Thema n°33 - Comment préserver les forêts

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Reforestation REPLANTER DE FAÇON DURABLE Écologie COMMENT LES PARASITES SCULPTENT LES FORÊTS Incendies COMBATTRE LE FEU PAR LE FEU LESCOMMENTFORÊTSPRÉSERVER

Community manager et partenariats : Aëla Keryhuel aela.keryhuel@pourlascience.fr

Hélas, on le sait, les forêts sont aujourd’hui menacées. La déforestation fait disparaitre chaque année 10 millions d’hectares de forêts dans le monde – l’équivalent de la moitié de la surface forestière française. Et quand elle échappe à la tronçonneuse, à la pollution et aux espèces exotiques répandues par les échanges mondiaux, la forêt brûle ! Favorisés par une canicule et une sécheresse exceptionnelles, les incendies de l’été 2022 ont dévoré plus de 62 000 hectares de forêts en France – sept fois plus qu’une année normale. Partout dans le monde, sous l’effet du réchauffement climatique, les feux de forêts se multiplient : en 2015, en Alaska ils ont émis l’équivalent en CO2 de l’ensemble des voitures en Californie !

En couverture © Inga Linder/Shutterstock

EAN : 170PourDépôt9782842452261légal:septembre 2022laSciencebisboulevardduMontparnasse

forêts constituent un bien précieux. Et un atout important face aux défis environnementaux qui nous attendent. D’abord parce que ce sont des puits de carbone. Grâce à la photosynthèse, les forêts piègent du CO2 – environ 850 millions de tonnes par an en Europe –, soit bien davantage qu’elles n’en libèrent par la décomposition. Leur rôle dans la formation des nuages ou l’humidification de l’air contribue également à la régulation du climat.Ensuite par les services écosystémiques considérables qu’elles procurent : réserves de biodiversité – les forêts tropicales abritent plus de 50 % des espèces terrestres dans le monde –, régulation des ressources en eau, stabilisation du sol, etc. Sans oublier la production de bois, ni les bénéfices pour la santé d’une simple promenade en forêt !

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Directrice des rédactions : Cécile Lestienne

170 bis boulevard du Montparnasse - 75014 Paris Tél. : 01 55 42 84 00

LES FORÊTS, UN BIEN PRÉCIEUX

Rédacteur en chef adjoint des Hors-Série : Loïc Mangin Rédactrice en chef adjointe : Marie-Neige Cordonnier

A participé à ce numéro : Xavier Müller

Conception graphique : Pauline Bilbault

Responsable éditorial web

Marketing et diffusion : Nicolas Conigliano

Peut-on protéger les forêts ? Oui. Dans l’édition 2022 du rapport sur la situation des forêts du monde, l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) définit trois grands axes : mettre fin à la déforestation et restaurer les terres dégradées, développer l’agroforesterie et utiliser les forêts sur un mode durable. Ce Thema vous invite à explorer ces pistes, et, ce faisant, à une grande balade en forêt !

Maquette : Raphaël Queruel

Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot

d’adaptation et de représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissen schaft Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).

