Regards Été 2016

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ROGER MARTELLI CONTRE LA POLITIQUE DES DEUX CAMPS Le populisme de gauche est-il un barrage contre la montée des droites extrêmes ? Peut-il être une alternative au social-libéralisme dominant à gauche ? Ce sont les hypothèses de Chantal Mouffe. Roger Martelli les discute.

Depuis longtemps, avec son compagnon aujourd’hui disparu, Ernesto Laclau1, la philosophe Chantal Mouffe s’attache à délégitimer toute propension libérale ou néolibérale, jusque chez des penseurs réputés de gauche. Un ouvrage récemment traduit2 et son interview (p. 68) permettent d’approcher cette œuvre exigeante et influente. PORTÉE ET LIMITES D’UNE PENSÉE

Le propos de Chantal Mouffe se structure sur trois grands axes. Tout d’abord, elle oppose au discours consensuel de la morale et du droit la vision réaliste des rapports des forces et du conflit proposée hier par le philosophe allemand Carl Schmitt. La stigmatisation de “l’adversaire” lui paraît la base de toute mobilisation politique. Ensuite, à la suprématie sans limites de l’individu, elle oppose la valorisation des identités 1. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une démocratie radicale, Les Champs ordinaires, 2009 (paru en anglais en 1985). 2. Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus, Albin Michel, 2016 (paru en anglais en 2005)

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collectives. Dans le jeu politique des conflits, les individus s’agrègent jusqu’à constituer un “nous” et se distinguent d’un “eux”. La dialectique du “eux-nous” serait ainsi le socle de toute politisation populaire. Enfin, elle récuse toute référence à une démocratie ou à un État “cosmopolitiques”. Pour elle, la glorification du marché, l’individualisme, le consensus, les droits de l’homme, le dédain de la souveraineté populaire et la “gouvernance mondiale” forment un tout indissociable. À ce bloc, elle ne suggère pas d’opposer le “souverainisme”, mais la multipolarité. La force du dispositif proposé frappe par sa vivacité et sa cohérence. Il présente toutefois des limites qui risquent d’en affaiblir à terme la portée. Il n’est pas bon, tout d’abord, d’abandonner le monde à la mondialisation. L’interdépendance universelle des sociétés humaines – le poète martiniquais Édouard Glissant suggère de l’appeler “mondialité” – est notre horizon. La mondialisation n’est pas la mondialité, mais la manière capitaliste contemporaine de la gérer.

Ceux qui la combattent ne doivent donc pas vouloir “démondialiser”, mais “décapitaliser”. Dans la “gouvernance mondiale”, le problème n’est pas du côté du mondial mais de la gouvernance qui, depuis quarante ans, est un modèle de régulation politique appliqué à toutes les échelles de territoire sans exception. Il me semble vain, dès lors, de décréter que tel ou tel territoire est celui où, par excellence, se joue le devenir de la lutte des classes et de la construction alternative. “Cosmopolitisme”, “européisme” et “souverainisme” sont à parts égales des impasses, dès l’instant où ils absolutisent le rôle d’un territoire au détriment des autres. En fait, la dimension stratégique se situe dans l’objectif de contester la double logique de la concurrence et de la gouvernance. Quant à la clé politique de la réussite, elle est dans la capacité à faire vivre une alternative globale de façon cohérente, à toutes les échelles de territoire. Dans tous les cas, on ne laisse pas la maîtrise de la mondialité aux forces dominantes : on leur en dispute au contraire l’usage légitime.


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