Poly 209 - Mai 2018

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N°209

mai 2018

poly.fr

Magazine

CASCADEUR EMIL NOLDE ARTHUR H KEERSMAEKER



Cléa Vincent © Camille Cooken

BRÈVES

À GAGNER 2 x 2 places pour Blockbuster du Collectif Mensuel (26/05 au E Werk à Sarrebruck, 20h) en participant sur notre  /mag.poly

Let’s Dance

Bazar et Bemols © Yvan Dassie

Ceux qui auront la bonne idée de se rendre au festival franco-allemand Perspectives (17-26/05, lire Poly n°208 ou sur poly.fr) pourront poursuivre leur soirée au SEKTOR HEIMAT. Un club à élu domicile dans cet ancien entrepôt installé le long de la Sarre et réhabilité en lieu culturel insolite par une équipe d’artistes, musiciens et autres agitateurs nocturnes avec lesquels le festival coopère depuis quelques années. Au programme, l’electro-punk de Nasser (25/05), la french pop de Cléa Vincent ou encore le jazz manouche des Yeux d’la Tête. festival-perspectives.de

© Vincent Catala

JAZZ POWER

Faire découvrir le jazz sous toutes ses formes et l’ouvrir à tous : tel est le crédo de la 23e édition du Colmar jazz festival (10-15/09) qui irrigue toute la cité (avec notamment Richard Galliano un des maîtres de l’accordéon, Marion Rampal et ses chansons fulgurantes et simples, Hugh Coltman qui demande Who’s happy ? dans don dernier album, etc.) , dont la billetterie ouvre le 7 mai. Qu’on se le dise ! festival-jazz.colmar.fr

© John Howe / Cyanide Studio

DUNGEONS AND DRAGONS John Howe himself est l’invité d’honneur de la 27e édition des Imaginales d’Épinal (2427/05), manifestation dédiée aux mondes imaginaires, qui prend les Créatures comme thématique, conviant également le Canada à la fête. imaginales.fr Poly 209

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David Enhco © Pauline Penicaud

BRÈVES

TROMPETTE Dans le cadre du nancéien Manu Jazz Club, on découvre le David Enhco 4tet (Théâtre de la Manufacture, 24/05). Autour du trompettiste une formation piano / contrebasse / batterie explore un jazz aventureux et innovant dans une alchimie paradoxale où la légèreté et la gravité se confondent pour une liberté sonore absolue. theatre-manufacture.fr – nancyjazzpulsations.com

Vélo de Jan Frodeno © André Mailänder

VEDETTE RAQUETTE

Depuis peu (et pour quelques mois), la Barfüsserkirche de Bâle accueille une vitrine rendant hommage à la légende du tennis Roger Federer, né dans la cité helvète, en 1981. Une Memobox est également installée jusqu’au 1er juillet, où les visiteurs peuvent laisser libre cours à leur imagination pour évoquer celui qui a gagné vingt tournois du grand chelem. Série en cours…

Le Musée historique de Sarrebruck accueille une exposition présentant les Personnalités originaires de la Sarre (jusqu’au 13/05). Découvrez 113 hommes et femmes. Parmi eux, le triathlète Jan Frodeno, Max Palu (commissaire de la série Tatort), l’astronaute Matthias Maurer, mais aussi Erich Honecker dont sont exposés le costume de chasse ou le minibar en forme d’armure de chevalier. historisches-museum.org

hmb.ch

© D. Markovic

GUINGUETTE Dans le cadre des Régionales, Le PréO d’Oberhausbergen présente À Dos de Géants (09/05), spectacle musical de la compagnie Zakouska. Voilà un véritable voyage sonore roumain des sommets des Carpates à la Valachie, sans oublier un écart bulgare, pétri d’influences byzantines, slaves et orientales, mais également de divagations jazz, d’airs de guinguette et d’envolées électriques empruntées au rock. le-preo.fr – culture-alsace.org Poly 209

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BRÈVES

© A. Lejolivet, HEAR

CIEL PAS DÉGAGÉ

PRINCIPE DE RéALITÉ Dans Is this you in the video ? l’artiste allemand Aram Bartholl interroge notre rapport aux médias et aux objets connectés (jusqu’au 06/05 à La Chaufferie de Strasbourg). Distinction entre réalité et virtuel, tension entre le public et le privé et soif de nouvelles technologies au quotidien sont autant de thématiques qu’il explore via de surprenants procédés. Depuis 2010, son projet Dead drops consiste ainsi à cimenter des clés USB dans des murs : une invitation à participer à un système de peer-to-peer en chair et en os. hear.fr

PRIMÉ Prix BMK, Lycée Fustel © Fernandez Jean-Louis

Des cieux traversés par des éclairs, orageux, menaçants ou nuageux. Dans la vraie vie, c’est bof, mais en art, un jour de tempête est bien plus fort à décrire qu’une météo clémente ! Sous le nom (un tantinet étrange), l’illustrateur Dans Le Ciel Tout Va Bien (17/0529/06), exposé à la galerie My Monkey de Nancy, réalise des paysages néo-romantiques (L’année des brouillards) sur Post-it et c’est magnifique.

© Catherine Kohler

mymonkey.fr

RIP Éric Bellargent, dynamique et apprécié directeur du Musée de l’impression sur étoffes de Mulhouse est décédé mardi 17 avril suite à une chute. Nos pensées vont à sa famille ainsi qu’à ses proches.

Après Baptiste Amann en 2017, c’est l’ivoirien Koffi Kwahulé qui s’est vu décerner le Prix des lycéens Bernard-Marie Koltès organisé par le TNS. 250 élèves de 9 établissements alsaciens ont planché avec des comédiens et des professionnels du théâtre sur trois pièces présélectionnées par un jury. L’Odeur des arbres (Éditions Théâtrales, 2016), tragédie moderne pleine d’intrigues et de mystères l’a emporté d’une courte tête devant Paranoïd Paul (You stupid little dreamer) de Simon Diard et Ctrl-X de Pauline Peyrade. tns.fr Poly 209

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PERF

La nouvelle édition du Festival INACT (04-07/05 & 18/05) envahit les strasbourgeois Syndicat Potentiel, Espace K et Salle des Colonnes pour interroger l’espace médiatique. Une quarantaine d’artistes, majoritairement féminines, pour des actes performatifs forts parmi lesquels le Disaster du congolais Gervais Tomadiatung, ancien enfant-soldat. inact.fr

Stéphanie-Lucie Mathern, Mourir en St Laurent I & II

BRÈVES

OUF

Philip Anstett, Sara Vercheval, Delphine Gutron, André Maïo, Sandrine Stahl, etc. L’exposition collective du Séchoir de Mulhouse MADHOUSE (jusqu’au 27/05) présente des artistes renouant avec le passé punk eighties de la petite Manchester. Mention spéciale aux œuvres brutes & brutales que Stéphanie-Lucie Mathern balance avec force en pleine face du visiteur. Punks Not Dead. lesechoir.fr

PIF

De belles découvertes en perspective à la 5e édition de la Fête des Vins de Moselle (Ancy-Dornot, 06/05). Au programme, dives bouteilles (avec plus de 60 vins différents de 22 producteurs) et produits du terroir… Voilà l’occasion de découvrir des breuvages encore trop mal connus comme les ceux des Domaines Rémi Gauthier (Vic-sur-Seille), Les Béliers (Ancy-Dornot) ou La Croix de Mission (Marange-Silvange). mosl.fr – moselle.fr

Courtesy the artist and Galerie Hervé Bize

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, consommez avec modération

DOC

Sous le titre Recoupements (17/05-30/06) la Galerie Hervé Bize de Nancy accueille les œuvres de Bruno Carbonnet qui propose une paralittérature visuelle. Dans ce chantier dynamique de brouillons visuels se développe une promenade au travers de visions en suspensions, de nouvelles formes, des reconnections parfois nourries de magnétismes chamaniques, des pagesplanches dissonantes, mais surtout des documents poétiques. hervebize.com Poly 209

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sommaire

18 Politique culturelle : le Théâtre Gérard Philippe au bord du gouffre

25 Debussy à l’honneur aux Musicales de Colmar 27

uval Pick mêle romantisme et new wave dans Are friends Y electric?

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Place à la jeune création avec le festival Théâtre en Mai

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32 Jean-Marie Piemme réunit cyclisme et conquête spatiale dans Eddy Merckx a marché sur la Lune

39 Anne Teresa De Keersmaeker fait danser Bach 44 Cascadeur nous reçoit à domicile pour son nouvel album

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46 Arthur H : après le piano, la disco ! 48 Plongée dans la Matrice avec l’Orchestre philharmonique de Strasbourg

51 Emil Nolde, figure majeure de l’expressionnisme allemand, à Heilbronn

52 Ditte Haarløv Johnsen expose ses portraits de Maputo et du Neuhof à La Chambre

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54 Cinquante ans après Mai 68, dialogues entre passé et présent 56 Double éclairage muséal sur la mystérieuse civilisation des Étrusques

60 Promenade : hors du monde et du temps autour de la Heidenkirche

64 Gastronomie : épicurisme cool aux Plaisirs Gourmands 66 Un dernier pour la route : le Domaine Paul Kubler 51

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COUVERTURE Julia Richard, notre photographe messine, a fait de nombreuses images lors de la rencontre avec Cascadeur (lire page 44) : lové dans le fauteuil rouge trônant dans son studio, debout derrière sa batterie mini format, près de ses (nombreux) claviers. Mais la photo que nous avons choisi de mettre en couv’ a été prise… dans un sombre et étroit couloir de son appartement. Ni décor, ni artifice, rien, sauf la présence casquée du musicien lorrain et le talent de Julia. nostribus.com

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OURS · ILS FONT POLY

Ours Emmanuel Dosda

Il forge les mots, mixe les notes. Chic et choc, jamais toc. À Poly depuis une quinzaine d’années, son domaine de prédilection est au croisement du krautrock et des rayures de Buren.

Liste des collaborateurs d’un journal, d’une revue (Petit Robert)

Thomas Flagel

Théâtre des balkans, danse expérimentale, graffeurs sauvages, auteurs africains… Sa curiosité ne connaît pas de limites. Il nous fait partager ses découvertes dans Poly.

Sarah Maria Krein

Cette française de cœur qui vient d’outre-Rhin a plus d’un tour dans son sac : traduction, rédaction, corrections… Ajoutons “coaching des troupes en cas de coup de mou” pour compléter la liste des compétences de SMK.

Ours basque © Thomas Flagel poly.fr RÉDACTION / GRAPHISME redaction@poly.fr – 03 90 22 93 49

Anaïs Guillon

Entre clics frénétiques et plaisanteries de baraque à frites, elle illumine le studio graphique de son rire atomique et maquette à la vitesse d’une Renault Captur lancée entre Strasbourg et Bietlenheim. Véridique !

Julien Schick

Il papote archi avec son copain Rudy, cherche des cèpes dans les forêts alsaciennes, se perd dans les sables de Namibie… Mais comment fait-il pour, en plus, diriger la publication de Poly ?

Directeur de la publication : Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Responsable de la rédaction : Hervé Lévy / herve.levy@poly.fr Rédacteurs Emmanuel Dosda / emmanuel.dosda@poly.fr Thomas Flagel / thomas.flagel@poly.fr Anissa Bekkar (stagiaire de la rédaction) Ont participé à ce numéro Benoît Linder, Stéphane Louis, Christian Pion, Pierre Reichert, Julia Richard, Irina Schrag, Florent Servia, Daniel Vogel, Cécile Walschaerts et Raphaël Zimmermann Graphistes Anaïs Guillon / anais.guillon@bkn.fr Luna Lazzarini / luna.lazzarini@bkn.fr Nina Bilger (stagiaire du studio graphique) Développement web Vianney Gross / vianney.gross@bkn.fr

Éric Meyer

Ronchon et bon vivant. À son univers poétique d’objets en tôle amoureusement façonnés (chaussures, avions…) s’ajoute un autre, description acerbe et enlevée de notre monde contemporain, mis en lumière par la gravure. ericaerodyne.blogspot.com

Luna Lazzarini

D’origine romaine, elle injecte son “sourire soleil” dans le sombre studio graphique qu’elle illumine… Luna rêve en vert / blanc / rouge et songe souvent à la dolce vita italienne qu’elle voit résumée en un seul film : La Meglio gioventù.

Anissa Bekkar

Comment Anissa parvient-elle à nous rendre 5 000 signes sans une seule faute d’orthographe, une virgule de travers ou un accent mal incliné ? Comment à son (jeune) âge, cette femme en noir peut-elle être encore plus fan de Depeche Mode que notre rédac’ chef ? Mystère…

Maquette Blãs Alonso-Garcia en partenariat avec l'équipe de Poly Administration, gestion, abonnements : 03 90 22 93 30 Mélissa Hufschmitt / melissa.hufschmitt@bkn.fr Diffusion : 03 90 22 93 32 Vincent Bourgin / vincent.bourgin@bkn.fr Contacts pub : 03 90 22 93 36 Julien Schick / julien.schick@bkn.fr Sarah Krein / sarah.krein@bkn.fr Rudy Chowrimootoo / rudy@bkn.fr Magazine mensuel édité par BKN / 03 90 22 93 30 S.à.R.L. au capital de 100 000 € 16 rue Édouard Teutsch – 67000 STRASBOURG Dépôt légal : avril 2018 SIRET : 402 074 678 000 44 – ISSN 1956-9130 Impression : CE © Poly 2018. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. Tous droits de reproduction réservés. Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. COMMUNICATION BKN Éditeur / BKN Studio – bkn.fr

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édito

le joli mois de mai Q

Par Hervé Lévy

Illustration d'éric Meyer pour Poly

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ue sont les aspirations de Mai 68 devenues ? Quel est aujourd’hui l’héritage de ce désir irrépressible et adolescent de métamorphoser la société dans un joyeux maelström encadré par des slogans politiques oscillant entre inclination libertaire (Il est interdit d’interdire), tropisme marxiste (Le droit bourgeois est la vaseline des enculeurs du peuple), volonté d’hédonisme estival (Sous les pavés, la plage) et optimisme un brin naïf (Faites l’amour pas la guerre) ? Les protagonistes de 1968 ont vieilli, leurs idées ont viré de bord sans aucun remords (n’est-ce pas Dany l’ex-Rouge ou Romain Goupil néomacroniste qui soutint l’intervention américaine en Irak, en 2003). Certains sont même passés de l’autre côté de la force rappelant la chanson de Brel (« C’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient… »), tel Alain Geismar qui fut dans les années 1990, inspecteur général de l’Éducation nationale. Leurs affiches ont été récupérées par la pub : au cœur de la décennie 2000, Leclerc proclamait ainsi qu’Il est interdit d’interdire de vendre moins cher.

Le socialisme à visage humain d’Alexander Dubček, autre utopie trop souvent oubliée du printemps 1968, a été écrasé dans le sang par les chars soviétiques dans l’indifférence parfois complice de l’Occident. Dans L’Humanité du 3 mai 1968, Georges Marchais – moins disert sur le cas tchèque – dénonçait la révolution en mousse du Quartier latin fomentée par des « fils de grands bourgeois (…) qui rapidement mettent en veilleuse leur “flamme révolutionnaire” pour aller diriger l’entreprise de papa »… qui s’est ensuite dissoute dans le néant d’une ère du vide et de la consommation qu’elle a contribué à faire naître. Restent bien sûr de chouettes images – Cohn-Bendit, hilare, face à un CRS forcément SS –, une intéressante postérité artistique (La Maman et la Putain de Jean Eustache en est un bel exemple) et un esprit frondeur et narquois dont le mot d’ordre se résume en un slogan : Soyez réalistes, demandez l’impossible. Ce n’est pas grand-chose. C’est déjà pas mal.



chroniques

SORTEZ ! Lorsque deux gamins mettent leur maison sens dessus dessous, leur maman les pousse à faire un tour à l’extérieur, à Jouer dehors. Ils quittent le potager et ses fraisiers pour gambader dans une magnifique nature foisonnante, comme sait si bien les décrire Laurent Moreau. L’illustrateur strasbourgeois a réalisé à la gouache de grandes planches lumineuses, aussi denses que de luxuriantes jungles où l’on se perd avec plaisir, cheminant de découvertes en découvertes. Hérons et poissons, scorpions et lions, okapis et anguilles, dragons de Komodo et cachalots… Les pages de l’ouvrage sont autant de prétextes à répertorier tout un bestiaire, sur la banquise, dans la savane ou les déserts. Un livre hyper documenté (avec 250 espèces représentées), hymne à la nature et à l’imaginaire. (E.D.) Édité par Hélium (16,90 €, dès 4 ans) helium-editions.fr

FROM THE INSIDE Débutant en 2010 à l’ouverture de l’institution, Charlie Zanello a travaillé six ans Dedans le Centre Pompidou-Metz. De son expérience à la librairie du musée, le Mosellan – qui sévit notamment dans les pages de Fluide glacial – tire un roman graphique désopilant. Chronique drolatique du monde de l’Art, il épingle avec bienveillance commissaires d’expo, artistes – la page sur Buren est des plus réussies – et même Shigeru Ban l’architecte du lieu, analysant aussi les vicissitudes de sa vie de libraire et son rapport au visiteur / client. (H.L.) Paru chez Dargaud (17,99 €) dargaud.com

CURIOSITÉ Native d’Épinal, Frédérique Bertrand, signe un nouvel album jeunesse au Rouergue. Un imagier à lire dès deux ans, plein de points de couleur et d’orbites blanches dessinant un regard allant de découvertes en surprises au fil des pages. Dans Tu vas voir, l’illustratrice passée par l’École des Beaux-Arts de Nancy, mène son lecteur au milieu des goûts nouveaux et des champs des possibles qui s’ouvrent à lui avec humour et douceur. On aime avoir les yeux plus gros que le ventre devant des cupcakes énormes sans trop s’en faire car si grandir, c’est choisir, cela se fait pas à pas. (T.F.) Paru au Rouergue (14,50 €) lerouergue.com frederiquebertrand.fr

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chroniques

LANSQUENETS, GROGNARDS…

ONCE UPON A TIME Après un premier livre consacré à l’artiste signé des frères Kiwior (voir Poly n°205), voilà que paraît un ouvrage qui en est un intéressant complément : œuvre de Philippe Wendling, Leo Schnug, Héraut maudit d’un passé fantasmé tient à la fois de la réflexion biographique, de l’enquête historique – puisque l’auteur a exhumé des pièces inconnues – et du questionnement artistique. Il permet en tout cas d’en apprendre beaucoup sur celui qui réalisa les fresques du Haut-Kœnigsbourg et de la Maison Kammerzell, auquel est encore trop souvent accolée une image fausse et stéréotypée. (H.L.)

