CERVEAU & PSYCHO #158 - Octobre 2023

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LA « BRAIN FITNESS »

RENFORCE-T-ELLE LE CERVEAU ?

Les 5 révolutions £

DOSSIER CENTRAL

de la santé

mentale

£ L’avènement des psychédéliques

£ La psychiatrie personnalisée

£ L’essor de l’e-santé

£ La neurostimulation

£ L’ère de la prévention

L 13252 - 158 S - F: 7,00 € - RD N°158 Octobre 2023 Cerveau & Psycho Cerveau & Psycho LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE N° 158 Octobre 2023 DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF

Le rendez-vous de la santé mentale

Vendredi 13 octobre 2023

Réinventer les parcours de soins, penser les prises en charge de demain.

Évènement hybride

PariSanté Campus Paris 15e

Ou en ligne

Une journée de conférences et d’ateliers participatifs à destination de tous les praticiens, pour :

• Réfléchir ensemble aux parcours de soins en santé mentale

• Découvrir les innovations organisationnelles et technologiques qui en favorisent l’accès.

Programme complet et inscription gratuite sur : doctolib.info/rendezvoussantementale

N° 158

NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 12-13

Agnès Florin

Professeuse émérite de psychologie de l’enfant et de l’éducation à Nantes Université, elle réalise des évaluations de la qualité de l’éducation de l’enfance et des enquêtes sur la satisfaction de vie des jeunes pour améliorer leur bien-être à l’école.

SÉBASTIEN BOHLER

Rédacteur en chef

p. 26-28

Lucie Berkovitch

Psychiatre, chercheuse à l’université Yale, aux États-Unis, elle explore le pouvoir thérapeutique des substances psychédéliques, au sein de l’Institut de neuromodulation de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris.

p. 42-47

Stéphane Mouchabac

Psychiatre et chercheur à l’Icrin Psy Innovation, à l’Institut du cerveau où il codirige la section e-santé de l’Association française de psychiatrie biologique et de neuropsychopharmacologie, dans le but de promouvoir les outils numériques auprès des usagers et des professionnels.

Selon le ministère de la Santé et de la Prévention, 13 millions de Français sont concernés par des problèmes de santé mentale et de troubles psychiques. Cela représente une personne sur cinq. Dans ce numéro, la psychologue de l’enfance Agnès Florin nous apprend en outre qu’un enfant sur huit est déjà touché par des troubles émotionnels ou oppositionnels avant l’âge de 11 ans (page 12). Et que ce n’est probablement pas nouveau. Le psychiatre Antoine Pelissolo estime quant à lui que le coût de ces troubles pour la société avoisine 100 milliards d’euros chaque année.

Notre cerveau est-il fondamentalement fragile ? De fait, la maladie mentale est une constante de l’histoire humaine. Avant l’invention des psychotropes dans les années 1950, la situation était bien pire, les asiles étaient saturés et les « fous » mis au ban de la société. À la Préhistoire, la paranoïa aurait évolué comme un système de défense effcace mis au point par notre cerveau pour nous prémunir des factions hostiles dans une société clanique (page 58). Mais aujourd’hui, cette propension vire parfois au délire psychotique ou à la théorie du complot dans un monde perçu comme trop complexe...

p. 82-83

Nikil Mukerji

Philosophe à l’université Ludwig-Maximilian, à Munich, il se penche sur des questions anciennes des neurosciences, comme la part de notre cerveau que nous utilisons au quotidien.

Mais le cerveau développe ses propres parades. Cinq révolutions que nous vous exposons pour franchir le nouveau cap dans la lutte contre la souffrance psychique (notre dossier central). De nouveaux médicaments, des tests plus précis, des diagnostics numériques, des approches de prévention plus poussées et des techniques de stimulation électrique du cerveau : serions-nous à la veille d’un bouleversement équivalent à l’invention des psychotropes il y a soixante-douze ans ? £

3 N° 158 - Octobre 2023
Un cerveau si fragile

SOMMAIRE

LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS

Un programme fitness… pour le cerveau !

Méditer avant le sport

améliorerait les performances

Une respiration anti-Alzheimer ?

L’anosognosie élucidée

Quand les insomnies favorisent l’AVC

Enfance maltraitée : les neurones n’oublient pas

p. 12 FOCUS

Un enfant sur huit atteint de trouble mental !

Une étude inédite en France vient de révéler que 13 % des jeunes âgés de 6 à 11 ans sou riraient d’un trouble émotionnel, oppositionnel ou d’un TDAH.

Agnès Florin

p. 14 PERCEPTION

Synesthésie : la vie en couleurs

Voir le A en rouge, le E en vert et la première lettre de son prénom en rose ?

Pour les synesthètes, ces associations sont bien réelles et suggèrent de nouvelles méthodes d’apprentissage accessibles à tous.

Kayt Sukel

p. 20 MÉMOIRE

Comment nos souvenirs

éclairent l’avenir

Le souvenir des événements passés influencerait la façon dont le cerveau stocke ou rejette les informations futures.

Yasemin Saplakoglu

p. 26 PHARMACOLOGIE

L’AVÈNEMENT DES PSYCHÉDÉLIQUES

Comment la psilocybine et le LSD soignent la dépression, les addictions et l’anxiété.

Lucie Berkovitch et Guillaume Jacquemont

p. 36 PSYCHIATRIE

« LA PSYCHIATRIE DE DEMAIN SERA PERSONNALISÉE »

Entretien avec Antoine Pelissolo

p. 42 DÉPISTAGE

L’ESSOR DE L’E-SANTÉ MENTALE

Quand les données numériques des patients détectent de possibles troubles mentaux.

Stéphane Mouchabac

p. 48 NEUROLOGIE

LA NEUROSTIMULATION, THÉRAPIE DE L’HUMEUR

Des ondes envoyées à travers le crâne, et la sou rance psychique recule...

Alexis Bourla

p. 54 ÉPIDÉMIOLOGIE

L’ÈRE DE LA PRÉVENTION

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la di usion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Cerveau & Psycho d’après Erta/Shutterstock

Changer l’image de la maladie mentale permet d’agir plus tôt et e cacement.

Bruno Falissard et Bénédicte Salthun-Lassalle

N° 158 OCTOBRE 2023
6-23
p.
p. 6 p. 12 p. 14 p. 20 Dossier
p. 25
p. 25-57
4 N° 158 - Octobre 2023

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 PSYCHOLOGIE Tous paranos ?

La paranoïa remonterait aux origines de l’humanité… et resurgit à travers les théories du complot.

Kayt Sukel

p. 64 RAISON ET DÉRAISON

NICOLAS GAUVRIT

« DYOR ! » la formule magique des complotistes

« Do your own research » – faites vos propres recherches : c’est la parade des complotistes face à quiconque leur demande d’étayer leurs théories.

p. 68 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

« Travail de deuil » : un parcours obligé ?

Nul n’est tenu de passer par des étapes prédéfinies au cours d’un deuil. On peut se laisser surprendre – parfois en bien !

p. 72 LINGUISTIQUE D’où viennent les mots des ados ?

Quoicoubeh ! Apanyae ! Le renouvellement permanent du vocabulaire des jeunes interroge les linguistes… Tanguy Sourd

p. 78 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Notre cerveau serait tolérant

Des neurones de notre cerveau envisagent systématiquement plusieurs points de vue.

p. 82 LA QUESTION DU MOIS Utilise-t-on seulement 10 % de son cerveau ?

Nikil Mukerji

p. 84 NEUROBIOLOGIE Ma douleur, ta douleur

Certains pleurent pour une égratignure, d’autres rient des plaies et des bosses. Nous ne sommes pas égaux face à la douleur ! Sina Horsthemke

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

Mourir sur ordonnance, ou être accompagné jusqu’au bout ?

Désenchanter le corps

Les Enfants et les écrans

La Robotique : entre science, technologie et imaginaire Dans la tête des HPI

La Thérapie par le rire

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

SEBASTIAN DIEGUEZ

L’Invasion des profanateurs : qui a peur du grand méchant

sosie ?

En 1955, le romancier Jack Finney imagine une invasion de sosies dans une ville de Californie. Un délire bel et bien décrit en psychiatrie !

p. 58-70 p. 72-90 p. 92
97
-
p. 58 p. 68 p. 72 p. 64 p. 84 p. 94 p. 92
5 N° 158 - Octobre 2023

PLASTICITÉ CÉRÉBRALE

Un programme fitness… pour le cerveau !

Un entraînement cérébral individualisé associé à un traitement de neurofeedback – le « brain fitness program » – remet e cacement en forme les neurones et améliore ainsi les troubles de l’humeur, de l’attention, de la mémoire, du sommeil…

Àce jour, il n’existe malheureusement aucun médicament à la fois universel et e cace contre l’hyperactivité, les pertes de mémoire, le stress et l’anxiété, ou les troubles du sommeil. Et pourtant, ces symptômes que chacun peut connaître dans sa vie sont exacerbés avec l’âge et chez les personnes atteintes de maladies psychiatriques, que ce soit de troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), de dépression, de stress post-traumatique, mais aussi de maladies neurodégénératives, comme Alzheimer. Alors pourquoi ne pas se tourner vers des approches non médicamenteuses pour traiter ces symptômes mentaux ?

C’est ce que prônent Majid Fotuhi, de l’université George-Washington, et ses collègues en révélant que leur brain fitness program, ou programme de remise en forme cérébrale, à raison de deux séances par semaine pendant trois mois, est e cace chez tous les volontaires (au total 223), âgés de 7 à 80 ans, qui ont bien voulu l’expérimenter : 60 à 90 % des participants ont amélioré leurs performances à des tests des fonctions cognitives et tous ont constaté une diminution de leurs

troubles mnésiques, attentionnels, émotionnels ou du sommeil. Parmi les sujets, 71 sou raient de TDAH, 88 de symptômes cognitifs persistant plus de trois mois après une commotion cérébrale, et 64 de troubles mnésiques liés au vieillissement cérébral.

Chaque séance de la semaine consistait, d’abord, en 45 minutes de coaching cérébral personnalisé ; certaines séances – de psychoéducation –visaient à ce que chacun adopte un meilleur comportement au quotidien vis-à-vis de l’alimentation (par exemple, en suivant un régime méditerranéen), du sommeil, de l’exercice physique, ainsi que de la gestion du stress, par exemple avec la pratique de la

méditation. D’autres séances étaient consacrées à des entraînements cognitifs grâce à des jeux cérébraux sur ordinateur ou réels, ayant pour objectif d’améliorer l’attention, la mémoire, la vitesse de traitement ou les fonctions exécutives, comme la planification, le raisonnement ou l’inhibition. Selon les troubles rencontrés par chaque sujet, il s’agissait de jeux d’échecs, de dames, de Sudoku, Scrabble, Memory… ou bien d’exercices de mémorisation de listes de 100 mots, entre autres. Puis ce coaching et cet entraînement cérébral étaient suivis de 45 minutes de thérapie par neurofeedback où, grâce à l’électroencéphalographie (EEG),

© Shirstok/Shutterstock
M. Fotuhi et al., Journal of Alzheimer’s Disease Reports, 2023.
6 N° 158 - Octobre 2023 DÉCOUVERTES p. 12 Un enfant sur huit atteint de trouble mental ! p. 14 Synesthésie : la vie en couleurs p. 20 Comment nos souvenirs éclairent l’avenir Actualités Par la rédaction

chaque participant était capable de visualiser son activité cérébrale en temps réel pour apprendre à la « maîtriser ». Ainsi, si une personne était atteinte d’anxiété, elle voyait sur un écran les ondes cérébrales correspondant à cet état et s’e orçait de les « faire disparaître » en temps réel, par exemple en pratiquant des exercices de respiration. De même, pour un patient sou rant d’un trouble de l’attention : il observait les fréquences cérébrales associées tout en réalisant un jeu nécessitant d’être concentré. Résultat après douze semaines de ce programme fitness : tous les volontaires ont vu leurs troubles mentaux

anxiété, inattention, perte mnésique, insomnie… – diminuer et tous ont amélioré leurs performances cognitives, notamment exécutives, les meilleurs résultats étant obtenus avec des changements de comportements quotidiens bénéfiques (davantage de sport, une meilleure alimentation…).

TOUT EST QUESTION

DE « PLASTICITÉ »

Comment ce programme de remise en forme agit-il ? On sait désormais que l’activité physique, une bonne alimentation et un sommeil réparateur entretiennent la santé mentale, et que les exercices cognitifs en tout genre améliorent la mémoire, l’attention, les fonctions exécutives… La combinaison de ces interventions agit à plusieurs niveaux, tous stimulant, au bout du compte, ce que l’on nomme

Méditer avant le sport améliorerait les performances

la « plasticité cérébrale ». Les chercheurs ont notamment constaté une diminution du cortisol sanguin, une hormone du stress, et de l’inflammation cérébrale – que l’on sait délétères pour les neurones –, ainsi qu’une augmentation des facteurs de croissance des neurones, comme le BDNF, et de l’élimination des déchets cérébraux par le système dit « glymphatique ». Par ailleurs, l’entraînement cérébral accroît la quantité de vaisseaux sanguins dans le cerveau et la neurogenèse – la production de nouveaux neurones –, ainsi que le nombre de synapses, leurs zones de connexion. D’où une diminution de l’atrophie du cerveau liée à l’âge, voire un développement de la surface de certaines régions, en particulier, chez certains sujets de cette expérience, du cortex préfrontal et de l’hippocampe, respectivement impliqués dans les fonctions exécutives et la mémorisation.

