Trimestriel Regards n°46 - Printemps 2018

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de la concurrence. Mais encore poser la question du pouvoir, ce qui a été le cas en 68. regards. Se pose-t-on encore ces questions, aujourd’hui ? ludivine bantigny.Dans les organisations du mouvement ouvrier et révolutionnaire – de cette gauche qui veut vraiment changer la vie comme le disait Rimbaud –, il n’y a plus ni stratégie, ni programme. La question stratégique qui s’est posée à la charnière de mai et de juin 68 était : qu’est-ce qu’on fait de tous ces comités d’actions ? Est-ce qu’il ne faut pas essayer de les coordonner pour poser la question d’un double pouvoir ? Et là, il y a eu des discussions très serrées. On retrouve là les tendances qui s’opposent historiquement sur d’autres questions stratégiques. Avec, d’un côté, les libertaires qui – avec Daniel CohnBendit ou Jean-Pierre Duteuil et d’autres – refusent toute centralisation et mettent en avant l’indépendance et la spontanéité des comités d’actions. Et, d’un autre côté, ceux qui voient dans la séquence un moment de basculement et veulent saisir ce moment décisif pour regrouper les forces, sous la forme d’un comité central de grève. Toutes ces questions-là sont à revivifier aujourd’hui. Il ne s’agit pas de figer ou d’embaumer 68, mais de contribuer à en parler avec d’autres événements insurrectionnels ou révolutionnaires : à cet égard, il n’y a pas de raison de faire table rase du passé.

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patrice maniglier. Je ne vois pas en quoi l’imaginaire ou même l’attachement à Mai 68 expliquerait les défaites qui sont les nôtres. Elles s’expliquent mieux par la désignation des vrais ennemis, qui sont organisés, au niveau économique, politique, policier. Si on devait nommer les raisons pour lesquelles il est difficile aujourd’hui de se battre, c’est principalement la délocalisation de l’activité industrielle qui met les gens en concurrence. C’est d’ailleurs peut-être un effet de 68. Sans tomber dans le complotisme, il faut reconnaître que juste après 68, dès les années 70, se met en place le paradigme néolibéral dont je pense qu’un des objectifs est politique : il faut désarmer les classes ouvrières par le biais de la mondialisation. Celle-ci a une fonction politique qui est de mettre en concurrence les travailleurs du monde entier et de briser des solidarités basées sur l’identité ouvrière. Et la résurgence du nationalisme, partout, est une conséquence inévitable de ces politiques. L’un des enjeux pour nous est donc de reconstruire un nouvel internationalisme, de trouver la voie de nouvelles solidarités. Pour cela, nous avons sans doute besoin de nouvelles formes de mobilisation. bantigny. Geoffroy de Lagasnerie a le sens du contre-pied : évidemment, il fait réfléchir. On s’est d’ailleurs posé la question, avec lui, sur les formes à inventer lors des occupations des places publiques pendant Nuit debout…

ludivine

patrice maniglier. Justement ! On ne parle pas de la même occupation. Occuper l’espace public et occuper son lieu de travail, c’est très différent. C’est d’ailleurs un symptôme : précisément, le lieu de travail n’est plus un espace politique. C’est-àdire qu’il n’est plus le lieu à partir duquel on va pratiquer la société future, la fameuse utopie concrète. En 68, il y a vraiment cette idée autogestionnaire. On voit bien qu’aujourd’hui, c’est différent. La nature de l’appareil de production n’est plus du tout contrôlable au niveau des unités de production. Il faut peut-être plutôt réfléchir au niveau de la consommation. regards.

Diriez-vous que l’on vit en ce moment une période prérévolutionnaire qui pourrait, par certains aspects, ressembler aux prémices de 68 ?

ludivine bantigny. L’histoire ne se répète pas, mais je ne trouve pas aberrante l’éventualité que quelque chose d’assez ressemblant surgisse. On est dans une phase encore plus aiguisée de saturation et de profonde indignation face aux inégalités et à l’indignité généralisée. Il y a des luttes, des résistances, des grèves. Mais elles sont dispersées, comme c’était le cas en 1967. On peut se sentir « à la veille de ». 1967 était une année de pic de grèves. maniglier. Aujourd’hui, quand on observe les études ou les sondages d’opinion, la seule chose

patrice


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