Hors-Série Pour La Science #120 - Juillet/Sept. 2023

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« On répertorie aujourd’hui environ cent cinquante définitions du mot “vie” ! »

Marie-Christine Maurel Professeure de biologie à Sorbonne-Université

Il était une fois LA VIE

Comment est-elle née ?

Existe-t-elle ailleurs ?

Peut-on la recréer ?

Redéfinir la vie, sans a priori ni préjugés

Le « monde à ARN » contesté ?

Les premières vraies cellules

artificielles

Les aliens au cinéma, c’est… du cinéma !

Hors-série numéro 120 POUR LA SCIENCE HORS-SÉRIE I l était une fois LA VIE n° 120 – 08.23/09.23
L 13264120 HF: 9,90 €RD
Édition française de Scientific American - BEL./LUX. : 11,40 € - CH : 17,10 FS - CAN : 16,99 $CA - PORT. CONT. : 11,40 €

08.23/09.23

L’arbre qui cache la forêt

par Loïc Mangin

Dans la trilogie du Problème à trois corps, l’écrivain Liu Cixin développe la théorie de la forêt sombre qui s’appuie sur deux piliers : une chaîne de suspicion (deux civilisations qui entrent en contact supposeront forcément que l’autre est malveillante) et l’explosion technologique (une suprématie sur d’autres civilisations est impossible à maintenir). Conséquence, toute civilisation doit impérativement chercher à détruire une forme de vie qu’elle serait amenée à découvrir, laissant l’Univers être « une forêt sombre où chaque civilisation est un chasseur armé d’un fusil ». C’est une réponse au paradoxe de Fermi qui se résume ainsi : pour vivre (heureux ou pas), vivons cachés. Mais saurions-nous seulement détecter une autre civilisation ? Et même une simple vie ? C’est que ce concept reste flou et mérite d’être précisé, avant que d’imaginer lancer une traque dans la galaxie. Sur notre propre planète, la vie est aussi source d’énigmes. Comment est-elle apparue ? Peut-on espérer la recréer ? Autant de questions auxquelles ce numéro « existentiel » apporte les réponses les plus récentes. Alors avant de vous aventurer dans la forêt sombre, découvrez ce qu’est un seul arbre, un arbre de vie, la nôtre…

Ont contribué à ce numéro

David Louapre

Docteur en physique. Il est directeur scientifique chez Ubiso t et vidéaste (chaîne YouTube « Science étonnante »).

Étienne Klein

Physicien et philosophe des sciences. Il est directeur de recherches au Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

Christophe Malaterre

Professeur de philosophie et titulaire de la chaire de recherche du Canada en philosophie des sciences de la vie, à l’université du Québec, à Montréal.

Marie-Christine Maurel

Professeure de biologie à SorbonneUniversité et au Muséum national d’histoire naturelle, dans l’unité Biologie intégrative des populations, évolution moléculaire (Bipem). www.pourlascience.fr
HORS-SÉRIE

Il était une fois LA VIE

Le berceau terrestre

p. 6 Repères

Des schémas, des chi res, des définitions : toutes les clés pour entrer sereinement dans ce numéro.

p. 10 Grands témoins

Marie-Christine Maurel et Christophe Malaterre

p. 18 L’ARN par qui tout a commencé Amber Dance

Et quand on écrit « tout », cela inclut aussi les ribosomes.

p. 26 La soupe aux chimères Jordana Cepelewicz

Dans la mixture originelle, ARN et ADN auraient pu s’hybrider.

p. 32 Et l’acide aminé fut

John Rennie

L’origine des acides aminés ? La radioactivité des astéroïdes !

p. 38 L’ancêtre de nos

cellules

Christie Wilcox

Ou plutôt les ancêtres, car ils s’y seraient mis à plusieurs.

p. 44 L’aube de la faune

Rachel A. Wood

L’explosion du Cambrien : et si elle avait eu lieu bien avant ?

4 SOMMAIRE 01
Il n’y a pas de barrière franche entre l’inerte et le vivant
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

La vie est ailleurs

p. 54 Une autre vie est possible

Sarah Scoles

Comment reconnaître la vie telle que nous ne la connaissons pas ?

p. 64 Le physique de l’emploi

Jean-Sébastien Steyer

Les aliens du cinéma passés au crible (amical) de la science.

p. 72 Pourquoi ne sont-ils pas là ?

Jean-Paul Delahaye

Un fameux paradoxe signé du Prix Nobel Enrico Fermi.

p. 80 « Avec

Une nouvelle genèse

p. 86 Entre chimie et biologie, une intrigante frontière

David Louapre

Un système chimique simple, modélisé, étonnamment vivant.

p. 94 La première cellule… informatique

Yasemin Saplakoglu

Elle croît, échange, se divise, mais uniquement in silico

p. 100 L’avènement des cellules artificielles

Kendall Powell

ENTRETIEN avec Étienne Klein

S’approcher du vivant à partir de ses composants élémentaires. p.

5 02 03
109 Rendez-vous 110 En image 112 Rebondissements 116 Infographie 118 Incontournables En couverture : © amenic181/Shutterstock Hors-Série 08.23/09.23 Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
des constantes de la physique di érentes, la vie n’aurait pas pu émerger »

Plus belle la vie

La vie, tout exubérante qu’elle puisse paraître, repose sur quelques principes simples et surtout une très longue histoire qui explique son foisonnement

Deux grands types de cellules

Les êtres vivants actuels se répartissent en deux grands types d’organismes cellulaires. Les procaryotes, dépourvus de noyau, sont identifiés aux bactéries : la plupart d’entre elles vivent comme

Cellule procaryote

Paroi externe (sur certaines bactéries)

des organismes monocellulaires, mais certaines s’associent en chaînette. L’ADN des procaryotes est présent dans le cytoplasme de la cellule. Les eucaryotes (ou « noyau vrai ») ont un noyau qui sépare le matériel

Membrane plasmique

ADN sous forme de chromosome unique

Ribosome (synthèse des protéines)

Plasmide (fragment d’ADN circulaire)

Pilus

Cytoplasme

génétique du reste des composants cellulaires. Végétaux et animaux sont des eucaryotes (les premiers disposent d’organites spécifiques, les chloroplastes, où se réalise la photosynthèse).

Cellule eucaryote

Membrane du noyau Noyau Vacuole (stockage, recyclage…) Lysosome

Ribosome (synthèse des protéines)

Microtubule

ADN

Centrioles

Cytoplasme

Complexe de Golgi (réservoir de protéines)

C’est l’histoire de la vie

Membrane plasmique

Nucléole (production et assemblage des ribosomes)

Mitochondrie (production d’énergie sous forme chimique)

Reticulum endoplasmique lisse (synthèse des lipides) Reticulum endoplasmique rugueux (modification des protéines)

– 4,5 milliards – 3,5 milliards

Ère de la chimie prébiotique (possiblement sous forme d’ARN)

Formation de la Terre.

Durée : environ 50 millions d’années.

Plus vieux fossiles indiscutés d’êtres vivants en Australie (région de Pilbara) dans des stromatolites (à gauche), formations rocheuses en couches formées par l’activité de cyanobactéries (bactéries photosynthétiques). Néanmoins, des structures tubulaires (à droite) interprétables comme des microorganismes fossiles auraient été découvertes dans des sédiments hydrothermaux plus anciens du Nuvvuagittuq, au Québec (– 4,28 à – 3,77 milliards d’années).

Ère des procaryotes, cellules uniques sans noyau

– 2,5 à – 2,2 milliards

Certaines cyanobactéries développent une photosynthèse oxygénique : leur dioxygène est alors un poison pour les autres microorganismes.

