Angles morts, Corine Fontrell

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Corine Fontrel ______________________________

Angles morts Recueil de nouvelles

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Anaphore, métaphore On finit toujours par écrire Ce qui nous passe par la tête Et nous la vide


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__________ La fissure La fissure, elle la datait de cette année-là. Tout était pourtant parfait. La terrasse venait d’être finie. Les enfants poussaient blonds et joyeux. Alain partait le matin, rentrait le soir, la fleur au fusil, les dents bien blanches. Après son départ, elle s’asseyait sur la balancelle de la terrasse avec une tasse de café. Elle hésitait encore à marcher sur le sol fraîchement achevé et avait pris la manie d’y avancer sur la pointe des pieds. Lisette occupait les enfants si bien qu’on ne les entendait plus ; sur la terrasse, le seul bruit perceptible était le couinement de la balancelle à laquelle son corps imprimait un mouvement discret. Elle ne s’ennuyait pas, non, trop occupée à disparaître au monde. Elle restait assise, une tasse de café posée sur ses genoux joints, les yeux rivés au sol. C’était ce matin-là qu’elle avait aperçu la fissure pour la première fois. Quand Alain était rentré le soir, il l’avait trouvée assise là à regarder fixement le ciment de la terrasse. Cela l’avait surpris. Pourtant Alain Philippe ne se laissait pas surprendre facilement. — Où sont les enfants, Fabienne ? Oui, où étaient les enfants ? Elle ne les avait plus vus depuis le matin. Elle n’a pas répondu tout de suite. Pourtant, elle connaissait la réponse. Alain insista : — Fabienne ? Elle leva les yeux vers lui, puis les baissa à nouveau en direction du sol. — Ils sont là, Alain. Dans la fissure. -7-


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Le pari 20 mars 1994 L’atterrissage Il a quitté Paris sous un ciel translucide. Ici le ciel gris pèse lourd, le soleil caché orange la lumière comme après l’orage. Les couleurs, l’ocre de la terre et le vert épinard de la végétation, sont plus contrastées qu’en Europe. Quand il sort de l’appareil, il pleut et ses vêtements mouillés lui collent à la peau. Il ne faudra pas longtemps avant qu’il frissonne dans l’air conditionné de l’aéroport de Kigali. Il est fatigué, les douaniers fouillent sans ménagement ses valises. Plus tard, après avoir déposé ses bagages à l’hôtel, il se retrouve dans la rue et la chaleur de la nuit. Il n’a jamais vu une nuit aussi noire. Peu ou pas d’éclairage urbain. L’obscurité est renforcée par le flash intermittent d’un néon bleu, qui semble rejeter dans les noirceurs de l’enfer tout ce qui n’est pas sous lui. Des marchands partout. C’est une grosse ville mais les gens sont invisibles. Il n’entend que leur voix et le bruit des moteurs. Ce n’est pas le silence des nuits d’Europe où seuls sortent les fêtards et les marginaux, c’est une nuit profonde dans laquelle semble palpiter une vie qui chez nous, ne pourrait être que diurne. Il ignore où il est. Il est saisi par une odeur qu’il ne comprend pas. Elle lui est inconnue, formée d’un mélange qu’il ne parvient pas à identifier. Ni bonne ni mauvaise, comme la noirceur de la nuit, elle n’appartient qu’à l’Afrique. Plus tard, il ira sur les marchés et comprendra : il n’y a pas de système de réfrigération. -9-


Avec la chaleur, les abats qu’on jette pourrissent vite. Dans le quartier de la viande, ce qui domine ce n’est pas le rouge du sang mais le noir des mouches recouvrant les carcasses. Au dessus, serrés en rang d’oignons, les charognards, éboueurs de la ville, patientent tels des vigiles ridicules. Viande fécondée qu’on conserve et consomme avec force épices. Mais pour le moment, il n’a pas encore vu les marchés et il a faim. Son appétit déclinera dans les jours qui suivront, et il perdra sans mal quelques kilos en trop. Il entre dans ce qui semble être un restaurant à ciel ouvert. On le dirige vers une table faiblement éclairée. Il s’assoit. La nappe en toile cirée colle sous ses doigts. Avec la fatigue et la faim, il est comme frappé de stupeur.

