Alicia n'est pas rentrée, Hervé Giliénine

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Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © Prem'Edit 77, 2012 Photo de couverture : © Virginie Sen Photograpie. www. virginiesen.blogspot.fr/ ISBN : 979-10-91321-06-8



Hervé Giliénine

Alicia n'est pas rentrée



Oh, woe is me Shame and scandal in the family Oh, woe is me Shame and scandal in the family SHAME AND SCANDAL IN THE FAMILY (Brown / Donaldson)



Ă€ ma femme et Ă mes filles cette histoire douloureuse.


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I - Eté 1990 - le serment

CET ETE-LÀ, le 7 juillet, Alicia eut onze ans. Le jour de son anniversaire, comme les trois précédents d’ailleurs, elle se réveilla avant six heures. Alicia bailla, puis s’étira. Son esprit se mit en route tandis qu’elle étendait les jambes. Le bout de ses pieds ne rencontra pas la masse du chat qui dormait là, en boule, depuis des années. Lorsque les orteils de la petite fille heurtaient sa colonne vertébrale, l’animal se dressait sur ses pattes avant qu’il léchait très vite, l’une après l’autre. Aujourd’hui encore, rien, le vide, juste un pli du drap sous la couette. L’angoisse envahit la poitrine et noua la gorge d’Alicia. Elle bascula sur le côté, ramassa ses chaussons. Sur la pointe des pieds, elle quitta sa chambre. Elle s’arrêta un instant, prêta l’oreille. Un double ronflement lui parvint. Ses grands-parents dormaient profondément. Alicia traversa le salon, franchit le corridor, déverrouilla la porte d’entrée sans faire le moindre bruit. Le ciel était gris, encore barbouillé de nuit, mais il faisait déjà tiède. Les sons étaient tout engourdis. Alicia pensa qu’elle avait onze ans ce jour même et qu’elle aurait mieux fait de ne jamais venir au monde. Elle enfila ses chaussons et, en quelques enjambées, gagna la route. Le chat n’était pas là, couché sur le flanc, tout raide, une flaque de sang séché sous son oreille, comme sur l’image qui précipitait son réveil… Pourtant, elle savait, Alicia, elle savait -9-


qu’il était arrivé quelque chose à Surcouf, qu’il ne rentrerait pas et qu’elle ne saurait jamais…. Jamais. Et que c’était terrible de ne pas savoir… Les sacs en plastique dodus, bleus ou noirs, attendaient leur destin au beau milieu du trottoir. Quelques voitures passaient déjà, allant vers la zone industrielle. On aurait dit que la chaussée était mouillée… La fillette croisa les doigts dans son dos et baissa la tête. — Qu’est-ce que tu fais là, Alicia ? Alicia se retourna lentement. Madame Vogèle, Sylvia, parcourait son jardin, une main dans la poche de sa robe de chambre. De l’autre, elle tenait une cigarette. Ses cheveux dénoués, gris et noirs, cascadaient sur ses épaules. « Une vieille petite fille », songea Alicia. — Tu cherches Surcouf, n’est-ce pas ? Alicia ne dit rien. Madame Vogèle n’avait pas non plus de réponse. Elle tira une bouffée de sa cigarette. — Ne reste pas là, ma chérie… Il y avait plus d’inquiétude que de reproche dans le ton. Madame Vogèle ouvrit le portillon. La petite fille s’éloigna de la route comme à regret. Elle entra sans hâte dans le jardin de la voisine. Celle-ci jeta son mégot et l’écrasa sous sa mule. Elle tendit les bras vers Alicia et l’attira contre elle. — Bon anniversaire, ma chérie… La robe de chambre sentait des dizaines d’odeurs conjuguées, mais celle du tabac dominait les autres. Un baiser claqua sur le front d’Alicia. — Merci, Sylvia. Madame Vogèle émit un soupir. — T’en fais pas trop, il finira par revenir, ton chat… Elle caressa les cheveux de la fillette. Alicia prit sur elle pour ne pas fondre en larmes. Elle avala sa salive avec peine, - 10 -


puis, elle releva la tête pour planter ses yeux bruns dans les prunelles de Madame Vogèle. — Je peux aller voir Tom ? — Il dort, Tom. Savez-vous qu’il est à peine six heures, mademoiselle ? La femme aux cheveux gris se massa le menton. Alicia laissa pendre ses bras le long de son corps. — Et puis… Sylvia hésita. — Et puis, tu n’es plus une petite fille, Alicia… Le regard de Madame Vogèle s’arrêta sur les deux minuscules collines qui soulevaient la chemise de nuit ornée d’un Mickey gouailleur. ( « Due lentilles sur oune autoroute, avait rigolé Papino, à table, quelques jours plus tôt. ») — Tu n’es plus une petite fille et Tom est un jeune homme. Tu n’as plus l’âge de le rejoindre dans son lit… Ça ne se fait pas… Alicia pencha la tête. Ses lèvres dessinèrent un o. Devant l’incompréhension de la fillette, Sylvia faillit éclater de rire. — Maintenant, il faudra que tu attendes quelques années… À nouveau, elle serra Alicia dans ses bras, très fort, cette fois. — Je dis des sottises…Tu es un amour. Ne change jamais, ma chérie… Elle ajouta, tout bas : — J’aurais tellement voulu avoir une fille comme toi… Une silhouette apparut dans l’encadrement de la porte d’entrée. — Déjà les pies jacassent… — Tom ! Alicia s’arracha à l’étreinte de la voisine et se précipita vers le nouveau venu. Tom était étonnamment radieux. - 11 -


— Bon anniversaire, Alicia ! Il serra la fillette dans ses bras. Elle posa la joue sur le torse du garçon. — Oh Tom ! Le sourire disparut du visage de Tom. En une seconde, il retrouva son air sombre. Il laissa tomber : — Surcouf n’est pas rentré. — Il ne rentrera pas. — Pourquoi tu dis ça ? Sylvia contourna les jeunes, rentra dans la cuisine. — Je vous prépare un chocolat… Tom et Alicia s’assirent sur le banc blanc en résine, devant le carré de pelouse. Les doigts de la petite fille coururent sur le poignet du garçon. — Tu sais, toi, Tom… — Je sais quoi ? Alicia haussa les épaules. — Je… Rien. Son regard devint implorant. — Tom… C’est terrible de pas savoir…Si c’était moi qui disparaissais, un jour, comme ça, tu pourrais rester sans savoir ? Pris au dépourvu, Tom, à son tour, haussa les épaules. — Tu ferais quoi ? — Je… Je te chercherais partout. — T’irais au bout du monde ? — J’irais au bout du monde… Le garçon regarda le mur blanc de la maison d’Alicia. Les roses trémières, qui encadraient la véranda en verre et inox, de facture récente, se balançaient tout doucement. — Tu me le jures ? — Oui, je te le jure. Alors, Alicia serra très fort le poignet de l’adolescent. - 12 -


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II - Eté 2005 - l’enquête (1)

