable de remettre en question toute sa conceptualisation à chaque moment où un nouveau donné vient la transformer de l´intérieur. Ou, pour le dire autrement : il faut qu´il soit prêt à repenser , voire à réviser son travail à partir des données concrètes, sans perdre de vue son but : élucider un crime. Or, ce n´est peut-être pas dès le début qu´il sait en quoi consiste ce crime. Au début, il y a son intention de rendre justice. formule de Bloch pendant une conversation avec Benjamin sur le livre des passages ; cité dans Paris, capitale du XIXe siècle, p. 480 6 2


« [Q]u´on élucide un crime ou qu´on clarifie une pensée, c´est toujours le même sens épistémique de la vision, la même métaphore optique de la connaissance qui est à l´œuvre. »3 Pour Benjamin, la connaissance (historique) se révèle dans l´image dialectique ; certains parlent même du « caractère imagé »4 de sa pensée. Ce n´est donc pas sans raison qu´il s´intéresse à la photographie. Notre second axe est constitué par la photographie, plus précisément sa « portée réelle »5, comme Benjamin dit, voire les « injonctions que recèle son authenticité »6, qui s´immiscent à travers les questions historiques et philosophiques. Car cet énoncé me semble loin d´être évident. Comment peut-il avoir des injonctions dans l´authenticité ? Qu´est-ce qui est authentique en photographie ? Comment lire des images de façon cohérente ? Or, la photographie n´est pas uniquement notre « objet », donc au centre de notre intérêt. C´est aussi à partir d´elle que nous allons saisir les contextes multiples et hétérogènes dans lesquels elle s´inscrit afin de discerner les transformations de la perception et de la société qui se sont mises en place avec l´invention de la photographie. Et, enfin, notre regard tente lui-même d´être, par moments, photographique, en ce que nous allons focaliser des éléments, mettre au point certaines occurrences et développer, à partir de là, des images de ses alentours. Nous allons donc aussi regarder à travers la photographie. Avant de commencer l´investigation, il est nécessaire de remarquer que quelques textes qui nous intéressent ici existent en plusieurs versions - par exemple « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique » est une version ultérieure du texte « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée »- ou en plusieurs traductions. Dans le cadre de ce mémoire, je vais préciser la source exacte dans les notes.

Sauvanet : La cruauté du concept in : Philosophies du roman policier, p. 41 voire p.ex. chez Adorno : Introduction aux « Écrits », de Benjamin, op. cit., p. 50 5 Benjamin, Petite histoire de la photographie in : Œuvres II, p. 298 6 ibid., p. 320 7 3 4


De plus, j´aimerais remercier vivement Antonia Birnbaum pour son soutien inlassable à tout moment, ses remarques critiques, son incessant engagement, et, bien sûr, la confiance qu´elle m´a accordée. Un très grand merci aussi à Yan Le Borgne et Diane Cohen pour leurs encouragements, leur patience, leur aide et nos discussions enrichissantes.

Ibis Préambule

« La pensée n´est pas seulement faite du mouvement des idées,mais aussi de leur blocage. Lorsque la pensée s´immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade. L´historien matérialiste ne s´approche d´un objet historique que lorsqu´il se présente à lui comme une monade. » 7

Ce mémoire trouve donc son point de départ dans certains écrits de Walter Benjamin, principalement, mais pas exclusivement dans ses textes ayant explicitement pour sujet la photographie. Cet accès à la pensée benjaminienne, qui est, elle, à la fois une conception de la photographie en tant que médium spécifique et une pensée de ses contextes multiples et inscriptions dans des champs hétérogènes, est censé rendre visible une figure de pensée spécifique. Nous tentons de faire le pas avec lui, pour ainsi dire, pour en discerner certains enjeux qui se montrent à travers sa démarche. Car la photographie, en tant qu´objet singulier ainsi qu´en tant que produit technique et social, est, chez Benjamin, située au centre d´une réflexion philosophique complexe qui s´articule à la fois dans des perspectives esthétiques, historiques et épistémologiques. Mieux: cette concentration sur « la portée réelle » de la photographie rend en même temps

7

visible

comment

des

aspects

esthétiques,

historiques

et

Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Œuvres III, p. 441 8


épistémologiques se superposent et s´entrecroisent réciproquement dans la pensée de Walter Benjamin. Partir d´une certaine organisation de la pensée chez Benjamin, cela ne veut pas seulement dire écrire sur lui, donc se retrouver dans une position supérieure, tel un regard aérien qui rend visible la structure d´une ville. Il s´agit aussi de viser des lignes de fuites possibles sous des angles de vue différents – par balayage, sous un « hypergone », « macro » et d´autres objectifs. Je vais alors emprunter certains chemins de pensée conçus par lui, en passant par d´autres champs conceptuels et matériels, afin d´élucider des perspectives ouvertes par ses textes dans leurs tensions inhérentes et connexions réciproques avec d´autres champs. Dans ce sens, nous l´avons déjà insinué, retracer des voies proposées par Benjamin à partir d´un centre veut dire : lancer une enquête. Pour commencer à encadrer ce point de départ de l´investigation, il me semble important de souligner que Benjamin est loin d´écrire une théorie explicite de la photographie, extraite d´une conceptualisation plus générale de la pensée et qui ne touche pas à d´autres champs : au contraire, la photographie fait partie d´une telle conception, y est même intimement liée et la transforme de l´intérieur. Et c´est justement cela la ruse de Benjamin. C´est en prenant en compte cette conception complexe et hétérogène à travers la photographie que la lecture de ces textes va nous mener plus loin, voire jusqu`à la découverte d´un lieu de crime. Car son regard visant des photographies concrètes n´est pas désintéressé. Loin de là : il y cherche des indices et des tensions avec leurs alentours. Sinon, comment comprendre un matériau sans se poser en même temps la question, fut-ce implicitement, de son inscription à la fois dans un certain contexte social et politique et dans l´organisation de cette pensée qui s´en charge ? Sans le considérer à la fois comme produit matériel et idéel et comme résultat d´une certaine perception et conception qui l´a rendu possible ? Sans, enfin, s´interroger sur sa position à lui, sur l´angle de vue sous lequel ces objets-là apparaissent de cette façon, et dans quel but ? 9


« Celui qui fouille dans le passé, comme s´il s´agissait d´un fourre-tout d´exemples et d´analogies n´a pas même idée de combien de choses, à un moment

donné,

dépend

son

actualisation

(Vergegenwärtigung). »8

Benjamin, bien conscient que « l´histoire est l´objet d´une construction, dont le lieu n´est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d´ « à-présent » »9, prend explicitement position. C´est lui qui cherche le contact avec ce matériau qui relève d´un passé parce que ce matériau-là, en tant que constellation surchargé de passé, le regarde et lui donne à penser. Il est concerné par ces photographies parce qu´elles communiquent une connaissance qu´elles seules sont capables de transmettre. Ainsi, elles lui servent dans son enquête. Au détective, il importe peu que son matériau entre « par définition » dans un cadre pré-déterminé, clos – par exemple un contexte dit artistique ou scientifique – ce qui importe, c´est ce que ce matériau-là révèle quant à lui. Pourtant, il est important de remarquer qu´un détective, en s´engageant à élucider un crime, essaie de remonter dans le temps, dans la mesure où cet acte dit criminel est déjà passé au moment où l´investigation commence. Il a donc affaire à l´histoire, mais dans cette histoire, il est en même temps impliqué ; c´est même quant à cette histoire qui reste à élucider qu´il fait son travail. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé »10, dit Benjamin. Ce qui importe serait plutôt leur rencontre dans l´image dialectique, les seules qui « sont des images authentiquement historiques, c´est-à-dire non- archaïques. »11 Au lieu du crime, présent et passé sont embrouillés, pour ainsi dire ; le crime, l´acte passé, y demeure encore, mais le maintenant, la présente investigation qui vient de commencer, s´y superpose. Or, ce qui est à élucider, c´est justement le crime qui a eu lieu à cet endroit – c´est donc à partir de l´image qu´il donne à voir, à partir de la Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, (Ms. 471), p. 452 9 Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept d´histoire », in : Œuvres III, p. 439 10 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 479 11 ibid. 10 8


constitution du lieu même, que le travail peut trouver un commencement. « Une image […] est ce en quoi l´Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d´autres termes : l´image est la dialectique à l´arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l´Autrefois avec le Présent est dialectique : elle n´est pas de nature temporelle, mais de nature figurative (bildlich) »12. C´est peut-être une des raisons pour lesquelles Benjamin s´est intéressé « aux questions historiques ou, si l´on veut, philosophiques »13 de la photographie : elle aussi est « instantanée », et elle aussi est image arrêtée, offrant à la vue un « continuum spatial »14 ; une constellation immobile à déployer, un champ délimité dépliable.Ainsi, il découvre dans les photographies de plantes agrandies au maximum de Karl Bloßfeldt ce qu´il appelle l´« optisch Unbewußtes » (« inconscient optique » ou « inconscient visuel » selon la traduction). Et les, les personnes « ordinaires » dans leur contexte social, photographiées par August Sander montrent à leur tour la possibilité d´une « photographie comparée : une photographie dépassant le détail pour se placer dans une perspective scientifique »15, comme Döblin l´écrit. Ce sont ces photographies qui lui font voir ce qu´elles sont capables de saisir. Benjamin-détective lance l´enquête sur ces connaissances en étant sensible à ce qu´elles lui transmettent, sachant que l´accès à cette connaissance se concentre potentiellement dans le moindre détail. Maintenant/ autrefois Qu´est-ce que font voir ces images dialectiques, ces constellations immobilisées lors du choc subi par la rencontre du « maintenant » avec « l´autrefois », les seules permettant une connaissance « authentiquement historique » ? Comment mettre en contact un « maintenant » avec un

ibid. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 296 14 Kracauer, La photographie, p. 191 15 cité de Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 314 12 13

11


« autrefois » ? Benjamin-l´observateur se laisse prendre au jeu avec son matériau. Il ne peut écrire sur un matériau – comme la photographie en est un pour lui - parce qu´il ne se trouve pas « au-dessus », détaché de lui. Kracauer décrit sa démarche ainsi : « La différence entre la pensée abstraite habituelle et celle de Benjamin sera donc : tandis que la première lessive la plénitude concrète des objets, la deuxième s´enfouit dans le taillis du matériau pour en déployer la dialectique de son essence. [Der Unterschied zwischen dem üblichen abstrakten Denken und dem Benjamins wäre also der : laugt jenes die konkrete Fülle der Gegenstände aus, so wühlt sich dieser ins Stoffdickicht ein, um die Dialektik der Wesenheiten zu entfalten.] »16 De là sa position à l´intérieur du matériau qu´il s´engage à examiner : il ne le considère point comme déjà défini, comme objet ferme déjà classé et ainsi soumis par définition à un « ordre » extérieur. Loin de là – il cherche ce qui, dans ses matériaux, est censé échapper au regard désintéressé. Tel le travail criminologiste, il pénètre d´abord dans ses matériaux pour capter les enjeux dont ils relèvent. C´est donc lors son investigation que Benjamin-détective élucide les indices parmi les objets trouvés, en les examinant tous minutieusement. Ou bien, pour le dire avec Benjamin qui cite à cet égard Goethe : il s´agit d´un « empirisme plein de tendresse, qui s´identifie très intimement à l´objet et devient de la sorte une véritable théorie. »17 Entrer dans ce taillis, ou dans ce qui s´est cristallisé en constellation « surchargée de tensions », devient possible quant à l´immobilité de cette « monade »18 qui s´est cristallisée suite au choc que Benjamin lui a fait subir en coupant le fil du temps, la chronologie bien-aimée par l´historicisme qui y voit une histoire de progrès. « C´est seulement quand le déroulement historique glisse entre les doigts de l´historien, tel un fil lisse, qu´on peut parler de « progrès ». Mais s´il s´agit d´une corde très effilochée Traduit par moi à partir de Kracauer, Zu den Schriften Walter Benjamins in : Das Ornament der Masse, p. 250/251 17 Goethe, Maximen und Reflexionen, n° 509, cité par Benjamin in : Petite histoire de la photographie, op. cit, p. 314 18 voire la note 5 12 16


et déliée en mille mèches, qui pend ainsi que des tresses défaites, aucune de ces mèches n´a de place déterminée, avant qu´elles ne soient toutes reprises et tressées en coiffure. »19 C´est donc ce qu´Adorno a appelé la « monumentalité de momentané »20 (« Monumentalität des Momentanen ») qui, pour Benjamin, est la source d´une connaissance historique spécifique. « Articuler historiquement le passé signifie : discerner ce qui, dans ce passé même, sous la constellation d´un seul et même instant, le rassemble. C´est dans l´instant historique, et uniquement en lui, qu´est seulement possible la connaissance historique. Mais cette connaissance dans l´instant historique est toujours elle-même la connaissance d´un instant. En se ramassant dans la forme d´un instant – d´une image dialectique - , le passé vient alors enrichir la mémoire involontaire de l´humanité. […] La mémoire involontaire de l´humanité délivrée, ainsi faut-il définir l´image dialectique. »21 Il s´agit donc d´une connaissance historique à travers une perception sensible. Le dispositif nécessaire pour saisir cette connaissance est constitué par l´arrêt, l´immobilité de l´image. Or, pas toutes les images sont de la même façon dialectiques, c´est-àdire saturées de tensions inhérentes. Ceci vaut aussi pour les photographies : il y en a qui rendent possible de saisir une dialectique inhérente de l´instant qu´elles font voir, mais pas toutes le font en cohérence avec leurs propres conditions de production. Accéder à cette connaissance sensible demande donc une certaine utilisation et du côté du photographe, donc de la technique photographique même, et du regardeur, donc du contexte.

Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, p. 445 traduit par moi de : Adorno, Einleitung zu Benjamins Schriften in : Noten zur Literatur, p. 571, parce que la traduction proposée par Christophe David in : « Sur Walter Benjamin », p. 46 (« caractère monumental qu´il confère à l´instant ») me semble enlever la radicalité des mots d´Adorno 21 Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept de l´histoire », in : Écrits français, p. 444/445 13 19 20


Injonctions On voit bien : la photographie qui, pour Benjamin, a de l´intérêt, n´est pas celle qui élude « l´authenticité de la photographie » comme le fait, selon lui, « la pratique du reportage, dont les clichés visuels n´ont d´autre effet que de susciter des clichés linguistiques »22, ni une utilisation de ce médium qui renvoie à un culte qui la met à son tour à son service. Il parle d´une utilisation de la photographie conforme à ses conditions techniques (le dispositif photographique, mais aussi sa reproductibilité), donc répondant au « mode de perception » transformé depuis que « [l]´action des masses sur la réalité et de la réalité sur les masses représente un processus d´une portée illimitée, tant pour la pensée que pour la réceptivité. »23 Et il parle également des « injonctions [Weisungen] que recèle l´authenticité de la photographie»24. Comment comprendre ces « injonctions » ? Qu´est- ce que cette photographie est capable de saisir ? Et comment une photographie peut-elle « transmettre » ou communiquer une connaissance ? Sous quelle forme estce que cette connaissance peut être saisie ? Dans le cadre de ce mémoire, je vais essayer d´élucider ces « injonctions que recèle l´authenticité de la photographie », donc l´utilisation de ce médium par les photographes et son inscription dans un contexte. Indices Comment « lire » une photographie ? Une photographie peut être décrite comme un procédé de mémoire en ce qu´elle se prête à enregistrer et sauvegarder, donc à extérioriser et mémoriser un réel qui, au moment où l´image est développée, est déjà irréversiblement passé. De là son rapport spécifique au « temps ». Elle relève donc d´un instant - ce moment précis

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée in : Écrits français, p. 183 24 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320 14 22 23


de la prise de vue, qui se trouve, pour ainsi dire, « matérialisé en elle ». Il s´agit d´une spatialisation, voire une traduction de l´instant en surface bidimensionnelle dans cet instant même par le contact physique de la plaque photosensible avec la lumière venant de l´objet. Cet instant apparaît alors sur la photographie comme relevé d´un passé, saisi à travers l´appareil photographique, et actualisé par l´image qui le fait voir. Comme il s´agit d´un contact direct entre l´objet photographié et le matériel photographique, on peut parler de la photographie en tant que trace de lumière. C´est justement ce lien qui est exprimé par le mot « photographie » qui est composé de photôs (lumière) et graphein (trace). La première lecture d´images photographiques qui m´intéresse ici tente de saisir les données que fait voir une photographie à partir de son caractère indiciel. Et ce n´est pas sans raison. L´indice, on le sait, est aussi un terme important dans la criminologie – c´est quant aux indices que l´enquête peut aboutir ; ce sont eux qui rendent possible la connexion entre l´ »autrefois » de l´acte criminel et le « maintenant » de l´investigation. Une photographie peut donc elle-même être comprise comme indice, en ce que son existence est basée sur sa condition de possibilité qui est la connexion entre un réel et l´appareil. Pourtant, en photographie, les données qu´une image fait voir ne sont pas saisies de la même manière que celles qui sont retenues par l´oeil humain : « Car la nature qui parle à l´appareil est autre que celle qui parle à l´œil – autre, avant tout, en ce qu´à un espace consciemment travaillé par l´homme substitue un espace élaboré de manière inconsciente. »25, écrit Benjamin dans la « petite histoire de la photographie ». Donc : une photographie ne semble pas seulement être une sorte d´aide-mémoire, permettant de re-venir à un endroit, ou de se souvenir d´une situation spatiale, voire de la « ré-actualiser » visuellement, mais aussi un ajout, l´autre de la mémoire humaine en ce qu´elle rend visible et mémorisable un réel pas encore perçu et mémorisé de cette façon. Ce réel n´apparaît que médiatisé par la photographie et est donc, quant à l´appareil-médiateur

25

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 300 15


entre l´objet et l´œil du photographe (s´il y en a un), extérieur à toute mémoire humaine. La photographie, parce qu´elle est trace, indice, donne à voir, à son tour, des indices qu´on peut discerner et « suivre » à partir des détails de cette image d´un réel enregistré, mémorisé sur sa surface. Ainsi, une des premières opérations effectuées sur les lieux d´un crime est la prise en photo des lieux et des données afin de pouvoir les consulter à tout moment de l´investigation pour y chercher des détails ayant jusque-là échappé au regard. Pourtant, il semble important que ce contact se fasse mécaniquement : celui qui effectue ce contact n´est pas le photographe, mais l´appareil, bien que ce soit le photographe le provoque. L´appareil, une machine, n´est pas « conscient » de l´opération, aucune intention ne peut le guider dans ce qu´il enregistre. Ainsi, une photographie ressemble à une copie d´un « état des choses » sur un support différent du support dit original. Mais cela se fait de manière discrète : bien qu´il y eût un contact, une photographie ne transforme pas cet objet qu´elle enregistre : elle ne le « touche » que par intermédiaire de la lumière ; elle n´en est que son enregistrement, laissant intact ce que va devenir son référent. Retracer C´est entre autres quant à leur caractère indiciel, plus précisément en tant qu´indice d´indices, que Benjamin accorde aux photographies, notamment à celles qu´a prises Atget à Paris, une « signification politique cachée »26, sans pourtant parler explicitement de trace. Il utilise le terme « indice » qu´il emprunte à la pratique criminologique : « On a dit à juste titre qu´il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d´un crime. […] Le cliché qu´on en prend a pour but de relever des indices. Chez Atget les photographies commencent à devenir des pièces à

Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique, in :Œuvres III, p. 286 16 26


conviction pour le procès de l´histoire. »27 Voilà l´intérêt de l´historien – ces photos font partie du procès, en servant d´images capables de révéler des traces du « coupable » ; elles sont même utilisées en tant que « preuves ». Ce regard posé par Benjamin sur de telles photographies est donc un regard motivé, voire intéressé, parce qu´il est posé sur elles avec un but – relever des indices menant vers un « coupable ». Cet angle de vue politique – qui ressemble à celui d´un détective qui se sert d´une photographie dans le cadre d´une investigation et donc travaille avec elle – demande un saisi critique, attentif et orienté. « Elles en appellent déjà un regard déterminé, écrit Benjamin. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour les saisir, le spectateur devine qu´il lui faut chercher un chemin d´accès. »28 Ces photographies exigent donc de ceux qui les regardent un certain effort : il leur faut chercher un accès. Et pour cela, il faut connaître le statut de cette image dans le cadre de l´investigation. Le regardeur devrait donc se demander quel genre d´informations sa photographie est capable de transmettre et, ensuite, trouver une position auprès d´elle qui correspond à cela. C´est le regardeur qui situe l´image selon l´utilisation qu´il intente d´en faire, ce qui exclut de se laisser prendre par une contemplation libre, absorbante. À la place d´un saisi contemplatif dans le sens d´un regard nonintéressé qui se perd, pour ainsi dire, dans l´image, s´installe une perception sensible basée sur une distance instaurée à la fois par la nature « technique » de la photographie et le regard critique censé mener à une connaissance de celui qui s´en sert. Avec la photographie, l´organisation de la distance entre l´image et son spectateur et, avec cela, « sa » théorisation, se transforment fondamentalement. Ces photographies, sous l´angle de vue de Benjamin, dérangent alors leurs regardeurs, elles les empêchent de s´y perdre, de se laisser absorber ou d´y plonger, en restant dans une attitude contemplative. Pourquoi ? Tout d´abord parce qu´il s´agit de photographies, donc d´images produites techniquement qui permettent d´approcher les choses en les transformant 27 28

ibid. ibid. 17


en référent de l´image ainsi qu´en les homogénéisant sur la surface de l´image. En même temps, il s´instaure une distance entre image et regardeur parce que ce saisi est autre qu´humain – la photographie est un outil, reproductible par sa nature ; ce qu´elle donne à voir est un enregistrement technique. Mais les photographies d´Atget dérangent aussi pour une autre raison : leurs référents. Ils concernent celui qui le regarde. Qu´est-ce que ces images font voir ? On dirait des scènes aussi « banales » que quotidiennes. Or, prises en image, ces scènes deviennent, quant à cette banalité, suspectes. Car « [d]ans nos villes, est-il un seul coin qui ne soit le lieu d´un crime, un seul passant qui ne soit un criminel ? »29 Concerné, le regardeur n´arrive pas à garder la distance nécessaire qui le protège du danger de la confrontation directe. Ces photographies enregistrent l´en-deça du regardeur, sans lui permettre de prendre du recul en se contemplant dans une aura, d´une « unique apparition d´un lointain, si proche soit-il »30 dont l´œuvre est inondée, qui reste alors inaccessible, prise dans un rituel qui lui accorde un sens supérieur. Impossible de regarder un cliché d´un lieu de crime détaché de ce rapport non pas à un rituel, mais à sa situation historique - le crime qui lui a donné son nom. Avec cette information, de telles photographies ne peuvent pas demeurer « quelconques », donc lointaines et abstraites - leur « lecture » ne peut que commencer là. Benjamin, saluant cette exigence inhérente de prise de position, résume qu´« [a]vec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première fois indispensable. Et il est clair qu´elle a un tout autre caractère que le titre d´un tableau. »31 La légende fait intervenir l´ hors-champ de la photographie qui va ainsi diriger, mener sa lecture vers un con-texte précis. En cela, elle élargit, pour ainsi dire, le champ de vision : elle rend possible de penser le fragment en tant que tel, donc à la fois comme découpage du Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320 ibid., p. 311, voire aussi Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, in : Écrits français, p. 183 31 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p.183 18 29 30


champ dont il est extrait, et en tant que totalité en soi, impliquant des liens avec son hors-champ sous forme de tensions inhérentes dans cette constellation, qui renvoient à l´extérieur. Une légende est donc une sorte de directive, une base sur laquelle on peut construire le point de départ d´une analyse. Dès lors, c´est à partir de là, du texte qui en parle, que la photographie est regardée. En même temps, une légende délimite le champ décrit par le référent d´une photographie ; elle dicte les frontières en dirigeant le regard et en excluant d´autres accès possibles. Dès lors, le lieu représenté sur l´image est lié au crime et ne peut plus être contemplé de façon naïve. La photographie devient donc un instrument censé communiquer une connaissance non pas encore « connue » en tant que telle, mais déjà localisée en ce qu´elle se trouve inscrite dans un contexte qui s´en charge. La légende a déjà défini un angle de vue précis qui figure comme point de départ de l´enquête. Bien entendu, il s´agit d´un commencement et non pas d´un résultat - celui qui regarde une photographie (ou s´engage dans une enquête criminologique) n´a pas encore trouvé le coupable, loin de là : il vient juste de lancer l´enquête. Mais il a trouvé un point de départ en découvrant un endroit et le dénommant « lieu d´un crime ». Maintenant, il faut trouver des voies pour accéder à cette connaissance qui se trouve « sur place », voire sur ces photographies. Inventorier Comment situer et « comprendre » les indices dont une photographie est la trace ? Cette question sera, dans le cadre de ce mémoire, un deuxième axe de lecture des photographies qui intéressent Benjamin. Siegfried Kracauer propose peut-être un chemin en proclamant qu´« [i]l faut comprendre la totalité de la photographie comme étant l´inventaire général [Generalinventar] d´une nature qui n´est pas davantage réductible, comme le catalogue de toutes les apparitions s´offrant dans l´espace»32. Qu´est-ce