Toutefois, selon les chercheurs, d’autres études, utilisant des données issues d’IRM cérébrales et de biomarqueurs sanguins, seront nécessaires pour identifier les mécanismes biologiques exacts mis en jeu par ce programme fitness. Malgré tout, il serait temps de considérer ce dernier comme une thérapie contre de nombreux troubles mentaux ou contre le vieillissement cérébral, afin de réduire la consommation de médicaments ou lorsque celle-ci n’est pas indiquée chez un patient. £ Bénédicte Salthun-Lassalle

Tout sportif vous le dira : il est indispensable de s’échau er avant une compétition. Mais échau er quoi exactement ? On pense tout de suite aux muscles, rarement au cerveau. Or les neurones sont aussi mis à contribution, qu’il s’agisse d’être attentif à un ballon ou de faire abstraction d’autres stimuli comme le score, l’hostilité des spectateurs ou d’éventuelles pensées perturbatrices. Les chercheurs Qian Gao et Liwei Zhang, de l’université des sports de Pékin, ont alors montré que « s’échauffer le cerveau » par une séance de méditation de pleine conscience améliore les performances. Les participants à cette expérience devaient passer vingt minutes à méditer, avant de se livrer à un exercice de tir au pistolet en réalité virtuelle. Résultat : des performances en hausse par rapport à un groupe témoin. La clé : leur regard et leur attention se focalisaient mieux sur les cibles et se détachaient plus aisément des éventuelles sources de distraction. Dans leur cerveau, le cortex préfrontal dorsolatéral, qui assure le contrôle de l’attention, devenait alors plus actif.

La méditation est en grande partie un entraînement de l’attention. Un exercice typique consiste à se concentrer sur sa respiration en se détournant de ses pensées parasites. Verra-t-on alors bientôt les footballeurs s’asseoir sur la pelouse pour méditer avant une séance de tirs au but, ou les athlètes de disciplines comme le tir à l’arc, la gymnastique, le golf ou la natation faire de même avant une compétition ? C’est en tout cas ce que recommandent les chercheurs. £ Guillaume Jacquemont

PSYCHOLOGIE
© Ollyy/Shutterstock
7 N° 158 - Octobre 2023
RETROUVEZ NOUS SUR

AGNÈS FLORIN

Professeuse émérite en psychologie de l’enfant et de l’éducation, à Nantes Université.

SANTÉ MENTALE

Un enfant sur huit atteint de trouble mental !

à prendre en compte dans les politiques de prévention et de soins en pédopsychiatrie.

Juin 2023 : Santé publique

France publie les premiers résultats d’une étude appelée Enabee, concernant le bien-être et la santé mentale des enfants en France métropolitaine. La première conclusion choque : 13 % des écoliers âgés de 6 à 11 ans souffriraient d’au moins un trouble mental. Il s’agit d’un des premiers chiffres de prévalence sur la santé mentale des jeunes, issus d’une enquête rigoureuse.

En effet, les chercheurs ont collecté les données entre début mai et fin juillet 2022 auprès de 8 172 enfants scolarisés en élémentaire, dans 706 écoles publiques ou privées sous contrat avec l’Éducation nationale, toutes tirées au sort. Ces éléments ont été obtenus de trois façons différentes : en interrogeant, au moyen de questionnaires, à la fois les enseignants (sur tablette ou sur internet), les parents (par téléphone ou sur internet) et les écoliers euxmêmes (du CP au CM2), par exemple avec des tests interactifs sur tablette, en classe, sous la supervision d’enquêteurs spécialisés.

Les enseignants ont rempli, pour chaque enfant participant, un questionnaire en ligne reposant sur une échelle d’évaluation appelée « Strengths and diffculties questionnaire » (SDQ), qui rend compte, au cours de l’année scolaire, non seulement de diffcultés relationnelles avec les pairs, mais aussi de comportements associés à un trouble émotionnel – qui se caractérise par un défaut de contrôle des émotions comme dans l’anxiété ou l’autisme –, à un trouble oppositionnel – correspondant souvent à des actes provocateurs et désobéissants – ou encore à un trouble du défcit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH).

UNE ENQUÊTE SUR LES TROUBLES MENTAUX

Les parents ont renseigné la version du SDQ qui leur est destinée et ont répondu à des questions relatives à l’environnement de leur enfant, à sa santé et à la leur. Quant aux élèves, ils complétaient sur tablette deux échelles psychométriques validées scientifiquement : le « Dominique

interactif », pour les symptômes de troubles mentaux, et le « Kid-Kindl-R », pour la qualité de vie.

Le résultat principal de cette étude épidémiologique – et non diagnostique – est l’importance de « troubles probables de santé mentale des enfants » : 13 % des jeunes âgés de 6 à 11 ans, en France, seraient concernés par au moins un trouble émotionnel, oppositionnel ou un TDAH. On emploie l’adjectif « probable » parce qu’il faudrait confrmer le diagnostic pour chaque petit – or l’enquête est anonyme. Mais cela reste un chiffre élevé – plus d’un écolier sur dix ! – qui intègre les points de vue des adultes (parents et enseignants) et celui des enfants. D’ailleurs, le chiffre obtenu est un peu plus faible, à 11,4 %, en ne considérant que les réponses des adultes, d’où l’intérêt d’interroger aussi les enfants, notamment pour estimer la prévalence de leurs symptômes anxieux ou dépressifs. En effet, l’étude a révélé des disparités : 5,6 % des élèves souffriraient de troubles anxiodépressifs si on les interroge, alors qu’ils ne seraient ©

12 N° 158 - Octobre 2023 DÉCOUVERTES Focus
Selon une étude inédite en France, 13 % des jeunes âgés de 6 à 11 ans sou riraient d’un trouble émotionnel, oppositionnel ou d’un TDAH. Une donnée
M7Studio/Shutterstock

que 3,8 % si l’on en croit les parents ou les enseignants.

Doit-on être surpris par une prévalence si élevée de troubles mentaux chez les plus jeunes ? Non : ce résultat concorde avec ceux d’autres études européennes publiées récemment, depuis quelques années, et confrme ce que pressentaient probablement depuis longtemps nombre de professionnels de l’enfance, pédopsychiatres, psychologues et enseignants.

De façon plus détaillée, il semblerait que le trouble émotionnel, en particulier anxiodépressif, soit plus fréquent chez les flles que chez les garçons – 6,6 % contre 4,6 % – et les troubles du comportement, à savoir le trouble oppositionnel et le TDAH, seraient plus répandus chez les garçons – 15,6 % contre 10,6 %. Par ailleurs, l’enquête ne met pas en évidence de variations selon l’âge des enfants ni le type d’école (écoles publiques en réseau d’éducation prioritaire, ou REP, écoles privées ou publiques hors REP).

PRÉVENIR LE MAL-ÊTRE DES JEUNES

Ce premier résultat d’Enabee souligne la nécessité absolue de prévenir le mal-être des jeunes, notamment à l’école, et de mieux accompagner leur santé mentale avec des moyens suffsants, pour une prise en charge précoce. On sait en effet

désormais traiter, sinon atténuer, nombre de ces troubles psychiques, et ce d’autant plus qu’ils sont détectés tôt. Ce qui suppose une prise de conscience collective et politique pour développer la prévention, les traitements et les suivis sur le long terme. Car, aujourd’hui, une proportion certainement non négligeable de ces écoliers ne bénéfcie d’aucun soin ni accompagnement.

Qui plus est, les analyses de la même enquête mais concernant les enfants âgés de 3 à 6 ans, scolarisés en maternelle en France, seront réalisées au second semestre 2023… On peut en attendre des enseignements tout aussi importants. Des données supplémentaires sont également prévues en 2023 et en 2024 pour identifer les facteurs associés au bienêtre mental, ainsi que les causes de certains troubles émotionnels et oppositionnels, afn de prévenir les difficultés quand c’est possible. L’étude devrait même être reconduite à intervalles réguliers sur plusieurs années pour suivre l’évolution de la santé mentale des jeunes. Elle devrait aussi être adaptée et déployée dans les départements et régions d’outremer (Drom), trop souvent laissés de côté par les études statistiques nationales. Espérons que le fait d’obtenir des résultats rigoureux sur la santé des enfants va permettre de s’attaquer au problème à grande échelle et avec les moyens nécessaires. £

Sur le web

Santé publique France : www.santepubliquefrance.fr

Enabee, Étude nationale sur le bien-être des enfants, juin 2023 : https://www.santepubliquefrance.fr/ etudes-et-enquetes/ enabee-etudenationale-sur-le-bienetre-des-enfants

« La pédopsychiatrie », rapport de la Cour des comptes, mars 2023 : www.ccomptes.fr/fr/ publications/lapedopsychiatrie

« Quand les enfants vont mal : comment les aider ? », rapport du HCFEA, mars 2023 : https://www.hcfea.fr

13 N° 158 - Octobre 2023
Les troubles émotionnels seraient plus fréquents chez les filles, et les troubles du comportement plus répandus chez les garçons.

Comment nos souvenirs éclairent l’avenir

20 N° 158 - Octobre 2023

Notre passé conditionne-t-il nos actions futures ?

EN BREF

£ Le souvenir d’un événement influence la propension qu’aura le cerveau à stocker ou rejeter de nouvelles informations présentes dans son environnement, et donc à former de nouveaux souvenirs.

£ Ce « tri », e ectué par un réseau de neurones spécifiques, se révèle indispensable pour préserver les ressources énergétiques de l’organisme, mais également pour favoriser sa survie.

£ Si de telles caractéristiques de mémoire sélective ont été observées chez une espèce d’escargot aquatique, elles pourraient également avoir été conservées chez l’humain au cours de l’évolution.

Et si nos souvenirs, bien qu’appartenant au passé, éclairaient notre avenir ? Telle est la possibilité que laissent présager de récentes études en neurosciences, aussi bien chez des humains que sur des animaux. Ces recherches suggèrent que nos souvenirs réguleraient l’attention que nous portons à ce qui nous entoure, et auraient une infuence sur nos apprentissages futurs. « Nous savons que nos expériences passées infuencent notre façon de réagir aux expériences à venir », explique Loren Frank, neuroscientifque à l’université de Californie, à San Francisco. « Déterminer comment cela se produit précisément, voilà qui est plus délicat. »

Une toute nouvelle étude, publiée dans la revue Science Advances, apporte des éléments de réponse à cette question. C’est en menant des expériences sur des escargots que des neuroscientifiques de l’université d’Essex, au Royaume ­ Uni, ont découvert un mécanisme qui modife la perception d’un individu sur son environnement en fonction des souvenirs qui lui reviennent à ce moment-là. Concrètement, les souvenirs accumulés par des escargots les rendraient plus susceptibles de mémoriser de nouvelles informations qu’ils auraient autrement ignorées. Et ce à long terme.

21 N° 158 - Octobre 2023 DÉCOUVERTES Mémoire
De récentes découvertes sur des escargots aquatiques montrent que le souvenir d’un événement influence bel et bien la façon dont le cerveau stocke ou rejette de nouvelles informations...
Par Yasemin Saplakoglu, journaliste à Quanta Magazine.
© D’après lohloh/SHuttesrtock

Pour arriver à une telle démonstration, les chercheurs ont étudié la façon dont les apprentissages passés conditionnent l’acquisition de compétences ultérieures. Ils sont même parvenus à étudier cette infuence au niveau de cellules isolées, à un niveau de détail très poussé, explique David Glanzman, biologiste cellulaire à l’université de Californie. Le chercheur, qui n’a pas participé à l’étude, juge le procédé intéressant dans la mesure où il constitue un exemple d’utilisation d’un organisme simple pour essayer de comprendre des phénomènes comportementaux assez complexes.

Si ces résultats ont été obtenus sur les créatures rustiques que sont les escargots, ils rapprochent les scientifques de la compréhension des bases neuronales de la mémoire à long terme chez les animaux plus évolués – dont les humains.

L’ÉCONOMIE DU SOUVENIR

Bien que nous n’y prêtions pas nécessairement attention, la formation de la mémoire à long terme est « un processus qui demande beaucoup d’énergie », explique Michael Crossley, chercheur à l’université de Sussex et premier auteur de la nouvelle étude. Car de tels souvenirs dépendent en fait de l’établissement de connexions synaptiques plus durables entre les neurones, nécessitant de la part des cellules cérébrales le recrutement de nombreuses molécules pour y parvenir. Pour économiser des ressources [l’un des principaux défs du vivant, ndlr], un cerveau doit donc être capable de distinguer les situations qui valent la peine de former un souvenir de celles qui le nécessitent moins. Cela reste valable, que ce soit pour le cerveau d’un humain ou le cerveau d’un « petit escargot au budget énergétique limité », explique-t-il.

Qualifé de « superbe » par Michael Crossley, un spécimen de mollusque du genre des limnées [un gastéropode d’eau douce, ndlr] a ainsi été flmé et sa vidéo diffusée en ligne par le chercheur. Alors qu’un cerveau humain compte 86 milliards de neurones, celui de l’escargot n’en compte que 20 000 – soit 4,3 millions de fois moins –, mais chacun de ses neurones est 10 fois plus volumineux que les nôtres et, pour cette raison, beaucoup plus facile à étudier. Ces neurones géants et leur circuit cérébral bien cartographié en font même un objet d’étude privilégié pour la recherche en neurobiologie.

Les limnées sont également de remarquables apprenants, capables de se rappeler un objet ou une information après y avoir été exposés une seule fois, explique le scientifque. Dans leur nouvelle étude, les chercheurs ont décortiqué le

fonctionnement du cerveau de ces escargots pour comprendre ce qui s’y produisait au niveau neurologique lorsqu’ils acquéraient des souvenirs. Concrètement, ils ont soumis les gastéropodes à deux types d’entraînement, dits « fort » et « faible » respectivement. Au cours de l’entraînement fort, ils ont d’abord pulvérisé de l’eau aromatisée à la banane sur les animaux, qui en avalaient une partie, puis en recrachaient une autre – signe que cette solution avait pour eux un attrait neutre. Puis ils leur ont donné du sucre, qu’ils ont dévoré avec avidité.

Quel était l’effet de cette mémorisation du goût sucré ? Un jour plus tard à peine, les escargots étaient beaucoup plus disposés à avaler l’eau aromatisée à la banane. Ils avaient associé la saveur de la banane au sucre, et semblaient la trouver plus désirable après le conditionnement. Rien de semblable en cas d’entraînement dit « faible », où une solution parfumée à la noix de coco était suivie d’une friandise faiblement concentrée en sucre. Les mollusques continuaient en effet à avaler et à recracher indifféremment l’eau aromatisée à la noix de coco.

QUAND LA BANANE INFLUENCE

LA NOIX DE COCO

Jusque ­là, rien de bien différent d’un simple conditionnement qu’avait mis en évidence le neurologue Ivan Pavlov dès les années 1890, quand il avait découvert que des chiens à qui l’on fait entendre le son d’une cloche que l’on fait suivre d’une ration de nourriture finissaient

Les circuits de l’apprentissage, dans le système nerveux des limnées (escargots d’eau) se composent de quatre neurones dont on voit ici les embranchements. Ce câblage permet de garder la trace d’une expérience et de modifier la façon dont les nouveaux événements seront traités à l’avenir.