IL POSA SA VALISE au milieu du trottoir, entre ses chevilles, et il regarda le mur blanc de la maison. Les roses trémières qui encadraient la véranda en verre et inox ne tremblaient pas. L’air était brûlant. Le ciel chauffé à blanc ressemblait à une plaque d’aluminium. Du revers de la main, il s’essuya le front. Le bus qu’il venait de quitter en bas de la côte, à la station Talonnerie, passa à côté de lui dans un souffle poisseux et un crachotement d’air comprimé. Un mètre quatre-vingt, des cheveux bruns trop courts et mal coupés, le teint cireux de ces personnes à la peau mate qui ont vécu trop longtemps protégées du grand air, il portait des vêtements sans forme ni couleur. Ses traits taillés à coups de serpe étaient osseux. Il plissa les yeux, enfouit ses poings dans ses poches. Longtemps, il resta là, immobile, le regard perdu au-delà des roses trémières, du mur blanc, de la véranda en inox et verre. Et puis, tout à coup, la porte du pavillon s’ouvrit et une ombre chenue se glissa dans la véranda. L’homme récupéra sa valise, hésita, et, tandis que l’ombre refermait sur elle la porte du pavillon, il s’engagea dans la courte impasse. Il marqua un nouvel arrêt devant la grille d’une maison jumelée. Les thuyas étaient bien coupés, pas une herbe ne poussait dans la cour où le gravier devenait rare. La pelouse mesurait moins de trois centimètres et commençait à jaunir par plaques. Au-delà, des massifs fleuris remplaçaient ce qui avait été le potager. Les volets de l’habitation, à la façade - 13 -


encore bien blanche, étaient clos. L’individu pesa sur la poignée de la grille, poussa le portillon qui résista. L’homme enjamba le portail sans effort, traversa la courette en quelques enjambées. Il s’arrêta devant la porte, au pied de deux marches. Sa main droite balaya la surface plane située au-dessus de l’abri en ciment du compteur électrique. Ses doigts se refermèrent sur un maigre trousseau de clés accrochées à un anneau. Il sourit. Sans hâte, il déverrouilla l’huis, poussa le battant. Une odeur de renfermé se précipita au dehors. L’homme à la valise franchit un minuscule vestibule pour accéder à la cuisine. Il se débarrassa de son bagage sur la table en formica, ouvrit une fenêtre, découvrit alors que des volets roulants en PVC avaient remplacé les vieux panneaux de bois. Il chercha un instant la commande électrique. Les volets roulants se relevèrent en ronronnant. L’homme ouvrit en grand les deux autres fenêtres pour chasser l’odeur de renfermé. Réprobateur, le frigo se mit en route en grondant. Le voyageur se retourna et observa le monstre antédiluvien. Lorsqu’il tira la porte, la petite lumière jaune clignota avant de rester allumée. Sur deux clayettes, il y avait des canettes de bière et de sodas bien alignées. En bas, deux bouteilles de vin blanc bouchées. L’homme choisit une boîte de Coca-Cola. Il allait refermer le frigo lorsque des pas retentirent dans la cour. L’instant d’après, une silhouette apparaissait dans le cadre de l’entrée. — Tom ! Des traits énergiques, deux grands yeux bleus étonnés, une couronne de cheveux blonds. Le nouveau venu ne cachait pas sa joie. — Tom ! Tu es revenu ! - 14 -


Thomas Vogèle parut se détendre. Il fut happé par des bras vigoureux et le type blond le serra contre lui en lui donnant des claques dans le dos. Tom l’imita avec moins de vigueur, mais ses prunelles sombres s’étaient mises à briller. — Tom ! Je suis si content ! Le blond repoussa Tom pour pouvoir embrasser la totalité de sa personne. — J’y crois pas ! Te voilà enfin revenu ! Gêné par cet examen, Tom tendit la canette de coca. — Tu veux boire ? Il fait chaud… Le blond contourna Tom et se servit dans le frigo. — Je préfère une mousse… Je sais où elles sont. Je passe souvent devant la maison, j’habite pas très loin. Des fois, ton frère bosse dans le jardin. Je m’arrête et on parle un moment. On boit une bière dans la cuisine. Il a fait des réserves… C’est comme ça que j’ai su que tu rentrais ces jours-ci… Honnêtement, depuis, je passe encore plus souvent devant chez vous que de coutume… — Moi aussi je suis content de te revoir, Romain… Ce fut au tour de Tom de considérer le dénommé Romain. Il portait une chemisette Lacoste anis, un jean blanc et des mocassins de bateau neufs. Il souriait de toutes ses dents, blanches et bien rangées. Il décapsula sa canette avec des gestes d’habitué et la leva à hauteur de son front. — Santé, Tom…Ils t’ont lâché quand ? Ce matin ? Tom leva à son tour sa boîte de coca avant de boire. Romain chassait la mousse de ses lèvres du revers de la main. — Oui, ce matin… Tom faillit ajouter quelque chose, mais il se ravisa. — T’as vu ton frère ? — Non. - 15 -


Du regard, l’homme brun désigna la valise sur la table. — J’arrive. Le bus m’a déposé en bas de la côte il y a cinq minutes. Romain appuya le bout des fesses sur le bord de l’évier. Il posa sa canette sur la paillasse et croisa les bras. Son sourire disparut. Sérieux, il demanda : — Qu’est-ce que tu vas faire, Tom ? La petite flamme dansante s’évanouit des prunelles noires. — Je suis revenu ici pour une seule chose, Romain… Après, je pars au Canada, on m’a fait une proposition… Làbas, ils s’en foutent que je sorte de cabane. Ils ont besoin de main-d’œuvre et de têtes qui pensent… La pomme d’Adam du blond joua au yo-yo. — Alicia… — Je saurai la vérité, j’y mettrai le temps qu’il faudra, mais je saurai la vérité… Une petite musique aigrelette se fit entendre, brisant l’atmosphère devenue grave. — Excuse-moi… Romain tira d’une poche de poitrine un minuscule téléphone portable qu’il déplia. Il abandonna le regard de Tom, contempla ses belles chaussures de navigateur. — Oui… Oui, d’accord… Oui, je dois passer chez le client… Non, je préfère y aller personnellement… Oui… À tout à l’heure. Salut ! Tom avait bu de longues rasades de coca. Romain rangea son téléphone. — Quand je suis parti, dit Tom, ce n’était pas la folie comme aujourd’hui. Dans le train, c’était incroyable : ça carillonnait toutes les deux minutes et dans la rue une personne sur deux a le portable à l’oreille. — Il faut vivre avec son temps… Il paraît qu’il y en a pas mal en prison… - 16 -


