Échappées | Or Norme #35

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EDITO

ECHAPPÉES “ La nécessité du divertissement viendrait de ce ressort funeste qui accompagne l’ennui. En se détournant de l’ennui, l’homme tend à s’échapper de sa condition, à sortir de lui-même pour éviter de sentir cette noirceur inhérente à la considération de son âme. ” Arielle Bourrély – Faut-il tromper l’ennui ? L’ennui : du divertissement à la pathologie. Thèse de doctorat – Philosophie, psychanalyse et esthétique. Université Paul Valéry – Montpellier, 2016

Encore une fois, ce cher Thierry Jobard, dans son Parti pris, page 94, nous secoue bien les neurones en nous rappelant que le divertissement, tel que l’entendait Pascal, est peut-être en voie de nous submerger : « Si j’étais chimiste et que je mélangeais massification, attention et émotion, le précipité obtenu aurait pour nom manipulation. » écrit-il (Jobard, pas Pascal !). Vous l’aurez compris, ce n’est pas vers cette échappée-là que ce numéro 35 d’Or Norme souhaite vous accompagner. D’abord, les expositions exceptionnelles que Jean-Luc Fournier vous invite à découvrir à Paris et Strasbourg sont autant d’échappées belles vers l’art et la culture, et les voyages de Muammer Ylmaz (voir notre Grand entretien) sont tout autant de fenêtres ouvertes sur d’autres ailleurs… mais surtout sur l’Autre tout court, et donc sur soi-même ! Ce n’est donc pas à l’évitement de notre « condition misérable » que nous souhaitons vous convier, mais bien au contraire à la découverte de ce qui peut nous rendre plus riches de nous-mêmes. Et c’est sans doute sur ce point que beaucoup d’articles de ce numéro convergent, tout simplement pour des échappées intimes et touchantes vers l’Autre, vers les autres, et donc vers notre humanité

commune, afin de partager, car c’est bien dans le partage que l’échappée est la plus belle. À l’heure de l’individualisme forcené, peut-être n’est-il pas totalement inutile de rappeler que partager avec d’autres des choses aussi simples qu’un repas, une marche, une émotion ou tout ce que vous voudrez, rend simplement la vie meilleure pour soi-même et pour les autres. Alors vous partagerez avec Muammer sa générosité, avec Thérèse Willer sa tendresse pour Tomi Ungerer, avec Bruno Bouché sa passion du Ballet et son affection pour Eva Kleinitz, avec Gilles Chavanel sa sensibilité et la justesse de son témoignage face à la maladie, avec Andrej Pirrwitz la poésie de ses photos… échappées d’ailleurs, et avec tous nos autres contributeurs et contributrices, vous vous interrogerez enfin comme le fait Patricia Houg dans la rubrique Or Champ qui clôture ce numéro : « Que faire d’une vie si courte pour la rendre aussi riche que possible ? » Bonne lecture, bonnes fêtes et belles échappées à tous.

Patrick Adler directeur de publication


OR NORME

THIERRY JOBARD

AMÉLIE DEYMIER

NICOLAS ROSES

RÉDACTEUR

JOURNALISTE

PHOTOGRAPHE

VÉRONIQUE LEBLANC

ERIKA CHELLY

CHARLES NOUAR

JOURNALISTE

JOURNALISTE

JOURNALISTE

ELEINA ANGELOWSKI

ALAIN ANCIAN

BENJAMIN THOMAS

JOURNALISTE

JOURNALISTE

JOURNALISTE



BARBARA ROMERO

GILLES CHAVANEL

JESSICA OUELLET

JOURNALISTE

JOURNALISTE

RÉDACTRICE

RÉGIS PIETRONAVE

AURÉLIEN MONTINARI

ALBAN HEFTI

RESPONSABLE COMMERCIAL

PHOTOGRAPHE

RÉDACTEUR

LISA HALLER

JEAN-LUC FOURNIER

PATRICK ADLER

CHARGÉE DE COMMUNICATION

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION

OR NORME STRASBOURG ORNORMEDIAS 2, rue de la Nuée Bleue 67000 Strasbourg CONTACT contact@ornorme.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Patrick Adler patrick@adler.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier jlf@ornorme.fr

RÉDACTION redaction@ornorme.fr Alain Ancian Eleina Angelowski Isabelle Baladine Howald Gilles Chavanel Erika Chelly Amélie Deymier Jean-Luc Fournier Thierry Jobard Véronique Leblanc Aurélien Montinari Charles Nouar Jessica Ouellet Barbara Romero Benjamin Thomas

PHOTOGRAPHES Franck Disegni Alban Hefti Abdesslam Mirdass Caroline Paulus Nicolas Roses DIRECTION ARTISTIQUE Izhak Agency PUBLICITÉ Régis Piétronave 06 32 23 35 81 publicite@ornorme.fr IMPRESSION Imprimé en CE

COUVERTURE Izhak Agency TIRAGES 15 000 exemplaires Dépôt légal : à parution ISSN 2272-9461



LE GRAND ENTRETIEN 12 MUAMMER YILMAZ ” La générosité des gens est universelle... ” OR SUJET 20 EXPOS TGV 30

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34

26 TOULOUSE-LAUTREC Grand Palais

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22

50

CHARLOTTE PERRIAND Fondation Louis Vuitton

30

HANS HARTUNG Musée d’art Moderne de Paris

34

PETER HUJAR - SPEED OF LIFE Musée du Jeu de Paume

38

LA FOLIE VINCI Musée du Louvre

38

LA MODERNITÉ GRECO Grand Palais

40

KÄTHE KOLLWITZ Au MAMCS

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RETOUR SUR ST-ART Une édition saluée de toutes parts

44

L’ATELIER CONTEMPORAIN L’art et les mots de François-Marie Deyrolle

46 REAMÉNAGEMENT La rue du 22 novembre comme Park Av. 48 STRASBOURG La rouge 50

TOMI UNGERER, DIX MOIS DÉJÀ Interview de Thérèse Willer

OR PISTE 56 ENQUÊTE Airbnb à Strasbourg, où en est-on ?

SOMMAIRE

ORNORME N°35 ÉCHAPPÉES

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64

MUNICIPALES 2020 Et si l’on prenait (enfin) soin des Strasbourgeois…

OR CADRE 68 NOTRE CATHÉDRALE Le secret de pierre 70

70 APPLI Strasbourg 360



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94

106 84

90

74

BALLET DE L’OPÉRA NATIONAL DU RHIN Interview de Bruno Bouché

78

PIERRE BOILEAU “La danse est un des arts les plus démocratiques qui soient”

80

LE JARDIN D’APPOLONIA L’horizon “poétique et pragmatique”

82

OLIVIER CLAUDON La ville est un roman

84

VOYAGE EN TÊTE INCONNUE Gilles Chavanel

90

DANSE-MOI UN VOYAGE Mine Günbay

OR BORD 94 LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD Amusez-vous bien ! 98

LA POÉSIE ET LES FEMMES Une femme est-elle un poète comme un homme ?

100

FICTION DU RÉEL Les trente ans de la chute du mur entre amis

106

LA FIN ANNONCÉE DE FIP STRASBOURG Ne pas se tromper de combat

110

HABITER AUTREMENT Nicolas, bâtisseur de tiny house

114

AUTOUR DU VIN Des idées pour briller en soirée

116

VIN D’ALSACE Les préjugés reculent. Doucement…

OR D’ŒUVRE 118 SUSIE 126

122 NIU 126

ANAÏS JUNGER

128 MONTBLANC

SOMMAIRE

ORNORME N°35 ÉCHAPPÉES

130 PORTFOLIO Andrej Pirrwitz 134

ÉVENEMENTS OR NORME

136

À NOTER

OR CHAMP 144 CHOISIR, C’EST RENONCER Par Patricia Houg 130



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OR NORME N°35 Échappées LE GRAND ENTRETIEN

Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - Muammer Yilmaz


GRAND ENTRETIEN

MUAMMER YILMAZ “ La générosité des gens est universelle… ”

