Horizons | Or Norme #37

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LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD

Cito, longe, tarde…

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OR NORME N°37 Horizons

OR BORD

Texte : Thierry Jobard

Photos : DR

On s’interroge beaucoup, depuis l’apparition de l’épidémie, sur le monde d’après. Car il paraît qu’on ne peut plus continuer comme avant. Cet après peut-il être ? Quand adviendra-t-il ? Comment sera-t-il ? Sans doute peut-on s’en faire une idée en jetant un regard sur le monde d’avant. Mais d’avant l’avant; quand l’après était certain… Le dimanche 29 mars, Quai des Bateliers vers 22 heures. Il brouillasse et d’un bout à l’autre de l’horizon, pas âme qui vive. Seul dans la nuit, on pense à beaucoup de choses; aucune de réjouissante. Mais dans la brume passent et repassent sans bruit des feux follets. Ils filent, seule trace de vie trouant la nuit. Ce sont les livreurs qui apportent l’indispensable Kinder Bueno à l’irresponsable, ses nécessaires fraises Tagada à l’égoïste, ses sushis primordiaux à l’écervelée du coin. Tout ceux qui ne comprennent pas qu’ils risquent d’être contaminés et d’exposer ceux qui travaillent à l’être. Fort heureusement, l’entreprise qui les emploie a décidé de mettre en place un « fonds de soutien ». Si, et seulement, si au cours des quatre semaines précédentes les livreurs ont gagné plus de 130€ hebdomadaires, ils peuvent prétendre à une somme de 16€ par jour pour rester chez eux. Royal ! Certes, il ne faut pas avoir trop de besoins à ce prix-là. Mais après tout ce sont des gens qui aiment les risques puisqu’ils sont auto-entrepreneurs. L’indépendance ça se paie. Pas de cotisation pour la retraite ni pour la Sécurité sociale, payés à la tâche et non à l’heure, pas de congés payés, pas d’assurance chômage. Depuis peu, l’entreprise leur propose une assurance Responsabilité civile. Qui ne les assure ni eux ni leur vélo. Une assurance qui n’assure pas, pourquoi pas ? On a déjà vu des choses plus bêtes. Je ne sais pas ce que sera le monde d’après mais le monde du pendant, n’est déjà pas croquignol… Mais si l’on interroge ces livreurs sur la raison des risques qu’ils prennent, que répondront-ils ? Ils répondront la même chose que le paysan grec en 428 avant J.C., la même chose que le meunier souabe en 1349 et la même chose que le marin

marseillais en 1720 : il faut bien vivre. Vivre au risque de mourir. Et ces acteurs qu’on vient de citer, qu’ont-ils en commun? Parmi bien d’autres encore à travers les âges, ils ont connu une épidémie. Du grec epidêmos, ce qui circule parmi le peuple. Elle circule et elle fauche. En premier lieu, nous le savons, ceux qui se dévouent pour les autres : infirmières, aides-soignantes, médecins, soignants en général. On nous a dit que nous étions en guerre. Ils sont partis désarmés. On a entonné des airs martiaux, pris des poses viriles, arboré des regards volontaires. Des gesticulations en somme. Je ne prendrai pas même la peine d’aborder la question des masques, j’épuiserais tous les synonymes du mot clown. Je ne parlerai pas du pitoyable dénombrement quotidien des places en réanimation. Mais parlera-t-on du tri qu’il a fallu faire entre ceux qui pouvaient vivre et ceux qui devaient mourir ? Tri, ce mot infâme.

Le triomphe de la mort (détail) Pierre Bruegel le Vieux


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