— N’exagérons rien. Il y en a. Les caïds peuvent continuer à mener leurs affaires… Romain ne laissa pas s'établir un silence qui semblait lui faire peur. — Je suis devenu le patron d’une entreprise qui installe des piscines. J’ai commencé comme arpète et j’ai pris la succession du boss qui m’avait mis le pied à l’étrier. Tu te rappelles, moi qui ne fichais rien à l’école… L’un et l’autre plongèrent un moment dans le passé. Le passé… — Je suis marié et j’ai une petite fille. Elle s’appelle Cassandra. Elle a deux ans… Il faudra que tu viennes dîner à la maison un de ces quatre… Chris et moi, on a acheté un pavillon rue de la Talonnerie. Tu vois, je te l’ai dit, c’est pas loin… Tom hocha la tête. — Sandrine ? Romain tritura son alliance, un simple anneau en argent. Il grimaça. — Ça va pas fort, Sandrine. Elle vit mal son divorce. Je pense que tu la verras… — Je ne sais pas, coupa froidement l’homme brun. Les yeux de Romain exprimèrent l’étonnement. Il fixa Tom et se mordit les lèvres. — Tu n’as eu de nouvelles de personne pendant presque dix ans … Le malaise s’installa entre eux à une vitesse supersonique. Tom plaça sa boîte de coca sur la table, à côté de la valise. — Je suis désolé, Tom. Je… — En arrivant, j’ai aperçu le Grand-Père Anselmo. Il a ouvert la porte de la véranda où il a pris quelque chose, et puis, il est rentré. Il ne m’a pas vu. Comment il va, le survivant ? Romain poussa presque un soupir de soulagement : Tom - 17 -


avait trouvé lui-même une échappatoire. — Je crois qu’il a perdu la boule. Il vit comme une mécanique. Ils ont essayé de le placer dans une maison de retraite après la mort de sa femme. Il déménageait grave… Mais son frère, - tu te rappelles qu’il a un frère assez aisé qui tenait un garage dans l’Yonne ou dans le Loiret, je me souviens plus -, il n’a pas voulu. Le vieux, il reste seul, il ne fait pas de bêtises à ce qu’il paraît. Il a une aide ménagère qui vient tous les jours, quelqu’un lui apporte ses repas… Il s’occupe de son jardin, il passe des heures et des heures sur le banc devant la maison, perdu dans ses souvenirs. Une fois, j’ai essayé de lui parler, mais il ne m’a pas reconnu. Il m’a demandé si j’étais le fils de Giacomo de Milan, je lui ai répondu non et il m’a ignoré. Il faut avouer que je ne le connaissais pas beaucoup, le Grand-Père Anselmo… Romain but une gorgée de bière, puis il consulta sa montre. — Je m’ennuie pas, Tom, mais il faut que j’y aille. Je dois passer chez un client. Il se débarrassa de sa canette dans l’évier, se redressa et recula jusqu’au corridor. — Écoute, je reviens ce soir. Il faut que tu me dises tout ce dont tu as besoin, d’accord ? Et puis, je t’emmène dîner à la maison…Ça marche ? Tom secoua la tête en ébauchant un sourire. — Tu es gentil, Romain, mais je préférerais aller chez toi un autre jour. Je suis un peu paumé. J’ai l’impression que tout va vite autour de moi et que je suis décalé… — Tu es fatigué… — Épuisé et bon à rien. — Je comprends. Alors je t’appelle bientôt… Romain rit. — À moins que ton frangin ait fermé la ligne… C’est pas - 18 -


grave, je me débrouillerai… Salut ! Le blond tourna les talons et ses pas décrurent rapidement dans la cour. La grille claqua, puis une portière. Une voiture démarra. Tom tira un tabouret et s’assit. Il posa ses coudes sur la table et appuya le menton sur la paume d’une main. — TOM ! TOM ! THOMAS ! Tom soupire et referme l’album où il vient de coller une précieuse image. — J’arrive, m’man… Le garçon se précipite dans la cour, file à la grille. Maman - Sylvia - se tient dans l’allée, une cigarette aux lèvres. Elle est en compagnie de la voisine, Madame Mangano, qui donne la main à une petite fille. — Hé bien, qu’est-ce que tu fabriques, Tom ? Tu vois pas qu’il est l’heure d’aller à l’école ! Le garçon consulte rapidement sa montre. 1h 10. — J’y vais, m’man… Bonjour, Madame Mangano… — Tom, Madame Mangano a un service à te demander… — Tom, est-ce que ça t’embêterait d’emmener Alicia à l’école maternelle ?… Et aussi de la récupérer à quatre heures et demie ? Je dois partir tout de suite et Monsieur Mangano est déjà retourné travailler… Il faut bien suivre les paroles de la voisine pour les comprendre. Elle s’exprime convenablement en français, mais d’une voix rocailleuse et avec un fort accent. — Non. Pas de problème. C’est une petite fille de cinq ans très brune avec des cheveux noirs qui cascadent sur ses épaules, une grande bouche, des yeux de biche, brillants comme la peau d’une châtaigne, sous de longs cils recourbés. Elle porte une robe à fleurs et un gilet rouge tricoté main. Elle ne sourit pas, elle a - 19 -


l’air plutôt résignée. — Tu viens, Alicia ? Tom lui tend la main. La fillette lève la tête vers Madame Mangano et lui adresse un regard désespéré comme si cela pouvait changer sa décision. — Tom, dit Sylvia Vogèle, tu la confies à une maîtresse ou à une dame de service. Tu ne la plantes pas à l’entrée de la cour… — Bien sûr que non, m’man. — C’est seulement son premier jour d’école, précise madame Mangano. C’est dur pour elle… Après tout ce qu’elle a vécu… Elle lâche les doigts d’Alicia. Celle-ci est pareille à un naufragé tombé à la mer qui voit le radeau s’éloigner rapidement. — Allez, viens, Alicia, on va être en retard… Il s’empare de la main de la fillette qu’il entraîne vers le bout de l’allée. — À tout à l’heure, m’man… — Prends bien soin d’Alicia, dit Sylvia, alors que son rejeton a déjà disparu derrière la haie de thuyas. Courant presque, les deux enfants atteignent le bas de la butte. Ils tournent à droite, longent le mur de la résidence Saint Marc. Le trottoir est étroit. Tom trotte derrière Alicia. — J’aime bien ton parfum, c’est marrant : tu sens le shampooing à la pomme verte et la gaufrette au chocolat. La fillette se retourne et lève la tête. Elle fronce les sourcils. — What ? — Je croyais que tu comprenais le français… Mince… — Tom ! Tom ! Boule jaillit de derrière les garages situés à l’entrée de la - 20 -


Résidence si brusquement que les deux enfants soudés par les doigts font un écart. Le gros garçon souffle fort. — J’ai cru que t’arriverais jamais, Tom. T’es à la bourre… Boule désigne la fillette. — C’est à cause d’elle ? Tom lance à son copain un regard noir. — Qu’est-ce que j’ai dit ? Ils s’engagent à la queue leu leu dans la rue des Egrefins. — C’est elle qui vient d’Amérique, hein ? — Ouais. — Elle parle français ? — J’en ai pas l’impression. Elle comprend pas non plus. Alicia tire le bras de Tom. Elle s’arrête de trotter. Elle est essoufflée. — Tu es fatiguée ? Tom convertit le trot en marche rapide. — Elle a commencé l’école ce matin ? Ça doit être dur de se retrouver dans un univers totalement nouveau et de rien capter. Rémi Boulier - surnommé Boule, soit à cause de son patronyme, soit à cause de ses rondeurs - détaille la fillette comme si c’était une Martienne. — Ses parents sont morts dans un accident d’avion et elle a atterri chez ses grands-parents qui l’avaient jamais vu, c’est ça, Tom… Ben, dis donc, le père Mangano, ça va lui changer la vie… Boule ricane. Tom lui fait à nouveau les gros yeux. — Ben, quoi ? J’ai rien dit de mal… Boule préfère se taire, jusqu’à ce qu’ils atteignent le stade qu’ils longent rue du 8 mai 45. — C’était laquelle, l’image que t’as eue ce matin, Tom ? — L’équipe de France 78… - 21 -