Muammer Yilmaz, c’est d’abord une question de feeling : une poignée de main d’une franchise totale, l’œil habité par cette petite lueur qui ne trompe pas, le tutoiement spontané avec la voix enjouée et l’enthousiasme qui habite les cordes vocales. C’est ensuite une question de crédibilité : il ne dit pas « j’aimerais bien faire… » ou « j’espère que je ferai… » comme tant et tant d’autres. Il fait, tout simplement… Il le raconte un peu partout à travers le monde, sans forfanterie, juste convaincu qu’il débroussaille le chemin pour d’autres. Le rencontrer un jour de grisaille automnale à Strasbourg, c’est d’un coup repeindre instantanément le ciel en bleu indigo, y accrocher un bon vieux soleil estival et écouter piailler les goélands au-dessus de notre tête… Rencontre avec un homme qui dit tranquillement : « Je n’ai jamais rêvé d’être riche, j’ai toujours rêvé d’être un homme bien et de raisonner avec le cœur plutôt qu’avec le portefeuille… » Or Norme. Un mot tout d’abord, Muammer, sur le contexte familial qui a sans doute pour beaucoup contribué à te doter de la personnalité qui t’habite aujourd’hui…

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Je suis né il y a quarante-trois ans à l’hôpital Pasteur à Colmar, dans la chambre 212 et c’est Mme Meyer qui m’a sorti du ventre de ma mère. (rires) Bon, je brode un peu, je ne me rappelle pas vraiment du numéro de la chambre (rires encore plus forts)… Mon père était un enseignant d’origine turque. Il a quitté la Turquie pour une année, juste pour venir voir comment c’était en France et gagner quelques sous. Et il est resté à Colmar. Les enfants sont nés (j’ai un frère et une sœur) et tout s’est enchaîné… Tu as sans doute raison, la personnalité se construit très tôt. Au collège, j’ai toujours été délégué de classe, je n’ai jamais été timide et j’ai toujours aimé m’occuper de mes camarades, les soutenir voire les défendre dans ces réunions où j’étais chargé de représenter toute la classe. On m’a toujours dit : toi, un jour, tu seras président. Président d’association, je l’ai été et ça m’a suffi. En fait, j’ai une

énergie naturelle et j’aime bien la partager. Ça permet de créer pas mal de choses avec plein de gens… C’est sans doute dans ce contexte-là que je me suis retrouvé à l’Université de Strasbourg, en cinéma-audiovisuel et que, dès mon arrivée, j’ai créé Télé Campus, la télé des étudiants. À l’époque, il n’y avait pas les smartphones comme aujourd’hui. Alors, on s’est regroupés avec les copains pour partager notre passion commune pour les images et les reportages. En même temps, ce fut une géniale formation sur le tas : j’ai appris à tourner, réaliser et monter les sujets, à faire le travail d’un journaliste, j’ai appris l’art d’interviewer. Un jour, j’ai estimé à plus de 500 le nombre d’étudiants qui étaient passés par cette filière au point qu’il y a aujourd’hui pas mal de producteurs strasbourgeois qui peuvent dire qu’ils ont débuté à Télé Campus. Des vocations s’y sont éveillées et j’en suis encore très heureux aujourd’hui. Moi, finalement, je m’étais ainsi créé mon propre emploi et pendant dix ans, j’ai fabriqué de la télé, un peu de radio en association avec RBS et j’ai même un petit peu vécu les tout débuts de la presse via le


numérique. Tout cela m’amène en 2008 à monter ma petite boîte de production. D’abord, dans mon esprit, c’était place aux jeunes à Télé Campus, il fallait leur passer le relais et puis je m’étais débrouillé pour signer mon premier contrat avec TRT, la télévision publique turque. J’ai vécu ça comme une nouvelle aventure qui commençait : faire des reportages dans toute la France sur la vie et les créations de la communauté turque pour pouvoir ensuite les diffuser dans le monde entier. On avait une totale liberté éditoriale et on fabriquait tout, jusqu’à la présentation en plateau. On comptait vraiment sur nous pour enchaîner idée de reportage sur idée de reportage. Et puis, en 2014, une drôle d’idée m’est venue. Faire un tour du monde…

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OR NORME N°35 Échappées

LE GRAND ENTRETIEN

Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses - Muammer Yilmaz

Or Norme. Là, on en arrive à l’essentiel de ce qui te constitue aujourd’hui. Du coup, on aimerait que tu nous racontes en détail… En fait, pendant toutes ces années, je n’avais jamais cessé de voyager. En famille, d’abord : tous les ans, on se faisait nos 6 000 km de road-trip en Turquie, pour les vacances. Puis à l’âge de 17 ans, j’ai décidé de partir pour les États-Unis. J’avais calculé que le périple allait me coûter aux alentours de 10 000 francs de l’époque.

‘‘ J’ai appris aussi que pour avoir un franc en poche, il fallait le gagner... ’’ J’étais mineur, je suis allé voir mon père qui m’a encouragé à y aller. Je lui ai dit : « ça coûte un peu… » et il m’a dit : « et bien, tu travailles et tu y vas ». Et quand je lui ai appris que chez les copains avec qui je prévoyais de partir, c’étaient les parents qui prenaient en charge, il a ajouté : « chez nous, ce n’est pas comme ça, si tu veux partir, tu pars avec ton argent à toi… ». Alors, j’ai vendu des nougats, des pin’s, des chocolats. J’ai bossé dans des bars, j’ai fait la plonge dans des restaurants, j’ai fait un peu tous les boulots que je trouvais et non seulement, j’ai gagné ce budget et même, cerise sur le gâteau, de quoi me financer aussi une caméra. Quand j’ai annoncé que j’allais pouvoir me payer ça, mon père m’a dit : « écoute, la caméra, je te l’offre et l’argent, tu le gardes comme argent de poche. Tu en auras besoin… ». Mon père est décédé en 2013, mais je n’oublierai jamais la leçon de vie qu’il m’a donnée. C’est allé loin, en fait : à ce moment-là, en me payant ce voyage aux

États-Unis, je me suis payé le monde ! Je me suis immédiatement dit que si, à 17 ans, je pouvais me payer ce voyage et bien, je pouvais partir partout… J’ai appris aussi que pour avoir un franc en poche, il fallait le gagner. Quitte à travailler comme un fou, comme un turc, quoi… (énorme rire), comme ceux que je voyais autour de moi et qui avaient toujours deux ou trois boulots qu’ils faisaient en même temps. Sincèrement, il m’est arrivé à une certaine époque de tellement travailler que je ne dormais quelquefois pas pendant quatre jours. Tu veux le détail ? Je bossais au Régent Petite France dès six heures du matin et jusqu’à 15h, j’enchainais direct avec le Sofitel jusqu’à 22h. à 23h, je commençais mon job dans un bar, la Java à l’époque, jusqu’à 5h du matin. Et à six heures, je reprenais. Pendant quatre jours de suite, jeudi, vendredi, samedi et dimanche… Or Norme. Ce premier grand voyage de ta vie, aux États-Unis donc, a donné le coup d’envoi d’une véritable frénésie. Mais il n’y a pas que la passion de l’ailleurs qui est née à cette occasion, il y a aussi celle de filmer, grâce à la petite caméra offerte par ton père… À l’époque, quand j’avais dix-sept ans, je me suis dit : waoohh, quelle chance j’ai de faire ce voyage ! Si ça se trouve, je n’aurai plus jamais cette chance-là. Alors, ce rêve américain en quelque sorte, il fallait que je le filme, que je capture les images, le son… Je me suis dit alors que je pourrai sans doute, plus tard, vivre de ma passion. Cette idée s’est formalisée lors de ce voyage. Et je me suis mis à les enchaîner ces voyages… Or Norme. Au début des années 2010 naît l’idée de faire le tour du monde. Là encore, une rencontre servira de déclencheur… Oui. À force de voyager, tu finis par rencontrer un mec qui a fait le tour du monde. Tu parles avec lui, tu le questionnes, tu délires. Puis tu finis par te dire : mais si lui l’a fait, je peux le faire moi aussi ! Quand tu es branché comme ça, tu as toi aussi dans la tête cette idée d’aller voir si la terre est ronde, comme on le dit… Ce truc tout bête : tu pars dans un sens et tu reviens par l’autre côté… ça me trottait dans la tête depuis un bon moment, mais bon, il y avait les attaches, les contraintes de la vie professionnelle, familiale, les finances, bref tout ça… En étudiant tous les paramètres, je me suis fixé un tour du monde en trois mois. J’ai tout étudié et je me suis finalement décidé à le faire seul, ce tour du monde. Et puis, un jour, je croise Milan qui me dit : mais moi aussi je veux le faire, le tour du monde. Milan, je l’ai rencontré grâce à CouchSurfing, ce site qui te permet d’accueillir des voyageurs chez