22 N° 158 - Octobre 2023
COMMENT NOS SOUVENIRS ÉCLAIRENT L’AVENIR
DÉCOUVERTES Mémoire
© Michael Crossley and Kevin Staras

par saliver rien qu’en entendant la cloche. L’originalité est venue ensuite : les scientifques ont observé ce qui se passait lorsque les escargots recevaient un entraînement fort avec une saveur de banane, suivi quelques heures plus tard d’un entraînement faible avec une saveur de noix de coco. Les limnées ont alors commencé à apprendre lors de l’entraînement faible, c’est­à­ dire qu’ils commençaient à apprécier la saveur coco. Lorsque les chercheurs ont inversé l’ordre des deux entraînements, ils n’ont pas observé de tels résultats. Et le fait d’échanger les saveurs utilisées dans les entraînements fort et faible n’a eu aucun effet.

Conclusion : l’entraînement fort fait entrer les escargots dans une période « riche en apprentissages », où le seuil de formation des souvenirs est abaissé. Cela leur permet d’apprendre des choses qu’ils n’auraient pas retenues autrement (c’est ainsi qu’ils associent la noix de coco à l’ingestion de sucre dilué lors de l’entraînement faible). Un tel mécanisme pourrait aider le cerveau à mobiliser les ressources énergétiques nécessaires à l’apprentissage au moment opportun. Ainsi, la découverte de sources de nourriture avantageuses rendrait les gastéropodes plus attentifs par la suite aux sources de nourriture comparables ; et les rencontres avec le danger aiguiseraient leur sensibilité à de futures potentielles menaces…

Toutefois, cet effet reste assez fugace. La période « riche en apprentissages » n’a duré que de trente minutes à quatre heures après l’entraînement fort. Après cela, les escargots cessaient de former des souvenirs à long terme. Et ce n’était pas parce qu’ils avaient oublié leur entraînement fort, expliquent les chercheurs, car ce souvenir persistait pendant des mois.

L’existence d’une telle fenêtre temporelle semble faire sens. En effet, si le processus ne s’arrêtait pas, « cela pourrait être préjudiciable à l’animal », explique Michael Crossley. Celui­ ci risquerait non seulement d’investir trop de ressources dans l’apprentissage, mais aussi d’apprendre des associations nuisibles à sa survie.

LA DOPAMINE DE L’APPRENTISSAGE

Grâce à des électrodes implantées sur l’animal, les chercheurs ont découvert ce qui se passait dans le cerveau d’un escargot lorsqu’il formait des souvenirs à long terme à l’issue des deux entraînements fort et faible. Deux ajustements de l’activité cérébrale se produisaient en parallèle. Le premier ajustement permettait d’encoder le souvenir lui­même. Le second était « purement impliqué dans la modifcation de la perception de

l’animal lors d’autres événements », explique Michael Crossley. Cet ajustement « changeait la façon dont l’animal interprétait les informations nouvelles en fonction de ses expériences passées ». L’équipe a également découvert qu’elle pouvait induire le même changement dans la perception des escargots en bloquant les effets de la dopamine, le neurotransmetteur produit par le neurone qui activait le comportement de recrachement. En effet, cela désactivait le neurone responsable du recrachement et laissait constamment activé le neurone responsable de l’ingestion. L’expérience a eu le même effet de prolongation que l’entraînement fort dans les expériences précédentes : plusieurs heures plus tard, les mollusques formaient un souvenir à long terme à l’issue de l’entraînement faible.

Cet article a initialement paru dans Quanta Magazine, sous le titre « Memories help brains recognize new events worth remembering ».

Selon Pedro Jacob, chercheur postdoctoral à l’université d’Oxford, qui n’a pas participé à l’étude, « les chercheurs ont minutieusement cartographié ce phénomène, depuis le niveau du comportement jusqu’à celui des bases électrophysiologiques de cette interaction entre souvenirs passés et nouveaux. Il est particulièrement intéressant d’avoir identifié le mécanisme sousjacent, car il est probablement commun à de nombreuses espèces ». Cependant, Loren Frank n’est pas entièrement convaincu par le fait que l’incapacité des escargots à ingérer de l’eau aromatisée après l’entraînement faible signife qu’ils n’avaient aucun souvenir de celui­ ci. Vous pouvez avoir le souvenir d’un événement sans être pour autant capable d’agir sur le comportement associé à cet événement, explique ­t­il : pour mettre au jour une nuance de cet ordre, il faudrait probablement tenter des expériences au long cours.

DES ESCARGOTS ET DES HOMMES

Bibliographie

M. Crossley et al., A circuit mechanism linking past and future learning through shifts in perception, Science Advances, 2023

Bien que l’infuence des souvenirs sur les apprentissages ultérieurs n’ait pas été à ce jour démontrée chez l’homme, note Michael Crossley, « il [pourrait] s’agir d’une caractéristique largement conservée et donc digne d’une attention plus poussée ». Les mécanismes de l’apprentissage et de la mémoire sont étonnamment similaires chez les mollusques et les mammifères, confrme David Glanzman. Dès lors, il serait intéressant d’étudier si un changement similaire de la perception des événements futurs se produit chez les humains ou d’autres animaux, et comment cela se traduit au niveau neuronal. Ces résultats aideraient alors à éclairer notre compréhension de la formation des souvenirs et des mécanismes cérébraux associés, ce qui pourrait avoir des implications dans le traitement des troubles de la mémoire et de l’apprentissage. £

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LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE

p. 26

L’avènement des psychédéliques

p. 36 Interview

La psychiatrie de demain sera personnalisée

p. 42

L’essor de l’e-santé mentale

p. 48

La neurostimulation, thérapie de l’humeur

p. 54

L’ère de la prévention

Plus d’un Français sur quatre consomme des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères ou d’autres psychotropes. L’état psychique de la population a été aggravé par deux ans de pandémie, et pourrait empirer face aux menaces liées au climat, à l’accès aux ressources et aux inquiétudes géostratégiques. Comment réagir face à ces enjeux ? En investissant massivement dans un secteur psychiatrique en sou rance, souligne Antoine Pelissolo. Et en comprenant que tous les patients ne se ressemblent pas, ce qui nécessite une approche plus personnalisée, appuyée sur l’analyse de biomarqueurs sanguins, génétiques ou cérébraux de la maladie. Voire, précise Stéphane Mouchabac, en exploitant les données numériques de chacun pour a ner son profil psychologique et mieux cibler les traitements.

D’autres innovations bouleversent le champ de la psychiatrie, comme les psychédéliques, extrêmement e caces dans le traitement de la dépression ou des addictions, ou la neurostimulation, qui revigore le cerveau et atténue la sou rance psychique. Sans oublier le nerf de la guerre : la prévention, qui pourrait réduire de beaucoup la prévalence des maladies mentales. Ces cinq grandes révolutions nous concernent tous. Il était temps de vous en parler.

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SOMMAIRE
Dossier

L’AVÈNEMENT DES PSYCHÉDÉLIQUES

26 N° 158 - Octobre 2023
Dossier

Par Lucie Berkovitch, psychiatre responsable des recherches sur les psychédéliques à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, et chercheuse à l’université Yale, aux États-Unis, et Guillaume Jacquemont, journaliste à Cerveau & Psycho.

EN BREF

£ Les psychédéliques ont suscité de grands espoirs dans les années 1960 pour traiter de nombreux troubles psychiques, avant que les recherches ne soient abandonnées à la suite de la prohibition de ces substances, puis ne reprennent il y a une vingtaine d’années.

£ Combinés à une psychothérapie, ils ont montré des résultats très prometteurs dans le traitement de la dépression, des troubles anxieux et des addictions, même si ces derniers doivent être confirmés par des essais menés à plus grande échelle. Lorsqu’ils sont administrés avec un accompagnement médical adéquat, leurs e ets secondaires restent limités.

£ Ils agiraient par de multiples mécanismes, notamment en atténuant l’activité de zones cérébrales associées aux ruminations et aux émotions négatives, et en augmentant la plasticité du cerveau.

Adrien n’a plus de motivation pour rien, est constamment d’humeur sombre et ne trouve plus aucun plaisir dans les activités qu’il aimait auparavant : il s’est vu diagnostiquer une dépression, qui persiste malgré la prise successive de quatre antidépresseurs différents. Pour Lise, tout s’est arrêté lors de l’annonce de son cancer. Malgré de nombreuses séances de psychothérapie, elle reste terrorisée par la perspective d’une mort prochaine, enchaîne les crises de panique et ne trouve plus la force de suivre son traitement, ce qui réduit encore ses chances de survie. Quant à Julien, il a un problème d’alcool dont il n’arrive pas à se sortir : les multiples verres qu’il consomme quotidiennement altèrent son humeur, perturbent son sommeil et augmentent son risque de développer des pathologies graves – cancer, maladies cardiovasculaires, cirrhose…

Chez tous ces patients, la médecine s’est révélée impuissante. Et ils sont loin d’être les seuls dans ce cas : les traitements médicamenteux ou psychothérapeutiques existants laissent un nombre considérable de personnes sur la touche. On estime ainsi que les antidépresseurs sont insuffsamment effcaces chez un tiers des patients, dont la dépression est alors qualifée de « résistante ». Une situation qui toucherait quelque 100 millions de personnes dans le monde ! Mais les choses pourraient bientôt changer, grâce à l’arrivée dans le domaine médical de substances plutôt inattendues : les psychédéliques.

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Les psychédéliques comme la psilocybine ou le LSD sont porteurs d’immenses espoirs pour soulager la sou rance psychique. Moyennant un accompagnement psychologique adéquat.
© Alex Tooth/Shutterstock

L’AVÈNEMENT DES PSYCHÉDÉLIQUES

Ces substances comprennent un certain nombre de molécules au puissant pouvoir psychoactif : la psilocybine (extraite de champignons hallucinogènes), le LSD (produit à partir d’ergot, un champignon parasite des céréales), la diméthyltryptamine (ou DMT, le principe actif de plantes consommées dans un breuvage traditionnel d’Amazonie appelé ayahuasca)… Elles provoquent toutes sortes de distorsions visuelles et sont même susceptibles d’induire un sentiment de « dissolution du soi », c’est-à-dire une impression de fusion avec le monde.

« CHAQUE CELLULE DE MON CORPS ÉTAIT BOULEVERSÉE »

L’intensité de cette expérience est absolument hors normes, comme l’illustrent les témoignages d’usagers recueillis par le journaliste Benjamin Billot dans son podcast « Substance ». « J’étais bouleversé au niveau moléculaire, chaque cellule de mon corps était bouleversée », raconte ainsi Pano.

« C’était d’une force, d’une puissance et d’une beauté que je n’avais jamais rencontrées dans ma vie », s’émerveille quant à elle Zoé. Avant de détailler : « Mon esprit était complètement

silencieux, mes perceptions étaient tellement exacerbées que mon mental n’avait plus le temps de les interpréter. »

Un tel bouleversement psychique aurait-il des vertus thérapeutiques ? Bien des psychiatres en sont convaincus depuis longtemps. Dans les années 1960, une première vague de recherche s’est intéressée aux applications thérapeutiques de ces substances, avant d’être brutalement arrêtée par leur interdiction. Ce n’est qu’à partir de 2006 que les études ont repris. À travers le monde, de plus en plus de chercheurs et de médecins évaluent l’effcacité de « thérapies psychédéliques », fondées sur l’administration de ces substances dans un cadre supervisé incluant un solide accompagnement psychologique : un thérapeute prépare le patient, puis l’accompagne lors de la prise de la substance et « débriefe » avec lui (voir l’encadré page ci-contre).

Et les premiers résultats sont au rendez-vous ! On découvre que ces substances ont de puissants effets sur le cerveau et la santé mentale, avec un rapport entre bénéfces et risques qui semble très favorable. À tel point que de nombreux spécialistes considèrent qu’elles vont un jour révolutionner la

L’EXPÉRIENCE PSYCHÉDÉLIQUE

Lespsychédéliques provoquent des distorsions visuelles frappantes, comme la sensation d’une acuité visuelle décuplée ou l’impression que les objets environnants se déplacent, respirent ou ondulent. Ces distorsions peuvent se transformer en franches hallucinations, le plus souvent très esthétiques : formes géométriques fractales, kaléidoscopes, sortes de bourgeonnements qui envahissent le champ visuel… En parallèle, la perception du temps et de l’espace est altérée. Sur le plan psychologique, les consommateurs rapportent fréquemment un sentiment de détente, de bien-être et d’hilarité, mais aussi parfois d’anxiété. Outre ces dimensions perceptives et émotionnelles, ils décrivent une expérience de nature spirituelle, voire mystique : l’impression d’accéder à des choses plus importantes, voire (à

fortes doses) de ne faire qu’un avec le monde – ce qu’on appelle la « dissolution du soi ». Les modalités varient quelque peu, le LSD provoquant par exemple plus d’hallucinations visuelles que la psilocybine, mais ces dimensions sont présentes avec toutes ces substances.

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LES
RÉVOLUTIONS
MENTALE
DOSSIER
5
DE LA SANTÉ
© Brian Kenney/Shutterstock

prise en charge de la dépression résistante, mais aussi des troubles anxieux ou des addictions – et peut-être de bien d’autres pathologies encore. Ce ne serait qu’une question de temps… et de législation, les psychédéliques étant interdits dans la plupart des pays, en dehors de leur utilisation dans le cadre de la recherche.

DES BIENFAITS CONTRE LA DÉPRESSION,

LES TROUBLES ANXIEUX, LES ADDICTIONS…

Révolutionnaires, les psychédéliques le sont notamment par leur temporalité : quand ils sont effcaces, ils agissent tout de suite, durablement, souvent en une seule séance. Des protocoles avec deux ou trois prises, espacées de quelques semaines, sont aussi testés, mais le progrès serait dans tous les cas majeur pour les patients. En effet, la plupart des traitements utilisés actuellement en psychiatrie doivent être pris quotidiennement et mettent plusieurs semaines à produire leur effet.