— Merde, t’as du bol. Tom allonge la foulée. Ils passent devant le collège. Les retardataires se pressent vers les grilles. Le trio atteint l’entrée de l’école, quelques dizaines de mètres plus loin. — Ça va sonner, Boule. Va dans la cour, pas la peine qu’on soit tous les deux en retard. J’emmène Alicia à la maternelle. — Elle s’appelle Alicia ? Salut, Alicia, marre-toi bien c’t’après-m’… Boule s’enfuit en rigolant. Au moment où Tom atteint le portillon de la maternelle, la sonnerie retentit à l’école primaire. — Madame Mangano n’est pas revenue, soupire Josiane, l’assistante maternelle qui monte la garde derrière le portillon. C’est toi qui t’y colles, Thomas ? — Mme Mangano ne pouvait pas déposer Alicia. C’est aussi moi qui viens la chercher à la fin des classes. — D’accord. Tiens, ta copine Sandrine est aussi en retard. Tom se retourne. Sandrine est là, souriante. Son petit frère, Romain, lui échappe. Il franchit le portillon et disparaît dans la cour. — Hé bien, il y en a qui sont heureux d’aller à l’école, constate Josiane. Tu viens avec moi, Alicia ? — C’est Alicia ? s’étonne Sandrine, tout en examinant la petite fille avec une grande curiosité. Alicia lève les yeux vers Tom et lui adresse le même regard résigné qu’elle a eu naguère pour sa grand-mère. — Viens avec moi, répète Josiane, les bras tendus. Alicia consent à lâcher la main de Tom. Soudain, elle se plaque contre lui, presse sa joue contre sa poitrine. — Hé ben, elle t’a déjà adopté, Thomas Vogèle, dit Sandrine, d’un ton un peu pincé. Tom, surpris, ne sait trop que faire. Il caresse les cheveux - 22 -


d’Alicia, plie les genoux et dépose un baiser sur la pommette de la petite fille. Et puis, comme Josiane attire à elle Alicia, il tourne les talons, fuyant deux yeux implorants. Il court. — Attends-moi ! crie Sandrine. Ils traversent la cour des grands à toute allure et vont se placer derrière le rang que le maître, le directeur de l’école, commence à faire rentrer dans le bâtiment. — Je croyais que la classe commençait à 13 heures 30 et non à 13 heures 33, Mademoiselle Rageot et Monsieur Vogèle, articule M. Jacquet en tapotant le verre de sa montre. Sandrine et Tom stoppent leur course au bout de la file. Stéphane Marchiani se retourne, hilare, agitant le majeur levé. — Alors, les premiers de la classe, on n’a pas vu l’heure ? — Ta gueule, Marchiani, murmure Boule, tout proche. On t’a pas sonné… — Mister Hamburger qui défend ses copains, c’est y pas mignon ! La conversation attire l’attention du maître. — Marchiani, tu viendras me voir au début de la récréation ! La mine furieuse, le garçon crache entre ses dents : — Vous me le paierez, tous les deux… Et toi, Boulier, tu vas voir ta gueule…

ETAIT-CE LE BRUIT d’un camion, le grondement d’un avion au loin ou un coup de tonnerre ? Tom se redressa, massa un menton douloureux et étira sa colonne vertébrale. Le ciel était couleur de plomb, la lumière crépusculaire, et de violentes rafales qui brassaient l’air chaud et visqueux soufflaient. Un éclair perça la chape grise et disparut derrière - 23 -


le pavillon des Guermeur. Il y eut un second coup de tonnerre, plus fort. Tom regarda la pendule. La trotteuse tournait toujours, dévorant le temps. Il y avait plus de deux heures qu’il était là, dans la cuisine, entre autrefois et aujourd’hui. Il se leva, repoussa le tabouret sous la table, passa dans le salon salle à manger. Il alluma. C’était comme si Maman, Sylvia, était sortie faire les courses au supermarché qui avait ouvert près du château d’eau, ou, plus loin dans le temps, au village, quand il n’y avait que l’épicerie, ou encore s'était rendue au cimetière pour nettoyer la tombe de Papa. Sur la table recouverte de la vieille toile cirée trônait le cendrier Martini, mais il était vide et poussiéreux. Il y avait d’ailleurs une couche de poussière sur les meubles, sur les bibelots et sur la télé. À l’odeur de l’absence se mêlaient encore des relents de tabac froid. Tom traversa la salle à manger. Il tira une porte, accéda au couloir. Il se vit dans le miroir en pied : un grand type émacié, mal dans ses vêtements, le front haut, le regard sombre. Il jeta un coup d’œil dans l’entrebâillement de la chambre de Maman et recula vivement comme s’il avait surpris quelqu’un en train de se déshabiller. Les volets de la pièce n’avaient pas été tirés. Sur le couvre-lit réalisé au crochet étaient abandonnés un oreiller et une couverture pliée avec soin. Tom s’arrêta sur le seuil de sa chambre. De grosses gouttes s’écrasèrent sur les tuiles du toit et claquèrent sur le zinc des gouttières. Il y avait des chaussures noires à bouts ronds sur le tapis et des habits de travail kaki en vrac sur le dessus-de-lit en peau d’ours cent pour cent acrylique. Là aussi, une couche de poussière couvrait le bureau, la lampe, l’étagère et les livres. Tom tira la porte du placard. Ses pantalons et ses chemises - 24 -


l’attendaient sur des cintres, ses pulls sur la tablette. Par terre se trouvaient toujours les piles de bouquins, de magazines, de classeurs, les cartons contenant les cours, plusieurs paires de tennis… Tom ouvrit la fenêtre et repoussa avec peine les contrevents. Maman n’avait pas eu le temps de remplacer ceux-ci par des volets tournants. Il faisait presque nuit. Il pleuvait dru et les éclairs se succédaient. Dérangé par le courant d’air, un vieux ballon de foot roula dans les pieds de Tom tandis qu’il refermait la fenêtre. Il se baissa pour le ramasser. Le cuir avait viré au brun, il était gratté, usé, plusieurs coutures avaient même cédé. Tom tourna la balle molle entre ses mains. Il éprouva le besoin de s’asseoir sur le bord du lit. Il fixa le ballon tel la voyante sa boule de cristal, et, sans cesser de l’animer d’un mouvement rotatif, il lui sourit… — BOULE, TU NE VIENS pas jouer avec nous ? Rémi soupire. — Je voudrais bien, mais ma mère, elle râle que je rentre tous les jours trop tard de l’école. Elle dit que je traîne en route, elle s’inquiète. Frank insiste. — Tom a amené son ballon… Et puis, on joue juste un quart d’heure, Sandrine a son cours de solfège à cinq heures un quart. Le gros garçon soulève les épaules. — Bon, d’accord. Toute la bande file vers les terrains annexes du stade, de l’autre côté du cimetière, en bordure de la zone industrielle. Ce soir-là, l’air est doux et le soleil joue à cache-cache avec les nuages. - 25 -