Petits, nous trouvions le temps long, impatients de devenir grands... alors qu’aujourd’hui les minutes semblent ne durer qu’une fraction de seconde. Comment parler de cette abstraite notion à un enfant de 4 ans ? Henri Meunier (texte) et l’illustratrice Aurore Petit (ex-Arts déco strasbourgeois) ont réussi ce tour de force : décrire 1 Temps qui passe – pour un jeune garçon qui s’ennuie, un caillou qui tombe dans l’eau ou un papillon à l’existence si éphémère – à partir d’une image fixe... ou presque. Jusqu’au plouf final. (E.D.) Édité par Le Rouergue (14 €, dès 4 ans) lerouergue.com

Paru aux Éditions Sutton (24 €) editions-sutton.fr

LES ENFANTS DE L’EXIL C’est l’histoire d’un P’tit Bonhomme qui rêvait d’un autre monde, loin des conflits qui frappent les siens, à distance des obus qui tombent et de la rage qui gronde. Un ailleurs accueillant. Sa maman pleure, fragile, les yeux écarlates, comme un coquelicot. Elle fait ses bagages avec son fiston et traverse les océans pour « semer la guerre », vers Un nôtre pays. Cet ouvrage jeune public illustré dans un style naïf par Suzy Vergez – grâce à l’impression de tampons trempés dans la peinture – invite à un voyage, entre jeux de mots et de pistes. Il est le fruit d’une résidence au long cours de l’auteure (strasbourgeoise, elle aussi) Claire Audhuy à Hénin-Beaumont et aux environs, auprès d’élèves qu’elle a sensibilisés, non sans mal, à la notion de réfugiés et de migrants. Un livre poétique et politique sur une problématique contemporaine. (E.D.)

Rencontres / lectures : À la Librairie Kléber (Strasbourg), samedi 28 avril (17h) À La Bouquinette (Strasbourg), mercredi 9 mai (15h) À la salle des loisirs de Lapoutroie, samedi 26 mai (14h30) Au Totem (Schiltigheim), samedi 2 juin (11h)

Édité par Rodéo d’Âme (20 €, dès 6 ans) rodeodame.fr

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POLITIQUE CULTURELLE

péril en la demeure Suite à une baisse impromptue de la subvention allouée par la Ville de Frouard, le Théâtre Gérard Philipe (TGP) est au bord du gouffre. Les piliers de la décentralisation vacillent et menacent la diversité culturelle.

Par Thomas Flagel

Il est aussi l’un des cinq premiers à être labélisé Centre dramatique national pour l’Enfance et la Jeunesse en 1978

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2 Le Syndicat des entreprises artistiques et culturelles fédère principalement les Scènes nationales et les Centres dramatiques nationaux

Syndicat national des arts vivants dont les adhérents sont des compagnies et des lieux indépendants

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4 Biennale internationale de la Marionnette et du Théâtre d’objets

Direction régionale des Affaires culturelles

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L’

histoire avait tout du conte de fées, de l’incroyable renaissance du phénix. Quand Philippe Sidre prend, en 2005, la direction du TGP à Frouard, il gère une situation de crise : dépôt de bilan et liquidation judiciaire hérités de son prédécesseur. Il met trois ans à rebâtir un projet, passant de 4 000 à 20 000 spectateurs. Il ne se doutait alors pas que la longue épopée de ce lieu, créé à la fin des années 19601, serait aussi tumultueuse. Le 4 juillet 2017, à la veille d’une réunion bilan du comité de suivi de cette Scène conventionnée pour les arts de la marionnette et les formes animées, à laquelle participent tous les partenaires liés sur trois ans (2015-2017), le maire socialiste Jean-François Grandbastien annonce qu’il retire 100 000 des 150 000 euros de subvention. Un coup de tonnerre proche de sonner le glas d’une « structure au bilan exemplaire » assure, en sa qualité de délégué régional du Syndeac2, Jean Boillot, directeur du NordEst Théâtre (Thionville). Un avis partagé par un autre membre de l’intersyndicale mobilisée, Cécile Gheerbrant, déléguée régionale du Synavi3, qui « pointe l’importance du travail de territoire mené depuis des années, de concert avec des compagnies de la région sur un bassin de population où les lieux culturels sont extrêmement rares. C’est aussi un lieu de référence et un centre ressource pour les arts de la marionnette en Lorraine. »

longues de représentations, affiche un taux de remplissage de 98,7%. Il a renforcé la caractère pluridisciplinaire de sa programmation – théâtre (18 spectacles), marionnettes (9 auxquels s’ajoutent 11 propositions pluridisciplinaires), musique (8), danse (6), théâtre d’objets (4), cirque (3)… – et varié les formes : « 1/3 de formes légères pour une meilleure approche des créations par le public » et 2/3 de « lourdes ». Le festival Géo Condé4 a souffert de la forte concurrence du festival RING organisé par La Manufacture de Nancy lors de son déplacement à la même période, au mois d’avril, sur une fréquence biennale identique. Mais il a su rebondir en restant audacieux et tourné vers l’international. L’ambitieux programme d’Accès à la culture pour les élèves scolarisés sur le Bassin de Pompey a permis d’accueillir 7 200 élèves sur deux saisons (pour un objectif annuel de 3 000) autour de 10 spectacles différents chaque année. Le tout s’accompagnant du développement d’outils à destination des enseignants (conférence pédagogique de 2h à chaque spectacle, éléments artistiques et dossiers pédagogiques téléchargeables…). S’ajoute un jumelage culturel avec le collège Jean Lurçat (rencontre d’artistes, travail sur le plateau du TGP…), sans oublier la décentralisation de pièces en milieu rural, au cœur de la Communauté de Communes du Bassin de Pompey, regroupant 13 municipalités.

Un bilan élogieux Lors de l’évaluation des objectifs fixés par la convention multipartite réalisée le lendemain de cette annonce, tous les indicateurs sont pourtant au vert. Le TGP, qui a réduit le nombre de spectacles accueillis (de 25 à 18 par saison) afin de proposer des séries plus

Chronique d’une mort annoncée ? Depuis quelques années, Frouard, commune de moins de 7 000 habitants en proie à d’énormes difficultés financières – frôlant il y a peu la mise sous tutelle –, multiplie les économies, au mépris de la convention de moyens et d’objectifs la liant au Conseil dé-


POLITIQUE CULTURELLE

partemental de Meurthe et Moselle, à la Région Grand Est et à la Drac Grand Est. Tous les ans, sa subvention baisse (50 000 euros en moins en trois ans), fragilisant un peu plus la marge artistique du TGP. Elle s’élevait à 150 000 euros sur la dernière saison malgré la baisse des subventions imputable à la municipalité. Loin des 220 000 euros de 2009. Si le désengagement annoncé en juillet 2017 n’a été acté par un vote en conseil municipal qu’en mars 2018, aucune solution n’a entre temps pu être trouvée. Le Maire demande à la Communauté de Communes du Bassin de Pompey de prendre à sa charge les dépenses qu’il ne peut – ou ne veut – plus assurer, arguant que la population dans son ensemble bénéficie de l’action du TGP. Le dispositif de Scène conventionnée s’étant arrêté fin 2017, les autres collectivités partenaires se sont mises d’accord pour reconduire leur subvention de manière bilatérale lors d’une réunion politique de suivi le 14 février 2018. De quoi terminer la saison et « grâce à la bonne gestion de l’association et sa trésorerie aller jusqu’à fin 2018 » garantit Philippe Sidre. Son public n’a pas manqué de se mobiliser en publiant une pétition de soutien en ligne (10 431 signatures à l’écriture de ces lignes). Un comité de soutien a même occupé le théâtre fin mars, vent debout contre la fermeture du lieu qui se profile tout doucement.

La plus grande inquiétude du directeur est de perdre le travail mené depuis 12 ans : « Si le théâtre ferme, il faudra au moins trois ou quatre ans pour reconquérir un public. » Les impasses de la décentralisation L’édifice construit depuis plusieurs décennies de décentralisation culturelle, mise à mal ces dernières années par la baisse des dotations de l’État aux collectivités, ne serait-elle qu’un château de cartes s’effondrant dès le retrait d’un partenaire ? Pascal Mangin, président de la commission culture de la Région Grand Est, « déplore que le Maire n’ait pas anticipé cette annonce. Prévenir les partenaires au dernier moment réduit notre capacité de dialogue et de négociation avec les élus. » Charles Desservy, directeur du pôle Création de la Drac Grand Est5, avoue lui aussi son impuissance. « Dans le cas de Frouard, si la Ville se retire et que la Communauté de Communes ne s’engage pas, que voulez-vous faire ? Nous ne pouvons nous substituer à l’échelon local dans le programme des Scènes conventionnées. Aux élus d’assumer leurs choix s’ils veulent, comme cela a été dit, privilégier Annie Cordy et la fête des mères ! » Jean-François Grandbastien, qui n’a pas voulu donner suite à nos demandes d’interviews, est un habitué des sorties pointant Poly 209

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POLITIQUE CULTURELLE

La question d’une culture pour tous, celle qui crée de la communauté et du sensible partagé, est en question. Le recul de la République, qui menace de nous y faire renoncer, nous en fera payer le prix, notamment dans l'isolement des territoires. Jean Boillot

du doigt une programmation trop éloignée des attentes populaires, rejouant le match animation et divertissement face à une culture plus pointue. La tentation populiste du recours au procès en élitisme refait donc surface, secoue Frouard mais aussi d’autres Scènes conventionnées du Grand Est : à Rethel, les élus voulaient valider la programmation du Théâtre Louis Jouvet en plénière, à Chaumont la situation du Nouveau Relax est tendue et à Verdun, l’insalubrité de la salle menaçait le travail mené par Transversales. Il a fallu toute la ténacité de Didier Patard, son directeur, et des spectateurs pour sauver le lieu. Hasard du calendrier, la Ministre de la Culture dévoilait fin mars un plan pour « La Culture près de chez vous » doté de six millions d’euros de budget, avec pour annonces phare des prêts d’œuvres de grands musées installées de manière éphémère dans l’espace public ou encore des tournées de la Comédie française dans des “zones blanches”. « Cela 20

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ressemble aux tentatives de répandre la bonne parole sous la IVe République » analyse Jean Boillot. « Cette recentralisation est très inquiétante car elle met à mal la diversité culturelle, surtout quand on regarde la situation du TGP où l’on ne parle que de 100 000 euros. Une somme dérisoire comparé à l’apport au territoire et au travail de proximité mené. La culture est la gloire de notre République car elle permet l’élargissement du regard, l’acceptation de la différence et une expérience intime inquantifiable. » Quant au Maire, il plaçait en Une de Frouard Magazine (n°32, décembre 2017), une photo de la 3e édition de Celt’in Lor, « festival celtique made in Lorraine » organisé avec le soutien des Villes de Frouard et de Pompey. Là où les mauvaises langues moqueraient les liens historiques entre le Bassin de Pompey et la culture celte, nous préférons voir la preuve de la capacité des élus à coopérer… quand ils le souhaitent. Tout est question de choix.



passages nuageux À l’affiche du festival jeune public Mon mouton est un lion, À L’ombre d’un nuage est un seul en scène qui propose de découvrir la lecture en les plongeant au cœur d’un conte. Par Anissa Bekkar Photo de Sébastien Bozon

Mon mouton est un lion, du 16 mai au 5 juin à Saverne et dans les environs mouton-lion.org À L’ombre d’un nuage, mercredi 16 mai à la Margelle (Staffelfelden) et ensuite dans le cadre des Régionales mardi 29 mai au Centre culturel (Diemeringen), mercredi 30 mai à l’Espace Rohan (Saverne) et vendredi 1er juin à la Maison des œuvres (Sainte-Croix-auxMines) culturegrandest.fr

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epuis dix-huit ans, le festival Mon mouton est un lion fait le pari de réunir les générations en proposant un large éventail de créations originales à l’intention du jeune public. Pendant plus de quinze jours, une trentaine de compagnies se produisent sur scène comme dans les rues de Saverne et alentours. Du théâtre au cirque en passant par le conte et les marionnettes, tous les genres sont au rendez-vous. L’Atelier théâtre du Lycée Leclerc de Saverne y présente ainsi sa version actualisée du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare (14 & 15/05, Espace Rohan, Saverne), tandis que la compagnie Esprit joueur tente de percer les secrets de notre rapport à la musique avec sa musico-conférence Singing in the brain (24/05, Espace Rohan, Saverne).Plusieurs temps forts ponctuent ce festival, parmi lesquels À L’ombre d’un nuage (29/05, Centre culturel, Diemeringen et 30/05, Espace Rohan, Saverne) une initiation théâtrale pour enfants à partir de 10 mois concoctée par la compagnie En attendant... Le metteur en scène, JeanPhilippe Naas, insiste sur « la responsabilité de l’artiste face à ces spectateurs novices qui n’en sont pas moins exigeants. C’est un public hétérogène, très réactif voire parfois explosif, qui interagit avec tout ce qui l’entoure. Pour la plupart des enfants présents, il s’agit du premier contact, de la première expérience avec le spectacle vivant : c’est une incroyable

découverte qui sera déterminante. » Un enjeu dont il a pris la mesure en restituant un environnement rassurant, propice à l’évasion : c’est presque à pas de loup que l’assistance place face au comédien qui l’attend déjà dans un décor minimaliste et bigarré. La compagnie en a fait sa marque de fabrique « afin de donner au spectateur l’espace nécessaire pour laisser libre cours à son imagination, ce qui implique de se débarrasser de toute distraction superficielle. » À la clé, un objectif ambitieux : celui d’initier les plus jeunes aux multiples plaisirs de la lecture. Car à mesure que les yeux se promènent sur les mots et s’attardent sur les images, un nouveau monde s’éveille, celui de l’imaginaire. Et si, le temps d’un spectacle, celui-ci prenait vie ? Tout commence par l’ouverture d’un simple livre : une page se tourne, un personnage singulier en jaillit aussitôt. Dans ses mains, un livre dont s’échappent à leur tour des nuages qui cherchent à prendre leur envol. Le narrateurpersonnage fait défiler les tableaux en jouant avec les ombres et la scénographie : comme dans un pop-up, les différents éléments de l’histoire arrivent par surprise. Jongleur, pantin ou magicien, il invite à la découverte d’un paysage irréel, à une balade surprenante au fil des saisons où montagnes et ruisseaux se déploient sous nos yeux. Enfants et parents embarquent ainsi pour un voyage immobile tout en sensibilité.


phéno-meinau La nouvelle édition d’EXTRAPÔLE se recentre sur le quartier abritant Pôle Sud, la Meinau. Amala Dianor, artiste associé du Centre de développement chorégraphique national, y tient les premiers rôles.

Par Irina Schrag Photo d’Hafiz Dhaou

Pas Seulement d’Amala Dianor, au Parc Schulmeister (Strasbourg-Meinau), samedi 12 mai à 18h15 (gratuit) Trajets Phéno-Meinau, projet participatif d’Amala Dianor, à Pôle Sud (Strasbourg), samedi 9 et dimanche 10 juin (gratuit sur réservation) pole-sud.fr

Lire le portrait que nous lui consacrions, Au milieu de l’infini, dans Poly n°191 ou sur poly.fr 1

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Voir Poly n°187 ou sur poly.fr

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e chorégraphe sénégalais1 Amala Dianor livre cette année le premier grand projet de ses résidences à Strasbourg. Trajets Phéno-Meinau est né du regroupement lent et patient d’un groupe éclectique mêlant habitants du quartier, danseurs amateurs et professionnels mais aussi élèves du collège Lezay-Marnésia autour des danses traditionnelles. Colombiennes, iraniennes, valse, sega des Comores, autant d’héritages folkloriques réunis qui ont été transmis avant d’être dépassés pour ce spectacle participatif fruit d’une année de travail à découvrir gratuitement sur le plateau de Pôle Sud dans un grand moment de partage.