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2Thema / Les forêts ÉDITO

Pour la Science

Pour la RédacteurScienceenchef : François Lassagne

Rédacteurs : François Savatier, Sean Bailly

Philippe Ribeau

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe

Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble

JEANNINE CAVENDER-BARES, PAUL MANOS ET ANDREW HIPP

P/64/L’ÉTONNANT SUCCÈS ÉVOLUTIF DES CHÊNES

P/26/DES FORÊTS QUI OSCILLENT ENTRE INCENDIES ET REBOISEMENT VALENTIN RAKOVSKY

RANDI JANDT ET ALISON YORK

P/29/SÉCHERESSE : MIEUX VAUT CROÎTRE PEU ET LENTEMENT JOANNÈS GUILLEMOT

P/32/LA MENACE DES ESPÈCES EXOTIQUES

P/46/COMMENT LES PARASITES SCULPTENT LES FORÊTS MARC-ANDRÉ SELOSSE

P/109/LES FORÊTS SONT PLUS QUE DES PUITS DE CARBONE ISABELLE BELLIN

P/19/COMBATTRE LE FEU PAR LE FEU JANE BRAXTON LITTLE

P/4/LE RÉVEIL DES FEUX ZOMBIES

P/43/DES SOUS-BOIS DE PLUS EN PLUS STANDARDISÉS

P/98/LE RETOUR DE LA FORÊT SALVATRICE GUILLAUME DECOCQ, BERNARD KALAORA ET CHLOÉ VLASSOPOULOS

P/112/UNE FORÊT DE BIENFAITS ALIX COSQUER

SEAN BAILLY

P/80/POUR UNE REFORESTATION RAISONNÉE

CORALINE MADEC

SERGE MULLER, ALAIN ROQUES ET MARIE-LAURE DESPREZ-LOUSTAU

P/60/200 000 ANS DANS LA VIE D’UNE FORÊT VIRTUELLE

É. BUISSON, M. A. NGO BIENG ET T. GAUQUELIN

Thema / Les forêts

3 SOMMAIRE P/109P/60 P/43P/4

Le desréveilfeux zombies RANDI JANDT ET ALISON YORK yerv/Shutterstock©

5Thema / Les forêts

Si les incendies des zones tempérées et méditerranéennes retiennent davantage l’attention, les feux de forêt dans le Grand Nord américain affectent plus encore la planète.

cours des cinq mois qu’a duré l’incendie, la police a dû fermer à plusieurs reprises l’autoroute de Sterling, la seule grande voie de la région. Les autorités sanitaires ont émis des alertes contre l’air qualifié de « malsain », voire de « dangereux », car chargé en particules fines toxiques. Ces bulletins ont concerné un tiers des jours de juin, juillet et août dans cette région du sud où vit 60 % de la population de l’État. Les entreprises dépendant du tourisme ont perdu 20 % de leurs revenus saisonniers.

L’hiver suivant, la neige et le froid ont offert un répit, mais en janvier 2020, une équipe qui dégageait la poudreuse des routes a signalé la présence de fumée dans l’un des anciens foyers secondaires. Lorsque les pompiers sont arrivés, ils ont découvert que le feu ne s’était jamais com plètement éteint. Il avait couvé sous terre pendant quatre mois et avait fini par transpercer la couche de neige. En juin, quand la chaleur et la sécheresse ont fait leur retour, le sol près de Sterling s’est aussi mis à fumer. Après huit mois d’hiver passés à dormir sous terre, le mortel phénix renaissait de ses cendres.

Le 5 juin 2019, un éclair produit par un orage anormalement précoce pour la saison a allumé un brasier au cœur du parc national de Kenai, dans le sud de l’Alaska. Sanctuaire pour la faune et la flore, le parc sortait tout juste d’un printemps particu lièrement sec, qui avait asséché le sol de la forêt, une situation inversée par rapport à la normale. Tombée à environ 8 kilomètres au nord-est de la ville de Sterling, la foudre a provoqué un incendie qui s’est propagé sans relâche pendant un mois, alors que le temps exceptionnellement chaud se poursuivait. Le 9 juillet, plus de 40 000 hectares avaient brûlé, et plus de 400 personnes combattaient les flammes. Le 17 août, des vents violents en ont modifié la direc tion, entraînant de nombreuses évacuations. Les rafales ont également renversé des lignes électriques, qui ont servi à leur tour d’allume-feu. Rapide et vorace, l’un de ces nouveaux incendies a englouti plus de 130 bâtiments, dont des maisons et des bureaux.Lefeu a brûlé jusqu’en octobre, lorsque des pluies tardives ont finalement aidé les pompiers à contenir le fléau. Il a carbonisé près de 68 000 hectares de terres. Au

Combattre le feu par le feu JANE BRAXTON LITTLE NWCG.gov©

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Ignorant la neige et la bruine, ils avancent d’un pas lourd et renouvellent l’opération inlassablement. Des pyromanes ? Non, des fonctionnaires du service américain des forêts impliqués dans le Projet de restau ration écologique de Caples. Leur objectif : faire du feu un allié plutôt qu’un ennemi dans la lutte contre les incendies géants.

Comment lutter contre les incendies, souvent gigantesques, qui détruisent chaque année toujours plus de forêts ? Une des solutions, contre-intuitive, consiste à déclencher des incendies préventifs, bien contrôlés.

La semaine suivante, les allumeurs de feu ont progressé vers le bas de la montagne, au nord de Caples Creek. Grâce à des bandes de terre vidées de tout débris fores tier, ils ont contrôlé la course des flammes à travers des prairies qui remarquablement n’avaient pas brûlé depuis 1916. Les équipes ont fait particulièrement attention aux pins de Jeffrey (Pinus jeffreyi) et aux pins ponderosa (Pinus ponderosa), dont certains étaient âgés de 300 ans. Comment ? En les protégeant par l’élimination préventive de tout combustible possible à leur base.

