Trimestriel Été 2017

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V

« Vous êtes en prison », hurle un petit costaud qui roule des mécaniques. « Arrête, arrête ! » Ses camarades parqués derrière une barrière de sécurité en acier en ont visiblement assez. Ils veulent s’échapper, mais lui les tire par le bras sans ménagement : « Toi aussi, et toi… En prison Ciga et Marietou ! » Soudain ils s’envolent les uns après les autres et le dictateur en herbe se retrouve seul. Tout bête. Il essaie d’attirer leur attention, se tortille, regarde dans le vide. Quelques instants plus tard, on aperçoit le même gamin en équilibre sur un jeu, au milieu de la cour. Autour de lui, ses souffre-douleur prêts à en découdre. « Alors nous trois on va attaquer Thomas Jambu. Allez toi aussi Loïc, vas-y », lance un élève. Et voilà qu’ils se mettent à plusieurs pour le passer à tabac. « Pourquoi tu fais ça ? », demande une petite fille. « Parce que lui, il voulait nous mettre en prison. » La scène inaugurale du documentaire de Claire Simon, Récréations, en dit long sur les lois qui gouvernent la planète des enfants. Des lois cruelles qui contrastent avec la poésie subtile et la fantaisie joyeuse que l’on prête aux petits et qui fait tant fantasmer les parents stressés et les salariés pressurisés. La réalisatrice a tourné dans une cour d’une école maternelle au début des années 1990, mais son film reste d’actualité. Aujourd’hui comme hier, les squares sont des champs de bataille où les durs à cuire sadisent les doux rêveurs, les plus âgés bousculent les plus jeunes pour prendre leur place sur le toboggan, les groupes prennent pour cible les mômes fragiles et timides, les garçons se font mal et les filles les consolent. Possessifs, égoïstes, tyranniques, sexistes, réacs… Les enfants – les vrais – ont tout pour plaire. PAS UNE BULLE DORÉE

Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, éd. Seuil, 23 euros.

10 REGARDS ÉTÉ 2017

L’innocence juvénile serait-elle un mythe ? Dans son récent Esprit d’enfance, Roger Pol-Droit invite les adultes à cultiver l’immaturité comme une vertu trop souvent oubliée. Mais cette image idéalisée parcourt toute la littérature. Depuis le XVIIIe siècle, il existe une tradition romantique qui vante les qualités de l’âge tendre. Ainsi Jean-Jacques Rousseau décrit-il dans L’Émile un élève dépourvu de famille et naturellement bon. C’est que pour lui, l’espèce humaine est pervertie au fil des années par


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