Amala ne sera pas sur scène cette année. Celui qui avait déjà présenté avec Man Rec un solo manifeste2, à la croisée de ses premiers amours hip-hop et de l’esthétique contemporaine déployée pour Emanuel Gat, revient

avec un quatuor. Mais de “seulement moi” (signification de Man Rec en wolof) à Pas seulement, sa nouvelle création avec des danseurs de la région, il n’y a qu’un geste. On y retrouve les traces de vrilles terriennes, d’isolations corporelles et de déstructuration des mouvements qui nourrissaient la première. Le même mix savoureux d’influences et de pratiques aussi. Dans ce corps à corps fait d’empoignades se figeant dans l’instant, d’élévations en grappes et en miroir pour s’extirper de notre condition terrestre, il déplace les codes habituels du hip-hop pour voguer vers le contemporain. La vivacité des bras avec le corps immobile renforce l’effet d’intensité et de fulgurance que d’aucuns associeront au krump, jusque dans le travail du ralenti sur une musique doucereuse. Une certaine harmonie se dégage, guidée par des effets de balancier suaves et d’ondulations en spirale qui se rejoignent en intensité et en festivité. Poly 209

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sur écoute

Avec Zome, présenté dans le cadre du festival aventureux Musique Action, le musicien eRikm, accompagné de l’artiste numérique Stéphane Cousot, décrit et décrie un monde ultra-surveillé : le nôtre. Par Emmanuel Dosda Photos de Didier Allard et Mizuki Nakeshu

Au CCAM (Vandœuvre-lesNancy), dimanche 20 mai, dans le cadre de Musique Action erikm.com Musique Action, au CCAM de Vandœuvre-les-Nancy (et aussi à L’Autre canal de Nancy, à la MJC Lillebonne…), du 14 au 21 mai centremalraux.com

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ots d’échappement pétaradants, cris d’enfants, brouhaha ambiant… eRikm se réfugie dans une église du 18e arrondissement parisien pour se tenir à l’écart du bruit urbain et se concentrer sur notre conversation téléphonique. Sauf que les cloches se mettent à sonner. Le ding dong assourdissant l’oblige à vite déguerpir. Rien à faire : les sonorités de la vie poursuivent cet artiste proche des musiques concrètes et électroacoustiques, sculpteur de vinyles, platiniste virtuose évoluant dans le milieu expérimental depuis près d’une trentaine d’années. Ancien guitariste rock, collaborateur des icônes Christian Marclay et Luc Ferrari, le musicien / plasticien utilise les sons modelés pour divers projets musicaux qu’il enchaîne de manière frénétique. Les raisons de cette boulimie sonique sont économiques (« Il faut être dans la production permanente pour vivre de son travail ») et artistiques, eRikm remettant « sans cesse les processus créatifs en question ». Dans un monde « de l’œil », où la musique est considérée « comme un produit de consommation », l’artiste d’origine mulhousienne continue de tracer sa route en engageant physiquement son corps dans des dispositifs très divers : auprès de quatre musiciens des Percussions de Strasbourg, d’un vidéaste et d’un technicien pour Drum-Machines, véritable chorégraphie en dix mouvements en concert, ou aux côtés de son collaborateur de dix ans,

Stéphane Cousot, pour Zome. Ce dernier, enseignant à l’École supérieure d’Art d’Aixen-Provence, artiste numérique et membre très actif du laboratoire Locus Sonus, pioche dans un corpus d’images live issues de 900 caméras de vidéosurveillance. Il superpose ce qu’elles captent un peu partout dans le monde – un hall d’immeuble en France, un parking au Texas, la fenêtre d’un laboratoire allemand –, pour créer des tableaux abstraits et souvent statiques. Les vidéos se superposent, tandis que les sons s’empilent : venant de 44 micros disséminés à travers les continents, dans des parcs, aéroports ou rues, ils sont manipulés par eRikm. Convoquant John Cage, il « travaille sur la non-écriture et le temps réel » à partir de fragments sonores extraits au réel via Soundmap, page web mise au point par Locus Sonus se présentant comme une carte où l’on clique pour entendre en direct des oiseaux à New York, des frémissements marins dans l’Océan Pacifique, des automobiles londoniennes… De plus, eRikm utilise une dizaine de prismes (culs de bouteilles…) pour transformer et altérer les images projetées, grâce à des filtres artisanaux. L’ensemble compose un univers audiovisuel « très onirique » et critique car dénonçant un monde hyper-sécurisé, sorte d’effrayante « antidictature » où infos, sons et photos circulent, en temps réel, d’un bout à l’autre du globe.


FESTIVAL

debussy et compagnie Avec Claude Debussy pour épine dorsale, la 66e édition des Musicales, festival colmarien dédié au répertoire chambriste, rend hommage à un compositeur dont est célébré le centenaire de la disparition.

mondiale. Nous poursuivons notre exploration d’une période possédant une incroyable richesse sonore », résume le violoncelliste. Illustration en douze concerts permettant de découvrir le chemin parcouru par le compositeur français du Prélude à l’après-midi d’un faune, « page encore pétrie de l’influence de Wagner » (09/05, Église Saint-Matthieu par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg placé sous la direction de Marc Coppey) aux ultimes pièces, comme les deux célèbres sonates pour violoncelle et piano & violon et piano (11/05, Théâtre municipal). Dans ces partitions tardives, « il épouse la modernité la plus absolue – ouvrant des portes à Boulez, Messiaen, Bartók, etc. – tout en revenant aux sources de la musique française et en allant vers des sonorités extra-européennes ».

Par Hervé Lévy

En l’Église Saint-Matthieu, au Théâtre municipal, au Musée Unterlinden, etc. (Colmar), du 4 au 13 mai les-musicales.com

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irecteur artistique des Musicales, Marc Coppey (en photo) a souhaité placer l’édition 2018 « sous le patronage symbolique de Debussy, même s’il n’y a pas de thématique à proprement parler. Grâce à ce fil rouge, existe une sorte de continuité avec l’édition 2014 qui commémorait le centenaire du début de la Première Guerre

Au service de ce répertoire, des solistes d’exception comme la géniale pianiste Alina Pogostkina (lauréate du Concours Sibelius 2005), l’altiste Adrien La Marca, “révélation soliste instrumental” aux Victoires de la Musique 2014 ou encore une des références chambristes aujourd’hui, le Quatuor Jérusalem. Au sein d’un répertoire varié allant de Couperin, dont plusieurs pièces seront données par le claveciniste Kenneth Weiss dans un programme très baroque (04/05, Musée Unterlinden), à la musique contemporaine, remarquons la création mondiale de Corema Album (11/05, Église Saint-Matthieu), œuvre commandée par le festival au jeune compositeur français Benjamin Attahir, passé par la Villa Médicis. Sa musique qui ressemble souvent à un habile jeu entre les avant-gardes et les esthétiques du passé « est séduisante, ludique, transparente, évidente et possède une richesse qui m’a donné envie de la faire découvrir au public », affirme Marc Coppey à propos d’une composition où se découvre un couple rare, puisque dialoguent une mezzosoprano et un violoncelle, l’instrument le plus proche de la voix humaine. Poly 209

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melting potes Jazz, classique, pop, world, électro… Le belfortin FIMU se déploie dans toutes les directions, proposant plus de 200 concerts gratuits pour sa 32e édition placée sous le signe du violon. Par Hervé Lévy Photo d’Olivier Tisserand

Dans toute la ville de Belfort, du 17 au 21 mai fimu.com

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es chiffres qui donnent le vertige : 103 groupes venus de 40 pays (parmi quelque 800 candidats drastiquement sélectionnés), 1 700 musiciens, 200 rendezvous sur 20 scènes et près de 10 000 visiteurs attendus… Le Festival international de Musique universitaire connaît depuis quelques années un important développement. « Nous avons souhaité créer des partenariats avec d’autres festivals à l’international », explique Delphine Mentré adjointe au Maire de Belfort, notamment chargée des grands événements : « Pour cette édition, nous avons travaillé avec le SOKO FESTIVAL de Ouagadougou, faisant venir des artistes du Burkina Faso. À côté de cette ouverture à l’international, nous avons aussi souhaité développer notre ancrage dans la région avec un parcours spécifique dédié à la scène locale et une collaboration avec les centres socioculturels de la Ville de Belfort pour toucher des publics qui ne viennent pas naturellement au festival, à travers notamment des actions de sensibilisation en amont de la manifestation. » Différent, le FIMU est « éclectique – dans le sens le plus noble du terme – et permet

de réelles découvertes puisqu’il n’y a pas de tête d’affiche ou plutôt, il n’y a que des têtes d’affiche » résume Matthieu Spiegel, directeur d’un festival qui présente le meilleur de la musique amateur dans une programmation collégiale faite par un jury de pros. Cette année, le violon est mis à l’honneur : « On le découvrira sous toutes ses formes, sous toutes ses couleurs. » Le choix de Didier Lockwood comme parrain était donc logique. Après sa disparition en février, le FIMU a décidé de lui rendre hommage avec un concert (18/05), événement phare d’une manifestation où l’on croise le Quatuor Ellius, chouette ensemble de cuivres strasbourgeois, la rigueur classique des 127 membres du Aachener Studentenorchester, la musique fusion de l’Orchestre de chambre de l’Université de Shanghai, la tradition arménienne transfigurée du Vishup ensemble, le blues sénégalais de Sahad and the nataal patchwork ou encore le rock nippon de Puddle d’Addle. Notre coup de cœur ? Trouble notes, trio constitué d’un percussionniste, d’une guitariste et d’un incroyable violoniste.


trans europa express Avec Are friends electric?, le chorégraphe Yuval Pick fouille la boîte noire de Kraftwerk pour composer une ode au romantisme européen new wave se matérialisant dans la chair au Tanz Festival Saar. Par Thomas Flagel Photo de Laurent Philippe

Au Carreau (Forbach), samedi 5 mai dans le cadre du Tanz Festival Saar carreau-forbach.com Navette Metz – Le Carreau – Metz, départ 90 minutes avant le début du spectacle depuis la place de la Comédie Également au programme du Tanz Festival Saar (03-08/05) It Dansa avec Jiří Kylián, Sidi Larbi Cherkaoui et Ohad Naharin (vendredi 4 mai, Saarländisches Staatstheater, Sarrebruck) Dakhla d’Abou Lagraa (dimanche 6 mai, Alte Feuerwache, Sarrebruck) Anne Teresa De Keersmaeker avec Achterland (dimanche 6 mai, Saarländisches Staatstheater, Sarrebruck), voir page 39 nowdancesaar.de

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uand les rythmes et les sons analogiques créés par Kraftwerk à la fin des années 1970 se diffusent en ondes dans les corps des danseurs de Yuval Pick, c’est un néo-romantisme qui se dévoile. Pour le directeur du CCN de Rillieux-la-Pape, « les albums Autobahn, Radioactivität, Trans Europa Express et Computerwelt évoquent les battements d’un cœur, une respiration, une marche, une transe, un geste musical à l’échelle humaine. Je lis ce moment de leur parcours comme l’invention d’un nouveau romantisme européen qui réinterprète notre relation à l’environnement. L’idéal du XIXe siècle de l’homme et la nature est ici remplacé par le constat de la survie de l’homme dans son environnement urbanisé et mécanisé. » Groupe pionnier des musiques électroniques, pillé par Afrika Bambaataa pour son hit Planet Rock, le chorégraphe israélien pioche dans la fabrique du groupe allemand pour exhumer des Lieder de Schubert. D’un romantisme l’autre, la machine et ses boucles musicales supplantant la nature. Le corps des danseurs

est parcouru de motifs tout en frictions et torsions, comme animé par un flux électrique. Avec son immense flèche en néon pointant le plateau, Are friends electric? plonge dans l’indus, l’urbain froid dans lequel on s’épie et se plie avec intensité, sans se toucher. Saute abruptement quand on ne pilonne la scène d’un pas robotique. Torsions et inspirations pures virevoltent de l’un à l’autre des interprètes qui se déhanchent farouchement. Les bustes s’inclinent et les duos, trios répondent aux solos happant le regard. Une certaine animalité se fait jour, une force rageuse face à la dureté environnante d’un monde architecturé dans le déni du vivant. Les spasmes des uns répondent aux impossibilités des autres coincés dans des boucles répétitives maladives. Tous cherchent un chemin, une voie personnelle dont l’acmé se trouvera dans le collectif. Dans le monde de Yuval Pick, comme dans celui de Philip K. Dick, on traque l’humanité là où chacun semble rêver de moutons électriques…

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théâtrographie d’une planète habitable Temps fort de la saison dijonnaise, Théâtre en Mai, festival dédié à la jeune création, présente une quinzaine de pièces sous le parrainage du Théâtre du Radeau. Par Thomas Flagel Photos de Mario Cafiso (DécrisRavage) et de Céline Champinot (La Bible)

Dans divers lieux de Dijon (Parvis Saint-Jean, Consortium, Théâtre Mansart, Atheneum…), du 25 mai au 3 juin tdb-cdn.com Soubresaut du Théâtre du Radeau, du 25 au 29 mai, Salle Jacques Fornier La Bible, création de Céline Champinot, du 26 au 28 mai, Parvis Saint-Jean Décris-Ravage d’Adeline Rosenstein, samedi 2 et dimanche 3 juin, Salle Jacques Fornier

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ean-Pierre Vincent, Maguy Marin et Alain Françon sont les trois dernières figures de la scène française à avoir endossé le costume du parrain de Théâtre en Mai, rendez-vous dédié aux équipes émergentes. L’épopée du Radeau, menée tambour battant et toutes voiles dehors par François Tanguy depuis plus de trois décennies, voguera sur les flots dijonnais en figure tutélaire avec sa dernière création, Soubresaut. Entre imaginaire forain, poésie brute des vers piochés dans des corpus bigarrés et images nées dans le réagencement permanent d’une matière de tréteaux aussi malléable qu’inventive (mention spéciale aux toboggans), les artistes-artisants de cette aventure sans nulle autre pareille poursuivent le sillon de leur

théâtre en eaux vives. Kafka, Celan, Labiche ou encore Valéry sont jetés face au vent, par bribes, pour mieux voler dans les embruns de la conscience libre des spectateurs. Tout se recycle, se transforme et se déplace pour se reconnaître autrement. Carto-chorégraphie Contre-pied total avec le théâtre documentaire d’Adeline Rosenstein revisitant centcinquante ans d’histoire passionnelle et complexe entre Palestine et Occident. DécrisRavage prend les atours d’une conférence sérieuse à images manquantes. S’emparer d’un sujet aussi complexe que l’évolution géopolitique et les enjeux – parfois imaginaires, souvent démesurés – ayant décidé du sort


festival

de la « Question de la Palestine depuis 1799 », revient à tracer un chemin au milieu d’un dépeçage organisé entre puissances tutélaires, désordre de l’inconscient et diverses guerres de résistance. La légitimité y ploie sous les coups de canon, de pierres et d’attentats de part et d’autre. L’identité se débat face à un inextricable repli communautaire. La metteuse en scène n’a pas froid aux yeux, naviguant en eaux troubles avec ses interprètes. Exit les habituelles cartes et frises historiques animées sur Powerpoint, remplacées par un travail corporel et une ironie mordante comme ces boulettes de papier souillé que les comédiens balancent sur un paperboard. L’image est volontairement absente pour fuir tout pathos insoutenable et la banalisation de leur reprise médiatique à outrance. La pornographie des violences n’aide pas à penser mais convoque un endroit d’émotion fonctionnant comme une impasse. « Le conflit en Palestine est le plus long de tous les conflits actuels, mais il peut cesser », affirme-t-elle. « Après des siècles de discrimination, Juifs, Chrétiens et Musulmans de Jérusalem avaient commencé à se partager le pouvoir politique il y a 100 ans. » À chacun d’imaginer ce à quoi cela devait ressembler, de créer du possible pour l’ici et maintenant. En conférencière tombant à l’envi dans le clown, Adeline Rosenstein s’empare de faits historiques ponctués de témoignages d’artistes occidentaux ayant traversé la région, mais aussi de saynètes de pièces de théâtre du monde arabe, totalement inconnues de notre côté de la Méditerranée. Cet ensemble dessine un autre rapport à l’histoire en tentant de « décoloniser nos imaginaires ». Scouts d’Europe à l’assaut Céline Champinot, quant à elle, règle ses comptes avec La Bible, vaste entreprise de colonisation d’une planète habitable, coupable de nombreux maux actuels. À la sortie de

leur cours de catéchisme, cinq jeunes scouts d’Europe, dont la culture religieuse se mêle à l’amour des films de sciencefiction et de télé-réalité poubelle, se retrouvent sur le terrain de jeu multisports du quartier pour apostropher le Créateur. En ligne de mire, le désordre consécutif à l’ordre donné de coloniser une planète entière (la nôtre), d’en soumettre tous les êtres vivants (hommes, femmes, animaux, plantes…) et de faire de notre sainte reproduction une obsession. Le groupe délaisse Shanghai, sorte de Babel ruinée par l’Humanité décadente, pour une planète de rechange. Djibouti où règne un pharaon sur ses autochtones, est la malheureuse élue. Un monde gorgé d’intelligence artificielle et d’hybridations tout droit sorties du torturé et parano Philip K. Dick, qui ne verra pas forcément d’un très bon œil l’accueil de ces réfugiés trop humains. Compagnie associée au Théâtre Dijon Bourgogne, le Groupe La galerie crée cette pièce pour le festival. La scénographie reprend l’esthétique sécuritaire et autoritariste qui nous est malheureusement devenue si familière : « Les zones tracées au sol, chaises d’arbitre, tipi d’extérieur et autre filets à grimper se feront vaisseau spatial, bases militaires, miradors et zone frontière. Du grillage de terrain de sport à celui du check-point, grillager, c’est toujours grillager », clame Céline Champinot. Les scouts, habituellement petits colons d’espaces naturels, se confrontent ici à un espace urbain dénaturé. Tous incarnent des puissants : Richard (Cœur de Lion) président Républicain, Philip (K. Dick) un robot androïde, David (Xiaoping) inventeur des robots humanoïdes et Sara, reine des robots gynoïdes (équivalent féminin d’androïde). Une cinquième comédienne interprète Pharaon. La question essentielle qui les anime : l’Homme peut-il rêver d’un destin non programmé par son conditionnement ?