20Thema / Les forêts

eptembre 2019, par un matin inhabituellement froid, dans la Sierra Nevada californienne, plus précisément dans la forêt d’Eldorado, à 112 kilomètres de Sacramento. Là, à plus de 2 000 mètres d’al titude des hommes brandissent des torches dégoulinant d’essence et enflamment des tas de petites bûches et de branches.

Lorsque les flammes se sont éteintes, près de 1 400 hectares avaient brûlé. Il s’agit de la plus grande opération de feux contrô lés jamais effectuée dans la Sierra Nevada et l’une des plus grandes sur un territoire fédéral dans tout l’État.

Faire de l’ennemi un allié

Cet effort s’inscrit dans la volonté, nouvelle, de la Californie de travailler avec le feu, plutôt que de traquer la moindre flamme pour l’éteindre comme elle l’a fait pendant un siècle. L’idée est d’utiliser des feux contrôlés pour restaurer des

Des forêts qui oscillent entre incendies et reboisement VALENTIN RAKOVSKY CenterFireInteragencyNational©

et s’enflammer avec une certaine probabilité (bien plus faible). L’incendie se propage ensuite à toutes les cellules boisées voisines, et n’est stoppé que quand il ren contre des zones vides. L’équipe a fait varier les paramètres de ce modèle – les probabilités de reboisement ou d’embrasement des cellules et la taille ou la densité initiale de la forêt – sur des plages très larges, et a étudié les variations temporelles de la densité de la forêt sur de longues périodes.

Ils ont observé qu’après une phase transitoire le système oscille indéfiniment mais de façon quasi régulière autour d’une position d’équilibre qu’il n’atteint jamais. Cette oscillation est surtout valable pour des forêts qui se reboisent facilement. À l’inverse, le système devient plus chaotique à mesure que la probabilité qu’une cellule vide se boise à nouveau diminue. À partir d’un niveau critique de densité – une surface boisée d’environ 60 % de la surface totale – un incendie est susceptible de s’étendre à toute la forêt quel que soit son point de Dansdépart.quelle mesure peut-on transposer ce modèle à une vraie forêt ? Diego

Des simulations suggèrent que, sans intervention humaine, l’évolution des forêts atteint à terme un régime stable où les incendies et les périodes de reboisement se compensent avec régularité.

27Thema / Les forêts

Une forêt préservée de toute acti vité humaine ne s’étendrait ou ne se den sifierait pas indéfiniment pour autant. De temps à autre, un feu de forêt déclenché par la foudre la décimerait, avant que d’autres arbres ne repoussent. La superfi cie de la forêt oscillerait ainsi suivant un cycle d’incendies et de périodes de reforestation naturelle. C’est ce que suggère un modèle de feux de forêts élaboré par Diego Rybski, de l’institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique, en Allemagne, et ses collègues : la

densité d’une forêt fluctuerait en perma nence autour d’une valeur constante, sans jamais l’atteindre et selon une périodicité quasi régulière. Du moins, tant qu’aucune activité humaine ne fait bégayer ce métro nomeLesnaturel.chercheurs ont simulé l’évolution d’une forêt en la découpant en milliers de cellules représentant chacune une petite surface, boisée ou vide. À chaque instant, une cellule vide peut devenir boisée avec une certaine probabilité. De même, une cellule boisée peut être touchée par la foudre

Sécheresse : mieux vaut croître peu et lentement JOANNÈS GUILLEMOT Frazao/ShutterstockGustavo©

écologiques : l’une liée à la vitesse de crois sance (les arbres qui se développent vite meurent rapidement), l’autre à la taille (les plus grands arbres se reproduisent peu). Ainsi, dans un graphique dont les deux axes représentent ces deux stratégies, les espèces peuvent être positionnées en combinant sept caractéristiques, que l’on appelle des « traits fonctionnels » : hauteur de l’arbre, densité du bois, épaisseur et taille des feuilles, masse des graines, concentration en azote et en phosphore. Ce travail a fourni un important outil de prédiction démographique pour les forêts tropicales actuelles, mais il n’a pas abordé la manière dont la dynamique forestière sera affectée par le changement climatique. Dans notre étude, d’une ampleur inédite, nous avons cherché à comprendre si la tolérance à la sécheresse est une dimension indépen dante de la démographie des forêts tropi cales, ou si elle est associée à ces deux axes de stratégies écologiques.