3 décembre 1993 Le pari Il avait toujours voulu voyager. À bientôt trente ans, c’était son premier grand voyage. Les conditions dans lesquelles il s’était décidé resteraient dans les annales ! Un soir de beuverie, Irène lui avait soutenu qu’à trente ans, un homme qui n’avait jamais eu faim ou froid n’était pas un homme, que les hommes étaient de toute façon incapables de rien entreprendre seuls. Elle l’avait défié de partir n’importe où, là où son doigt se poserait sur le globe en le faisant tourner. Il se souvenait de son index bagué à l’ongle rouge vif pointé quelque part au hasard sur le globe : République rwandaise ! Pays aux mille collines ! Les marécages, les gorilles, cette folle de Diane Fossey. Voilà tout ce qu’il savait de ce pays ! La découverte serait totale. Il - 10 -


passerait un mois là-bas. Il rentrerait pétri d’anecdotes à raconter. Il s’en était passé du temps entre le moment où elle avait posé son doigt sur le globe et celui où il était parti pour de bon. Elle n’était d’ailleurs plus très sûre d’avoir envie qu’il parte. Il fallait des papiers, des vaccins. Son excitation grandissait chaque jour, mêlée d’appréhension, et suscitait chez elle un peu de jalousie. Il n’était jamais sorti d’Europe. Il était jeune. Mais surtout il était pris dans un pari dont il ne pouvait se dégager. Peu importe. Ce serait son premier grand voyage.

16 avril 1994 La course À bout de souffle, il s’est affalé dans l’eau peu profonde du marécage. Son visage s’est couvert de boue et de sang. Pris de nausée, il voudrait vomir mais rien ne sort. Ce qu’il a vu, il ne pensait pas en être un jour le témoin : les hordes saoules des fonctionnaires de la mort arpentent les marécages en abattant tous les fuyards, les femmes, les enfants coupés à la machette, assommés par les massues, leurs yeux écarquillés d’effroi à l’heure des coups mortels. Maintenant, il a peur, peur pour lui. Il ne veut pas croire, alors que son séjour touche à sa fin, qu’il va mourir dans une guerre qui n’est pas la sienne, victime surnuméraire d’un travail lugubre accompli à la chaîne, sans émotion particulière. Il ne peut pas croire qu’il est venu ici pour mourir en héros égaré dans un massacre qui ne le concerne pas, découpé par un rebelle alcoolisé, « coupant ses avoisinants » comme il défricherait son champ. - 11 -


Pas lui. Impossible, il est là par hasard. Il a voulu voir un village de brousse dans les collines de Kanzenze. Il n’est là qu’au mauvais moment au mauvais endroit. Il n’a rien vécu ! Un idiot, qui va mourir dans un marécage pour avoir voulu honorer un pari stupide. Cette garce d’Irène ! Elle avait tiré les ficelles d’une farce funèbre qui le conduisait au billot ! Il pose sa joue un instant dans la boue moelleuse et tiède. Un peu d’eau entre dans sa bouche. Il va falloir se remettre à courir, les cris se sont tus et le silence est plus effroyable encore. Quand il relève la tête, le jeune homme est là devant lui, bien campé sur ses jambes. Il porte un tee-shirt blanc avec un logo Mac Donald, son pantalon est maculé de sang. Leurs regards se croisent et une fraction de seconde, il sent que l’homme hésite. Mais il se reprend et brandit son gourdin, indifférent à tout, indifférent à sa couleur. Dans le temps si rétracté qui va du gourdin en l’air au gourdin qui s’abat, il se surprend à penser à des choses insignifiantes, des choses qui ne devraient pas avoir leur place ici : il raterait le mariage de sa cousine, sa voiture… sa voiture resterait garée du mauvais côté… Il va mourir bêtement à quelques heures de Paris, il aurait dû rester chez lui, poursuivre sa routine ennuyeuse et confortable. Comme il regrette l’ennui et la douceur de vivre ! Les repas de famille où on s’emmerdait ferme… le bureau comme une deuxième maison, les dimanches vides et oui… le premier café au petit matin. Il ne pourrait pas donner à Irène l’objet qu’il avait choisi pour elle, une penseuse en bois-de-fer… Rien pour Irène. Sa dernière image, c’est lui à la consigne de l’aéroport qui ouvre un casier pour y déposer ses bagages : ainsi il aura les mains libres pour se promener dans Kigali, en attendant l’avion du retour.

