Trimestriel Regards n°46 - Printemps 2018

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Pourquoi ne pas imaginer une politique humaniste qui consisterait à resserrer les contrôles sur les biens et capitaux, tout en ouvrant grand les frontières aux hommes ?

Muni de son habituelle armature conceptuelle spinoziste, Frédéric Lordon a relevé le défi. Dans Imperium, le philosophe pose la question de la possibilité d’une telle communauté politique unifiée. Sa conclusion est négative : les forces passionnelles rivent l’humanité dans une configuration fragmentée. D’une part, les hommes se regroupent sous le coup d’affects tels que la compassion, mais aussi par nécessité vitale : la survie commandant de ne pas être seul, la division du travail conduit au rapprochement. D’autre part, d’autres affects comme la haine, la jalousie ou la rivalité exercent une pression inverse, à l’éloignement et la sécession. « La pluralité des groupements finis distincts s’impose donc comme la solution d’équilibre entre tendances centripètes et tendances centrifuges. » UNE POLITIQUE DES FRONTIÈRES

voler les frontières, de paradis fiscal en organisations internationales. Le monde entier est leur terrain de jeu. Dans son livre Demain, qui gouvernera le monde ? Jacques Attali est optimiste. « Un jour, l’humanité comprendra qu’elle a tout à gagner à se rassembler autour d’un gouvernement démocratique du monde, dépassant les intérêts des nations les plus puissantes, protégeant l’identité de chaque civilisation et gérant au mieux les intérêts de l’humanité. Un tel gouvernement existera un jour. Après un désastre, ou à sa place. Il est urgent d’oser y penser, pour le meilleur du monde. »

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A supposer, avec les No border, que la possibilité d’un État unique mondial soit théoriquement possible un jour, ce jour semble pour le moins lointain. En réalité, on observe au contraire un regain du sentiment national, les mouvements indépendantistes en Écosse ou en Catalogne l’ont récemment illustré. Tandis qu’une certaine élite ne se lasse de prédire la fin de la nation, la balkanisation se poursuit : 27 000 kilomètres de frontières « nouvelles » ont été dessinés depuis 1991 selon Regis Debray, qui interprète cette « furie d’appartenance » comme une

réaction à une mondialisation qui cherche, précisément, à abattre les frontières et uniformiser la planète. Plutôt que de construire un projet sur l’hypothèse fragile et ambivalente d’une dissolution future des frontières, il appartient à la gauche de définir une politique des frontières qui reflète ses valeurs. Ni bonne ni mauvaise en soi, la frontière est à l’image de la nation qu’elle délimite : fermée et odieuse quand la communauté politique est repliée sur une base ethnique excluante, ouverte et aimable quand elle est fondée sur un principe inclusif de citoyenneté et d’égalité lié au droit du sol. On peut alors aller loin dans la défense d’une ouverture inconditionnelle à tous les hommes résidant sur le territoire. Dans le sillage des théories de la justice globale, le chercheur américain Joseph Carens estime que « la citoyenneté dans les démocraties libérales occidentales est l'équivalent moderne du privilège féodal : un statut héréditaire qui accroît considérablement les possibilités de vie d'une personne ». L'auteur de Ethics of immigration affirme par conséquent que « les frontières devraient généralement être ouvertes et que les individus devraient normalement être libres de quitter leur pays d'origine et de s'installer dans un autre sans y être soumis à d'autres contraintes que celles qui pèsent sur les citoyens de ce pays ». Encore faut-il que les représentants de la gauche radicale surmontent leurs réticences à affirmer haut et fort ce genre de position. ■ laura raim @Laura_Raim


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