Déjà, des substances apparentées ouvrent la voie. En France, la kétamine a été validée pour traiter la dépression résistante (voir l’encadré page 33). La dépression est d’ailleurs la pathologie pour laquelle les recherches avec les psychédéliques « classiques » sont les plus avancées. En 2022, par exemple, le psychiatre anglais Guy Goodwin et ses collègues ont testé la psilocybine chez plus de 200 patients souffrant de dépression résistante. Trois semaines après la séance, les symptômes avaient diminué de plus de moitié chez 37 % des participants, et disparu chez 29 % d’entre eux. Pour confrmer ces résultats, le psychiatre a lancé une nouvelle étude, dite de « phase 3 », incluant encore plus de patients et de centres de soin à travers le monde – un prérequis essentiel pour faire valider la psilocybine comme médicament. En France, plusieurs institutions, dont l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, participeront à cette étude.

Les données scientifques concernant le traitement des troubles anxieux sont également très prometteuses. En 2022, Friederike Holze, de l’hôpital universitaire de Bâle, en Suisse, et ses collègues ont proposé du LSD à une quarantaine de patients souffrant d’anxiété généralisée (une inquiétude quasi permanente), de phobie sociale ou de trouble panique (caractérisé par des crises d’angoisse très fréquentes). Les évaluations réalisées quatre mois plus tard montrent une nette amélioration de leur état : les deux tiers des participants ont ainsi vu leurs symptômes anxieux diminuer de plus de 30 %.

C’est justement pour tenter d’apaiser une angoisse bien particulière, celle liée à la fn de vie, que plusieurs études sur les psychédéliques ont été conduites dans les années 2000, inaugurant

UNE THÉRAPIE SOUS HALLUCINOGÈNES

Les thérapies psychédéliques prévoient systématiquement un accompagnement psychologique poussé, qui se déroule en trois étapes : préparation, accompagnement, intégration. Le patient rencontre d’abord le thérapeute afin de verbaliser ses di cultés et ses attentes, d’être informé des e ets habituels de ces substances et de mettre en place d’éventuelles stratégies en cas d’inconfort. Cette préparation diminue fortement le risque de bad trip et permet de définir les objectifs de la prise de psychédéliques. L’administration de la substance psychédélique s’e ectue ensuite dans une pièce spécialement aménagée, souvent avec quelques plantes et de petits objets décoratifs, à l’abri du capharnaüm hospitalier. Le patient s’allonge, un masque d’avion sur les yeux, un casque di usant de la musique sur les oreilles. Le thérapeute est là, disponible. Il ne sollicite pas expressément le patient, mais se tient prêt à répondre à ses demandes et à ses besoins. Il peut également pratiquer le « toucher thérapeutique », en posant par exemple une main sur son épaule pour le rassurer ou l’apaiser – après avoir recueilli son consentement en amont. Après l’administration du psychédélique vient la phase d’intégration, où l’on reprend ce qui s’est passé, à travers une ou plusieurs séances de psychothérapie. L’objectif : extraire du matériel utile à la poursuite du travail sur soi et consolider les bénéfices obtenus. Tout cet accompagnement est essentiel, car on sait que le contexte (ou setting) joue énormément sur la façon dont les gens réagissent aux psychédéliques. Ce qui est logique, puisque ces substances amplifient le ressenti du monde extérieur. L’état d’esprit (le set) et notamment les attentes du sujet ont également une influence majeure. la renaissance de la recherche dans ce domaine. L’annonce d’une maladie incurable ou potentiellement létale entraîne souvent une « détresse existentielle » – mélange de dépression, d’anxiété et de peur face à la mort –, qu’il peut être diffcile de soulager. On estime ainsi qu’environ un tiers des patients atteints de cancer souffrent de troubles anxieux ou dépressifs. Avec un cortège de conséquences négatives : augmentation du désespoir, baisse de la sociabilité, moindre adhésion aux traitements (et donc plus faible espoir de survie), et même risque de suicide.

FAIRE FACE À LA MORT

Et les psychédéliques semblent bel et bien effcaces dans ce contexte. En 2016, Stephen Ross, de l’université de New York, et ses collègues ont administré de la psilocybine à 29 patients touchés par un cancer en phase avancée.

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À QUOI RECONNAÎTON UN RAT QUI HALLUCINE ?

Avant d’être expérimentés sur des humains, les psychédéliques et leurs dérivés sont le plus souvent testés sur des rongeurs. Dans ces expériences, les chercheurs identifient la présence d’hallucinations grâce à un signe spécifique : le head twitch, un balancement de tête très particulier. Seuls les animaux qui ont absorbé des psychédéliques manifestent ce comportement, qui n’est pas observé lorsqu’on neutralise le pouvoir hallucinogène des substances. Peut-être que les rongeurs cherchent ainsi à réduire les e ets visuels des produits ingérés, qui sont particulièrement forts quand on fixe quelque chose du regard.

L’AVÈNEMENT DES PSYCHÉDÉLIQUES

Résultat : sept semaines après la séance, 58 % d’entre eux étaient considérés comme « répondeurs » (l’intensité de leurs symptômes anxieux avait été divisée par deux, voire davantage). Une amélioration qui semble particulièrement durable, comme l’a constaté la chercheuse américaine Gabrielle Agin-Liebes quand elle s’est penchée quatre ans plus tard sur l’état psychologique des patients toujours en vie de cette étude. Les psychédéliques se sont aussi révélés très effcaces pour traiter les addictions, en particulier à l’alcool et au tabac. En 2022, Michael Bogenschutz, de l’université de New York, et ses collègues ont évalué le potentiel de la psilocybine auprès d’une centaine de patients ayant une dépendance à l’alcool. Avec des résultats impressionnants : six mois après le traitement, les patients avaient divisé par 5 leur consommation quotidienne (passée à 1,17 verre par jour), et ne s’alcoolisaient fortement (5 verres ou plus dans la journée) qu’un jour sur dix en moyenne, contre plus d’un jour sur deux auparavant. En France, Luc Mallet, psychiatre au CHU Henri-Mondor et chercheur à l’Institut du cerveau (ICM) à Paris, et ses collègues vont lancer une grande étude portant sur 150 patients, cette fois avec du LSD, pour confrmer le potentiel thérapeutique des psychédéliques dans la prise en charge de la dépendance à l’alcool.

Les chiffres ne sont pas moins spectaculaires pour le tabagisme : dans une étude à petite échelle publiée en 2017 par Matthew Johnson, de l’université Johns-Hopkins, 60 % des fumeurs chroniques ayant reçu deux doses de psilocybine (voire une troisième optionnelle pour ceux qui le souhaitaient) étaient devenus totalement abstinents six mois après le traitement, alors qu’ils fumaient en moyenne un paquet par jour et avaient déjà tenté six fois d’arrêter de fumer. Soit le double du taux de succès observé avec les traitements classiques, comme les patchs de nicotine ou les thérapies cognitivo-comportementales. Des travaux plus exploratoires suggèrent que les psychédéliques aideraient aussi à décrocher des opioïdes, du cannabis ou des psychostimulants (comme la cocaïne ou les amphétamines).

Enfn, les psychédéliques sont à l’étude pour traiter les troubles obsessionnels-compulsifs (une étude sur une dizaine de patients a donné de premiers résultats encourageants), l’autisme, la douleur ou les troubles du comportement alimentaire (en particulier l’anorexie mentale).

LE CERVEAU SOUS HALLUCINOGÈNES

Mais comment ces molécules agissent-elles sur notre cerveau ? Elles ont deux grands types d’action : d’une part, elles modulent l’activité de

divers réseaux neuronaux et structures cérébrales (par exemple, dans le cas de la dépression, les réseaux impliqués dans les ruminations et les structures chargées de traiter les émotions) ; d’autre part, elles stimulent les capacités de remodelage du cerveau.

Toutes les substances psychédéliques ont pour caractéristique d’activer de petits récepteurs situés à la surface des neurones, appelés « récepteurs 5-HT2A ». Présents un peu partout dans le cerveau, notamment dans les zones frontales et sensorielles, ils réagissent habituellement à la présence d’une molécule produite par l’organisme, la sérotonine. Une fois activés par cette dernière, les neurones relarguent du glutamate, un neurotransmetteur excitateur qui va stimuler les neurones environnants. Les psychédéliques se font en quelque sorte passer pour de la sérotonine, avec un potentiel d’activation de ces récepteurs bien supérieur, d’où leur propension à moduler largement l’activité de l’encéphale.

Les régions sensorielles sont ainsi prises d’une frénésie visible à l’imagerie cérébrale, qui participe probablement aux fameuses hallucinations caractéristiques des psychédéliques. Mais dans d’autres régions, l’activation initiale provoquée par le glutamate enclencherait secondairement des mécanismes inhibiteurs : on presse les freins du cerveau, en quelque sorte.

Parmi les zones cérébrales soumises à ce freinage : le « réseau du mode par défaut ». Ce réseau cérébral est habituellement mis à contribution lorsque nous sommes inactifs, que nous rêvassons ou sommes focalisés sur nos propres pensées. On l’appelle parfois « réseau du vagabondage mental », et il est notamment impliqué dans les ruminations qui surviennent dans les épisodes dépressifs. Dès lors, en réduisant l’activité du réseau du mode par défaut, les psychédéliques diminueraient la tendance à ressasser ses pires souvenirs et à imaginer qu’il va arriver des catastrophes, tout en rendant le patient plus disponible à ses perceptions (réelles ou hallucinatoires) et concentré sur elles.

En 2012, le neuroscientifque Robin CarhartHarris, de l’Imperial College London, et ses collègues ont examiné le cerveau de volontaires sains ayant pris de la psilocybine, grâce à un appareil d’IRM fonctionnelle. Ils ont mesuré une baisse d’activité neuronale particulièrement importante dans deux régions qui participent au sentiment de soi : le cortex préfrontal ventromédian et le cortex cingulaire postérieur. Une désactivation qui expliquerait le phénomène de dissolution du soi, observé lorsque les doses absorbées sont importantes.

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DOSSIER LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE

Cortex associatif préfrontal

Cortex ventromédian

Zone sous-active

Zone hyperactive

Amygdale

Cortex cingulaire postérieur Cortex visuel primaire

Maladie mentale

Dendrites

Axone

Après la prise d’un psychédélique

Facteur de croissance

BDNF

Nouvelles branches dendritiques

Les psychédéliques activent fortement le cortex visuel (d’où les hallucinations), mais ont au contraire un e et inhibiteur sur plusieurs autres régions ou réseaux cérébraux : l’amygdale (impliquée dans les émotions négatives), le cortex ventromédian et le cortex cingulaire postérieur (deux régions qui participent à créer le sentiment de soi et qui sont aussi des éléments clés du « réseau du mode par défaut », impliqué dans les ruminations), et les zones du cortex dites « associatives » (car elles intègrent de multiples informations). Ces dernières zones, en particulier le cortex préfrontal, sont essentielles à la prise de décision

En 2015, Rainer Kraehenmann, de l’université de Zurich, et ses collègues constatent à leur tour que ces substances diminuent la réactivité de l’amygdale, un important centre émotionnel, impliqué notamment dans les émotions négatives. Ils ont en effet observé que lorsque les participants de leur étude avaient pris des psychédéliques, cette structure s’activait moins face à des stimuli menaçants, par exemple un regard hostile – ce qui pourrait diminuer le ressenti des émotions désagréables au quotidien. Cette étude a d’ailleurs mis en évidence une corrélation entre la baisse de la réactivité de l’amygdale et une amélioration de l’humeur. Avec une nuance : elle portait sur des sujets sains. Les travaux menés chez des patients ayant une dépression donnent pour l’instant des résultats contradictoires, d’où la nécessité de poursuivre les recherches !

Le gros avantage des psychédéliques est la durée des bénéfces potentiels après une prise unique de médicament. Un effet que l’on explique par le fait qu’ils stimulent la plasticité cérébrale, c’est-à-dire la capacité du cerveau à se remodeler.

et à la planification des comportements, de sorte que leur perturbation pourrait instaurer une fenêtre de flexibilité mentale. Les psychédéliques stimulent en outre la plasticité cérébrale : les neurones se mettent à « bourgeonner », établissant de multiples connexions nouvelles, ce qui faciliterait l’adoption durable de nouveaux modes de pensées et corrigerait l’appauvrissement des connexions observé dans de multiples maladies mentales (à droite). Les mécanismes en cause incluent de complexes cascades moléculaires, provoquant notamment la libération d’un facteur de croissance neuronal, le BDNF.

En 2018, le neuroscientifque Calvin Ly, de l’université de Californie à Davis, et ses collègues ont montré, à la fois sur des cultures cellulaires et chez des rongeurs, que le LSD et la DMT (le principe actif de l’ayahuasca) stimulent la formation de nouvelles connexions neuronales, ou synapses. Sous l’effet de ces substances, les neurones se mettent littéralement à bourgeonner.

UN PRINTEMPS NEURONAL

Parmi les hypothèses émises pour expliquer ce phénomène : en se fxant sur certains récepteurs neuronaux comme les récepteurs TrkB et mTOR, les psychédéliques provoqueraient la libération d’un facteur de croissance neuronal, le BDNF, qui agit comme un engrais cérébral. Autre mode d’action envisagé : les psychédéliques activeraient des gènes impliqués dans la neuroplasticité, comme les gènes Fos, Arc, ou Egr2. Quel qu’en soit le mécanisme, ce « printemps neuronal » serait d’autant plus précieux que dans un certain nombre de pathologies psychiatriques, comme la dépression ou les troubles anxieux, la

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© Marie Marty

L’AVÈNEMENT DES PSYCHÉDÉLIQUES

connectivité cérébrale s’étiole, de même que chez les personnes subissant un stress chronique. L’effcacité durable et à large spectre des psychédéliques pourrait ainsi passer par la restauration de ces connexions perdues.

Dès lors s’ouvre une fenêtre de plasticité dans le cerveau, durant laquelle les réseaux neuronaux, supports des schémas de pensée, deviennent plus aisément reconfgurables. On ignore encore combien de temps cette fenêtre reste ouverte, mais des travaux publiés en 2023 par Patrick Skosnik, de l’université Yale, et ses collègues suggèrent une durée de plusieurs semaines. En effet, des ondes cérébrales typiques d’un état de neuroplasticité persistent deux semaines après une administration de psilocybine et leur intensité augure de l’amélioration des symptômes dépressifs.