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De gauche à droite : © J.W. Schopf, M. S. Dodd et al De gauche à droite © Macrovector, Amadeu Blasco/Shutterstock
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

ADN-ARN : les piliers de la cellule

ADN (Acide désoxyribonucléique)

ARN (Acide ribonucléique)

Localisation : dans les cellules eucaryotes (dotées d’un noyau), l’ADN est situé dans le noyau cellulaire ainsi que dans les mitochondries et dans les chloroplastes des cellules végétales.

Composition chimique : du désoxyribose (sucre), des groupes phosphate et quatre bases azotées (A pour adénine, C, cytosine, G, guanine et T, thymine).

Structure : une double hélice, où deux brins d’ADN sont enroulés l’un autour de l’autre. Les brins sont maintenus ensemble par des appariements de bases complémentaires (A avec T, C avec G) et forment une structure stable.

Fonction : contenir et stocker sur le long terme l’information génétique de l’organisme.

ARN

Localisation : présent dans le noyau, on trouve aussi l’ARN dans le cytoplasme des cellules. Composition chimique : du ribose (sucre), des groupes phosphate et des bases azotées (A pour adénine, C, cytosine, G, guanine et U, uracile). La principale di érence avec l’ADN réside dans la nature du sucre, mais aussi dans la présence d’uracile (U) à la place de la thymine (T).

Structure : l’ARN est monocaténaire (un seul brin) et se replie sur lui-même par appariements. Fonctions : très nombreuses.

Présence attestée d’eucaryotes multicellulaires. Néanmoins, des fossiles d’êtres pluricellulaires possiblement plus anciens (ci-contre) ont été découverts dans des argiles noires du bassin de Franceville, au Gabon. Date : – 2,1 milliards.

Plus vieux fossiles indiscutés d’êtres pluricellulaires, tridimensionnels et non plus seulement plats (faune d’Ediacara, de Doushantuo…)

Explosion des formes de vie pluricellulaires au Cambrien. Toutefois, selon une étude récente, cette diversification aurait été plus progressive qu’on ne le pensait et se serait étalée sur au moins 100 millions d’années (voir L’aube de la faune, par R. Wood, page 44).

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R Ridose Ph Phosphate C Cytosine G Guanine T Thymine A Adénine U Uracile R Ridose Ph Phosphate
C Cytosine G Guanine A Adénine © A. El Albani et A. Mazurier © Pour la Science
ADN
Repères – 1,5 milliard – 700 à – 600 millions – 541 millions Temps (en années) Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

Qui a été le premier ?

Depuis les années 1980, la théorie d’une vie originelle « tout ARN » (A) est devenue dominante. Fondée sur la double capacité de l’ARN à catalyser des réactions chimiques et à stocker de l’information, elle colle bien au comportement des systèmes vivants, mais sans expliquer la formation de l’ARN lui-même. Or l’apparition aussi précoce d’une molécule aussi complexe est jugée peu probable par ceux qui penchent pour une autre voie, surnommée « métabolisme d’abord » (B), laquelle postule que des réseaux de réactions chimiques primitifs ont engendré leurs propres constituants, o rant après sélection une rampe

(A) Tout ARN (B) Le métabolisme

Acides nucléiques (monomères)

Les monomères se combinent en polymères. Les polymères catalysent la formation de monomères.

Soupe primordiale à base de petites molécules carbonées Des catalyseurs multiplient les formes possibles de molécules. Des réseaux de réactions se forment.

Des polymères identiques s’assemblent sans intermédiaires.

La sélection naturelle conduit à une plus grande polyvalence catalytique. Le métabolisme évolue jusqu’à prendre sa forme actuelle.

Spécialisation des rôles : stockage de l’information génétique pour l’ADN, catalyse et structuration de la cellule pour les protéines.

De l'ADN à la synthèse des protéines

Acides aminés ARNt ARNm ARNm en cours de traduction Transcription Le ribosome intègre les acides aminés dans la chaîne protéique. Un ARNt est libéré Protéine Gène NTP Pol ADN Ribosome Noyau CYTOPLASME Traduction ● ● ● ● Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
source https://www.americanscientist.org/article/the-origin-of-life © Vector Mind/Shutterstock
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Le nouvel arbre du vivant

En mai 2016, une équipe internationale sous la direction de Jillian Banfield, de l’université de Californie à Berkeley, a construit cet arbre du vivant à partir de 30 437 génomes publiés de microorganismes et de données génomiques sur plus de 1 000 autres jamais cultivés, obtenus à partir d’environnements variés (croûte de sel du désert d’Atacama, par exemple). L’arbre ainsi construit témoigne de l’incroyable diversité des microorganismes . On y retrouve les trois domaines du vivant : les bactéries en haut, les eucaryotes et les archées en bas (les archées sont des unicellulaires adaptés aux environnements extrêmes) ainsi que leurs principales lignées. Les phylums « animaux » et « végétaux », présents jusque-là dans les précédentes classifications, ont disparu, dilués dans les opisthocontes.

© Pour La ScienceTiré de L. A. Hug et al., Nature Microbiology, vol. 1, 16 048, 2016 médaillon d’après B. F. Smets et T. Barkay, Nature Reviews, vol. 3, pp. 675-678, 2005.
Repères 9 Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
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Le berceau terrestre

C’est l’histoire de la poule et de l’œuf. La vie telle que nous la connaissons est, dans ses fondements chimiques, assise sur les acides nucléiques, ADN et ARN. Les informations qu’ils stockent sont nécessaires pour synthétiser les protéines dont les êtres vivants font grande consommation. Oui, mais, ADN et ARN sont eux-mêmes lus et décodés par… des protéines. Alors, par qui l’histoire a-t-elle commencé ? Par l’ARN, aimeraient croire un grand nombre de chercheurs. Le scénario n’est pas encore clair, mais chaque publication amène du neuf : des chimères ADN-ARN primordiales se seraient constituées, des acides aminés auraient été livrés par astéroïde. Plus tard, les premières cellules à noyau auraient eu une origine collégiale. Quant aux premiers animaux, ils se seraient diversifiés bien avant ce qu’on croyait. Pas de doute, la recherche sur les premiers pas de la vie est très… vivante !

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© ChuangTzuDreaming.jpg/Istock
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Dans l’hypothèse d’un monde prébiotique dominé par les ARN, comment les premières protéines ont-elles été fabriquées ?

Grâce à des… ARN bien sûr !

L’ARN par qui tout a commencé

18 © M. Yusupov et al., 2001
Amber Dance
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 LE BERCEAU TERRESTRE

Le ribosome, l’usine à protéines des cellules, est constitué d’ARN (en bleu) et de protéines (en blanc).

Les deux types de molécules s’agencent en deux sous-unités, une grosse et une petite. Les acides aminés qui sont assemblés en une protéine sont apportés par les ARN de transfert (en jaune).

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Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

Premier ARNt

Premier acide aminé

Deuxième ARNt

ARNt « vide »

Deuxième acide aminé

a b

Ribosome ARNm

Codon

Au commencement, il y a des milliards d’années, avant l’apparition de n’importe quel organisme vivant, animal, bactérie, végétal… prévalait un « monde à ARN » (voir les Repères, page 6) Ces molécules cousines de l’ADN virevoltaient probablement avec des acides aminés et d’autres biomolécules rudimentaires, fusionnant ou au contraire s’éloignant, dans une « soupe primordiale », le creuset d’une vie sur une planète qui en était encore dépourvue

Soudain, un changement fondamental dans ce monde prébiotique eut lieu : l’apparition d’une « machine » rudimentaire, une poche faite d’ARN, capable de rapprocher des acides aminés et de les associer, fabriquant ainsi la plus simple des protéines, des molécules justement constituées de l’enchaînement d’acides aminés, parfois plusieurs milliers Cette modeste poche allait progressivement évoluer pour devenir le ribosome présent dans toutes les cellules, un complexe d’ARN et de protéines qui fabrique les protéines à partir d’une information génétique. Ada Yonath, de l’institut des sciences Weizmann, à Rehovot, en Israël, et son équipe ont conceptualisé cette idée de « protoribosome » il y a près de vingt ans, après avoir participé à l’élucidation de la structure du ribosome moderne , une prouesse récompensée par le prix Nobel de chimie 2009.

