Trimestriel Printemps 2016

Page 46

parfaite”. L’appli incarnerait le fameux “commissaire priseur” reliant l’offre et la demande tel que l’avait imaginé Léon Walras, père de la théorie de l’équilibre général. La comparaison est séduisante, à ceci près qu’Uber prélève une commission de 20 % sur chaque transaction. Un business model rentable : la start-up est valorisée à plus de cinquante milliards de dollars en bourse, soit deux fois plus que Renault… Les applis aiment à se présenter comme d’audacieux précurseurs innovant dans le cadre utopique et libertaire d’une nouvelle “économie de partage” qui supprimerait les archaïques intermédiaires-rentiers. Elles se contentent surtout de prendre leur place. Le fait que des chômeurs ou des travailleurs pauvres soient acculés à convertir leur appartement en hôtel ou leur cuisine en restaurant est présenté comme le triomphe de l’innovation et de l’esprit d’entreprise. « L’ubérisation est une chance pour notre pays. C’est une chance parce que cela répond aux attentes des jeunes, qui souhaitent travailler autrement », se réjouissait ainsi récemment Pierre Gattaz. Si les pauvres veulent arrondir leurs fins de mois, pourquoi les en empêcher ? Une rhétorique similaire à celle soutenant les salariés qui “veulent” travailler le dimanche. « En réalité, ce désir d’entreprendre est aussi joyeux que celui des désespérés du monde entier qui, pour payer leur loyer, en viennent à se prostituer ou à vendre des organes », rappelle dans le Monde diplomatique l’essayiste Evgeny Morozov. LE “COÛT DU TRAVAIL” À LA CHARGE DU TRAVAILLEUR

Mais si le président du Medef est aussi enthousiaste, c’est surtout pour une autre raison : « parce que cela permet d’assouplir le contrat de travail, de dépasser le cadre juridique du salariat ». De fait, chez Uber, la figure de l’auto-entrepreneur négociant “librement” la vente d’un service remplace celle du salarié inscrit dans des systèmes de protection sociale et de régulations collectives. Les coûts associés à l’activité et à la protection sociale – obligation de souscrire une assurance, de posséder un véhicule, cotisations retraites – sont entièrement à la charge du travailleur. Le « dépassement du cadre juridique du salariat » qui enchante tant Gattaz n’a pas attendu Uber, bien sûr. Le

46 REGARDS PRINTEMPS 2016

Chez Uber, les coûts associés à l’activité et à la protection sociale – obligation de souscrire une assurance, de posséder un véhicule, cotisations retraites – sont entièrement à la charge du travailleur. compromis dit “fordiste”, qui prévalait durant les Trente glorieuses et par lequel les salariés échangeaient la subordination hiérarchique contre la sécurité économique du plein emploi et un code du travail protecteur, a commencé à s’effriter à partir des années 1980, lorsque le “coût du travail” est devenu la première variable d’ajustement dans la « nécessaire adaptation à la mondialisation ». Perçus comme des obstacles à l’impératif de compétitivité et de rentabilité maximale des investisseurs internationaux, les droits et les protections du travail ont été les premières cibles des politiques néolibérales de “flexibilité” : flexibilité temporelle (temps partiel), mais aussi spatiale (télétravail, délocalisations), contractuelle (CDD) et salariale (rémunération au résultat). S’inscrivant dans cette logique, l’actuel projet de loi El Khomri – qui escamote le lien de subordination en se référant au “volontariat” des salariés, étend les possibilités de conclusion d’accords dérogatoires au code du travail, ou encore facilite le licenciement économique – représente la “réforme” du marché du travail la plus néolibérale de tout l’après-guerre. Conséquences de ces politiques, le chômage de masse et la précarisation des relations de travail s’entretiennent l’un et l’autre depuis trente ans, excluant une partie croissante de la population de la protection que confère le “pacte” salarial. LE SALARIAT N’A PAS DIT SON DERNIER MOT

L’ubérisation pousse encore plus loin la flexibilisation du lien de subordination : l’emploi salarié était déjà externalisable via des agences d’intérim et des soustraitants, il peut désormais être remplacé par du travail


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.