toi. Il m’a accueilli chez lui, à Berlin, en 2010. On avait ensuite gardé le contact. En 2014, on passe de nouveau trois jours ensemble, à mon retour à Berlin. Ce moment-là, je lui raconte, notamment, deux grands voyages que j’ai fait avec Philippe Frey, l’explorateur des déserts, qui m’avait fait rêver quand j’étais étudiant avec les histoires de ses voyages qu’il racontait si bien. J’en avais profité pour tourner un documentaire sur les peuples de l’Omo, en Éthiopie et un autre, sur les nomades qui traversent le désert tchadien. Je raconte longuement à Milan tout ce que ces deux voyages-là m’ont appris sur ces peuples qui vivent de rien et qui nous permettent de comprendre que toutes les choses matérielles ne sont pas si importantes que ça. Je lui dis aussi à quel point ces deux voyages m’ont permis de me déconnecter de la drogue de l’information, telle que nous la connaissons ici. J’ai vécu avec ces gens qui ne s’intéressaient qu’au monde qui les entoure. Ils m’ont beaucoup inspiré et je me suis mis à m’intéresser beaucoup plus aux vraies gens, pour mieux les connaître. Je me suis consacré à ici et maintenant, pour résumer. Pendant cette marche dans le désert tchadien, une marche dure où ton corps et ton esprit sont éprouvés chaque minute de chaque jour, j’ai en fait appris à penser différemment. Un bobo, une douleur, la soif éprouvante, un mal de tête ? Je me disais : eh mec, t’as la chance d’être ici, alors profite. Il suffit d’attendre quelques heures, un jour peut-être, et la douleur va passer toute seule… Tout cela, et bien d’autres choses encore, je le raconte à Milan et du coup, on se dit tous les deux qu’on est prêts à le faire, ce tour du monde… Or Norme. Et ce sera cette belle mais folle décision, faire un tour du monde sans rien dépenser… Qui en a eu l’idée ?

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D’abord, Milan me dit qu’il veut faire ce tour du monde en deux ans. Moi, je lui dis : 80 jours. Après de longues discussions, il se range à mon avis. Après il me parle de l’émission-télé Nus et culottés. Mais moi, je n’ai pas la télé et je ne vois pas du tout ce dont il parle. Je découvre l’émission sur le net et je lui dis : c’est OK, on va faire le tour du monde sans argent ! En fait, notre projet s’est bâti sur un mix d’inspirations : Jules Verne, Antoine de Maximy (le routard, créateur de l’émission J’irai dormir chez vous - ndlr) et plein d’autres voyageurs… Très sincèrement, avec Milan, on a cherché la valeur qu’on voulait partager. Ce tour du monde, on le fait juste pour nous ou alors on le partage, à fond ? Ce qui en est ressorti, c’est qu’il y a des gens bien partout dans le monde et que nous les avions déjà rencontrés lors de nos voyages respectifs. Il y a des papas, des mamans et des enfants partout ! C’est vraiment une constance, ça. On a tous des stéréotypes dans la tête et, une fois sur place, au contact étroit avec les gens,

ces stéréotypes se désintègrent en très peu de temps. On a voulu monter ça, on a voulu montrer qu’il y a des gens bien absolument partout. C’est donc devenu notre postulat de départ. Donc, le fait de partir sans argent, c’était prouver de façon incontestable que la générosité des gens est universelle… Or Norme. Impossible ici, et c’est bien dommage, de bénéficier de toute la place qu’il faudrait pour tout nous dire sur ce tour du monde que tu as réalisé avec ton pote berlinois. Quelques moments forts, peut-être ? On est parti de Paris le 9 septembre 2014, c’est une de rares dates que je suis parvenu à retenir sans problème, tant elle a marqué ma vie. Chacun avec notre sac à dos, point-barre. L’aventure totale. Pour être franc, on avait quand même testé ça avant : Strasbourg-Berlin tous les deux et moi, de mon côté, Turquie-Azerbaïdjan. Ce dernier test m’avait vraiment donné confiance en moi en parvenant à traverser les frontières et des pays que je ne connaissais absolument pas… Sincèrement, au départ de notre tour du monde, je n’étais pas inquiet. Et heureusement, car on a quand même vécu une foule d’événements pas toujours évidents. Chaque jour, le bord de la route, faire du stop et se prendre des centaines de « non » tout le temps, avec ces voitures qui ne s’arrêtent pas… Puis parler avec les gens, demander de quoi manger, dormir, encore et encore des « non »… Mais, malgré tout, on apprend vite à se concentrer sur les « oui » parce que toujours, quelqu’un s’arrête, toujours quelqu’un nous invite à sa table ou nous donne de quoi manger et toujours, on peut dormir dans de bonnes conditions. Première étape à Strasbourg (où je joue le


Photos : Nicolas Roses - Muammer Yilmaz Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier LE GRAND ENTRETIEN OR NORME N°35 Échappées

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jeu en ne faisant appel ni à la famille, ni aux amis), puis Munich et tout l’Est de l’Europe. Très vite, on se rend compte que les gens nous suivent sur les réseaux sociaux. On atteint vite 50 000 vues, ça m’a changé des deux ou trois like habituels !.. On a vite compris tout le parti qu’on pourrait tirer de ça, mais de temps en temps seulement. En fait, ce qui nous a surtout aidés, c’est de bénéficier d’un passeport européen, de connaitre à nous deux pas mal de langues, d’avoir suivi des études… et bien sûr, notre motivation. On a enchaîné après l’Est de l’Europe : on est arrivés au bout d’une semaine à Istanbul, la ville de mes ancêtres et que je connaissais évidemment par cœur. Être arrivés là, en stop et en une semaine, on y croyait à peine ! Et, sans dépenser le moindre centime, on s’arrange pour être accueillis dans un hôtel quatre étoiles, on nous lave nos affaires et on se tape un méga petit-déj, une belle et bonne pause avant de reprendre la route. À Ankara, où on arrive très tard, on dort sur les tapis de la mosquée… Une foule de parcours en camions plus tard, on arrive à la frontière iranienne. Et là, première grosse frayeur : Milan s’aperçoit qu’il n’a pas le visa obligatoire pour pénétrer en Iran ! Il nous a fallu attendre sept jours pour qu’il l’obtienne, sept jours passés à Erzurum, une ville turque dont moi-même je n’avais jamais entendu parler. Je me rappelle que les gens étaient tellement sympas qu’ils se battaient presque pour avoir le privilège de nous recevoir à leur table ! C’est la ville où on est resté le plus longtemps lors de notre tour du monde ! On a fini par traverser et découvrir l’Iran, avec ce peuple si accueillant et ces gens si gentils, tout le contraire de ce que la télé nous raconte. J’y reviendrai longuement un jour, c’est certain. Ensuite, il faut traverser le Pakistan, qu’on aborde avec crainte, je l’avoue. Les trois premiers jours, c’est sous escorte policière parce que la zone craint un max. Heureusement, il y a un Turc qui voyage avec nous et qui nous offre à boire, à manger et l’hôtel. La traversée du Pakistan, on la fera plus tard pendant 26 heures consécutives en train, avec de très belles rencontres là encore et pas mal de leçons de vie. La gentillesse de ces gens a été exceptionnelle. Plus tard, en