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Mais son sang chaud coule dans le marais fétide et il ne souffre pas. Tu vois, Irène, un homme, un vrai… Il ne ressent rien… pas même la chaleur de la pisse dans son pantalon, rien qu’un vague regret de n’avoir pas le temps… le temps d’expliquer à ce jeune homme qu’il… qu’il s’agit d’une erreur.

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Méchante ! Je suis écrivain. Il faut avoir, dit-on, de la tendresse pour ses personnages. Je n’en ai aucune. J’ai tous les droits sur eux et j’en profite. Je n’hésite pas à les faire mourir de manière violente. Je suis mauvaise. Si j’avais été peintre, c’eût été au couteau. J’aurais préféré être bonne, flotter dans les airs sur une musique aérienne, être mince, discrète, réservée. Au lieu de cela je m’impose, j’écarte, je condamne, j’humilie. Je corrige le monde à la schlague. Je n’ai pas à en rajouter. Il me suffit de dire l’affreuse vérité telle qu’elle s’impose. J’aurais dû être juge ou procureur, faire tomber les têtes, condamner sans appel les innocents comme les coupables. Pour m’empêcher de régner en tyran, il faudrait un bouffon me renvoyant impunément dans mes rangs, une correction ophtalmologique de mon effrayante vision du monde qui m’en ferait voir enfin la beauté. Je suis à la recherche d’une goutte de sucre dans l’amère rasade. S’il m’arrive d’éprouver de l’émotion devant une portée de chatons ou la grâce d’un enfant, cela ne dure pas plus longtemps que ne dure leur innocence. Chez moi, pas d’animaux, pas de plantes, j’ai éradiqué toute vie. J’habite derrière une école. J’ai fait poser des doubles vitrages pour ne pas entendre les cris des enfants. J’ai une épine dans le dos. Si on me l’enlevait, nul doute que je deviendrais meilleure, mais personne ne s’approchera jamais d’assez près. J’ai un aspect tranchant, je coupe l’envie. - 15 -


J’aurais pu être belle mais la dureté de mes traits en a figé la beauté. Je n’ai aucune compassion. Les malheureux m’affligent, les pauvres m’ennuient. Ils parlent fort et sentent le tabac froid. Je n’aime pas beaucoup les enfants, j’aurais pu aimer les miens mais il se trouve que je n’en ai pas. Ceux des autres sont si décevants ! Boutonneux, taiseux, ils ne fichent rien, salissent les draps, vident le frigo, et critiquent tout. Ils sont méchants ! Non, mais tu t’entends ? Méchants, on dirait une fillette de quatre ans. Méchante, méchante ! Je hais la famille, j’ai coupé les ponts, je ne me déplacerai plus que pour les enterrements. J’aime les enterrements, fin de l’histoire, silence définitif, après on mange ! J’aime l’hiver, le froid et la glace. Les journées d’été me donnent le cafard. Quand les hommes me regardent dans la rue, je vois dans leurs yeux ce qu’ils voient, une belle garce qu’on allongerait bien pour lui clouer le bec. Bas les pattes ! Il m’est impensable d’avoir des relations sexuelles, à cause du mot « relations ». Je suis seule jusqu’à l’écœurement, dans un état nauséeux chronique dont je ne saurais guérir que par la présence d’un être de chair. Je m’applique à mourir un peu tous les jours. Quand je serai morte, j’habiterai ma tombe comme j’habite cette maison, seule. Ma mère se demande ce qu’elle a fait au Bon Dieu pour avoir une fille pareille, au lieu de se demander ce qu’elle m’a fait à moi. Sonia n’appelle plus. Il n’y a pas la moindre trace d’espoir chez toi, m’a-t-elle dit. Elle rêve du grand amour, elle dit que si elle ne rêvait pas, elle se serait tiré une balle dans la tête. - 16 -