32

Kracauer, La Photographie, p. 198 19


que cela veut dire, «comprendre une photographie comme étant l´inventaire général d´une nature qui n´est davantage réductible » ? Remarquons qu´en allemand, il y a deux mots pour décrire deux sens différents de l´« inventaire » français : « Inventar », qui est employé ici, veut dire : tous les objets reconnus comme appartenant à un ensemble et qui sont à prendre en compte dans le cadre d´une inventorisation. L´autre mot est « Inventur » qui désigne l´opération d´inventorier même ainsi que l´inventaire accompli. Quand Kracauer propose de comprendre « la totalité de la photographie » en tant qu´inventaire, il constate donc que tous les éléments à prendre en compte figurent déjà sur une photographie et que, peut-être, un inventaire a déjà été fait avant. Mais peu importe, de toute façon on ne peut consulter l´inventaire accompli qu´à partir des objets mêmes rendus visibles par la photographie. En même temps, il conseille au regardeur une pratique de lecture comparable au procédé d´inventorier, donc de faire lui-même un inventaire à partir de ces données qui s´offrent à sa vue. Le but semble être de capter l´ensemble de ce que donne à voir cette image, à partir des éléments explicitement pris en compte lors de l´inventorisation. Mais comment extraire des éléments plus ou moins distincts d´un ensemble sur une surface, et comment les classer ? Car pour pouvoir « dénombrer » des éléments ou les « décrire », il faut des catégories qui les distinguent ainsi qu´une logique interne qui les met en relation. Bref : tout inventaire est basé sur un cadre. En faisant le pas, donc l´inventaire, on va s´appuyer sur des catégories qui semblent « juste » pour délimiter le champ - c´est ce « cadre » qui fonctionne en tant que metteur en ordre, qui constitue une des particularités de chaque inventaire. Regarder une photographie en tant qu´inventaire, cela permet de trouver une de ses particularités, qui se superpose en même temps avec celle qu´instaure le regard inventoriant de celui qui s´en sert. Le « maintenant « du regard posé sur une photographie, lui aussi inventoriant, rencontre l´ « autrefois » de l´inventaire du moment de la prise de vue qui se présente en constellation chargée. 20


Ce cadre est une des limites de l´inventaire. Le plus souvent, ce cadrelà n´est pas pris en compte par l´inventaire même. Il s´agit, pour ainsi dire, de ce qui précède idéellement l´inventaire. Ainsi, il relève d´un « mode d´être de l´ordre »33 sur lequel cet inventaire-là a été basé lors de sa production sans être explicitement mis en question. « Mais cette « raison » est un sous-sol qui échappe souvent à ceux-là mêmes dont elle fonde les idées et les échanges. Ce qui donne à chacun le pouvoir de parler, personne ne le parle. »34 Ainsi, ce qui figure de façon implicite dans un inventaire, c´est comment fût classifié, ordonné et donc compris cet ensemble. Et c´est peutêtre en « re-traçant » cet inventaire

- qui, pourtant n´a jamais été

inventorié, mais enregistré d´un seul clic - à partir d´un ensemble bien délimité, à savoir la surface d´une photographie, qu´on peut acquérir une certaine connaissance du « mode d´être de l´ordre » spécifique. On verra par exemple que Benjamin dévoile certains traits de la bourgeoisie en regardant des photographies portraitistes de cette époque. Certes, celui qui regarde une photographie (qui relève d´un instant passé) n´est pas nulle part, au contraire : il la saisit à partir de sa position actuelle. Comme Benjamin le dit par rapport à la construction de l´histoire : le point de départ n´est pas un vacuum spatio-temporel, mais un temps chargé avec et donc marqué par le « maintenant ». L´intention d´une telle lecture ne serait pas de re-construire minutieusement ce qui a été présent devant l´objectif au moment de la prise, donc de trouver « l´objet original », mais d´en comprendre quelque chose sous un angle de vue présent et de trouver des liens inhérents. Pourtant, il ne s´agit nullement de nier une lecture qui part de la photographie en tant que trace – au contraire, cette approche partant d´une photographie en tant qu´inventaire s´y ajoute et l´accompagne. Tandis qu´un regard sur une « trace » favorise sa connexion directe avec un réel, en mettant l´accent sur son caractère d« instantanée », constitué par sa 33 34

Foucault, Les mots et les choses, p. 26 de Certeau (sur Foucault), Histoire et psychanalyse, p. 154 21


temporalité propre et faisant voir des détails, la lecture d´un inventaire vise l´espace clos d´une photographie, dans lequel certains liens apparaissent sous différents angles. Ainsi, une lecture de la photographie en tant que trace, partant de la prémisse que cet ensemble-là a bien été devant l´objectif au moment de la prise, permet d´examiner les éléments un par un, donc de se concentrer sur les détails, tandis qu´une lecture inventoriant essaie de trouver des liens inhérents entre les éléments constituant cet ensemble à partir du cadre qui définit comment ses éléments sont présentés un par un, un à côté de l´autre. Il s´agit donc, pour ainsi dire, de deux lectures superposées. Elles se complètent et ouvrent la voie à une connaissance spécifique. Benjamin nous la montre dans ses textes. Cette approche aux photographies renvoie, pour le dire encore une fois, à deux procédés d´investigation criminologique. Un détective ou un commissaire, ne cherchent-ils pas, eux aussi, dans le moindre détail l´indice à poursuivre ? Et ne font-ils pas, eux aussi, l´inventaire des donnés pour y révéler des liens possibles ? N´opérent-ils pas de cette façon pour acquérir une certaine connaissance menant vers l´élucidation de ce qui s´est passé, donc d´un passé dont ils savent dès le commencement de leurs recherches, donc dans leur présent, qu´il est à pénaliser ? Ce n´est certainement pas sans raison que Benjamin ait choisi de citer des photographies d´Atget en tant que photographies prises sur le lieu d´un crime et qu´il met, d´une certaine manière, le spectateur (et lui-même) à la place de l´enquêteur. Ses recherches, ou bien son regard attentif aux détails et rapports subtils, ressemblent en quelque sorte aux enquêtes policières : lui aussi suit, dans un premier temps, toutes les pistes qui s´offrent, et lui aussi le fait en ayant un but. Ses « enquêtes » ont comme objet, entre autres, d´élucider les transformations des conditions techniques et sociales et des perceptions quotidiennes et théoriques de la photographie et du film et, avec cela, leur inscription dans un champ artistique, social et politique. Sa ruse est de ne pas dissocier a priori ces champs, au contraire : c´est leur « communication » qui l´intéresse plus qu´il n´essaie de les distinguer. Benjamin ne critique pas la photographie en tant que telle, en tant que médium, disposant de certains potentiels qui lui sont propres, mais certains 22


de ses modes d´utilisation et de sa médiation. Toutes les photographies ne reflètent pas les possibilités de faire voir leur sujet selon les « injonctions que recèle leur authenticité », et toutes les attitudes auprès de telles photographies ne sont pas capables d´y discerner ces injonctions. Il va donc falloir trouver les particularités de ces photographies ainsi que des contextes dans lesquelles elles apparaissent, en suivant le regard et les analyses retraçant et inventoriant de Benjamin.

II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier

A propos du roman policier : « Quand on n´a rien signé, pas laissé de photo Quand on n´y était pas et qu´on n´a rien dit Comment pourrait-on vous prendre ? Efface tes traces ! Brecht, Versuche <Berlin 1930>, p. 116 (Lesebuch für Städtebewohner, I). [M16,2]35

Nous voilà donc chargés d´une affaire. Après avoir dessiné un plan, nous allons lancer l´enquête sans perdre de vue ces objectifs. Au centre de notre investigation se trouve la photographie, mais comme le détective, nous ne sommes sûr de rien par rapport à ce « suspect ». Nous allons nous approcher par plusieurs voies et l´observer. Dans un premier temps, nous allons la focaliser en passant par des champs traversés par Benjamin afin d´élucider son point de départ à lui. Le mouvement de la pensée à partir de cette « monade » qui est « la » photographie va donc vers elle : où se trouve-telle ? quels sont ses caractéristiques ? est-ce vraiment elle notre suspect, ou est-ce qu´elle permet de le trouver ? Cette enquête commence donc, comme toute enquête, avec des interrogations ouvertes. On le sait : le plus important, c´est de poser les bonnes questions.

35

cité par : Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 463 23


Le crime et son lieu Commençons avec le regard benjaminien posé sur des photographies d´Eugène Atget. Ce n´est certainement pas sans raison qu´Atget attire son regard à ce point. Plus haut, j´ai déjà annoncé qu´il les associe à des relevés judiciaires effectués sur des lieux du crime.36 En quoi consiste cette approche ? Qu´est-ce que les photographies d´Atget font voir, et jusqu`où un tel regard qui les saisit à partir d´un tel objectif, « juridique », peut mener ? D´ailleurs, qu´est-ce qu´un lieu de crime, et quel est son rapport avec la ville ? Enfin, de quel genre de photographie s´agit-il ? Comment se communique leur particularité ? Et quelle attitude une telle photographie demande-t-elle à ses regardeurs ? Ces questions vont aider, je pense, à saisir des traits spécifiques du regard benjaminien posé sur des photographies, et en même temps élucider sa démarche théorique. Où est le crime ? Tout d´abord, il faut dire que, dans les photographies d´Atget, il ne s´agit pas de photographies prises lors d´une enquête policière ou pour illustrer un reportage sur un meurtre « spectaculaire » dans un journal. En fait, il n´y a aucun lien direct avec un « vrai » meurtre. Ce qui figure sur ces images sont tout simplement des vues de la ville de Paris, son visage banal, pour ainsi dire : ses rues désertes, des magasins et des petits commerces, l´architecture urbaine. « Atget est presque toujours passé à côté « des vues célèbres et de ce qu´il est convenu d´appeler les symboles d´une ville », écrit Benjamin ; mais non point à côté d´une longue série d´embauchoirs ; ni des cours de Paris où, du matin au soir, s´alignent les charrettes à bras ; ni des tables désertées et encore jonchées de vaisselle, comme il s´en trouve, à la même heure, des centaines de mille ; ni du bordel de la rue … n° 5, dont le « 5 » apparaît en caractères immenses en quatre endroits de la façade. »37 On voit bien comment Benjamin examine minutieusement ce qui se présente à son regard posé sur ces photographies. Il semble 36 37

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320 ibid, p. 311/312 24


reconnaître ces endroits non point spectaculaires et donc faire le lien avec les actions qui y ont habituellement lieu. Avant tout, il nous les présente donc comme des vues quotidiennes: tout un chacun des habitants dans cette ville (à ce moment-là, vers 1900) est régulièrement confronté à ce qui est enregistré sur ces photographies ; ce qu´elles montrent lui est familier. Rien d´extraordinaire, paraît-il : juste une répétition visuelle de ce qui entoure les gens dans une ville, dans cette ville précise qui est Paris, tous les jours. Celui qui n´en est pas contemporain – nous - y voit donc un quotidien d´ « autrefois », sachant qu´auparavant « on » était « habitué » à cet aspect de cette ville. C´est d´ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles les photographies d´Atget sont souvent décrites comme nostalgiques ou mélancoliques.38 Pourtant, il y a un aspect dans ces photos qui semble étrange : « Il est remarquable que presque toutes ces photos soient vides. Vides les fortifs à la porte d´Arcueil, vide les escaliers d´apparat, vides les cours, vides les terrasses des cafés, vide, comme il se doit, la place du Tertre. Non pas solitaires, mais sans atmosphère. »39 Il est vrai que, sous cet aspect, nonpeuplée par ces habitants et non-inondée par son atmosphère, la ville ne se montre que rarement. Habituellement, on la perçoit transformée par des masses de personnes qui traversent ces rues pour aller travailler ou pour participer au commerce, par les mouvements de la foule qui font « vivre » la ville, qui constituent son pouls, sa vitesse, son apparence. Ce n´est donc pas l´aspect « typiquement » urbain que fait voir Atget dans ses images, il ne s´agit pas de « clichés visuels [qui] n´ont d´autre effet que de susciter par association des clichés linguistiques»40 ; la ville n´est pas non plus montrée de façon esthétisée, re-présentée par ses monuments les plus prestigieux, son « meilleur côté », pour ainsi dire. C´est plutôt son décor quotidien, son enveloppement architectural, qui y figure. Ces architectures « brutes » ne sont que la structure qui enrobe la vie urbaine. Pourtant, cette structure a été construite à la fois dans la voire p.ex. Alain Buisine : Eugène Atget ou la mélancolie en photographie Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 312 40 ibid., p. 320 25 38 39


mouvance même de l´urbanisation et pour répondre aux besoins de la vie urbaine. C´est là, en ville, dans ces rues, que la vie quotidienne se déroule. La ville en tant qu´échafaudage spatial de l´urbanité donne lieu aux actions humaines qui s´y passent, et elle en garde des traces qui relèvent de cette vie de tous les jours, des traces d´usage des actions qui y ont eu lieu. « La ville, sur ces images, poursuit Benjamin, est inhabitée comme un appartement qui n´a pas encore trouvé de nouveau locataire »41 Mais si la ville apparaît comme appartement, qui pourrait y habiter ? Dans un texte sur les passages parisiens, Benjamin dit que « les rues sont l´appartement du collectif. Le collectif est un être sans cesse en mouvement, sans cesse agité, qui vit, expérimente, connaît et invente autant de choses entre les façades des immeubles que des individus à l´abri de leurs quatre murs. »42 On voit bien que le collectif dont il parle est la masse, la foule dynamique qui fait vivre la ville qui l´a, à son tour, accouchée. Dans la foule, les individus en tant que tels se perdent, pour ainsi dire, pour devenir éléments de l´ensemble. Avec la « disparition » d´hommes singuliers, la masse qui, dès lors, les englobe, devient figure mouvementée en soi. Ce n´est certainement pas sans raison que Benjamin se réfère à plusieurs reprises à « L´Homme des foules » d´Edgar Allen Poe qui, lui, est souvent décrit comme un des « pères fondateurs »43 du roman policier : dans la foule, le suspect disparaît facilement. 44 Mais cet appartement – la ville – apparaît vide, abandonnée sur les images d´Atget, bien qu´on saisisse encore des traces laissées par « l´ancien locataire », les collectifs autrement constitués d´autrefois ainsi que la foule qui occupe habituellement ces espaces. Ces photographies font donc voir un état transitoire : il y en a des indices d´anciens usages, mais cette ville est en même temps en attente de nouveaux habitants. Pour l´instant, ce moment précis des prises de vue des clichés d´Atget – c´est-à-dire

ibid., p. 311/312 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 875 43 voire Vanoncini, Le roman policier, p. 23 44 voire p. ex.Benjamin, Paris, capitale du XIXe. siècle, p.457 ou ibid., p. 462 41 42

26


habituellement à l´aube, très tôt le matin – réunit visuellement ces deux temps qui coexistent dans l´image. C´est ce vide chargé de traces d´un certain passé qui permet à Benjamin d´approcher les images d´Atget à des photographies faites lors d´une investigation sur un lieu de crime : « Le lieu du crime est déserté. Son enregistrement est fait par rapport aux indices. »45 On l´a vu : les images prises par Atget à Paris donnent à voir des indices, et elles montrent des espaces vides, non peuplés. Elles ressemblent donc effectivement à des relevés judiciaires pris au cours d´une investigation au lieu du crime. Pour voir plus clairement l´attitude que de telles images exigent de leur regardeur, nous allons regarder de plus près ce que c´est qu´un lieu de crime. Qu´est-ce qui constitue un tel lieu, et comment s´en approcher? Le lieu et son crime Remarquons que ce n´est pas l´acte criminel même qu´on retrouve sur un lieu du crime: le crime y a déjà été commis – on vient trop tard, pour ainsi dire : la victime est déjà morte, on ne peut plus la sauver. Dans un certain sens, on - c´est-à-dire le commissaire, le détective ou celui qui regarde une photographie d´un lieu de crime - reste à l´extérieur de la scène. On n´a pas de possibilité d´intervenir sur ce qui s´est passé, on n´arrive qu´après-coup ; ce qui s´est passé s´est irréversiblement passé. Ce qu´on rencontre sur place, la « scène », n´est que le résultat d´une action ou

ce passage est une traduction par moi de la phrase : « Auch der Tatort ist menschenleer.Seine Aufnahme erfolgt der Indizien wegen. » (in: "Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit in: Medienästhetische Schriften, p. 362) parce que la traduction proposée par Benjamin, œuvre d´art… p. 190 (« Le lieu du crime est désert. On le photographie pour y relever des indices.») me semble trop mettre l´accent 1. sur le vide (sans expliciter qu´il s´agit d´un vide de personnes ) et 2. sur l´enregistrement photographique (le mot « Aufnahme » en allemand peut aussi bien juste signifier le rapport général fait sur place). En outre, la phrase « der Indizien wegen » pourrait signifier : les photographies en tant qu´indices ou bien : les photographies montrent des indices ; il me semble important de garder ces deux significations 27 45


d´un événement passé, et c´est en cela que ce lieu a une importance pour celui qui s´y trouve pour faire une investigation. Il s´agit donc d´un lieu déjà devenu historique : le lieu du crime est défini par rapport à son lien avec un acte passé – le crime qui y a été commis. On suppose y trouver des inscriptions relevant de son passé, ce passé qui, pour nous, reste « inachevé » parce que nous ne savons pas ce qui s´y est passé pendant que nous n´y étions pas. Nous, qui ne percevons que l´endroit qui a donné lieu à l´acte ne connaissons pas son histoire, bien que nous lui ayons déjà accordé un nom, ou bien une désignation – lieu du crime. Il semble donc que nous, qui disposons d´une définition de ce que c´est qu´un crime, savons quand-même déjà quelque chose de ce lieu. Qu´est-ce que nous présupposons avant même de pénétrer sur un lieu du crime ? Pour présenter les pratiques criminologiques « réelles » effectuées lors d´une investigation sur les lieux du crime, je vais me référer à un manuel de criminologie. Ceci relève, je pense, du côté de la pratique plutôt que de la pensée, du statut et des connotations d´un tel endroit ainsi que de l´acte qui y a eu lieu et de la position prise par ceux qui font partie de l´investigation. Avant tout, il me semble nécessaire d´éclaircir le concept de « crime », donc de l´acte même. Selon Jean-Claude Martin, l´auteur du manuel intitulé « Investigation de scène se crime », « le mot crime doit être compris au sens latin du terme crimen qui signifie le chef d´accusation »46. La définition du lieu en tant que lieu du crime est donc aussi constituée à partir de la société qui accorde cette définition à l´acte dit criminel: selon cette définition, le mot « crime » implique qu´il y ait une loi qui le catégorise en tant que tel sans la préciser. Le principe sur lequel cette relation entre loi et crime est basé est «nullum crimen sine lege ; nulla poena sine lege » , il n’y a pas de crime sans loi ; il n’y a pas de peine sans loi.

46

Jean-Claude Martin, Investigation de scène de crime, p. 3 28


Dans le « dictionnaire historique de la langue française », on trouve aussi la définition suivante : « Par métonymie, [le mot crime] s´est appliqué à l´acte sur quoi se fonde cette décision [juridique ultérieure], le grief, l´inculpation, souvent avec une valeur péjorative due au contexte pénal. L´accusation se confondant avec l´acte délictueux lui-même (scelus en latin), crime a fini par désigner dès l´époque classique l´action coupable […] »47. Le crime, signifiant dès lors aussi l´acte criminel même, est alors compris à partir de son jugement ultérieur ; ce n´est que dans un deuxième temps que le mot s´applique à l´acte criminel même. Le crime commence donc avec l´établissement de règles qui ont valeur de loi. Un acte est criminel parce qu´on a décidé dans une société de le punir. Ainsi, pour désigner un acte comme acte criminel, pour le juger, il faut qu´il soit accompli et qu´il y en ait des preuves – avant le crime, il n´existe pas, ne peut exister, ce ne sont que les lois (des « au cas où ») qui préexistent, en définissant ce qui va être classifié rétroactivement, à la suite, par quelqu´un muni du pouvoir de le juger ainsi, comme acte criminel. Or, aussi la constitution des preuves dépend de prédéfinitions. Jusqu`à la fin du 19e siècle, seuls étaient acceptés les discours des témoins interrogés lors du procès – les seules preuves étaient donc des énoncés verbaux. Les images étaient considérées comme des illustrations de ces discours sans être considérées comme preuve autonome. Ce ne fût qu´avec l´accréditation des radiographies à la fin du 19e siècle qu´on a attribué une valeur de preuve aux photographies.48 Il me semble important d´indiquer que, si la compréhension du mot commence avec l´accusation qui va succéder à l´acte, il faut nécessairement une instance munie du pouvoir de définir ce qui est juste, qui est extérieur à l´acte (à la situation d´exécution de l´acte). Et c´est cette instance représentant les lois qui s´oppose à l´accusé, celui qui est soupçonné être le coupable. Pour qu´il y ait un crime, il faut donc tout un

Petit Robert, dictionnaire historique de la langue française voire Golan, Sichtbarkeit und Macht : Maschinen als Augenzeugen, p. 171-210 47 48

29


dispositif : une instance jugeant, une loi qui définit le chef d´accusation, un coupable, l´acte, une victime, des preuves … Cependant, le mot « crime » est aussi défini comme « manquement très grave à la morale ». Cette définition ne se réfère pas non plus immédiatement à l´acte criminel dans sa violence propre, mais aux intentions dites immorales de celui qui le commet. Or, la morale n´est pas non plus une chose close, fixe ; elle dépend elle aussi de jugements et déterminations d´une société. Enfin, le mot « crime » s´applique à l´assassinat et le meurtre qui sont, semble-t-il, les crimes par excellence.49 Je suppose que Benjamin a pensé à un meurtre quand il a écrit que les images d´Atget ressemblent aux relevés judiciaires d´un lieu de crime. Car c´est suite à un assassinat que le lieu du crime devient si central et important pour l´investigation : Le résultat est irréversible ; il n´est plus possible d´interroger la victime. Quand il y a un meurtre, cela signifie que l´acte était d´une violence inhérente, qu´une frontière a été franchi. L´enquête essaie de dévoiler en toute urgence des mobiles et l´identité du coupable pour l´arrêter car celui-ci est jugé dangereux pour la communauté. Car quand quelqu´un tue une autre personne, il s´insinuent des pulsions « sauvages », « inhumains », en tout cas « a-sociales », dirigées contre d´autres personnes.50 Partant de la thèse selon laquelle un des éléments constitutifs du crime est, à côté de son jugement ultérieur, l´acte criminel même, on accorde donc aussi à l´endroit qui a donné lieu au crime une violence inhérente – des traces de l´acte se trouvent potentiellement encore sur place. Il ne s´agit pas d´un lieu innocent, car il est dès lors intimement lié avec l´acte meurtrier. Ainsi, ce lieu est constitué par une temporalité spécifique : on suppose qu´il y avait quelqu´un – l´assassin - qui a causé cette situation

Petit Robert Certes, ceci est une thématique très complexe et discutable. Dans le cadre de ce mémoire, je vais me contenter de travailler avec ces connotations courantes 30 49 50


rencontrée sur place antérieurement, dans le passé, en laissant des traces qui persistent, s´y trouvent encore, au présent ; puis il faut trouver ce quelqu´un qui est « coupable » afin de l´accuser ultérieurement, dans l´avenir. Tous ces temps se superposent, pour ainsi dire, « au lieu du crime ». « Tout présent immédiatement se dédouble en avenir inclus dans le passé et en passé en appelant à un avenir qui se superpose à lui. »51 Nommant cet acte qui, justement, fut « acte » à son présent, un crime, cet acte, dans son présent même, a déjà été lié à ce qui le succède. C´est en cela qu´on a pu appeler l´acte meurtrier, qui ne peut être crime qu´en étant saisi en tant que tel que par l´accusation future, un crime. Le meurtre apparaît à ceux qui en souffrent ou en ressentent les conséquences et qui veulent « rendre justice » comme crime encore ou enfin à présent quant à son inscription dans un temps historique, par le travail d´un tiers, d´un criminologue qui le construit à partir de sa position à lui. Le lieu du crime est alors supposé contenir son passé dit criminel sous forme de traces ou d´indices, inscrits dans le lieu même et/ou sur la victime - ainsi, on pourrait dire que le lieu, lui aussi, participe au crime. Dans le manuel de criminologie, ceci est formulé ainsi : « Le lieu du crime contient des indices physiques qu´il faut protéger ; ils ont été abandonnés par le criminel et, de ce fait, ils représentent les éléments constitutifs de son crime. »52 Ces traces laissées par l´assassin lors de l´acte meurtrier, résultats de la violence, sont souvent très fragiles. Mais c´est quant à elles que le crime se trouve, dans un certain sens, encore sur place. Il s´est, pour ainsi dire, installé à, voire inscrit dans l´endroit où l´acte dit criminel a eu lieu. Cet endroit, le lieu du crime, n´est donc pas un lieu non-classifié, innocent, quelconque. Y Pénétrer est alors, comme nous l´avons vu, nécessairement intentionnel,

mieux :

dirigé,

menant

vers

une

direction précise: on y va pour trouver des pistes menant vers le coupable, car qu´il y ait un coupable, quelqu´un qui a causé cette situation spatiale

51 52

Proust, Histoire à contretemps, p. 70 Martin, Investigation de scène de crime, p. 17 31


spécifique, donc laissé des traces de son acte violent, c´est déjà présupposé en nommant ce lieu « lieu du crime ». Récits policiers Dans les romans policiers, ayant selon Guy Landreau « pour matière, non pour forme, la présentation de concepts, et les moyens de production d´une connaissance pour objet »53, cette prémisse d´une connexion historique et physique entre ce passé criminel inconnu et l´actualité, en formant une constellation spécifique, fait partie de l´enjeu du récit : « Les indices apparaissent […] comme les affleurements d´une histoire cachée – celle du crime – dans une histoire manifeste – celle de l´enquête. Les indices sont les reliquats de l´histoire première dans l´histoire seconde. De là leur incongruité : ils appartiennent en ordre principal à un univers de sens qui n´est pas l´univers actuel. »54 Pour trouver un point de départ, le commissaire fictionnel et, avec lui, le lecteur, doit alors trouver et reconnaître dans son présent des signes relevant de ce passé inconnu et dont il sait, au moins, que ce passé qu´il cherche à élucider au lieu du crime est en partie marqué par cet acte criminel qui a donné le nom au lieu et qui est déjà, dans un certain sens, chef d´accusation. Il s´agit de deux histoires superposées, pour ainsi dire, dont une reste inconnue, mais insinuée en ce que l´autre la laisse luire à travers elle. « Il y a quelque chose de suspect, écrit Ernst Bloch, c´est ainsi que cela commence. Il n´y a qu´une chose qui compte, c´est la recherche investigatrice : ce qui importe, c´est d´où ça vient, l´origine. L´investigation reconstitutive serait l´autre chose, il s´agit alors de destination. Là, trouver ce qui a été, ici création de quelque chose de nouveau : telle est la démarche, tendue et souvent non moins labyrinthique. »55