Les espèces d’arbres tropicaux à croissance lente, plus petits et plus denses, supportent mieux les sécheresses, dont la fréquence augmente avec le réchauffement climatique. Explications de Joannès Guillemot, chercheur en écophysiologie forestière au Cirad, au Brésil.

30Thema / Les forêts

Les changements induits par l’augmentation du nombre de sécheresses sur les forêts tropicales ont été souvent étudiés. Quelle est l’originalité de votre approche ?

Comment avez-vous procédé ?

À partir de bases de données qui rassemblent des mesures de traits fonctionnels d’arbres tropicaux sur tous les continents, nous avons retenu 601 espèces pour lesquelles deux traits qui caractérisent particulièrement bien la tolérance à la sécheresse étaient renseignés : le point de perte de turgescence foliaire et la vulné rabilité du xylème (les vaisseaux du bois) à l’embolie. Le premier caractérise le niveau de stress hydrique pour lequel, pour évi ter de perdre de l’eau, l’arbre ferme ses sto mates, ces petites bouches d’aération qui permettent les échanges gazeux ; le second trait caractérise le niveau de stress hydrique

Le point de départ de notre étude a été le travail d’une autre équipe, celle de Nadja Rüger, de l’université de Leipzig, en Allemagne. En 2020, elle a montré que la dynamique d’une forêt tropicale (Barro Colorado Island, au Panamá) peut être prédite en considérant deux stratégies

La desmenaceespèces exotiques SERGE MULLER, ALAIN ROQUES et MARIE-LAURE DESPREZ-LOUSTAU Kleine/ShutterstockHolger©

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Ces milieux prairiaux secondaires sont exploités, et en même temps stabi lisés, par la fauche ou le pâturage. Toutes les espèces ne résistent pas à ces perturbations sévères. En particulier, très peu d’es pèces végétales exotiques ont colonisé les prairies fauchées. Celles qui ont tout de même réussi à s’y implanter, comme la bermudienne ou « herbe aux yeux bleus » (Sisyrinchium montanum) , venue d’Amé rique du Nord et signalée dans le nord de la France, ne s’étendent pas ; pour l’instant, elles ne sont donc pas invasives.

33Thema / Les forêts

En France métropolitaine, des formations herbacées réellement naturelles ne se développent que dans des conditions de climat ou de sol bien particulières, par exemple dans des étages alpins ou sur des sols tourbeux. La plupart des prairies de l’Hexagone sont donc des formations secondaires : créées par l’homme pour l’ali mentation d’herbivores domestiques, elles remplacent la végétation d’origine.

es prairies, friches, forêts, et autres milieux non urbanisés et non occupés par des cultures intensives couvrent un peu plus de la moitié de la France métropolitaine. Ces milieux constituent un réservoir important de diversité biologique. Bien qu’ils soient dits « naturels », ils restent très influencés par les activités humaines (il n’y a, par exemple, plus de forêt primaire

En revanche, les perturbations liées au pâturage favorisent certaines espèces. Les graines du séneçon du Cap (Senecio inaequidens) s’accrochent ainsi aux poils

ou vierge – en France), soit parce qu’ils sont directement gérés par l’homme, soit parce qu’ils interagissent avec les régions environnantes plus anthropisées. Dès lors, ils n’échappent pas au mouvement général d’introductions d’espèces. Nous parcour rons d’abord les prairies et les friches, puis nous nous attarderons dans les forêts, où se concentre l’essentiel des menaces.

Les milieux naturels sont inégalement touchés par les invasions biologiques. Les pires attaques concernent les forêts : celles-ci sont pour l’instant assez épargnées en Europe, mais en Amérique et en Asie, elles ont déjà subi des dégâts considérables.

Des sous-bois de plus en plus standardisés CORALINE MADEC Jane/ShutterstockAlexander©

colonisent des milieux variés – elles sont dites « généralistes ». À l’inverse, les plantes moins communes et dont l’aire de répar tition est plus limitée ont une croissance plus lente et forment souvent de petites populations. Elles se développent dans des conditions environnementales particu lières – elles sont « spécialistes ».

e l’Irlande à la Pologne, du sud de la Norvège à la Slovénie, les forêts tem pérées d’Europe se ressemblent de plus en plus. Face aux perturbations anthropiques, les herbacées typiques des différentes régions disparaissent progressivement, remplacées par des espèces plus cosmo polites. La grande ortie, par exemple, prospère dans de nombreux sous-bois. Un consortium de chercheurs européens, dont Jonathan Lenoir, du C NRS, s’est inté ressé aux mécanismes à l’origine de cette banalisation de la flore des sous-bois. Leur étude statistique révèle l’impact majeur de la pollution atmosphérique qui, à cause des retombées d’azote qu’elle entraîne, modifie la compétition entre les espèces et favorise l’expansion en Europe des plantes les plus communes.