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machine dans ma tête De la transe tribale des anglais de Melt Yourself Down au lyrisme de l’italien Enrico Pieranunzi, le festival luxembourgeois Like A Jazz Machine a fait de l’exigence sa devise. Par Florent Servia Photo de Sébastien Arico

Au Centre culturel Opderschmelz (Dudelange), du 10 au 13 mai jazzmachine.lu opderschmelz.lu

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ike a jazz machine. C’est littéral, clair pour tout le monde. Ce à quoi le jazz ne parvient plus depuis longtemps. On parle de monstres, dans le vocabulaire du jazz, de musiciens plus que tight. Généralement filmé, le festival a laissé des archives d’anthologie d’artistes sanctifiés dans la fleur de l’âge : Ambrose Akinmusire avait marqué les esprits, avec toute l’originalité de la patte de Justin Brown, son batteur. Pour sa 7 e édition, ce sont les fûts un poil plus maturés de leur compatriote Nasheet Waits (en photo) qui raviront les mieux renseignés. Ici, les têtes d’affiches ne sont pas des stars invitées à l’inflation perpétuelle des jauges. À la facilité, les organisateurs luxembourgeois préfèrent le pointillisme, faisant de leur événement une valeur sûre des rendez-vous européens, où les incontournables sont présents. Ce qu’il ne faut jamais cesser de saluer. La voisine française sera bien représentée avec plusieurs groupes, dont le quartet de Stephan Kerecki. Le contrebassiste avait marqué les esprits il y a quelques années avec un album hommage à la Nouvelle Vague et une Jeanne Added pas encore célébrée sur les scènes pop. Ensemble, ils exploraient les célèbres BO de Godard, Truffaut ou Louis

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Malle. Pour son nouveau projet, le french quartet, célèbre une fois de plus le haut du sérail français, entretenant une mémoire encore vive en explorant la réussite internationale de la French Touch, mouvement electro né dans les années 1990 sous la houlette d’Air et Daft Punk. Sylvain Rifflet, lui, est resté dans le sérail du jazz avec Refocus l’année dernière, un hommage évident au Focus de Stan Getz. Simplicité lyrique, quoique orchestrale, qu’il présentera au festival. Dans un genre plus free, le trio Dadada d’Émile Parisien, Roberto Negro et Michele Rabbia cultive des influences picturales du côté des Constellations de Miró, avec l’énergie que l’on connait du saxophoniste et la recherche du pianiste. Largement loué par la critique, il mérite une attention minutieuse. Du côté des locaux, le festival n’est pas en reste tant le Luxembourg s’attache à promouvoir chaque année ses talents connus ou inconnus. On retient la présence évidente du pianiste Michel Reis, qui s’est fait un nom avec ses trios mais jouera en double quartet au festival, c’est à dire avec deux bassistes, deux batteurs et deux soufflants ! Il devrait démontrer une fois de plus un sens de la mélodie de toutes les circonstances !


THÉÂTRE

la femme piège Maman et moi et les hommes nous plonge brutalement au cœur des relations mère-fille, explorant les questions de la filiation et du poids du passé.

Par Anissa Bekkar Photos de répétition d’André Muller

À la Comédie de l’Est (Colmar), du 15 au 25 mai comedie-est.com

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natten, Norvège, 1943. Dans un village à l’isolement quasi insulaire, Gudrun et Sigurd se marient, pour le meilleur mais bientôt pour le pire, car ce dernier quitte mystérieusement le foyer peu après la naissance de leur fille, Liv. Cet abandon les précipitera irrémédiablement dans le malheur. De la première à la dernière réplique de Maman et moi et les hommes, presque soixante années s’écoulent. Nous suivons le destin de trois générations, de l’immobilisme des fjords scandinaves aux perspectives new-yorkaises avortées : trois héroïnes, de mère en fille, rejouent le même échec relationnel avec les hommes. Une œuvre « questionnant ce que nous sommes et l’héritage qui nous détermine inconsciemment » selon le metteur en scène Serge Lipszyc, curieux de tous les genres et poursuivant ainsi son exploration du théâtre contemporain avec ce texte « ne reniant pas ses origines antiques ». Singulière, cette première pièce du norvégien Arne Lygre se distingue par sa distribution : les six rôles sont en effet pensés pour n’être joués que par trois comédiens. Une aubaine pour Muriel Inès Amat, Fred Cacheux et Aude Koegler, poussés à déployer leurs talents « sans filtre ni pu-

deur » à un rythme effréné dans une succession de tableaux cyclothymiques : des scènes ponctuées de dialogues très courts, quasiment cinématographiques, où la tension suscitée par la violence ne retombe qu’à la faveur d’un usage inattendu de l’humour… Et du silence. Ce silence en dit « parfois bien plus que les mots » et constitue un véritable « espace de réflexion » pour le spectateur. Entre les dialogues se glissent quelques instants narratifs laissant les personnages devenir conteurs de leur propre histoire. Le choix d’une mise en scène bi-frontale place le spectateur « au plus près de l’action », offrant la proximité nécessaire pour s’immerger dans les méandres de leur vie intime. L’œuvre attire notre attention sur le poids de l’héritage familial inconscient qui, à la manière d’un péché originel, entraîne une inéluctable chute. Un cercle vicieux dans lequel les victimes s’enferment, devenant elles-mêmes bourreaux, en opposition ou en répétition des souffrances qu’elles ont subies : imprégnée des névroses de sa mère, Liv s’arrache ainsi, à son tour, des bras de sa fille... Et c’est vainement que chacun tente de lutter contre ce mauvais sort.

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THÉÂTRE

happening de l’imaginaire Le rapport entre Eddy Merckx et Neil Armstrong ? Une date. Et maintenant, une pièce de Jean-Marie Piemme, Eddy Merckx a marché sur la Lune, sur l’héritage d’une époque et la quête de sens d’une société mal en point.

Par Aurélie Vautrin Photos de Christophe Pean

Au Théâtre en bois (Thionville), du 16 au 18 mai (dès 14 ans) nest-theatre.fr Carte blanche à Isabelle Ronayette, comédienne permanente du Nest, vendredi 18 mai à 19h, en amont du spectacle

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e 20 juillet 1969, Eddy Merckx remporte son premier Tour de France et Neil Armstrong fait son premier pas sur la Lune. Deux événements qui racontent une époque, celle d’après Mai 68. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? C’est la question que pose la pièce chorale tissée par Jean-Marie Piemme. « J’aime que le théâtre mélange les niveaux d’expression », explique le dramaturge belge, « qu’il soit à la fois simple et complexe, qu’il allie le minuscule et le majuscule, l’histoire singulière des gens et la grande Histoire, le haut et le bas, la joie et la peine, l’humour et le dramatique, la parole quotidienne et la pensée philosophique. La pièce entière est faite de ces contrastes. » L’œuvre étonne par sa structure : seuls les trois rôles principaux sont attribués, comme un assemblage de courtes séquences hautement cinématographiques qui parlent de la société d’hier pour raconter la vie aujourd’hui. « Cette pièce de groupe est écrite pour un nombre indéter-

miné de comédiens. Seul le projet de mise en scène peut déterminer le nombre de personnes présentes sur le plateau. Les grandes lignes sont fixées, mais chaque acteur a une capacité de “respiration personnelle” qui donne de la souplesse au jeu. » Ainsi, dans la version d’Armel Roussel, onze à discuter d’amour, de beauté, de rêve, d’illusion, de résignation. À faire des sauts dans le temps de manière anarchique. « J’ai voulu rester au plus près de ce qui se passe dans un acte de mémoire. La mémoire est désordonnée, elle n’avance pas en ligne droite. » Alors ils s’inventent des rencontres, fantasment un peuple porté par des convictions communes. Comparent aux événements actuels, confessent un sentiment d’abandon. « 1968 a été un mouvement important. Mais aujourd’hui les questions sont différentes. On parlait peu d’écologie, de l’eau, des migrations qu’elles soient économiques, climatiques ou liées aux conflits. En 1968 la question de l’islamisme radical ne se posait pas. La gauche et la droite savaient qui elles étaient, aujourd’hui elles sont fractionnées en mille morceaux. Un des personnages s’interroge : en quoi l’héritage soixante-huitard de mon père peut-il m’aider aujourd’hui ? » Pas d’amertume mais un constat où s’entrechoquent les émotions pour un spectacle aux allures de happening de l’imaginaire, viscéralement actuel. « La montée des extrêmes droites en Europe me paraît très inquiétante. Et l’inquiétude sécuritaire met la liberté d’expression et de comportement en recul. La vie d’aujourd’hui est bouffée par la consommation et l’insignifiance. On devrait pouvoir faire mieux. Je suis beaucoup plus pessimiste que je ne l’étais à l’époque. Mais le pessimisme doit rester joyeux : le théâtre ne doit pas être une punition parce que le monde va mal. »



théâtre

bas les masques

© Arthur Pequin

Gouverneur tout-puissant de la République de Venise, Angelo est aussi un tyran domestique qui entend faire régner son pouvoir sur les femmes partageant sa vie. Marié à Catarina, il a pris pour maîtresse Tisbé mais ignore que toutes deux sont en réalité secrètement éprises de Rodolfo. Lorsque fausses déclarations, mensonges et jalousies se mêlent, c’est toute la mécanique du drame romantique qui s’emballe, précipitant vers un inévitable sacrifice ce triangle amoureux où chacun cherche à sauver sa peau et celle de l’être aimé. Un chassé-croisé sentimental et éminemment politique dont les protagonistes, tiraillés entre ordre moral et ambitions personnelles, tentent de faire fi des archétypes du pouvoir et de s’affranchir des carcans sociaux dont ils se sentent prisonniers. Avec Angelo, tyran de Padoue le théâtre hugolien questionne le statut de la femme et l’inégalité des sexes. La mise en scène de Cécile Arthus joue subtilement sur le désir, la brutalité des relations et l’hypocrisie de ceux qu’elle qualifie de « monstres civilisés », tombant les masques pour mieux révéler leur vraie nature : humaine, tout simplement. (A.B.) Au Taps Scala (Strasbourg), du 30 mai au 1er juin taps.strasbourg.eu

Dans La Mate, Flore Lefebvre des Noëttes mettait en scène le récit de son enfance singulière dans les années 1960 au sein d’une très nombreuse famille catholique, entre un père militaire bipolaire et une mère fantasque et truculente. Second volet de cette saga familiale autofictionnelle, Juliette et les années 70 s’ouvre sur l’adolescence du personnage principal, alter ego de la comédienne. Seule en scène, dans le décor d’une chambre de jeune fille aux couleurs acidulées, elle passe en revue plusieurs décennies d’une fratrie unique en son genre. Des fameuses boums en passant par les premiers émois amoureux, elle croque avec humour les épisodes mémorables de cette période charnière, n’hésitant pas à évoquer la maladie qui a rongé son père. Ce plongeon dans une époque révolue est aussi l’occasion pour Juliette de rejouer sa rencontre avec les textes qui l’ont marquée et les professeurs qui l’ont initiée à l’art dramatique. La musique fait corps avec l’artiste et accompagne son appel à la liberté, passant d’un rire débordant à une gravité poignante pour restituer tout le dynamisme, la force et la folie des mythiques seventies. (A.B.) Au CDN de Besançon, du 2 au 31 mai en partenariat avec le Festival des Caves (2 mai au 30 juin) – cdn-besancon.fr – festivaldecaves.fr

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© Laurent Schneegans

happy hippie



love & hate Depuis la froideur de leur Norvège, deux performeuses du collectif T.I.T.S. font exploser les représentations de la femme et les questions du désir et de la violence dans Forced Beauty. Par Thomas Flagel Photo de Jan Hustak

Au Maillon-Wacken (Strasbourg), du 29 au 31 mai (dès 14 ans) maillon.eu Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue du spectacle, mercredi 30 mai

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lles pourraient rejouer La Mort vous va si bien avec leurs petites robes ajustées et leurs talons hauts, cet air de dire “n’y pense même pas” et la peau tirée façon chirurgie esthétique new look. Lærke Grøntved et Nela H. Kornetová se sont rencontrées à la Norwegian Theatre Academy de Fredrikstad. Y est né T.I.T.S., acronyme d’un premier spectacle intitulé Trumpets in the Sky. Le souffre provocateur du terme – équivalent de “nibards” en français – deviendra leur blason. Le ton est donné, le collectif ne fait pas dans la demi mesure. Loin de beautés désespérées, les Forced Beauty ont des couches de bienséances à ravager, de comportements socialement entendus et attendus à piétiner avec allégresse. Ici se miment les pulsions les plus sauvages au milieu d’un bon aloi de circonstance, de sourires de façade rendus inquiétants par ce qui couve à l’intérieur. Ainsi Nela massacre-t-elle sa coupe en vaguelettes laquées bien ordonnées, s’arrachant des touffes avec son peigne. L’air de rien ou presque, regard aussi fixe que le visage demeure impassible… et d’autant plus flippant. Leur entreprise performative de déconstruction broie les images parfaites, abîme avec méthode tout ce qui est propre et lisse, explore le plaisir de la douleur, celui de la provoquer comme de la subir dans un

jeu de miroir pervers et ambigu. Entre désir et domination, soumission corde au cou et érotisme cru, leur corps à corps passe par la danse de couple pour lancer une bataille où chacune s’arc-boute pour prendre le dessus, se cherche, s’attire, s’accroche… La sensualité d’un baiser jamais advenu tourne les têtes. Croquer dans une branche de céleri fait se tendre le corps de sa moitié, siroter langoureusement un jus de tomate entretient l’envie d’une possession comme la chimère d’un pouvoir sur ses émotions. Se jouant de nous, les performeuses n’oublient guère longtemps de détourner les images créées devant la caméra portée au poing par l’une. Le jus visqueux répandu sur le visage et le décolleté de l’autre, s’il est plus que suggestif, n’entraîne qu’un peu plus de tension. L’hyper sonorisation du plateau trouble les perceptions sensorielles. Inversion des rôles dominant-dominé, les simulacres laissent parfois place à de vraies claques avant d’aboutir à un énième cliché (dé)joué, de cases envoyées valdinguer à côté de leurs préjugés : corps huilés pour un affrontement exagérément ralenti de catch en petite tenue précédent une joute verbale montrant que les deux blondes n’ont rien à envier à la gouaille injurieuse et trash des plus beaux spécimens d’Homo sapiens sapiens ayant traversé le temps.


traces de vie

Avec Nachlass (pièces sans personnes), le collectif Rimini Protokoll convie à une déambulation dans des salles composées avec des personnes en fin de vie. Entre mausolée et témoignage intime. Par Thomas Flagel Photo de Samuel Rubio

À La Filature (Mulhouse), du 16 au 18 mai lafilature.org rimini-protokoll.de

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epuis près de deux décennies, le théâtre immersif et documentaire développé par le collectif Rimini Protokoll fascine. Son nouvel opus prend la forme d’une installation : huit chambres, desservies par un couloir, qui s’ouvrent en alternance selon un compte à rebours s’égrenant en leds rouges. On pénètre par tout petits groupes dans ces quelques mètres carrés composés par des hommes et des femmes ayant décidé de leur mort, comme l’autorise la législation suisse. Ils sont fou de base jump, diplomate à la retraite, graphiste et pêcheur à la mouche, commerçant turc… Tous se savaient condamnés par une grave maladie, un âge avancé ou des pratiques hautement risquées. Ils ont acceptés de participer à ce projet mené par Stefan Kaegi et Dominic Huber : aborder la fin de leur vie comme un ultime voyage, laisser une trace de ce qui les constituait, mettre en scène leur absence à venir en plaçant le public au plus proche de l’intime. Les autoportraits qui se succèdent, scénographiés avec soin, reproduisent un bureau seventies, un salon de

banlieue ou encore un espace neutre, transitoire, constitué d’empilement de boîtes remplies d’œuvres d’art africain. Les trajectoires personnelles se révèlent dans l’instant, parfois dans le bilan nostalgique, souvent dans le besoin de transmission. De se dire, une dernière fois. La chambre d’Alexandre, quarantenaire victime d’une maladie rare, réserve son lot de surprises et le poids du chagrin d’un père qui ne pourra pas voir sa fille devenir grande. Ses mots simples, lâchés en voix off, envahissent l’espace, nous laissant hagards, à la recherche de ses traces. Certains ont déjà traversé le grand vide de l’existence et les rives du Styx, d’autres toujours de ce côté-ci du monde rendent palpable un mélange d’émotion brute, de choix réfléchi faisant naître un grand trouble. Comment en effet ne pas se projeter à leur place ? Jauger nos propres vies à l’aune de celles qui la quittent, pris par le vertige de la petitesse, de l’insignifiance et de la vacuité de nombre des problèmes quotidiens qui nous agitent…