Cette hypothèse de protoribosome n’attendait qu’à être confortée par des expérimentations.

― En bref

> Le ribosome, qui dans nos cellules fabrique les protéines, aurait été dans la soupe prébiotique beaucoup plus rudimentaire qu’il ne l’est aujourd’hui : une simple poche d’ARN.

> Cette hypothèse s’est récemment vu confirmer par de nombreuses expérimentations qui ont réussi à recréer un « protoribosome ».

> Soumis à la sélection naturelle, celui-ci se serait ensuite complexifié par l’ajout de plusieurs bouts d’ARN et de pr otéines pour devenir l’édifice que l’on connaît.

> Le protoribosome, qu’il ait existé ou non, aidera peut-être un jour à fabriquer des molécules inédites.

Deux acides aminés liés

C’est chose faite ! En  2022, le groupe d’Ada Yonath est parvenu à créer une machine à ARN primitive capable de relier deux acides aminés. La même année , l’équipe de Koji Tamura , de l’université de Tokyo , a obtenu un résultat similaire . « L’idée du protoribosome en sort renforcée » , concède Paul Schimmel , de l’institut Scripps , à La Jolla , en Californie . Plus largement , ces réussites ont suscité une vague d’enthousiasme

Bien que des réserves subsistent, ces travaux semblent bien récapituler une étape importante sur la route qui mène des molécules organiques primordiales au ribosome utilisé par le dernier ancêtre commun à tous les êtres vivants. Et certains voient déjà dans le protoribosome un outil idéal pour créer de nouveaux types de molécules biologiques

LES ARN DANS L’ARÈNE

Les scientifiques tentent de comprendre l’origine chimique des biomolécules depuis des décennies Il y a soixante-dix ans, Stanley Miller, à l’université de Chicago, a fait jaillir des étincelles dans un mélange gazeux pour créer des composés organiques Des chercheurs comme Carl Woese (le découvreur des archées, le troisième groupe du vivant, avec les bactéries et les eucaryotes) et Francis Crick (le père de la double hélice d’ADN) ont suggéré que le ribosome ait

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Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 LE BERCEAU TERRESTRE

Protéine en cours d’élaboration

La synthèse protéique est fondée sur la complémentarité des nucléotides qui constituent d’une part l’ARN messager (ARNm) et d’autre part l’ARN transfert (ARNt) : à chaque triplet de nucléotides (ou codon) de l’ARNm correspond un ARNt particulier porteur d’un acide aminé donné. Un à un, ces acides aminés sont reliés en une chaîne qui n’est rien d’autre qu’une protéine.

pu au départ être composé uniquement d’ARN, une idée étayée au début des années 1980 par la découverte des ribozymes, des ARN capables de catalyser des réactions, un rôle que l’on croyait uniquement dévolu aux protéines De là est née l’hypothèse du « monde à ARN ». Cette idée est débattue et de nombreux scientifiques soupçonnent qu’une grande diversité de biomolécules, y compris des protéines rudimentaires, des lipides et des métabolites, ait pu coexister dès le départ. Il n’empêche, selon Ada Yonath, les ARN étaient très nombreux sur la Terre primitive : « La plupart, petits et inutiles, ont disparu, tandis que le protoribosome a perduré »

Au début des années 2000, elle a avec ses collègues publié les structures à haute résolution des deux sous-unités qui constituent le ribosome (voir la figure page 19), en l’occurrence celui de bactéries extrêmophiles À mesure que les structures ribosomiques d’autres organismes étaient élucidées, Ilana Agmon, du groupe de Rehovot, a remarqué qu’au cœur de la grande sous-unité se trouve un segment semi- symétrique , une structure en forme de poche faite d’ARN et nommée « centre peptidyltransférase » (CPT).

Lors de la traduction de l’ARN messager (ARNm) en protéine (voir la figure ci-dessus), lorsque deux acides aminés, transportés par des ARN transfert (ARNt) sont rapprochés dans le CPT, les conditions sont réunies pour qu’ils s’assemblent en un dipeptide, une mini-protéine à

deux acides aminés Et , bien que la séquence nucléotidique spécifique de ce CPT varie d’une espèce à l’autre, la forme est toujours la même, indiquant qu’elle est cruciale pour le fonctionnement du ribosome (voir la figure page suivante)

À partir de 2006, « nous avons supposé qu’il s’agissait du protoribosome à partir duquel le ribosome a évolué », se souvient Anat Bashan, elle aussi au Weizmann Mais la région considérée est composée de 178  nucléotides, ce qui en fait une structure particulièrement grande pour l’imaginer surgir, entièrement formée, sur la Terre primordiale Se fondant en partie sur la symétrie observée, Ilana Agmon a proposé un modèle nécessitant deux ARN similaires , en forme de L , de 60 et 61  nucléotides. 121, c’est une taille plus raisonnable ! De fait , Elisa Biondi , de la FfAME , à Alachua, en Floride, et ses collègues ont réussi à synthétiser des ARN de 100 à 300 nucléotides sur des verres naturels, d’origine volcanique ou nés d’impacts de météorites.

Mais tout le monde n’est pas convaincu. Ainsi, Joseph Moran, de l’université de Strasbourg, doute que le protoribosome soit apparu d’un coup, tel quel, et pense qu’il dérive d’éléments beaucoup plus simples . Lesquels ? Selon Robert RootBernstein, de l’université d’État du Michigan, à East Lansing, ces éléments plus simples ont pu être les ARNt. De fait, le noyau du CPT ressemble beaucoup à quatre ARNt réunis. Qui plus est, rappelle le biochimiste, les ARNt ne sont pas de simples

21 © Pour la Science
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Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
L’ARN par qui tout a commencé

LE CŒUR DU RÉACTEUR

Au centre du ribosome se niche le centre peptidyltransférase (CPT), une poche d’ARN où les acides aminés transportés par des ARN transfert s’assemblent en protéines. La structure 3D de ce centre, qu’il vienne d’organismes aussi différents que des eubactéries, des archées, des eucaryotes et même des mitochondries, est particulièrement conservée, ce qui plaide pour son importance pour tout le règne vivant.

transporteurs, ce sont des molécules polyvalentes douées pour toutes sortes de tâches , comme la détection des nutriments et l’inhibition de gènes Peut-être avaient-ils déjà une fonction de ce genre dans la soupe primordiale avant d’être recrutés pour le protoribosome.

L’hypothèse du protoribosome suppose que l’une de ces premières poches d’ARN ait pu relier des acides aminés entre eux avant d’évoluer pour devenir le ribosome. Pour beaucoup, cette idée est juste, mais n’est pas acquise. « C’est plausible », admet Anton Petrov, de l’institut de technologie de Georgie, à Atlanta, mais les premières machines à ARN avaient peut-être des fonctions sans rapport avec la synthèse des protéines avant d’endosser ce rôle lors de l’émergence du protoribosome. « C’était une proposition très audacieuse », déclare quant à lui John Sutherland, du Laboratoire de biologie moléculaire de Cambridge, au Royaume-Uni.