Inde, on connaitra l’effervescence de la fête de Diwali, l’équivalent de notre Noël. Des heures et des heures dans des wagons de trains bondés de chez bondés. On est tellement crevés qu’on s’allonge sous les couchettes, au milieu des chaussures des gens qui trainent partout. New Delhi, Agra, pour le Taj Mahal… Et puis Varanasi, quelle ville incroyable ! Un vendeur de saris, mais aussi gourou, nous prend sous son aile, nous offre de quoi manger et dormir. Après une soirée chez une Espagnole où il y a autant de nationalités différentes que de personnes autour de la table, notre hôtesse nous explique qu’elle se purifie elle aussi souvent dans le Gange. Malgré la pollution et quelquefois, les animaux morts qui flottent à la surface du fleuve. On a fini par nous aussi se baigner et se purifier dans ce fleuve qui est un des plus pollués au monde. Et il ne nous est rien arrivé, même pas une petite diarrhée. Plus tard, à Calcutta, on nous offre un billet d’avion pour la Thaïlande, puis ce sera la Malaisie, Singapour. Quand on y arrive, on se dit que si on trouve un billet d’avion pour traverser le Pacifique et atterrir en Californie, le plus dur sera fait. Et là, dans un bar, on rencontre J.B. Wood : on ne sait pas que ce gars est un grand businessman qui œuvre dans les nouvelles technologies, qu’il conseille des boîtes comme Microsoft ou Dell pour qui il organise chaque année des méga-conférences… On lui raconte notre histoire en buvant quelques verres et là, il hallucine… Il nous dit : comment c’est possible ? Vous n’avez pas d’argent mais vous dormez dans un palace où même moi, je n’ai pas les moyens de dormir… On lui explique que c’est une famille iranienne que nous avons rencontrée qui nous a offert le séjour. On refuse même les 100 $ qu’il veut nous offrir et on lui explique que c’est une règle qu’on s’est fixée. Si on accepte de l’argent, on mangera seuls alors que le but de notre voyage est quand même de rencontrer les gens. De fil en aiguille, il nous dit : OK, j’aime bien ce que vous faites, guys, ce billet d’avion pour la Californie, je vous l’offre. Quelques jours plus tard, on débarque à San Francisco, on l’appelle et c’est lui qui, personnellement, vient nous chercher à l’aéroport ! Je passe sur les trois jours de folie qui suivent : à la fin du troisième jour, on se dit qu’on va changer le monde ensemble !.. Il nous offre un billet de train pour traverser le pays. Tout à coup, ça devient plus facile : Salt Lake City, Denver, Chicago, Washington, ça s’enchaine. Arrivés à Washington, on réalise qu’on n’a même pas fait un kilomètre en stop aux États-Unis et que du coup, on n’a pas rencontré grand monde… ça nous manque. Alors, on laisse tomber nos billets de trains et on rallie New York via Philadelphie. À New York, on fait la connaissance des membres de l’association des français qui travaillent à l’ONU. Ils se débrouillent pour qu’on soit reçus dans cette institution qui est le symbole de la paix : un grand moment ! Parallèlement, avec le concours des réseaux sociaux et de certaines belles rencontres humaines qu’on


a faites depuis notre départ, on sait déjà qu’on a nos deux billets d’avion pour rentrer en Europe. Il faut dire qu’on a partagé notre aventure chaque soir via le net et ça, traiter les photos, écrire les textes, c’est un vrai boulot de fou, en plus de trouver à manger, de quoi dormir, etc… Mais on en avait encore sous la semelle. Au lieu de rentrer direct à Paris, on décide de rentrer via le Maroc. On arrive à Marrakech, on prend un peu de temps puis on remonte en stop via le nord du Maroc et l’Espagne. D’ailleurs, il y a une anecdote que j’aime bien parce qu’elle résume bien au fond ce que nous avons vécu. Une femme nous prend en stop en Espagne et on lui demande si elle peut nous laisser à la frontière. Quelle frontière, dit-elle. Et bien, là où il y a les contrôles de papier. Mais il n’y en a plus, on passe sans s’arrêter, dit-elle en riant. On venait de faire le tour du monde, de passer tant et tant de frontières entre tous les pays où nous sommes passés qu’on ne se souvenait même plus qu’en Europe, les frontières n’existent plus. Bref, à notre arrivée à Paris, aux Champs-Élysées, où on a fait un bon repas offert par la Maison d’Alsace, on a 20 000 followers qui nous suivent jour après jour sur les réseaux sociaux et le lendemain, on enchaine avec une journée entière d’interviews dans les médias nationaux. On s’est dit que cette journée avait été une des plus fatigantes de notre périple… Or Norme. Au final, après trois mois, quelque chose a changé en toi ?

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C’est drôle, c’est la question que Milan m’a posée au lendemain de notre arrivée à Paris. Sur le coup, je lui ai répondu : non, trois mois c’est trop court pour ça. Mais je me trompais… D’abord, il y a eu cette forte médiatisation qui a bouleversé notre vie professionnelle : on a écrit un livre chez Michel Lafon puis en poche, chez Pocket, puis en langue turque et enfin chez Amazon. On a réalisé une série documentaire qui nous a pris un an pour le montage et qui a été diffusée sur la chaîne Voyage (elle est depuis encore multi-diffusée régulièrement), à la télévision portugaise l’été dernier, ainsi que sur une télévision russe. En plus, notre série est projetée sur tous les avions long-courriers d’Air France. Par ailleurs, il y a eu aussi un film de cinéma qu’on a présenté dans énormément de pays dans le monde dont une superbe tournée au Canada et, bien sûr, une multitude de conférences, trois rencontres TedX dont une à Las Vegas devant 1200 chefs d’entreprises à l’invitation de J.B. Wood. Et pour clore le tout, avec l’aide de Sébastien Bizzotto à l’écriture, j’ai créé un spectacle de théâtre sous forme de one-man show qu’on a déjà pu voir à la Choucrouterie et dans quelques salles en Alsace. Voilà pour le plan professionnel. Mais après, mon cœur, mon esprit, ma spiritualité ont complètement changé eux aussi. Quand on arrive à relever un défi pareil et qu’on a été les seuls au monde à le faire comme ça (ça, on l’a appris plus tard), tu deviens forcé-

ment quelqu’un d’autre, du moins par rapport à certains aspects de ta personnalité. Notre cœur a changé car on a reçu la générosité chaque jour durant ces trois mois : presque à chaque instant, on t’aide et ça, ça marque, oui. À ton retour, tu te dis : on m’a tellement donné, comment je vais faire pour rendre tout ça ? Concernant l’argent des retombées du livre, on a décidé tous les deux de tout donner ce que l’on allait recevoir. Avant même de connaître la somme. Pour ça, deux ans plus tard, en 2016, on est parti en Afrique, toujours à la rencontre des gens. On n’a qu’une seule question à leur poser, au départ : c’est quoi ton rêve ? On a réalisé dix-huit rêves : là, on a offert un nouveau toit pour une maison, ailleurs on fournit des chaises roulantes à des enfants handicapés, on plante des

‘‘ Le fait de partir sans argent, c’était prouver de façon incontestable que la générosité des gens est universelle… ’’ arbres, on finance des années d’études pour des jeunes Africains. Et ensuite, on réalise que ce parcours-là aussi nous a fait encore évoluer. On apprend au final que la plus belle chose au monde est d’aider l’autre, de recevoir un merci, de voir le bonheur dans des yeux qui brillent, de réaliser que tu as pu avoir un impact positif dans la vie des autres. On cherche tous le bonheur : on le cherche dans le matériel, dans le voyage, on le cherche un peu partout. Mais le plus grand des bonheurs est là, quand on aide l’autre, quand on l’accompagne et qu’on permet à sa vie de changer. Avec tout ça, on a réalisé un deuxième documentaire qu’on a diffusé et partagé dans dix pays dans le monde. J.B Wood l’a vu. Et il nous a dit : ce que vous avez fait, tout le monde peut le faire, au fond. Alors on va créer un site internet où chacun peut décrire son rêve et tout le monde contribuer à le réaliser. Alors, on s’est mis à travailler sur ce projet, qui n’est pas un projet facile, loin s’en faut, tant il est énorme. Pour l’heure, on fait des démarches pour l’embauche d’un chef de projet. J.B. Wood, lui, ne doute de rien ! LA dernière fois qu’on l’a rencontré aux États-Unis, il s’est écrié : One million dreams ! On va réaliser un million de rêves… On lui a fait gentiment remarquer qu’on avait permis à dix-huit rêves de se réaliser en Afrique. Mais quand on est en Californie, tout devient possible, non ? Richard Teyssier, le directeur général de Puma France, nous a proposé d’accueillir notre projet, dès qu’on l’aura recruté, Semia va nous accompagner aussi, ça se met en place…


Photos : Nicolas Roses - Muammer Yilmaz Entretien réalisé par : Jean-Luc Fournier LE GRAND ENTRETIEN OR NORME N°35 Échappées