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des équilibres infinis Une immense tournette tombant des cintres avant de se lancer dans une folle rotation. Tel est l’ingrédient phare de Yoann Bourgeois plaçant six personnages au défi de la gravité dans Celui qui tombe. Par Thomas Flagel Photo de Géraldine Aresteanu

À l’Opéra national de Lorraine (Nancy), jeudi 24 et vendredi 25 mai, co-accueil du Ballet de Lorraine et du Théâtre de La Manufacture opera-national-lorraine.fr theatre-manufacture.fr ballet-de-lorraine.eu

Lire Gravity autour de Plexus, dans Poly n°176 ou sur poly.fr

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Voir La Face cachée des choses dans Poly n°165 ou sur poly.fr 2

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l’instar des spectacles d’Aurélien Bory 1 , la scénographie tient une place prépondérante dans le travail de Yoann Bourgeois et ses « tentatives d’approche d’un point de suspension ». Ici l’immense terrain de jeu concocté pour ses interprètes prend les atours d’un plateau carré en bois, suspendu à des câbles, descendant avec majesté sur la scène. Cette tournette craque et bruisse de toutes parts. Sa rotation contraint les corps à lutter contre la force centrifuge et le vertige. Les êtres s’inclinent, courent, s’accrochent, bataillent ensemble contre la vitesse, presque figés dans un mouvement perpétuel, hypnotique. L’impression de ralenti créé par leur apparent immobilisme et le retour sans cesse des mêmes images, comme devant un fond vert au cinéma, trouble nos perceptions. Se tissent une multitude de petites histoires, au gré des inventions de micro-situations et de déplacements défiant la gravité avec malice et créativité. Les péripéties de ce conte à la sauce Bourgeois s’appuient sur des images fortes d’êtres qui se figent tandis que d’autres, grâce à la vitesse

des tours, traversent l’espace au milieu d’eux, telle une foule dans une sorte de long plan séquence poétique où l’on surmonterait les embûches qui se dressent devant nous. Entre nous. Parmi nous. Le spectacle vivant, l’acrobate, acteur, jongleur et danseur – qui dirige le CCN2 à Grenoble au côté de Rachid Ouramdane2 – est tombé dedans par les jeux de vertige. Il joue à nous étourdir et nous faire peur en poussant dans un total inconfort trois hommes et trois femmes placés sur cette machinerie infernale, précipité de condition humaine fragile et menacée. Entre la Callas et le My Way de Sinatra, ils effectuent tour après tour des révolutions de planètes autour d’astres les attirant irrépressiblement mais aussi des courses effrénées en sautant par-dessus ceux ayant chuté au sol comme autant de corps inertes. Une lutte collective contre ce temps qui passe, ces mains et ses bras qui se cherchent, s’agrippent et se bousculent, ivres de vie et de vitesse. Jusqu’au bout.


danse

au milieu de la vie Six Suites pour violoncelle de Bach interprétées par Jean-Guihen Queyras et un danseur attitré – parfois Anne Teresa De Keersmaeker herself –, tel est le programme de Mitten wir im Leben sind/Bach6Cellosuiten. Par Irina Schrag Photos d’Anne Van Aerschot

Au Grand Théâtre de Luxembourg, vendredi 4 et samedi 5 mai dans le cadre du red bridge project theatres.lu À la Philharmonie de Paris, du 17 au 19 novembre avec le Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne festival-automne.com

Au cœur de la vie nous sommes / entourés par la mort

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2 La Philharmonie, le Mudam et le Grand Théâtre de Luxembourg ont porté toute cette saison un projet commun, créant des ponts géographiques comme artistiques en proposant six productions autour de la grande chorégraphe belge

Le “portrait” se traduira en 14 pièces dans une vingtaine de lieux, du 15 septembre au 21 décembre festival-automne.com

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uelques vers de Martin Luther, « Mitten wir im Leben sind / mit dem Tod umfangen » 1 gravés sur la tombe de Pina Bausch, et des partitions de JeanSébastien Bach au milieu des rayons du soleil couchant, tels sont les ingrédients de la pièce d’Anne Teresa De Keersmaeker ponctuant de fort belle manière le red bridge project luxembourgeois2. Un véritable hommage à la chorégraphe belge qui précède l’hommage XXL que lui consacrera le prochain Festival d’Automne 3. Chacun de ses quatre danseurs interprète un solo sur une Suite tandis que la cinquième se déroule dans le noir, une fois le soleil disparu, avant de tous revenir pour la renaissance finale. De Keersmaeker, elle, joue les maîtresses de cérémonie, distillant ici une introduction, là des motifs de couleurs recouvrant des parties successives du motif géométrique dessiné au sol. Elle répète, chaque fois, une même “phrase” corporelle teintée en miroir des émotions du danseur accompagné. Vie et mort, notes s’étirant jusqu’au silence, fluidité des corps et mouvements suspendus… autant de motifs habitant cette pièce qui n’arrive pas par hasard dans son parcours. « La conscience de l’Homme s’est développée de telle sorte que nous sommes conscients de notre finitude tout en pouvant nous imaginer l’éternité », confie-t-elle. Et de poursuivre : « Je pense que Bach a parfaitement su cap-

turer cette tension entre la finitude réelle et l’éternité pensée. » Le violoncelliste JeanGuihen Queyras révèle quant à lui le « tour de force d’illusionnisme musical » réalisé par le compositeur allemand qui a « écrit une ligne monodique qui donne l’illusion d’être polyphonique. C’est particulièrement marquant dans la fugue “à une voix” de la cinquième suite. En réalité, “fugue à une voix” est une contradiction dans les termes, puisqu’une fugue est par définition polyphonique. Et pourtant, il s’en sort avec panache. Il parvient subtilement à intégrer dans la mélodie des notes qui font comprendre l’harmonie implicite. La ligne de basse n’est pas jouée, mais toujours suggérée. Et notre cerveau y contribue volontiers, car nous sommes ainsi faits : à chaque mélodie que nous entendons, nous supposons une ligne de basse “cachée” qui nous aide à situer la mélodie sur le plan harmonique. » Lorsqu’elle a entendu cela, De Keersmaeker en a eu « les larmes aux yeux. Je crains d’avoir un faible pour une base organisatrice invisible. Jean-Guihen a transcrit la ligne de basse cachée des six Suites qui a joué un rôle déterminant. » Le schéma des pas se déroule dessus comme si elle était « la ligne portante » sur laquelle tout venait se greffer. Du visible et de l’invisible au service de la sensation.

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dans la ronde L’une des cinq compagnies de cirque équestre françaises, EquiNote, présente FaceCachée. Quatre artistes et cinq chevaux sous chapiteau entre acrobaties, voltige et trapèze. Par Thomas Flagel Photos d’Emmanuel Viverge et Alain Kaiser

Sous chapiteau sur le parking du Jardin des Deux Rives (Strasbourg), du 10 au 23 mai cie-equinote.fr

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l leur faut deux semi-remorques, un poids lourd porteur et six caravanes pour déplacer deux chapiteaux, un gradin de 400 places et sept chevaux au gré de leurs pérégrinations. Pas de quoi effrayer Vincent Welter et Sarah Dreyer, fondateurs de la Cie EquiNote qui en ont vu d’autres. L’itinérance est un mode de vie qui a toujours attiré ce couple ayant vécu en yourte « avec l’envie de voir du pays » avant d’installer ses caravanes dans le parc de Wesserling. Pourtant rien ne les destinait à cette vie de saltimbanques : Vincent et Sarah grandissent en Alsace, entre la vallée de Saint-Amarin et Molsheim. Un BTS Agricole en poche chacun, ils hésitent à s’installer avec des paysans, travailler la terre dignement. La rencontre avec le cheval changera tout. Vincent a 20 ans, Sarah monte déjà depuis dix ans. De stages d’éthologie « indispensables pour construire une autre relation que celle de dominant à dominé » en formation professionnelle sur-mesure avec la Compagnie Pagnozoo, ils apprennent la voltige, l’acrobatie, l’équilibre sur les mains. Découvrent les tournées, les montages et démontages, « la vie collective en forme d’aventure humaine » raconte Vincent. En 2007, ils partent avec des amis sur la route. Strasbourg-Tarbes, à pied, par les villages, montant un petit spectacle sur chaque place. Trois ans plus tard ils se lancent seuls, acquièrent deux chevaux, un chapiteau, des boxes. Leur cirque-théâtre-équestre de création prendra pour première forme un dîner-spectacle dans la ferme où ils tra-

vaillent, alliant leurs deux passions. Au bout d’un an, il leur faudra choisir, éreintés par un rythme insoutenable de travail aux champs et d’entraînement de haut niveau. « La voltige équestre est une discipline ingrate », confiet-il. « Pendant six mois, je n’étais jamais debout sur la croupe au galop. Il m’a fallu tout ce temps pour comprendre comment monter, me préparer, me positionner. Et avant cela, j’ai mis deux ans à me mettre debout, gérer la force centrifuge, apprendre à tomber… Ce qui a l’air d’être facile ne l’est jamais ! » Des montures de 700 kg dressées à tourner en rythme sur une piste circulaire de 13 mètres qui « lisent en nous comme un scanner, réagissant en miroir à ce qu’on leur propose. » Dans FaceCachée, quatre circassiens (trapèze, corde lisse…) habillés en jeans et sweats à capuches se défient et se provoquent au milieu de cinq chevaux sous les yeux d’un barmanrégisseur. Ils vont avec virtuosité se débarrasser de leurs carapaces pour apparaître tels qu’ils sont. « Nous faisons des spectacles tout public mais chers à produire, réunissant 8 à 10 personnes, qui nous obligent à rayonner dans toute la France et au-delà pour 40 à 50 dates minimum par an, soit six mois de présence et de déplacement. Vu le contexte actuel du spectacle vivant, c’est quasiment militant d’oser cela », rigole-t-il. « Mais nous faisons ce métier pour rêver et échapper à tout un conditionnement sociétal qui n’est définitivement pas pour nous ! »


Les Commandos Percu © Véronique Balege

© Daniel Seiffert

sélection scènes

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Compassion. L’histoire de la mitraillette

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Milo Rau déploie son théâtre documentaire, politique et engagé dans une réflexion sur la pitié, son absence et son business, à travers les paroles d’une rescapée du génocide rwandais et d’une ancienne humanitaire. Puissant ! Lire A History of Violence dans Poly n°192 ou sur poly.fr 02-03/05, Les 2 Scènes (Besançon) les2scenes.fr

En dessous de vos corps… De Britannicus de Racine, inspiré de l’histoire romaine, Steve Gagnon, voix singulière de la dramaturgie québécoise, n’a gardé que les noms des personnages et les ingrédients de base : la rivalité fraternelle, les luttes de pouvoir, le sexe, la jalousie et l’amour. 17 & 18/05, Opéra Théâtre (Metz) opera.metzmetropole.fr

D’à côté Dans cette nouvelle création pour le jeune public (dès 6 ans), Christian Rizzo signe un conte perceptif et chorégraphique où évoluent des êtres indéfinis. Avec trois danseurs et figures hybrides, il développe une narration abstraite, construite en ruptures, métamorphoses et libres associations d’images. 23-25/05, TJP (Strasbourg) tjp-strasbourg.com

Je crois en un seul dieu Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Étienne, donne à Rachida Brakni un superbe rôle. Elle est seule en scène dans cette pièce de Stefano Massini pour incarner trois femmes au cœur du conflit israélo-palestinien. Là où le politique se noue à l’intime : une jeune étudiante palestinienne, une professeure israélienne d’histoire juive et une militaire américaine.

Tête à Tête

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Le festival international de théâtre de rue fête sa 13e édition avec un focus sur la France ! À découvrir Crossing Lines, énorme production portée par Pan.Optikum qui symbolise le champ des possibles de la culture et du rôle que peut y jouer la Commission européenne avec son projet Power of Diversity. Voir Poly n°208 et sur poly.fr 29/05-03/06, Rastatt tete-a-tete.de

Danser Bach au XXIe siècle Ce sont trois jeunes chorégraphes français, chacun avec son approche singulière et son langage particulier, qui relèvent le défi de danser avec Bach. Aux créations de Thusnelda Mercy et de Nicolas Paul s’ajoute l’entrée au répertoire de Bless – ainsi soit-il de Bruno BOUCHÉ, nouveau directeur du Ballet de l’OnR qui, par les transitions et la mise en scène qu’il conçoit par ailleurs pour cette soirée, unit chacune des composantes en un flux musical et gestuel. 31/05, La Coupole (Saint-Louis) lacoupole.fr

M comme Méliès Sous la houlette d’Élise Vigier et de Marcial Di Fonzo Bo, cinq comédiens accompagnés d’un percussionniste nous plongent dans la vie de Georges Méliès et entraînent petits (dès 8 ans) et grands dans l’existence merveilleuse du génie du cinéma, précurseur des effets spéciaux ! 31/05-01/06, Comédie de Reims lacomediedereims.fr

24/05-03/06, Théâtre national de Strasbourg tns.fr Poly 209

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MUSIQUE

à voix haute Rappeur engagé, poète libano-jurassien, apatride revendiqué. Membre de La Canaille ou de Zone Libre auprès de Serge Teyssot-Gay (ex-Noir Désir), Marc Nammour est un artiste généreux, conviant tous les laissés-pour-compte dans son département, le 99.

Par Emmanuel Dosda Photo de Jean-Louis Fernandez

Au Théâtre national de Strasbourg, mercredi 16 et jeudi 17 mai, dans le cadre de L’Autre Saison tns.fr À la BAM (Metz), vendredi 18 mai trinitaires-bam.fr

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C’

est le numéro attribué aux personnes nées à l’étranger. Ceux dont « l’identité est multiple, complexe, s’opposant à cette identité qui se veut de plus en plus nationale, étriquée, fermée sur elle-même », selon Marc Nammour qui vient du 99, « le plus grand département de France, fantôme, celui des “autres” », et l’affirme crânement. Né sous les bombes au Liban en 1978 et débarqué à Saint-Claude en 1986, il porte le chiffre de ce « territoire inconnu » en étendard. « Binational, ma langue est celle des ventres creux, je reste à la marge et je revendique le chant de l’entre-deux », clame-t-il dans son spectacle, création mise au point avec la complicité de Lorenzo Bianchi Hoesch, compositeur passé par l’Ircam, un “99” lui aussi, un compatriote. La musique, à l’image de la mixité de mise dans cette région imaginaire, est ouverte sur le monde : une « tambouille raffinée », métissée et harmonieuse, composée d’aliments hétéroclites, maqâm irakien (ensemble de suites instrumentales), râga du fin fond de l’Inde, musique contemporaine ou jazz électronique. Nammour pose sa prose, sa poésie scandée sur ces mélopées mixées dont chaque note passe par l’ordinateur de son compagnon qui traite les instruments en temps réel, qu’il s’agisse de la flûte bansurî de Rishab Prasanna, du santur (sorte de cithare) d’Amir ElSaffar ou de la contrebasse de Jérôme Boivin. L’ensemble est ensuite diffusé via des enceintes qui encerclent le public afin de l’immerger dans le son hybride du groupe et le flow libre de la canaille rappeuse, de le placer « dans l’œil du cyclone ».

Marc mon Nammour « On ne naît pas 99, on le devient ! » L’artiste a un grand cœur et un immense pays sans frontières : il convie tous ceux qui le souhaitent à le rejoindre dans sa contrée rêvée, même nous les 67, 68, 90, 25, 51, 08, 54 ou 57. « À chacun de s’emparer de ce département inconnu du prof d’Histoire-géo de mon enfance et d’inventer une langue, d’écrire une constitution, de le définir… de la manière la moins figée possible. Petit, je vivais cette particularité comme une tare, mais avec le temps c’est devenu une fierté. Celui qui a un problème avec ça subira le jeu de ma plume », menace-t-il en brandissant son stylo comme d’autres agitent leur fusil. « Je suis


en accord avec le monde, en évolution permanente. C’est un signe de bonne santé ! » Pour Marc Nammour, « nous subissons nos frontières car nous ne les avons pas choisies. J’ai davantage de points communs avec un ouvrier péruvien qu’avec un bourgeois du XVIe. Une infime portion de la population possède la majeure partie des richesses du monde et je m’adresse donc au 99% restant. Nous sommes la majorité ! » Il se questionne : « Les nuages radioactifs, la misère, le pétrole, l’argent, les armes et la drogue circulent librement », alors pourquoi pas les hommes ? « Nous sommes devenus nomades par la force des choses, sache qu’on passera par la fenêtre si la porte est close. […] Nos

poésies pilonnent les fondations de leurs murs odieux. » Auprès de ses camarades, il harangue ceux qui se réfugient derrière leurs œillères. Son spectacle est une ode à la langue, la répartie et l’éloquence, à « la parole libre qui refuse l’uniforme », aux mots qui voyagent. Celui qui refuse d’« embrasser la norme », est entré en lutte « contre la consanguinité ». Il milite pour la différence et les passerelles sur des sonorités entremêlées, cherchant à faire dérailler « le train-train du métro-boulot-dodo » grâce à la poésie, « un rempart à la dérive ».

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musique

camera-man I am a Camera, clame Cascadeur, le visage caché par son éternelle visière de pilote, sur son troisième album traitant de notre société du contrôle. Drone de rencontre, dans son antre messine.