Durant cette fenêtre de tir, il est alors possible d’infuencer positivement la façon dont la reconfguration cérébrale se produit, notamment avec la psychothérapie. Ainsi, en 2023, Rafael Moliner, de l’université de Helsinki, et ses collègues ont montré qu’en plus d’engendrer de nouvelles connexions, la psilocybine et le LSD renforcent de façon sélective les synapses actives, celles qui transmettent des signaux. Or quand le patient discute avec le thérapeute de nouvelles façons de penser plus productives, son cerveau allume des circuits neuronaux spécifques. En consolidant ces circuits, les psychédéliques graveraient ces nouveaux schémas de pensée dans le marbre neuronal. Mieux vaut alors avoir un bon psy !

DES PSYCHÉDÉLIQUES SANS HALLUCINATIONS ?

Mais quel est le rôle des hallucinations dans ces bénéfces thérapeutiques ? Le « voyage psychédélique » lui-même et son cortège de visions extraordinaires sont-ils nécessaires à l’acquisition de ces nouveaux schémas de pensée, et plus généralement aux bienfaits de ces substances ? Après tout, la plasticité est une affaire purement chimique, qui pourrait avoir lieu indépendamment d’une expérience subjective. En outre, plusieurs travaux ont constaté que l’effcacité des psychédéliques persistait lorsqu’on neutralisait leur pouvoir hallucinogène à l’aide d’« antidotes » qui bloquent les récepteurs à la sérotonine 5-HT2A.

Pour autant, la place des effets subjectifs reste très controversée. Dans certaines études, l’amélioration est corrélée à ces effets (typiquement à l’intensité de l’expérience mystique ressentie par le patient), dans d’autres non. Le problème est d’autant plus épineux que la présence de ces effets permet aux participants de deviner s’ils ont

LES BÉNÉFICES EN QUELQUES CHIFFRES

Après la prise d’un psychédélique :

29 % des patients touchés par une dépression résistante entrent en rémission (disparition des symptômes).

Source : G. Goodwin et al., The New England Journal of Medicine, 2022

65 % des patients sou rant de troubles anxieux ont vu leurs symptômes diminuer de plus de 30 %.

Source : F. Holze et al., Biological Psychiatry, 2022

5 fois moins de verres : c’est la réduction de la consommation observée chez des patients alcooliques.

Source : M. Bogenschutz et al., JAMA Psychiatry, 2022

60 % des fumeurs qui avaient déjà tenté au moins six fois d’arrêter y sont parvenus.

Source : M. Johnson et al., The American Journal of Drug and Alcohol Abuse, 2017

Avertissement : ces bénéfices ont été obtenus avec un solide accompagnement thérapeutique ; l’automédication est à éviter absolument, en raison des risques associés à ces substances.

été affectés au groupe témoin, qui reçoit un placebo, plutôt qu’à celui qui reçoit la substance active. Avec parfois même un effet « nocebo », c’est-à-dire une aggravation des symptômes liée à la déception de ne pas avoir reçu la substance testée, ce qui peut artifciellement accentuer les différences entre les deux groupes.

Une partie des spécialistes restent en tout cas convaincus que les bienfaits des psychédéliques viennent, au moins en partie, du vécu subjectif associé, et craignent que priver ces substances de leur pouvoir hallucinogène « n’assèche » le matériel psychique disponible pour la thérapie. De fait, les témoignages des patients qui ont participé à ces expériences, recueillis par le journaliste américain Michael Pollan dans son ouvrage Les Nouvelles Promesses des psychotropes (Pocket, 2021), sont édifants. Une femme dans la soixantaine, touchée par un cancer du sein, raconte ainsi : « Ce dont je me souviens, c’est que l’instant d’après, je suis sous la terre, dans une forêt magnifque à la végétation dense et au sol brun et argileux. Il y a des racines tout autour de moi, je vois les arbres pousser, et je fais partie d’eux. J’étais morte, mais j’étais là, dans le sol, avec toutes ces racines, et je ne me sentais ni triste ni heureuse, mais tout simplement

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DOSSIER LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE

satisfaite et apaisée. Je n’étais pas partie, j’étais une partie de la Terre. »

QUAND LE SOI SE DISSOUT

Il s’agit là d’un cas typique de dissolution du soi, potentiellement utile pour soulager bien des souffrances, notamment l’anxiété liée à la fn de vie. Si le soi n’existe plus, l’angoisse qu’il disparaisse s’évanouit, si l’on peut dire… De fait, cet effacement semble bel et bien changer le rapport que les patients entretiennent avec la mort. Ceux-ci décrivent une sensation de connexion au monde extérieur, de faire partie de quelque chose de plus grand aussi bien sur le plan spatial

(être un élément parmi d’autres dans l’univers) que temporel (vivre un moment parmi d’autres dans l’histoire de l’humanité). La mort apparaît alors comme moins inquiétante, et dans l’ordre naturel du monde.

L’impression de se trouver connecté à un ensemble plus vaste que soi prend souvent la forme d’un sentiment d’osmose avec les autres, qui aide sans doute les patients, parfois repliés sur eux-mêmes en raison de leur trouble psychique, à se rapprocher de leur entourage, et plus largement des autres. C’est ce qu’on cherche notamment à exploiter dans les études sur l’autisme.

KÉTAMINE, MDMA… LES SUBSTANCES APPARENTÉES OUVRENT LA VOIE

Outre les psychédéliques dits « classiques », d’autres substances apparentées sont à l’étude, voire déjà autorisées. La kétamine, utilisée comme anesthésique à forte dose, est ainsi un traitement validé de la dépression résistante depuis quelques années. Disponible sous forme de spray nasal, elle provoque des e ets dissociatifs, comme un sentiment de déconnexion du corps (« Est-ce que c’est ma main ? », « Je suis aspiré hors de mon corps »), ainsi qu’une sensation d’ébriété, d’hilarité, et plus rarement des hallucinations visuelles. Les mécanismes de son action antidépressive sont encore débattus, mais incluent probablement une stimulation de la plasticité cérébrale.

La kétamine partage deux atouts majeurs avec les psychédéliques. D’une part, elle est e cace chez de nombreux patients qui ne répondent pas aux traitements classiques. D’autre part, elle agit immédiatement, là où les antidépresseurs mettent plusieurs semaines à donner des résultats. En revanche, contrairement aux psychédéliques, son action ne dure que pendant quelques jours ; c’est pourquoi elle est administrée de façon répétée et en association avec un antidépresseur classique, en attendant que celui-ci fasse e et. Le protocole actuel prévoit deux ou trois séances à l’hôpital par semaine pendant un mois, puis on poursuit en espaçant de plus en plus les visites.

L’autre substance apparentée qui sera sans doute bientôt disponible en tant que médicament est la MDMA, plus connue sous le nom d’ecstasy. Elle est actuellement en phase 3 d’essais cliniques pour traiter l’état de stress post-traumatique. Cette substance déclenche la libération de plusieurs neurotransmetteurs, comme la sérotonine ou l’ocytocine, entraînant un sentiment de bien-être. Les patients parviennent alors plus facilement à évoquer l’événement traumatisant, voire le revivent sous forme de flash-back, tout en restant dans cet état émotionnel apaisé, ce qui favorise le travail psychothérapeutique.

La MDMA a aussi un e et empathogène, ou e et « bisounours », les usagers ayant envie de se faire des câlins, de se prendre dans les bras), sans doute car l’ocytocine libérée à la suite de sa consommation

est une hormone du lien. Cet e et est également précieux dans le cadre de la thérapie. Tout d’abord, il augmente l’empathie et la tolérance que l’on a vis-à-vis de soi-même. Or les gens qui ont vécu un traumatisme éprouvent parfois une culpabilité très forte, se sentant responsables de ce qui leur est arrivé. La MDMA peut donc soulager ce sentiment. De plus, son e et empathogène renforce le lien avec le thérapeute, ce qui bénéficie à la psychothérapie. Si le traitement de l’état de stress post-traumatique est l’application la plus avancée, le pouvoir de cette substance sur l’humeur et les interactions sociales pousse les chercheurs à l’explorer pour bien d’autres troubles : l’autisme, la dépression, l’anxiété, les addictions…

5 CENTRES QUI PROPOSENT DES THÉRAPIES À

En France, la kétamine est disponible dans quelques centres (voir les exemples ci-dessous). Elle est réservée à des patients présentant des tableaux dépressifs sévères et résistants aux traitements, à la demande de leur psychiatre référent ou d’un médecin travaillant dans un centre expert spécialisé dans la dépression.

– CH Sainte-Anne, Paris, Pôle Hospitalo-Universitaire Paris 15ème, Service Hospitalo-Universitaire

– CH du Rouvray, Sotteville-lès-Rouen, service hospitalo-universitaire de psychiatrie de l’adulte, CETIP, Unité START

– CHU de Clermont-Ferrand, service de psychiatrie adultes B, unité spécialisée dans la prise en charge des troubles de l’humeur

– CHU d’Angers, service de psychiatrie, CETIP ResisTH

– CHU Lapeyronie, à Montpellier, Centre expert dépression résistante

– CHU de Besançon, service de psychiatrie de l’adulte

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LA KÉTAMINE EN FRANCE

La psilocybine, substance psychédélique la plus étudiée, est extraite de champignons hallucinogènes variés, dont ceux du genre psylocibe (ici des champignons Psilocybe semilanceata), qui poussent un peu partout dans le monde.

L’AVÈNEMENT DES PSYCHÉDÉLIQUES

Dans le cas des addictions, certains racontent aussi que fumer ou boire leur a soudain semblé futile, face à la perspective plus vaste qu’ils avaient entrevue. Pour d’autres, c’est un sentiment de dégoût qui s’impose. Ainsi de Savannah Miller, fumeuse invétérée d’une trentaine d’années : « Vous savez à quoi ressemblent les gargouilles, ces créatures ramassées sur elles-mêmes ? C’est ce que j’ai eu l’impression d’être, une sorte de petit golem, dépourvu de libre arbitre, aspirant la fumée sans la recracher, jusqu’à ce que ma poitrine devienne douloureuse et que j’étouffe. C’était à la fois puissant et écœurant. Je la revois, cette affreuse gargouille crachotante, chaque fois que je m’imagine en train de fumer. »

Il se pourrait donc que ce voyage psychédélique, décrit par beaucoup comme l’une des expériences les plus importantes de leur vie et souvent associé à une prise de conscience, contribue à sortir les patients des routines mentales dans lesquelles ils sont enfermés. Une sorte de pas de côté qui devient possible dans cet état second. Par la suite, les séances de psychothérapie consolideraient les acquis, qui s’inscriraient dans le cerveau d’autant plus facilement que celui-ci est rendu plus malléable par les psychédéliques.

D’UNE DROGUE À L’AUTRE ?

Mais il reste une question essentielle : n’est-il pas risqué d’utiliser ces molécules ? La réponse est un peu complexe, car les psychédéliques ne comportent pas les mêmes dangers que la plupart des autres drogues. En effet, bon nombre de substances psychoactives stimulent les émotions

PETIT LEXIQUE CLINIQUE

Pour être autorisé, un nouveau médicament doit passer avec succès toute une série de tests : Essais précliniques : tests sur des cellules, des tissus et des animaux Essais cliniques : tests sur l’humain

- Phase 1 : premières observations sur un petit groupe de volontaires sains ou malades, notamment pour vérifier l’absence de toxicité

- Phase 2 : première évaluation de l’e cacité et de la dose à prescrire, en général chez quelques dizaines de patients

- Phase 3 : essais à grande échelle, sur plusieurs centaines, voire milliers, de patients

Les tests sur les psychédéliques ont passé avec succès des essais cliniques de phase 2 pour les applications contre la dépression, les troubles anxieux et les addictions. Des essais de phase 3 sont déjà lancés pour la dépression.

positives en entraînant une libération massive de neurotransmetteurs comme la dopamine ou la sérotonine dans le cerveau. Cette libération épuise les stocks neuronaux, si bien que l’usager va expérimenter une « descente », c’est-à-dire un contrecoup caractérisé par un ressenti opposé à celui obtenu grâce à la drogue (tristesse, anxiété, ralentissement, fatigue, etc.). C’est l’un des mécanismes qui pousse à chercher une nouvelle prise et qui risque, in fne, de conduire à la dépendance. Les psychédéliques classiques ne présentent pas ce risque, car ils ne provoquent pas de libération de la sérotonine naturellement produite par les neurones, mais se substituent à elle, en activant directement les récepteurs de cette molécule. Ils ne laissent donc pas le cerveau vidé de sa sérotonine naturelle.

Autre piège, plus subtil, qu’on ne trouve pas avec les psychédéliques : certaines drogues, typiquement la cocaïne, plongent leur usager dans un état parfois diffcile à distinguer d’un fonctionnement psychique normal. On se sent plus heureux, plus énergique, moins timide, mais rien de démesuré ni d’incompatible avec nombre de situations de la vie quotidienne. En conséquence, les usagers ont tendance à répéter les prises et prennent parfois des risques inconsidérés, causant notamment des accidents de la route, puisqu’ils ne se rendent pas compte que leurs facultés mentales sont en réalité diminuées. À l’inverse, lors d’un trip sous LSD, le consommateur ne risque pas de se méprendre ! L’expérience est même tellement intense qu’il ne cherche en général pas à la répéter trop souvent et consacre un temps spécifque à la consommation, en dehors de ses obligations personnelles et professionnelles.

L’IMPORTANCE D’ÊTRE BIEN ACCOMPAGNÉ

Concernant la toxicité, ces molécules peuvent avoir divers effets secondaires – maux de tête, nausées, vomissements… –, mais ils sont transitoires et s’évanouissent en même temps que les effets des produits. Tout cela ne signife bien sûr pas que les psychédéliques sont sans danger. Chez certaines personnes, ils provoquent une forte anxiété – le fameux bad trip. Rien d’étonnant à ce que la plongée dans un univers aussi étrange, où tout se déforme et se dissout, soit potentiellement inquiétante ! Il est alors essentiel d’être bien entouré et de pouvoir être rassuré par une personne de confance.