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44Thema / Les forêts

La vulnérabilité des espèces les moins communes s’explique alors de deux façons. Tout d’abord, ces espèces spécia listes s’adaptent moins aux changements environnementaux que les espèces généralistes. Dans le contexte actuel, elles sont donc plus fragiles. De plus, les petites popu lations sont plus sensibles à l’extinction. De ces deux explications, laquelle a le plus d’impact sur la vulnérabilité d’une espèce ? À l’aide de modèles statistiques, les chercheurs ont déterminé la probabilité d’extinction des espèces sur 38 ans, en fonction de leur effectif dans un milieu donné. Si le critère d’abondance s’est montré plu tôt prédictif pour décrire la vulnérabilité d’une espèce, il s’est toutefois révélé insuffisant. En effet, à effectif égal, une espèce spécialiste a deux fois plus de risque de

En rassemblant les données de 68 milieux forestiers suivis sur des périodes allant de 15 à 78 ans, Jonathan Lenoir et ses collègues ont défini les caractéristiques des herbacées qui prospèrent aujourd’hui en Europe : ce sont des plantes à crois sance plutôt rapide, qui produisent de petites graines, se dispersent facilement et forment de grandes populations. Elles

En Europe, les plantes spécialisées des sous-bois sont progressivement remplacées par des espèces plus cosmopolites que l’on retrouve partout. La pollution à l’azote favoriserait ce déséquilibre.

Comment les parasites sculptent les forêts MARC-ANDRÉ SELOSSE EyeEm/GettyImages.com/DupreeEddaEyeEm/DupreeEdda©

Ce mécanisme, longtemps sous-estimé, explique aussi d’autres aspects de la végétation qui nous entoure.

Dans les régions tempérées, les forêts sont pauvres en espèces d’arbres. Même dans les réserves où le forestier n’in tervient pas, telles que la Réserve intégrale de la forêt de Fontainebleau ou celle de Białowieża, entre Pologne et Biélorussie, quelques espèces seulement dominent. Rien à voir avec l’hyperdiversité des forêts tropicales où aucune espèce n’a le dessus : il y en a plusieurs centaines par hectare, jusqu’à 650 à Bornéo par exemple. En comparaison, tout le territoire européen, lui, abrite moins de 500 espèces d’arbres, en incluant les espèces introduites !

Pourquoi les forêts tropicales sont-elles généralement bien plus riches en espèces d’arbres que les forêts tempérées ? La réponse est liée aux microorganismes du sol et à l’« effet Janzen-Connell », proposé il y a cinquante ans.

47Thema / Les forêts

Cette différence a longtemps interrogé les écologues : il semble aujourd’hui que ces contrastes ne sont pas dus aux dif férences climatiques, mais orchestrés par les microorganismes du sol, qui jouent une partition différente dans chaque cas.

A priori, un écologue s’attend à ce que sur un même hectare de forêt, la compétition ne laisse prospérer que quelques espèces : la situation des forêts tempérées semble donc plutôt intuitive. En effet, chaque espèce possède sa propre niche écologique, c’est-àdire la gamme de conditions (éclairement, fertilité, acidité du sol, etc.) où elle se déve loppe. Quand deux espèces ont des niches qui se recouvrent en partie, l’une ou l’autre prend le dessus là où les deux peuvent vivre. Quand deux espèces ont exactement la même niche, l’une ou l’autre est exclue par compétition. C’est le principe de « l’exclusion de niche » : il y a toujours un meilleur compétiteur et la seule façon d’échapper à cette fatalité est d’avoir une niche au moins en partie différente des autres espèces. Un hectare de forêt ne comprend que quelques niches écologiques, par exemple à cause de variations locales de la composition du sol. La compétition laisse donc de la place à un petit nombre d’espèces, comme c’est le cas en forêt tempérée.