Par Emmanuel Dosda Photo de Julia Richard pour Poly

À La Gaîté Lyrique (Paris), mercredi 16 mai gaite-lyrique.net À La BAM (Metz), jeudi 24 mai trinitaires-bam.fr

Camera, édité par Mercury universalmusic.fr

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Lire Poly n°162 ou sur poly.fr

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L

e studio de Cascadeur, une double pièce capitonnée suréquipée à la moquette écarlate, se situe au fond de son spacieux appartement du centre à Metz. Nous traversons la salle à manger lorsqu’il pointe du doigt l’immeuble d’en face, un hôtel où « les vies qui se superposent » lui ont inspirées On TV, morceau évoquant le zapping de notre œil lorsqu’il passe d’une fenêtre à une autre, d’une scène à l’autre. Un jour, ce jeu lui a offert le spectacle d’une torride étreinte presque gênante… Point de départ d’une chanson de son nouvel album, tournant autour du thème du voyeurisme, de l’espionnage, de la surveillance. Un disque faisant écho à notre époque de réseaux sociaux, empreintes numériques et mouchards 4.0. Alexandre Longo (son vrai nom) n’est pas un voyeur mais un fin observateur, profitant de son anonymat pour sonder le monde, voir sans être vu, se risquant parfois à se glisser dans la fosse avant ses prestations et à tendre l’oreille pour écouter les commentaires de son public, incognito. « Je suis un hommecaméra. Le monde se reflète sur ma visière et avec l’éclairage, j’aperçois mes propres yeux et me demande alors : “Que se passe-til à l’intérieur de ce corps-machine ?” » Dans son cockpit, face à ses enceintes aux formes oculaires, il « réalise » ses morceaux et les met en scène, comme un chef op’. « Après, chacun y projette ses fantasmes », continuet-il en filant la métaphore cinématographique. Au milieu de ses machines, claviers et synthés (« J’en ai nettement moins que Christophe », relativise-t-il), Alexandre évoque un dernier album plus recentré sur lui que Ghost Surfer* qui conviait de nombreux guests : Christophe, donc, mais aussi Stuart Staples ou Tigran Hamasyan. Un casting resserré mais une musique ample et patinée, évoquant le thème de James Bond ou les ambiances hitch-

cockiennes de Fenêtre sur cour. À la manière d’un brocanteur / jongleur, il passe d’un instrument vintage à l’autre, enchaîne les titres léchés, mais “abimés” par des craquements de vinyles et parasités par des sons urbains et des souffles anciens, « comme chez Keith Jarrett qui doublait à la voix ce qu’il jouait au piano : on dirait un vieil Indien ! » Tour de contrôle Alexandre fouille sur ses étagères et dégote, entre une sorte de Big Jim cascadeur sur sa moto immaculée et sa Victoire de la Musique 2015 (catégorie “album de musique électronique / dance”, ne me demandez pas pourquoi…), un épais carnet de notes à la couverture rigide. Les pages, marquées par des post-it bariolés, sont noircies de remarques et impressions. Chaque partie correspond au visionnage d’un film ayant donné naissance à des chansons. Les longs-métrages en question ont pour la plupart été tournés « durant la guerre froide et le conflit entre les deux blocs » : Blow Out dans lequel Travolta, maniaque du son, disséque l’enregistrement d’un meurtre, ou Body Double, également de Brian de Palma, où le protagoniste épie sa voisine qui sera assassinée sous ses yeux. Il y a aussi La Jetée de Chris Marker, Caché de Michael Haneke et bien d’autres œuvres paranoïaques traitant de la surveillance et du filage. Le clip de Turn To Dust, réalisé par Akim Laouar Aronsen, met en scène Luc Bruyère, magnifique mannequin ayant la particularité de n’avoir qu’un bras, et Cascadeur, traqué par un drone. Pour vivre heureux, le Messin vit planqué sous son casque ou dans sa tour d’ivoire – sa Control Room – à l’écart d’un monde contemporain auto-fliqué et hyper-intrusif. Et si le vrai luxe, c’était la discrétion ?


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festival

h pour homme Des larmes de crocodile et de la sueur de dancefloor : le dernier album d’Arthur H est une montagne russe de sensations et d’émotions… Le concentré de la vie d’un homme. Par Emmanuel Dosda Photo de Léonore Mercier

À La MAC (Bischwiller), jeudi 17 mai À La Rodia (Besançon), vendredi 18 mai À La Cartonnerie (Reims), samedi 19 mai À La Salle Pleyel (Paris), mardi 9 octobre À La Laiterie (Strasbourg), mercredi 14 novembre

Amour chien fou, édité chez Believe arthur-h.net

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ous devions rencontrer Arthur H pour un portrait, mais le destin en a voulu autrement. La triste nouvelle de la disparition du grand Jacques (Higelin) a eu des dégâts collatéraux… certes anecdotiques au regard de la peine d’un fils qui s’est fendu d’un texte émouvant, hommage à son père, témoignage d’une cérémonie de deuil aux allures de fête : « Le dernier tour de piste » de Jacques H. Il y avait de la danse, des cuivres, des pleurs, des applaudissement, des chants en chœur et bien sûr des morceaux d’Higelin : Parc Montsouris, J’suis qu’un grain de poussière, Le Berceau de la vie et Tête en l’air. De la douleur et de la joie. Comme sur le dernier album d’Arthur, Amour chien fou, qui mêle fantaisies graves et symphonies mélancoliques. Un disque copieux et malicieux, rempli de ding-dong, de gongs et de boumboum produits par des uppercuts. Au-dessus de nos têtes, un ciel est zébré par les éclairs et le tonnerre gronde comme dans Riders on the Storm, lorsque les instants slow laissent

leur place à d’autres très chauds. La brume s’efface, les nuages se dissipent et les corps se libèrent. On passe d’une Inversion mélancolique à un Carnaval chaotique et cacophonique, via un trip balkanique qui prend aux tripes. Airs tziganes, rythmes d’Addis-Abeba, beats punchy capables de faire bouger les mortsvivants : après le piano solo, la disco ! Amour chien fou, double album voyageur écrit avec le concours de sa compagne Léonore Mercier et de son ami Nicolas Repac (coréalisateur du disque), est un diptyque qui raconte la vie d’un homme et l’histoire de la musique. Il y est question de sa famille, ses amours et ses emmerdes. On y découvre que la love story est un sport de combat (l’inaugural La Boxeuse amoureuse) et que « l’amour est un chien fou qui court sur l’autoroute », à l’issue d’une œuvre luxuriante où l’on s’aime et se bat, sans jamais baisser les bras. Ni la garde.


opéra

le triomphe de l’amour À la tête de son ensemble, Le Concert d’Astrée, Emmanuelle Haïm dirige le diptyque formé par Pygmalion de Rameau et L’Amour et Psyché de JeanJoseph Cassanéa de Mondonville. Rencontre avec une baroque star.

Par Hervé Lévy Photo de Marianne Rosenstiehl

À l’Opéra (Dijon), du 23 au 27 mai opera-dijon.fr leconcertdastree.fr Rencontre avec les artistes, dimanche 27 mai à 17h30, après la représentation Atelier pour les enfants, dimanche 27 mai à 15h (pendant que les parents assistent au spectacle) avec la plasticienne Marion Benoit

Il comporte trois entrées ayant chacun une histoire indépendante et un librettiste différent : Vénus et Adonis, Bacchus et Érigone, L’Amour et Psyché

Pourquoi avoir rassemblé Pygmalion et L’Amour et Psyché, deux pages écrites autour de 1750 ? Au départ, nous voulions monter Pygmalion, mais c’est un acte de ballet qui dure un peu moins d’une heure : il était nécessaire de le coupler avec une autre pièce avec laquelle il entre en résonance. Avec Robyn Orlin – qui se charge de la mise en scène et de la chorégraphie – nous avons mené une réflexion autour du sujet de l’œuvre. Il y en a plusieurs, potentiellement… S’y trouvent effectivement la thématique de l’artiste si narcissique qui finit par tomber amoureux de son œuvre, celle de la danse – puisque la sculpture, lorsqu’elle prend vie, commence par danser – et celle de l’Amour qui donne vie à cette statue. Ce triomphe du sentiment qui irrigue également L’Amour et Psyché nous a inspirées.

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2 Violoniste virtuose et compositeur (1711-1772) contemporain de Rameau

Une œuvre et un auteur, Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville2, inconnus ! Que peut-on en dire ? Il s’agit d’un ballet héroïque tiré des Fêtes

de Paphos1 : une jeune femme est tellement belle qu’elle va susciter une jalousie féroce de la part de Vénus, mère de l’Amour… qui sera vainqueur ! Comment qualifier cette musique ? Il s’agit d’une écriture virtuose, expressive et dramatique… Né à Narbonne, Mondonville – qui a composé un opéra en occitan – possède quelque chose de très méridional et solaire dans le sang qu’on retrouve dans la coloration de cette partition, mais aussi dans ses pièces religieuses ! Cela va bien avec le caractère étincelant de Rameau… Je ne sais pas si je le qualifierais ainsi dans Pygmalion. S’y trouvent bien sûr des moments très brillants, mais surtout quelque chose de très éthéré. Les tessitures de l’orchestre sont déjà presque debussystes, annonçant la grande école française à venir où la transparence et les dissonances sont très présentes.

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CINÉ-CONCERT

dark wave

Dirigé par Don Davis, compositeur de la BO du film, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg propose un pharaonique ciné-concert au Zénith avec The Matrix, œuvre culte de la fin du millénaire précédent. Par Hervé Lévy Photo de Karsten Prühl

Au Zénith (Strasbourg), samedi 26 mai philharmonique-strasbourg.eu zenith-strasbourg.fr

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u panthéon de la musique de film, Don Davis est célèbre pour avoir écrit celles de quelques blockbusters (Jurassic Park 3, En territoire ennemi, etc.) et d’une flopée de long métrages d’horreur comme Mortelle Saint-Valentin. Son chefd’œuvre demeure cependant la trilogie culte The Matrix de Larry et Andy Wachowski, deux frères (devenus sœurs, mais c’est une autre histoire) qui ont réalisé une des plus marquantes sagas de l’histoire du cinéma, trilogie dont est ici projeté l’épisode 1 (1999). Les machines devenues intelligentes ont pris le pouvoir, les hommes ne sont plus que des sources d’énergie servant à faire carburer la Matrice. Neo est-il l’Élu destiné à sauver l’Humanité ? Morpheus et les résistants qui luttent contre l’ordre impitoyable vont-ils sauver l’univers ? Quelles sont les frontières entre le monde réel et le monde virtuel ? Voilà quelques questions posées dans un long métrage qui révolutionna l’art cinématographique, popularisant, par exemple, le bullet time, un effet visuel largement utilisé ensuite, où les mouvements des personnages sont perçus au ralenti, tandis que la caméra semble se déplacer à vitesse normale.

Opéra cyberpunk récompensé par quatre Oscars, délire SF mâtiné de références philosophiques – du Mythe de la Caverne de Platon aux idées de Jean Baudrillard – ou encore fight club chorégraphié de géniale manière : The Matrix est devenu un objet culte. Le trio d’acteurs composé du beau gosse Keanu Reeves, du vétéran Laurence Fishburne et de la révélation Carrie-Anne Moss (qui n’a pas fait grand chose d’autre, avouons-le) est accompagné d’une BO éminemment dark qui épouse l’action. Elle rappelle parfois Ligeti – dont les musiques ont été souvent utilisées par Stanley Kubrick –, mais également les très sombres compositeurs polonais que sont Krzysztof Penderecki ou Witold Lutosławski, voire la grandiloquence d’un Kenji Kawai, notamment auteur de la musique d’Avalon de Mamoru Oshii. Diamant sombre, la partition de Don Davis éclate en de noires efflorescences dans la salle de concert – entrelacée avec des chansons de Rage Against The Machine, Rammstein ou encore Marilyn Manson –, surtout lorsqu’elle est dirigée par son auteur qui en connaît les plus secrètes arcanes.


sélection musique Les Pêcheurs de perles Au gré de la musique sensuelle et envoûtante de Bizet, le metteur en scène Bernard Pisani laisse vagabonder son imagination parmi les passions incandescentes des personnages et les couleurs contrastées de Ceylan. 13 & 15/05, Opéra (Reims) – operadereims.com

Der fliegende Holländer L’opéra de Wagner en version de concert dirigé par Valery Gergiev (à la tête des Münchner Philharmoniker) avec Bryn Terfel dans le rôle-titre : un événement ! 18/05, Festspielhaus (Baden-Baden) – festspielhaus.de

Faut-il un chef d’orchestre ? Quand l’orchestre symphonique se dirige lui-même… C’est le pari que soutient avec succès depuis plusieurs années le violoniste David Grimal. Il vient expérimenter la chose avec l’Orchestre national de Lorraine dans un programme Mozart / Mendelssohn / Beethoven. 18/05, L’Arsenal (Metz) – orchestrenational-lorraine.fr

Jungle Voix haut perchée façon Bee Gees, beats discoïdes élastiques, funk fiévreux… La musique de Jungle donne une irrésistible envie d’enfiler de grosses baskets, un bas de jogging mauve à trois bandes et un perfecto noir. Puis de se lancer dans une choré “maison” enchainant moonwalks, pas glissés et gestes breakés. 20/05, Trianon (Paris) 21/05, La Laiterie (Strasbourg) 07/07, Les Eurockéennes (Belfort)

Les Sept Péchés capitaux Le metteur en scène David Pountney associe trois courts joyaux nimbés de scandale où danse, chant et musique évoquent le mystère et le sens de la vie : Pierrot lunaire de Schönberg, Les Sept Péchés capitaux et Mahagonny Songspiel de Weill. 20-28/05, Opéra (Strasbourg) 05/06, Théâtre (Colmar) 13 & 15/06, Théâtre de la Sinne (Mulhouse) operanationaldurhin.eu

Samson et Dalila Mis en scène par Paul-Émile Fourny, l’opéra de Saint-Saëns, inspiré d’un épisode biblique, nous plonge dans l’histoire de l’oppression du peuple juif par les Philistins. Ne manquez pas la répétition ouverte au public le 26/05 (14h). 01-05/06, Opéra-Théâtre (Metz) opera.metzmetropole.fr

Anne-Sophie Mutter

Posterboy Machine

Une des plus grandes violonistes de la planète est en trio avec Roman Patkoló (contrebasse) et Lambert Orkis (piano) pour un exigeant programme où Penderecki rencontre Bach.

Des claviers magnétiques et des guitares énergiques au service de mélodies simples et entêtantes : telle est la formule adoptée par Posterboy Machine. Après un EP intitulé Temple Sud sorti en décembre dernier, le lauréat des Inouis du Printemps de Bourges 2018 dévoile Vol de nuit, extrait de son premier album prévu pour octobre prochain.

30/05, Philharmonie (Luxembourg) philharmonie.lu

Dominique A Le chanteur sort deux albums en 2018 : un électrique suivi d’un intimiste. Se rendre à son concert permet d’aller à la rencontre de celui qui ressent un pincement au cœur lorsqu’il songe à cette période où il avait Toute Latitude, « toute la vie, aucun engagement d’aucune sorte ».

02/06, MJC des 3 maisons (Nancy) 16/06, La Laiterie (Strasbourg)

31/05, La Laiterie (Strasbourg) – artefact.org Poly 209

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festival

les animaux fantastiques Dédiée à la sculpture animalière, l’exposition Zoospective présente les étranges créatures hybrides de Mauro Corda à la Citadelle de Besançon. Par Raphaël Zimmermann Photos de Jean-Charles Sexe / Ville de Besançon

À La Citadelle (Besançon), jusqu’au 15 juillet citadelle.com maurocorda.com Un atelier animé par Émilie Muzy propose aux enfants (7-12 ans) de créer un masque d’animal hybride, 13/05, 10/06, 10 & 12/07

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ans le cadre des manifestations célébrant le dixième anniversaire de l’inscription des fortifications de Vauban sur la liste du Patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco, est organisée une étonnante exposition de sculptures. La Citadelle de Besançon (où sont aujourd’hui installés le Musée de la Résistance et de la Déportation, le Musée comtois et le Muséum d’histoire naturelle avec ses espaces animaliers dont la vocation est de conserver des espèces menacées) accueille des pièces animalières classiques d’Antoine-Louis Barye et François Pompon, mais (surtout) un vaste troupeau rassemblant les créatures hybrides signées Mauro Corda qui affirme : « Ce qu’au fond je recherche depuis toujours, c’est l’animalité dans l’humain et l’humanité dans l’animal ». Il nous embarque sur son Arche de Noé postnucléaire peuplée d’espèces chimériques en voie d’apparition, réflexion de toute beauté sur les expériences génétiques menées sur le vivant et la disparition de certaines bêtes. Héritier des canons classiques, le plasticien utilise des matériaux nobles (bronze nickelé, aluminium, etc.) pour donner vie à d’improbables expérimentions zoo-artistiques ren-

voyant aux Métamorphoses d’Ovide. À l’extérieur, le visiteur rencontre ainsi un massif gorille-taureau – trônant avec majesté dans le parc des vigognes – ou une autruche-girafe d’une longiligne élégance au milieu des nandous, mais aussi un monumental criquet ou un rat démesuré de plus de trois mètres, animaux dont la brillance argentée évoque la perfection formelle et la noble lissitude de certaines pièces de Jeff Koons. Mais il ne s’agit que d’un apéritif : au cœur du Hangar aux Manœuvres, chacun est en effet invité à se perdre dans la pénombre d’un dédale poétique – grâce à une géniale scénographie de Lena Brissoni – organisé en six espaces (Fureurs, Mythologie, Trophées, etc.) délimités par des panneaux permettant un parcours tout en ondulations. Dans ce labyrinthe voisinent le célèbre ours de Pompon et des animaux-valises de toutes les espèces possibles et imaginables (panthère-gazelle, girafe-cerf, tigre-cobra, ours-morse, dromadaire-licorne ou encore invraisemblable babouin à plumes). Mais Mauro Corda ne se livre pas qu’à des hybridations, installant notamment un petit groupe de suricates qui semblent interroger leur avenir (et le nôtre). Dubitatifs.


exposition

en voir de toutes les couleurs La Magie des couleurs : le titre résume parfaitement l’esprit de cette rétrospective de la Kunsthalle Vogelmann dédiée à l’œuvre sur papier d’Emil Nolde, figure majeure de l’expressionnisme allemand.

