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Paris, Belleville. Des premiers migrants arméniens, grecs, juifs polonais de l’entre-deux guerre aux communautés juive séfarade, maghrébine et asiatique d’aujourd’hui… ce quartier de l’Est parisien cultive ses racines cosmopolites et résiste à l’embourgeoisement. Dans l’une de ces petites rues grimpant la colline de Belleville, un continent s’est installé dans un immeuble de la rue Bisson. Au 15 de la rue, l’hébergeur social Coallia gère un foyer, une “résidence sociale”, où vivent cent vingt travailleurs migrants originaires d’Afrique de l’Ouest, certains depuis l’ouverture du lieu il y a plus de trente ans. Passée la porte sur rue, un autre monde s’ouvre. De petites échoppes proposent cigarettes, bougies, arachides ou poulets entiers. Les hommes se saluent, se donnent des nouvelles. D’autres vont se recueillir dans la salle de prière. En bas de l’escalier, une porte donne sur un local, une passerelle entre leur monde et l’extérieur : bienvenue à la Radio des foyers.
STATION CITOYENNE
« La Radio des foyers, c’est votre radio, c’est notre voix ! » Depuis trois ans, le foyer est le quartier général de REC (Radio en Chantier), la Radio des foyers. Ce média est porté par l’association Attention chantier qui organise le Festival de cinéma des foyers, depuis huit ans, en région parisienne. La radio diffuse des programmes de qualité en direct sur son site Internet. Les émissions sont enregistrées dans un studio mobile, et réalisées par les résidents, les bénévoles de l’association et les riverains du foyer Bisson. La Radio des foyers donne la parole à ces invisibles, ces “sans-voix” exclus des médias. Ici, ils s’expriment en leur nom. Cette parole libre est un moyen d’exister autrement que sous l’étiquette de “travailleurs immigrés” et d’être pleinement citoyens de France. Aussi la Radio des foyers se défend-elle d’être un média communautaire et de ne s’intéresser qu’au seul sujet de l’immigration. Élise Aubry, spécialiste des communications et mobilisations du secteur de l’économie sociale et solidaire, a constaté l’ignorance de cette population par la
18 REGARDS PRINTEMPS 2016
société. C’était en 2011. « Je ne connaissais pas du tout cet endroit, je n’avais aucun préjugé, raconte la “maman” de la radio, à l’origine du projet. Dans ces murs décrépis, insalubres et austères, situés en périphérie de la ville ou dans des zones précaires de l’Île-de-France, il y a un fourmillement de personnes invisibles dans la société. Et quand on en parle dans les médias, c’est souvent de manière caricaturale. Ce sont des gens comme tout le monde qui se lèvent le matin pour aller au travail. Avant d’être un “foyerman”1, on a forcément un avis sur l’actualité locale, nationale, économique, sociale. D’où l’idée de la radio, média numéro 1 en Afrique, pour libérer leur voix. » Élise écrit le projet avec le soutien de l’association Attention chantier. Elle recueille l’avis des résidents de foyers. En novembre 2012, la radio remporte un appel d’offres “participation citoyenne et démocratie” émanant du Conseil régional d’Île-de-France. Le matériel complet de radio peut être acheté. Une équipe de quinze personnes se constitue entre résidents des foyers et bénévoles associatifs. Un jour de printemps 2013, la radio émet.
DES RENCONTRES CONTRE LA SOLITUDE
« Je n’oublierais jamais le regard émerveillé de l’équipe », raconte Élise Aubry. La première émission est centrée sur l’histoire des foyers et ses acteurs. Les chroniques et autres « astuces sucrées, salées et poivrées » informent sur les démarches à faire quand on vit en France (auprès des associations, institutions, etc.). La radio s’impose comme un outil permettant de raconter une autre partie de l’histoire que celle narrée par les médias traditionnels… et de jouer un rôle insoupçonné. « Il y a pour certains migrants d’énormes difficultés à raconter à leurs familles en Afrique les galères du quotidien. Pas simple quand on avait rêvé d’une autre vie en partant d’Afrique. La radio devient un canal d’expression indirect avec leurs familles. » La radio est écoutée par plusieurs milliers d’auditeurs sur Internet, en France et en Afrique. Elle s’installe au foyer Bisson 1. Foyerman ou foyermen, nom que se donnent les résidents des foyers.