200 000 ans dans la vie d’une forêt virtuelle SEAN BAILLY MarseilleEloy/CentraleC.©

La géométrie des arbres suit cer taines relations mathématiques simples, nommées « lois d’échelles allométriques ». Par exemple, Léonard de Vinci avait observé que la somme des sections des branches connectées au tronc était égale à la section de ce tronc. De façon plus générale, la structure en branches

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est dite « autosimilaire » car elle se reproduit à toutes les échelles depuis le tronc et les branches principales jusqu’aux plus petites branches, sur le même principe que les fractales. Les lois allométriques relient encore d’autres grandeurs : la masse moyenne d’un arbre au nombre d’arbres par hectare – c’est la loi d’autoé claircie –, ou la hauteur de l’arbre à son diamètre. Les explications classiquement avancées pour justifier ces observations sont d’origine mécanique et hydraulique : les arbres sont contraints à cette géométrie afin de ne pas s’effondrer sous leur propre poids et pour pouvoir faire mon ter la sève des racines jusqu’aux feuilles.

Les modèles développés à partir de ces principes négligent cependant deux facteurs de première importance : le rôle du vent qui exerce une importante contrainte mécanique sur les branches, élaguant les branches trop faibles et abattant les arbres mal équilibrés, et la compétition pour l’ac cès à la lumière. Le rayonnement solaire est indispensable à la photosynthèse, qui produit les ressources de l’arbre. Ainsi des arbres plus hauts et plus étendus capteront

61Thema / Les forêts

la résistance au vent et la compétition pour la lumière du soleil.

En simulant une forêt soumise à la sélection naturelle, des chercheurs ont mis en évidence le rôle crucial de la compétition pour l’accès à la lumière et de la résistance au vent dans l’évolution de la structure des arbres.

ur une île virtuelle, Christophe Eloy, de Centrale Marseille, et ses collègues ont semé des graines d’arbres, elles aussi virtuelles, pour les voir pousser, produire de nouvelles graines, observer l’apparition de mutations génétiques et le résultat de la sélection naturelle. Les chercheurs ont ainsi mis en évidence deux facteurs qui influent particulièrement sur l’évolution des arbres et notamment sur leur structure :

L’étonnant succès évolutif des chênes JEANNINE CAVENDER-BARES, PAUL MANOS et ANDREW HIPP somchaiito/Shutterstock©

qu’aujourd’hui. Une mer venait tout juste de se refermer au milieu des Grandes Plaines, cette zone aujourd’hui semi-aride qui traverse toute l’Amérique du Nord au centre du continent, du Canada (province du Saskatchewan) jusqu’au Texas au sud. Quant à la grande chaîne des montagnes

Les quelque 435 espèces de chênes dominent dans les forêts de tout l’hémisphère Nord. Comment se sont-ils imposés et diversifiés à ce point ? Des chercheurs tentent de le comprendre en reconstituant l’histoire de leurs migrations – une épopée de près de 60 millions d’années.

our ceux qui connaissent les forêts nord-américaines, imaginez qu’on vous y dépose il y a 56 millions d’années. Vous n’auriez pas reconnu le paysage, quel que soit l’endroit où vous auriez été téléporté. À l’époque, à l’aube de l’Éocène, la Terre était plus chaude et plus humide

À quoi ressemblaient les forêts à cette époque ? À une forêt tropicale humide appréciée des primates dans ce qui est le sud-est actuel des États-Unis, alors que des forêts de feuillus recouvraient le nord-est : certaines espèces à feuillage caduc (qui tombe) telles que des ginkgos, des viornes, des bouleaux ou des ormes, d’autres aux larges feuilles persistantes. Les arbres à feuil lage caduc, qui couvrent aujourd’hui 11 % des forêts allant du Mexique à l’Amérique du Nord, étaient encore peu nombreux. Mais ces paysages allaient radicalement

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Rocheuses, qui s’étend sur tout l’ouest du continent du nord au sud, elle n’avait pas encore atteint sa hauteur actuelle.

65Thema / Les forêts

Les communautés végétales et ani males étaient radicalement différentes. Dans le Haut-Arctique canadien (à l’extrême nord du continent américain), au lieu de la toundra actuelle au maigre cou vert végétal, s’épanouissait une flore riche et variée grâce au maintien de températures positives toute l’année ; l’île d’Elles mere, à l’extrême nord du Canada, en face de la côte nord-ouest du Groenland, abritait des alligators et des tortues géantes.

