« Il y a une très forte inégalité de traitement entre les territoires. Cette violence se banalise, s’accroît. Les gens se sentent délaissés, niés dans ce qu’ils sont. » Adjera Lakehal-Brafman, Association des femmes du Franc-Moisin le manque à gagner des bailleurs sociaux et achète l’accord des habitants : en cas de démolition, leur relogement est assuré à loyer constant. Pour les anciens occupants, pas pour les suivants ! C’est une bombe à retardement. L’ANRU se traduit au fil des destructions et des départs des “ayants droit” par la perte massive de logements bon marché. Il provoque une baisse du nombre total de logements sociaux, alimentant la rareté et la hausse des loyers. Cette normalisation volontariste de la banlieue et de son espace s’est produite au moment même où les villes deviennent des acteurs majeurs de la mondialisation. La métropolisation est une forme contemporaine de la compétition internationale. Paris, Lille, Lyon veulent grossir pour gagner en poids économique, démographique, politique. Les banlieues doivent y être intégrées. La métropolisation passe par l’absorption des banlieues, le dépassement des frontières du périphérique, la continuité de l’espace public. Certes, on reste toujours très loin de cette utopie bourgeoise d’une ville pacifiée, homogène, mais les transformations institutionnelles, l’ANRU et le développement considérable des transports en commun travaillent à cette intégration. Les tramways, qui desservent autant qu’ils redessinent l’espace public, en sont une autre expression. L’espace public est devenu un enjeu. Les habitants veulent des places, des rues entretenues et des jardins. Ils se mobilisent pour cela. Les promoteurs aussi. Les élus locaux embrayent. En dix ans, la transformation urbaine est devenue un immense enjeu économique et politique.
48 REGARDS AUTOMNE 2015
LE PÉRIURBAIN, L’AUTRE RELÉGATION
Ces grands investissements dans les lieux de la révolte sont-ils venus à bout de la ségrégation des cités ? Le constat est unanime : les milliards mobilisés n’ont pas remis en cause les situations d’injustice et de discrimination. « La rénovation urbaine a permis aux gens de vivre plus décemment, juge Mohamed Mechmache, fondateur et porte-parole d’AClefeu. Elle a changé le paysage urbain. Mais elle n’a pas résolu les problèmes de fond. On a beaucoup parlé de mixité sociale, mais celle-ci est impossible si les infrastructures de base sont délaissées, dans la santé, l’école, la culture, l’emploi. » La technocratisation de la politique de la ville se traduit par la focalisation sur la seule transformation du cadre de vie, au détriment de l’action sur le social. Et de fait, par exemple, les associations ont vu fondre leurs subventions. Elles qui assuraient l’aide aux devoirs, le soutien parental, la vie commune, n’ont souvent plus les moyens de continuer. La rénovation urbaine, le désenclavement ne sont pas généralisés. « Certaines villes comme Clichy-sous-Bois, Montfermeil restent bien coupées. Les banlieues de la première ceinture ont connu une modernisation sensible, et on vit sans doute mieux aujourd’hui dans une cité de la Courneuve que dans de nombreuses villes éloignées des grands centres urbains. Mais la pauvreté s’est aussi enkystée dans bien des quartiers. Une ville comme Saint-Denis vit ces deux réalités en même temps, ce qui provoque de très fortes tensions internes, palpables au centreville », observe la sociologue Marie-Hélène Bacqué. Adjera Lakehal-Brafman, directrice et pilier depuis trois décennies de l’Association des femmes du FrancMoisin, à Saint-Denis, tire, elle, un autre bilan : « Les conditions sont encore plus difficiles qu’il y a dix ans. À SaintDenis, le fossé entre centre-ville et cité est réduit, mais à une échelle plus globale, par exemple avec Paris, il s’est accru. Il y a une très forte inégalité de traitement entre les territoires. Cette violence se banalise, s’accroît. Les gens se sentent délaissés, niés dans ce qu’ils sont. Cela crée de l’agressivité. ». Il y aurait donc deux banlieues, l’une acceptée et intégrée, l’autre reléguée et oubliée ? Pas si simple. L’éloignement toujours plus accentué de catégories populaires, qui aspirent souvent à devenir propriétaires d’une maison avec jardin, a fait émerger un nouvel espace :