Par Hervé Lévy

À la Kunsthalle Vogelmann (Heilbronn), jusqu’au 17 juin museen-heilbronn.de

«L

es couleurs sont des vibrations comme le timbre de clochettes d’argent et le son du bronze, annonçant le bonheur, la passion et l’amour, l’âme, le sang et la mort », écrivait Emil Nolde (1867-1956). Tel pourrait être le mot d’ordre d’une présentation rassemblant quelque 80 pièces. Elle débute avec un émouvant dessin d’enfance de 1876 et plusieurs vues sans intérêt majeur, rappelant que c’est à la trentaine seulement que l’artiste fait exploser les carcans qui le corsètent. Tonalités vives, amples coulures, compositions audacieuses : ses œuvres fascinent les membres du

Mer (rouge) avec bateau à vapeur et deux petits voiliers, 1946 © Nolde Stiftung Seebüll

groupe Die Brücke, auquel il appartient deux années (1906-1907). Malgré un expressionnisme débridé – avec des scènes de cabaret prises sur le vif à Berlin, femme dansante ou dîneur désabusé et des paysages oniriques du Schleswig-Holstein au pastel –, le peintre rêve de devenir la figure emblématique de l’art éminemment germanique du Troisième Reich. Même si Goebbels, un des ses plus grands fans, le protégeait, il est banni de la scène artistique, jusqu’à devenir le plus représenté à l’exposition Entartete kunst (Art dégénéré) de Munich en 1937, avec 29 toiles. Cruel paradoxe ! En 1941, il n’a même plus le droit de peindre, réalisant alors, en cachette, ses Ungemalte Bilder (Tableaux non peints). Dans des efflorescences aqueuses se devinent, plutôt que s’expriment, des formes chimériques, reflets évanescents d’une vision du monde oscillant entre émerveillement et sentiment de tragique absolu. Océans tourmentés d’un bleu noir profond surmontés de nuages s’évanouissant dans le lointain horizon où, au contraire, mers d’un rouge irréel, bouquets faits de fleurs aux teintes éclatantes, visages venus de Nouvelle-Guinée pleins de contrastes rappelant les visions tahitiennes de Paul Gauguin, montagnes semblant ployer sous une éternelle neige… Partout, une palette vigoureuse s’impose au regard, souveraine maîtresse de l’espace. « Une couleur, par sa présence à côté d’une autre détermine le rayonnement de cette dernière, de la même façon qu’en musique une note figurant dans un accord reçoit sa couleur sonore de la note voisine », résume Nolde. Poly 209

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exposition

burning bright and strong La photographe danoise Ditte Haarløv Johnsen signe une double exposition à Strasbourg. Des portraits crus, bruts et intimes des Sisters de Maputo et d’anonymes du Neuhof.

Par Thomas Flagel Photo de Ditte Haarløv Johnsen

À l’Espace Django (en extérieur) et à La Chambre (Strasbourg), jusqu’au 10 juin la-chambre.org espacedjango.eue

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lle n’a que quelques mois lorsque ses parents quittent Copenhague pour Maputo. Le Mozambique vient d’arracher son indépendance au Portugal mais très vite la guerre civile oppose le Frelimo (Front de libération du Mozambique) à un groupuscule soutenu et armé par l’Afrique du Sud et les États-Unis. Près de quinze ans de guerre civile laissent un pays exsangue, parmi les dix plus pauvres du monde. Si Ditte Haarløv Johnsen a quitté l’Afrique à l’adolescence avec son père, pour poursuivre ses études au Danemark, elle ne manque jamais de revenir, à chaque vacances estivales, sous les latitudes de son enfance. Débute ainsi Maputo Diary, mélange de journal photographique tenu lors de ses retours au pays, de portraits de membres de sa famille – sa mère et sa sœur cadette y sont toujours installées – et de rencontres impromptues. Celle qui lézardait dans les rues de la capitale du petit matin au soir avec sa bande d’amis tombe en 2000 sur deux jeunes hommes ouvertement homosexuels, quinze ans avant la dépénalisation des rapports entre personnes du même sexe dans cette société très religieuse. Ditte se lie d’amitié avec Ingracia et Antonieta qui l’introduisent dans leur cercle de “Sisters” comme ils aiment

s’appeler. Le temps passe, le sida fait ses ravages : « Avec mon appareil photo, j’appuie sur l’intimité dans la douleur. Quand la mort est omniprésente, la vie brille plus vive et plus forte. » Loin d’une tendance au clinquant et à une esthétisation, ses cadrages sont désaxés, pris sur le vif, conférant un dynamisme à des portraits posés, jamais volés. Il y a les voiles des moustiquaires, les perruques et les costumes grâce auxquels chacun apparaît tel qu’il est réellement, la matière des matelas nus, des corps tachetés de cicatrices. La crasse, le dénuement, la peinture qui s’écaille. Et les regards, intenses. Toujours. Habités. Chargés. Qui disent beaucoup, avec une tendresse âpre. Ditte Haarløv Johnsen est aussi venue 15 jours à Strasbourg, en immersion au Neuhof. Quartier métissé avec ses sous-espaces, entre village et cités, Gitans et nouveau quartier BBC. Elle a écumé les marchés, entendu une partie de la quarantaine de langues parlées et signé une vingtaine de portraits dont une partie sera exposée devant l’Espace culturel Django Reinhardt, en lien avec La Chambre. Autant de passages au scanner des âmes croisées, enfouies sous des couches de vie. Pas de sourire, les traits tirés. L’écume des jours difficiles point tel l’intime dans l’infime.



EXPOSITION

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sous les pavés l’histoire Avec pour titre Strasbourg : la liberté au cœur, le Musée historique éclaire le passé de la cité à la lumière des événements de Mai 68.

Par Hervé Lévy

Au Musée historique (Strasbourg), du 18 mai au 14 octobre musees.strasbourg.eu

Légendes 1. Affiche Imagerie populaire, Université autonome de Strasbourg Planche N°1 Gardiens de la Paix, Édité par le comité révolutionnaire de l’UAS (A. Mullenbach), Musée Historique. Photo : M. Bertola 2. Affiche Attention la radio ment !, Strasbourg, Musée Historique. Photo : M. Bertola

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râce à un don d’affiches réalisées à Strasbourg en 1968 (par Luc Rudolph, alors étudiant en Droit qui s’est aussi livré à un relevé des slogans inscrits sur les murs du Palais universitaire), le Musée a organisé un parcours scénarisé par l’historien Georges Bischoff. Formules plus ou moins inventives et images entrent en résonance avec des événements majeurs pour 22 leçons magistrales, où le passé et le présent jouent au ping-pong de l’époque romaine à la première séance du Parlement européen élu au suffrage universel en 1979, en passant par le rôle méconnu de Reinbold Liebenzeller – importante figure de la Liberté – lors de la

Bataille de Hausbergen en 1262. Intéressante mise en regard, elle permet de découvrir le talent graphique des étudiants strasbourgeois qui ne se contentent pas de calquer ce qui a été fait dans la capitale et de retrouver des mots qui claquent au vent de l’Histoire. Certains sont célébrissimes et attendus (La Lutte continue), d’autres plus crus (De Gaulle assis sur les toilettes méditant sur une composition du Comité révolutionnaire de l’Université autonome de Strasbourg, tout un programme), les troisièmes surprenants, poétiques et méditatifs comme Il existe une vie et une mort des stéréotypes.


EXPOSITION

68, année politique La BNU expose à Strasbourg banderoles, tracts et photos retraçant Mai 68 en Alsace dans un joyeux fatras. Les élèves de la HEAR ont réalisé des affiches pour l’occasion. Par Emmanuel Dosda À la BNU (Strasbourg), du 28 avril au 7 octobre bnu.fr

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es documents semblent déborder de la salle d’exposition de la Bibliothèque nationale universitaire. Plus de 200 pièces, essentiellement des éléments textuels, sont regroupés dans une scénographie prenant la forme d’un chaos organisé, rendant hommage à l’esprit DIY de l’époque, aux calligraphies faites main, à la force du verbe. Le poids des mots, le choc des typos. Devant la BNU, sur des panneaux, sont collés des affiches “hommages” à cette époque bouillonnante de créativité. Philippe Delangle, responsable de l’atelier communication graphique de la HEAR qui les a créées, confie : « Mai 68, ce sont des slogans, des graffitis, mais également des centaines d’affiches sérigraphiées à l’Atelier populaire de l’École natio-

nale supérieure des Beaux-Arts de Paris et à celui de École nationale supérieure des Arts décoratifs. Elles créent un nouveau langage qui s’oppose alors à la fois aux affiches publicitaires et aux constructions géométriques du graphisme suisse. Une voie nouvelle s’est ouverte. Elles marqueront définitivement le paysage mondial de l’affiche mais aussi celui du design graphique. Elles vont également instaurer ce que l’on appellera les images d’utilité publique, qui reconnaissent un rôle nécessaire des images dans la communication entre État, institutions et citoyens… Mais le ton publicitaire a tout balayé sur son passage depuis longtemps et ce n’est plus dans l’ère de ce temps… libéral. »

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avant rome Exposition d’ampleur sur Les Étrusques à Karlsruhe et découverte du sanctuaire d’Orvieto à Luxembourg : deux événements permettent de mieux connaître une civilisation antique mystérieuse.

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Par Hervé Lévy

Au Badisches Landesmuseum (Karlsruhe), jusqu’au 17 juin landesmuseum.de etrusker.landesmuseum.de Au MNHA (Luxembourg), jusqu’au 2 septembre mnha.lu

La Fondation Giacometti évoque un « rapprochement superficiel », poursuivant : « S’il est vrai que Giacometti a vu des collections d’Art étrusque lors de son séjour italien en 1921, à Florence et à Rome, il ne possédait aucune reproduction de L’Ombre et il ne l’a jamais décrite parmi les œuvres qui l’ont marqué » fondation-giacometti.fr

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2 Elle débute entre 1 000 et 600 avant Jésus-Christ

Dans Les Vases de bucchero, Le monde étrusque entre Orient et Occident (L’Erma di Bretschneider, 2017) – lerma.it

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Autre nom des Étrusques

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ui furent les Étrusques ? Réponse au Badisches Landesmuseum de Karlsruhe avec quelque 400 pièces prêtées par les plus prestigieuses institutions italiennes. Parmi elles figurent des œuvres emblématiques comme L’Arringatore, statue de bronze du Ier siècle avant Jésus-Christ représentant un homme grandeur nature nommé Aule Meteli, dont le sens demeure énigmatique : est-ce un orateur, précurseur de Cicéron – comme pourrait le faire penser une interprétation contemporaine de son geste – ou un prêtre se livrant à un rituel oublié ? Cette indétermination symbolise le mystère nimbant la civilisation étrusque qui s’exprime encore plus brillamment dans l’Ombra della sera – L’Ombre du soir, surnom donné par Gabriele d’Annunzio – statuette filiforme qui entretient d’évidentes parentés esthétiques avec les œuvres de Giacometti1, dont on ne connaît pas la fonction exacte. Civilisation Des prémisses – avec la culture villanovienne de l’Âge du Fer2 – à la chute, ou plutôt l’absorption par Rome triomphante, au milieu du IIIe siècle avant Jésus-Christ : c’est la trajec-

toire d’une thalassocratie antique commerçant efficacement et guerroyant allégrement qui est esquissée. Le visiteur découvre des singularités comme le bucchero, céramique noire typiquement étrusque imitant à merveille le métal, le « premier produit créé en Europe occidentale à avoir connu des fabrications en série fortement standardisées, des techniques décoratives mécaniques et une diffusion sur de longs parcours méditerranéens », résume l’archéologue Jean Gran-Aymerich3. Promenade dans les principaux centres urbains d’un territoire centré sur l’actuelle Toscane – Tarquinia, Cerveteri, Volterra, Vulci, etc. –, découverte d’une organisation politique prenant la forme d’une dodécapole de cités-états, présentation d’un exceptionnel artisanat d’art et d’or, exploration des échanges multiples avec la Mare nostrum et la Grèce en particulier se manifestant, par exemple, dans une surprenante parenté de certaines statues avec des kouroï archaïques : l’exposition de Karlsruhe propose un tour d’horizon complet. Elle permet aussi de mieux connaître une langue « qui n’a pas la moindre parenté avec celle de quelque autre nation », écrivait déjà Denys d’Halicarnasse. Il est vrai que les Tyrrhéniens4


EXPOSITION

Couvercle d’urne funéraire, fin du IIIe siècle av. J.-C, Museo Etrusco Guarnacci, Volterra © SABAP per le Province di Pisa e Livorno Statue d’Aule Meteli, Museo Archeologico Nazionale, Florence © Polo Museale della Toscana

ne parlaient pas un idiome indo-européen : ils ont en effet emprunté l’alphabet grec en l’adaptant à leurs exigences phonétiques. Religion Au centre de l’exposition se trouve la religion et les croyances dans l’au-delà avec notamment un échantillon d’urnes funéraires, des premières rappelant des cabanes, aux sarcophages raffinés et délicatement sculptés surmontés d’une représentation du défunt en train de banqueter, mais aussi des objets divinatoires comme le surprenant Foie de Piacenza. Pour aller plus loin, le luxembourgeois MNHA propose, sous le titre Le Lieu céleste, les Étrusques et leurs dieux, une plongée au cœur du sanctuaire d’Orvieto, le plus important d’Étrurie, dédié au dieu Veltune, à la lumière des dernière découvertes archéologiques. Y sont montrés des offrandes (comme des pièces de vaisselle précieuse importées de Grèce, des colliers et des fils d’or, de petites têtes de terre cuite…), des antéfixes anthropomorphes permettant d’imaginer la structure des temples, un socle de statue avec dédicace à la déesse Tluschva… Au fil des salles, le visiteur comprend l’organisation du sanctuaire – avec ses temples, sa voie sacrée – se voyant offrir une plongée concrète, précise et documentée au cœur de la religion étrusque représentative d’une nation « qui tenait plus que toute autre à l’observation des rites religieux, parce qu’elle excellait dans la science du culte », écrivait Tite-Live dans son Histoire romaine. Poly 209

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EXPOSITION

en 1 000 morceaux Un Brouillon général ! Voilà ce que nous propose La Tour 46 de Belfort avec une installation de Peter Briggs prenant la forme d’une accumulation de vestiges.

Par Emmanuel Dosda Photo d'Albert (black-lux.com)

À La Tour 46 (Belfort), jusqu’au 21mai musees.belfort.fr

* Après le Musée des Beaux-Arts d’Angers, le Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun et avant La Piscine à Roubaix

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ne esthétique de l’éclatement, du fragment, du non finito. Du work in progress : Belfort est la troisième étape* sur quatre d’une installation itinérante et évolutive de Peter Briggs, artiste procédant à l’intégration de son travail dans divers lieux d’exposition, « en fonction de l’atmosphère, de la couleur, de la volumétrie de l’espace », nous éclaire Marc Verdure, directeur des Musées et de la Citadelle de Belfort. Pièces de porcelaine cassées, céramiques brisées, échantillons accumulés… L’artiste né en 1950 en Angleterre envisage la sculpture « comme un point de vue, un positionnement historique qui permet une perspective particulière sur la modernité et le contemporain ». Ainsi, ses œuvres prennent sens dans leur ensemble, l’objet isolé n’ayant pas grand intérêt pour celui qui s’intéresse au process, aux étapes de la transformation de la matière, à la disposition des pièces, à l’ambiance du lieu, « au mouvement du spectateur. L’exposition se déroule

comme un parcours. Peter Briggs utilise la métaphore de la rivière car son travail parle du temps qui s’écoule. » Le visiteur / marcheur évolue dans un Brouillon général (titre de l’expo), où les choses sont mouvantes, jamais figées. Il découvre un passionnant bric-à-brac composé d’animaux naturalisés, de coquillages lissés, de formes modelées, de marbre façonné ou de pierre taillée. Il s’arrêtera devant une vaste vitrine rendant hommage à la pensée de Novalis, philosophe allemand de la fin du XVIIIe siècle qui vantait « la communion de l’homme et de la nature, comme Rousseau le fit également. Chez lui, les règnes, animal, végétal ou humain, se répondent. » Une invitation humaniste « à vivre une expérience commune » à travers une œuvre protéiforme où même les ratés et autres brouillons ont le droit de cité, car témoignant d’une démarche générale.


sélection expos

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1 Gabriel Orozco, Fly Stamp, 2010, Kunstmuseum Basel © Martin P. Bühler

Vase Sirènes, Terry Rodgers © Lalique Art

Vase Manifesto, Zaha Hadid © Lalique SA

L’Industrie magnifique

Vita Duplex

La rencontre entre Art et Entreprise avec des œuvres monumentales de 25 plasticiens comme Waydelich (Les Vents du Rhin, parvis Malraux avec CroisiEurope) ou encore l’architecte Jaques Rival qui ressuscite un Mammuthus Volantes (place du Château) en collaboration avec Soprema et Aquatic Show.