Il y a Tom qui marche en tête, un sac plastique contenant son ballon de foot dans une main, les doigts d’Alicia crochetés dans l’autre, Sandrine Rageot, la copine de toujours, avec son cartable jaune brinquebalant sur ses épaules, Romain, le petit frère qui suit en trottant, et Frank Lehman, tiré à quatre épingles, toujours soigneux de sa personne. Ils croisent des grands du collège qui viennent de quitter les stades annexes, traversent la place des Fêtes investie par les joueurs de pétanque, poussent la grille. — Chouette, y a personne ! jubile Boule. Tandis qu’ils posent leur camp en bordure du terrain de foot, Tom déballe son ballon et tire une puissante chandelle. Quatre paires d’yeux suivent la trajectoire de la balle comme un feu d’artifice, la bouche ouverte. Frank récupère le ballon et dribble un adversaire imaginaire. Tom se penche vers Alicia qui, assise sur l’herbe, sort de son sac Barbie un manuel de lecture. — On ne joue pas longtemps, Alicia, dit-il en guise d’excuse. La petite fille secoue la tête. — Joue. Je fais la lecture. Tu me fais lire, Romain ? Je te ferai lire après… — Nan. Le garçon blond rumine sa mauvaise humeur. — Frank, t’es avec moi et Tom est avec Sandrine, crie Boule. — On réduit le terrain, propose Sandrine, sinon c’est pas marrant, on va faire que courir... Tom dispose des pulls en guise de buts, les vrais sont beaucoup trop larges. — Je joue dans les goals, prévient Boule. Sandrine éclate de rire. - 26 -


— C’est pas français je joue dans les goals, on dit : « je suis le goal » ! — À quatre, il n’y a pas de place particulière, Boule. Chacun est attaquant défenseur et goal. On leur laisse l’engo, Tom… La partie démarre. Tom intercepte la première passe de Boule et s’élance vers les buts adverses en poussant le ballon. Sandrine court se placer à toute allure, Frank et Boule ont du mal à suivre. Tom sert son équipière, Sandrine tire, mais la balle est détournée par le pied de Frank. — Corner ! hurle Boule. — On peut jouer avec vous ? Les trois amis lèvent la tête. Christophe Janvier se tient en bordure du terrain, les mains dans le dos. Boule et Sandrine regardent Tom, s’en remettant à sa décision. Ils savent qu’il n’aime pas trop Christophe Janvier. C’est un gamin sournois, dans l’ombre des petits caïds de l’autre école, celle du village, et ses congénères du club de foot le traitent de mauvais joueur et de faux-jeton. — Toi oui, eux non. De l’index, Tom désigne les deux compagnons de Christophe Janvier. — Les frangins Marchiani, on n’en veut pas, souligne Boule. Ils sèment la merde. Avec eux, ça se passe toujours mal… L’aîné, Jean-Christian, qui est en sixième à l’institution Nazareth, fait un pas en avant. — Ta gueule, le gros ! C’est pas à toi qu’on parle… Les traits de Tom se contractent, ses prunelles deviennent noires. — Foutez le camp. — Hé, dis donc, tu te prends pour qui, monsieur le crâneur, monsieur-le-premier-de-la-classe ? - 27 -


En un clin d’œil, le grand Marchiani s’empare du ballon que Boule faisait sauter d’une paume à l’autre. Mais Tom l’a déjà saisi par le col. — Lâche ce ballon, Marchiani… Les deux garçons s’affrontent du regard. Frank tient en respect Christophe Janvier et Sandrine surveille Stéphane Marchiani. Jean-Christian détourne la tête. Par un curieux hasard, le ballon lui échappe. Tom relâche sa pression brusquement. Marchiani perd l’équilibre, parvient à se redresser par miracle. — Foutez le camp. Le trio s’éloigne à reculons. Jean-Christian Marchiani se frotte le cou et la poitrine comme si la main de Tom l’avait sali. — On se retrouvera, Vogèle, je te jure qu’on se retrouvera. Lorsqu’il est à une distance suffisante, son frère crache sa haine : — Un jour, on te tuera, Vogèle, ouais, on te tuera, tu verras… Tom sourit. — Si tu veux, Marchiani. Mais, un bon conseil, ne me rate pas. Parce que si tu me rates, moi, je ne te laisserai aucune chance… Les trois gars reculent jusqu’à la grille. Au-delà, ils se retournent et parlementent. Christophe Janvier s’en va à gauche, les frères Marchiani traversent la place des Fêtes. Alicia vient se jeter dans les jambes de Tom. — Qu’est-ce qu’ils voulaient ? — Rien. La venue de la petite fille paraît redonner vie aux trois amis. Mais le cœur n’y est plus pour jouer au foot. — Il faut que j’aille au solfège, dit Sandrine. Romain ! Romain ! Tu viens ? - 28 -


— UN JOUR, ON TE TUERA, Vogèle, ouais, on te tuera, tu verras… — Si tu veux, Marchiani. Mais, un bon conseil, ne me rate pas. Parce que moi, si tu me rates, je ne te laisserai aucune chance… Tom regarda la pomme de douche comme si la voix de Jean-Christian Marchiani venait d’en sortir. Mais peut-être était-ce les murs qui avaient libéré, après toutes ces années, des menaces prémonitoires… Tom reposa la douchette sur son socle et s’enveloppa dans un drap en tissu éponge. Il avait la chair de poule et il grelottait. Il se massa vigoureusement. Cinq minutes de jet glacé lui avaient fouetté le sang. Il était allé au garage pour allumer la chaudière, mais il n’y était pas arrivé. Le système devait être en panne. Tom en avait profité pour faire le tour des lieux. La voiture de Maman, une vieille Ford Escort blanche, occupait les deux tiers de l’espace. Quelqu’un avait rangé — ou pris — les outils, plus un seul ne traînait sur l’établi, et, au fond, des piles de cartons grimpaient jusqu’au plafond. Tom quitta la salle de bains. Dehors, l’orage s’éloignait. L’averse faiblissait. Des arômes de terre et d’herbe mouillée pénétraient dans la cuisine par la porte d’entrée restée ouverte. Tom choisit un jean et une chemisette blanche un peu jaunie dans le placard de sa chambre. Il était en train de la boutonner lorsque son frère arriva. — Nom de Dieu ! Tom ! L’aîné des Vogèle s’immobilisa au milieu de la cuisine comme frappé de paralysie. Tom sourit, s’approcha. — Salut, René. - 29 -


Avec la quarantaine, René Vogèle avait épaissi. Son visage veule s’était rempli, il perdait ses cheveux et autour de ses prunelles grises serpentaient d’innombrables vaisseaux sanguins. Une accolade rapide libéra René Vogèle de sa léthargie. — Ils t’ont libéré ce matin ? Tom acquiesça d’un battement de cils. René prit une canette de bière dans le frigo. — T’en veux une ? Tom refusa de la main. Son frère décapsula la boîte avec l’index. Il but aussitôt goulûment. — T’es rentré comment ? René s’essuya la bouche du revers et rota. — Le train. Et puis le bus depuis la gare de Melun. Les yeux gris devinrent fuyants. — Je… Je suis désolé. Je savais pas la date exacte de ta libération. — Je ne l’ai pas dite. Je ne comptais pas sur un comité d’accueil, René. Le frère aîné se gratta la poitrine. Une touffe de poils émergeait de sa chemise largement déboutonnée. — C’était pas facile, tu sais… Tom rit. — Je ne te fais aucun reproche, frangin... Ce que je regrette, c’est de ne pas avoir été là quand Maman est partie, mais je ne pouvais pas venir. Il y a eu cette mutinerie dans la centrale dont nous avons tous pâti. L’administration m’a suspecté de complicité. J’ai été transféré. Ensuite, toute demande de conditionnelle a été rejetée… René termina sa canette, la jeta dans la poubelle avant d’en prendre une autre. Il laissa tomber à mi-voix : — Je suis content que tu sois sorti… Et se hâta d’enchaîner : - 30 -