Les théories audacieuses réclament des preuves extraordinaires, et c’est ce que le laboratoire d’Ada Yonath s’est efforcé d’obtenir sous la houlette de Chen Davidovich. La première étape consistait à produire les molécules nécessaires à la construction de ce protoribosome

22 © Nature
Grosse sous-unité du ribosome CPT consensus de plusieurs organismes Centre peptidyltransférase (CPT) ARN transfert Petite sous-unité du ribosome
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Les théories audacieuses réclament des preuves extraordinaires

L’ARN par qui tout a commencé

ÉVOLUTION MOLÉCULAIRE

Quand les chercheurs modélisent l’évolution du ribosome, ils la décomposent en six étapes d’expansion successives. Les premières (en bleu foncé et vert) renferment déjà le CPT, là où les acides aminés qui constituent une protéine sont associés.

théorique . Le biologiste a alors étudié les séquences d’ARN de plusieurs ribosomes modernes et éliminé tout ce qui semblait étranger au protoribosome, laissant juste assez d’ARN pour créer cette poche semi-symétrique Certains de ces ARN ont pu s’apparier pour former quelque chose de similaire au noyau du CPT qu’Ilana Agmon avait imaginé.

UNE MINI-PROTÉINE

La deuxième étape consistait à montrer que ces protoribosomes putatifs étaient en mesure d’accrocher ensemble deux acides aminés Ce fut un travail de longue haleine qui a résisté à plusieurs assauts, à commencer par ceux de Chen Davidovich, qui a renoncé et s’est tourné vers d’autres projets Miri Krupkin, qui lui a succédé, n'est pas non plus parvenue à ses fins Enfin, Tanaya Bose, qui a rejoint le laboratoire en 2016, a mené le projet à son terme. Chimiste de formation, elle a utilisé d’autres méthodes de détection, notamment la spectrométrie de masse, pour enfin mettre en évidence le dipeptide attendu !

« La quantité de produit était minuscule », se souvient-elle. Elle soupçonne Chen Davidovich

Phases

et Miri Krupkin de l’avoir bien fabriqué, mais pas en quantité suffisante pour le détecter. Quoi qu’il en soit, même infime, cette quantité relève « un peu de l’exploit », concède John Sutherland Également inspiré par la poche centrale semi-symétrique, Koji Tamura, au Japon, était lui aussi sur la piste de la machine à liaison peptidique minimale Avec Mai Kawabata et Kentaro Kawashima, ils ont fabriqué leur propre structure semblable au protoribosome d’Ada Yonath avec deux ARN de 74  nucléotides. Cependant, plutôt que des ARNt, ils ont utilisé des éléments deux fois plus petits, des « mini-hélices » nucléotidiques Là encore, du dipeptide attendu a été détecté par spectrométrie de masse.

Selon Paul Schimmel , qui a travaillé avec Koji Tamura, celui-ci « est allé un pas plus loin [que l’équipe d’Ada Yonath] en construisant ce que de nombreux évolutionnistes considèrent comme des ARNt primordiaux ». Certains soupçonnent même ces mini - hélices d’avoir développé la capacité de s’autorépliquer, une autre étape clé de l’apparition de la vie

Cependant, si Koji Tamura demeure prudent en précisant qu’« il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant de vraiment comprendre

23 © Nature 1 4 2 5 3 6
CPT
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

Une vie tombée du ciel

Si les scientifiques s’interrogent sur les premiers pas de la vie sur la Terre et l’apparition d’une synthèse des protéines rudimentaires impliquant ARN et acides aminés, ils s’intéressent également, en amont, à l’origine des briques élémentaires nécessaires à ce mécanisme. Selon une des hypothèses en vigueur, certaines des molécules prébiotiques ayant permis à la vie d’émerger auraient été importées sur notre planète par des météorites et des comètes, lors de bombardements plus fréquents à l’époque, aux premiers temps du Système solaire. D’autres scénarios mettent en scène les sources hydrothermales océaniques comme berceau de la vie. L’analyse récente d’échantillons rapportés par la sonde Hayabusa 2 après les avoir collectés à la surface de l’astéroïde Ryugu conforte l’idée d’une origine extraterrestre. En effet, menée par un consortium international entre le Japon, les États-Unis et l’Europe, une panoplie d’analyses, dont la spectrométrie de masse combinée à la chromatographie liquide et gazeuse, a en effet révélé la présence de pas moins de 20 000 molécules organiques telles qu’elles se présentaient il y a quelques milliards d’années. Parmi elles, on trouve de nombreux acides aminés, dont la glycine, l’alanine et l’acide α-aminobutyrique…

Mieux, d’autres travaux ont mis en évidence dans les échantillons la présence d’une base azotée particulière, propre à l’ARN, l’uracile, ainsi que de l’acide nicotinique. Cette dernière molécule (connue sous le nom de vitamine B3 ou niacine) est un cofacteur important du métabolisme. Ainsi, beaucoup d’éléments essentiels à la vie seraient tombés du ciel. La confirmation viendra peut-être de l’analyse des échantillons d’un autre astéroïde, Bennu, que l’on compte récupérer en septembre 2023, lorsqu’ils seront livrés par la sonde Osiris-Rex, de la Nasa.

l’évolution du CPT et du ribosome », Anat Bashan est plus confiante : « Nous pensons que c’est ainsi que les premières protéines sont apparues. »

AVEC OU SANS ARN ?

N’y avait-il pas d’autres façons d’associer des acides aminés en polypeptides sur la Terre primitive ? Peut-être. Par exemple, des scientifiques ont proposé que les acides aminés et les acides dits « α-hydroxylés » (les acides lactique, tartrique, citrique…) aient pu se lier en polypeptides à la faveur de l’alternance de conditions fraîches et humides, puis chaudes et sèches sur la Terre primitive, sans qu’aucun ARN ne soit nécessaire En 2022, une autre équipe a montré de son côté que des nucléotides d’ARN non canoniques , c’est-à-dire différant des classiques A , C, G et U par une légère modification, et trouvés dans les ARNt et les ARN des ribosomes, sont capables d’assembler des peptides. Un tel mécanisme a pu être à l’œuvre dans le monde à ARN. Le problème est, note John Sutherland, « que cela ne ressemble en rien à la façon dont la nature fabrique aujourd’hui des peptides à partir de l’ARN » Comment passer de l’un à l’autre ?

À l’inverse , les travaux sur le protoribosome ont ceci de particulier qu’ils permettent d’imaginer comment ce noyau primitif , au fil des millénaires , a pu accumuler des morceaux supplémentaires d’ARN et de protéines pour créer le ribosome moderne.

24 © Jaxa
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 LE BERCEAU TERRESTRE

L’ARN par qui tout a commencé

Anton Petrov et ses collègues ont proposé une telle chronologie en travaillant à rebours à partir du ribosome actuel. Ils ont analysé la structure 3D des ribosomes de nombreuses espèces afin de repérer les diverses branches d’ARN qui ont été ajoutées progressivement En remontant ainsi le temps, un peu comme l’avait fait Chen Davidovich pour obtenir la structure de la poche d’ARN, les premières structures qu’ils ont mises en évidence correspondent à celles du protoribosome d’Ada Yonath (voir la figure page 23)

La prochaine étape évidente de l’ensemble de ces travaux sera de produire un ensemble diversifié de peptides plus longs que deux acides aminés Même s’il reste des détails expérimentaux à éclaircir, Yuhong Wang, de l’université de Houston, au Texas, et son collègue y seraient parvenus avec une version plus grande du CPT et auraient obtenu une chaîne de neuf lysines (un acide aminé).

DÉTOURNEMENT DE PROTORIBOSOME

Toujours est-il que ces ribosomes dépouillés ne sont pas seulement étudiés pour comprendre l’origine de la vie Certains souhaitent y recourir pour fabriquer de nouveaux types de biomolécules utiles en médecine ou dans l’industrie, et qui ne se limiteraient pas aux 20 acides aminés habituels ou même à des acides aminés tout court Ce type de synthèse de macromolécules serait moins coûteux et plus respectueux de l’environnement que d’autres méthodes, veut croire Yuhong Wang.