Une rétrospective en une centaine d’œuvres dédiée à Sean Scully : poétique, mélancolique et métaphysique !

03-13/05, sur différentes places (Strasbourg) industriemagnifique.com

Partitions régulières Sculpteur, Raphaël Zarka s’exprime également par la photographie, le dessin ou la vidéo. L’exposition rassemble des œuvres relevant de ces différents domaines, à commencer par des collages reproduisant à l’échelle 1 les faux marbres peints du monastère de Monte Oliveto. Jusqu’au 20/05, Frac Franche-Comté (Besançon) frac-franche-comte.fr

Basel Short Stories

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Présentation des aspects méconnus de la collection du musée avec, en toile de fond, des épisodes de l’histoire de Bâle, sous la forme d’un dialogue entre des pièces oubliées ou rarement exposées et des œuvres emblématiques. Jusqu’au 21/05, Kunstmuseum Basel kunstmuseumbasel.ch

Ateliers Ouverts L’association Accélérateur de particules et ses partenaires dans le Grand Est poussent les portes des créateurs ce printemps. Entre aquarelle, céramique, peinture, photographie, sculpture mais aussi performance et installation, on va s’en mettre plein les yeux et échanger avec les artistes. 19 & 20/05, 26 & 27/05 (Alsace) et 02 & 03/06 (Épinal) lesateliersdugrandest.net

Vous me rappelez quelqu’un Cette première proposition signée de la nouvelle directrice des lieux, Fanny Gonella, prend la forme d’une rencontre entre deux entités : la collection du Frac et son dernier projet présenté en Allemagne, où elle dirigeait la Künstlerhaus de Brême.

Jusqu’au 05/08, Staatliche Kunsthalle (Karlsruhe) kunsthalle-karlsruhe.de

Résister Le photographe André Nitschke expose ses images imprégnées de la mémoire du fort de Queuleu, une annexe du camp de concentration de Natzweiler-Struthof et un camp spécial d’interrogatoire géré par la Gestapo. Jusqu’au 20/09, Musée de La Cour d’Or (Metz) musee.metzmetropole.fr

Here, There, and Elsewhere Exposition collective avec Nina-Joanna Bergold, Justyna Koeke, Maxime Lamarche, Pia Maria Martin, Jean-Sébastien Tacher. Avec la Karlskaserne de Ludwigsburg. 26/05-26/09, Le 19 (Montbéliard) le19crac.com

Les Sénons L’exposition présente l’état actuel de nos connaissances sur le peuple des Sénons qui vécut dans un vaste territoire étendu de Melun à Auxerre et d’Etampes à Troyes, de la fin du IVe siècle au Ier siècle avant Jésus-Christ. 19/05-29/10, Musées des Beaux-Arts et d’Archéologie (Troyes) et Palais synodal (Sens) musees-troyes.com

Prisme

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Quand le cristal Lalique rencontre l’art contemporain ! Avec des pièces inspirées d’œuvres monochromes d’Yves Klein, de Rembrandt Bugatti, mais aussi d’architectes comme Zaha Hadid ou Mario Botta. Jusqu’au 04/11, Musée Lalique (Wingen-sur-Moder) musee-lalique.com

Jusqu’au 17/06, Frac Lorraine (Metz) fraclorraine.org Poly 209

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PROMENADE

terre de mystères Aux confins du Bitcherland et de l’Alsace bossue, une randonnée nous entraîne hors du monde et du temps, autour de la mystérieuse Heidenkirche, entre tumulus celte et vestiges bistrotiers d’une civilisation disparue.

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PROMENADE

Par Hervé Lévy Photos de Stéphane Louis pour Poly

Maison du Parc Le Château à La Petite Pierre

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erdu à quelques encablures d’une Départementale serpentant paresseusement entre deux villages du pays de Bitche, Soucht – capitale lorraine du sabot qui abrite un musée dédié – et Montbronn, le parking du Pont Neuf (pas d’Amants à l’horizon, hélas) est le point de départ d’une randonnée ensoleillée. Début de printemps. Herbe d’un vert éclatant. Vie gargouillant joyeusement dans une mare où bondissent d’agiles dytiques évitant avec grâce des grappes gélatineuses d’œufs de grenouille. Oiseaux qui pépient, heureux, histoire de célébrer dignement le retour des beaux jours. Sableux, le chemin grimpe vers une imposante borne de 1757 ornée d’un Wolfsangel rappelant qu’on se trouve sur les anciennes terres du Comté de Sarrewerden. Un symbole héraldique éminemment germanique à ne pas confondre avec la rune du loup de sinistre mémoire, emblème de la 2e Division SS Das Reich. Ruines Après une marche aisée, quelques chevreuils bondissants croisés et la découverte de singulières stalagmites de grès sortant du sol – installation du CEAAC ou chaotique concrétion minérale naturelle ? – voilà la Heidenkirche, église fortifiée abandonnée, seul témoignage d’un village oublié nommé Birsbach qui disparut à la fin du XVe siècle, sans qu’on sache pourquoi. Avec un nom aussi singulier – littéralement : “église des païens” –, il est logique que de nombreuses légendes baignent le lieu associant dans un tourbillon brumeux pèlerins fantomatiques, homme de peu de foi pétrifié par les cieux furieux ou encore réminiscences celtiques. Une des plus attachantes

affirme qu’une petite lumière s’allumant uniquement la nuit de Noël indique l’emplacement d’un trésor enterré à côté de la Heidenkirche : un beau soir, cinq larrons partent avec pelles, pioches et bèches à la recherche du magot. Ils creusent, creusent, creusent. Un coffre apparaît, mais lorsqu’ils l’ouvrent, à la place de l’or escompté, se trouve un gnome à la longue barbe blanche qui part d’un énorme rire. Hurlant de peur, les chasseurs de trésor, penauds, prennent leurs jambes à leur cou ! Drôle d’endroit décidément qui accueillit pendant près de vingt ans les bien nommées Nuits de mystère, spectacle estival et musical (délocalisé depuis 2017 au Kirchberg de Berg, près de Sarre-Union), que nous quittons, perplexes, déambulant entre majestueux sapins et plantes comme la charmante luzule blanchâtre (Luzula luzuloides) ou la commune fougère femelle (Athyrium filix-femina). Nous déboulons dans un espace dégagé où ont été construits, en pleine forêt, deux… stades de foot pour accueillir les exploits de l’Association sportive Butten Dehlingen (Promotion d’honneur). À côté de cette incongruité remarquablement entretenue, est niché un très beau tumulus celte de 22 mètres de diamètre et 1,60 de haut. Vestiges Après une roborative pause au milieu des herbes folles, la marche peut reprendre, tournant autour d’une énigmatique enceinte circulaire d’une circonférence de mille mètres, protégée par un rempart de terre et de pierres de près de dix mètres d’épaisseur, ici nommée Burg (château). Enclos pour troupeau du Néolithique ? Zone d’habitation de l’Âge du Poly 209

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PROMENADE

bronze ? Camp retranché celte ? Cosmodrome imaginé par des Raëliens en folie ? C’est en évoquant ces possibles que nous descendons vers le Moulin de Ratzwiller (1770) « représentatif de l’architecture traditionnelle d’Alsace Bossue », indiquent obligeamment les documents informatifs édités par le Parc naturel régional des Vosges du Nord, tour à tour scierie, fabrique de brosses, exploitation forestière et centre d’élevage de truites (comme en témoignent des bassins laissés à l’abandon). Aujourd’hui, l’endroit est un bar tenu de main de maître par Annelise Zimmer. Dit comme cela, c’est un peu réducteur. Il s’agit plutôt d’une machine à remonter le temps. Pousser la porte de ce rade permet de plonger dans ce que des sociologues un peu trop narquois nommeraient la France périphérique : immense tête de sanglier au mur, meubles garantis d’époque, poêle à bois antédiluvien mais efficace, boissons oubliées (m★★★★, un perroquet !) mais aussi très actuelles – une Meteor au prix imbattable de 1,50 € – et autre détails permettent une expérience inégalable réservée aux esthètes avertis, puisqu’ici tout est dans son jus. Sylvain Tesson aurait pu faire le détour sur ses Chemins noirs, il aurait aimé ce café qu’on laisse à regret en chantant l’hymne de Bérus : « Le commando Pernod frappe dans les bistros / Cocktail de milliardaires, mixture de prolétaires / Fédération Bordeaux, rassemblement Porto / Sangria pro-Cuba, armée du Pastis-roi / Syndicat du Calva, coalition Cognac / Trichlo pour les barjots, ligue des alcoolos / Groupuscule Armagnac, avant-garde Ricard. » C’est très gais et un peu gris que nous nous quittons ce bistroquet d’anthologie par de larges chemins forestiers où l’on croise encore quelques bornes de grès (ornées de fleurs de lys accortes) ou d’étranges traces de la modernité avec la présence signalée (et parfois bruyante) de ce qui ressemble bien à l’ancien pipeline ODC (Oléoduc de Défense Commune) construit par l’OTAN pour des raisons militaires et désormais exploité dans des buts civils. Malgré ces quelques éléments dissonants, les bois sont majestueux et mystérieux évoquant Au Château d’Argol. C’est en effet habités de ces mots de Julien Gracq que nous retournons vers les voitures : « Depuis le pied des murailles la forêt s’étendait en demi-cercle jusqu’aux limites extrêmes de la vue ; c’était une forêt triste et sauvage, un bois dormant, dont la tranquillité absolue étreignait l’âme avec violence. » 62

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© MCS Photographie

PROMENADE

bréviaire

verre, art et musique

Nous avons trouvé cette promenade dans l’édition 2018 du Carnet du Parc naturel régional des Vosges du Nord (où elle figure sous le titre Mystère de la Heidenkirche, circuit 1), utile ouvrage rassemblant toutes les informations sur un territoire attachant : carte, programme des animations, description du patrimoine, etc. Disponible en version papier (gratuite) et téléchargeable en ligne, c’est un outil indispensable aux amoureux de la nature… On retrouve également cette randonnée et bien d’autres (à pied, à vélo, en VTT, etc.) sur un site dédié donnant des envies d’escapades.

À quelques encablures se trouve Meisenthal, une des trois pointes du triangle d’importance mondiale du secteur verrier avec Wingen-sur-Moder (son superbe Musée Lalique) et Saint-Louis. S’y trouvent le Centre international d’Art verrier (CIAV) – dont l’objectif est à la fois de préserver la mémoire et d’imaginer des perspectives contemporaines pour la filière verre – qui produit chaque année des boules de Noël cultes en collaboration avec des designers célèbres (voir Poly n°204 et sur poly.fr), le Musée du verre ou le Cadhame (Collectif artistique de développement de la Halle de Meisenthal), organisant concert marquants, expositions et festivals comme Demandez-nous la lune ! dont c’est la 12e édition (25-27/05) mêlant arts de la rue, performances, musique, théâtre, danse…

randovosgesdunord.fr

ciav-meisenthal.fr – halle-verriere.fr

Sarreguemines 40 km Borne

Tumulus celte

Strasbourg 65 km

D PONT-NEUF Grand Arnsbourg Heidenkirche

mystères de la heidenkirche Distance 15 km Temps estimé 4h30 Dénivelé 400 m

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ehl

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BURG

Moulin de Ratzwiller

NORD

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les plaisirs simples Depuis janvier, Guillaume Scheer a repris une table historique de Schiltigheim : aux Plaisirs gourmands porte parfaitement son nom avec une cuisine mariant épicurisme épuré et classe cool. Par Hervé Lévy Photo de Benoît Linder pour Poly

Les Plaisirs gourmands se trouve 35 route du Général de Gaulle (Schiltigheim). Restaurant fermé samedi midi, dimanche soir et lundi toute la journée. Menus de 26 € à 50 € les-plaisirs-gourmands.com

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Voir Poly n°166 et sur poly.fr

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Voir Poly n°201 et sur poly.fr

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ous avions laissé le virtuose des pianos au 17411, où il était arrivé en 2014 (pour trois ans) – établissement dont Olivier Nasti2, un de ses mentors, était consultant –, faisant des merveilles dans une cuisine rikiki. À l’époque, le CV de Guillaume Scheer était déjà étoffé, puisqu’il avait travaillé avec de grands noms, Éric Provost au Royal Barrière de Deauville ou Christian Le Squer (Pavillon Ledoyen) : le voilà volant de ses propres ailes après un intérim de huit mois au Croco, reprenant une mythique table schilikoise où officièrent une trentaine d’années Jacques et Astrid Eber. Un lifting version épure avec ce qui se fait de mieux en termes de terrasse – ombragée, paisible, ornée d’un cerisier, de deux figuiers et de bambous – et voilà Guillaume et sa compagne Charlotte (dont le sourire illumine la salle) dans les startingblocks : en quelques mois à peine, ils créent le big buzz offrant sans conteste le meilleur rapport qualité / prix de l’Eurométropole alsacienne. À 35 ans, le chef a choisi comme credo

« la simplicité et le goût » grâce à des produits frais et des sauces à la tessiture affirmée, créant une attaque formidable en bouche. En témoigne une entrée où des gnocchis au potiron faits maison dansent la salsa avec des copeaux de parmesan dans un bouillon corsé qui unit ces deux éléments italianisants avec brio. Nous avons aussi apprécié un persillé de bœuf Black Angus d’une imparable tendresse accompagné d’une craquante alliance petits pois & carottes, réinterprétation savoureuse d’un classique de la cuisine ménagère rehaussé par un jus de ciboulette d’un vert éclatant qui confère une intense poésie en bouche à ce plat génial qu’aurait pu chanter Orelsan : « Basique, simple, simple, basique. » D’une évidence tout aussi percutante est l’omble chevalier – dont la cuisson est placée sous le signe de la perfection – accompagné d’un risotto d’épeautre twisté par un jus au vin rouge dont la puissance crée un saisissant contraste avec les arômes de noisette de la céréale.



UN DERNIER POUR LA ROUTE

50 nuances de grès Par Christian Pion

Bourguignon, héritier spirituel d’une famille qui consacre sa vie au vin depuis trois générations, alsacien d’adoption, fan de cuisine, convivial par nature, Christian Pion partage avec nous ses découvertes, son enthousiasme et ses coups de gueule. Domaine Paul Kubler 103 rue de la Vallée (Soultzmatt) paulkubler.com

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u Sud de Rouffach, protégée par la longue colline du Bollenberg et son climat méditerranéen, au pied du Petit Ballon, s’étend la Vallée noble, (autrefois appelée Vallée Saint-Georges) avec le village de Soultzmatt bien connu pour ses eaux… mais pas uniquement ! Le flanc Sud de cette longue déchirure à la géologie complexe est en effet recouvert de vignes escarpées et spectaculaires. Entre 230 et 430 mètres d’altitude, le grand cru Zinnkoepflé se trouve au mitan de ces collines sous-vosgiennes, protégé des vents d’Ouest et de la pluie par les montagnes toutes proches. Par forte chaleur, l’entonnoir formé par ces reliefs fait descendre de l’altitude un souffle d’air rafraîchissant qui profite aux raisins et aux vignerons. Dirigé par Philippe, le domaine Paul Kubler est un des joyaux du vignoble alsacien. Fort d’une expérience acquise lors de voyages en Bourgogne et en Nouvelle-Zélande, ce spécialiste conduit ses vignes comme un jardin, privilégiant les produits de traitement naturels, la récolte manuelle, de faibles rendements issus d’une taille courte. Les terroirs de la Vallée noble sont une déclinaison de grès et d’argilo-calcaires, plus ou moins dégradés et mélangés, d’une grande complexité et sont globalement plutôt cristallins conférant aux

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vins une minéralité précise. Philippe décline sa production autour d’une idée simple et deux gammes : la première nommée K rassemble des vins de fruits, prêts à boire dans leur jeunesse, la seconde regroupe des vins de terroir, identifiés par la mention du lieudit. La dégustation laisse une forte impression d’unité de style et de grande qualité… Les vins de fruit sont délicieux, d’une pureté exemplaire : l’équilibre entre la richesse maîtrisée du raisin et sa fraîcheur naturelle est parfait. Tous les cépages présentés sont typés et soulèvent l’enthousiasme par l’éclat de leur fruit. Le riesling Breitenberg, terroir de calcaire au plus près des Vosges, est un vin de grande fraîcheur, citronné et longiligne, à la minéralité fine et salivante. Un modèle de précision ! Le sylvaner Z issu à 100% du Zinnkoepflé, est un vin de gastronomie, complexe et original. Le pinot noir Weingarten sur son terroir de grès, exprime avec finesse le croquant des fruits rouges et s’accompagne d’une texture soyeuse de tanins savoureux. Enfin, le gewurztraminer issu du grand cru Zinnkoepflé, aux arômes d’une grande richesse associant les épices douces, le caramel au beurre salé, l’ananas rôti, exprime en bouche un fruit superbe, délicieux, d’une grande persistance.

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, consommez avec modération

À Soultzmatt, sont produites des bouteilles exemplaires par un vigneron attentif. Visite au Domaine Paul Kubler, dont les portes sont grandes ouvertes.




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