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Or Norme. Et en attendant, tu continues tes voyages. Tu étais récemment en Amérique latine… Mais oui. J’apprends tellement de l’autre en voyageant que je ne peux pas m’en passer. Et je ne cesse de partager ce que je vis. Je vais te faire une confidence mais je veux que tu comprennes que c’est tout sauf de la frime : durant ma vie, j’ai récemment calculé que j’avais visité 88 pays et 550 villes… Or Norme. Ah oui, quand même !.. Ça fait une sacrée collection de passeports et de visas… Tu ne crois pas si bien dire. Et ce n’est pas que positif : récemment, je n’ai pas pu me rendre en Inde parce que toutes les pages de mon passeport étaient tamponnées dans tous les sens et qu’il ne restait plus le moindre cm2 de libre pour apposer le tampon du visa indien. Je passe aussi sur quelques autres petites aventures, toujours avec Milan, comme le tour de France en 2 CV, sans argent bien sûr juste pour prouver à tous ceux qui nous avaient dit que c’est plus facile de voyager comme ça au bout du monde qu’en France qu’ils avaient tort. Il y a quelques années, on a accompagné des gens pour un périple au Maroc, en stop et sans argent… Or Norme. Quand on a réalisé tout ça, on peut encore imaginer une nouvelle aventure ? Mais bien sûr que oui ! La prochaine, c’est le tour du monde comme ça, les mains dans les poches, sans sac, une simple tenue, un slip de rechange, une brosse à dents, un téléphone, une caméra et leurs chargeurs. Et c’est tout. Minimaliste, écologique — zéro déchet, pas de plastique… —. Pour cela, on s’est déjà entraîné : on

a fait plein de petits voyages sans bagage donc on sait qu’on peut le faire. Tout en restant propre, bien sûr ! (rires) Beaucoup de choses ont changé, oui. Même ma vie quotidienne : aujourd’hui, j’accepte n’importe quelle météo, l’hiver dernier, je l’ai passé en t-shirt. Même les jours où il faisait -10 °. Je n’ai jamais été malade. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, qu’il fasse beau pour moi c’est pareil… Avec ma brosse à dents, un savon naturel et de l’huile de coco, je suis paré : pas de déo, pas de parfum, pas de coton-tige, pas la moindre crème, rien… Et, parce que j’ai sans doute une très bonne constitution, je n’ai pas pris le moindre médicament depuis janvier 2018. Bientôt deux ans… Or Norme. Tout ce parcours, et on ne parle pas seulement des kilomètres, a donc fait de toi un autre homme… Je crois, oui. C’est aussi parce que j’ai appris à accepter les choses, à toujours penser positif. Et c’est en changeant ma manière de penser que je peux dire que je vis dans un monde zen alors qu’objectivement, le monde qui nous entoure est dur, très dur. Je ne tire aucune fierté déplacée de tout ça mais je pense sans donner de leçons que si moi j’y suis parvenu, plein d’autres peuvent le faire. Un de mes plus grands plaisirs est de voyager avec mon épouse mais aussi avec ma maman. Elle se plaignait tellement que je passe des mois autour du monde et que je lui consacre si peu de temps quand je passe la voir quand je suis de retour. Alors, après que mon père nous ait quittés, je lui ai promis qu’on ferait un voyage chaque année tous les deux : on est déjà allé plusieurs fois au Maroc, en Islande, à Fuerteventura aux Canaries, en Turquie bien sûr… C’est évidemment un super plaisir pour moi. »



EXPOS TGV HIVER 2019 / 2020

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : ADAGP Paris 2019 - RMN Grand Palais

Paris explose les compteurs ! Depuis son premier numéro paru il y a neuf ans (décembre 2010), Or Norme publie ce dossier Expos TGV. L’idée était née d’un simple constat : nombre de nos lecteurs profitent de la trêve des confiseurs pour passer quelques jours dans la capitale, désormais accessible en 1h50 grâce au bolide d’acier. Outre les liens familiaux ou amicaux qui les motivent, la visite des grandes expos parisiennes de l’hiver est presque systématiquement présente à leur programme, avec quelques spectacles réservés longuement à l’avance. Douceur de vivre, instants de paix lors des fêtes de fin d’année, immersion dans l’art et la culture, tout un programme qui arrive à point pour se ressourcer, loin de l’agitation des derniers mois... Cette année ne déroge pas à la tradition. Cependant, depuis une quasi décennie que nous visitons pour vous notre sélection des grandes expos de la fin de l’année à Paris, jamais un tel programme

“ Tout un programme qui arrive à point pour se ressourcer, loin de l’agitation des derniers mois... ”

ne nous aura été proposé. Au point qu’il faut être réaliste : même avec quatre jours pleins à Paris, vous ne pourrez voir ne serait-ce que l’intégralité des expos les plus superbes, qu’on classe généralement dans la catégorie « à ne rater sous aucun prétexte ». Dans un sens, c’en serait presque désolant et même inquiétant : le prochain noël 2020 risque de nous décevoir beaucoup… En attendant, il faut en profiter. Alors, nous avons nous aussi dû choisir : dans les pages suivantes, nous vous parlerons de la Fondation Louis Vuitton avec ce beau focus sur l’extraordinaire Charlotte Perriand, du Grand-Palais qui nous fait redécouvrir un Toulouse-Lautrec méconnu, du Musée d’art moderne de la Ville de Paris où l’ex-strasbourgeois Fabrice Hergott présente une sublime expo sur Hans Hartung, du Louvre avec la « folie Vinci », du Grand-Palais, encore, où Le Gréco réapparait avec une étrange modernité. Sans oublier notre petit chouchou depuis toujours pour nous qui, à la rédaction de Or Norme, sommes des fous de photo : le Musée du jeu de Paume, à l’entrée des Tuileries, qui expose en cette fin d’année le photographe américain Peter Hujar, l’homme qui arpenta le New-York des années 1960 à 1980, des années beat aux années sida… Ce dossier Expos TGV, si nous n’y avions pris garde, se serait facilement étalé sur l’ensemble des 148 pages de notre magazine tant les sujets d’exception étaient pléthore. Nous avons cependant fait de notre mieux pour qu’après avoir vu les expos locales et régionales de qualité qui nous sont proposées ici, vous décidiez d’aller vivre l’exceptionnel à Paris. Bonne lecture.


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L’exposition Toulouse-Lautrec au Grand Palais


Photos : Fondation Louis Vuitton/Marc Domage /David Bordes - Vitra Design Museum - DR Texte : Jean-Luc Fournier OR SUJET OR NORME N°35 Échappées

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EXPOS TGV

FONDATION LOUIS VUITTON

Le monde nouveau de Charlotte Perriand

Les expos sur le design laissent toujours un arrière-goût frustrant pour qui n’est pas un spécialiste de cet art. Comme l’impression d’avoir à errer longtemps dans un univers créatif particulier sans ne rien pouvoir fouiller en profondeur dans les racines de l’époque vécue par l’artiste présenté. L’expo présentée par la Fondation Louis Vuitton et consacrée à l’incroyable Charlotte Perriand échappe à ce sentiment de frustration, sans doute parce que sa présentation très habile et la présence de nombreuses toiles et œuvres des Léger, Delaunay, Calder et autres Picasso réussissent à reproduire la belle vibration émise par ces quelques décennies du XXème siècle où l’art moderne, parce que porteur d’utopies innombrables, envahissait généreusement l’espace public…

Pas moins de 200 pièces sont présentées chronologiquement sur tous les gigantesques espaces de la Fondation Louis Vuitton. Elles vont de l’archi-connu fauteuil aux tubulures chromées jusqu’à cette spectaculaire Maison de thé présentée à la Maison de l’Unesco en 1993, alors que la plus célèbre des designeuses françaises avait… 90 ans ! Un parcours sans cesse étonnant, souvent stupéfiant de modernité même, et superbement mis en scène est proposé aux visiteurs de cette exposition rare. Une fois de plus, malgré sa jeunesse – mais qu’il faut relativiser avec la présence de l’expérimentée directrice artistique Suzanne Pagé à sa tête-, la Fondation Louis Vuitton régale les amateurs d’art.