En attendant, les études sur l’origine de la vie n’ont pas fini de faire parler d’elles En effet, il reste à comprendre comment les ARN ont acquis la capacité de s’autorépliquer et comment un ribosome primitif a réussi à créer des peptides spécifiques codés par des ARN messagers primitifs John Sutherland ajoute une autre question centrale : quelle fonction avaient les premiers peptides produits par le protoribosome pour que celui-ci ait présenté un avantage évolutif sans lequel il aurait disparu rapidement ? Il formule quelques hypothèses : peut-être ces peptides ontils séquestré des ions métalliques qui, autrement, auraient détruit les ARN. Ou bien encore ont-ils pu contribuer à la formation des premiers compartiments biomoléculaires pour concentrer l’ARN et les peptides ensemble. « Quelle que soit la réponse, conclut le chercheur, lorsque des molécules offrent une prise à l’évolution, le reste appartient à l’histoire »

L’autrice

> Amber Dance docteure en biologie, est journaliste indépendante à Los Angeles.

Cet article est une traduction de « How did life begin ? One key ingredient is coming into view » paru sur le site Nature.com, le 28 février 2023.

À lire

> Y. Oba et al., Uracil in the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu, Nature Comm., 2023.

> H. Naraoka et al., Soluble organic molecules in samples of the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu, Science, 2023.

> E. Parker et al., Extraterrestrial amino acids and amines identified in asteroid Ryugu samples returned by the Hayabusa2 mission, Geochimica et Cosmochimica Acta, 2023.

> F. Müller et al., A prebiotically plausible scenario of an RNApeptide world, Nature, 2022.

25
> M. Kawabata et al., Peptide bond formation between aminoacyl-minihelices by a sca old derived from the peptidyl transferase center, Life, 2022. Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

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Avec des constantes de la physique di érentes, la vie n’aurait pas pu émerger

Étienne Klein est physicien, directeur de recherches au Commissariat à l’énergie atomique (CEA).

LA VIE EST AILLEURS
80 Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

Que peut dire la physique de l’apparition de la vie au sein de l’Univers ?

Bien sûr, la physique n’a pas pour objet d’étudier la vie, mais, indirectement, elle apporte des contraintes sur ce qu’on peut ou non en dire. Par exemple, elle a établi que ce sont les étoiles qui fabriquent les atomes de carbone entrant dans la composition de toutes les molécules organiques , substrat de la matière vivante Nous devons donc considérer que l’apparition de la vie a été conditionnée par celle préalable des étoiles. D’une façon plus générale, les théories physiques et la description de l’Univers qu’elles rendent possible sont nécessairement compatibles avec le fait que la vie s'est déployée au minimum sur Terre et que l'être humain y est présent depuis quelques millions d’années C’est une simple affaire de cohérence

Des paramètres physiques avec des valeurs di érentes auraient-ils empêché l’apparition de la vie telle que nous la connaissons ? Par exemple, une masse di érente pour les nucléons, les constituants du noyau atomique ?

En effet On sait que la masse du neutron est un peu supérieure à celle du proton. Si la différence entre leurs masses avait été très légèrement plus grande, tous les neutrons se seraient rapidement transformés en protons Or, sans neutrons , les atomes autres que l’hydrogène sont incapables de se former, et sans atomes de

carbone, pas de vie Si, au contraire, la masse du neutron avait été très légèrement inférieure , c’est l’inverse qui serait arrivé : les protons se seraient tous transformés en neutrons. Or, sans protons, pas d’atomes (pas même d’hydrogène) et, là encore, pas de vie possible.

En est-il de même pour d’autres constantes plus fondamentales, par exemple celle qui régit l’interaction nucléaire forte, qui lie protons et neutrons dans les noyaux ?

Dans ce cas-là aussi, il suffirait qu’elle soit légèrement plus intense (d’environ 1 %) pour que les étoiles ne durent pas plus de quelques secondes, au lieu des quelques milliards d’années que nous observons L’intensité de cette interaction se trouve donc avoir la valeur requise pour que , toutes choses égales par ailleurs , la vie devienne possible en certains endroits de l’Univers. De semblables conclusions s’obtiennent lorsqu’on s’amuse à faire varier, pour voir, la valeur d’autres constantes du monde physique, par exemple la vitesse de la lumière.

Quelles conclusions tirer de ce constat ?

Un certain nombre de physiciens, notant ces multiples « coïncidences », en tirent la conclusion que notre univers est bien plus complexe que la plupart de ceux qui posséderaient les mêmes lois physiques que lui, mais avec des constantes fondamentales ayant des valeurs différentes. Pour

81 « Avec
»
des constantes de la physique différentes, la vie n’aurait pas pu émerger
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
© Virginie Bonnefon

dire les choses autrement, les conditions nécessaires (mais pas forcément suffisantes) pour que la vie apparaisse sont réalisées dans notre univers grâce au fait qu’il est complexe, et s’il est complexe, c’est grâce aux valeurs très particulières de ses paramètres physiques.

Mais l’a ff aire ne s’arrête pas là , car une autre question surgit dans son prolongement : dans cet univers structuré de sorte qu’il a pu nous accueillir, sommes - nous seuls ? Ce que montrent l’exploration spatiale la plus récente au sein du Système solaire et l’astrophysique contemporaine au - delà du Système solaire , c’est qu’il y a une extraordinaire diversité de planètes et d’exoplanètes : toutes semblent singulières Pouvons - nous expliquer ce fait ? La Terre, pour ne parler que d’elle, a eu une évolution ponctuée de séquences très spécifiques advenant dans des contextes eux - mêmes pas banals : à chaque étape, la contingence a joué un rôle déterminant De sorte que même une exoplanète qui, vue de loin, ressemblerait à la Terre – même distance à l’étoile, même taille, même gravité, bref, une « exo-Terre », comme

on dit –, apparaîtrait très différente d’elle si on l’examinait de près . En clair, la somme des conditions qui ont orienté l’évolution de la Terre et de la vie qu’elle abrite n’a possiblement jamais été réunie ailleurs , sauf à penser que l’Univers est infini… Bien sûr, il ne s’agit que d’un indice, non d’un théorème mathématique. Mais il est suffisant pour venir déranger l’idée que plus on découvre d’exoplanètes et plus la probabilité d’une vie ailleurs que sur Terre augmente en proportion.

À quels événements « contingents » faites-vous allusion ?

Je ne puis tous les citer tant ils sont nombreux. La Terre se trouve à une distance du Soleil autorisant que de l’eau liquide se maintienne à sa surface, ce qui est essentiel à la vie Contrairement aux planètes voisines, elle est pourvue d’un champ magnétique très puissant qui, d’une part, fait bouclier contre les particules chargées issues de rayonnement solaire et, d’autre part, a favorisé l’installation d’une atmosphère Elle possède par ailleurs un satellite, la Lune, qui agit comme une sorte de « balance gravitationnelle » qui empêche notre planète de gigoter autour de son axe de rotation et donc stabilise en partie son climat De plus, elle profite de la présence de Jupiter, beaucoup plus massive qu’elle, qui la protège aussi en attirant à elle la majorité des petits corps célestes, ce qui nous évite ainsi d’être constamment bombardés Bref, il est assez clair que notre situation n’est pas ordinaire.

82 LA VIE EST AILLEURS
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
“il suffirait que l’interaction forte soit plus intense de seulement 1 % pour que les étoiles ne durent pas plus de quelques secondes, au lieu des quelques milliards d’années que nous observons”

Est-il légitime de s’interroger sur le pourquoi d’un tel « hasard » ?