La fabilité des individus présents lors de l’administration d’un psychédélique est d’autant plus importante que ces substances placent le sujet dans un état de vulnérabilité susceptible d’entraîner des abus, notamment sexuels : des

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DOSSIER LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE
© krolya25/Shutterstock

cas ont été rapportés dans le cadre de thérapies underground conduites de manière illégale. Les psychédéliques sont en outre fortement déconseillés aux personnes ayant des antécédents personnels ou familiaux de symptômes psychotiques (délires, hallucinations) ou de troubles bipolaires, chez qui ils risqueraient de déclencher une crise profonde.

Dernière réserve : l’étude de phase 3 menée par le psychiatre américain Guy Goodwin et ses collègues sur l’utilisation de la psilocybine dans la dépression résistante laisse craindre une augmentation des idées suicidaires dans les moments qui suivent la prise du psychédélique. Peut-être est-ce la diminution de la peur de la mort qui rend ces idées sombres moins effrayantes et plus acceptables, ou un effet désinhibiteur qui lève certains freins mentaux (ce qu’on observe parfois avec l’alcool ou les antidépresseurs). Ce facteur sera à surveiller absolument dans les prochaines recherches, tant il est susceptible de provoquer des drames humains insupportables. En effet, même si cela reste rare, plusieurs tentatives de suicide inexpliquées ont été observées chez des usagers sous l’emprise de psychédéliques, laissant l’entourage dans un état de choc et de chagrin incommensurable. De tels passages à l’acte suicidaire sous psychédélique sont d’ailleurs à l’origine du vent de panique ayant abouti à leur prohibition dans les années 1960.

Pour toutes ces raisons, l’examen pointu des antécédents du patient ainsi qu’un solide accompagnement psychologique sont indispensables. Dans ce contexte sécurisé, la survenue de bad trip peut être gérée et le risque de passage à l’acte enrayé.

Ces questions de sécurité plaident en faveur du développement de substituts qui ne déclenchent pas d’hallucinations, afn d’enrichir l’arsenal thérapeutique. D’autres raisons y poussent : elles sont d’ordre méthodologique (les participants des études ne parviendraient plus à savoir s’ils sont dans le groupe « traitement » ou dans celui qui reçoit un placebo), pratique (les études et les soins seraient plus simples à mettre en œuvre et moins coûteux, et la validation par les autorités plus facile à obtenir), ou relatives à l’acceptabilité (bon nombre de patients ne souhaitent pas vivre une expérience psychédélique, voire sont effrayés par cette perspective)…

DE QUELQUES MINUTES

À DOUZE HEURES DE DURÉE D’ACTION

Dans cette lignée, une autre piste est en cours d’exploration, celle de psychédéliques à durée d’action relativement courte. Les effets de la psilocybine durent quatre à six heures, et ceux

Bibliographie

P. Skosnik et al., Sub-acute e ects of psilocybin on EEG correlates of neural plasticity in major depression, Journal of Psychopharmacology, 2023.

G. Goodwin et al., Single-dose psilocybin for a treatmentresistant episode of major depression, The New England Journal of Medicine, 2022.

F. Holze et al., Lysergic acid diethylamide-assisted therapy in patients with anxiety with and without a life-threatening illness, Biological Psychiatry, 2022

M. Bogenschutz et al., Percentage of heavy drinking days following psilocybin-assisted psychotherapy vs placebo in the treatment of adult patients with alcohol use disorder, JAMA Psychiatry, 2022

L. Berkovitch et al., E cacité des psychédéliques en psychiatrie, une revue systématique, L’Encéphale, 2021

du LSD jusqu’à douze heures, ce qui nécessite la mobilisation longue et coûteuse de professionnels de santé spécialement formés, sans compter le risque que le voyage se passe mal. Il existe certes des antidotes pour stopper les hallucinations, mais si les psychédéliques doivent se répandre dans le domaine du soin, autant limiter au maximum le risque d’un bad trip qui n’en fnit plus. C’est ce qui a conduit à un regain d’intérêt pour la DMT (ou la 5-Meo-DMT, un dérivé), dont les effets ne durent que quinze à trente minutes. À l’inverse, la mescaline, drogue décrite par le poète français Henri Michaux dans son livre Misérable Miracle, n’est presque pas étudiée : à la longueur de son action – une douzaine d’heures, comme le LSD – s’ajoutent des effets indésirables plus fréquents.

De nombreux points restent à préciser pour maximiser l’effcacité de ces thérapies : l’importance respective du psychédélique et de la psychothérapie, le format et la durée de celle-ci, le meilleur dosage de la substance… Il faudra également déterminer si, sur le long terme, une seule séance est suffsante, ou si l’administration doit être répétée à des intervalles de quelques mois ou quelques années.

Sur tous ces points, les essais cliniques en cours devraient apporter des réponses. Mais ces essais prennent du temps : pour le traitement de la dépression par la psilocybine, application la plus avancée, ils ne devraient se terminer que dans trois ou quatre ans minimum. Or les promesses de ces substances et l’enthousiasme qui les entoure sont si forts qu’ils bousculent déjà les calendriers. L’Australie a ainsi récemment décidé d’autoriser l’usage encadré de la psilocybine et de l’ecstasy à des fns médicales, sans même attendre la fn des essais cliniques… £

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Quand ils sont e caces, les psychédéliques agissent tout de suite, durablement, et en une seule prise.
C’est un de leurs aspects révolutionnaires.

LA NEUROSTIMULATION, THÉRAPIE DE L’HUMEUR

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DOSSIER LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE

EN BREF

£ Cela fait tout juste trente ans que l’on a montré que la stimulation magnétique transcrânienne répétitive du cerveau, ou rTMS, était capable de modifier l’humeur.

£ Après de nombreux essais cliniques, on sait désormais que la technique représente un traitement e cace des dépressions et hallucinations résistantes aux médicaments.

£ Mais elle serait utile dans bien d’autres troubles mentaux, comme les addictions ou les TOC. Reste à la rendre accessible à tous…

à la rendre accessible à tous ceux qui en auraient besoin…

En 1985, lorsqu’il développa le premier stimulateur magnétique pour cerveau, le physicien anglais Anthony Barker était loin de se douter que, trente ans plus tard, sa machine allait révolutionner la psychiatrie en devenant un traitement de la dépression effcace, et reconnu internationalement.

Au départ, lui et son équipe à l’université de Sheffeld, en Angleterre, pensaient concevoir un outil utile pour poser des diagnostics : en effet, la stimulation magnétique permet d’activer à distance certains neurones à l’intérieur du crâne, grâce à un transfert d’énergie via un champ électromagnétique. Par exemple, en appliquant une stimulation au niveau de la région cérébrale qui contrôle les muscles de la main, il est possible de provoquer une réaction musculaire que l’on étudie alors, afn de voir si les nerfs reliant le cerveau à la main fonctionnent correctement et conduisent bien l’infux nerveux.

D’ABORD, POUR VÉRIFIER LES NERFS

Ainsi, aujourd’hui encore, dans de nombreux services de neurologie, on utilise chaque jour la stimulation magnétique transcrânienne, ou TMS

– comme on l’appelle maintenant –, à des fns diagnostiques, pour vérifer l’intégrité des nerfs. Pourtant, l’idée de se servir de l’électricité ou de champs magnétiques pour stimuler le cerveau n’était déjà pas nouvelle. Après la découverte, en 1831, de l’induction électromagnétique par le physicien et chimiste britannique Michael Faraday, le médecin et physicien français Jacques Arsène d’Arsonval décrivit pour la première fois, en 1896, l’effet d’un champ magnétique dit « pulsé » sur le cortex cérébral. Quelques années plus tard, en 1910, une équipe de physiciens anglais réussit à montrer que la stimulation magnétique provoquait parfois des « phosphènes », c’est-à-dire de petits points lumineux qui apparaissaient dans le champ visuel. Preuve de l’activation de neurones.

PUIS, POUR MODIFIER L’HUMEUR…

Puis, en 1959, le professeur de biophysique Alexander Kolin, à Los Angeles, arriva à provoquer une contraction musculaire à la suite d’une excitation magnétique du nerf sciatique d’une grenouille, avec un stimulateur magnétique ! Une expérience répliquée chez l’homme en 1965, vingt ans avant que l’équipe d’Anthony Barker ne développe enfn le premier stimulateur magnétique dans une forme très proche de celle des neurostimulateurs actuels (voir la fgure page 51). En présentant leurs travaux sur les mouvements d’un muscle du pouce engendrés par la stimulation d’une région précise du cortex moteur, les chercheurs anglais ont ainsi ouvert la voie à la cartographie des aires motrices du cerveau.

Mais dans les années 1990, alors que l’on utilisait de plus en plus la technique pour contrôler

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© Wild Squirrels /Shutterstock Par Alexis Bourla, psychiatre dans le service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Antoine et au cabinet NeuroStim, ainsi que directeur des projets psychiatriques pour le groupe Clariane et président de Cline Research.
Presque par hasard, on a découvert il y a trente ans qu’une stimulation magnétique sur le crâne modifiait l’humeur. Aujourd’hui, la technique – nommée rTMS – est en passe de devenir une thérapie pour de nombreux troubles mentaux, dont la dépression. Reste cependant

LA NEUROSTIMULATION, THÉRAPIE DE L’HUMEUR

l’état des nerfs, des praticiens frent une découverte étonnante : ils remarquèrent que, lors de l’application de la stimulation, certains patients décrivaient un changement de leur humeur. Des chercheurs ont donc ensuite essayé de stimuler d’autres régions cérébrales, notamment le cortex préfrontal dont on sait qu’il s’agit – pour caricaturer – de la « tour de contrôle » du cerveau et, ainsi, d’une zone très impliquée dans le contrôle cognitif et émotionnel. En renforçant l’activité de cette aire, on espérait la faire fonctionner mieux pour aider les patients atteints de troubles de l’humeur. De nombreux essais cliniques furent menés, d’abord sur de petits groupes de patients, puis sur des cohortes de plus en plus importantes. Tous les voyants étaient au vert : la stimulation magnétique était en mesure de modifer l’humeur.

Dès lors, depuis le début du XXI e siècle, des centaines d’autres essais cliniques ont été réalisés et plusieurs dizaines de métaanalyses ont confrmé l’effcacité et la bonne tolérance de la technique, qui provoque peu d’effets secondaires et n’est pas invasive. Et au fl du temps, les scientifques continuent d’améliorer les protocoles, de préciser les cibles cérébrales, et comprennent de mieux en mieux les mécanismes d’action de la pratique. La révolution de la TMS est en marche…

UN MÉCANISME D’ACTION

NEUROBIOLOGIQUE

Comment fonctionne-t-elle ? Lorsqu’une stimulation magnétique est appliquée sur une région cérébrale, à travers le crâne, cela entraîne une « décharge » neuronale assez localisée, qui provoque à son tour une dépolarisation des membranes des neurones, de proche en proche, jusqu’à leur partie distale, puis leur nerf, d’où une transmission du signal électrique.

Une stimulation répétée, comme on le fait avec la rTMS, consiste en une répétition de décharges neuronales, dont la fréquence engendre différents effets : une stimulation lente a plutôt tendance à diminuer l’amplitude des dépolarisations neuronales – et donc l’activité de la région cérébrale – et, à l’inverse, une stimulation rapide provoque une « excitation » neuronale – donc une augmentation de l’activité de la zone.

Par ailleurs, on a montré que la stimulation modulait aussi la libération de certains neurotransmetteurs impliqués dans l’humeur et la dépression, comme la sérotonine, la dopamine, le GABA et le glutamate. Et enfn, l’une des hypothèses actuelles pour expliquer l’effcacité à long terme de la rTMS repose également sur la libération de facteurs de croissance cérébraux tels que le BDNF, qui permet de créer de nouvelles

connexions entre neurones (ou synapses) et participe à la neuroplasticité (dont on sait qu’elle est défaillante dans certaines formes de dépression). Tous ces mécanismes interviennent non seulement au niveau de la région stimulée, mais aussi à distance, via l’activation de réseaux cérébraux. Autrement dit, cela améliore la capacité des aires cérébrales à fonctionner en synergie.

UNE TECHNIQUE PROMETTEUSE

POUR PLUSIEURS MALADIES

Ainsi, aujourd’hui, la stimulation magnétique transcrânienne répétitive – rTMS – est défnie par la Haute Autorité de santé (HAS) comme un « acte thérapeutique médical de neurostimulation non invasive cherchant à moduler l’excitabilité de certaines zones du cerveau en vue d’améliorer les symptômes de pathologies neuropsychiatriques ». Mais contre quels symptômes, précisément, peuton l’utiliser à l’heure actuelle ?

Comme des régions cérébrales différentes sont impliquées dans les diverses maladies mentales, il est nécessaire de paramétrer les protocoles de stimulation – à savoir la cible cérébrale, ainsi que la fréquence et l’intensité de la stimulation – de façon personnalisée, pour chaque patient. Depuis quelques années, les recommandations médicales françaises proposent d’y recourir essentiellement pour lutter contre les dépressions résistantes, c’est-à-dire qui ne s’améliorent

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DOSSIER LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE
La stimulation magnétique transcrânienne module la libération de certains neuromédiateurs impliqués dans l’humeur et la dépression.

pas malgré au moins deux traitements antidépresseurs bien conduits, à savoir donnés à dose appropriée et pour une durée suffsante, et contre les hallucinations résistantes aux médicaments de la schizophrénie.