Lardreau, Présentation criminelle de quelques concepts majeurs de la philosophie, p. 16 54 Dubois, Le roman policier ou la modernité, p. 125 et 126 55 Bloch, Aspect philosophique du roman policier, in : Autopsie du roman policier, p. 280 32 53


Très souvent, dans les récits policiers, il y a un élément-clé qui met le détective ou le commissaire sur la bonne piste, c´est-à-dire qui l´conduit à trouver le coupable. Il s´agit souvent d´un indice très discret qui n´attire l´attention du détective que lors d´une inspection minutieuse. « Tous les romans policiers contiennent à vrai dire des éléments accessoires qui fournissent en fin de compte l´indication cherchée […] ; et tous les éléments micrologiques parlent d´autant mieux qu´ils sont isolés, à l´écart de tous ce que cherche d´abord le regard normatif. »56 Pour voir clair, il est donc conseillé d´isoler des détails de l´ensemble. Ne fait-ce pas penser à Benjamin qui propose lui aussi d´extraire un moment précis de la continuité historique afin de l´examiner ? L´historien matérialiste, écrit-il, « fait éclater la « continuité historique » chosifiée pour y isoler une époque donnée, une époque pour y isoler une vie individuelle, l´œuvre d´une vie pour y isoler une œuvre donnée. Mais, grâce à cette construction, il réussit à recueillir et à conserver dans l´ouvrage particulier l´œuvre d´une vie, dans l´œuvre d´une vie l´époque et dans l´époque le cours entier de l´histoire. »57 Cette démarche commence donc aussi avec l´isolation de détails. Il s´agit d´un accès à une connaissance qui s´ouvre en dépliant des éléments particuliers. La lecture de récits policiers peut être instructive en ce qu´elle « entraîne » la concentration sur les éléments particuliers dans un ensemble de données – c´est en suivant le regard méticuleux du commissaire ou du détective que le mystère devient compréhensible. « [L]a logique de l´émergence du signe dans le récit policier en tant qu´il est indice de l´histoire passée et en attente, est d´être temporellement métonymique. »58 Qu´est-ce que cela veut dire, être temporellement métonymique ? La figure rhétorique nommée « métonymie » « remplace un terme par un autre qui est lié au premier par un rapport logique. […] De

ibid., p. 264 Benjamin, Eduard Fuchs, collectionneur et historien, in : Œuvres III, p. 175 58 Denis Mellier, L´illusion logique du récit policier, in : Philosophies du roman policier, p. 95 33 56 57


manière simplificatrice, on peut dire que la métonymie consiste à remplacer le tout par la partie. »59 Appliqué au récit policier, voire à la dimension temporelle constituant la découverte d´un lieu du crime dans le cadre d´une histoire fictionnelle, on pourrait dire que « le passé », donc l´action criminelle, est substituée ou re-présentée par un objet qui y était présent, voire en usage ou en contact physique avec le coupable, et qui en relève. L´acte irréversiblement passé a, pour ainsi dire, des répercussions dans l´objet présent. Il s´agit donc d´une structure temporelle très complexe – ce qui s´est passé est, bien sûr, irréversible, mais persiste tout de même dans le présent sous une autre forme physique perceptible dans l´espace, celle de l´indice, qui ne réactualise pas ce passé même, mais en est une sorte de porteur. Ce sont les indices qui permettent d´accéder, dans un certain sens, au crime. Ceci ne vaut pas que pour des récits fictionnels qui, eux, s´appuient sur des pratiques réelles : la condition de possibilité de recherches criminologiques à partir d´un lieu de crime est justement le soupçon qu´il y ait « du passé » dans ce qu´on trouve dans l´actualité. C´est à partir du lieu du crime qui est une sorte de terrain ouvert, qu´un détective tente, dans son a-venir à lui, de faire « surgir » du passé. L´endroit où ça s´est passé, dont la découverte est un choc, est en même temps le point de départ, voire la condition de possibilité de l´enquête. Indices Centrale est donc la présence d´indices au lieu du crime. Mais qu´est-ce au juste qu´un indice ? Dans le cadre d´une investigation – réelle ou fictionnelle – au lieu où un crime a été commis, beaucoup de choses peuvent être considérées comme des indices. Ainsi, à tout objet qui s´y trouve, si banal et discret soit-il, on peut accorder un caractère indiciel. Car tout renvoie potentiellement au coupable, étant donné qu´il est possible que celui l´a possédé ou utilisé. En supposant que le coupable a touché un objet

59

Wikipédia 34


ou s´en est servi, cet objet-là peut devenir indice et ainsi amener le détective ou le commissaire à formuler des soupçons concernant les habitudes ou le mode de travail de l´assassin – un mégot de cigarette par exemple indiquerait, possiblement, qu´il est fumeur. Or, il n´y a aucune confirmation que ces empreintes-là viennent vraiment de l´assassin. Le point de départ de toute enquête est donc constitué par des intuitions floues basées sur des indices qui, certes, indiquent quelque chose, mais sans donner en même temps leurs objets. « L´indice n´affirme rien ; écrit Charles S. Pierce, il dit seulement : là »60 De façon générale, toutes les traces et toutes les empreintes trouvées sur place et sur la victime sont potentiellement des indices relevant du coupable. C´est pour cela que des opérations telles que le moulage ou le prélèvement

d´empreintes

et

de traces

sont

effectuées

le

plus

minutieusement possible sur le lieu du crime : trouver et protéger ces traces souvent très fragiles sont des procédés conduisant éventuellement à l´identification du coupable à partir de ces restes et débris. Conserver ces traces signifie donc : avoir trouver des pistes potentielles qui permettent de commencer l´enquête. On voit bien : les indices demeurent dans le moindre détail, dans des objets les plus ordinaires et des traces les plus cachées. Ce qui importe pour qu´un donné soit considéré comme indice, c´est qu´il ait (eu) un rapport avec le coupable. Ainsi, on différencie dans la pratique criminologique – selon le manuel de criminologie cité plus haut – les indices des traces. Lorsque « la trace est un élément matériel », donc toujours concrète, « l´indice est le signe apparent qui met sur la trace de quelque chose ou de quelqu´un ; cette seconde qualification est plus générale que la première puisque l´indice peut-être un élément immatériel comme un raisonnement ou une association d´idées .»61 Cette définition montre que le concept de l´indice est très large et ne s´applique qu´intermédiairement aux objets

60 61

Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, in : Écrits sur le signe, p. 144 Martin, Investigation de scène de crime, p. 5 35


matériels trouvés au lieu de crime ; il englobe toutes les indications menant sur des pistes potentielles. L´indice n´est donc pas en soi un objet, mais un signe, c´est-à-dire selon Charles S. Peirce « quelque chose qui tient lieu pour quelqu´un de quelque chose sous quelque rapport où à quelque titre. Il s´adresse à quelqu´un, c´est-à-dire crée dans l´esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu´il crée, je l´appelle l´interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet. »62 Dans la sémiologie peircienne, le concept du signe est donc composé par une relation triadique « authentique, c´est à dire qu´elle ne se ramène pas à un quelconque complexe de relations dyadiques. »63 Bref : tout signe est constitué par son rapport et avec l´objet qu´il désigne et avec l´interprétant, c´est-à-dire avec le signe qui se produit mentalement à partir du saisi du signe « premier ». Ces trois composants constituent irréductiblement le concept du signe proposé par Pierce. « Un signe sert d´intermédiaire entre le signe interprétant et son objet. ».64 Le signe n´est donc pas l´objet même, bien qu´un objet puisse fonctionner comme signe, donc transmettre une information selon sa structure spécifique. « Le signe ne peut que représenter l´objet et en dire quelque chose. Il ne peut faire connaître ni reconnaître l´objet […] ».65 Comme il ne s´agit pas d´une relation binaire ente objet et signe, mais d´un concept triadique composé irréductiblement de ces trois éléments – l´objet, le signe et l´interprétant qui est lui-même un autre signe - la découverte d´un signe (par exemple d´un indice), ne signifie pas avoir trouvé une preuve sûre, mais une piste possible. Résumons : un signe est censé donner un accès à une connaissance spécifique – or, cette connaissance ne consiste pas dans l´identification de

Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 121 ibid., p. 147 64 Peirce, Lettres à Lady Welby, in : Écrits sur le signe, p. 29 65 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 123 62 63

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l´objet, mais dans la médiatisation d´un rapport qu´entretient cet objet avec l´interprétant à travers le signe. Si l´objectif est, comme dans l´enquête policière, d´identifier une personne à partir d´indices, cela veut dire que ces indices contiennent plutôt des injonctions en ce qu´ils produisent des signes mentaux, que des informations sûres. Nous l´avons vu : l´indice est en connexion dynamique avec « son » objet, mieux : il apparaît lors de ce contact. C´est donc ce contact qui constitue son caractère spécifique, et puisque c´est ainsi, l´indice « perdrait immédiatement le caractère qui en fait un signe si son objet était supprimé, mais ne perdrait pas ce caractère s´il n´y avait pas d´interprétant. »66 L´indice est donc « un signe ou une représentation qui renvoie à son objet non pas tant parce qu´il a quelque similarité ou analogie avec lui ni parce qu´il est associé aux caractères généraux que cet objet se trouve posséder, que parce qu´il est en connexion dynamique (y compris spatiale) et avec l´objet individuel d´une part et avec les sens ou la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe, d´autre part. »67 On voit bien : ce rapport est basé sur le lien direct qu´entretient l´indice avec l´objet ; c´est à partir de ce lien que l´interprétant s´organise et une connaissance spécifique est communiquée. Cependant, la forme matérielle ou idéelle de l´indice est secondaire , l´indice ne ressemble pas nécessairement à l´objet qu´il indique, comme c´est le cas de la fumé qui indique un feu, la douleur au ventre qui indique une appendicite ou bien un panneau indiquant un chemin. « Tout ce qui nous surprend est un indice, dans la mesure où il marque la jonction entre deux positions de l´expérience. Ainsi, un fort coup de tonnerre indique que quelque chose de considérable s´est produit, bien que nous ne puissions pas savoir précisément ce qu´était l´événement. Mais on peut s´attendre à ce qu´il soit lié à quelque autre expérience. »68 L´indice est donc lié à Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op. cit., p. 140 ibid., p. 158 68 ibid., p. 154 66 67

37


l´expérience, plus précisément à une expérience possiblement connectée à celle que produit l´objet. La connaissance médiatisée par l´indice est donc communiquée à travers l´expérience, ou bien, pour le dire autrement, l´interprétant se constitue à partir de cette expérience. Mais qu´est-ce que Peirce entend par « expérience » ? Selon lui, « [c]´est le champ de l´expérience qui nous informe sur les événements, sur les changements de perception. Or, ce qui caractérise en particulier de soudains changements de perception est un choc. […] C´est plus particulièrement aux différences de perception que nous appliquons le mot « expérience ». Nous faisons particulièrement l´expérience des vicissitudes. Nous ne pouvons pas faire l´expérience de la vicissitude sans faire celle de la perception qui subit le changement, mais le concept d´expérience est plus large que celui de perception et inclut beaucoup de choses qui ne sont pas, à proprement parler, objets de perception. C`est la pression, la contrainte absolue qui nous fait penser autrement que nous n´avons pensé jusqu`alors, qui constitue l´expérience. Or, la pression et la contrainte ne peuvent pas exister sans résistance, et la résistance est un effort d´opposant au changement, par conséquent, il doit y avoir un élément d´effort dans l´expérience ; et c´est cela son caractère particulier. »69 Si l´indice est le signe marquant la jonction entre deux positions de l´expérience, c´est donc l´indice qui donne accès à une connaissance des événements, qui en est l´intermédiaire. Le saisi d´un indice implique l´accès à une certaine dynamique constitutive du rapport entre objet et signe qui appelle à l´expérience. Donc : pour déchiffrer le message communiqué par l´indice, un message informant sur un rapport spécifique qui lie un objet et l´indice par une logique propre, il faut que l´expérience de ce rapport ait déjà été faite. Selon Benjamin, « [l]´ « expérience vécue » acquiert une nouvelle dimension avec la trace. Elle n´est plus contrainte d´attendre « l´aventure » ; celui qui vit une expérience peut suivre la trace qui y mène. Celui qui suit des traces n´est pas seulement obligé de faire Peirce, Théorie des catégories : La phanéroscopie, in : Écrits sur le signe, p. 94 38 69


attention ; il faut surtout qu´il ait déjà fait beaucoup d´attention. »70 Nous l´avons vu : les traces, en ce qu´elles indiquent les objets qui les ont produits, fonctionnent comme des indices. La lecture des indices demande donc de se laisser prendre au jeu par eux. Sans avoir déjà acquis certaines connaissances par expérience, on ne saurait les lire. Bref : la lecture des indices s´apprend. Du côté de celui qui perçoit un signe en tant que tel – par exemple le détective - un certain effort est nécessaire. Ainsi, pour retenir la connaissance transmise par la considération d´un signe, il faut qu´il refasse le pas, qu´il se mette à retracer ou reconstruire la connexion entre le signe et son objet. Pour capter le message du signe, il doit savoir que cette relation-là dispose d´une logique propre à elle. Dans ce sens, nommer un endroit « lieu du crime » est déjà un indice, car cette désignation indique que ce lieu a été en contact avec le coupable. Nous l´avons vu : toute enquête commence avec des soupçons, et le lieu du crime comme premier indice renvoyant à l´acte passé est son point de départ. Le détective ne sait pas encore qui est le coupable, il ne peut donc pas vérifier si cette connexion entre l´indice et l´objet qu´il s´imagine à partir de l´indice est « juste ». L´indice indique, mais pour connaître ce qu´il indique, il faut un savoir supplémentaire. Ainsi, le détective va examiner le lieu afin d´y trouver des indices, c´est-à-dire des micro-détails qu´il s´imagine avoir été en contact avec le coupable. Pour lui, ces indices se trouvent potentiellement partout, et ce sont eux qui représentent le lien qu´a le lieu du crime avec l´acte passé et le coupable. Car il n´est pas nécessaire, même peu probable, que ce donné, cet objet qui a causé le signe par un contact, soit encore présent. Dans le cas d´un lieu de crime, le coupable n´est la plupart du temps plus sur place, ni par exemple ses chaussures qui ont laissé les empreintes. C´est donc une des caractéristiques de l´indice : il persiste même quand le donné qu´il indique n´est plus présent. Seul importe le contact entre indice et donné, mais pas

70

Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 798 39


quand ce contact a eu lieu. On pourrait même dire que l´indice devient indice au moment où l´objet qu´il indique n´est plus immédiatement saisissable ; en tout cas c´est dans des situations dont le donné cherché manque qu´on devient sensible aux indices. La fonction de l´indice serait donc d´être une sorte de médiateur, voire de connecteur, qui représente l´objet par la relation inhérente spécifique qu´il entretient avec lui. La photographie et l´ indice Étant donné que toute photographie est le résultat d´un contact direct de la lumière avec la plaque photosensible, elle aussi dispose, selon Peirce, d´un caractère indiciel. Il s´agit d´une compréhension de la photographie à partir de son mode de production : l´image est le résultat des ombres venant de l´objet qui ont « touché » le matériel photographique et transformé la plaque. Ainsi, on pourrait dire qu´une photographie indique que ce qui y « figure » s´est effectivement trouvé là, devant l´objectif, au moment de la prise. Ce qui veut dire aussi – et Peirce le dit déjà – que le référent de cette photographie ne ressemble pas nécessairement à ces apparitions spatiales visuelles prises en image : « cette ressemblance est due aux photographies qui ont été produites dans des circonstances telles qu´elles étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature »71, écrit Peirce. À partir de cet angle de vue, la ressemblance de l´image avec l´objet « original » n´est alors qu´un effet secondaire de la photographie qui, elle, est dans un premier temps saisie à partir de son caractère de trace. Pour qu´une photographie soit considérée comme indice, l´important est qu´il y ait eu ce contact entre eux. Une photographie, enregistrant de sa manière, donc mécaniquement ce avec quoi elle était mise en contact, donne donc à voir un « ça a été »72 comme Roland Barthes l´a décrit. Il s´agit dans un

71 72

Pierce, Théories du signe : la sémiotique, op.cit., p. 151 Barthes, La chambre claire, p. 120 40


premier temps d´un simple constat, d´un « il y eu un contact ». Nous l´avons vu – l´indice n´affirme pas, il dit simplement : là.73 « Lire » une photographie à partir de son caractère indiciel implique qu´on lui accorde une certaine capacité de transmettre une connaissance qui s´articule par ce caractère même. En tant que trace, donc résultat d´un contact physique, elle garde une connexion inhérente avec l´objet, le « continuum spatial »74 dont la plaque a reçu les ombres. Ainsi, l´image est en quelque sorte le « témoin » de la constellation qu´elle rend visible, qui, en tout cas, est le résultat, voire le produit de ce contact « tactile » . C´est là son rapport spécifique au temps : sur la photographie s´est inscrit le contact antérieur qui l´a causé, et cette connexion relève d´un instant passé. « L´important, c´est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l´objet, mais sur le temps. »75 écrit Roland Barthes à ce propos : « ce que je vois, ce n´est pas un souvenir, une imagination, une reconstitution, un morceau de la Maya, comme l´art en prodigue, mais le réel à l´état passé : à la fois passé et réel. Ce que la Photographie donne en pâture à mon esprit […], c´est, par un acte bref dont la secousse ne peut dériver en rêverie[…], le mystère simple de la concomitance. »76 Cette « secousse », ne fait-elle pas penser au « choc » qu´une constellation subit au moment de la rencontre entre un maintenant et un autrefois qui est pour Benjamin, comme nous l´avons vu, celui qui provoque sa cristallisation en image dialectique ? « Actuel » est le regard qu´on pose maintenant sur l´image, mais ce regard se superpose quant au caractère indiciel à l´instant passé du contact. « Ce que la Photographie reproduit à l´infini n´a lieu qu´une fois : elle répète mécaniquement

ce 77

existentiellement. »

qui

ne

pourra

jamais

plus

se

répéter

remarque Roland Barthes. Mais ce moment, cette

scène y est devant les yeux du regardeur ; il y est re-présenté, spatialisé,

voire la note 48 Kracauer, La photographie, 191 75 Barthes, La chambre claire, p. 138/139 76 ibid, p. 130 77 ibid., p. 15 73 74

41


voire ex-posé en tant qu´ « état des choses »78. C´est en cela qu´une photographie peut devenir outil dans le cadre d´une enquête : elle sert à actualiser et stocker des informations visuelles, parce que ce moment de la prise de vue s´est inscrit sur sa surface. Bien que, pour être opératoire dans le cadre d´une enquête, pour communiquer des informations supplémentaires outre cette connexion qui a eu lieu au moment de la prise, il faille qu´on accorde à l´image aussi un fonctionnement comme icône ou comme symbole, les autres signes qu´évoque Peirce. D´ailleurs, selon lui, il n´y a pas de signes « purs », purement indiciels, iconiques ou symboliques, dans la réalité ; ils sont entremêlés. Accorder à une image une ressemblance à un objet correspond à sa reconnaissance en tant qu´icône : « Une icône est un signe qui renvoie à l´objet qu´il dénote simplement en vertu des caractères qu´il possède [par exemple leur « aspect »], que cet objet existe réellement ou non. »79 Or, nous l´avons vu : aucun signe ne peut faire connaître l´objet ; chacun ne fait que le représenter selon sa constitution spécifique de signe. Une photographie comprise comme signe n´est pas en soi une connaissance, mais communique une connaissance en représentant un objet de manière spécifique. Pour lire les informations qu´elle transmet, il faut repérer comment elle le fait. « Telle est la Photo , écrit Barthes : elle ne sait dire ce qu´elle donne à voir. »80 En tant qu´indice, nous l´avons vu, une photographie communique une connaissance par le contact antérieur entre la plaque et la lumière venant de l´objet : elle dit : là, il y a eu une rencontre dont je suis le résultat. « J´appelle, écrit Barthes, « référent photographique » non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l´objectif, faute de quoi il n´y aurait pas de photographie. »81 La photographie, parce qu´elle est indice, se

emprunté à Vilèm Flusser, Pour une philosophie de la photographie, p.10 Pierce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 140 80 Barthes, La chambre claire, p. 156 81 ibid., p. 120 42 78 79


réfère donc à une chose « réelle » qui fût traduite en image par des procédés techniques. « Une catastrophe : un point critique où quelque chose change d´état et de forme, se défait pour se reconstituer autrement. »82 C´est cette transformation décrit par Régis Durand qui constitue une photographie comme indice, qui, lui, apparaît lors d´un contact qui modifie la plaque. Ainsi, une photographie déplace ce qui ne peut être que fragment de ce réel qui s´est trouvé devant l´objectif, en le transformant en image « pleine, bondée »83 sur la surface bidimensionnelle du cliché. Une seule photographie sans supplément, c´est-à-dire sans d´autres images ou textes, se présente donc comme « unité » qui relève forcément en même temps d´un manque – manque, avant tout, du référent qu´elle fait voir car ce moment matérialisé en image est irréversiblement passé, mais aussi manque du hors-champ - de quoi cette photographie est-elle un fragment ? Ce qui figure sur une photographie en tant que trace relève donc d´un découpage. Parce que la photographie est trace, indice d´un objet absent, ce manque fait partie de l´image. Or, étant tout de même signe « plein » ; une photographie, relevant d´un réel par son caractère indiciel et son iconicité, peut à son tour rendre visible des indices. L´image, relevant d´un contact réel, fait voir tout ce qui s´y trouvait avant l´objectif, et ce sous cet angle de vue précis dans un cadre clos : son format. De façon désintéressée parce que mécanique, elle représente la totalité de ce « continuum spatial ». Ainsi, celui qui regarde une photographie en lui accordant son caractère d´indice et d´icône, peut en discerner des détails. « [L]es diverses textures rassemblées dans le champ de l´image saisissent notre regard par leur densité et tendent à se séparer les unes des autres, de sorte que nous lisons le plus souvent les photographies morceau par morceau, élément par élément »84, remarque Rosalind Krauss.