Disons qu’il est difficile de résister à la tentation ! D’autant qu’a été formulée il y a quelques décennies l’hypothèse du « multivers ». Elle tend à considérer qu’il existerait un univers gigogne, composé d’un très grand nombre d’univers « bulles », chacun ayant ses propres lois physiques Personne ne sait dire si elle est juste ou fausse, mais elle a le mérite d’interroger, par une sorte de pas de côté , les fondements de nos modèles cosmologiques. Notamment le rôle déterminant qu’y jouent les constantes universelles de la physique Il apparaît en effet, de façon cette fois nette, que si ces dernières avaient été différentes de ce qu’elles sont, la vie telle que nous la connaissons dans notre univers n’aurait pu émerger

Mais y a-t-il eu ajustement, autrement dit un « réglage fin » des constantes physiques, ou bien un heureux hasard ? Certains cosmologistes voient dans ces coïncidences favorables l’indice de l’existence d’une pluralité d’univers ayant des paramètres physiques différents : les dés auraient été jetés un très grand nombre de fois de sorte que tous les univers possibles seraient réalisés quelque part, et nous aurions eu la chance de tomber dans un univers localement vivable et plutôt hospitalier, du moins en certains lieux.

D’autres, jugeant l’hypothèse déraisonnable, préfèrent voir en amont de cet ajustement la main d’un être transcendant qui aurait fixé la

valeur précise des paramètres de l’Univers pour que l’homme puisse ou doive y apparaître (on parle de « principe anthropique ») : Dieu, un sacré bricoleur… Mais un tel dieu ajusteur de constantes universelles ne serait qu’un demi-dieu, privé de beaucoup de son prestige et de sa gloire. Il faut en effet l’imaginer demandant à l’un de ses adjoints : « Eh, Paul, passe-moi le tournevis, tu veux bien ? Les étoiles déconnent sacrément Elles ne font pas de carbone Faut que j’augmente un chouïa la vitesse de la lumière »… D’autres encore considèrent que ces questions n’ont pas à être posées : les choses sont ce qu’elles sont et nous n’avons pas à justifier leur pourquoi Enfin, les plus prudents (dont je fais partie) jugent que toutes les réponses qu’on peut leur apporter sont prématurées, voire vaines, car nous ne savons pas encore à partir de quel cadre théorique nous pourrions les discuter correctement

Nous ne savons à peu près rien de la matière noire, hormis qu’elle est sensible à la gravitation. Une « vie sombre », fondée sur la matière noire, est-elle pensable ?

Par définition, on ne peut rien exclure en ce qui concerne l’inconnu ! Mais avant de penser trop fort à une éventuelle « vie sombre », commençons par prouver que la matière noire existe bel et bien et déterminons de quel type d’entités elle est constituée C’est déjà un bien vaste programme…

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»
Avec des constantes de la physique différentes, la vie n’aurait pas pu émerger
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
Il est difficile de résister à la tentation de s’interroger sur le pourquoi d’un tel hasard

Une nouvelle genèse

Y a-t-il, au premier abord, expression plus incongrue que celle de « vie artificielle » ? La vie, forcément, c’est naturel. Sauf que les experts en biologie de synthèse brouillent désormais les frontières. Aux Pays-Bas et ailleurs, ils ne font pas mystère de leur objectif : construire de toutes pièces, à partir de matière inerte, un « système » qui imite à s’y méprendre la croissance cellulaire. Comprendre l’apparition de la vie sur Terre n’est pas le seul but a ché ; dans ces laboratoires, ce sont les biotechnologies de demain qui sont en train de naître. Actifs in vitro, les chercheurs le sont tout autant in silico avec la première cellule informatique jamais créée, réplique numérique d’un microorganisme déjà simplifié à l’extrême en laboratoire. Là encore, en ligne de mire, se profile un possible bouleversement de l’industrie du vivant.

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© insjoy/iStock
85 Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 85 03

À quel moment un système chimique devient-il vivant, pas seulement sur Terre, mais partout ailleurs ? Des chercheurs explorent ce mystère in silico à partir d’un nouveau cadre théorique : celui de « lyfe ».

Entre chimie et biologie, une intrigante frontière

86 © David Louapre (simulation)
David
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 UNE NOUVELLE GÉNÈSE

En modélisant sur ordinateur une réaction de Gray-Scott, David Louapre obtient la formation de taches jaunes qui se dupliquent jusqu’à coloniser entièrement l’espace alloué… comme des cellules vivantes !

Est-ce de la life ? Plutôt de la lyfe.

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Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

> Pour traquer e cacement la vie ailleurs que sur Terre, il faut pouvoir en donner une définition la plus universelle possible.

En bref

> Lyfe est une proposition en ce sens qui repose sur quatre critères : structure dissipative, autocatalyse, homéostasie et apprentissage.

La quête de vie extraterrestre ressemble un peu à l’histoire du gars qui , une nuit , a perdu ses clés et les cherche au pied d’un réverbère Pourquoi là ? Uniquement parce qu’il y a de la lumière . Autrement dit , nous avons tendance à chercher ailleurs une vie qui ressemblerait à s ' y méprendre à celle d’ici En  2020, résolus à s’affranchir des présupposés terrestres , les astrobiologistes Stuart Bartlett, de l’institut de technologie de Californie ( Caltech ), et Michael Wong, de l’université de Washington , à Seattle , ont proposé une nouvelle définition de « la vie telle qu’on ne la connaît pas » ( voir Une autre vie est possible , par S . Scoles , page  54). Pour la distinguer de celle à laquelle nous sommes habitués ( life , en anglais ), ils ont choisi le terme lyfe ( à prononcer /loïf/ ), qu’on pourrait franciser en vye ( à prononcer /vaïe/ ). La vie sur Terre ne serait donc qu’un visage possible de la lyfe .

Cette définition repose sur quatre piliers

Un système présente les caractéristiques de la lyfe s’il s’agit d’une structure dissipative, autocatalytique, capable d’homéostasie et d’apprentissage. Explorons un à un ces différents termes.

Le deuxième principe de la thermodynamique affirme qu’un système isolé évolue spontanément vers la maximisation de son entropie, c’est-à-dire qu’il sera en général de plus en plus homogène et désordonné, jusqu’à atteindre un état d’équilibre Mais de façon contre-intuitive, la vie semble suivre une évolution exactement opposée : elle exhibe des architectures de plus en plus riches et de plus en plus élaborées.

> La vie sur Terre est une réalisation de la lyfe, mais la plupart des systèmes physico-chimiques ne satisfont qu’à un ou deux critères.

> En modélisant un système constitué de quelques composés chimiques en interaction, il est possible de satisfaire les quatre conditions de la lyfe

Cela ne signifie pas pour autant que les organismes vivants échappent aux lois de la thermodynamique ! Ils sont capables de maintenir une structure complexe, car ils ne sont tout simplement pas des systèmes isolés. Dès lors , ils se placent loin de l’équilibre thermodynamique en exploitant l’énergie disponible dans le milieu Ils conservent localement une entropie faible en dissipant les gradients d’énergie libre de leur environnement, et en accroissant d’autant l’entropie de ce dernier. On parle alors de « structure dissipative »

LE FEU, UNE ILLUSION DE VIE

Le second critère demandé par la définition de la lyfe, c’est l’autocatalyse, c’est-à-dire la capacité à se développer de façon autonome ; cela conduit à une croissance exponentielle tant que les ressources nécessaires sont disponibles. Des cellules qui se divisent satisfont évidemment ce critère , mais c’est aussi le cas des réactions chimiques autocatalytiques. Une illustration simple est celle d’un feu de forêt : la combustion est exothermique, elle produit donc de la chaleur, qui à son tour déclenche la combustion dans les zones qui ne sont pas encore consumées

Toutefois, l’autocatalyse n’est pas suffisante comme condition à la vie , tel que nous le confirme notre intuition qu’un feu de forêt n’est pas vivant Ce dernier est en effet incontrôlé et ne donne lieu à l’émergence d’aucune structure pérenne . D’où le troisième critère introduit : l’homéostasie. En biologie, ce terme

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Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 UNE NOUVELLE GÉNÈSE

La lyfe est une proposition de définition de la vie qui repose sur quatre critères. De nombreux systèmes physico-chimiques satisfont un ou deux de ces éléments (voir quelques exemples ci-contre). Mais est-il possible avec une structure simple de répondre aux quatre contraintes (ici, la zone LYFE) ? Les résultats de Stuart Bartlett et de David Louapre suggèrent que oui.