DÉPRESSION, SCHIZOPHRÉNIE, ADDICTIONS, TOC

Cependant, de plus en plus d’études scientifques révèlent aussi l’intérêt de ce traitement contre les addictions, notamment le symptôme de craving – l’envie irrésistible de craquer pour une cigarette, de la cocaïne ou encore de la méthamphétamine –, et contre les troubles obsessionnels compulsifs, les troubles anxieux, les symptômes négatifs – comme l’apathie – de la schizophrénie…

Il est aussi utilisé en neurologie, après un accident vasculaire cérébral ou un traumatisme crânien, pour faciliter la récupération des neurones, et des essais cliniques débutent actuellement pour évaluer son effcacité dans les maladies d’Alzheimer et de Parkinson. Par ailleurs, en médecine de la douleur, la rTMS est pratiquée depuis longtemps pour diminuer les douleurs neuropathiques (en modulant l’activité des nerfs qui transmettent l’infux douloureux, l’une des indications les plus validées scientifquement) et

Ce patient est en train de vivre une séance de stimulation magnétique transcrânienne répétitive, ou rTMS : sans douleur, un casque électromagnétique posé sur sa tête active à distance des neurones de son cortex moteur, afin de déterminer si les nerfs entre le cerveau et la main, contrôlant les mouvements des muscles, fonctionnent correctement.

pour lutter contre la fbromyalgie, un syndrome douloureux généralisé très handicapant. Souvent, l’objectif de la rTMS dans le traitement de ces différentes maladies n’est pas de se substituer entièrement aux médicaments déjà en place… En effet, il s’agit plutôt de potentialiser leurs effets, pour obtenir une véritable réponse thérapeutique, c’est-à-dire une réduction des symptômes ou, mieux, leur rémission, ainsi que pour prévenir les rechutes. Certains patients, réticents ou intolérants à la consommation de médicaments, sont aussi en mesure d’en bénéfcier. Par exemple, en Angleterre, la rTMS est fréquemment employée pour traiter la dépression durant la grossesse, car cela permet de se passer des antidépresseurs sans aucun risque, donc, pour la patiente et son bébé.

À l’heure actuelle, la rTMS fgure de ce fait dans de nombreuses recommandations médicales internationales, comme aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, en Australie, au Canada… Et elle est remboursée dans la plupart de ces pays. Cependant, en France, même si la HAS lui reconnaît un excellent profl de tolérance, elle n’est pas remboursée pour le moment, car, bien que les avis d’experts donnent une place importante à la technique, la preuve de son intérêt

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© Avec l’autorisation du fabricant Deymed.

médico-économique n’est pas encore totalement établie dans le système de santé français… Espérons que cela le soit prochainement.

UNE THÉRAPIE BIEN TOLÉRÉE

Car l’une des particularités de la rTMS est d’être assez peu pourvoyeuse d’effets indésirables. Le risque principal de cette technique est lié à l’activation des réseaux neuronaux, ce qui augmente la probabilité de faire une crise d’épilepsie. Mais ce dernier est estimé à 0,1 % chez les patients épileptiques, et à moins de 0,01 % chez les sujets non épileptiques.

Par ailleurs, elle ne provoque aucun effet secondaire systémique : pas de prise de poids, pas de troubles de la libido, pas de troubles digestifs… Contrairement à la consommation d’antidépresseurs, par exemple. Les seuls effets indésirables sont liés à d’éventuels maux de tête, notamment sur le site de stimulation, mais qui passent plutôt bien avec des antalgiques simples et ne nécessitent que rarement d’interrompre le traitement. De sorte qu’il s’agit d’une thérapie de choix pour les patients présentant des intolérances ou des contreindications aux médicaments.

Très récemment, plusieurs experts se sont à nouveau réunis pour proposer des recommandations de bonnes pratiques afn d’améliorer la qualité des soins en rTMS. Ainsi, il est nécessaire que le traitement soit coordonné par un psychiatre, un neurologue ou un algologue, et que l’opérateur, c’est-à-dire la personne qui positionne la

Bibliographie

J. M. Batail et al., No place in France for repetitive transcranial magnetic stimulation in the therapeutic armamentarium of treatment-resistant depression ?, Brain Stimul., 2023.

Y. Matsuda et al., Repetitive transcranial magnetic stimulation for preventing relapse in antidepressant treatment-resistant depression : A systematic review and meta-analysis of randomized controlled trials, Brain Stimul., 2023

A. Bourla et al., Acceptability, attitudes and knowledge towards transcranial magnetic stimulation (TMS) among psychiatrists in France, Encephale, 2020.

bobine de stimulation sur la tête, soit un infrmier affecté à un patient et formé à la technique.

Plusieurs critères de qualité de la thérapie sont également mis en avant : il est notamment démontré maintenant que, pour traiter la dépression, un nombre de trente séances rapprochées – nommées « cure » – est le plus souvent nécessaire pour un effet durable, et il commence à se dégager un consensus pour dire que la « consolidation », c’est-à-dire la poursuite de séances à un rythme plus espacé après la fn de la cure, est intéressante chez les patients qui ont bien réagi au traitement. Dans les autres indications médicales, un nombre de séances différent est en général proposé : par exemple, dix pour lutter contre les hallucinations, les addictions et les douleurs. Mais les praticiens expérimentés savent adapter et personnaliser les protocoles afin d’améliorer l’effet du traitement.

Aujourd’hui, la rTMS est pratiquée dans plusieurs centres en France, non seulement dans de nombreux centres hospitalo-universitaires (CHU), mais aussi dans des hôpitaux non universitaires et dans des cliniques ou des cabinets libéraux. L’enjeu actuel reste sans doute de permettre à tous les patients souffrant de troubles psychiques résistants aux médicaments de pouvoir bénéfcier de cette technique, en favorisant son accès, ce qui passera, en France, par son acceptation totale en tant que thérapie et donc par sa prise en charge fnancière dans le système de soin de notre pays… £

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DOSSIER LES 5 RÉVOLUTIONS DE LA SANTÉ MENTALE
LA NEUROSTIMULATION, THÉRAPIE DE L’HUMEUR
La rTMS consiste en une répétition de décharges neuronales ; si la stimulation est lente, elle a tendance à diminuer l’activité de la région cérébrale ; si elle est rapide, elle provoque en revanche une « excitation » de la zone.

LE MUSÉUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE ACCUEILLE

Scolaire / Du 11 au 19 octobre 2023

Grand Public / Du 26 au 30 octobre 2023

Muséum national d’Histoire naturelle

Jardin des Plantes, Paris 5e

Suivez le festival en ligne / www.pariscience.fr

Tifariti vu par le satellite Pléiades © CNES/Distribution Airbus DS, 2012

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Professeur de psychologie au collège Saint-Michel et collaborateur scientifique à l’université de Fribourg, en Suisse.

« TRAVAIL DE DEUIL » : UN PARCOURS OBLIGÉ ?

L’idée que le deuil serait un processus balisé qu’il faudrait suivre au prix d’un « travail » est aujourd’hui contestée. Dans les faits, ce cheminement réserve des surprises et même – parfois – de bonnes expériences.

Perdre un être cher est toujours une épreuve. Le deuil est presque invariablement synonyme de chagrin et d’abattement. Mais s’agit-il pour autant d’un « travail à effectuer », comme semblent le signifer l’expression populaire « faire son deuil » ou l’idée d’un « travail de deuil » ? Faut-il franchir des étapes sur un chemin menant à l’acceptation et à l’apaisement ? Entre idées reçues et fausses croyances, la récente science du deuil vient éclairer d’un jour nouveau ces épreuves de la vie auxquelles personne n’échappe. Et démentir nombre de conseils dispensés par la littérature du développement personnel à ce propos.

Commençons par l’idée que le deuil constituerait un travail. Ce concept se trouve déjà sous la plume de Sigmund Freud, dans un article de 1917 intitulé « Trauer und Melancholie » (« Tristesse et mélancolie »), où Freud dresse quelques

similitudes entre la dépression et le chagrin de la perte. Les deux sont empreints de souffrance, cette dernière étant alors considérée comme une part inhérente au « travail de deuil », suggère le père de la psychanalyse. Il s’agirait de récupérer l’énergie psychique qui avait été investie dans la personne aimée maintenant disparue. Ainsi, l’absence de souffrance lors du décès d’un proche traduirait soit une relation superfcielle sans réel investissement affectif, soit un déni crasse, mécanisme de défense peu recommandable à long terme pour l’équilibre psychique.

LE PARCOURS OFFICIEL EN 5 ÉTAPES

L’idée de travail de deuil a connu un regain de succès populaire un demisiècle plus tard grâce à la psychiatre suisse Elisabeth Kübler-Ross et à son modèle des étapes du deuil. D’après elle, une personne confrontée à la perte d’un être cher passe nécessairement par

différentes phases : le déni (on n’arrive pas à y croire), la colère (on se révolte contre ce qui est perçu comme une injustice), le marchandage (on espère retrouver sa vie d’avant en échange d’un sacrifce), la dépression (le chagrin est écrasant et fait perdre le goût à tout) et enfn, si l’endeuillé y parvient, l’acceptation, qui permet d’aller de l’avant. Précisons toutefois, et cela a toute son importance, que ce modèle a été développé à l’origine pour décrire le vécu de malades à qui l’on annonçait une issue fatale, et non pour des personnes confrontées au décès d’un proche. Qu’importe ! De nombreux psychologues et coachs de vie s’en sont servi pour aider leurs clients sur ce chemin, en faisant bien attention qu’aucune étape ne soit escamotée ni négligée. Quitte à considérer avec méfance un deuil qui ne serait pas canonique selon ces normes.

Le problème avec ces concepts de travail et d’étapes du deuil, c’est qu’ils

68 N° 158 - Octobre 2023 ÉCLAIRAGES
L’envers du développement personnel

relèvent de spéculations et d’observations circonscrites à des domaines très précis et donc diffcilement généralisables. Aucun n’a reçu la validation d’études systématiques suivant méticuleusement les trajectoires d’individus confrontés à la mort d’un proche. C’est ici qu’intervient George Bonanno, professeur de psychologie clinique à l’université de Columbia, initiateur de nombreux travaux de recherche qui ont révolutionné le domaine. Il est l’auteur d’un magnifque ouvrage sur le deuil au titre révélateur : L’autre côté de la tristesse (titre original : The Other Side of Sadness). Une lecture paradoxalement… réjouissante, tant elle souligne les capacités de résilience de notre cerveau qui permettent de traverser ces épreuves sans être anéanti.

Parmi toutes les découvertes réalisées, l’une des principales remet en question les modèles traditionnels : non, le

deuil n’est pas un travail à faire, pas plus qu’il n’est constitué d’étapes ordonnées à franchir. La seule constante est la présence de tristesse, plus ou moins intense, apparaissant par vagues successives dans le quotidien des endeuillés. Des vagues laissant place à d’autres émotions beaucoup plus agréables. Il est tout à fait normal d’éprouver des moments de joie, de contentement, de sérénité alors même que le décès de l’être cher est encore récent. Nulle contradiction à cela : la tristesse s’invite lors d’occasions rappelant l’absence de l’autre, mais ne s’étend pas à l’ensemble du vécu.

QUE FAIRE SI JE NE SUIS PAS ASSEZ TRISTE ?

De telles découvertes s’opposent à la croyance qu’un deuil calme et peu marqué par la souffrance serait signe d’un déni, voire d’un mécanisme pathologique. Vouloir à tout prix que de la colère soit

exprimée pour respecter le modèle de Kübler-Ross serait contre-productif. Tout comme considérer qu’une tristesse trop légère serait forcément le résultat d’un déni. Les travaux du professeur George Bonanno révèlent au contraire que la grande majorité des personnes endeuillées sont résilientes, autrement dit qu’elles traversent l’épreuve sans être anéanties.

Mais au-delà des généralités, que nous apprennent ces études sur la manière de vivre le deuil ? Y a-t-il des éléments caractéristiques chez les personnes particulièrement résilientes ? Pour le savoir, encore faudrait-il connaître la manière de fonctionner des personnes avant le décès du proche ! C’est ce qu’a réussi à réaliser George Bonanno et son équipe, en se servant d’une autre étude en cours sur la félicité conjugale. Il s’agissait ici de suivre des époux dans la durée et, inévitablement, certains se sont retrouvés veufs ou veuves. Le premier constat est que, contre

69 N° 158 - Octobre 2023

ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

« TRAVAIL DE DEUIL » : UN PARCOURS OBLIGÉ ?

toute attente, la qualité de la relation conjugale n’influence pas la manière dont le deuil est vécu. Autrement dit, une excellente relation ne présente pas plus ou moins de risque de déboucher sur un deuil diffcile. La raison à cela ?

Les chercheurs ont remarqué un mécanisme psychologique très présent : l’idéalisation de la personne qui s’en est allée – il sufft d’écouter les oraisons funèbres pour en être témoin. On ne pleure pas les faits, mais l’histoire que nous nous racontons… À tel point qu’il pourrait s’agir d’un biais cognitif à part entière, tirant parti de notre mémoire reconstructive et de la malléabilité des souvenirs. Le deuil semble fonctionner comme une machine à embellir les souvenirs et idéaliser le disparu.

SOUVENIRS DE MOMENTS PASSÉS ENSEMBLE

Qu’est-ce qui distingue les personnes qui vivent bien le deuil de celles qui s’y abîment ? L’usage des souvenirs comme moyen de réconfort. À nouveau, l’idée est contre-intuitive : on pourrait craindre que celui qui se complaît dans les souvenirs des bons moments du passé, défnitivement révolus, n’en retire que frustration et chagrin. C’est apparemment le contraire qui se produit : les endeuillés y trouvent du réconfort. Quand ils pensent au défunt, ce ne sont pas les affres de la perte qui l’emportent, mais la gratitude d’avoir vécu ces bons moments. À noter que dans les deuils pathologiques (où la souffrance est à la fois durable et handicapante), c’est l’inverse qui se produit : les souvenirs rappelés deviennent source de tristesse (George Bonanno risque cette analogie entre ces endeuillés et des personnes addicts : ils ne cessent de vouloir à nouveau la présence de l’autre, mais lorsqu’ils y pensent, ils souffrent, sans y trouver de soulagement).

La fexibilité émotionnelle est également évoquée pour vivre un deuil constructif. Plutôt que de considérer certaines émotions comme négatives – la tristesse, la colère, le dégoût, la peur… – et

qui pour cette raison devraient être évitées, il s’agit de leur accorder de la place et d’accepter de les éprouver sans vouloir à tout prix privilégier des affects plus agréables. En clair, se laisser vivre plutôt que de chercher à faire quelque chose, à franchir des étapes d’un processus, ou à réaliser un travail. Et peut-être aussi, nous rappelle George Bonanno, ne pas chercher à forcément exprimer nos ressentis selon les diktats d’une certaine psychologie populaire : mettre des mots sur les affects, parler à la première personne, voire coucher sur le papier ce que l’on ressent. Il semble qu’il y ait du bon dans certaines stratégies pourtant décriées par les spécialistes, d’où leur nom de ugly coping, littéralement une « vilaine façon de faire face ». Vilaine à l’aune de certaines normes, sans doute, mais effcace tout de même dans certains cas. Pensons à une soirée d’ivresse pour pleurer tout son saoul un disparu.