CHARLOTTE FOR EVER… Vingt ans après sa mort (et près de quinze ans après cette exposition à Beaubourg où beaucoup l’avaient vraiment découverte), cette formidable pionnière du design est consacrée par la Fondation Vuitton et ses œuvres occupent l’intégralité des niveaux du bâtiment futuriste à l’orée du bois de Boulogne. Ce sont deux cents pièces de mobilier qui voisinent là avec les œuvres de Fernand Léger, Alexander Calder, Joan Miró, Pablo Picasso, Robert Delauney, mais aussi Hans Hartung, Pierre Soulages et bien sûr le Corbusier… Cette présence des artistes chères au cœur de la designeuse et dont ils furent les contemporains compte pour beaucoup dans le plaisir de visiter cette exposition.


L’HISTOIRE EMBLÉMATIQUE D’UN MEUBLEICÔNE Le nom de Charlotte Perriand est indissociable (pour le meilleur mais aussi.. le « moins bon») de celui de Charles-Édouard Jeanneret-Gris, plus connu sous le pseudonyme de Le Corbusier. C’est elle qui, à 22 ans ( !), juste après que Le Corbusier ait visité son atelier, décide de rejoindre le cabinet que le célèbre architecte -déjà une star quasi mondiale- a formé avec Pierre Jeanneret.

Car, sauf à être des spécialistes du design et/ou experts de l’œuvre de l’artiste présentée -nous ne sommes ni l’un ni l’autre-, la visite d’une expo intégralement consacrée au design laisse toujours un arrière-goût un peu frustrant, comme celui, au bout d’une demi-heure, d’évoluer comme dans un catalogue consacré aux intérieurs, à mi-chemin entre la déco de haut vol et l’art. Tout le génie de Suzanne Pagé a donc été de sertir l’œuvre de Charlotte Perriand au sein de cet art moderne florissant durant les décennies où elle a créé. Et ce grâce aux œuvres des géants de l’art moderne sus-cités.

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On évolue donc sans une once de lassitude au sein de cette exposition où tout a été installé pour respecter la chronologie, depuis les premières créations de Charlotte Perriand à son propre domicile aux alentours des années 1920 (le fameux et minimaliste Bar sous le toit, meublé de chaises rouges en acier chromé qu’elle a crayonné dans son appartement-atelier près de la place Saint-Sulpice) jusqu’à cette superbe et intrigante Maison de thé, conçue et mise en œuvre quelques années à peine avant sa disparition à l’âge de 96 ans !

Immédiatement, elle conçoit un meuble qui est devenu très vite une icône absolue et, en à peine deux décennies, un best-seller des salles des ventes : la célibrissime chaise longue basculante. En bon vieil autocrate, le maître lâche quelques références plus ou moins précises, mais c’est bel et bien Charlotte Perriand « qui a fait tout le reste » comme l’avait dit le documentariste Jacques Barsac, spécialiste de l’œuvre de la designeuse, dans une émission de France Culture en 2013. Deux ans plus tard, le brevet d’invention de La chaise longue basculante iconique a certes été déposé aux noms de « Madame Scholefielf née Perriand Charlotte et M CharlesEdouard Jeanneret dit Le Corbusier & André Pierre Jeanneret» mais le sceau d’authentification figurant sur l’arrière des tubes des objets originaux fait bel et bien apparaître la nomenclature LC4 (LC pour Le Corbusier, bien sûr, qui ne fit jamais rien pour que les deux autres initiales de Charlotte Perriand précèdent les siennes ! Machiste un jour, machiste toujours…).

‘‘ La jeune créatrice apporte un superbe et inédit savoirfaire plus qu’audacieux à la conception de ses meubles ” Car, de fait, la jeune créatrice apporte un superbe et inédit savoir-faire plus qu’audacieux à la conception de ses meubles et tout ça sous l’égide du roué architecte. «Le Corbusier avait appris sur le tard, il copiait des modèles, il s’intéressait moins que Charlotte à l’ergonomie, au rapport entre le meuble et le corps. En fait, il avait moins de savoirs», nous apprenait l’historien Jean-Louis Cohen dans la même émission déjà citée. « Le support nous a donné du souci, parce qu’il peut être très différent. Il fallait une plasticité…


La légendaire chaise longue basculante

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Fondation Louis Vuitton/Marc Domage /David Bordes - Vitra Design Museum - DR

un élément séparateur d’une seule et même pièce, donc accessible sur ses deux faces, et délimitant ainsi une pièce à vivre ou à travailler avec un espace dédié à la toilette. En un formidable hommage à distance, les talentueux frères Bouroullec, stars françaises du design actuel, ont conçu une bibliothèque contemporaine qu’ils ont baptisée… « Charlotte », bien sûr… En visitant l’expo de la Fondation Louis Vuitton, vous percevrez assurément la modernité incroyable de Charlotte Perriand et son apport incontestable à l’architecture de son temps qu’on mesure encore si parfaitement de nos jours. On a beaucoup cherché, et j’ai commencé à regarder les tubes dans les avions… » confiait Charlotte Perriand. « Ce siège fonctionne par simples glissements et sans aucune mécanique, et ceci en passant par toutes les positions intermédiaires, et en particulier par la position horizontale qui permet l’obtention d’un siège de repos ordinaire… » ajoutait-elle. Pour l’époque, ce siège est donc d’une très grande avant-garde. D’ailleurs, il ne s’écoulera qu’à moins de deux cents exemplaires lors de sa première année de commercialisation (on en est encore au style Louis XVI dans les intérieurs bourgeois de l’époque). Il faudra attendre la fin de la seconde guerre mondiale pour que les meubles à structure métallique de Charlotte Perriand s’imposent. Aujourd’hui encore, pas un jeune designer n’ignore l’historique de la création de La chaise longue basculante LC4. Sa version d’origine est exposée dans de nombreux musées dont le MoMA de New-York et est estimée à 16 000 € en salle des ventes…

Mais l’expo a aussi une autre résonnance, en rapport direct avec la condition féminine, sujet redevenu brûlant aujourd’hui. Charlotte Perriand, des années vingt et jusqu’à la fin de ses jours, s’est sans cesse battue pour s’imposer à part entière dans le très viril monde des architectes de son temps. Récemment, c’est sa propre fille, Pernette, qui disait sur Inter : « Il faut toujours qu’on la marie avec un homme. Son nom est toujours gommé… » La splendide exposition de la Fondation Vuitton répare cette injustice… Fondation Louis Vuitton 8, avenue Mahatma Gandhi, 75016 Paris (Bois de Boulogne). Une navette fait l’aller-et-retour chaque quart d’heure entre le haut de l’avenue de Friedland, à 100 mètres de l’Etoile et la Fondation – voir jours et horaires d’ouverture sur www.fondationlouisvuitton.fr Jusqu’au au 24 février 2020

UNE AUTRE RÉSONNANCE… Sur les quatre étages de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton, c’est donc un festival de modernité qui s’impose à vos yeux. L’espace manque dramatiquement ici pour tout vous raconter : il y a ces meubles innombrables à la sobriété épurée, capables de faire honte aujourd’hui à certaines marques de mobilier « tendance » ; il y a aussi ces aménagements intérieurs de chambres d’étudiants de la maison de la Tunisie et du Mexique, conçus pour favoriser les échanges des futurs locataires et bien sûr garantir leur bien-être ou encore cette « bibliothèque de la maison du Brésil » conçue et pensée comme

Charlotte Perriand


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EXPOS TGV

TOULOUSE-LAUTREC

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : ADAGP Paris 2019 - RMN Grand Palais

L’accoucheur involontaire du XXème siècle Soyons honnête ! On sourit quelquefois à la littérature qui nous est servie par les dossiers de presse ou les si brèves monographies à la disposition de l’information du public à l’entrée des salles d’exposition : c’est parfois si convenu qu’il faut impérativement aller chercher ailleurs les décodages un rien experts (et ça se fait alors malheureusement à la sortie, à la librairie, en feuilletant les pages des catalogues des expos). L’anonyme rédacteur du petit fascicule remis à chaque visiteur (TOULOUSE-LAUTREC, RÉSOLUMENT MODERNE) doit donc être absolument et chaleureusement remercié, lui qui écrit d’emblée : « Liant peinture, littérature et nouveaux médiums, l’exposition trouve son chemin, au plus près de cet accoucheur involontaire du XXème siècle »... C’est en effet le fil conducteur absolu de cette merveille d’exposition que le GrandPalais consacre au peintre albigeois dont on a une vision tout à fait étroite d’artiste-peintre immortalisant sur la toile, de façon expéditive, frénétique et caricaturale, la vie dissolue des putains des maisons closes de la fin du XIXème siècle et de leurs clients. Bien sûr, Toulouse-Lautrec est l’auteur de ces toiles, affiches et panneaux de décorations que nous avons tous en tête. Mais la visite de l’exposition du Grand-Palais remet les pendules à l’heure, le concernant. Du naturalisme un peu sombre de ses débuts à son évolution franche vers l’impressionnisme, on perçoit bien que l’œuvre qu’il a laissée a marqué l’histoire de la peinture au tournant du XXème siècle…