1) DISSIPATION

Exemple : la di usion thermique

2) AUTOCATALYSE

Exemple : un feu de forêt

3) CAPACITÉ D'APPRENTISSAGE

Exemple : un réseau de neurones numériques

4) HOMÉOSTASIE

Exemple : un oscillateur harmonique

désigne la capacité d’autorégulation d’un organisme, par lequel il est notamment en mesure de maintenir certaines de ses variables internes autour de valeurs favorables. Dans les systèmes vivants que l’on connaît, il s’agit par exemple de la température, du pH ou de la concentration de certaines espèces chimiques Si une petite perturbation de ces variables est induite par l’environnement, les organismes ont la capacité de la résorber, comme le font les mammifères avec leur température corporelle

Pour aborder le dernier critère de la lyfe, il faut se souvenir que les définitions usuelles de la vie font souvent référence à l’évolution darwinienne.

Celle-ci est une brique fondamentale de la vie terrestre, car elle conduit à la sélection des variations de l’information génétique les plus adaptées à l’environnement, ce qui garantit la meilleure chance de survie de l’espèce. Mais Stuart Bartlett et Michael Wong ont considéré ce critère comme trop fortement lié à la vie terrestre, et ont proposé de le remplacer par la « capacité d’apprentissage ».

Cette propriété se définit comme la faculté d’enregistrer des informations sur son environnement, et de les exploiter, ce qui conduit aussi à améliorer ses chances de survie. Et c’est en substance ce que fait l’évolution darwinienne : à l’échelle d’une espèce, elle encode indirectement dans les gènes

89 © Pour la Science, d’après David Louapre
« Lyfe » : quatre conditions pour définir un état « vyvant »
LYFE
Maison intelligente Gazparfait Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
GrayScott Entre chimie et biologie, une intrigante frontière

des caractéristiques de l’environnement et des moyens de s’y adapter. Mais il existe d’autres mécanismes capables d’apprentissage, par exemple par association

L’IMPORTANCE DE DÉSAPPRENDRE

Cette forme d’apprentissage a été popularisée par la fameuse expérience du chien de Pavlov. Si la présence de nourriture est systématiquement précédée d’un certain stimulus (le son d’une cloche), le chien apprendra l’association qui existe entre le stimulus et l’événement, et enclenchera des réactions d’anticipation, comme le fait de saliver. Un tel mécanisme d’association peut être un élément important pour la survie de certaines proies soumises à la pression d’un prédateur

Imaginons en effet une proie capable de percevoir certains stimuli annonçant la présence ou l’attaque prochaine d’un prédateur. Par exemple, un mouvement dans les herbes En développant l’apprentissage de l’association entre le stimulus et l’événement que constitue l’assaut, la proie augmente à terme ses chances de survie en mettant en place une réaction préventive. Toutefois, cette capacité doit rester flexible : suivant l’évolution de l’environnement, il se peut que l’association entre le stimulus et le prédateur disparaisse, ou soit remplacée par une autre. La capacité d’apprentissage est aussi celle de désapprendre les associations obsolètes

Sur Terre, les systèmes vivants satisfont évidemment aux quatre critères de la lyfe. De nombreux autres systèmes n’en présentent qu’un ou

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Les définitions de la vie font souvent référence à l’évolution darwinienne.
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 UNE NOUVELLE GÉNÈSE
Ce critère étant considéré comme trop fortement lié à la vie terrestre, il a été remplacé par la « capacité d’apprentissage »

UN SYSTÈME CHIMIQUE CAPABLE D’APPRENDRE

Pour répondre aux quatre critères de la lyfe, Stuart Bartlett et David Louapre ont commencé avec deux composés A et B, constituant un système de Gray-Scott. A est une ressource disponible dans l’environnement et B a la faculté d’autocatalyse en exploitant A (en haut). Ce système est également une structure dissipative, capable d’homéostasie (par exemple, en choisissant des réactions endothermiques et exothermiques). Reste à le rendre apte à l’apprentissage par association. Pour cela, les chercheurs ont fait intervenir une toxine T, qui a le pouvoir de dégrader rapidement B, et un antidote N capable de neutraliser T. La toxine T est délivrée à intervalles réguliers, mais chaque occurrence est précédée dans le temps par l’émission d’un certain stimulus S. Dans un système purement réactif (au centre), l’antidote N est produit en présence de la toxine T, et le stimulus est ignoré. Ce système peut se défendre contre la présence de T, mais ses compétences sont limitées, car il ne réagit qu’une fois la toxine en action. Et si la production de l’antidote est lente, B sera dégradé avant d’avoir pu se défendre. Les deux chercheurs ont donc imaginé un système plus complexe, avec la capacité d’apprendre par association (en bas). Tout d’abord, la présence du stimulus S catalyse la production d’un composé M. Si ce composé se dégrade rapidement, il joue en quelque sorte

le rôle de mémoire à court terme de la présence de S. Si la toxine T est délivrée peu après, M se transforme en un autre composé L, qui, lui, ne se dégrade que lentement. Le composé L joue le rôle de mémoire à long terme, et sa concentration enregistre la force de l’association entre le stimulus S et la toxine T. En présence d’une nouvelle occurrence du stimulus S, la mémoire à long terme L déclenche la production de l’antidote N, qui anticipe alors la survenue imminente de la toxine T et fournit une défense préventive. La présence de L traduit le fait que le stimulus a été suivi de près par la présence de toxine. Dès lors, la concentration en L dépend de la force de l’association entre le stimulus et la toxine. Si cette association disparaît, L se dégrade lentement et le système oublie cette association.

91 © Poura la Science,
d’après Daavid Louapre
A B B B B B SYSTÈME DE GRAY-SCOTT : B SE “REPRODUIT” GRÂCE À A S T N (A et B ne sont pas représentés) UNE TOXINE INDUIT LA PRODUCTION D’UN ANTIDOTE
A Ressource B Système T Toxine N Antidote S Stimulus Mémoire à court terme M Mémoire à long terme L LE SYSTÈME APPREND QUAND IL EST SOUMIS À LA TOXINE S T M (A et B ne sont pas représentés) L N
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023
Entre chimie et biologie, une intrigante frontière

REBONDISSEMENTS

HORS-SÉRIE N° 117 : LES PÔLES

Une ère glaciaire « chaude »

Les cycles du climat sont passés de 40 000 à 100 000 ans il y a environ 700 000 ans. En cause, une période glaciaire durant laquelle les eaux océaniques étaient anormalement chaudes.

Le climat terrestre et accessoirement le sort de l’humanité, du moins ses conditions de vie dans les décennies à venir, sont étroitement liés à la dynamique des calottes polaires, que ce soit en Arctique ou en Antarctique, et le Hors-Série n° 117 : « Notre avenir se joue aux pôles » en faisait la démonstration. Aussi importe-t-il de bien connaître les mécanismes régissant leur fonctionnement. Et cela passe par l’étude des cycles climatiques, notamment l’alternance des périodes glaciaires et interglaciaires. À ce titre, l’étude de María Fernanda Sánchez Goñi, de l’École pratique des hautes études, à Paris, et de l’université de Bordeaux, et de ses collègues éclaire d’un jour nouveau une transition entre deux régimes du climat : le passage il y a environ 700 000 ans, à la fin d’une période nommée « transition du Pléistocène moyen » (TPM), de cycles climatiques longs de 40 000 ans, avec des glaciations plus faibles, à ceux actuels d’une durée de 100 000 ans.