Pour une raisonnéereforestation ÉLISE BUISSON, MARIE ANGE NGO BIENG ET THIERRY GAUQUELIN stock/MarinaAdobe©

remplacées par des épicéas (Picea abies). La substitution de feuillus par des résineux a modifié la composition de l’humus du sol, devenu plus acide et moins bon pour l’activité biologique. Afin d’en évaluer l’impact, l’un de nous (Thierry Gauquelin) et ses collègues ont étudié, en 2004, un indi cateur de cette altération : les populations de collemboles, un groupe d’arthropodes proches des insectes et essentiels dans le fonctionnement des écosystèmes foresti ers (les collemboles participent à la dégra dation de la litière et à l’enrichissement de l’humus). Les chercheurs ont mis en évidence une forte baisse de l’abondance et de la diversité de ces Heureusement,espèces.tousles projets n’ont pas conduit à l’introduction d’espèces invasives ou à une diminution de la biodiver sité locale. Certains ont eu des bilans très positifs. C’est le cas de la forêt atlantique de Rio de Janeiro, au Brésil. Au cours des xvie et XVIIe siècles, cet espace a été graduellement détruit par l’exploitation du bois et son remplacement par des fermes cultivant la canne à sucre et le café, ou par des pâturages pour le bétail. Dans la première moitié

Restaurer des milieux forestiers dégradés ne se résume pas à planter des arbres. Et ne s’improvise pas... Pour lutter contre le déclin de la biodiversité et le réchauffement climatique, mieux vaut s’appuyer sur l’expérience acquise ces dernières décennies.

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ors de sa création en 1910, le pre mier institut de foresterie des Philippines, situé à Manille, a lancé un vaste plan de reforestation des zones entourant son campus. Des dizaines d’espèces d’arbres, locales et exotiques, ont ainsi été plantées. Cependant, parmi ces dernières, l’acajou, Swietenia macrophylla, originaire d’Améri que centrale et du sud, a vite été à l’origine de problèmes environnementaux. Avec une production de graines annuelle, contrairement aux arbres indigènes, qui n’en donnent que tous les cinq ans ou plus, l’acajou a rapidement colonisé les espaces naturels. Or ses feuilles riches en tanins se décomposent mal et ne sont pas consom mées par les animaux locaux.

81Thema / Les forêts

Cet exemple de reforestation et d’autres se sont ainsi soldés par des échecs ou ont fait naître de nouveaux problèmes. Plus récemment, dans les Pyrénées, à par tir des années 1960, lors d’un important programme de reboisement, d’anciennes forêts de hêtres (Fagus sylvatica) ont été

Le retour de la forêt salvatrice GUILLAUME DECOCQ, BERNARD KALAORA ET CHLOÉ VLASSOPOULOS publicDomaine-ToulousedemunicipaleBibliothèque©

Au XIXe siècle, deux lois reposant sur un discours environnemental catastrophiste ont permis à l’État d’asseoir son autorité sur les espaces ruraux… en favorisant le reboisement.

Le sol dépouillé d’herbes et d’arbres par l’abus du pacage et par le déboisement,

Hormis son lyrisme désuet, ce tableau apocalyptique ressemble fort aux discours que l’on entend depuis quelques années, alors que le réchauffement climatique induit par l’émission des gaz à effet de serre est une préoccupation grandissante dont se sont emparées les politiques publiques, nationales et internationales.

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99Thema / Les forêts

porphyrisé par un soleil brûlant, sans cohé sion, sans point d’appui se précipite alors dans le fond des vallées, tantôt sous forme de lave noire, jaune ou rougeâtre, tantôt par courant de galets et même de blocs énormes qui bondissent avec un horrible fracas et produisent dans leur course impétueuse les plus étranges bouleversements. Il n’y a pas de temps à perdre, ou bien, dans cinquante

ans d’ici, la France sera séparée du Piémont comme l’Égypte de la Syrie : par un désert.

ovembre 1843. De retour d’un voyage dans les Alpes, l’économiste Adolphe Blanqui livre ses inquiétudes sur le déboisement des montagnes dans un rapport de l’Académie des sciences morales et politiques. Pour lui, si le pays ne se reboise pas vite, il court à sa perte.

Certes, les faits sont indiscutables : ex aequo avec l’agriculture, la foresterie constitue la quatrième cause mondiale d’émission de gaz à effet de serre après l’énergie, l’industrie et les transports, selon

En France, l’heure est à la dynamisation de la sylviculture et au remplacement des vieux arbres par de nouveaux : il faut rajeunir les forêts en les exploitant plus intensément, de manière à piéger davantage de CO2. Tel est, en substance, le propos sur les forêts de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt du 13 octobre 2014. À l’échelle internationale, la marchandisation du carbone lan cée par le protocole de Kyoto, en 1997, place la forêt au premier plan dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Les forêts sont plus que des puits de carbone ISABELLE BELLIN BorneoRimbawan/Shutterstock©