« FAIRE VRAI ET PAS IDÉAL » Il est né Henri de Toulouse-Lautrec, le 24 novembre 1864, fils du comte Alphonse Charles de Toulouse-Lautrec-Monfa et d’Adèle Zoë Tapié de Céleyran, au sein d’une des plus vieilles familles de la noblesse française qui, malgré son nom illustre, ne possédait plus à l’époque que l’aisance d’une famille de la bourgeoisie de province. Dans ces familles des années de la seconde moitié du XIXème siècle, il était d’usage que les mariages se fassent entre cousins, ce qui permettait d’éviter la division des patrimoines et la dispersion de la fortune. Malheureusement, les inévitables effets de la consanguinité vont affecter très tôt le jeune garçon. Âgé d’à peine dix ans, une grave

En haut : Au salon de la rue des Moulins En bas, à gauche : Portrait de Henri de Toulouse-Lautrec À droite : Gabriel Tapié de Celeyran dans un couloir de théâtre


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maladie se révèle, qui va affecter le développement de son squelette. Quatre ans plus tard, il se casse le fémur lors d’une chute et la fracture se réduira très mal en raison de la maladie. Son retard de croissance en sera terriblement perturbé : Toulouse-Lautrec ne dépassera jamais la taille de 1,52 m et, signe distinctif de sa maladie, son tronc sera tout à fait normal mais perché sur des jambes anormalement courtes…

Conquête de passage (Etude pour Elles)

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : ADAGP Paris 2019 - RMN Grand Palais

À moins de vingt ans, le jeune homme décidera de devenir artiste et s’exilera immédiatement à Paris, pour apprendre les bases de la peinture dans le petit atelier du peintre Léon Bonnat, rue du Faubourg Saint-Honoré où il voisinera avec son professeur, Fernand Cormon et même un certain Vincent Van Gogh… La magie de l’exposition est de révéler l’amplitude de l’évolution de son œuvre, des premiers tableaux naturalistes et les dessins d’études sous l’influence de Cormon, puis les portraits de femmes et d’hommes dans les cabarets, théâtres puis dans les bordels… Le tout est littéralement traversé par l’influence des Daumier, Manet et autres Degas et le jeune peintre, nullement sous la coupe de son quasi nanisme et de ses autres handicaps génétiques, proclame à qui veut l’entendre qu’il veut « faire vrai et pas idéal ». LES CHEFS-D’ŒUVRE ABSOLUS DU PETIT NAIN ALBIGEOIS Toulouse-Lautrec va baigner alors en immersion totale avec son temps : la peinture bien sûr, une obsession qui ne le quittera jamais, mais aussi la littérature et surtout la photo qui s’impose comme un énorme nouveau média, que souligne l’intelligence de la mise en scène de l’expo parisienne. Son style incisif ira de pair avec son dandysme assumé et son audace quand il se fera le chantre de toute cette faune montmartroise, officiellement détestée et même haïe par les bourgeois parisiens bien-pensants mais qui rêvent en secret d’aller se rincer l’œil incognito (voire plus si affinités…) en matant les dessous de la célèbre Goulue. La décennie 1890 fera naître les chefs-d’œuvre absolus du « petit nain albigeois » qui côtoiera les débuts des Nabis, fréquentant de près les Bonnard et autres Vuillard, rejoints bientôt par un certain Tristan Bernard, mais ne cessant jamais la promiscuité avec les « filles de joie » comme on les appelait alors, dans une frénésie de vie sans retenue que beaucoup lui envieront sans doute très secrètement. C’est à ce moment qu’il peindra merveilleusement

les prostituées du bordel de la rue des Moulins sur lesquelles le regard de nombre de visiteurs de l’expo s’attardent longuement, tant on réalise alors à quel point ces femmes sont représentées de façon si lumineuse, si tendre et si humaine… La maladie génétique qui l’affecte depuis si longtemps le condamne à une disparition inéluctable qu’il accélèrera par le biais d’une consommation d’alcool elle aussi sans retenue. Toulouse-Lautrec s’éteindra à l’âge de 36 ans, déjà reconnu comme le peintre et l’affichiste du folklore montmartrois et parisien de son époque. L’expo du Grand-Palais proclame hautement à quel point cette réputation est réductrice. Oui, l’auteur anonyme du petit prospectus remis aux visiteurs de l’expo dit l’essentiel en ces quelques mots : Toulouse-Lautrec est « cet accoucheur involontaire du XXème siècle ».

Grand Palais 3, Avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris Métro : Ligne 1 Station : Frankin-Rooselvet Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10h à 20 h (de 10h à 22h les mercredi, vendredi et samedi) Jusqu’au 27 janvier 2020


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Sans titre – 1940

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OR SUJET Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : ADAGP Paris 2019/François Walch - Fondation Hartung-Bergman - RMN-Grand Palais/Walter Klein


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HANS HARTUNG AU MUSÉE D’ART MODERNE DE PARIS

La fabrique du geste Pour la réouverture de « son » musée après d’importants (et superbement réussis) travaux, l’ex-directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, Fabrice Hergott, présente la première rétrospective depuis cinquante ans de Hans Hartung, un des protagonistes majeurs de l’abstraction qui bouleversa l’art moderne… Il est des destins d’artistes (et même des destins tout courts) qui épousent au plus près l’époque vécue. Né dès l’aube du XXème siècle et décédé quelques jours à peine après la chute du mur de Berlin, Hartung a traversé le siècle dernier en ne cessant jamais de peindre, même au plus fort de la montée du fascisme en Allemagne et de la précarité qui fut la sienne au lendemain des années de plomb de la Seconde Guerre mondiale. Sa rétrospective très attendue (la précédente datait de… 1969 !) comporte environ 300

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œuvres (dont beaucoup sont issues de la Fondation Hartung/Bergman) où l’évidente diversité des supports et la richesse des innovations techniques épatent les visiteurs. LA FUREUR DE CRÉER L’exposition met en scène quatre grandes époques de la vie et l’œuvre du peintre allemand. C’est tout d’abord son parcours vers l’abstraction entre 1904 et 1939 : après avoir exploré très jeune toutes sortes de techniques et de supports (déjà inventif…), Hans Hartung s’affranchit peu à peu des styles qu’il avait explorés pour définir sa propre voie : grilles, barreaux noirs et éléments calligraphiques parsèment et dialogues avec ses aplats colorés. Entre 1940 et 1956, il lui faudra « peindre à tout prix » comme le dit joliment l’histoire du peintre résumée dans la présentation de la vie de l’artiste : c’est évidemment la guerre et son cortège d’horreurs (il s’engagera fin 1939 dans la Légion étrangère) puis, invalide de guerre, se retrouvera dans une précarité extrême après le conflit, à Paris. L’emploi fréquent du signe noir sur fond coloré marque souvent ses œuvres et expérimente son « laboratoire de formes » sur de très petits formats réalisés à l’encre. De 1957 à 1970, le peintre va « agir sur la toile » et redécouvrir les grands formats en expérimentant la pulvérisation (avec force aérosols, spray ou simple pistolet de carrossier). Il pratiquera la superposition de couleurs, révélant la matière à l’aide du grattage avec des outils qu’il fabrique, un peu à l’image de Paul Klee en Suisse.