Mais qu’on lui tende une arme ! __________

Le portail Depuis le début du mois de septembre, elle avait perdu quatre kilos. À force de transparence, elle avait fondu. Littéralement. Pas question de prendre du plaisir au moment des repas, les menus étaient misérables et la salle de cantine sinistre. L’établissement était délabré, probablement construit à la hâte entre 1965 et 1975. Les couleurs, si l’on peut parler de couleurs, semblaient avoir été choisies par un architecte des pays de l’Est. Il fallait une clef, la même, pour ouvrir toutes les portes. Tout se ressemblait et elle s’était beaucoup perdue au début. À la pause, l’équipe enseignante se retrouvait dans une ancienne salle de cours, débordante d’objets incongrus dont on devinait mal l’usage dans un collège. Surmontant son dégoût, elle attrapait une tasse mal lavée au fond teinté par le café. Elle avait renoncé au verre d’eau qui avait un goût immonde. Par désœuvrement, les enseignants avalaient d’une humeur morose quelques gorgées d’un café infect. Chaque soir, les bâtiments crachaient des grappes surexcitées par six heures de contention. Les élèves dégorgeaient en poussant des cris d’ivresse. Elle en aurait bien fait autant. Mais elle rentrait chez elle dans un état de sidération dont elle avait du mal à se déprendre. Les soirées ne lui apportaient pas le soulagement attendu puisqu’il fallait y retourner le lendemain. Elle arrivait le matin, la peur nouée au - 17 -


ventre, et chaque jour se révélait plus difficile que les autres. Elle réussissait à capter leur attention quelques minutes grâce à la léthargie dans laquelle la nuit les avait plongés, les laissant prostrés une dizaine de minutes environ. Puis l’ennui les gagnait et l’un d’entre eux, parfois plusieurs, relançait l’infernale machination pour faire exploser le silence et transformer l’assemblée en fosse aux lions. Ils étaient pris à leur propre piège, celui où la folie du groupe prévaut sur la volonté des individus. Installés dans la rébellion, la soumission à l’autorité, bien que rassurante, devenait inconcevable. Elle enfilait alors sa tenue de cirque, et faisait claquer le fouet dans la ménagerie. Dans une cage, le dompteur ne peut échapper aux fauves en faisant le mort car son odeur le trahit. Elle faisait la morte, ils redoublaient de vie et de nervosité pulsionnelle. Les bâtards et les bouffons fusaient à travers la classe. D… poussait souvent le premier cri. Il ne pouvait pas se retenir. Ça sortait de lui comme un geyser, le surprenant luimême. Il roulait des yeux blancs qui contrastaient bizarrement avec sa peau noire. L’essentiel de son temps était consacré à attraper les affaires des autres qui hurlaient à la mort, en vain, dans un chaos absolu. J… ne travaillait jamais, refusant même de sortir ses affaires. Sa mère l’avait sorti du lit le matin avec un « lève-toi, bâtard » et il n’avait rien pris pour le déjeuner. Il ne comprenait pas la douceur de l’enseignante, sa patience lui était étrangère. Il voyageait en terre inconnue, ne connaissant que les outrages et les coups. L’image qu’il avait de lui-même était si délabrée que s’exposer à travailler en classe lui était impossible. K…, blanc d’angoisse, doux et peureux, se perdait dans la tâche, trop difficile pour lui et sans jamais recevoir d’aide. Il avait le tort d’être sage et continuait à se noyer tranquillement.