Il reste toujours un peu de parfum à la main qui donne des roses. Ce dicton populaire capte peut-être l’essentiel de ce que le deuil nous amène à vivre : de la tristesse, certes, mais la prise de conscience de l’immense privilège d’avoir connu une relation enrichissante qui laisse des souvenirs réconfortants. Mieux encore : le deuil sublime cette relation dans notre mémoire. Quitte à donner un parfum de rose à la main qui tenait un chardon ? £

Bibliographie

G. Bonanno, The Other Side of Sadness. What the New Science of Bereavement Tells Us About Life After Loss, Basic Books, 2021

G. Bonanno et al., The importance of being flexible : The ability to both enhance and suppress emotional expression predicts long-term adjustment, Psychological Science, 2004

G. Bonanno et al., Resilience to loss and chronic grief : A prospective study from preloss to 18-months postloss, Journal of Personality and Social Psychology, 2002.

70 N° 158 - Octobre 2023
Le psychologue George Bonanno nous met en garde : ne cherchez pas forcément à exprimer vos ressentis selon les diktats d’une certaine psychologie populaire !

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SEBASTIAN DIEGUEZ

Docteur en neurosciences, auteur, enseignant et chercheur à l’université de Fribourg, en Suisse.

L’Invasion des profanateurs Qui a peur du grand méchant sosie ?

DLes habitants d’une ville sont persuadés que leurs proches ont été remplacés par des sosies. Pure invention du romancier Jack Finney en 1955 ? Non ! Ce trouble a bien été décrit en psychiatrie.

ans notre monde hyperconnecté, l’usurpation d’identité est un risque réel : des faussaires contrefont les messages d’institutions comme les banques ou les impôts, piratent les profils numériques de vos amis avant de bombarder de messages tous leurs contacts… Ils se font passer plus ou moins habilement pour un autre. Des intelligences artificielles commencent à imiter des personnes réelles sur les réseaux sociaux, diffusant ainsi automatiquement certaines opinions pour donner l’impression qu’elles sont partagées par le plus grand nombre !

Bien avant ces dérives techniques, l’angoisse de la falsifcation d’identité avait trouvé son expression dans une œuvre littéraire étonnante : L’Invasion des profanateurs (The Body Snatchers, en anglais), de Jack Finney, publié en 1955.

L’histoire met en scène un simple médecin de famille, le docteur Miles Bennell, de la paisible et banale ville californienne de Mill Valley. Un jour,

EN BREF

£ L’impression que ses proches ont été remplacés par des sosies, décrite dans le roman de Jack Finney, est caractéristique de ce qu’on appelle le « syndrome de Capgras ».

£ Ce syndrome s’expliquerait par un dysfonctionnement neurologique dans la reconnaissance des visages.

£ La tendance à imaginer des sosies, et plus généralement à douter de l’authenticité d’autrui, est toutefois loin de se limiter à ce trouble.

ce dernier est confronté à un cas pour le moins inhabituel. Wilma, une jeune femme d’apparence normale, est convaincue que son oncle n’est pas son oncle, mais quelqu’un qui lui ressemble en tout point. Un « imposteur », selon elle. Tous les efforts du médecin ne suffsent pas à lui faire admettre le contraire (voir l’extrait)

UN SYNDROME DÉROUTANT

Le roman prend un tour surréaliste quand, au fl des jours suivants, d’autres patients se succèdent avec la même plainte : une personne de leur entourage proche a été remplacée par un sosie parfait. La raison de cette épidémie sera révélée par la suite. Mais d’où a pu venir une telle idée au romancier ? Il est frappant de constater qu’en psychiatrie, ce type de délire existe bel et bien : on l’appelle « syndrome de Capgras », du nom du psychiatre français Joseph Capgras qui identifa le premier, en 1923, l’« illusion des sosies ».

95 N° 158 - Octobre 2023 LIVRES Neurosciences et littérature

Dans le syndrome de Capgras, les patients reconnaissent visuellement leurs proches, mais pensent qu’il ne s’agit pas vraiment d’eux. Ils croient que ce sont des individus qui leur ressemblent trait pour trait. Des imposteurs. Comment est-ce possible ? On interprète aujourd’hui ce trouble comme une dissociation entre la perception visuelle que nous avons d’une personne et le sentiment de familiarité qu’elle évoque en nous : si vous reconnaissez l’aspect physique de votre conjoint mais n’éprouvez plus le sentiment de familiarité auquel vous étiez habitué, vous pourriez être tenté de croire qu’il s’agit seulement de quelqu’un qui lui ressemble.

C’est ce diagnostic qu’établit le docteur Bennell chez sa patiente, comme on le voit dans l’extrait ci-dessous. En effet, il l’implore de faire la distinction entre « sentir » et « admettre » que son oncle est son oncle. Une scène qui laisse penser que l’auteur avait connaissance de ces données psychiatriques. Autrement dit, l’idée que l’analyse

visuelle et le ressenti émotionnel peuvent être découplés dans certains cas pathologiques. On sait que c’est le cas chez des patients qu’on appelle « prosopagnosiques » : à la suite d’une lésion cérébrale, ils sont incapables d’identifier les visages, mais conservent souvent un ressenti affectif vis-à-vis de leurs proches ; leur visage n’est pas reconnu, mais il évoque tout de même « quelque chose », un sentiment de familiarité. Lorsqu’on réalise des mesures de la conductivité de la peau chez ces personnes, on observe également une réponse émotionnelle à la vue de ces visages, car les émotions provoquent une légère sudation qui change cette conductivité…

« JE NE SENS PLUS QUE C’EST MON MARI »

Dans le syndrome de Capgras, quelques études suggèrent un phénomène inverse : la personne est formellement identifée, mais faute du ressenti affectif attendu, elle n’est pas « reconnue », elle laisse l’impression d’être étrangère. Dans ces conditions, c’est un déficit

EXTRAIT LE JEU DES DIFFÉRENCES

— Comment savez-vous qu’il n’est pas votre oncle, Wilma ? En quoi est-il di érent ?

— […] Miles, il n’y a aucune di érence visible. J’avais espéré que vous en découvririez une quand Becky m’a dit que vous étiez venu… que vous sentiriez quelque chose de di érent. Mais bien sûr, vous ne pouvez pas, parce qu’il n’y a rien à voir. […] — Comprenez-moi bien. Je n’ai pas l’intention de vous faire admettre brusquement que tout ceci est une erreur, que votre oncle est bien votre oncle et que c’est à vous qu’il est arrivé quelque chose. Je n’attends pas de vous que vous cessiez de sentir émotionnellement que ce n’est pas votre oncle. Mais je veux que vous admettiez qu’il est votre oncle, quel que soit votre sentiment, et que le désordre est en vous. Il est rigoureusement impossible que deux personnes soient exactement semblables, peu importe ce que vous avez lu ou vu dans les films. Même de véritables jumeaux finissent toujours par être di érenciés – toujours – par leurs proches. Aucun sosie au monde ne pourrait jouer le rôle de votre oncle plus de quelques minutes sans que vous, Becky ou même moi ne découvrions un million de petites di érences.

Body Snatchers. L’invasion des profanateurs, Jack Finney, 1955/1976, Le Bélial’, traduction de l’américain de Michel Lebrun, révisée par Erwann Perchoc, pp. 23-26.

émotionnel, associé à une perturbation de l’hémisphère droit du cerveau, qui conduirait à l’hypothèse d’un imposteur : « Il ressemble en tout point à mon mari, mais je ne ressens rien en sa présence, donc c’est un sosie. » S’y ajouterait une perturbation des capacités de raisonnement, qui empêcherait de rejeter cette hypothèse absurde.

À l’instar des personnages du roman, les patients touchés par le syndrome de Capgras ne parviendraient donc plus à sentir émotionnellement que leur proche est bien leur proche. Pour autant, Joseph Capgras lui-même envisageait une autre explication. Il a décrit son syndrome en 1923 à partir du cas de madame M., qu’il qualifait de délire « imaginatif » et « interprétatif », à travers lequel sa patiente écrivait un « roman fantastique » en s’attachant à des détails infmes : « Les interprétateurs […] tirent parti de très menus faits. Trop insignifants pour fxer une attention normale et ils leur attribuent une valeur décisive. »

Plutôt qu’un défcit de reconnaissance émotionnelle des visages, ce serait donc une tendance à se focaliser sur des détails négligeables qui serait en cause chez une partie des patients : votre conjoint a mis deux sucres dans son café, alors qu’il n’en prend qu’un d’habitude ? Ce n’est pas lui ! Votre père porte une cravate rouge, alors que vous ne lui en avez connu que des bleues ? On l’a remplacé par un autre ! Derrière la conviction d’avoir affaire à des sosies se cacherait donc une tendance plus générale à fabuler.

Cette hypothèse semble corroborée par les travaux du neuropsychologue Vaughan Bell et ses collaborateurs, de l’université de Londres. Ceux-ci ont observé que bon nombre des individus touchés par le syndrome de Capgras souffrent également de délires de persécution, de mégalomanie (croyance en de superpouvoirs ou en une origine prestigieuse) ou de symptômes apparentés. Le cas de madame M.

96 N° 158 - Octobre 2023 LIVRES Neurosciences et littérature

lui-même est assez spectaculaire. Cette dame de 53 ans a été hospitalisée après s’être rendue dans un commissariat pour dénoncer « la séquestration d’un grand nombre de personnes, d’enfants surtout, dans le sous-sol de sa maison et de tout Paris ». Elle voit des imposteurs partout : son mari, sa fille, sa concierge, les policiers, les médecins… Derrière ce « déflé » de sosies, elle perçoit l’opération d’une « société des faussaires rastaquouères et aigrefns », responsable d’ailleurs du fait qu’elle aurait été substituée à sa naissance, la privant de ses origines princières et d’un héritage monumental.

LE SOSIE DE PAUL MCCARTNEY

En lisant cette description clinique, diffcile de ne pas faire le rapprochement avec certaines manifestations du complotisme contemporain. De Joe Biden à Emmanuel Macron, de la chanteuse Avril Lavigne à Melania Trump, nombreux sont ceux qui doivent faire face à l’accusation d’être ou d’utiliser des sosies. La fameuse rumeur sur Paul McCartney, qui serait mort en 1966 et remplacé depuis par un sosie, a fait de multiples émules. Certaines personnes sont même suspectées d’être des démons ou des agents extraterrestres, comme John Key, ce ministre néo-zélandais qui a dû se défendre publiquement d’être un « reptilien », un de ces êtres sauriens supposément déguisés en humains et qui gouverneraient le monde. Ces accusations se doublent parfois d’extrapolations plus vastes sur l’existence d’un vaste trafc international d’enfants opérant dans des « tunnels secrets », dont on trouve la preuve en interprétant minutieusement des images, des discours et des détails, censés révéler l’affreuse vérité via des codes et allusions complexes.

Ce type de complotisme serait-il une forme atténuée du syndrome de Capgras, qui ne passe pas forcément par un défcit de reconnaissance émotionnelle des visages, mais avec

Il y a parfois des discordances frappantes entre la qualité intrinsèque d’une œuvre et son succès. Autant le dire, la longévité et l’influence incroyable de L’Invasion des profanateurs ne tiennent pas au style littéraire de son auteur, Jack Finney. La fin du roman est expéditive, les développements laborieux, les personnages peu profonds, et l’intrigue, au final, aurait pu en rester à celle d’un divertissement quelconque de série B. Et pourtant, Finney semble avoir deviné juste avec un récit qui ne cesse de résonner avec son époque à chaque décennie qu’il traverse. C’est sans doute que la peur de l’inconnu dans l’autre, même et surtout au plus proche de nous, y a trouvé sa métaphore la plus puissante.

Bibliographie

G. Lupyan et al., Hidden di erences in phenomenal experience, Cognitive Science, 2023

E. Currell et al., Cognitive neuropsychiatric analysis of an additional large Capgras delusion case series, Cognitive Neuropsychiatry, 2019

J. Capgras et J. Reboul-Lachaux, L’illusion des « Sosies » dans un délire systématisé chronique, Bulletin de la Société clinique de médecine mentale, 1923.

une tendance identique à affabuler ? Un tel trouble ne serait plus cantonné à certaines maladies psychiatriques ou neurologiques, mais rejoindrait de nombreuses autres « étrangetés » longtemps confnées au rang des raretés psychopathologiques, avant d’être considérées comme fréquentes dans la population : la synesthésie (l’association spontanée de couleurs et de lettres ou de sons, voire d’autres modalités sensorielles, voir l’article page 14), la paranoïa (voir l’article page 58), ou le fait d’entendre des voix…

UN SENTIMENT D’ÉTRANGETÉ FACE À L’AUTRE

En 1956, le roman de Finney est adapté à l’écran par Don Siegel. Il le sera à nouveau en 1978 par Philip Kaufman, puis en 1993 par Abel Ferrara. Manifestement, l’auteur a touché là une fbre sensible de l’âme humaine, qui interpelle bien au-delà des cercles complotistes. Laquelle ?

Si le thème des sosies nous parle autant, c’est peut-être parce qu’il fait écho à une inquiétude universelle : l’authenticité de nos semblables ne peut jamais être garantie. Sans aller jusqu’à mettre en doute l’identité des personnes qu’il côtoie, chacun s’est un jour demandé, à propos d’une connaissance ou d’un collègue : « Est-il vraiment celui que je croyais ? » Un questionnement qui surgit le plus souvent quand on a été surpris, déçu ou choqué par le comportement de la personne – par exemple parce qu’elle a piqué une violente colère alors qu’elle s’était toujours montrée cordiale et policée. Nous avons donc tous déjà éprouvé un sentiment d’étrangeté face à l’autre, facilement explicable par le fait que nous n’avons pas accès à son intériorité.

À moins, naturellement, que de sournois extraterrestres ne soient en cause : dans le roman, le remplacement par des sosies est bien réel, Mill Valley subissant l’attaque d’une espèce parasite dont l’objectif est de se substituer discrètement à l’humanité… £

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