Regards Automne 2016

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droit – même si, précise-t-il, « le droit, l'équité et la justice y sont plus difficiles d'accès qu'ailleurs » –, mais la militarisation « se déploie à l’intérieur d’un cadre civil et n’a donc qu’un caractère par définition limité ». Pour Fabien Jobard, « L’État “se prépare” en effet à une “guerre civile urbaine” comme il se prépare à la crue de la Seine, à la catastrophe nucléaire ou à la grippe H1N1 ». Cela ne signifie en aucun cas qu'une telle guerre est en cours. Renaud Epstein, sociologue spécialiste des politiques urbaines, entend la « rhétorique politique de construction de l'ennemi intérieur et de sa localisation dans certains quartiers », mais il estime que ces propos sont rarement tenus au sommet de l'État : « Quand Patrick Kanner [ministre de la Ville] évoque des “Molenbeek français”, il se fait immédiatement taper sur les doigts. La dernière ligne rouge que Manuel Valls parvient à ne pas franchir, est celle-là : désigner explicitement les quartiers comme un front intérieur ». Aussi, « Parler de guerre n'aide pas à penser les problèmes, et tend à donner crédit à ceux veulent la guerre, comme la “guerre des civilisations”, regrette-t-il. Plus on s'inscrit dans cette lecture et ce vocabulaire, même pour dénoncer, plus on crédite l'idée qu'une guerre est vraiment à l'œuvre. » LE LANGAGE DE LA GUERRE

Pour autant, cette rhétorique guerrière adressée aux banlieues est habituelle de la part des autorités et certains élus : guerre à la drogue, à la délinquance, aux “zones de non-droit”. En juin 2011, le maire de Sevran Stéphane Gatignon demandait le déploiement de l'armée dans les banlieues, sous un régime analogue à celui des casques bleus de l'ONU. En janvier 2015, Xavier Bertrand recommandait d'y « envoyer des forces militaires pour imposer l'ordre républicain ». Et aux premiers jours de sa campagne pour les primaires de la droite, Nicolas Sarkozy n'a pas manqué de renouer avec ce registre : « Nous reprendrons le contrôle de tous les quartiers à la merci des bandes ». Pourtant, déplore le sociologue Laurent Mucchielli, « Tous les discours populistes et totalement démagogiques qui disent que la police est en guerre et qu’elle va la gagner, que nous allons

« Les discours populistes et démagogiques qui disent que la police est en guerre et qu’elle va la gagner, sont une aberration » Laurent Mucchielli, sociologue éradiquer la délinquance, sont une aberration »5. Si la conflictualité suburbaine relève d'une autre logique que celle de la guerre dans son sens classique, la contamination de l'espace politique et médiatique par les terminologies martiales ne fait, elle, aucun doute. L'anthropologue Didier Fassin, qui a mené une longue enquête dans une brigade anticriminelle, fait partie de ceux pour qui « la politique des cités devient une politique de la guerre ». Mais il insiste sur l'omniprésence des discours qui la fondent : « Pour justifier le déploiement des forces de l’ordre dans les quartiers défavorisés, il est nécessaire de créer un langage. La rhétorique de la guerre censée contrer la guérilla des cités se traduit par des opérations spectaculaires (…) La représentation de la banlieue comme une jungle et de ses habitants comme des sauvages appelle le recours à des unités spéciales mieux formées à la chasse qu’à la procédure... »6 Les confusions et les dérives sémantiques ont encore été aggravées par la “guerre au terrorisme”, qui se mène en partie sur le territoire national. De fait, les attentats perpétrés avec des “armes de guerre” répandent des “scènes de guerre”, nécessitent une “médecine de guerre”, provoquent des “opérations de guerre”… et conduisent au déploiement de l'armée : les soldats lourdement équipés font désormais partie du paysage urbain. La guerre intérieure n'est pas forcément déclarée sur le terrain, mais elle est bien présente dans les esprits.  jérome latta 5. L'Humanité, juin 2011. 6. La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011.

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