On savait que la TPM était associée à l’extension importante des calottes glaciaires dans l’hémisphère Nord, liée à un anormal réchau ement des

eaux de surface dans l’Atlantique nord, source d’une plus grande humidité atmosphérique et donc de précipitations. Si l’hypothèse de changements orbitaux avait été écartée, les ressorts de cette humidité accentuée restaient flous. Pour y voir plus clair, les chercheurs ont e ectué des forages du plancher océanique dans le sud-ouest de la péninsule Ibérique afin d’y analyser les pollens et de reconstituer la végétation, reflet du climat et notamment des vents et des précipitations, puis de comparer les informations obtenues avec des enregistrements de la mousson dans le lœss chinois (un dépôt sédimentaire). Le résultat

est net : dans les deux régions, l’humidité était à son comble, alimentée par les températures des eaux de surface anormalement élevées, en cette période glaciaire, dans les océans Atlantique nord et Pacifique nord tropical. Ces précipitations se déplaçant progressivement vers le nord, les calottes glaciaires recevaient plus de neige et se sont notablement étendues, avec pour corollaire le changement de durée des cycles : ce fut un tournant dans l’évolution du climat de la Terre.

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M. F. Sánchez Goñi et al., Moist and warm conditions in Eurasia during the last glacial of the Middle Pleistocene Transition, Nature Communications, 2023.
© Buteo/Shutterstock Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

HORS-SÉRIE

N° 119 : LES OISEAUX

Un printemps toujours plus silencieux

Les populations d’oiseaux se sont e ondrées de 25 % en quarante ans, voire de près de 60 % pour les espèces des milieux agricoles. En cause, engrais et pesticides.

En 1962, dans Printemps silencieux, Rachel Carson dénonçait les e ets des pesticides sur l’environnement, et plus particulièrement sur les oiseaux. Plus de soixante ans plus tard, la situation n’a guère changé, le Hors-Série n° 119 : « Les superpouvoirs des oiseaux » en faisait l’amer constat. L’étude de Vincent Devictor et Stanislas Rigal, de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier, et de leurs collègues vient documenter encore un peu plus l’e ondrement des populations aviaires (environ 20 millions d’oiseaux disparaissent chaque année en Europe, soit 800 millions depuis 1980), en quantifiant et hiérarchisant pour la première fois les causes de ce phénomène. Pour parvenir à cette conclusion, l’équipe a réuni 37 ans de données concernant 170 espèces d’oiseaux, collectées par 50 chercheurs sur 20 000 sites dans 28 pays européens. L’objectif était de parvenir à comparer les e ets de plusieurs paramètres liés aux activités humaines, comme l’évolution des températures, l’urbanisation, les pratiques agricoles… Et ce sont bel et bien ces dernières, via l’augmentation

des quantités d’engrais et de pesticides utilisés, qui ont le plus d’impact, notamment sur les oiseaux insectivores. Ainsi les e ectifs de la mésange boréale ont-ils chuté de 79 %, ceux du bruant proyer de 77 % En seconde place vient l’élévation globale des températures, qui expliquerait 18 à 40 % du déclin selon les espèces. Et même si les fauvettes mélanocéphales et les guêpiers, qui aiment la chaleur, semblent profiter du déclin des autres, cela ne change rien à la conclusion qui s’impose : il est urgent de repenser notre mode de production alimentaire.

Paléofashion week

Le Hors-Série n° 116 : « Comment Homo est devenu sapiens » s’interrogeait sur les fondements de notre civilisation, comme l’invention des villes, de l’agriculture… Et la mode ? En d’autres termes, quand la couture est-elle apparue ? On la pensait liée aux premières aiguilles à chas en os, datées de 25 000 ans en Europe, mais ce serait 15 000 ans plus tôt à en croire la récente étude de Luc Doyon, et ses collègues, de l’université de Bordeaux.

L’équipe s’est penchée sur des vestiges mis au jour sur le site de Canyars, près de Barcelone, en Espagne, en l’occurrence un fragment d’os constellé de cupules, c’est-à-dire de petites cavités peu profondes. L’analyse et l’expérimentation ont révélé qu’il s’agissait de marques d’impact dues à des outils de pierre percutés par une sorte de « marteau ». Selon les auteurs, l’intention n’était pas décorative, comme on l’a longtemps cru pour d’autres artéfacts similaires, mais de pratiquer des trous régulièrement espacés dans des morceaux de cuir afin d’y faire passer un fil. Ainsi, des vêtements, ou des accessoires comme des sacs ou des chaussures, ont pu être confectionnés. Les chasseurs-cueilleurs de l’Aurignacien qui en ont profité ont pu défiler avec des vêtements bien ajustés, un avantage certain à cette époque marquée par un climat rude. Une collection hiver-hiver très chic.

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L. M.
HORS-SÉRIE N° 116 : HOMO SAPIENS S. Rigal et al., Farmland practices are driving bird population decline across Europe, PNAS, 2023.
© Simon Vasut/SHutterstock
Un bruant proyer Emberiza calandra.
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023 REBONDISSEMENTS
L. Doyon et al., A 39,600-year-old leather punch board from Canyars, Gavà, Spain, Science Advances, 2023.

HORS-SÉRIE

N° 116 : HOMO SAPIENS

Une petite pause… de 30 000 ans

Avant de conquérir le monde, Homo sapiens a patienté quelques dizaines de milliers d’années dans la péninsule arabique, le temps de s’adapter aux conditions nouvelles de l’Eurasie.

L’histoire d’Homo sapiens est une épopée au long cours qui s’étale sur plusieurs centaines de milliers d’années. Schématiquement, l’espèce est née en Afrique il y a quelque 300 000 ans avant d’essaimer plus ou moins rapidement jusqu’à conquérir le monde. Le Hors-Série n° 116 : « Comment Homo est devenu sapiens » retraçait les grandes étapes de ce succès. Plusieurs gardent encore une part de mystère, notamment la sortie du continent qui mena nos ancêtres en Eurasie. Afin de mieux

comprendre cette migration et suivre sa trace dans l’évolution humaine, l’équipe d’Alan Cooper, de l’université d’Adélaïde, en Australie, a étudié des données de plusieurs génomes datés de 1 000 à 45 000 ans, et provenant de plusieurs régions. Les chercheurs y ont décelé 57 régions ayant subi une forte pression de sélection au moment où les humains modernes ont quitté l’Afrique. Les gènes en question contribent au stockage des graisses, au développement neuronal, à la physiologie de la peau…

Plus encore, les analyses génétiques, corrélées par des données archéologiques et climatiques, révèlent qu’Homo sapiens a interrompu sa marche en avant autour de la péninsule arabique pendant environ 30 000 ans. Comme si l’espèce avait attendu de s’adapter aux conditions moins clémentes des régions septentrionales de l’Europe et de l’Asie, notamment à la température, avant de s’élancer jusqu’en Australie et aux Amériques. Curieusement, les auteurs relèvent que les gènes concernés sont associés à des maladies majeures actuelles, comme le syndrome métabolique et les pathologies neurodégénératives. De là à y voir le poids du passé…

Au moment de la sortie d’Afrique d’Homo sapiens, la péninsule arabique fut un « incubateur » : nos ancêtres y ont fait une pause de 30 000 ans avant de partir à la conquête du monde.

114 REBONDISSEMENTS
© Anton Balazh/Shutterstock
R. Tobler et al., The role of genetic selection and climatic factors in the dispersal of anatomically modern humans out of Africa, PNAS, 2023.
Pour la Science Hors-Série n°120 / Août-septembre 2023

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Une petite pause… de 30 000 ans

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Un printemps toujours plus silencieux

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Entre chimie et biologie, une intrigante frontière

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