— J’ai entretenu la maison comme j’ai pu. Je voulais que tu sois là pour décider de ce que nous allions en faire. Tu comptes vivre ici ? — Non. Juste le temps de régler mes problèmes et je pars pour le Canada. — Le Canada ? Qu’est-ce que tu vas foutre là-bas ? René n’attendit pas la réponse. Comme s’il avait quelque chose à se faire pardonner, il lâcha tout à trac : — Tu sais, tu peux voir venir. Tu as ta part d’héritage de M’man. Il y avait quand même un paquet de fric qu’on ima… que je n’imaginais pas. Ben, t’as quand même dû avoir des papiers du notaire… — Oui. Il faudra qu’on se rende à son étude. René lança un regard en coin. — Je vais appeler Marylise pour qu’elle mette un couvert de plus au dîner, dit René en tirant d’une poche un téléphone mobile. On va pas perdre de temps ici, frérot, les placards sont vides. Je t’emmène à la maison, on prendra l’apéro… La vue du portable amusa Tom. René s’éloigna. Il parla moins d’une minute. — O.K. C’est réglé. On y va. Amène-toi, Thomas… Tom récupéra sa veste. L’orage avait apporté un peu de fraîcheur. Le ciel était encore tout gris. Il ferait nuit de bonne heure. Tom regarda la maison des Mangano, la véranda inox et verre, les roses trémières... — Ce soir, l’équipe de France joue un match amical contre les Africains… Tu vas rester pour voir ça avec nous, hein ? Tom émit un pâle sourire. — Tu t’intéresses plus au foot ? René déverrouilla à distance les portières d’une grosse BMW noire flambant neuve. - 31 -


— Je croyais que les taulards se prélassaient sur leur plumard devant la télé, les doigts de pieds en éventail… Aux frais des connards de contribuables comme moi ! Dis, t’as vu mon carrosse ! Tom faillit répliquer. Il serra très fort les poings. — C’est pas une bagnole de tafiole, ça ! Et intérieur cuir, monseigneur ! Vas-y, installe-toi… Tom ne prononça pas trois phrases durant le voyage qui dura moins d’un quart d’heure. Le trafic était encore important sur la route de Montereau que la BMW rejoignit à la sortie de Vaux. René Vogèle suivit les yeux de son frère qui exploraient le paysage. — Ça s’est pas mal construit, ces dernières années, hein ? Un jour, tu verras, les maisons atteindront la nationale. Le fermier vend ses champs les uns après les autres. Les gens qui emménagent viennent de la couronne : Seine-Saint-Denis, Val de Marne… Je me demande comment des prolos comme ça peuvent financer des baraques à deux cent mille euros… Ils longèrent des champs de maïs et de betteraves, aperçurent une ferme massive repliée sur elle-même. René sautait du coq à l’âne comme si les silences de Tom l’impressionnaient. Ou bien, peut-être, redoutait-il certaines questions… — Marylise est ravie de te revoir… Elle a pas changé, tu vas voir… Oh, comme moi, elle a profité de la bonne cuisine, mais c’est toujours le même dragon… Faudra pas faire attention au désordre, tu sais on travaille tous les deux, et puis, Marylise en plus de son boulot, — elle est toujours à l’accueil à la mairie de Melun -, elle s’occupe d’une tante âgée qui habite à deux pas… A quoi tu penses ? C’est dur de retomber sur terre, n’est-ce pas ? On n’a pas de femme de ménage… Tu - 32 -


me diras, on pourrait, mais Marylise, elle veut pas d’un œil étranger chez nous… Moi, je suis chef d’équipe maintenant, toujours aux espaces verts de la ville de Melun… Tu verras pas Camille, elle est en vacances avec des copains du côté de la Rochelle… Elle va attraper dix-sept ans, Camille… Tom parut se perdre dans une rêverie. Il manqua une partie du discours de son frère. — … gentille gosse, la crise d’adolescence semble passée… Tiens, j’ai vu plusieurs fois le jeune Rageot, le frère de ta copine, quand je faisais le jardin chez M’man… Romain, il s’appelle Romain — Il est passé quand je suis arrivé. Je crois qu’il me guettait. — Ouais, c’est moi qui lui ai dit que tu rentrais ces joursci… Un brave gars… T’as eu des nouvelles de ta copine Sandrine ? — Je n’ai eu de nouvelles de personne. René ricana. — D’accord, d’accord, je ferais mieux de pas remettre ça sur le tapis… Elle avait quel âge, Camille, quand t’es parti ? Sept ans ? Huit ? Tu sais, des fois, elle parle de toi… Pourtant, on se voyait pas beaucoup, à l’époque… Faut dire qu’on était aussi en froid avec M’man… Quelle connerie ! Il a fallu sa maladie pour qu’on se rapproche d’elle… Et ton absence aussi… La berline ralentit à l’entrée de Sivry, tourna à droite, puis, un instant plus tard, elle s’engagea au pas dans une allée bordée de massifs fleuris. René Vogèle s’arrêta devant la porte du garage. — T’as vu la baraque, un peu ? C’est tout de même mieux que notre F3 au Mée-sur-Seine, tu te rappelles ? Marylise Vogèle accueillit son beau-frère avec un sourire radieux. Elle remarqua vite qu’il n’avait pas encore atterri ou - 33 -


qu’il se tenait sur la défensive. Elle s’ingénia à lui faire découvrir combien son mari et elle avaient changé au cours de ces dernières années. Elle reconnut à mots couverts qu’ils avaient des torts vis-à-vis de Maman - Sylvia -, mais certainement pas tous… Ils avaient en quelque sorte accompli leur pénitence en épaulant Maman pendant sa maladie, « elle disait rien, mais elle souffrait, la pauvre ! », et elle était certaine qu’elle leur avait accordé son pardon. L’épouse de René avait effectivement pris de l’embonpoint. La petite jeune femme pète-sec d’antan avait disparu. Cependant, ses traits révélaient toujours un esprit autoritaire, calculateur et manipulateur. Des lèvres minces, blanches, des yeux très mobiles derrière des verres étroits, sans monture. Marylise était boudinée dans un caleçon noir, et elle tirait sans cesse sur son tee-shirt blanc où s’étalaient un cœur rouge et l’inscription « I love N.Y. » Assis sur le bord du canapé de cuir, les coudes sur les genoux, Tom subit la construction du pavillon, les différends avec le notaire, l’architecte, les embrouilles avec les artisans, les résultats catastrophiques de Camille au collège, les secousses de l’adolescence, les détails de la négociation pour obtenir un rabais de douze pour cent, oui, monsieur douze pour cent, sur le prix de la B.M., les vacances aux États-Unis… — New-York, tu peux pas savoir comme c’est impressionnant, dit l’aîné des Vogèle en éclusant le fond de son verre, je m’attendais pas à ça… — René, tu le gaves, ton frère, avec tes histoires… Qu’estce que tu comptes faire, Tom ? René répondit à sa femme que Tom avait l’intention de partir au Canada. — Au Canada ? Tu as un projet là-bas ? Et la maison ? Nous, on peut pas la garder. La louer, c’est s’exposer à un tas d’ennuis pour trois fifrelins. On pensait la vendre… - 34 -