Durand, Le regard pensif, p. 38 et 39 voire Barthes, La chambre claire, p. 139 : « L´image photographique est pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter » 84 Krauss, Le photographique, p. 162 82 83

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C´est ainsi que la photographie devient matériau, voir instrument : elle est utilisable en tant que moyen de mémorisation parce qu´en elle se rencontrent sa temporalité propre et sa capacité de représenter un objet. Parce que l´image est pleine, parce qu´elle fait voir l´ensemble de tous les éléments s´étant offerts à l´objectif de l´appareil photo à ce moment précis, le regardeur qui la saisit de façon analytique peut y chercher des détails. L´image permet d´examiner ces éléments un par un – et ainsi d´en discerner des indices, comme Benjamin le constate par rapport aux photographies prises par Atget dans les rues désertées de Paris. Parce qu´une photographie re-présente (ab-bilden) un continuum spatial, elle représente en même temps les tensions dont cet espace-là a été surchargé. Du « partners in crime » Revenons à notre situation de départ : la découverte d´un lieu du crime. Nous avons vu que ce lieu garde en lui toute une structure temporelle spécifique, et qu´il ne s´agit pas d´un endroit quelconque car il est déjà connoté, mieux : désigné par ce rapport inhérent qui lui a donné son nom. Pour ceux qui sont chargés de l´affaire, il est clair qu´il faut, maintenant, agir de toute urgence : il faut arrêter le coupable. Comment procéder ? Le premier « témoin » du crime est son lieu car c´est lui qui a « reçu » l´acte, mieux : c´est sur place que se trouvent les données qui sont directement liées physiquement et historiquement à cet acte dit criminel qui y a eu lieu. Ainsi, avant toute recherche, il faut essayer de déchiffrer les signes qui s´y donnent à percevoir. L´enjeu est de saisir, de capter et de discerner ce qui se donne à « voir », mais qui n´est pas immédiatement lisible. Les signes ne font pas connaître l´objet, mais le représentent de leur façon spécifique. En tant que médiateurs, communiquant des informations à

travers

des

donnés

« bruts »,

non-décodés,

ils

sont

porteurs

d´informations. Qu´est-ce qui est signe au lieu du crime ? Dans un premier temps, tout objet, toute trace et toute perception peuvent être considéré comme tel. Voilà une des difficultés de départ : il faut délimiter, voire trier les informations afin de pouvoir lancer l´enquête. 44


« Matériellement, l´investigateur ne peut pas collecter l´ensemble des informations présentes sur la scène de crime ; des contraintes spatiales ou temporelles apparaissent. Des choix doivent être faits […] »85, est commentée dans le manuel de criminologie cette problématique qui s´impose au travail criminologique. Distinguer les indices censés élucider quelque chose « d´ important » sur le passé du lieu pour les recherches de la personne qui a commis ce crime des autres données sur place n´est guère une procédure évidente. L´endroit lui-même n´est pas forcément familier aux policiers chargés de l´affaire. Néanmoins, l´identification de particularités nécessite une connaissance du lieu tel qu´il était avant la pénétration de l´assassin. Il

faut

donc non

seulement

trouver

des

repères (témoins,

photographies, etc.) capables de ré-actualiser l´état du lieu tel qu´il apparaissait avant que l´ acte criminel qu´on essaie de re-construire y ait eu lieu, mais aussi une méthode, délimitant les opérations qu´on va effectuer sur place. Car ces opérations, étant des infractions, vont nécessairement le transformer: « le choix d´une méthode est indispensable pour ne pas négliger une trace, un indice, pour éviter de répéter des opérations souvent longues et qui peuvent modifier l´état du site, etc. »86 Même le territoire, la scène, n´est pas encore défini au moment où commence l´investigation criminologique. La délimitation spatiale de ce territoire nécessite une haute sensibilité pour ne pas perdre des indices de ce crime dont la seule chose dont on peut être certain est qu´il y a eu, comme résultat, une victime. Pour lancer des recherches, qui, nécessairement, s´appuient sur ce qui a été défini comme leur point de départ, il faut donc, avant tout, préserver attentivement la plus grande partie possible de ce qui se trouve sur place, pour garder la possibilité de changer de piste : « La situation sur les lieux d´un crime se modifie avec le temps. Les premières mesures prises par le policier, à son arrivée sur les lieux, jouent un rôle primordial dans la conservation des traces et dans l´éventuel succès de l´investigation »87 avertie le manuel de criminologie. Martin, Investigation de scène de crime, p. 6 ibid., p. 5 87 ibid., 17 85 86

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Dès le véritable début de l´investigation, le lieu se trouve irréversiblement transformé par les opérations effectuées sur place. Ainsi, déjà les blocages censés empêcher des personnes qui ne font pas partie de l´équipe de recherches de pénétrer dans le lieu, en font un lieu « artificiel », délimité et défini en tant qu´espace qui importe pour les recherches. Ce lieu maintenant démarqué devient alors une sorte d´espace « d´exposition » consacré au saisi. Dans un certain sens, on tente d´arrêter le temps en empêchant d´autres influences d´irriter cet espace clos. On pourrait dire que la « scène », comprise comme cette situation qui re-présente et englobe le passé, l´acte criminel, donc des bribes d´histoire et d´actions, se transforme en « image fixe». Par sa structure spatio-temporelle spécifique, le lieu du crime fait penser en quelque sorte à ce que Benjamin appelle « monade »88 en ce que lui aussi se constitue à partir d´un arrêt, d´une immobilisation, qui rend possible d´examiner sa constellation inhérente. Et c´est cette constellation qui est « prise », enregistrée par les photographies qu´on en fait, pour mémoriser et extérioriser la situation de la découverte. Nous l´avons vu : une photographie, elle-même indice, représente des données en ayant un rapport inhérent avec l´instant de sa prise. Ainsi, la photographie conserve quelque chose de ce lieu qui, autrement, serait vite perdu pour toujours. Ce n´est pas sans raison qu´une des premières opérations à effectuer au lieu du crime est sa prise en photographie sous différents angles de vue. En tant que signes, elles portent en elles la possibilité d´accéder à une connaissance en ce que la tension du lieu du crime au moment de sa découverte s´y trouve représentée et saisissable. La découverte d´un lieu de crime a donc quelques similitudes avec la situation de quelqu´un qui regarde une photographie : le regardeur, lui aussi, est confronté à une situation spatiale déjà passée. Dans cette « scène », il ne peut être que spectateur, n´ayant pas la possibilité d´intervenir – il reste nécessairement à « l´extérieur » de cette scène, hors-champ, exclu. Il s´agit

88

voire la note 5 ainsi que la citation correspondante 46


d´une situation à la fois perdue dans le sens qu´elle reste inaccessible pour nous qui la voyons - on n´y est pas, dans son champ bidimensionnel délimité par son format - et conservée, sauvée de l´oubli par son enregistrement sur image parce que là, on la tient dans ses mains en l´intégrant dans son présent. Cette scène-là, une scène jamais vue sous cet angle car, au moment de la prise, le déclencheur a empêché de la regarder à travers l´objectif en fermant le viseur, apparaît comme image actuelle dans le sens où on la regarde maintenant. Ce n´est pas que le passé entre dans l´actualité, mais qu´un support d´image extérieur est « mobilisé » par l´actualité du regard posé sur lui. Nous l´avons vu : le lieu du crime et la photographie sont tous les deux à la fois par leur caractère des indices et contiennent, mieux : rendent saisissables, à leur tour, d´autres indices. Tous les deux sont constitués par une structure temporelle très complexe – la superposition d´un autrefois et d´un maintenant – c´est en cela qu´ils peuvent être considérés comme des images dialectiques dans le sens que Benjamin leur accorde. Regarder une photographie comme relevé juridique faite dans le cadre d´une investigation au lieu où un crime a été commis est donc une pratique de lecture conforme à un certain caractère de la photographie – son caractère d´indice ainsi que d´indice d´indices. Pourtant, il ne faut pas que nous oubliions que le point de départ est la découverte d´un meurtre. Et c´est là une implication politique qui instaure un moment d´urgence et de mobilisation. Regarder une photographie sous cet angle de vue appelle et introduit un saisi spécifique d´images. Pour accéder aux connaissances communiquées, médiatisées et mémorisées par la photographie, il faut prendre une certaine position auprès d´elles. En cela, le travail criminologique peut être instructif.

47


Connaissances et inventaires Regardons de plus près la connaissance spécifique communiquée par la photographie. Concernant les images d´Atget, Benjamin nous dit qu´on les regarde comme les photographies prises lors d´une investigation sur un lieu de crime – qu´elles se prêtent donc à être utilisées. Il s´agit, pour ainsi dire, d´instruments de travail qui rendent discernables des micro-détails censés être des traces laissées par le coupable. Nous avons déjà vu certaines spécificités du lieu du crime et des photographies qui y étaient prises, notamment leur temporalité propre et leur rapport spécifique aux indices. Ces photographies sont des médiums censés conserver « l´état des lieux », en offrant à la vue un espace sensible visuel autre que celui qu´a pu retenir l´œil humain. « Car la nature qui parle à l´appareil est autre que celle qui parle à l´œil – autre, avant tout, en ce qu´à un espace consciemment travaillé par l´homme se substitue un espace élaboré de manière inconsciente. »89 On pourrait aussi dire : l´appareil photographique, quant à lui, ne saisit pas les données qu´il enregistre de manière intentionnelle ou inconsciente par un appareil psychique en relation avec d´autres donnés psychiques – mais de façon mécanique. Mieux : ce qu´une photographie saisit n´est pas dirigé par une constitution psychique, embrouillé avec d´autres perceptions et intentions, mais dépend de sa technique. Certes, la technique appliquée, le motif et l´angle de vue dépendent du photographe qui, lui, tente peut-être d´exprimer ainsi son intention à lui. Mais même s´il maîtrise parfaitement son métier, il y a ce moment technique, non-intentionnel, on pourrait aussi dire « non-humain », qui lui échappe nécessairement. Ce qui nous importe ici, c´est cette non-intentionnalité de l´appareil qui enregistre des données d´une manière qui lui est spécifique malgré l´intention de celui qui s´en sert. Ce moment est lié au caractère indiciel d´une photographie.

89

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 300 48


L´inconscient optique Quand Benjamin introduit le concept de l´inconscient optique, il a probablement pensé aux photographies de Muybridge, ces images mises au service par la science, censées enregistrer des mouvements image par image afin de montrer comment ce mouvement se déroule exactement. Car son exemple est le suivant : « si l´on se rend généralement compte, fût-ce en gros, comment les gens marchent, on ne sait certainement plus rien de leur attitude en cette fraction de seconde où ils « allongent le pas ». La photographie,

avec

ces

auxiliaires

que

sont

les

ralentis,

les

90

agrandissements, montre ce qui se passe. »

L´appareil se prête donc à décomposer un mouvement en traduisant les éléments dynamiques en images fixes. Dans leur immobilité, ces images rendent explicites ces moments qui ne sont, pour l´œil humain, jamais visibles qu´en « cours ». C´est dans l´arrêt que leur constitution visuelle devient discernable et analysable. « La photographie est sous le coup d´un arrêt qui ne se traduit pas tant par la perte ou le manque de mouvement (ce serait un reproche absurde), que par le reflux de l´énergie vers l´intérieur du cadre, en une sorte de condensation ou d´implosion»91, écrit Régis Durand à ce propos. « La photographie porte des marques, des scansions de mouvement ou de durée, mais elles s´y trouvent suspendues ou violemment superposées. »92 C´est parce qu´il y a encore « du mouvement » dans les images photographiques, mais à l´état arrêté, qu´elles sont, pour ainsi dire, chargées de ce mouvement. De là leur tension inhérente. Mais comme ce mouvement a pris une autre forme sur une photographie, il se communique autrement qu´en train de se faire. Comment ce mouvement est-il traduit en image ? Examinons de plus près l´exemple de Benjamin. Selon lui, la photographie « montre ce qui se passe » avec ses auxiliaires, tel que l´agrandissement et le ralenti. Qu´est-ce ibid., p. 300/301 Durand, Le regard pensif, p. 30 92 ibid. 90 91

49


que le ralenti en photographie ? Ne se réfère-t-il pas plutôt au film qui, lui, se déroule dans le temps, qui est capable de communiquer des mouvements en cours, transformant leur vitesse ? Regardons le texte en allemand. Le mot que Benjamin utilise est « Zeitlupe » - littéralement, cela veut dire « loupe de temps » ou « loupe temporelle ». Une loupe est, on le sait, une lentille, un instrument optique agrandissant ce qui se trouve devant lui. Enregistrant un instant précis, une photographie est, dans un certain sens, toujours une loupe temporelle, car ce moment, celui qui correspond au temps d´exposition, y est transcrit, mémorisé et ainsi, pourrait-on dire, « agrandi » temporellement. Certes, la durée d´exposition peut varier. Quand elle est très longue, l´image peut apparaître floue, montrant des mouvements en cours « aplati », pour ainsi dire, parce que le mouvement qu´elle saisit est pris en photo non pas tant comme instant « bref », mais comme « suite d´instants ». Ce qui importe est que le temps correspondant à la durée d´exposition se trouve « comprimé » et traduit en image. L´instantané photographique inscrit ainsi les données qu´il fait voir dans la durée, plus précisément dans la durée matérielle de la photographie. Il s´agit d´une mémorisation en spatialisant, voire matérialisant cet instant dont il est le cliché. Il y a donc deux aspects qui importent : celui du saisi photographique d´un continuum spatial de façon non-intentionnel lors du procédé de prise d´ image, et celui de sauvegarde de ce saisi qui ne se transforme pas avec le découlement du temps. Ces deux aspects vont, bien sûr, ensemble. Or, il me semble intéressant de les différencier car leur distinction artificielle peut, je pense, révéler des spécificités de chaque moment. Dans la pratique criminologique, on utilise les photographies parce qu´elles disposent des deux aspects. Ainsi, on prend des clichées de la plus grande partie du lieu du crime ainsi que des objets trouvés en détail afin de pouvoir reprendre ces images plus tard. On intente donc dans un premier temps de rendre visible des détails jusqu`à là échappés aux regards attentifs des investigateurs, non seulement par la production de l´image, mais aussi par l´utilisation d´auxiliaires de post-production comme l´agrandissement par exemple qui permet de regarder de plus près la constitution structurale 50


des objets trouvés et de l´état de lieu photographié. Il se peut que de telles opérations révèlent des aspects particuliers – par exemple, l´agrandissement d´un objet montre des traces suspectes d´usage ou des manipulations de cet objet. Le détective se sert souvent de son appareil photo pour prendre des images des personnes à surveiller dans des contextes multiples. Ce sont des photographies qui aident à identifier la personne recherchée ainsi que de prouver que le contact dit suspect entre les deux personnes a effectivement eu lieu. Benjamin se réfère aux photographies de Karl Bloßfeldt qui montrent des plantes agrandies au maximum pour décrire le saisi spécifique donnant accès à l´inconscient optique. « Les agencements structuraux, écrit-il, les tissus cellulaires, auxquels la technique et la médecine sont habituellement confrontés – tout cela est lié à l´appareil-photo plus originairement que le paysage expressif. »93 De par son caractère machinal, la photographie se prête donc plus à l´usage scientifique – en donnant accès à une connaissance spécifique - qu´à « l´expression » artistique. On verra plus tard que Benjamin critique vivement cette pratique de la photographie qui ne veut qu´esthétiser son référant en ajoutant des accessoires ou en retouchant les négatifs afin de produire une belle apparence, ainsi que la théorie d´art qui la met en concurrence avec la peinture, en opposant tous ce qui est produit technique à l´œuvre d´un génie créateur. Contrairement

aux

photographes

dans

cette

mouvance

dite

« créatrice », cherchant à produire des images censées plaire au public, les photographies de Bloßfeldt communiquent une connaissance spécifique des structures matérielles qui ne sont pas discernables à l´œil nu. L´agrandissement, en approchant ces plantes, montre des aspects aussi inattendus qu´instructifs. « En même temps, poursuit Benjamin, la photographie révèle dans ce matériau les aspects physiognomoniques, les mondes d´images qui vivent dans les plus petites choses, assez interprétables et cachés pour avoir trouvé refuge dans les rêves éveillés, mais devenus désormais assez grands et formulables pour faire apparaître

93

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 301 51


la différence entre technique et magie comme une variable de part en part historique. C´est ainsi que Bloßfeldt, avec ses étonnantes photographies de plantes, a découvert dans la prêle des formes de colonnes primitives, dans la fougère arborescente une crosse épiscopale, dans les pousses de marronnier et d´érable grossies dix fois des arbres totémiques, dans le chardon à foulon des ornements gothiques. »94 Ceci est un aspect étonnant – la photographie, quant à elle, sans manipulation ultérieure, montre que l´incompatibilité de la technique avec la magie n´est qu´une « variable de part en part historique », qu´elles ne sont donc pas a priori opposées et inconciliables. Vues sous l´objectif zoomant au maximum, les formes de ces plantes apparaissent comme des éléments sculpturaux, décoratifs. Ce sont des « mondes » qui existent sous ces formes, mais jusque-là, on ne les avait jamais aperçus. La « belle » apparence, le « magique » de ces images, n´est pas le résultat d´une manipulation de l´image, mais a comme fondement la technique photographique. Il ne s´agit donc pas de création au sens du culte d´un génie créateur, mais d´un procédé technique afin de rendre visible ce qui se trouvait déjà dans la nature, qui est saisissable uniquement par l´accès photographique, donc la focalisation spécifique de ces données par un objectif spécifique. Il y a donc « du magique » dans les images de Bloßfeldt, qui sont des images produites techniquement. Mais ce « magique » ne vient pas, comme c´était l´intention des photographes d´atelier au 19e siècle, d´accessoires ajoutés, ni d´une agrémentation du référent, par exemple à l´aide de la retouche sur négatif, ni d´autres moyens extérieurs à la technique photographique : ces plantes sont « juste » agrandies au maximum et prises en image par l´appareil. Il faut ajouter que ces photographies de Bloßfeldt sont hautement stylisées : les plantes ne se trouvent pas dans leur « milieu » naturel, mais sont placées devant un fond monochrome ; de plus elles sont

94

ibid. 52


posées de manière « favorisant les aspects formels. »95 « Il se réfère aux catalogues de plantes médicales et aux livres de botanique de la fin du Moyen Age ainsi qu´aux herbiers du 17e et du 18e siècle qui avaient besoin d´un fond uniforme pour que les plantes présentées puissent être comparées et donc déterminées scientifiquement et utilisées. »96 Leur construction formaliste permet donc de les rapprocher aux sciences – cette construction s´est établie afin de rendre visuellement comparable les plantes représentées sur les photographies. La beauté de ces images va donc de pair avec leur utilité. Bref : ce sont la technique et le dispositif photographique qui rendent visible le « magique » dont les formes de ces plantes disposent sous ces conditions, qui n´y est pas saisissable avec l´œil humain nu. Ainsi, on voit sur ces photos des formes inattendues qui ressemblent aux représentations cultuelles bien connues. On pourrait dire que, en faisant voir des « mondes d´images » non pas encore explorés, mais existant dans la nature, l´invention de la photographie fait partie à sa manière du « désenchantement du monde », comme Max Weber l´appelle. C´est la technique photographique qui à la fois produit et rend visibles ces formes existantes dans la nature en montrant que la technique et le magique ne s´excluent pas. Faisant cela, elle donne accès à la perception de ce qui relève d´un inconscient optique « comme la psychanalyse nous renseigne sur l´inconscient pulsionnel. »97 Le psychanalyste, à partir de sa position extérieure, peut recevoir et analyser l´inconscient de son patient qui émerge de son discours conscient. Bien entendu : la position du psychanalyste ne serait pas, pour rester dans cette comparaison, celle de l´appareil photographique qui, lui, serait plutôt comparable à la « technique » psychanalytique, mais celle du regardeur d´une photographie. Le pendant de l´image même, impliquant ce que Benjamin appelle l´ « inconscient

Sachsse, Karl Bloßfeldt : modéliste, photographe, collectionneur de plantes, p.19 96 ibid., p. 11 97 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 301 53 95


optique», se trouverait plutôt dans le discours libre du patient, infiltré par son inconscient. Une photographie saisit donc dans le champ de la vision des aspects autres que ceux qui constituent un regard humain – autres non seulement parce que l´œil humain n´a qu´une capacité limitée à percevoir des données visuelles, mais aussi parce que ce qui entre dans la conscience est dirigé par le regard qui focalise des objets en ignorant d´autres. Ce qui s´offre à la vue est, pour ainsi dire, filtré, voire dirigé. Et ce sont ces mêmes images qui montrent l´incrustation de représentations cultuelles dans le regard posé sur elles. Regardons le passage de plus près. Benjamin remarque que « Bloßfeldt, avec ses étonnantes photographies de plantes, a découvert dans la prêle des formes de colonnes primitives, dans la fougère arborescente une crosse épiscopale, dans les pousses de marronnier et d´érable grossies dix fois des arbres totémiques, dans le chardon à foulon des ornements gothiques. »98 Ces images rendent donc visible que ces plantes sont composées de formes ressemblantes aux formes architecturales qu´on connaît des représentations cultuelles. On ne les avait jamais perçus dans la nature parce qu´elles sont trop petites, mais ces formes ont déjà existé dans la nature avant qu´on n´ait bâti ces bâtiments. Il est donc pensable que les architectes qui les ont construits se soient inconsciemment laissés influencer (plus qu´ils ne l´ont pensé) par la nature. De plus, Benjamin renvoie implicitement à l´occurrence que ces comparaisons visuelles s´immiscent, pour ainsi dire, « automatiquement » à la vue. Pourquoi ? Premièrement parce que le regardeur des photographies de ces plantes agrandies au maximum constate, comme nous l´avons vu, une ressemblance. Pourtant, il est curieux que ce soient les plantes agrandies qui ressemblent aux éléments sculpturaux et non pas l´inverse, comme si ces représentations cultuelles précédaient les formes naturelles. Or, c´est ici peut-être une des raisons pour lesquelles ces images ont un

98

ibid. 54


effet dit magique, car le magique est l´affaire du culte et donc associé à ses représentations visuelles. Pour le dire autrement : dès qu´il y a du magique, il s´immisce un lien avec un culte. Il s´agirait donc aussi d´un inconscient optique qui s´est développé à partir de la socialisation dans un contexte précis, (ici, il s´agit d´un contexte occidental). On voit dans ces images de plantes des ressemblances avec des produits culturels parce que celles-ci prédéterminent notre regard – comme par exemple les rêves nous transmettent, selon Freud, des contenus embrouillés sous l´effet de pulsions inconscientes à l´aide de représentations culturelles symboliques bien connues. Examiner le regard posé sur ces photographies nous apprend donc aussi quelque chose de plus général ou, si l´on veut, plus « sociologique » sur la perception qui, elle, n´est pas non plus fixe, mais se transforme, comme Benjamin remarque dans « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité mécanisée » : « À de grands intervalles dans l´histoire, écrit-il, se transforme en même temps que leur mode d´existence le mode de perception des sociétés humaines. »99 Ce qui importe, c´est que la photographie, quant à sa technique, peut rendre possible la perception de ce qui relève d´un inconscient dans l´optique - ou bien, si l´on veut, dans la vision. Benjamin parle aussi de « révision de l´inventaire de la perception qui va imprévisiblement transformer

notre

vision

du

monde»

(« Überprüfung

des

Wahrnehmungsinventars, die unser Weltbild noch unabsehbar verändern wird »).100 On voit bien : perception sensible des choses et vision du monde vont de pair. La connaissance médiatisée par la photographie, perceptible sensiblement, va plus loin qu´une connaissance purement « esthétique » au sens classique du terme comme philosophie du beau, basée sur la beauté de l´image (bien qu´on puisse, comme nous l´avons vu, la trouver belle). Il s´agit d´une connaissance entrant dans le cadre de la science des structures

Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op.cit., p. 182 100 traduit par moi à partir de : Benjamin : Neues von Blumen in : Medienästhetische Schriften, p. 294 55 99


visuelles ainsi que d´une connaissance, voire d´une explicitation de « l´inventaire de la perception ». Inventaires Qu´est- ce qu´un inventaire de la perception ? Remarquons avant tout que dans le texte allemand, Benjamin utilise ici le mot « Inventar », c´est-àdire, comme nous l´avons vu plus haut, tous les éléments constituant un ensemble, et non pas l´opération d´inventorier.101 Dans ce cas, il s´agit de l´ensemble de ce qui est perceptible. Nous l´avons vu : avec des photographies comme celles de Bloßfeldt, le champ de la perception s´élargit ; en ce que ces images nous rendent visible la constitution structurelle des plus petites choses. Cette connaissance des formes va transformer la perception en général, non seulement parce qu´on va désormais regarder des plantes dans leur environnement autrement sachant qu´elles sont composées par de telles formes subtiles, mais aussi parce qu´un regard autre qu´humain s´ajoute à la perception quotidienne, en transformant ainsi la « vision du monde ». Avec la photographie, l´inventaire de la perception – l´ensemble de ce qui entre dans son champ – s´est donc transformé. C´est pour cela que Benjamin dit qu´elle nous fait réviser cet Inventar. Réviser, cela veut dire reprendre, ou bien : refaire. On pourrait donc comprendre cette phrase comme une invitation à (re-)faire un inventaire de la perception afin de le « mettre à jour ». Qu´est-ce qu´inventorier ? De façon générale, l´inventaire est défini comme « [o]pération qui consiste à énumérer et à décrire les éléments composant l´actif et le passif d´une communauté, d´une succession etc ; état descriptif dressé lors de cette opération» et comme « [r] evue minutieuse et détaillée (d´un ensemble de choses) ».102 Il s´agit donc d´un produit ; voire du résultat de l´opération de dénombrer et de décrire des apparitions. Voilà les deux gestes qui 101 102

voire p. 19 de ce mémoire Petit Robert 56


constituent ensemble l´inventorisation : dénombrer, c´est-à-dire constater l´apparence de ces éléments en les schématisant (dans le sens que Kant lui accorde), et décrire, c´est-à-dire représenter ces éléments tels qu´ils se montrent. Prenons l´exemple d´un magasin de chaussures. C´est l´époque de l´inventaire commercial annuel. Comment procéder ? Premièrement, il faut définir l´ensemble en vue du but (le bilan annuel) ainsi que les éléments à prendre en compte. Ils ont nécessairement été définis en tant que les éléments à prendre en compte – dans notre exemple, les paires de chaussures - alors que d´autres ont été ignorés (les étagères, les plantes, la cafetière). S´il s´agit de dénombrer et décrire tous les éléments formant un ensemble, il faut donc avant tout connaître les limites de cet ensemble ainsi que sa structure interne, c´est-à-dire la logique inhérente selon laquelle ces éléments sont à énumérer. Dans le « cas » d´un inventaire de la perception, il faut disposer d´un concept de la perception. Tout inventaire implique donc – et ce sur plusieurs plans - des prédéfinitions concernant son cadre et sa constitution. Sans connaître des limites de l´ensemble à inventorier, sans avoir déterminé des catégories, fût-ce de façon implicite, il est impossible de commencer d´inventorier. Ainsi, il faut déjà savoir non seulement quels objets vont être considérés comme éléments, mais aussi comment ils vont être à saisir dans le cadre de cet inventaire-là - est-ce que leur état importe ? leur âge ? leur couleur ? leur prix ? donc- qu´est-ce qui est à saisir ? Les réponses à ces questions ne sont pas évidentes. Remarquons que le mot «inventaire» vient du mot latin invenire qui signifie «trouver». Trouver, voire distinguer les éléments qui composent l´ensemble, trouver une logique qui les englobe, trouver, enfin, un mode d´articulation – tels sont les enjeux de tout inventaire. Et c´est ainsi que les éléments, pris en compte un par un, sont en même temps mis en valeur, bien que ce soit en les homogénéisant, voire en les soumettant à un ordre: ils sont sauvés de l´oubli, ou, si l´on veut, de la perte – dans une bibliothèque par exemple l´inventaire est indispensable pour retrouver des documents. C´est dans l´inventaire qu´un ensemble devient matériellement saisissable. 57