« On néglige souvent l’importance de ces différents processus au profit du rôle de puits de carbone des forêts, le fait que les arbres absorbent le CO2 de l’atmosphère pendant leur croissance, confirme Nicolas Viovy, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. En général, chaque facteur est étudié isolément. Cette approche systémique a le mérite de traiter ensemble ces phénomènes complexes aux multiples effets croisés. »

L es forêts jouent un rôle important dans le climat de la planète. Elles captent notamment de grandes quantités de dioxyde de carbone (CO2) de l’atmosphère et le séquestrent sur de longues périodes. Mais elles participent aussi au climat par d’autres phénomènes bien moins documentés. Deborah Lawrence, de l’université de Virginie, aux États-Unis, et ses collègues ont évalué les contributions relatives des différents mécanismes régulateurs du climat liés aux forêts. Ils ont détaillé les trois principaux effets biophysiques et leurs couplages, et ce aux différentes latitudes : l’albédo, c’est-à-dire le pouvoir réfléchissant d’une surface (les nuages ou la neige réfléchissent beaucoup la lumière alors que les forêts l’absorbent) ; l’évapotranspiration des arbres, par laquelle l’eau est transférée du sol vers l’atmosphère et trans formée en vapeur d’eau, refroidissant le milieu ; et enfin la « rugosité » de la canopée, qui produit des microturbulences quand elle est soumise au vent, ce qui dissipe la chaleur et contribue également à refroidir le milieu. À ces trois effets principaux s’ajoutent ceux liés aux composés orga niques volatils que les arbres émettent en condition de stress, par exemple une sécheresse, qui agissent de façon indirecte sur la formation de nuages et la concentration en méthane et en ozone. Combinés, ces effets biophysiques refroidissent la température de la planète d’environ 0,5 °C.

« L’intérêt de ce travail est de faire une synthèse et de revenir aux phénomènes en question en faisant un bilan d’énergie, là où les modèles climatiques sont des sortes de boîtes noires, poursuit Jérôme Chave, chercheur au Laboratoire évolution et diversité

Un tiers de la contribution des forêts au climat vient de leurs effets biophysiques, comme leur rôle dans la formation des nuages, l’humidification de l’air ou la production de composés organiques volatils. Un argument de poids contre leur destruction.

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Une forêt de bienfaits ALIX COSQUER oneinchpunch/Shutterstock©

extases qu’excite en lui cet accord [l’harmonie des trois règnes]. Une rêverie douce et profonde s’empare alors de ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immensité de ce beau système avec lequel il se sent Maisidentifié. »aujourd’hui, il y a du nouveau. D’abord, nos relations à la nature ont beau coup changé au cours des derniers siècles et décennies. Ensuite, l’expression de la sensibilité chantée par Rousseau s’accompagne désormais d’une démarche scientifique qui cherche à mettre en lumière et à expliciter les mécanismes à l’œuvre. Comment ont évolué nos rapports à la nature ?

Ces bénéfices sont connus depuis longtemps, et déjà, Jean-Jacques Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire, évoquait ce bien-être et ce sentiment de connexion suscités par une observation immersive et attentive de la nature : « Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il se livre aux

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tes-vous un adepte du shinrin-yoku ? Cette pratique des « bains de forêt », venue du Japon, est très en vogue aujourd’hui en France. Elle consiste à s’immerger dans une forêt en prêtant attention à ses sens et au moment présent. L’idée est de rapprocher l’humain de la nature afin de profiter de cette interaction. On parle même de sylvo thérapie, car cette expérience peut relever de la médecine, notamment préventive. Une marche attentive en forêt favoriserait la relaxation, la réduction du stress, les fonctions immunitaires... Ces bienfaits s’inscrivent dans ceux, plus nombreux encore, que prodigue la nature.

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La nature est indispensable à notre sur vie. Elle assure, par une diversité de mécanismes écologiques et écosystémiques, les conditions de notre survie sur Terre. Cependant, la nature pose aussi, culturelle ment, la question de l’altérité et de la position de l’être humain en son sein.

En matière de santé et de bien-être, se rapprocher de la nature en pratiquant des « bains de forêt » rime avec bénéfices. Quels sont les mécanismes physiologiques derrière ces bienfaits ?

La nature renvoie à notre vulnéra bilité. Elle peut représenter un espace d’insécurité, de prédation. En France, les contes dont une sombre forêt est le théâtre hantent encore nos imaginaires.

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