D’un geste, Tom balaya l’air autour de lui. — Vous en ferez ce que vous voudrez, de la maison… J’ai quelques problèmes à résoudre et je m’en vais…. — Mais pour la maison, il faut qu’on soit d’accord… Le regard de Tom s’assombrit. — Vous l’avez, mon accord. On signera tous les papiers nécessaires pour que vous puissiez vous occuper de la transaction. Les deux époux échangèrent un coup d’œil rapide. René ne dissimula même pas un soupir de soulagement. Il se reversa un second pastis, à peine mouillé d’eau, et il repartit dans ses vacances, une prévision de voyage, en Égypte cette fois, en souhaitant que ça se passe mieux qu’en Thaïlande où ils avaient eu un hôtel « j’te raconte pas… », la construction d’une piscine, peut-être, le petit Romain Rageot travaillait là-dedans et leurs discussions, ça lui avait donné des idées, ça coûtait pas si cher qu’on pense, une piscine, mais il faudrait l’argent de la maison… Tom négligea son jus d’orange jusqu’à ce que Marylise dise : — On va passer à table. — Oui. Faut pas oublier qu’il y a le match. — Je n’ai pas préparé des choses extraordinaires, s’excusa Marylise. Tu m’as un peu prise de court, Thomas. Au fait, je suis sûrement indiscrète, mais c’est quoi, tes problèmes à résoudre ? Le ton recelait un fond d’inquiétude. — Il a peut-être l’intention de savoir ce qui est arrivé à la petite ? — La petite voisine ? — Ils étaient inséparables, tu te rappelles pas, Marylise ? — Mais c’est à cause d’elle que tout est arrivé… Tom redressa sa carcasse. C’était sans doute une manière - 35 -


d’intimer le silence à ses proches, mais ceux-ci ne reçurent pas le message. Ils se levèrent aussi. René Vogèle sécha son verre d’un trait. Sa femme enfonça le clou : — C’est à cause d’elle qu’il y a eu cette bagarre, c’est à cause d’elle que le fils de l’avocat est mort, c’est à cause d’elle que Tom est allé en prison… Je suis certaine que ta condamnation est à l’origine de la maladie de ta mère… Et quatre ans plus tard, un beau soir, pfutt… Elle disparaît. Plus rien. Rien de rien. Sa grand-mère a fini par mourir de chagrin et son grand-père a perdu la boule, le pauvre vieux. La police a classé l’affaire et basta… Vous ne m’enlèverez pas de la tête que l’écrivain, il est pas innocent, dans cette histoire… — Marylise…, fit René. Tom baissa la tête, contemplant le bout de ses chaussures. Puis, il la redressa et plongea ses prunelles noires dans les yeux de sa belle-sœur. — C’est une façon de voir les choses… Je ne crois pas qu’Alicia soit coupable de tout ce dont tu l’accuses. Il y a eu un mauvais concours de circonstances… Quant à sa disparition, je ne pense pas qu’elle soit volontaire. On n’a pas le droit de lui reprocher la mort de sa grand-mère et la sénilité de son grand-père, encore moins d’insinuer qu’elle pourrait être par personne interposée à l’origine du cancer de Maman… Marylise pinça les lèvres. — Si c’est toi qui le dis… Marylise Vogèle se détourna et s’en alla dans la cuisine. René rentra la tête dans les épaules. Il désigna une chaise à son frère, lui-même s’assit devant une assiette, et puis, il se mit à parler, parler, de son boulot, de l’augmentation du coût de la vie, des études de sa fille, de la circulation dans la région - 36 -


parisienne, de la pollution, des jeunes qui étaient fainéants et qui ne respectaient plus rien, de la piscine dans le jardin, de la société de consommation, du Paris-Saint-Germain… Lorsque son épouse revint avec une salade de tomates et une corbeille de pain, elle avait oublié Alicia Mangano et un sourire innocent fleurissait sur sa bouche. — Sers-toi, Tom… René alla chercher une bouteille de vin. À son retour, afin d’éviter un silence pesant, il continua de monopoliser la parole, interrogeant d’abord Tom sur l’univers carcéral, mais, voyant que celui-ci était peu enclin à raconter sa vie en prison, il égrena des souvenirs communs. Il dut piocher dans sa mémoire et raconter des anecdotes sans intérêt. Les frères Vogèle avaient plus de dix ans d’écart, ils s’étaient côtoyés dans la maison familiale sans aucune affinité hormis le football. Marylise servit un poulet froid avec de la macédoine de légumes. Tom mangeait peu. Par trois fois, il refusa que René remplisse son verre de vin rouge. Au fromage, tandis que son épouse attaquait la maladie de Sylvia Vogèle, René commença à consulter très souvent sa montre ou l’horloge du magnétoscope. — Ta mère, elle a fumé presque jusqu’au bout… — Jamais elle s’est plainte… Bon Dieu, qu’est-ce qu’elle a souffert pourtant… Elle mettait une semaine à récupérer des séances de chimio… — À la fin, elle pesait pas trente kilos. Elle était toute creusée et sa peau ressemblait à du parchemin. Tom repoussa son assiette. — Elle t’a réclamé tout le temps… Jusqu’à ses derniers instants, elle a espéré que tu viennes pour lui tenir la main. Nous, on était là, mais c’était pas pareil… C’était toi qu’elle voulait… - 37 -


La dernière banderille était chargée de jalousie et de reproche. — Je sais qu’elle aurait aimé que je sois là. Maman m’écrivait de longues lettres auxquelles je répondais. Mais je n’ai pas pu sortir. J’étais en prison, pas en voyage. En prison. Et la prison, c’est l’enfer… Même à mon pire ennemi, je ne lui souhaiterais jamais d’être condamné ne serait-ce qu’à une semaine de prison ! La flamme qui s’était allumée dans les yeux de Tom tandis qu’il prenait la parole s’éteignit dès qu’il se tut. Les époux Vogèle s’entre-regardèrent. A nouveau, René rentra la tête dans les épaules. — Ouais… Je m’doute bien… Tu sais, frangin, si t’as besoin de quelque chose, tu n’hésites pas… — Bien entendu, ajouta Marylise. Cette dernière apporta une coupe de fruits. — Merci, j’ai terminé, dit Tom. — Pour tes déplacements, tu peux utiliser l’Escort. On s’en est servi l’hiver dernier quand on attendait la BMW. J’avais plus de bagnole pour aller bosser. Je suis même pas certain que la batterie ait besoin d’être rechargée. Un coup de compresseur dans les pneus, ça oui… Tu veux que je fasse rouvrir le téléphone ? — Non. Je vais me mettre au goût du jour, acheter un portable. Ils sourirent tous les trois. Un tout petit sourire, factice, fragile. — Je te sers un café, Tom, proposa Marylise qui, ainsi que son mari, n’avait pas touché aux fruits. Non ? Alors une tisane ? Nous, on est comme les vieux. On se boit notre petite tisane quotidienne… — Non. René, tu peux me raccompagner ? Je suis crevé et toi, tu vas rater le début du match… - 38 -