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Les quelques filles partageaient la honte et se réfugiaient dans un silence passif. Elles se sentaient abandonnées mais ne revendiquaient rien, par empathie pour l’enseignante et par peur des représailles. Elles rêvaient à un temps qu’elles n’avaient pas connu, celui où il existait des classes de filles et des classes de garçons. Il fallait prendre du recul, lui disait-on dans sa famille. Elle en prit tant qu’elle finit par disparaître de la classe. Eux s’isolaient dans la contagion de leur folie. Elle n’avait plus à leur opposer que son regard vide. La petite collectivité se déglinguait au fil de la journée. Elle ne criait plus. Pourtant, la violence du groupe lui revenait en boomerang : en coller un au mur, lui faire avaler le bonnet qu’il s’obstinait à garder sur la tête ; l’extrême violence de ses fantasmes la surprenait ellemême. Alors elle se faisait toujours plus transparente, un point qui se mouvait à peine dans la classe. S’opérait une anesthésie sans réveil, jamais. La directrice venait parfois, s’asseyait à une table d’élève et faisait l’enfant. Ils se calmaient instantanément pour repartir au front dès son départ. Elle se surprenait à les haïr et cette haine interdite lui restait dans la gorge, la laissant muette. Elle s’échappait par des rêveries idiotes, revenait à eux parfois, s’étonnant de leur absence d’inventivité. L’ensemble des dialogues se résumait à des menaces de mort. L’insulte la plus en vogue portait sur le handicap et il n’était pas rare d’être à la fois traité d’handicapé et menacé de représailles par le grand frère, qui lui visiblement, ne l’était pas.

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Ce jour-là, D… s’est moqué de la coupe de cheveux de M… lui a demandé si sa mère était coiffeuse à Fleury Mérogis. M.… s’est recroquevillé sur sa chaise, tout petit, décidé à ne pas déclencher contre lui une attaque brutale, physique pourquoi pas. Parce qu’elle rétorqua à D… que c’est là qu’il finirait, à Fleury, elle comprit qu’elle était arrivée au point de non-retour, elle se dirigea vers son bureau et prit son sac à main. Elle traversa la classe comme un spectre, se dirigea vers la porte, l’ouvrit et sortit. Une fois dehors, elle sortit la clef de son sac et referma la cage derrière elle. Elle avançait, goûtant le silence du couloir verdâtre. Elle descendit l’escalier sans le voir, ne rencontra personne. Elle franchit la porte vitrée qui menait au parking, sortit ses clefs de voiture, déclencha l’ouverture électronique, s’assit et mit le moteur en marche. Quand la voiture s’approcha du portail, une lampe sur le pylône en haut à droite, clignota. Les battants s’ouvrirent lentement vers l’intérieur. Elle n’attendit pas l’ouverture totale pour démarrer. Le portail franchi, elle roula sur le rond-point menant à la route principale. Elle accéléra dès l’embranchement. Elle a une mémoire floue de ce qu’elle ressentait alors, si ce n’est une petite faim qui lui tiraillait l’estomac. Elle a ouvert la boîte à gants et en a extrait une barre chocolatée qu’elle gardait en coupe-faim. Elle a déchiré le papier avec les dents et croqué avec appétit dans la sucrerie. Un instant, elle a lutté contre les yeux angoissés de K…, elle aurait dû l’emmener avec elle, il lui aurait laissé jouer son rôle d’enseignante avec bonheur. Mais l’agneau allait finir croqué par les fauves. Elle, elle était sortie de la cage. Elle accéléra encore.

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Monsieur T…s’en va Il n’y a rien qu’il aime tant que traverser le terrain de golf un matin de frimas. La main qui ne tire pas le caddy bien enfoncée dans la poche, il avance doucement dans les allées du gazon, blanc de gelée. Les arbres nus hébergent ça et là quelques corneilles trouant le silence de coassements lugubres. Son dos voûté porte la marque de sa lassitude : soixante heures de travail par semaine depuis des années et un mariage finissant. Aujourd’hui, pourtant, les heures volées au matin frileux d’un dimanche de janvier, se termineront de façon inhabituelle. Monsieur T… ne rentrera pas chez lui. Après le parcours, il déposera son matériel dans le coffre et l’y laissera. Sur la banquette arrière de la voiture, une valise Delsey fauve dans laquelle il aura soigneusement rangé l’essentiel de ses affaires. Monsieur T… a décidé le premier janvier, dans le cadre des résolutions de début d’année, de partir, de tout plaquer. Il prendra l’avion en fin d’après midi pour Buenos Aires. Il ne reviendra jamais. Il a fait transférer des fonds suffisants, a-t-il estimé, pour le nombre d’années qu’il lui resterait à vivre. Monsieur T…a cinquante-sept ans. - 21 -


