Q AU RESTAU
regards.
Quâest-ce qui fonde et pĂ©rennise le sentiment religieux, et qui Ă©chappe Ă la pensĂ©e critique, rationnelleâ?
raphaël liogier.
Dans La guerre des civilisation nâaura pas lieu, je rĂ©flĂ©chis Ă ce qui me semble ĂȘtre le moteur de lâĂȘtre humain, le dĂ©sir. Un homme ne peut se contenter de survivre ni mĂȘme de vouloir vivre mieux. Il a besoin de se raconter. Câest dans ce dĂ©sir essentiel que sâancre ce que je nomme
RAPHAĂL LIOGIER
Sociologue et philosophe, professeur Ă lâIEP dâAix-en-Provence oĂč il dirige lâObservatoire du religieux, RaphaĂ«l Liogier a Ă©crit Le Mythe de lâislamisation, essai sur une obsession collective (Seuil, 2012) et La guerre des civilisations nâaura pas lieu : coexistence et violence au XXIe siĂšcle (CNRS Editions, 2016).
JEAN BIRNBAUM
Directeur du Monde des livres, essayiste, Jean Birnbaum a notamment publiĂ© Leur jeunesse et la nĂŽtre : lâespĂ©rance rĂ©volutionnaire au fil des gĂ©nĂ©rations (Stock, 2005) et, en dĂ©but dâannĂ©e, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil).
104 REGARDS PRINTEMPS 2016
le sol mythique : se raconter Ă travers un grand rĂ©cit. Les religions se prĂ©sentent comme un rĂ©cit de lâavantâ/âavant et de lâaprĂšsâ/âaprĂšs. Elles ont tout Ă la fois une dimension cosmogonique, le rĂ©cit des origines, et eschatologique, la projection de la fin des temps. Dans notre modernitĂ©, nous avons eu tendance Ă penser que le grand rĂ©cit religieux avait Ă©tĂ© remplacĂ© par la rationalitĂ©. Alors que la rationalitĂ© elle-mĂȘme est devenue un sol mythique. En rĂ©alitĂ©, le sol mythique nâest pas ce qui est faux, mais ce qui permet de se raconter de façon plausible, signifiante, entre les deux nĂ©ants de la naissance et de la mort. Le sol mythique est donc toujours en relation avec la science de lâĂ©poque. Si une religion devient moins plausible, elle perd sa fonction mythique et dĂ©gĂ©nĂšre en fiction. Ce fut le cas par exemple dâun certain christianisme qui sâest attachĂ© Ă la chronologie biblique incompatible avec la thĂ©orie de lâĂ©volution darwinienne⊠regards. Ă lâintĂ©rieur mĂȘme des religions, le rĂ©cit â comme la maniĂšre de vivre la foi â est pourtant lâobjet de violents affrontements⊠liogier. Toutes les religions institutionnalisĂ©es sont aujourdâhui traversĂ©es par de grands courants qui les divisent : le charismatique, le spiritualisme et le fondamentalisme. Les tensions entre ces courants sont devenues
raphaël
plus fortes quâentre les religions elles-mĂȘmes. Un protestant bourgeois se sentira plus proche dâun catholique que dâun protestant fondamentaliste. Un courant peut ĂȘtre dominant dans une religion, comme le fondamentalisme dans lâislam du dernier siĂšcle Ă nos jours, et donner le sentiment quâil est cette religion toute entiĂšre. Le courant auquel les croyants adhĂšrent a de nombreuses causes sociales et psychologiques. Les tenants dâun islam fondamentalistes peuvent ĂȘtre riches en capital matĂ©riel, en revanche ils sont en manque de capital symbolique, en manque de reconnaissance. Les spiritualistes sont, eux, Ă la fois en position de domination Ă©conomique et symbolique. Ce ne sont pas seulement des adeptes du yoga et du nĂ©o-bouddhisme, on les trouve dans un islam nĂ©osoufi. Les charismatistes, en quĂȘte de prospĂ©ritĂ© immĂ©diate dans lâeffervescence communautaire, concernent les populations les plus prĂ©caires Ă©conomiquement, dâoĂč le succĂšs des mouvements pentecĂŽtistes protestants en Afrique subsaharienne, mais aussi des catholiques nommĂ©ment charismatiques dans les populations les plus pauvres en AmĂ©rique latine. Contrairement aux spiritualistes qui sont proches entre eux, quâils soient officiellement bouddhistes ou musulmans nĂ©osoufis, ou mĂȘme contrairement aux charismatistes qui entretiennent une certaine proximitĂ©, quâils