— Tu veux vraiment pas le regarder avec moi ? T’es pas obligé de rentrer à Vaux… Il y a des chambres ici… Tu peux très bien… — Non. Je préfère rentrer. Tom appuya son refus d’un geste de la main. — D’accord. René se leva promptement et rafla ses clés de voiture sur le buffet. Tom embrassa sa belle-sœur et sortit sans un mot de plus. Le soir était gris, il y avait du vent, l’air avait encore fraîchi. — M’est avis qu’il va pleuvoir cette nuit, grogna René. Ils retournèrent à Vaux chacun aux prises avec ses pensées. René Vogèle tourna dans l’impasse et stoppa. L’éclairage public s’alluma. — Tu as vu, ils allument les lampions pour nous. Salut, frangin. — Salut, René. Tom quitta le véhicule, claqua la portière et gagna la grille de la maison sans se retourner. La BMW recula, s’engagea sur la route, repartit vers Sivry. Tom enfonçait la clé dans la serrure lorsqu’il entendit appeler mezza voce : — Alicia ! Alicia ! Il se raidit. — Alicia ! Il est l’heure dé rentrer, ma bambina ! Il y a ta maman au téléphone. Elle appelle d’Amérique… Elle veut té parler ! Une voix grêle, brisée par l’émotion. Tom se planta au milieu de la cour. Au fond de la véranda inox et verre se découpait un rectangle de lumière. Le vieillard se tenait à l’extérieur, ombre chinoise ratatinée, coiffée d’un béret. - 39 -


— Alicia ! Le dernier appel fut prononcé dans un souffle. Tandis que la porte de la véranda se refermait sur le vieil homme, la grille du pavillon situé au bout de l’impasse grinça. Un homme et une femme apparurent. — Il appelle sa petite fille, expliqua la femme à son compagnon. — La jeune fille qui a disparu il y a cinq ou six ans ? — Oui, Alicia. Le rectangle de lumière jaune disparut derrière la porte refermée. — C’est terminé. Il est rentré chez lui, commenta la femme. Ses appels deviennent de plus en plus fréquents. Je pense qu’il ne peut plus rester seul, mais ils disent le contraire. Il va finir par faire des bêtises… L’homme et la femme s’en retournèrent chez eux. Tom bougea. Il pénétra dans la maison, verrouilla l’huis derrière lui et, sans allumer, il gagna sa chambre. Il s’écroula sur le couvre-lit en peau d’ours acrylique, croisa les doigts derrière la nuque et il ferma les yeux. Alicia ! QUAND ALICIA PENETRE dans la cuisine, Sylvia Vogèle éclate de rire. La fillette affiche une moue boudeuse et elle a le regard des mauvais jours. Elle serre contre elle un livre d’école ouvert sur un cahier de brouillon. — Toi, tu t’es encore fâchée avec les maths… Alicia lance le sempiternel : — Tom est là ? Sylvia écrase un mégot au fond d’un cendrier Martini. De l’index, elle montre la chambre de son fils. — Il bosse. Lui aussi il fait des maths. Alicia traverse la cuisine, entre sans frapper. - 40 -


Tom lève le nez de son bureau et se retourne, le bout du stylo entre les lèvres. Lui aussi se met à rire. — Hé bien, miss Ali, ça n’a pas l’air d’aller comme tu veux… Elle aime bien qu’il l’appelle miss Ali parce que c’est toujours très affectueux. — Je parie qu’il y a un problème que tu ne comprends pas… Alicia prend un air de chien battu et supplie : — Tu veux bien m’aider ? Tom se lève, repousse à l’angle du bureau ses livres et son classeur. Il invite Alicia à s’asseoir. — On va voir ce qu’on peut faire. Elle s’installe au bureau, tourne les pages de son bouquin, déplie son cahier. La page est couverte de ratures et de petits dessins. Dans la marge, Alicia a écrit : j’y comprend rien. Tom se penche au-dessus de la fillette et ajoute très vite un s au bout du verbe. — Les conjugaisons s’apprennent, miss Ali. Je croyais que tu étais très forte en français ? Alicia se contente de hausser les épaules. — C’est quel numéro ? — Le 6. Tom lit l’énoncé à voix haute. Les cheveux bruns d’Alicia, souples et soyeux, brillent dans un rayon de soleil. Ils sentent le shampoing à la pomme verte. Il émane de toute sa petite personne une impression de propreté et de bonne santé. Elle porte un jean, un t-shirt vert et un gilet tricoté par sa grandmère. — Explique-moi, Alicia… Nouveau haussement d’épaules. — Comment veux-tu que je t’explique quelque chose que je ne comprends pas… - 41 -


Tom trace un trait sur lequel il porte deux points. — Que représente ce point ? Le visage de Tom est si proche du sien qu’Alicia remarque que le fond bleu des joues est en fait constitué d’une infinité de microscopiques poils. — Tu vas être barbu ? Alicia ne peut s’empêcher de toucher. Électrisé tant par le geste que par la question, le jeune homme sursaute. La fillette rit. Les yeux de Tom noircissent, puis, un instant plus tard, ses traits se détendent. — Alicia… On résout un problème… Il rit. — Oui, barbu comme Fidel Castro… — C’est pas vrai… Tu serais trop moche… Le premier point, Tom, c’est l’heure de départ du train. Le second indique l’heure d’arrivée. — Bravo, mademoiselle. — Tom… — Quoi ? — Rien. Il soupire. Alicia caresse sa joue du dos de la main. Un bracelet brésilien aux couleurs vives pend à son poignet. — Ça pique vraiment. — Qu’est-ce que tu veux, Alicia ? Regard de velours, petite papouille, tourner autour du pot … Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? Elle ne répond pas. Tom pointe un nombre qui émerge des calculs raturés. — Ton train ne peut pas arriver à 29h 19, c’est complètement idiot… — Je sais… Tom, je voudrais aller avec vous au ciné mercredi aprèsmidi… - 42 -


— Je m’en doutais… Alicia, ce n’est pas un film pour les gamines ! — Je ne suis plus une gamine… Ta copine Sandrine, elle y va bien, elle… — Sandrine n’est plus une gamine, elle. Ne mélange pas tout. Et puis, on va voir ce film parce que c’est notre prof de français qui nous l’a conseillé. Pour notre culture. Ce n’est pas un divertissement. — D’accord, moi, je ne suis qu’une petite bécasse nulle en maths… — Alicia… Tom pose ses doigts sur la main de la fillette. Elle les repousse pour prendre le crayon abandonné. Elle porte un troisième point sur le trait, entre les deux autres. Elle va parler, mais elle réfléchit avant de demander : — Si je trouve toute seule, tu m’emmènes au ciné ? Les pointes de ses cheveux balaient les joues bleutées. Ses sourcils touchent presque ceux de Tom. — Tu ne manques pas d’air… — Si je trouve toute seule, je vais avec vous au ciné ? — Je t’écoute. — Promets d’abord. Tom lève la main droite. — Ce point représente minuit. On passe au jour suivant. Donc, le train arrive à destination le lendemain matin à 6h 19. Tom retombe assis sur le lit. Il croise les bras sur la poitrine. — J’ai l’impression que je viens de me faire rouler en beauté. Alicia sourit joyeusement. Elle regarde l’heure au réveil, se lève en un mouvement. — Oh ! Je suis désolée, monsieur Vogèle. Je dévore votre - 43 -


temps de travail. Je file terminer un devoir de français. Avant de disparaître, elle lance bien fort : — Merci pour ton aide… Et surtout pour l’invitation ! À son passage, Sylvia souffle un nuage de fumée vers le plafond. — On dirait que tu es réconciliée avec les problèmes, Alicia…

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