Invenire est d´ailleurs aussi la base du mot „inventer“. Effectivement, les deux ont quelque chose en commun. Car ces catégories qui forment la grille de l´inventaire, n´est-elle pas aussi le résultat d´une invention? Foucault le montre à l´aide d´ « une certaine encyclopédie chinoise » emprunté de Borges : toutes les classifications ne sont pas pensables par tout le monde, bien qu´on puisse les écrire (ou dire).103 Et : qu´il y ait « de l´ordre » au sous-sol de la perception, pour ainsi dire, est indispensable pour le saisi des choses ainsi que pour toute classification. « Un « système des éléments », écrit-il, – une définition des segments sur lesquels pourront apparaître les ressemblances et les différences, les types de variation dont ces segments pourront être affectés, le seuil enfin au-dessus duquel il y aura différence et au-dessous duquel il y aura similitude – est indispensable pour l´établissement de l´ordre le plus simple. L´ordre, c´est à la fois ce qui se donne dans les choses comme leur loi intérieure, le réseau secret selon lequel elles se regardent en quelque sorte les unes les autres et ce qui n´existe qu´à travers la grille d´un regard, d´une attention, d´un langage ; et c´est seulement dans les cases blanches de ce quadrillage qu´il se manifeste en profondeur comme déjà là, attendant en silence le moment d´être annoncé. »104 Ce sol relevant d´un « inconscient » n´est habituellement pas pris en compte par l´inventaire. Il relève de la sphère de l´« on », à la fois impersonnel et tout de même personnalisé dans de nombreuses occasions, qui laisse transparaître l´épistème, la condition de possibilité de cet ordre-là ainsi que sa compréhensibilité dans une socialité. Si une photographie est regardée comme « étant l´inventaire général [Generalinventar] d´une nature qui n´est pas davantage réductible, comme le catalogue de toutes les apparitions s´offrant dans l´espace»105, son saisi est donc lui aussi basé sur une épistème – celle qui détermine ce que nous sommes disposés de voir, et comment. « Telle est la Photo, écrit Roland Barthes, elle ne sait dire ce Foucault, Les mots et les choses, à partir de la page 18 ibid., p. 24/25 105 Kracauer, La Photographie, p. 198 103 104

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qu´elle donne à voir. »106 Le « dire », ou le « voir », ne viennent qu´après. Par rapport à l´inventaire, on pourrait reformuler cette phrase : Tel est l´inventaire, il ne fait voir le sol sur lequel ses articulations sont basées. Voilà donc deux axes de l´inventaire en général, mais aussi de l´inventaire d´une photographie : premièrement, le saisi inventoriant, ayant pour but de prendre en compte chaque élément qui se présente afin de « comprendre » l´ensemble à partir de leur liaison. Et deuxièmement, le socle épistémologique qui s´immisce dans un inventaire accompli, qui donne accès à l´organisation du savoir même. De toute façon, inventorier implique une prise en compte des éléments afin de saisir un ensemble. Un regard inventoriant vise donc lui aussi les détails. Les limites de l´inventaire à partir d´une photographie correspondent au continuum spatial de la surface photographique qui, elle, est désormais considérée non pas comme fragment, mais comme l´ensemble encadrant les données à saisir. Ces détails sont à prendre en compte, c´est-à-dire à focaliser un par un, à mettre l´un à côté de l´autre. Ce qui importe n´est alors pas tant la beauté de l´image, mais les éléments qui constituent l´ensemble. Ces éléments sont, au moins spatialement, liés. Certes, pour faire cela, il faut savoir les distinguer sur la surface plane du cliché. Pour voir quelque chose sur une photographie, nous l´avons vu, le regard posé sur elle est prédéterminé par une « manière de voir », ou bien, si l´on veut, une organisation de ce regard, qui est sa condition de possibilité. Or, on pourrait dire que cette disposition qui détermine le regard relève d´un inconscient optique en ce qu´il détermine en même temps ce qu´on voit (par exemple des ressemblances avec des sculptures dans les plantes photographiées par Bloßfeldt). En même temps, avec la prise de conscience de ce dispositif, il est possible de le transformer de l´intérieur, pour ainsi dire. C´est cela l´opération de révision d´un inventaire: remettre en question non seulement la complétude de l´enregistrement de ses éléments, mais aussi ses catégories et sa logique interne. Ce n´est donc pas seulement que l´inventaire « premier» est

106

Barthes, La chambre claire, p. 156 59


lacunaire, mais aussi que sa structure n´est peut-être plus cohérente à ce qu´il prétend représenter. Réviser l´inventaire de la perception, c´est donc aussi une ré-interrogation par rapport à son schéma, ainsi que de son inscription dans des contextes multiples. Parce qu´un inventaire « accompli » apparaît comme état de choses, mieux : comme la mémorisation de cet état - un instantané - qui décrit minutieusement tous les composants dans un ensemble prédéfinit, on peut le reprendre, voire réviser. Donc : l´opération d´inventorier une photographie donne accès à une connaissance de sa structure interne à partir des détails. Mais comme tout inventaire est basé sur des prédéfinitions implicites et explicites, les résultats de ce procédé varient. Et c´est cela l´avantage d´une lecture d´une photographie en tant qu´Inventar pour le détective : à chaque fois qu´il reprend une photographie, il peut y découvrir, en expérimentant des cadres et catégories différents, d´autres liens et logiques inhérents. Mémoire et photographie L´autre aspect, celui de la mémorisation spécifique par une photographie, n´est pas explicitement repris par Benjamin. Cependant, avec la photographie, en tant qu´instrument de mémorisation extérieur à la mémoire humaine, s´ouvre une possibilité de sauvegarde d´images qui diffèrent des images mémorisées intérieures. « Non seulement la Photo n´est jamais, en essence, un souvenir […], mais encore elle le bloque, devient très vite un contre-souvenir »107, écrit Roland Barthes à ce propos. C`est entre autres l´essai « la photographie » de Siegfried Kracauer qui thématise cet aspect en opposant les images photographiques aux « imagesmémoires », donc aux images qui s´offrent à et dans la mémoire humaine. « La photographie, écrit-il, saisit le donné comme continuum spatial (ou temporel), les images-mémoires le conservent, elles, dans la mesure où il signifie quelque chose. Puisque ce signifié ne se réduit pas plus au rapport

107

Barthes, La chambre claire, p. 142 60


purement spatial qu´au rapport purement temporel, les images-mémoires se présentent en porte-à-faux face à la reproduction photographique. Tandis que du point de vue de cette dernière elles paraissent fragmentaires – et cela seulement parce que la photographie n´inclut pas le sens auquel les images-mémoires se réfèrent et selon lequel elles cessent d´être fragments , la photographie de leur point de vue paraît être un amas de déchets. »108 Il s´agit donc de deux procédés très différents – tandis que la « mémoire » humaine concentre ce qui fait du sens pour la personne et en construit des images sous forme de « monogramme », comme Kracauer dit, la photographie enregistre ce qui apparaît visuellement à la surface des objets. Ainsi, les images-mémoires contiennent des informations qui diffèrent essentiellement de l´apparence visuelle. Elles impliquent des relations complexes entre des donnés qui « font du sens » et les hiérarchisent selon leur importance subjectivement attribuée, alors que les images photographiques reproduisent les surfaces visibles des objets visés par l´objectif. Ces modes d´enregistrement, voire de mémorisation ou de stockage d´informations, ne saisissent pas les mêmes données, ne focalisent pas les mêmes objets, et n´organisent pas leurs informations spécifiques de la même façon. Quant au trait de la mémoire humaine de connotation des données qu´elle saisit, ce qui lui « échappe » est, pour ainsi dire, la quelconqueité des choses, donc leur constitution à la fois concrète et nonsignifiante. Cependant, celui qui perçoit une photographie contemporaine ne la regarde pas de la même façon que celui qui est confronté à une photographie « périmée », comme Kracauer dit : « Dans une certaine mesure, la photographie actuelle laisse entrer dans une certaine mesure la vie de l´original quand elle reproduit une apparition familière à la conscience contemporaine. A chaque fois, elle enregistre un aspect extérieur qui, au temps de son règne, est un moyen d´expression aussi

108

Kracauer, La photographie, p. 191 61


communément compréhensible que la langue. »109 Ce que la photographie fait voir s´inscrit dans un contexte historique qui est d´une certaine façon partagé par son spectateur contemporain lorsqu´il lui est familier. Ainsi, seul le regardeur contemporain a un accès direct au « signe optique » transparent, à la « ressemblance » transmettant un commun. Dès qu´une photographie est « périmée »110, n´est plus actuelle, le regardeur n´a plus automatiquement cet accès direct à l´image, c´est-à-dire il ne la « comprend » plus de façon immédiate, comme des phrases entendues quotidiennement. Composée de « signes étrangers », l´image se dissout donc en détails. Même la grand-mère représentée sur une ancienne photographie à l´age de vingt-quatre ans devient « une quelconque jeune fille en 1864 » pour ses petits-enfants qui ne l´ont pas connue à cette époque-là. « Les photographies étant ressemblantes, celle-ci a dû l´être également »111 - mais cette « ressemblance ne sert plus à rien »112 à la postériorité qui n´ a pas de moyen permettant de la vérifier, d´identifier la grand-mère. Sans médiation langagière (de la part de quelqu´un qui l´a connue et qui donc est capable de la re-connaître), l´association de cette image-là à la grand-mère est impossible. L´image « périmée » seule ne représente pas une personne (ou un objet) déjà vue, mais simplement quelqu´un (ou quelque chose). « La photographie, écrit Kracauer, est le résidu décanté du monogramme, et d´année en année sa valeur significative s´amoindrit. »113 Donc : quant à sa liaison intime avec l´instant de la prise de vue, une image photographique perd, avec le temps, ce qu´elle a pu signifier pour ses contemporains. Dès lors, il n´a y plus de lien saisissable directement avec une « signification » primaire : ce qui reste, c´est « seulement » l´image, la surface auparavant actuelle des donnés. L´angle de vue selon lequel une photographie est perçue dépend donc du temps – l´image même reste Kracauer, la photographie, p. 193 ibid., p. 194 111 ibid.189 112 ibid. p. 190 113 ibid., p. 194 109 110

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incrustée dans l´instant de la prise, mais non pas dans une « signification » accordée. Et c´est cela, comme nous l´avons vu, une des raisons pour lesquelles la photographie est intéressante en tant qu´instrument de travail pour le détective ou le commissaire qui, lui, peut reprendre une photographie afin d´y trouver, en la ré-étudiant, des détails qu´il n´a pas encore perçu et pas encore pris en compte lors de son premier inventaire des choses. C´est aussi pour cela qu´un saisi inventoriant, mettant en contact le maintenant du regardeur et l´autrefois du « continuum spatial » prise en image – y compris des signes auparavant « transparents – est prometteur : l´image, elle, n´impose pas un saisi complètement déterminé, mais ouvre la possibilité d´en discerner, quant aux différents inventaires, des connaissances multiples. Ce qui n´était pas perceptible par un contemporain – l´épistème – peut ainsi apparaître dans une révision ultérieure de l´image.

III.

Objectifs et tribunaux

Avant de continuer, récapitulons où l´enquête nous a mené jusque là. Nous avons situé la photographie en tant qu´instrument de travail, se prêtant à communiquer certaines connaissances qui peuvent être utile pour l´investigation : en tant qu´indice, elle relève d´un contact antérieur spécifique que le cliché a entretenu avec les ombres venant de l´objet pris en image – elle en est l´indice parce qu´elle résulte de ce contact. Et c´est parce que la technique photographique enregistre ce qui apparaît devant l´objectif en le traduisant en surface sans passer par un appareil psychique humain qu´on peut l´utiliser en tant qu´instrument de sauvegarde, voire la considérer comme porteur de connaissances pas encore « connues », par exemple pour discerner après-coup sur une photographie des indices qu´on n´avait pas encore saisis. La photographie, compris comme outil, rend visible ce que l´œil nu ne peut pas percevoir, et, avec cela, elle instaure une distance entre les choses « brutes » et leur perception. Comme accès à ces 63


donnés montrés sur une photographie, nous avons proposé un saisi inventoriant, voire révisionnant d´anciens inventaires qui ont déjà été faits. Ce procédé permet une approche structurée en ce que tout inventaire est basé sur des prédéterminations, mais aussi, si elle est comprise comme provisoire parce qu´en révision permanente, variable selon les critères appliqués. Le saisi d´une photographie à partir de son caractère indiciel et en tant qu´inventaire

permet

d´accéder

à

des

connaissances

proprement

photographiques, c´est-à-dire correspondant à la technique photographique même. Et voilà l´intérêt du détective et, avec cela, de l´historien, d´y discerner du passé. Il s´est alors déjà insinué qu´il s´agit d´une attitude spécifique que ce regardeur prend auprès de ces photographies prises lors d´une investigation au lieu d´un crime. Il n´est nullement désintéressé, au contraire : il les regarde pour y discerner ce à quoi elles renvoient et ce qui pourrait avoir un rapport avec ce qu´il cherche. Ceci dicte certainement des limites à son regard qui est dirigé par cette intention, mais en même temps lui permet de saisir ce qui se donne à voir de façon extrêmement sensible aux détails. Comme l´appareil photographique a mémorisé et extériorisé un continuum spatial dans l´instant même, ces images servent à sa sauvegarde et sa traduction sur une surface, et cela permet au regardeur de découvrir de nouvelles pistes à développer à partir de cette image photographique même. De telles photographies prises dans le cadre d´une investigation au lieu du crime sont faites pour être étudiées et pour en discerner ce qui importe à la recherche « du temps perdu ». Objectifs/ cadres Dans cette partie, nous allons suivre un autre chemin. Tandis que ces premiers pas se sont approchés de la photographie, l´ont mis,e pour ainsi dire, au centre de l´enquête afin de découvrir sa « nature », la voie que nous allons poursuivre maintenant va nous conduire aux alentours d´elle. On pourrait dire qu`après avoir inspecté le lieu, nous allons lancer l´enquête à 64


partir de la photographie. Comment s´inscrit-elle dans les champs sociaux et politiques ? Comment est-elle connotée, voire reçue ? Quelle est sa « portée réelle » ? Et comment comprendre, dans un sens plus large, les « injonctions que recèle l´authenticité de la photographie » ? Pour examiner ces enjeux et tensions, nous allons retourner à notre point de départ afin d´emprunter d´autres voies préconçues par Benjamin : les photographies d´Eugène Atget. Atget Nous avons déjà vu qu´Atget n´a pas travaillé pour une équipe d´investigateurs. Il a pris ses milliers de photographies sans être impliqué dans une démarche autre que celle d´un photographe. Mais bien qu´il ne fut pas engagé dans une équipe criminologique, ses images ont tout de même servi à des institutions et personnes : Atget a vendu ces photographies « à diverses collections historiques, telles que la Bibliothèque de la Ville de Paris, le Musée de la ville de Paris (musée Carnavalet), la Bibliothèque Nationale, les Monuments historiques, ainsi qu´à des entreprises de construction et des artistes. »114 Atget même, à la fois producteur et vendeur d´images, a donc certainement gardé à l´esprit les exigences de ces institutions susceptibles d´acheter ses clichés. En supposant que ses photographies soient prises dans la perspective d´être vendues par la suite à des institutions ou des artistes, donc des acheteurs multiples et hétérogènes, il n´est pas étonnant que l´œuvre d´Atget ne soit justement pas nettement classifiable en tant qu´art ou marchandise, outil ou « corpus de documents ». Lui-même les présentait, sur un panneau devant sa porte, comme « photographies pour artistes »115. De plus, il a numéroté ces clichés selon une logique propre non pas à lui, mais aux institutions qui s´intéressaient à ses photographies : « Le système de codage qu´Atget appliquait à ses images est dérivé du catalogue des bibliothèques et des collections topographiques pour lesquelles il travaillait, écrit Rosalind Krauss. Ses sujets sont souvent standardisés car ils étaient 114 115

Krauss, Le photographique, p. 48 Freund, Photographie et société, p. 87 65


dictés par les catégories établies de la documentation historique et topographique. […] Un catalogue, ce n´est pas tant une idée qu´une mathesis, un système d´organisation, qui relève moins de l´analyse intellectuelle que socio-culturelle. Et il semble très clair que le travail d´Atget est le produit d´un catalogue que le photographe n´a pas inventé et pour lequel le concept d´auteur est sans objet. »116 L´objectif à travers lequel cette classification apparaît est donc celui de l´acheteur et non pas celui d´un « créateur » : Atget lui-même ne se considérait pas comme artiste, ni son travail comme artistique, c´est-à-dire comme détaché de son aspect d´utilité. Cependant, l´inventaire qu´il a fait de son travail montre l´application du système de classification imposé par les collections des institutionsacheteurs. On voit bien : ce qui importe était dans un premier temps moins la beauté des images que leur utilité, voire leur capacité de communiquer des connaissances et d´apparaître dans des contextes différents. Et ce fut cet aspect documentaire qui intéressait les surréalistes qui l´ont fait entrer dans le milieu artistique avec la publication de quelques-unes de ses images dans « La révolution surréaliste » en 1926.117 Benjamin, d´ailleurs, n´en parle pas dans ses textes. Pour lui, l´important est ce que les photographies d´Atget font voir, et peut-être aussi qu´elles ne soient pas incrustées dans le cadre dans lequel elles se sont inscrites à la base, qu´elles se prêtent donc à être regardées détachées de ce cadre en ouvrant la possibilité de les consulter sans prendre en compte un « extérieur » institutionnel. Sa source à lui était un « beau livre » monographique intitulé « Lichtbilder »118. Or, une prise en compte de ces institutions qui se sont intéressées à ses images peut éclaircir certains traits inhérents à ces images.

Krauss, Le photographique, p. 52 voire par exemple Freund, Photographie et société, p. 88 118 voire la note 1 à la page 309 in : Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit. 66 116 117


Principalement, il s´agit de collections historiques. Les clichés apparaissant dans ce cadre disposent donc, entre autres, d´une connotation d´être médiateur, de médiatiser, voire d´actualiser « du passé » lors de leur « consultation ». Dans cette collection qui les acquière et contient, elles ont une importance en tant qu´éléments de l´ensemble qui est organisé selon des catégories qui le prédéfinissent, l´englobé sous la prémisse d´avoir un rapport précis avec le passé. Il s´agit, pour ainsi dire, dans les archives, d´en faire un inventaire en images de certaines situations, événements ou « décors » historique. Ainsi, les éléments se réfèrent à l´ensemble en ce qu´ils en font partie et le constituent à la fois. Le corpus « historique » consiste donc, entre autres, de photographies qui sont considérées comme des « documents », comme images faisant voir un aspect particulier de ce corpus. L´image, toute en montrant une particularité, n´est donc pas détachée de l´ensemble auquel elle « appartient ». Mieux : ayant donné que l´ensemble représente « de l´histoire », ces photographies sont elles aussi censées la représenter. Leur rapport à l´histoire, cette histoire qu´elles sont censées « illustrer » ou documenter, devient dans ce cadre-là leur critère primaire en ce que c´est ce critère qui légitime leur apparition dans le corpus. C´est parce que ces images sont « complétées » par leur contexte que les regarder se fait dans une direction précise. Mais une photographie est toujours, de son caractère même, reproductible, c´est-à-dire que chaque photographie peut potentiellement faire partie, être élément, de plusieurs cadres à la fois. 119 Les photographies d´Atget en tiennent explicitement compte en ce qu´elles sont faites pour apparaître dans des contextes divers. Et c´est peut-être pour cela qu´on a dit des photos d´Atget qu´elles montrent la ville « vidée d´atmosphère » - l´intention n´est pas de produire de belles apparences. Comme elles sont susceptibles de s´inscrire dans des

Il serait sûrement intéressant à´examiner les photos d´Atget à partir des cadres qui les contiennent au sens d´une analyse d´archives proposée par Foucault dans « L´archéologie du savoir ». Dans le cadre de ce mémoire, je ne vais pas plus élaborer cette idée 67 119


perspectives différentes, ce qui importe est leur capacité de médiatiser des connaissances, de satisfaire aux critères extérieurs. Ceci fait penser aux remarques de Benjamin sur l´exposé du physicien Arago devant la Chambre des députés en 1839. 120 Du côté de la théorie, Arago laisse, selon Benjamin, « se développer le sentiment de la portée réelle de l´invention [de la photographie]. […] Ce discours embrasse d´un large geste tout le domaine couvert par la nouvelle technique, de l´astrophysique jusqu`à la philologie : la photographie permettra à la fois de dresser la carte du ciel et d´établir un corpus des hiéroglyphes égyptiens. »121 Benjamin salue cet angle de vue assez large pour englober les différents champs potentiellement occupés par la photographie sans définir un cadre clos déterminant ses « fonctions » possibles. Spécialement son utilisation dans le cadre de recherches scientifiques lui semble prometteuse. Et cette possibilité d´utilisations hétérogènes, n´est-elle pas donnée par les photographies d´Atget qui trouvent une place dans les archives historiques aussi bien que dans les bureaux de construction et dans les ateliers d´artistes comme matériel d´étude ? Mais revenons à Benjamin. Le passage introduisant Atget le présente en tant que « comédien qui, rebuté par son métier, effaça son masque, puis se mit en devoir de démaquiller aussi le réel. »122 Ce passage, montrant Atget même en tant que comédien qui abandonne son jeu pour confronter le « réel » avec lui-même, est d´autant plus important qu´il succède à une présentation de l´époque de la commercialisation de la photographie, donc la période de son appropriation par les couches sociales montantes, afin de l´intégrer dans un culte d´autoreprésentation. Benjamin appelle cette époque, la deuxième selon son schéma, celle de sa décadence. 123

voire Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 297 ibid., p.298 122 ibid., p.309 123 ibid., p. 308 120 121

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Petites histoires de la photographie Retraçons avec Benjamin cette histoire de la photographie afin de comprendre l´importance des images d´Atget dans la conception benjaminienne. Comment reconstruit-il la période d´avant, pourquoi estelle caractérisée par sa décadence ? Benjamin se réfère à l´occurrence que, depuis sa commercialisation, la photographie était mises au service de ceux qui pouvaient s´en procurer et avaient l´intention d´en profiter pour l´autoreprésentation en suivant l´exemple de la peinture portraitiste : la bourgeoisie. Avec l´invention des cartes de visite par Disderi en 1850, donc avec les débuts de la commercialisation de la photographie, la question du goût et, avec cela, de la photographie dite « artistique »,

commençait

à déterminer

le

développement de la photographie qui fut de plus en plus populaire. Quant aux coûts moins élevés, la photographie repoussait rapidement la peinture de portrait en miniature. « [D]e toutes parts finalement les hommes d´affaires envahirent la profession, écrit Benjamin, et lorsque plus tard se répandit la retouche sur négatif, revanche du mauvais peintre sur la photographie, on assista à une brusque décadence du goût. »124 On voit bien comment Benjamin critique vivement ce développement. Pourquoi ? Il semble que la caractéristique la plus flagrante du goût « officiel », c´est-à-dire, à cette époque, bourgeois, fut la préférence pour le « juste milieu »125, la représentation agréable de la personne photographiée. Ainsi, il y avait dans des ateliers photographiques des accessoires censés souligner visuellement les aspects « favorables» de la personne représentée en la projetant dans un contexte typé. « L´homme lui-même est astreint à une pose »126, commente Gisèle Freund ce dispositif. Agrémenter l´apparence des personnes, souligner l´aspect représentatif correspondant à l´image que la bourgeoisie souhaitait établir d´elle-même, cela montre que ces photographies de portrait étaient censées asservir au culte par lequel elles étaient prise en charge – le culte de l´autoibid., p. 305 voire Freund, Photographie et société, p.63 126 ibid., p. 65 124 125

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représentation et –légitimation de la bourgeoisie qui tentait ainsi de s´émanciper de son infériorité vis-à-vis de l´aristocratie. Ce culte était basé sur la prise de conscience du statut social ainsi que sur l´autodiscipline. Ainsi, les ateliers photographiques sont décrits par Benjamin comme étant « à la frontière entre l´exécution et la représentation, entre la chambre de torture et la salle du trône. »127 Cette pratique cultuelle trouve son pendant dans la pratique d´intégration de ces portraits dans la vie quotidienne : ils furent gardés dans des albums photographiques – « de gros bouquins de cuir armés de ferrures dissuasives, des pages épaisses comme le doigt, bordées d´or, sur lesquelles se distribuaient des figures grotesquement fagotées, oncle Alex et tante Rika, Gertrude quand elle était petite, papa en première année de fac, et enfin, pour porter notre confusion à son comble : nous-mêmes en Tyrolien de salon, jodlant, agitant le chapeau vers un décor de sommets enneigés, ou en marin propret, une jambe en appui, une jambe libre, comme il se doit, appuyé sur un montant poli. »128 On voit bien que Benjamin caricature ici à la fois le milieu bourgeois et cette pratique rituelle de conserver - on pourrait presque parler de sacralisation - des portraits photographiques à la fois typés et personnels ainsi que de consacrer une place spécifique – la meilleure, donc visible et centrale – à l´album photographique. Cet album était traité comme une sorte de trésor, et il s´inscrivait parfaitement dans l´intérieur « typiquement » bourgeois : « L´intérieur bourgeois des années soixante à quatre-vingt-dix, avec ses buffets gigantesques débordants de sculpture en bois, les angles sans soleil où se tient le palmier, l´encorbellement que retranche la balustrade, et les longs corridors avec la flamme chantante du gaz, ne peut abriter convenablement que le cadavre. « Sur le sofa Tante ne peut être qu´assassinée .» La luxuriance sans âme du mobilier ne devient confort que pour le cadavre »129 On voit bien : l´intérieur débordant bourgeois, ainsi que ces photographies représentatives et esthétisantes, étaient censés, selon Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., 306 ibid. 129 Benjamin, Sens unique, p. 144/145 127 128

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Benjamin, cacher quelque chose – et ce quelque chose, mine de rien, est un crime. Ces photographies sont donc loin de communiquer une connaissance – leur but est de servir aux buts de la bourgeoisie en faisant semblant de représenter des réalités alors que cette apparence est artificiellement produite par manipulation de l´image. Or, le regard dévoilant de Benjamindétective, un regard, comme nous l´avons vu, inventoriant qui ne se laisse pas bluffer par l´apparence agréable de l´image, découvre tout de même leur mobile. Car enfin, « il se dessinait toujours plus clairement une pose dont la raideur trahissait l´impuissance de cette génération face au progrès technique »130 - la pratique de la photographie portraitiste rend visible, dans son utilisation comme moyen « d´expression », voire comme élément constitutif de l´autoreprésentation bourgeoise, ce qu´elle devrait cacher par tous ces accessoires et normes. La forme qu´a pris le dispositif photographique témoigne donc malgré elle de la conduite de la société bourgeoise - du champ ou la photographie fut de sa part inscrite. Cette « période de décadence » de la photographie succédait à l´époque de sa « floraison »131, que les photographes portraitistes essayaient alors en partie d´imiter. Car les couches sociales qui s´étaient appropriées ce médium, souhaitaient être représentées entourées de cette apparence « magique » rencontrée sur les premières images. Or, ce « magique », cette « aura », fut selon Benjamin justement le résultat de la technique photographique peu développée de ces premiers temps. Pendant la longue durée de la prise de vue, il a fallu que les modèles restent immobiles, qu´ils s´« installent »132 dans le long instant photographié qui correspondait au temps d´exposition. Ainsi, « [t]out dans ces anciennes images était fait pour durer ».133 Le « magique » dans était une conséquence des conditions techniques, elles aussi encore entourées par un magique.

