Trimestriel Regards n°48 - Automne 2018

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« Bien avant les économistes du siècle des Lumières, les théologiens des écoles et des universités médiévales ont produit le premier ensemble textuel de réflexions portant sur ce que nous appelons l’économie. » Sylvain Piron, historien permet de se couler dans l’intimité du fonctionnement social aussi facilement que dans le psychisme individuel », observe l’historien Sylvain Piron dans L’Occupation du monde. C’est donc un dispositif qui dépossède de son autonomie l’individu, qui « s’y retrouve seul, face au grand Autre, qu’il ne peut qu’invoquer en pianotant fébrilement sur son smartphone ». Il l’enjoint à assouvir ses moindres désirs, à consommer parfois un peu au-delà de ses capacités financières, à être efficace dans le travail, à faire son deuil rapidement quand il perd un être cher… « Bien que l’économie se conçoive en opposition aux anciennes morales religieuses, comme un savoir rationnel exprimant de façon neutre les intérêts naturels des êtres humains, elle présente en réalité tous les caractères d’une morale », en déduit l’historien. Et, ajoute-t-il, « cette morale est pour une grande part d’origine religieuse ». L’intuition n’est pas nouvelle chez les théoriciens critiques, Marx lui-même parlait d’ailleurs de « fétichisme de la marchandise ». Mais le There is no alternative de Margaret Thatcher se serait-il imposé avec tant de force si la dimension théologique du capitalisme n’était que métaphorique ? Probablement pas. De fait, non seulement cette nouvelle forme de religiosité

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s’incarne dans des institutions concrètes, mais ses racines puisent dans le christianisme du Moyen Âge. Dans une note de jeunesse, Walter Benjamin estime ainsi, à la lecture des travaux de Max Weber – aujourd’hui controversés par la communauté scientifique – sur L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, que « le capitalisme s’est développé en Occident comme un parasite sur le christianisme ». Et tel un parasite, il se serait nourri de sa substance pour se développer, jusqu’à prendre sa place. Des recherches récentes conduites par des médiévistes permettent de lever le voile sur cet impensé de la finance mondialisée : « L’histoire intellectuelle du Moyen Àge [est] indispensable à une compréhension critique de la mondialisation actuelle », soutient l’historien Sylvain Piron. L’affirmation peut surprendre tant il est d’usage de faire remonter l’acte de naissance du capitalisme, création de la révolution industrielle, au XVIIIe siècle. Il n’en reste pas moins qu’au Moyen Âge, des théologiens ont produit des concepts qui sont venus nourrir le modèle économique et politique désormais dominant. La circulation et la productivité de l’argent, la croissance du marché, etc. ne sont pas des inventions de la modernité. « Bien avant les économistes du siècle des Lumières, les théologiens des écoles et des universités médiévales ont produit le premier ensemble textuel de réflexions portant sur ce que nous appelons l’économie », précise Sylvain Piron. ORIGINES DE LA BANQUE L’histoire médiévale regorge ainsi de résonnances avec le présent. Parmi les innovations médiévales, on pourrait notamment mentionner le prêt avec intérêt, dont le franciscain Pierre de Jean Olivi – figure aussi importante qu’inconnue du grand public – explique le mécanisme à la fin du XIIIe siècle : l’argent prêté alors qu’il aurait pu être investi possède une valeur supérieure à sa valeur numérique, si bien qu’il est légitime d’attendre de l’endetté qu’il rembourse des intérêts. À peu près à la même époque, surgissent la notion de dette publique. À Florence, Venise ou Gênes, l’État emprunte de l’argent au citoyen. Et c’est au milieu du


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