Son poste de fondé de pouvoir dans une grosse banque lui a permis d’accumuler, à côté des rancœurs souterraines, de grosses sommes d’argent. Il ne travaillera plus. Il va vivre, respirer, regarder le temps passer. Tout d’abord, il prendra une chambre d’hôtel et ne tolérera aucune contrainte. Pas même celle des horaires de repas. Avec son épouse, les horaires sont immuables. Quels que soient les événements. Parler d’événement est d’ailleurs inapproprié, il ne se passait jamais rien qu’on put qualifier d’événement. Leurs deux enfants élevés, partis de la maison, menaient à leur tour des vies sans histoire. Une fois la surprise passée, sa disparition ne modifierait en rien le cours de leur vie. Leur mère était comme un arc tendu, prêt à la moindre anicroche à décocher une flèche mortelle. Après une colère légitime, elle ne pourrait s’empêcher de concevoir un certain soulagement. Depuis plusieurs années déjà, chaque dimanche, il fuyait la maison au petit matin, se rendant au golf. Son visage tiré de fatigue indiquait qu’il était à bout. S’il continuait à ce rythme, il mourrait précocement comme certains de ses collègues que l’abus de travail, d’alcool et de repas d’affaires avait dégommés dans la force de l’âge. Monsieur T…avait décidé d’arrêter tout, d’avoir une vie saine et libre. Pourquoi Buenos Aires ? Les couleurs d’un prospectus dans une agence de voyage. — Un aller simple, avait-il demandé. ***

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Là-bas les choses s’étaient passées quelque temps comme il l’avait prévu. Il se levait tôt, prenait un petit-déjeuner et partait à la découverte de la ville pendant des heures. Mais subrepticement, l’inactivité et la solitude furent plus difficiles à supporter qu’il ne l’avait imaginé. Cela commença par des réveils brusques le matin, dus à l’anxiété d’une nouvelle journée à occuper. Errer dans la ville le fatiguait, alors de plus en plus souvent, il resta au lit, les yeux grands ouverts sur le plafond blanc de sa chambre. Il ne sortait que le soir pour manger et traîner dans les bars du quartier de l’hôtel. Quand l’angoisse devint trop forte, il eut des crises qui le génèrent pour respirer. Il se retrouva plusieurs fois dans les toilettes d’un bar, le front perlant de sueur, à chercher sa respiration. Ce fut dans un de ces bars qu’il rencontra Monsieur V…, un Français comme lui, consultant chez IBM Buenos Aires. Leur nationalité commune les rapprocha et après de longues conversations amicales, Monsieur V…proposa à Monsieur T…un poste à responsabilité dans ses services. Il accepta sans hésiter. *** Depuis, Monsieur T…travaille plus de dix heures par jour à Buenos Aires. Il a rencontré une jeune franco-argentine lors d’un dîner et l’a épousée. Elle fait du tir à l’arc et lui prépare de bons repas qu’ils prennent tous les soirs à heure fixe. Le dimanche, il fait du golf.

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Sommaire La fissure....................................................................................... p.7 Le pari............................................................................................ p.9 Méchante !................................................................................... p.15 Le portail..................................................................................... p.17 Monsieur T…s’en va................................................................. p.21 Si je devais écrire l’enfer............................................................ p.25 Rendez-vous............................................................................... p.31 L’homme inspiré....................................................................... p.35 La chambre bleue...................................................................... p.39 Les plantes vertes....................................................................... p.43 L’éducation sentimentale.......................................................... p.51 De la difficulté à trouver un éditeur.........................................p.53 Beau temps pour se pendre...................................................... p.61 The Two Lovers......................................................................... p.65 Ce qui se dit................................................................................ p.71

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