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 308 ibid., p. 296 132 ibid., p. 303 133 ibid., p. 304 130 131

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Les premières photographies témoignent donc de cet habiter-l´instant, de cette connivence entre photographe, appareil et modèle qui marquait le dispositif photographique au temps de l´apparition de la technique photographique. « Le visage humain était entouré d´un silence dans lequel le regard se tenait au repos. Bref, toutes les possibilités de cet art du portrait viennent de ce que le contact n´est pas encore établi entre l´actualité et la photo. »134 Ces images s´inscrivaient alors quant à elles dans la durée. C´est ce rapport à un temps étendu qui leur donne une apparence magique. On voit bien : ce qu´elles saisissent est très différent de ce qu´un instantané, qui est caractérisé par son inscription dans l´actualité peut rendre visible. La faible sensibilité à la lumière de ces premières plaques, provoquant des contrastes clairs-obscurs très forts, renforçait encore plus le « magique » de leur apparence. « Il y avait alors autour d´eux une aura, un médium qui, traversé par leur regard, lui donnait plénitude et assurance. Là encore, l´équivalent technique de ce phénomène est évident : c´est le continuum absolu de la lumière la plus claire à l´ombre la plus obscure. »135 C´est alors dans ce contexte que Benjamin introduit le terme fameux qu´il va poursuivre à développer dans « L´œuvre d´art dans l´époque de sa reproduction mécanisée » : l´aura, en mentionnant – et ceci est très important - que cette aura fût conditionnée par la technique photographique peu développée de cette première époque. L´aura Plus tard dans la « Petite histoire de la photographie », après avoir utilisé ce terme plusieurs fois, Benjamin pose la question : « Qu´est-ce au juste que l´aura ? »136 et donne la réponse suivante qu´il va presque littéralement reprendre dans « L´œuvre d´art dans l´époque de sa reproduction mécanisée » : « Une trame singulière d´espace et de temps : l´unique apparition d´un lointain, si proche soit-il. Un jour d´été, en plein midi, suivre du regard la ligne d´une chaîne de montagnes à l´horizon ou d´une ibid., p. 302 ibid., p. 307 136 ibid., p. 310/311 134 135

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branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu´à ce que l´instant ou l´heure ait part à leur manifestation – c´est respirer l´aura de ces montagnes, de cette branche. »137 Cette « définition », en faisant allusion à une expérience personnelle, renvoie à la complexité du concept d´aura, ainsi qu´à la difficulté de le cerner (le grand nombre d´ouvrages secondaires sur ce concept en témoigne). Le mettre au point n´est donc guère évident, et cette difficulté est encore renforcée par le fait qu´il utilise ce mot dans des contextes hétérogènes. Dans le cadre de ce mémoire, je vais me limiter à examiner l´utilisation de ce mot dans ses écrits sur la photographie.138 En présentant le concept d´aura dans un premier temps par l´emploi d´une situation qui fait appel à une expérience intérieure d´une personne lors d´un contact « direct » avec la nature, Benjamin indique qu´il se constitue à la fois par rapport à la situation ou l´objet auratique et par rapport à sa réception. L´aura est décrite comme une constellation spatiotemporelle provoquant une réception autant spécifique que difficile à éclaircir rationnellement : « l´unique apparition d´un lointain, si proche soit-il », donc un « loin » qui reste, malgré sa proximité, inaccessible, nonatteignable. Ainsi, l´attitude du « spectateur » est forcément marqué par le fait de ne pas arriver à le « toucher », ou « l´affronter », pour ainsi dire : cet objet reste toujours hors de sa zone d´influence, lui échappe jusqu´à un certain point qui, lui, n´est pas non plus discernable, en ce qu´il est emmené toujours plus loin, sans arriver à « s´arrêter » pour changer son angle de vue. L´objet auratique ne semble pas laisser d´occasion de se mettre à une position distante qui rend possible un regard « coupé » d´elle, plus englobant, critique. C´est lui, l´objet auratique, qui dirige sa propre ibid., p. 311 ; voire aussi Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 183 138 dans le cadre de ce mémoire, je vais me référer aux textes suivants : « Sur quelques thèmes baudelairiens », « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique » et sa version antérieure « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée » et « Petite histoire de la photographie » ; pour les différentes applications de ce concept très vaste chez Benjamin, voire p.ex. Josef Fürnkäs, Aura in : Benjamins Begriffe, à partir de la page 95 73 137


réception. L´éternel lointain qui caractérise l´objet ou la situation auratique appelle une réception contemplative – le regardeur s´y perd dans un certain sens ; il ne peut que le regarder « en s´absorbant dans la vue de l´objet »139. Il est pourtant important de noter que l´aura est, premièrement, une « apparence » qui se produit lors du contact d´un être humain avec la nature. Le rapport de l´homme à la nature qui l´entoure est justement constitué par son implication dans elle et sa distance – bien qu´il soit luimême un être naturel, dépendant d´elle, il ressent aussi la distance quant à sa positon à part au sein d´une deuxième nature. Dans le passage de Benjamin, il est écrit qu´on respire l´aura (ce qui, d´ailleurs, reprend le sens étymologique du terme : le mot latin aura signifie

« souffle », atmosphère ») en suivant du regard la nature qui

l´entoure – on s´y trouve, dans ce morceau de nature, impliqué dans cette « scène », mais on la saisit aussi en tant qu´extérieur, et à cette perception optique s´ajoute la perception « olfactive » de l´aura. Qu´est-ce qu´un air, et comment le percevoir ? « L´air » pénètre dans le corps, on en a besoin pour vivre. Pourtant, l´aura est une sorte d´un air qui nécessite une constellation spécifique. On pourrait comparer la perception d´une œuvre auratique avec la perception sensible d´un air par son odeur. Dans « Sur quelques thèmes baudelairiens », Benjamin nous donne des indices permettant de comprendre la spécificité de ce saisi : après avoir cité la phrase de Baudelaire : « Le Printemps adorable a perdu son odeur », il la commente ainsi : « Désormais inaccessible, la mémoire involontaire s´est réfugiée dans l´odeur. Elle se lie malaisément à l´image visuelle ; parmi les impressions sensorielles, elle ne s´associera qu´à l´odeur de même espèce. Si, plus que tout autre souvenir, la reconnaissance d´une odeur est consolante, c´est sans doute parce qu´elle assoupit profondément la conscience de l´écoulement du temps. En évoquant une autre odeur, l´odeur présente abolit des années. »140

139 140

Le Robert historique de la langue française Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, in : Œuvres 3, p. 375 74


Certes, l´odeur ne saisit pas l´image qu´un objet donne à voir, mais l´apparence qu´il donne à sentir. En occurrence, c´est l´odeur qui héberge la mémoire involontaire – des réminiscences donc qui n´ont pas accédé à la conscience. L´odeur est hors-temps dans le sens où il n´est pas possible de la situer dans un temps historique, et ainsi elle échappe à une localisation temporelle. Il s´immisce plutôt à la perception, qui, du coup, ne le maîtrise pas. L´objet dit auratique, en appelant un saisi à la fois visuel – dans l´exemple employé par Benjamin, le paysage très large dans les montagnes - et « olfactif » est donc difficile à cerner en tant que tel en ce qu´il n´est pas dissociable de cet air qui provoque des sensations non-classifiables rationnellement. L´aura est donc une « atmosphère », d´une émanation qui apparaît quant au regard posé sur une situation qui, lui, ne saisi qu´une partie du champ vaste non-délimitable où la personne regardant se trouve elle-même située. Cette atmosphère, en « pénétrant » dans la personne qui la perçoit, ne peut pas être touchée, transformée, ou même précisément localisée. Or, elle est une sorte de « réponse » au regard. « Dès qu´on est – ou se croit – regardé, on lève les yeux, écrit Benjamin. Sentir l´aura d´un phénomène, c´est lui conférer le pouvoir de lever les yeux. »141 Non pas la chose en soi, l´objet même, est donc l´aura, mais « l´air » qui l´entoure, son enveloppe atmosphérique, pour ainsi dire. Pour celui qui regarde l´objet, l´aura est une expérience spécifique. Et cette expérience, à son tour, repose sur le transfert d´une forme de réaction courante dans la société humaine à une situation de confrontation non-sociale. En occurrence, le concept d´aura appliqué à une œuvre d´art, étant « produite comme re-production de l´aura naturelle »142, est constitué par sa singularité, « son « hic et nunc », son existence unique à l´endroit où elle se trouve donc par son ici et maintenant, son « authenticité » (« Echtheit »)143.

ibid., p. 383 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 52 143 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op.cit., p. 179 75 141 142


Cette apparence auratique d´une œuvre d´art vient, selon Benjamin, de l´incrustation de cette œuvre dans un contexte de culte. Tandis que l´organisation sociale était constituée par des pratiques magiques, l´œuvre d´art y disposait d´une place privilégiée ; elle concentrait en elle un pouvoir de représentation du culte. C´est parce que l´œuvre auratique fut intimement liée au culte dont elle « faisait partie » et qui, de son côté, s´en servait, pour ainsi dire, qu´elle restait inaccessible, loin pour celui qui la percevait.144 Le « spectateur » d´une œuvre auratique ne pourrait que la contempler parce qu´il attendait sa réponse ; c´était par l´intermédiaire de l´œuvre que le contact avec un dieu ou un autre représentant du culte fut instauré. Dans son attente de réponse et sa propre implication dans le contexte cultuel représenté par l´œuvre, le spectateur ne prenait pas de recul par rapport à elle qui renvoyait directement au culte qu´elle représentait. Bref : l´œuvre auratique n´était pas perceptible, voire pensable en ignorant « son » culte en ce qu´elle était complètement trempée par lui, voire par l´aura. En occurrence, l´œuvre d´art auratique assistait à son tour à l´organisation cultuelle d´une socialité basée sur des rites et valeurs traditionnels en ce que la constitution du culte se trouvait représentée en elle ainsi que confirmée par sa notion d´authenticité. « L´authenticité [Echtheit] d´une chose intègre tout ce qu´elle comporte de transmissible de par son origine, sa durée matérielle comme son témoignage historique. Ce témoignage, reposant sur la matérialité, se voit remis en question par la reproduction, d´où toute matérialité s´est retirée. Sans doute seul ce témoignage est-il atteint, mais en lui l´autorité de la chose et son poids traditionnel. »145 Bref : avec la destruction de l´aura, la puissance traditionnelle du culte se trouve elle aussi mise en question. On voit bien ici comment la reproductibilité technique, en transformant la « nature » d´une œuvre d´art, touche en même temps au fondement de l´organisation et de l´auto-légitimation d´un culte par sa tradition. Non 144 145

voire ibid., II ibid., p.180 76


seulement les œuvres deviennent, avec leur reproductibilité, « mobiles » (transportables) et apparaissent donc, dès lors, potentiellement dans des contextes différents, ce qui restreint et nie l´unicité et l´exclusivité d´un culte. Ce qui se transforme aussi, c´est leur statut, voire leur inscription qui se fait, dès lors, potentiellement dans des champs multiples selon leur utilisation, voire leurs différentes réappropriations. La connotation « d´originalité » dans le sens d´une origine authentique, non-touchable, éternelle, « fixe », perd ainsi sa teneur, en même temps que l´œuvre perd les fonctions qui lui étaient accordées dans le cadre du culte. Ou bien, comme Benjamin écrit : « la reproduction mécanisée, pour la première fois dans l´histoire universelle, émancipe l´œuvre d´art de son existence parasitaire dans le rituel. »146 Avec son détachement du culte, avec qui elle était auparavant intimement liée, voire embrouillée, l´œuvre d´art devient donc ex-posable, c´est-à-dire montrable « hors de sa position », déplaçable. Ce qui ne veut pas dire qu´elle n´était pas mise à la vue d´un public avant, par exemple dans des musées consacrés à l´art ou dans des églises. Mais comme elle se trouvait incrustée dans le culte qui l´employait, elle ne pouvait pas être perçue détachée de lui. Bien que, dans le cas des musées, il ne s´agît plus d´un culte religieux, le statut accordé aux œuvres ainsi que leur réception renvoyaient à un culte - un « culte de la beauté »147, comme Benjamin l´appelle. « L´aura véritable, écrit Bruno Tackels à ce propos, comme lieu de pouvoir, revient à celui qui la provoque et la met en scène. »148 Ce qui s´est transformé, c´est que cette exposabilité antérieurement refoulée149 dans l´œuvre auratique, où « seul le culte s´expose et il s´expose dans le cadre ritualisé de la contemplation »150 devient explicitement condition de possibilité même de l´œuvre reproductible qui, dès lors, est produite avec le but d´être vue. « Mais dès l´instant où le critère d´authenticité cesse d´être applicable à la production artistique, écrit ibid., p. 185 ibid., p. 184 148 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 154 149 voire ibid., à partir de la page 67 150 ibid., p. 66 146 147

77


Benjamin, l´ensemble de la fonction sociale de l´art se trouve renversé. A son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre : la politique. »151 Avec sa reproductibilité technique, l´œuvre d´art ne devient donc pas autonome, loin de là, mais son inscription, sa fonction sociale se transforme : dès lors, l´œuvre d´art est mise au service de la politique. Authenticité/ Echtheit Pourtant, Benjamin parle aussi de la photographie en termes d´authenticité. C´est pour cela qu´il me paraît important d´annoter que le mot utilisé dans le texte allemand pour décrire des œuvres auratiques est « Echtheit » qui est aussi connoté par « véritable » ; « originaire ». Ainsi, le champ de l´« Echtheit » dans le sens que Benjamin lui accorde, semble être plus large que celui d´ « Authentizität » en ce qu´il implique aussi des associations morales - d´où la relation intime avec le culte qui, en organisant une socialité selon des valeurs traditionnelles, communique une morale. Il s´agit donc de deux mots différents employés par Benjamin : « Authentizität », employé pour parler d´un trait de la photographie qui résulte de la technique photographique, est un effet de l´enregistrement mécanique par un appareil qui, lui, consiste dans son non –intentionnalité, c´est-à-dire dans son caractère de « ça a été », de trace « authentique » qui relève, comme nous l´avons vu, d´un trait spécifiquement photographique. Dans ce sens, le mot « authentique » se réfère donc à la « nature » de l´image photographique. Il ne s´applique pas à l´originalité de l´œuvre qui, elle, est dès lors « de nature » reproductible, mais à la façon dont une photographie transmet des données visuelles. Cette authenticité est donc basée sur le caractère mécanique du procédé et du matériel de la production ainsi que sur son contact physique avec l´objet enregistré par l´appareil dont elle est le résultat.

Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 186 78 151


Le mot « Echtheit », par contre, apparaît dans le contexte de l´œuvre auratique en faisant référence à la fois à son unicité et son authenticité – il s´agit d´une « authenticité » résultant de son incrustation traditionnelle, voire de son association avec un « origine ». L´ « Echtheit » apparaît donc comme caractéristique d´une œuvre censée confirmer le statut de l´œuvre au sein du culte qui, à son tour, se trouve représenté par elle. On voit bien, Benjamin ne juge pas les médiums en « soi » - ce qui lui importe, c´est d´analyser à partir de leur constitution comment ils sont utilisés, comment ils s´inscrivent dans un contexte social, donc quelles fonctions leur sont accordées par ceux qui s´en servent. Ainsi, dans l´histoire et la théorie photographique se mêlent des « aspects », ou, si l´on veut, des angles de vues, multiples et hétérogènes qui s´influencent réciproquement - par exemple, l´histoire technique et sociale de la photographie et celle de sa perception. Certes, la perte de l´aura va de pair avec une perte plus générale des valeurs communiquées par un culte afin d´accorder du « sens » à une organisation sociale traditionnellement établie ainsi qu´avec celle de l´expression d´une « incomparable beauté »152 que l´on trouve encore sur les premières photographies. Et il est évident que ce concept de l´aura reste problématique, non seulement parce qu´il est difficile à cerner, mais aussi parce que les enjeux qu´il décrit sont loin d´être homogènes. Parler d´une disparition totale de l´aura à l´époque de la reproductibilité technique serait trop dire. Il s´agit plutôt d´une tendance qui transforme, lentement, la société dans laquelle elle s´instaure de l´intérieur. Répondre aux transformations en cours, c´est prendre une responsabilité face au présent. Ce qui est à gagner en abandonnant l´intention d´introduire de l´aura artificiellement dans les images qui n´en disposent plus, c´est la possibilité d´ouvrir « la voie au regard politiquement éduqué, qui renonce à toute intimité au profit de l´éclairement des détails. »153 Ce nouveau regard – un regard examinant, critique – se distingue de la contemplation libre, donc d´une perception qui se perd dans l´œuvre afin de 152 153

ibid., p. 190 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 312 79


se laisser absorber par elle, de rester dans l´attente de sa réponse. Il ne s´agit pas d´une perception basée sur l´intériorité, car l´œuvre nonauratique ne peut, voire ne prétend pas « légitimer » ou représenter un culte, qui dépasse donc nécessairement ce que son regardeur est capable de recevoir, en restant par cette constitution « en soi » non-accessible. L´œuvre

non-auratique

ne

permet

donc

pas

d´entrer

dans

un

« Blickkontakt » avec elle. Par rapport à la photographie, Benjamin remarque que « [c]e qui devait paraître inhumain, on pourrait même dire mortel, dans le daguerréotype, c´est le fait que l´on regardait (longtemps d´ailleurs) un appareil qui recevait l´image de l´homme sans lui rendre son regard. Or, le regard est habité par l´attente d´une réponse de celui auquel il s´offre. »154 L´œuvre non-auratique ne se prête donc plus à une communication directe conforme aux modes de communication sociale établis traditionnellement – elle est à saisir autrement. Bruno Tackels décrit l´accès à l´œuvre non-auratique comme tactile : « La tactilité ne signifie pas que nous pourrions véritablement pénétrer dans les choses, mais plutôt que notre manière de les voir se sait, par essence, coupée d´elles. […] Par les filtres des techniques de reproduction, ce qui, de la chose, se donne à voir, est une manière de voir. »155 La photographie, en tant que matériel produit techniquement, peut rendre visible et donc explicit, comment on perçoit les choses de façon visuelle en ce qu´elle n´est pas « par sa nature » un « regard », mais un enregistrement. Parce que, entre l´appareil et l´œil, il y a une différence fondamentale, le saisi d´une photographie qui est le produit d´un contact non pas entre l´œil et un donné, mais, comme nous l´avons, l´indice basé sur un contact direct entre le matériel photographique et ce donné, la photographie remet en cause la perception humaine. Une photographie, par cette distance même, enregistre donc un espace autre, extérieur à la mémoire humaine qui, pourtant, représente en même temps ce à quoi « on » s´est déjà habitué. « [L]es tâches qui, aux tournants de l´histoire, ont été imposées à la perception humaine ne saurait guère être résolues par la simple optique, 154 155

Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 383 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 56/57 80


c´est-à-dire la contemplation, écrit Benjamin. Elles ne sont que progressivement

surmontées

par

l´habitude

d´une

optique

approximativement tactile. » C´est pour cela que Benjamin y voit un « sens politique caché ». Comme ces œuvres se prêtent à être ex-posées dans des contextes différents, comme elles n´apparaissent plus dans des lieux consacrés à un cercle bien clos d´« initiés » et n´ont plus un statut « absolu », ces œuvres reproductibles en masse sont dès lors censées atteindre des masses. Ce qui convient à la perception transformée - et se transformant encore - qui s´insinue

et

se

manifeste

avec

l´époque

de

la

reproductibilité

technique dont ces transformations sont en même temps le résultat.156 « « [R]approcher » les choses de soi, écrit Benjamin, ou plutôt des masses, c´est chez les hommes d´aujourd´hui un penchant tout aussi passionné que le désir de réduire l´unicité de chaque situation en la soumettant à la reproduction. De jour en jour s´affirme plus impérieusement le besoin de posséder l´objet d´aussi près que possible, dans l´image ou plutôt dans la reproduction. Et il est évident que la reproduction, telle qu´en disposent le journal illustré et les actualités filmées, se distingue de l´image. En celle-ci l´unicité et la durée sont aussi étroitement liées qu´en celle-là la fugacité et la reproductibilité. Dégager l´objet de son enveloppe, détruire son aura, c´est la marque d´une perception qui a poussé le sens de tout ce qui est identique dans le monde au point qu´elle parvient même, au moyen de la reproduction, à trouver de l´identité dans ce qui est unique. »157 La destruction de l´aura, le rapprochement des choses qui interdit de garder la constitution d´une œuvre auratique, sont donc à la fois des conséquences et des causes d´une perception qui s´est déjà établie, mise en Cette pensée d´influence réciproque peut être rapproché de celle de Georg Simmel, notamment de son concept de « Wechselwirkung » (voire par exemple sa « Philosophie de l´argent »). Dans le cadre de ce texte, je ne vais pas entrer plus profondément dans l´affrontement de ses deux auteurs, mais me contenter d´annoncer qu´une telle analyse pourrait être féconde. 157 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 311 81 156


place dans le quotidien d´une société constituée par des masses. Chez Benjamin, la perception des objets et les produits, voire les médiums, qui se

sont

développés

à

partir

d´eux

s´entrecroisent,

s´influencent

réciproquement – il s´est alors déjà installé un besoin d´approcher les choses des masses auquel répond la reproduction. Il est important de ne pas perdre de vue que l´angle de vue benjaminien est très large – il ne tente pas d´écrire une « Histoire», mais plutôt des histoires qui se superposent - une histoire de la technique, une histoire de la perception, une histoire de l´art... Ceci lui permet de ne pas « juger » a priori des inventions techniques, selon des critères pré-définis, mais de critiquer certaines de leurs utilisations et inscriptions. Aura et photographie Les photographies, étant par leur nature reproductibles et produites mécaniquement, ne peuvent donc plus, quant à elles, transmettre ce que Benjamin appelle aura, car celle-là est définie par son unicité et son « Echtheit ». Pourtant, les premières photographies, à l´époque où leur reproduction n´était pas encore possible, disposaient encore d´un « magique » singulier. Or, comme nous l´avons vu, ce « magique » était un résultat des conditions de production, de la technique peu développée qui produisait des images non-reproductibles dans un « continuum absolu de la lumière la plus claire à l´ombre le plus obscure »158, voire du dispositif spécifique de la production photographique. Ce qui importe selon Benjamin, c´est que, « [e]n ces premiers temps de la photographie, l´objet et la technique correspondent aussi rigoureusement qu´ils divergeront par la suite, dans la période de sa décadence. »159 C´est à l´aide de la photographie du jeune Kafka que Benjamin décrit la différence entre ce « magique » des premières photographies et le résultat en échec des essais « décadents » de production artificielle. Car avec l´amélioration de la technique photographique– sa plus haute 158 159

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 307 ibid., p. 308 82


sensibilité à la lumière ainsi que la durée réduite de son temps d´exposition, les images « reflètent le visible avec la fidélité d´un miroir. »160 Mais ce « visible reflété »

a perdu

son

apparence auratique.

Ainsi,

pour

« agrémenter » l´aspect des modèles, les techniques telles que la retouche sur négatif furent utilisées ainsi que fut accessoirisé l´environnement du modèle dans les ateliers photographiques pendant cette période. Par conséquent, ces photographies chargées de matériel censé esthétiser, alors qu´il déguisait plutôt leurs modèles, renvoyaient selon Benjamin malgré eux à leurs conditions de production, en témoignant justement de la raideur et du ridicule du processus même. C´est l´image du jeune Kafka qui montre ce surchargement d´accessoires étouffant de façon exemplaire : « Le garçon, âgé d´environ six ans, est vêtu d´un costume d´enfant, trop étroit, presque humiliant, surchargé de passementeries ; il pose dans une sorte de jardin d´hiver, sur fond de feuilles de palmier. Et, comme pour ajouter à la suffocante moiteur de ces capitonnages tropicaux, il tient de la main gauche un immense chapeau à larges bords, comme en portent les Espagnols. Il disparaîtrait certainement au milieu d´un tel arrangement, si les yeux démesurément tristes de l´enfant ne dominaient ce paysage fait pour eux. »161 Cependant, cette photographie, « [d]ans son insondable tristesse, […] fait pendant aux premières photographies, où les gens ne jetaient pas encore sur le monde, comme ici le jeune Kafka, un regard perdu et délaissé. »162 C´est parce que ce regard désespéré du garçon contraste avec ses alentours censés produire une apparence agréable dans l´atelier, que Benjamin compare cette photographie aux premières. Car dans ce contraste, cette image démasque l´artificialité de la photographie d´atelier. Elle dévoile un trait de la relation entre l´intention du photographe, basée sur celle de son client, et sa technique, qui relève du décalage entre les conditions techniques et les connotations de l´image, qui n´harmonisent pas. S´agissant d´un portrait « typique » de cette époque, cette image fait voir la raideur des ordres du ibid. ibid., p. 307 162 ibid. 160 161

83


photographe par rapport à la pose ainsi que l´absurdité des accessoires et donc le grotesque qui s´instaure. Ce qui est authentique (« echt ») dans cette photographie, c´est ce contraste. C´est, selon Benjamin, Atget qui, « [l]e premier, désinfecte l´atmosphère suffocante qu´avait répandue le portrait photographique conventionnel de l´époque de la décadence. Il purifie, mieux : il dissipe cette atmosphère. Il inaugure cette libération de l´objet par rapport à l´aura, qui est le mérite le moins contestable de la nouvelle école photographique. »163 Il s´agissait donc d´une « maladie » dont le jeune Kafka semble avoir souffert, qui s´est répandue avec la photographie de portrait, infectant l´image

d´une

certaine

réalité

sociale dont

les

représentations

« agrémentées » sont « malsaines ». Les photographies d´Atget, par contre, nettoient l´atmosphère de son étouffement par le chargement d´éléments censés renvoyer à un culte de la personnalité en ce qu´il photographie des images de ville désertée. « Elles pompent l´aura du réel comme l´eau d´un navire en perdition. »164 Ce sont donc ces images qui, quant à elles, pompent l´aura du réel – ce qu´on y voit est l´enlèvement même de l´aura, l´aura disparaissante, pour ainsi dire. Et « [c]´est dans la perte de l´aura que l´aura se révèle.»165 L´aura est encore présent dans ces photographies, mais en disparaissant. Nous l´avons vu : ces images montrent des traces du passé ; et ces traces comportent un rapport spécifique avec leur objet qui, lui, n´est plus là . Elles indiquent ce contact passé, mais sans en montrer plus. Ce qui manque sur les images d´Atget, c´est justement cette mascarade censée « détemporaliser », rendre intemporel leur référent en l´imbibant avec du magique. Les photographies d´Atget s´inscrivent explicitement dans le temps historique en ce qu´elles apparaissent dans leur caractère de trace.

ibid., p. 310 ibid. 165 Tackels, L´œuvre d´art à l´époque de W. Benjamin, p. 46 163 164

84


Découvrant de nouveaux référents qui correspondent à la « nature » de la photographie techniquement très développée, notamment à leur caractère d´instantané et d´indice, les photographies d´Atget et, par la suite, celles des surréalistes, font voir des « images de réalités » quotidiennes, nonexceptionnelles, en tant qu´apparitions spatiales dans leur temps historique précis. Ces photographies ne sont pas prises au service d´un culte : elles sont des traces qui font voir, à leur tout, des traces, témoignant de la vie quotidienne en ville en montrant cette ville désertée, abandonnée par tout culte. Voilà la différence entre des images trempées par l´aura, donc censées asservir à un culte en le représentant, en renvoyant hors d´elles, et des images qui s´inscrivent en tant que traces dans cette réalité qu´elles font voir. Dans les mots de Benjamin : « Trace et aura. La trace est l´apparition d´une proximité, quelque lointain puisse être ce qui l´a laissée. L´aura est l´apparition d´un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l´évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose, avec l´aura, c´est elle qui se rend maîtresse de nous. »166 Tandis que l´aura éloigne l´objet qui est trempé par elle, la trace le rapproche et renvoie en dehors d´elle. Nous l´avons vu : c´est en tant que trace que la photographie peut devenir outil. Et c´est parce qu´elle est trace, indice, que le détective s´en sert au lieu de se laisser diriger par elle. Avec cette transformation non seulement de la « nature » de l´image, mais aussi de ses connotations, son rapport avec ses regardeurs change fondamentalement. Et, avec cela, son statut dans la société. Nous l´avons vu : Atget en est le précurseur. Ses images donnent explicitement à voir des traces s´inscrivant dans l´enveloppe quotidienne, en ce qu´elles montrent des aspects de la ville. Et ces endroits qu´il photographie sont justement les lieux « où ça se passe », donc ceux qui donne potentiellement lieu aux crimes, et, avec cela, ceux qui contiennent des indices des crimes du passé. Il s´agit d´une collection de traces, mieux : de traces de traces. L´ « innocence » de ces lieux peu exceptionnels se trouve remise en question.

166

Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 464 85


Dans son essai « Le surréalisme », Benjamin écrit : « Il ne nous avance à rien en effet de souligner, avec des accents pathétiques ou fanatiques, le côté énigmatique des énigmes, au contraire, nous ne pénétrons le mystère que pour autant que nous le retrouvons dans le quotidien, grâce à une optique dialectique qui reconnaît le quotidien comme impénétrable et l´impénétrable

comme

quotidien. »167

Franchir

la

frontière

entre

« mystère » - en tant que réalité hors du commun – et quotidien - en tant que réalité « banale », non-spectaculaire,– ceci fait penser au texte « L´inquiétante étrangeté » dans lequel Freud cherche la signification de ce terme (« das Unheimliche ») entre autres dans l´étymologie du mot et découvre un lien entre cette « inquiétante étrangeté » et la familiarité. Selon lui, « nous comprenons que l´usage linguistique fasse passer le Heimlich [caché, intime, secret] en son contraire, Unheimlich, puisque ce Unheimlich n´est en réalité rien de nouveau ou d´étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui ne lui est devenu étranger

que

par

le

processus

du

refoulement. »168

Bref :

le

« Unheimliche », l´inquiétante étrangeté, n´est étrange que parce que le « Heimlich » qu´il fut d´abord fut refoulé. Ce qui inquiète a justement sa base dans le familier, le bien connu, le quotidien. Si l´inquiétant, le mystère, apparaît dans cet espace familier et quotidien, cela signifie qu´il nous « regarde » : ce ne sont pas les endroits autre qui donnent lieu aux crimes, mais ceux qui se trouvent tout près. C´est ici, chez moi, dans mes alentours, qu´il faut commencer l´enquête. L´enjeu est de rendre visible qu´on est concerné par ces menaces, que les crimes sont commis ici, dans ce quotidien, que les suspects se cachent dans la foule, pour, enfin, mobiliser des énergies politiques. Les photographies d´Atget, des instantanées, sont des enregistrements, des instruments de mémorisation, de ce qui n´est d´habitude perçu que passagèrement, fugitivement. Ainsi, elles extériorisent et conservent ces « impressions » qui se trouvent déjà, le plus souvent, inscrites dans la

167 168

Benjamin, Le surréalisme in : Œuvres II, p. 131 Freud, L´inquiétante étrangeté, p. 99 86


mémoire involontaire.169 Nous avons déjà rencontré ce terme par rapport à l´odeur et l´aura. Il s´agit d´impressions non pas perçues consciemment, mais tout de même mémorisées en tant que « Erinnerungsspuren » (« traces mnésiques »170). « Ce qui, en langage proustien, signifie ceci : ne peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n´a pas été expressément et consciemment « vécu » par le sujet. »171 Les procédures de sauvegarde de telles impressions sur des plaques photographiques, qui sont, pour ainsi dire, des traces matérialisées, à l´aide d´un appareil nonintentionnel, « élargissent le champ de la mémoire volontaire ; grâce aux appareils, elles permettent, en toute occasion, de conserver une trace visuelle […] de l´événement. »172. Donc : les photographies extériorisent et mémorisent ce qui n´accéderait pas à la mémoire volontaire sans elles, parce qu´elles sont produites techniquement. En rendant possible la prise de vue, voire la prise de conscience de ces éléments habitant involontairement la mémoire, elles ouvrent la voie, pour ainsi dire, à une révision de l´inventaire de la mémoire. Retracer, inventorier : en saisissant une photographie en tant qu´instrument, elle nous confronte avec nous-mêmes, en ouvrant un accès à ces sphères censées rester dans l´ombre. C´est en cela que les images d´Atget sont « conformes » à la technique photographique : elles font voir ce que seul l´appareil – toujours prêt à produire des instantanés - est capable de rendre visible, extériorisable et mémorisable, en donnant accès à une connaissance spécifique. Et c´est ainsi que se décale notre objectif de nouveau : si la photographie peut être utilisé, c´est-à-dire utile pour l´élucidation du crime, si elle est indice et nous renvoie notre propre perception : le criminel, ne se trouve-t-il pas parmi ceux qui refuse de la considérer telle qu´elle est, qui essaie donc de dissimuler sa portée réelle ? Benjamin se réfère à Freud et son texte : au-delà du principe de plaisir, voire Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., à partir de la page 336 170 voire la traduction dans Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, op. cit., p. 337 171 ibid. 172 ibid., p. 378/379 87 169


Tribunaux Déplaçons donc encore un peu l´angle de vue. La photographie, dans son caractère de trace et de procédé de mémorisation extérieure, donne accès à une connaissance spécifique et peut ainsi être utilisée dans de nombreux champs différents. En même temps, elle représente un continuum spatial. Ainsi se pose la question de son rapport à l´art, lieu de représentation, qui a déterminé principalement les premières tentatives de sa théorisation. Benjamin lui-même situe la photographie dans ce champ en intitulant son article sur elle et le film « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique. » Kracauer par exemple oppose « la photographie » à l´œuvre d´art : « dans l´œuvre d´art, écrit-il, la signification de l´objet devient apparition spatiale, tandis que dans la photographie, l´apparition spatiale d´un objet est sa signification. Les deux apparitions spatiales, la « naturelle » et celle de l´objet reconnu, ne se recouvrent pas. […] L´œuvre d´art aussi se décompose dans le temps ; mais de ses éléments émiettés se relève ce qu´elle désigne, tandis que la photographie entrepose simplement ces éléments. »173 Pour lui, l´œuvre d´art est donc capable d´ajouter une dimension de sens aux donnés qu´elle saisi, alors qu´en photographie, on a affaire à des donnés « bruts », pour ainsi dire, des donnés pas encore réintégrés dans une conception de connaissance. On voit bien, cette conception de l´œuvre d´art est basée sur la notion d´auteur ou, si l´on veut, de « génie » – c´est la personne de l´artiste qui compose les éléments en les rejouant dans son œuvre ; cet artiste est nécessairement celui qui tente de communiquer ses connaissances, alors que dans le cas de la photographie, le contact entre matière et image se fait par intermédiaire de l´appareil qui, lui, ne dispose pas de conscience ou de cognition. Benjamin, par contre, tente de penser cette relation autrement. Sa question n´est pas de savoir si la photographie entre ou n´entre pas dans le champ de l´art qui, lui, se présente comme clos, définit une fois pour toutes.

173

Kracauer, La photographie, p. 192 88


Nous l´avons vu : le détective est toujours prêt à refaire son inventaire, voire à réviser ses catégories avec lesquelles il a commencé à travailler quand celles-là n´arrivent plus à saisir l´ensemble. L´enjeu est de repenser, à partir de la photographie, la conception même de l´œuvre d´art et, avec cela, de sa critique. Remarquons d´abord que l´art, ses connotations et ses fonctions accordées ont beaucoup changées depuis que Benjamin a écrit ses textes qui, eux, étaient à leur tour souvent repris par des artistes et théoriciens à la suite. L´approche benjaminienne a sans doute influencé la pensée d´art au XXe siècle. Les tendances en art et sa critique de son époque à lui étaient très hétérogènes, voire ambiguës par rapport à l´art : tandis que les avantgardes mettaient en question les formes et conceptions traditionnelles en reformulant de nouvelles fonctions d´art et en expérimentant de nouvelles inscriptions de l´art dans la vie sociale et politique, la critique d´art bourgeoise défendait sa conception traditionnelle de l´œuvre d´un artistecréateur, et le national-socialisme tentait d´intégrer un art autant esthétisant que monumental dans leur propagande fasciste. Comment Benjamin saisit-il ces cadres englobant la photographie ? Comment se constitue, selon lui, le rapport entre ce médium et ses contextes ? Comme nous le savons, Benjamin-détective commence par l´examen minutieux des donnés. Le tribunal renversé Ainsi, il observe qu´avec l´apparition des techniques de reproduction, la perception des œuvres d´art, y compris des œuvres « anciennes », et, avec cela, leur statut social, se sont complètement transformés, et ce sur plusieurs plans différents. Traduite en image, donc « aplatie », pour ainsi dire, l´œuvre peut facilement être déplacée – sa perception n´est donc plus réservée à un cercle exclusif d´initiés constitué de ceux qui ont la possibilité de la voir sur place. La prise en photo d´œuvres d´art a donc fondamentalement transformé le rapport de l´art à son public – non seulement ces œuvres représentées et reproduites perdent ainsi leur apparence unique ou auratique et leur 89


inscription dans un lieu précis consacré à l´art. Elles deviennent aussi et de manière de moins en moins exclusive accessibles à un nombre beaucoup plus important de personnes, plus précisément aux masses. Ainsi, « [les grandes œuvres] ne peuvent plus être envisagées comme des productions individuelles ; elles sont devenues des compositions collectives ; si puissantes qu´on ne peut plus les assimiler qu´à condition de les réduire. Les méthodes mécaniques de reproduction se ramènent en fin de compte à une technique de réduction, et procurent à l´homme un degré de maîtrise sur les œuvres sans lequel il ne saurait plus qu´en faire. »174 On voit bien : l´œuvre d´art photographiée est d´une toute autre « nature » que l´œuvre d´art dans son contexte et ses proportions « d´origine ». « Chacun aura pu observer combien un tableau, plus encore une sculpture et, par-dessus tout, une architecture se laissent mieux appréhender en photo que dans la réalité. »175 Parce que ses limites spatiales sont constituées par son format et son référent apparaît comme surface plane, une photographie facilite l´accès à l´œuvre qu´elle fait voir. L´image réduit l´œuvre, pour ainsi dire, en la présentant sur une surface homogénéisante. De plus, prise en photo, une œuvre d´art peut être appropriée matériellement : ces photographies peuvent être possédées, voire commercialisées, comme par exemple sous forme de cartes postales et de catalogues d´exposition. Ce n´est pas nouveau qu´une logique économique s´immisce dans le cadre de l´art, mais la consommation de masse d´œuvres d´art reproduites transforme ce champ durablement. Ainsi médiatisée, l´œuvre d´art, réduite au format d´une photographie et présentée comme une image parmi d´autres images, y compris celles qui sont présentées quotidiennement dans les journaux illustrés, perd sa manifestation unique et originale, voire, comme nous l´avons déjà vu, son aura. Dès lors, « l´art en tant que photographie »176, comme Benjamin dit, élargit et transforme la perception d´œuvres d´art en changeant leur statut social et, avec cela, le champ de la critique de l´art. Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit. p. 315/316 ibid., p. 315 176 ibid. 174 175

90


On voit bien : la photographie est, pour le dire avec un mot récent, un phénomène singulier. Sa « véritable nature » ne peut se révéler en la mettant

immédiatement

en

opposition

avec

autre

« chose »,

en

prédéterminant son champ sans avoir pris en compte son champ performatif historique « réel ». L´enjeu benjaminien est de repenser aussi les alentours à partir de la photographie. Ainsi, l´ancien débat sur « la photographie en tant qu´art », opposant principalement la photographie à la peinture, ne peut aboutir si elle essaie simplement de les hiérarchiser, les mettre en concurrence, et ce sont justement les photographes qui ont l´intention de faire des images « artistiques », en concurrence avec la peinture, en esthétisant leur référant, que Benjamin critique le plus fort. Bien que, selon Benjamin, c´est justement ce débat-là qui ait déterminé les tentations de théorisation de la photographie dès ses débuts. L´article exemplaire cité par Benjamin dans la « petite histoire de la photographie » est paru en 1839 dans le Leipziger Anzeiger. Son auteur défend l´idée que seul l´artiste-génie, « animé d´une inspiration céleste » serait capable et autorisé de « rendre les traits de l´homme-Dieu sans le secours d´aucune machine. »177 Englobé dans une vision du monde chrétienne et conservatrice– qui situe donc l´œuvre d´art au sein de cette conception - ce point de vue, craintif de tout changement, interdit toute mise en question de son propre fondement. Benjamin le commente ainsi : « On voit ici entrer en scène, avec ses gros sabots, la fruste conception d´un « art », auquel toute considération technique est étrangère, et qui se sent mortellement menacé par l´apparition provocante de la nouvelle technique. »178 Il s´agit, selon Benjamin, d´une « conception fétichiste de l´art, par principe ennemi de toute technique »179. La raison pour laquelle elle ne peut aboutir, ne peut vraiment toucher ou problématiser la photographie, est que ceux qui argumentent ainsi « [entreprennent]

cité par Benjamin, ibid., p 297 ibid., p. 297 179 ibid. 177 178

91


précisément de justifier le photographe devant le tribunal qu´il renversait. »180 Cette phrase me semble concentrer un des points centraux de l´argumentation de Benjamin. La comparaison avec un tribunal indique comment de nombreux critiques ont commenté la photographie : en l´accusant de faire quelque chose qui n´est pas « permis ». Le crime pour lequel la photographie est pénalisée serait de rivaliser avec dieu, - un blasphème donc, ou, au moins, avec l´homme-créateur. La base d´un tel jugement est un tribunal défendant cette « vision du monde ». Or, selon Benjamin, la photographie a renversé ce tribunal – c´est son fondement juridique, son « système de catégories », pour ainsi dire, voire les bases même de cette « critique » et, avec cela, de ce chef d´accusation, qui ne sont plus valables depuis que la photographie, qui n´est simplement pas saisissable par ces principes, existe. Nous l´avons vu : pour qu´il y ait un crime, il faut qu´il y ait une loi le concernant. Et ces lois, elles, dépendent de « leur » société. Quand cette société se transforme, quand son appréhension et sa perception des mots et des choses changent, alors elle doit aussi repenser sa propre constitution et réviser ses lois. Ce que Benjamin insinue ici n´est pas seulement que les critères de la réflexion sur la photographie sont nécessairement autres que ceux qui étaient « établis » au 19e siècle dans la théorie de l´art. En proposant de trouver, avant tout, à partir de son « objet » même, la photographie, en l´interrogeant, ce que pourraient être des catégories « justes » pour cet objet, il renverse tout un système qui ne fait que soumettre son « objet » à des concepts déjà fixés. C´est alors le rapport du théoricien à son objet qui se trouve ainsi renversé : le théoricien n´est pas a priori sur une position supérieure ; il cherche le contact avec son objet, et c´est son objet qui le sensibilise à ses logiques et ses potentialités. Ainsi, les concepts ou catégories se transforment avec les transformations « réelles » de et autour de l´ « objet ». On l´a déjà vu : la « méthode » benjaminienne remet en

180

ibid. 92


question toute une conception de critique. Et avec cela s´insinue une redéfinition permanente du concept de l´art en vue des performations « réelles ». En inventoriant non seulement des objets selon des catégories fixes, mais en les mettant aussi en doute lors de l´inventorisation en vue de leur crédibilité, ce cadre de l´inventaire se déplace par rapport aux enjeux réels – il est, pour ainsi dire, à la brèche de sa révision permanente. La photographie, est-elle donc un art ? La question est, comme nous avons vu, mal posée, mais davantage révélatrice : dans la 2e lettre parisienne intitulée « peinture et photographie », Benjamin remarque avec Gisèle Freund que « la revendication de la photographie d´être un art se manifeste en même temps que son apparition en tant que marchandise. »181 L´art, ou plutôt sa « définition », apparaît donc dans un contexte économique – et ceci est dû, entre autres, à la critique d´art : « Celle-ci ne sert que de façon apparente au public, en réalité au marché d´art »182, écrit Benjamin. Il fallait plutôt se demander : quel sujet est autorisé de définir l´art ? – une question dont la structure sera reprise plus tard par des penseurs comme Michel Foucault183 et Michel de Certeau184. Dans le cadre traduit par moi-même à partir de Benjamin, 2. Pariser Brief, Malerei und Photographie in : Medienästhetische Schriften, p. 334 182 traduit par moi-même à partir de ibid., p. 331 183 voire par exemple l´article que Foucault a écrit pour le « Dictionnaire des philosophes » (Paris, P.U.F., 1984, pp. 942-944) sous le pseudonyme Maurice Florence : « La question est de déterminer ce que doit être sujet, à quelle condition il est soumis, quel statut il doit avoir, quelle position il doit occuper dans le réel ou dans l´imaginaire, pour devenir sujet légitime de tel ou tel type de connaissance ; bref, il s´agit de déterminer son mode de <subjectivation> […]. Mais la question est aussi et en même temps de déterminer à quelles conditions quelque chose peut devenir un objet pour une connaissance possible, comment elle a pu être problématisée comme objet à connaître, à quelle procédure de découpage elle a pu être soumise, la part d´elle-même qui est considérée comme pertinente. […] Cette objectivation et cette subjectivation ne sont pas indépendantes l´une de l´autre ; c´est de leur développement mutuel et de leur lien réciproque que naissent ce qu´on pourrait appeler les <jeux de vérité> : c´est-à-dire non pas la découvert des choses vraies, mais les règles selon lesquelles, à propos de certaines choses, ce qu´un sujet peut dire relève de la question du vrai et du faux. », cité de : Dits et Écrits 2, p. 1451 184 concernant le savoir historique, voire la définition du champ historiographique, de Certeau écrit dans « L´écriture de l´histoire » : « Une 93 181


de ce travail, je vais me contenter d´annoncer que cette forme d´interrogation importe aussi à Benjamin : toute définition de l´art- ainsi que de l´œuvre d´art - est liée au contexte dans lequel elle apparaît, parce qu´il s´immisce en même temps des propos sociaux et politiques sur lesquels cette conception-là est fondée. Ainsi, un art compris comme créateur, présupposant un sujet créateur, voire un « génie », est accompagné par une critique défendant une conception bourgeoise de la (haute-) culture, en légitimant en même temps la constellation sociale sous laquelle elle a pu s´établir. Benjamin par contre insiste sur la question du statut de l´art en vue de son contexte ainsi que de l´utilité de l´image – pas seulement celle qui est directement communiquée par le choix du sujet, mais aussi celle qui se pose par rapport à la perception qui se manifeste avec elle et la position qu´elle accorde au spectateur – comment fonctionne l´optique de ces images, que font-elles voir au-delà de leur sujet ? Comment s´inscriventelles dans la société, et que reflètent-elles d´elle ? Il s´agit de questions qui déplacent la théorie en fonction de la « portée réelle »185 des médiums, en vue du contexte où ils s´inscrivent. « Pour partie, écrit-il, [les circonstances que l´œuvre a anticipées] sont certaines transformations sociales, qui modifient

la

fonction

de

l´art ;

pour

d´autres

des

découvertes

mécaniques »186. Qu´une œuvre soit regardée comme une œuvre d´art dépend moins du médium (matériel) utilisé que du contexte qui l´inscrit ou non dans le champ artistique. Ainsi, pour nommer une œuvre « artistique », il importe moins à Benjamin de définir les supports susceptibles d´entrer dans un

médicine et une historiographie modernes naissent presque simultanément du clivage entre un sujet supposé savoir lire et un objet supposé écrit dans une langue qui ne se connaît pas, mais doit être décodée. Ces deux « hétérologies » (discours sur l´autre) se construisent en fonction d´une séparation entre le savoir qui tient le discours et le corps muet qui le soutient. » (p. 16) 185 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 298 186 Benjamin, Paralipomènes et variantes de la version définitive [de « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisé »] in : Écrits français, p. 232/233 94


cadre préconçu - dans « l´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité mécanique » par exemple, il parle de la photographie et du film en tant que médiums techniquement reproductibles - que d´examiner l´accès qu´ils donnent à la connaissance perceptible communiquée en vue des caractéristique spécifiques de ce support. Ce n´est peut-être pas sans raison que, pour Benjamin, « Duchamp est l´un des phénomènes les plus intéressants de l´avant-garde française»187 : avec sa conception d´œuvre et ses gestes artistiques, Duchamp a durablement transformé la notion d´œuvre et d´auteur ainsi qu´il a thématisé avec son travail le contexte d´art même. « Sa théorie de l´œuvre d´art [de la valeur d´art], poursuit Benjamin, qu´il a illustré récemment (sans l´expliquer) par une série de grands cartons, La Mariée mise à nue par ses célibataires, est à peu près la suivante : dès qu´un objet est regardé par nous comme une œuvre d´art, il cesse absolument de fonctionner comme tel. C´est pourquoi, quant à l´effet spécifique de l´œuvre d´art, l´homme contemporain en éprouvera davantage´avantage l´expérience (Erfahrung) dans le cas d´objets dégagés de leur contexte fonctionnel <arrachés de ce contexte, ou mis au rebut> (des objets tels un palmier d´appartement portant des touches de piano, un chapeau haut de forme criblé de trous), plutôt qu´avec des œuvres accréditées pour jouer ce rôle. »188 En remettant en question le contexte artistique, Duchamp s´interroge en même temps sur la réception des « œuvres », voire sur la place accordée au spectateur. Dans ses œuvres, le choix et l´utilisation du matériel, leur placement ainsi que celui du spectateur et leur perception sont pensés ensemble. Rosalind Krauss, d´ailleurs, va parler du « photographique » immanent de son œuvre. Ainsi, « dans ce « Retard en verre » [« La Mariée mise à nue par ses célibataires » dont Benjamin parle], cette « photographie » très grande et très complexe, Duchamp concentre notre attention visuelle sur un aspect du photographique, ce que nous pourrions appeler son statut sémiotique de trace. Nous nous rendons alors compte que 187 188

ibid., p. 231 ibid. 95


c´était la nature structurelle de ce statut qui l´intéressait le plus. »189 Selon elle, c´est donc le caractère indiciel de la photographie que Duchamp rejoue dans ces œuvres, non seulement dans le « Grand Verre », mais aussi dans ses Ready-mades dont il écrit lui-même que « [l]´important est […] cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l´occasion de n´importe quoi mais à telle heure. »190 Nous l´avons vu : ce qui importe pour l´indice, c´est le contact direct avec l´objet qu´il désigne. Ce contact, et non point l´interprétant, constitue sa signification. Dans le cas des ready-mades, c´est le geste qui déplace l´objet qui en fait une œuvre qui est ce contact temporellement défini. « Ce que suggère l´art de Duchamp, c´est que ce changement de la forme des images qui constituent de plus en plus notre environnement entraîne avec lui un changement dans sa structure dominante de la représentation, et qu´à son tour cela aura peut-être des conséquences sur les processus symboliques et imaginaires eux-mêmes – c´est-à-dire que le mode de production des signes affecte les processus mêmes de la connaissance. »191 Ainsi l´art de Duchamp soulève des questions proches de celles que se pose Benjamin sous une autre forme. Construction/démystification vs. réclame/association Il est évident que la photographie trace un champ hétérogène. Il s´agit d´une pratique non exclusivement artistique, loin de là : elle s´inscrit dans de nombreux de champs très différents –comme la science, la vie quotidienne, la presse, l´art, pour n´en citer que quelques-uns. Et c´est entre autres avec elle – qui, depuis toujours, se trouve appréhendée par la critique d´art (fût-ce pour l´intégrer ou pour l´exclure), que les frontières entre l´art et la vie quotidienne, donc les fonctions sociales de l´art, sont remises en question. On l´a déjà vu plusieurs fois : Benjamin privilégie clairement une certaine utilisation de la photographie, et cette utilisation n´a rien à voir Krauss : Le photographique, p. 78/79 Duchamp, Duchamp du signe, p. 49 191 Krauss, Le photographique, p. 87 189 190

96


avec la photographie dite « artistique », créatrice. Mais cela ne veut pas dire que la photographie dont il parle – dont les acteurs sont Atget, Bloßfeldt, Krull, Sander et les surréalistes – ne puisse être intégrée dans un contexte artistique. Rappelons encore une fois qu´à l´époque de Benjamin, le contexte artistique était conçu différemment qu´aujourd´hui, et il ne tressait pas de champ homogène. Il ne faut pas oublier que les expérimentations entre autres des artistes conceptuels n´ont pas cessé de remettre en question ce champ, ses médiums et fonctions dans la société. Ce que nous allons examiner ici, c´est la perspective benjaminienne sur l´art et son contexte à son temps. Selon Benjamin, « [l]´art est une tentative d´amélioration de la nature (Verbesserungsvorschlag), une imitation (Nachmachen), qui dans son fond le plus caché consiste à servir d´exemple (Vormachen). En d´autres termes, l´art est une mimésis parachevant la nature (Vollendete Mimesis). »192 Pour lui, l´art implique donc une tache politique, ou bien utopique. Il ne s´agit donc pas d´un art du beau, ayant pour but de plaire aux spectateurs, mais d´un art engagé. C´est avec la perte de l´aura que cette implication devient, pour Benjamin, centrale. Ainsi, « la seconde technique », celle qui s´applique aux œuvres produites et reproduites techniquement,

« dont

l´objet

inlassablement, ses expériences »

est

de

reprendre,

en

les

variant

193

, envisage d´expérimenter de nouvelles

formes d´harmonie entre l´homme et la nature dont il se sait distancié. « La fonction sociale décisive de l´art actuel consiste en l´initiation de l´humanité à ce jeu « harmonien ». »194 Or, cette « initiation » aux conditions transformées, et se transformant encore, de la relation entre l´homme et la nature par l´image produite techniquement nécessite une connaissance de ces conditions techniques et sociales. C´est-à-dire, selon cette formule, qu´il faut prendre Benjamin, Paralimpoèmes et variantes de la version définitive [de « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée], op. cit., p. 234 193 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p. 188 194 ibid., p. 189 97 192


position par rapport à son propre travail ainsi que par rapport à son contexte. Ceci est exactement ce que la photographie dite créatrice élude en ignorant ses propres conditions. « L´objectif ne se préoccupe plus que de « vue synthétique » ; c´est le folliculaire de la photographie qui entre en scène. »195 Pour Benjamin, la photographie dite créatrice ne fait que produire des images stéréotypées,

en esthétisant

leur

référant.

Elles ne

communiquent pas de contenu allant plus loin que nécessaire à leur vente, ne sont pas réflexives, elles ne pourraient pas non plus être utiles en donnant accès à une connaissance. « [L]´élément créateur - , écrit-il, qui est, dans son essence la plus intime, variation : la contradiction est son père, l´imitation sa mère – devient un fétiche, dont les traits ne doivent leur vie qu´aux jeux de lumière de mode. La création, en photographie, est ce par quoi elle se trouve livrée à la mode. […] En elle se démasque l´attitude d´une photographie qui peut donner à n´importe quelle boîte de conserve sa place dans l´univers, mais n´est pas capable de saisir une seule des relations humaines dans lesquelles elle intervient, et qui par là, jusque dans ses sujets les plus éthérés, prépare davantage leur commercialisation que leur connaissance.»196 On l´a déjà vu plusieurs fois : ce qui importe à Benjamin, c´est le rapport de l´image à d´autres champs de connaissance, voire sa référentialité aux

champs qu´elle anticipe implicitement.

Or,

la

photographie dite créatrice va de pair avec la mode actuelle et la réclame, en les légitimant, dans un sens inhérent, donc sans interroger ou mettre en question la situation actuelle. Dans la conception benjaminienne, la photographie ne peut être isolée des champs dans lesquels elle s´inscrit, loin de là – la connaissance à laquelle elle seule donne accès doit être connectée, mise en relation avec d´autres. Il propose, pour reprendre la citation introduisant ce mémoire, un « partners in crime philosophique » et artistique.

195 196

Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 317 ibid., p. 317/318 98


Ainsi, la photographie qui se désigne elle-même – soutenu par la critique d´art conservatrice– comme artistique, créatrice, n´entre pas dans le champ d´art dans le sens accordé par Benjamin. Ce n´est peut-être pas par hasard que Benjamin se réfère encore et encore à Atget qui, lui, ne se voulait pas être artiste, mais entrait clairement et explicitement dans la logique économique en vendant ses clichés. Or, il n´a justement pas produit des images montrant des « clichés visuels », comme nous avons vu plus haut, mais reflète par et dans ces images la perception photographique. Et tout de même, ses images furent, bien qu´ultérieurement, ingérées par un contexte artistique. « [P]uisque le vrai visage de cette création photographique est la réclame ou l´association, sa contrepartie légitime est la démystification ou la construction. »197 La photographie, parce qu´elle peut servir à la production d´images stéréotypées, peut aussi servir à son dévoilement. À la place de répéter visuellement des clichés qui ne servent qu´à homologuer un état des choses existant et confirmé par elle, elle peut aussi servir à « élargir » ou préciser cette vue, en faisant voir des taches non pas encore déplorées. De là son caractère criminologique : le détective ne se laisse pas manipuler par des images, mais en discerne des détails. Il cherche le suspect, non guère la beauté séduisante. Les images, il les prend pour ce but précis qui est de travailler avec elles afin d´en retirer des connaissances spécifiques. L´image photographique qui fait voir des données s´inscrivant dans un contexte plus large, donne à penser, ouvre des pistes, et cela quant à ses conditions techniques spécifiques. Or, « rendre visible » ne veut pas forcément dire : photographier l´apparence visuelle « brute », telle qu´elle se donne à voir à première vue. On l´a déjà vu dans les images de Karl Bloßfeldt hautement stylisées – la construction mise en service à l´intention de révéler quelque chose, peut être utile. Ceci se voit aussi dans les photographies portraitistes de Sander, montrant des « personnes ordinaires » dans leur environnement, en constituant « une photographie comparée, une photographie dépassant le

197

ibid., p. 318 99


détail pour se placer dans une perspective scientifique. »198 C´est entre autres le principe constructif de la série qui rend possible d´appréhender sa publication en tant que « cahier d´exercice »199. « Regardez ces étudiantsouvriers, écrit Döblin dans le préface du livre « Antlitz der Zeit » de Sander, et à côté ce professeur et cette famille bourgeoise si paisible, ancrée dans sa satisfaction et ne se doutant encore de rien : en trois photos, les tensions de notre époque apparaissent en pleine lumière. »200 La production sérielle d´images se trouve, même en restant implicite dans l´œuvre, dans toutes les photographies que Benjamin cite – Atget a fait des séries de photographies de ville, Bloßfeldt de plantes agrandies. Il est vrai que, dans la série, l´élément constructif devient très explicite : le spectateur cherche immédiatement un lien entre les images qui la constituent ; il les regarde sous l´angle de vue que la série impose quant à elle. Dès lors, le sol de l´inventaire qu´on en dresse n´est plus pareil à celui de l´image unique, mais se constitue par rapport à la série qui l´englobe. Dès lors, la perception de chaque image se fait à partir du nouveau « système de catégories » qui s´est instauré avec la série. Le saisi des photographies change de paradigme, pour ainsi dire : il est dirigé par la logique interne de l´ensemble. La construction en photographie devient nécessaire parce que, comme le dit Brecht, la « réalité proprement dite a glissé dans le fonctionnel.»201 Son exemple est l´image d´une usine qui ne reflète en rien la situation réelle des ouvriers ; c’est-à-dire que la surface visuelle seule n´éclaircit pas leur « réalité sociale ». Pour rendre cette réalité-là tout de même saisissable, pour servir à l´enquête censée éclaircir ses conditions réelles, il faut la (re)construire visuellement. Les précurseurs de cette utilisation de l´image sont pour Benjamin les photographies des surréalistes et le cinéma russe - sur ce point, encore une fois, le film et la photographie ne sont pas différenciés -, justement parce que l´intention n´y est pas de produire des

Döblin, « Des visages, des images et de leur vérité », p. 192 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 314 200 Döblin, « Des visages, des images et leur vérité », p. 192 201 cité par Benjamin in : Petite histoire de la photographie., op. cit. p. 318 100 198 199


images esthétisantes, mais de « délivrer [à l´aide des images] une expérience et un enseignement. »202 Or, sans être accompagnée d´un texte explicatif, d´une légende, « toute construction photographique doit rester dans l´à-peu-près.»203 Parce que, selon Benjamin, nos « conditions d´existence » se trouvent dans un « processus de littérarisation », une photographie a besoin de sa légende pour être reconnaissable dans sa prise de position. Ainsi, nombreux sont les scandales, notamment dans la presse, qui témoignent de l´impossibilité de situer une photographie sans son accompagnement par une légende explicative. Et les légendes imposent elles aussi leur point de vue. « Il suffit souvent de peu de choses pour donner à des photos un sens diamétralement opposé à l´intention du reporter »204, écrit Gisèle Freund dans son livre « Photographie et société », en donnant quelques exemples violents. Le photographe doit donc prendre une responsabilité pour ses images – en tant qu´ « [h]éritier des augures et des aruspices, le photographe ne doit-il pas, sur ces images, découvrir la faute et désigner le coupable ? »205 Pire que celui qui ne sait pas déchiffrer les images, « l´analphabète de demain », est selon Benjamin « le photographe qui ne sait pas lire ses propres images »206. Dans l´enquête, la position du photographe dépasse son activité de prise d´images – il les commente aussi afin de permettre au regardeur de s´orienter. C´est cela sa responsabilité auprès de l´équipe et la conduite de l´enquête. Il fallait ajouter que le contexte dans lequel une photographie apparaît donne lui aussi des indices, ou bien, si l´on veut, une fiche de lecture. Nous l´avons vu quant à la série : dès que l´hors-champ entre dans le champ visuel, la perspective se déplace complètement, en ouvrant des nouvelles voies au regard critique. Ainsi, la même photographie publiée dans un journal de mode, dans une revue scientifique ou exposée dans une galerie ne va pas être regardée de la même façon à chaque fois, justement parce

ibid., p. 319 ibid., p. 320 204 Freund, Photographie et société, p.154 205 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320 206 ibid. 202 203

101


que ce contexte concret communique déjà certains propos concernant son intention. Ce qui importe, c´est – nous l´avons déjà vu sous plusieurs angles de vue – le rapport entre la technique et la position du photographe. Ce que Benjamin attend d´un photographe semble donc être qu´il soit « conscient » de ce qu´il fait, des donnés que ses images communiquent, voire du contexte qui se l´approprie potentiellement et du « comment » on pourrait s´en servir. Le photographe devrait donc, pour ainsi dire, participer activement à la distribution potentielle de ses clichés, se situer. De même, celui qui regarde une photographie est appelé à suivre les injonctions que recèle ce médium, de ne pas se perdre dans une contemplation absorbante, mais de garder la distance qu´instaure la technique afin de prendre une position critique auprès des images. Chez Benjamin, cette exigence de prise de position est clairement dirigée, mise au point, par l´urgence en vue de la situation politique qui s´aggrave – on connaît son avertissement devenu fameux d´une « esthétisation de la vie politique »207 par les nationauxsocialistes menant vers la guerre qui surprend encore par sa clairvoyance. La photographie, se prêtant à transmettre une connaissance sensiblement perceptible, peut être instrumentalisée - elle l´est, probablement, toujours – il faut donc se rendre compte par qui et comment elle est prise en service.

Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanique, op. cit., p. 218 102 207


IV. Mise(s) au point et suite

« Si l´on cherche ce qu´a produit la philosophie de Benjamin, on sera forcément déçu : elle ne peut contenter que celui qui la rumine jusqu`à ce qu´il ait trouvé ce qu´elle contient. » 208

Nous sommes donc au point de tirer des conclusions de notre enquête. Or, nous sommes loin d´avoir trouvé des résultats définitifs. Pour dire vrai, cela n´en a pas même été le but. Car, bien que le processus de conceptualisation commence avec un arrêt, une cristallisation en monade, comme nous l´avons vu, la pensée de Benjamin est dynamique – et c´est ainsi qu´elle permet de focaliser un « état des choses » en transformation permanente. Tel un détective qui part, lui aussi, d´un état des choses, et qui tente de rejouer ses propos et soupçons afin de déplier cette première image qui s´offre à lui. C´est entre autres parce que la photographie est elle aussi image fixe, instantanée, que sa focalisation par le regard benjaminien est fructueuse. L´examen de photographies concrètes, de leurs contextes et de l´influence plus générale de l´invention de la photographie sur la perception permet en même temps de mettre au point des traits spécifiques de la pensée benjaminienne. Nous l´avons vu : l´objet et « sa » théorisation », voire le regard posé sur lui, sont embrouillés. C´est dans leur connexion que des connaissances s´immiscent, s´instaurent et, enfin, s´installent. Retraçons les chemins de pensée empruntés pour voir plus clair. Le point de départ de cette enquête a été double : premièrement, un fait curieux - la texture particulière des écrits de Benjamin. Deuxièmement, la photographie en tant qu´objet d´observation et objectif à la fois. Nous avons donc formulé des soupçons qu´avait éveillé en nous la lecture des textes de Benjamin. Ainsi, nous avons découvert que les questions 208

Adorno, Introduction aux « Écrits » de Benjamin, op.cit., p. 56 103


philosophiques et historiques de la photographie sont intimement liées à d´autres objets, ce qui nous a invité à mettre ses textes en voisinage d´autres écrits. Nous avons vu qu´il place l´historien dans son actualité à lui, en visant le rapport entre « l´autrefois » et la « Jetztzeit » : l´historien est concerné par ses objets. La connaissance historique se révèle toujours dans un instant arrêté, dans une « constellation saturée de tensions, […] cristallis[ée] en monade.»209 De là son lien avec l´enquête criminologique qui, elle, se fait toujours en urgence. Et de là aussi l´intérêt pour la photographie, étant instant arrêté (matérialisé) par excellence. Le panorama qu´il dresse va de la formation sociale des masses à la perception qui ne cesse d´être en processus de transformation, des utilisations par rapport au statut social du médium jusqu`à ses connotations. Ces photographies concrètes peuvent donc, si nous nous mettons à les regarder attentivement, à percevoir ce qu´elles font voir quant à elles et quant aux champs où elles sont inscrites, nous apprendre beaucoup. Ensuite, nous avons focalisé l´endroit où Benjamin connecte le crime, ou plutôt son lieu, avec la photographie : dans les images d´Atget. Ce n´est pas sans raison qu´il propose de les regarder comme des relevés judiciaires pris sur un lieu de crime, comme nous l´avons vu par la suite. Car un tel endroit ne donne pas seulement lieu au crime ; il est aussi constitué par une temporalité très particulière en ce qu´il garde en lui « du passé » de façon explicite. Cette structure spatio-temporelle s´est révélée être au centre de l´écriture policière ainsi que matérialisée sous forme d´indices. Ceci nous a emmené à regarder de plus près la notion d´indice si importante pour toute enquête et en même temps caractéristique pour la photographie : en tant que trace, elle est constituée par le contact antérieur entre la lumière venant d´un objet et la plaque photosensible dont elle est le résultat. Voilà donc une première lecture possible de la photographie à partir de son mode de production, voire son caractère indiciel. Cette approche nous a permis de discerner des particularités du mode de

209

Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Œuvres III, p. 441 104


perception permettant d´en saisir des connaissances sensibles spécifiques : la concentration sur des micro-détails enregistrés sur photo. La technique photographique donne un accès autre à la perception visuelle des choses. Par la suite, nous nous sommes interrogés sur cet accès. Ainsi, nous avons suivi le regard benjaminien posé sur les photographies de Karl Bloßfeldt où nous avons rencontré le concept d´inconscient optique : faisant voir des « mondes » non pas perceptibles par l´œil humain, en ouvrant un espace optique autre, ses images mettent en question « l´inventaire de la perception » qui est donc à réviser à partir de là. Nous avons vu que la notion d´inventaire, mieux : de révision de l´inventaire permet de penser la photographie et sa perception de façon à la fois dynamique et fixe, en tenant compte du procédé de perception. L´opération

d´inventaire

nous

a

reconduit

à

notre

démarche

criminologique. Car, le lecteur de romans policiers le sait : le détective, quant à lui, n´arrête pas de réviser les inventaires qu´il fait pendant son enquête. Lui aussi n´arrête pas de mettre au point, encore et encore, la poursuite de son enquête, lui aussi va changer de paramètre selon la portée réelle de l´affaire, tout en sachant que celle-là dépend de son regard à lui. Dans cette deuxième partie, nous avons alors focalisé la photographie en tant que singularité. Elle se trouvait au centre de nos recherches. Après cette focalisation sur la photographie comme objet et produit, nous avons, pour ainsi dire, changé de direction. Dès lors, la photographie n´était plus vraiment notre « objet ». Ce qui nous a intéressé étaient les transformations qui se sont mises en place quant à elle. Dans ce passage, nous avons vu qu´avec la photographie (entre autres), il s´est instauré un changement dans le rapport de l´homme aux choses, voire sa perception. L´organisation de la distance, et, avec cela, la position du théoricien face à « son » objet, ne peut plus être la même qu´à l´époque de l´aura. Nous l´avons vu : en saisissant les choses à partir de leur caractère de traces, nous les avons en même temps approchées. Et ainsi, mine de rien, tout un système de catégories se trouve renversé. Ce qui, dans un dernier point, nous a fait découvrir le renversement du tribunal même – c´est à dire de l´institution de la critique. Ce que Benjamin met en question, c´est une 105


conception de critique qui se veut intouchable. La photographie, n´étant plus saisissable par cette critique et ayant déjà transformé la perception, appelle ses regardeurs à la repenser en tenant compte et de sa portée réelle, et de ses contextes, voire ses champs performatifs. Bref : l´angle de vue benjaminien est assez large pour penser, à partir d´une « monade », tout un système politique et social. Voilà donc le rapport de travail. Mais quelles sont donc les « injonctions que recèle l´authenticité de la photographie » ? Nous nous sommes approchés par la porte de derrière. Au travers de notre démarche, nous avons vu que toutes les photographies ne communiquent pas les mêmes « sortes » de connaissances ni de la même manière. Une photographie prise au service de la propagande fasciste, soulignant des slogans censés manipuler le public, ne transmet évidemment pas la même connaissance qu´une série de photographies d´August Sander, visant la confrontation avec des données d´une réalité hétérogène, « dans leur cruelle vérité.[…] Il nous faut pouvoir supporter de voir la vérité, dit-il dans un texte d´exposition, mais surtout il faut que nous la transmettions à nos prochains et à notre descendance, qu´elle nous soit favorable ou non. »210 On voit bien : Sander se sent responsable de ses images, qui ne reflètent pas un travail insoucieux, mais s´inscrivent dans une prise de position politique et l´effort de saisir, voire de comprendre sa situation historique. Et c´est cela ce qui intéresse aussi Benjamin : une politique des images et une politisation de l´art. La technique photographique instaure dans la perception des choses – et, avec cela, du « monde » - certains accès nouveaux. Certains traits qui lui sont propres élargissent le champ de la connaissance, tandis que son utilisation devrait, selon Benjamin, s´orienter et s´inscrire dans la perception « réelle » du public - c´est-à-dire des masses - qui s´est déjà manifestée. Ainsi, nous l´avons vu, les photographies, des produits techniques, ne peuvent pas disposer d´« Echtheit » (dans le sens accoré en Sander, « Ma profession de foi envers la photographie. Les Hommes du XXe siècle. », p. 187 106 210


rapport avec l´œuvre auratique), bien qu´elles soient authentiques à leur manière : en tant que traces enregistrées techniquement. Ce qui compte, c´est de s´en servir de façon cohérente, conforme à cette technique même. La photographie peut apporter un enseignement : comment les choses se présentent au regard ? comment les recevoir ? et ainsi participer à la transformation de la « vision » dans le sens large du terme. Elle est capable de faire voir, de rendre visible, de matérialiser et de mémoriser des données, mais la manière dont elle le fait dépend de plusieurs éléments – de leur technique, bien sûr, du photographe et de l´institution qui s´en charge, du contexte politique et social etc. Comment utiliser donc la technique photographique conforme à son potentiel ? C´est la question que le photographe devrait se poser aussi bien que le regardeur devrait mettre en question sa propre perception. Tout d´abord, le photographe doit, quant à lui, en prendre « conscience » et savoir où il va. Donc : ses images s´inscrivent dans une pensée, une intention. Elles rendent perceptibles ce qu´une pensée rationnelle ne peut aborder car cette connaissance est sensible. Mais ceci non pas pour réévaluer la notion d´auteur, pour mettre en avant la personne qui a pris l´image – cette conscience se manifeste dans l´image même. Ce n´est certainement pas pour rien que Benjamin privilégie une utilisation du médium qui fait penser à l´usage dans le cadre de la science – qui s´inscrit donc dans un champ dont le but explicite est d´acquérir des connaissances précises. Cependant, la question de ce que la photographie peut donner à voir, voire à penser, ne cesse heureusement d´être posée et reformulée, non seulement par des théoriciens, mais aussi par des artistes. Leur point de départ est souvent constitué – comme chez Benjamin – par les conditions techniques, le dispositif photographique même et les inscriptions dans des champs sociaux et politiques. Ainsi, dans le domaine d´art, la photographie ne cesse d´être réinterrogée (im- et explicitement) et de changer de statut, en transformant avec cela aussi le contexte artistique même. Ceci se fait sur plusieurs plans et selon des axes multiples. 107


Une de ces axes est constituée par la temporalité propre aux images photographiques – instantanées, elles se prêtent, comme nous avons vu, à saisir, voire à spatialiser et matérialiser l´instant correspondant au temps d´exposition. C´est ainsi que des questions historiques se réintroduisent sous un nouvel angle de vue. Fut-ce en intégrant dans le contexte artistique la notion du « document », ou par l´appropriation de pratiques de production et de collation des photographies dites amateurs par certains artistes conceptuels afin de les utiliser explicitement en tant qu´outil documentant des actes ou des situations – la photographie a acquis un accès au monde de l´art, et le pousse pour sa part à se redéfinir continuellement. Dans cet espace nouveau, elle apparaît non seulement comme œuvre, c´està-dire qu´elle n´est pas seulement exposée (ou publiée) en tant que telle, mais aussi qu´elle fonctionne souvent comme outil, matériau récupéré afin de l´intégrer dans la pièce « véritable ». L´art a beaucoup changé depuis que Benjamin a écrit ces textes. Les questionnements proposés et mis en jeu par Benjamin, visant la pensée du médium, des enjeux instaurés et des conditions techniques et réceptives, se trouvent, entre autres, reprises par certains artistes contemporains qui les développent avec une visée productive. Ce serait sûrement très fructueux de regarder de plus près comment ces questions s´articulent à travers les œuvres. Retenons à ce point que l´enquête est loin d´être terminée. Dans un certain sens, nous sommes encore une fois arrivés au départ ; une nouvelle « monade » se cristallise avec la mise en question non seulement de la photographie et notre regard sur elle, mais aussi du tribunal censé juger sur elle. Comment établir un nouveau tribunal ? On pourrait suivre les traces de ce renversement et examiner la portée réelle de la photographie dans ses conditions transformées d´aujourd´hui. De toute façon, l´angle de vue s´est déplacé, et se décale encore. C´est cela la ruse de Benjamin-détective : parce qu´il suit les traces des choses avec son regard critique, il est capable de penser les transformations, de réviser ses inventaires et d´accéder à des connaissances inachevées. L´affaire n´est pas close, elle ne cesse d´être en cours. 108


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