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Texte : Jean-Luc Fournier

À gauche : T1962-U8 – 1962 À droite : T1949-9 – 1949

Le quatrième temps de l’exposition se nomme Le geste libéré. À partir des années 70, se mettant quasiment au diapason de l’esthétique pop et psychédélique, ses peintures, mais aussi ses œuvres sur papier et ses estampes sont souvent réalisées par de nouveaux outils qu’il peufine entre Paris et Antibes, où il a installé son atelier d’été. Pour projeter, tracer, brosser, abraser etc…, il utilise le balai de branches de genets frappé sur la toile, le pulvéristeur à vigne, la serpette, la tyrolienne utilisée dans le secteur du bâtiment… Malheureusement, un grave accident vasculaire va considérablement l’affaiblir en 1986, ce qui ne l’empêchera pas d’intensifier son rythme de production dans une incroyable fureur de peindre, réalisant parfois de très grands formats qu’on peut voir dans l’exposition.

regretté directeur du MAMCS. Une place inédite est accordée également aux travaux sur papier ainsi qu’aux milliers de photographies que l’artiste réalisa dans sa frénésie exploratoire et expérimentale. Le tout est complété par des documents et archives passionnants (prenez le temps et choisissez bien un jour « calme » en matière de visite pour vous en imprégner totalement) ainsi que des documents audiovisuels montrant l’artiste au travail.

Les peintures les plus emblématiques ont été réunies par le musée d’art moderne de la Ville de Paris sous la houlette qu’on imagine jubilatoire d’un Fabrice Hergott, au vu de l’expertise sur l’art moderne du

Cette superbe exposition est celle d’un artiste qui a ouvert la peinture, notamment, à une autre dimension. Les tous nouveaux locaux du musée d’art moderne de la Ville de Paris méritaient bien de l’accueillir…

Mais c’est bel et bien la foule d’œuvres où domine sa gestuelle sans cesse en harmonie avec son monde intérieur qui fascine le plus car, comme le souligne Fabrice Hergott dans sa préface du catalogue, « l’art moderne ne s’est pas arrêté à la seconde guerre mondiale. L’invention et le renouvellement ont été constants tout au long du siècle ».

Musée d’art moderne de la Ville de Paris 11, avenue du président Wilson - 75016 Paris - Métro : Ligne 9 Stations : AlmaMarceau ou Iéna Du mardi au dimanche de 10h à 18h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22h. Fermé le lundi et les jours fériés Jusqu’au 1er mars 2020


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EXPOS TGV

Peter Hujar

MUSÉE DU JEU DE PAUME

Photos : Peter Hujar Archive, LLC, courtesy Pace/MacGill Gallery, New York and Fraenkel Gallery, San Francisco

Peter Hujar - Speed of life

C’est bien sûr tout sauf un hasard si cette exposition magnifique est titrée La vie à toute vitesse. Car oui, à l’instar de beaucoup d’autres êtres humains de cette génération fauchés durant les années 80 par le sida, le photographe new-yorkais Peter Hujar aura vécu au rythme d’un Manhattan trépidant et alternatif, une ville d’autant plus hors norme alors que rodait au-dessus d’elle la terrible maladie qui allait emporter ses enfants les plus créatifs. Le musée du jeu de Paume lui rend hommage avec une très mouvante exposition… Chaque photographe rêve depuis son tout premier clic de LA photo. Non pas forcément celle qui le rendra célèbre et lui assurera la fortune mais plutôt la photo emblématique

Texte : Jean-Luc Fournier

d’une époque, celle qui le rendra à jamais fier d’avoir été là à la seconde éphémère où l’air du temps fabriquait l’instant décisif. Pour Peter Hujar, ce fut sans doute ce cliché de 1970, cet après-midi où une poignée d’homosexuels

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masculins et féminins s’agglutina au milieu d’une avenue new-yorkaise en levant le poing pour revendiquer pleinement leur identité

‘‘ Mes personnages ont du style, mais de façon un peu obscure. La plupart ne sont pas connus, ou alors connus d’un tout petit public. ”

(photo page de droite). Le Gay Liberation Front venait de naître et, bien que plongé alors dans ses années d’assistant de photographes de mode auprès des plus prestigieux magazines américains (Vogue, Harper’s Bazaar…), Peter Hujar était déjà là, ce jour-là, précisément ce jour-là… UNE VIE LIBRE ET SANS ENTRAVE Deux ans après cette photo, il tourna résolument le dos au monde de la pub pour se consacrer intégralement à la photographie de ce monde qui l’entoure et avec qui il vibre en harmonie. « Cette frénésie de la pub n’était pas pour moi » dira-t-il simplement. Ce monde qui l’entoure est celui des danseurs, des musiciens, des travestis… qui vivent (et très souvent même survivent) dans l’East Village où il déménage dès 1973, décidant de ne travailler qu’en cas d’absolue nécessité et à condition que le sujet l’intéresse. C’est l’East Village new-yorkais de la décennie 1975-85 qui sera le théâtre de sa démarche artistique, avec ses fameux portraits en studio, centraux dans son œuvre. « J’aime photographier ceux qui s’aventurent jusqu’à l’extrême et qui revendiquent la liberté d’être eux-mêmes. En un sens, je suis resté un photographe de mode. Mes personnages ont du style, mais de façon un peu obscure.


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Gay Liberation Front Poster Image - 1970


Ci-contre : David Wojnarowicz reclining – 1981

publiée le sera de son vivant (Portraits in Life and Death – 1976). Elle rassemble les modèles qui ont fait face à son objectif le plus souvent allongés, ce qui constitue une expérience inhabituelle et tout à fait troublante… Ses nus sont aussi un autre de ses motifs récurrents dans les dix dernières années de sa vie. Il cherche à capter les marques laissées par le temps, à exprimer la réalité la plus profonde de chaque être. Dans le Manhattan de l’époque, les rares journalistes qui le suivent de près le classent « quelque part entre Diane Arbus et Robert Mapplethorpe », ce qui le laisse d’ailleurs à peu près indifférent.

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Fin 1980, il fait la connaissance de l’artiste David Wojnarowicz qui devient son amant et qui partagera la fin de sa courte vie. Tous d’eux n’auront de cesse de parcourir les quartiers délabrés du Lower Manhattan. De façon spontanée et sans doute sans le réaliser tout à fait, Peter Hujar capte alors les derniers feux d’une époque où la ville vibrait d’une énergie créatrice assez démente qui allait bientôt totalement disparaître…

“ Il cherche à capter les marques laissées par le temps, à exprimer la réalité la plus profonde de chaque être. ” La plupart ne sont pas connus, ou alors connus d’un tout petit public. Mais dans leur domaine, la création, ce sont tous des aventuriers qui ont un certain état d’esprit » écrira-t-il alors. Presque tous ces portraits (dont les célèbres poses allongées, sa « marque de fabrique ») étaient posés mais Hujar ne conservait que le cliché capturé au moment où le modèle se révélait vraiment. Sa seule monographie

Début 1987, Peter Hujar apprend qu’il est séropositif. Il mourra d’une pneumonie liée à la perte totale de ses défenses immunitaires à cause du sida. Il n’avait que 53 ans et la photo que David Wojnarowicz a capté sur son lit de mort est bouleversante… La magnifique exposition du musée du Jeu de Paume présente 140 photos de Peter Hujar, qui suivent l’essentiel de son parcours artistique. C’est la première expo mise en scène par le nouveau directeur du musée, Quentin Bajac, qui perpétue avec bonheur la singularité de ce lieu unique qui, depuis son ouverture il y a quinze ans, est devenu un lieu incontournable en Europe, tant pour les formidables expos des grands photographes du XXème siècle que pour leurs successeurs contemporains. Des rendez-vous qui sont toujours un pur bonheur…


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MAIS AUSSI... LA FOLIE

Vinci

LA MODERNITÉ

Greco

Cette rétrospective est la première grande exposition jamais consacrée en France à ce génie artistique qui fut le dernier grand maître de la Renaissance et le premier grand peintre du Siècle d’Or.

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Pièta - Le Greco 1571-76

Greco fut un insatiable inventeur de formes et n’aura eu de cesse de créer des compositions audacieuses et spectaculaires. L’exposition du Grand Palais est une superbe rétrospective inédite mettant en lumière sa palette extraordinairement vive, sensuelle et émouvante. Au final, Greco aura réalisé d’époustouflantes innovations : la révélation d’une incroyable modernité que les artistes de la modernité de la fin du XIXème siècle n’ont pas manqué de remettre au goût du jour… Grand Palais 3, Avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris Métro : Ligne 1 Station : Frankin-Rooselvet Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10h à 20h (de 10h à 22h les mercredi, vendredi et samedi) Jusqu’au 10 février 2020

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Parmi l’abondance des grandes expos parisiennes de cette fin d’année, il faudra vous armer de patience (et aussi avoir un peu de chance via le net puisque l’achat des places y est obligatoire de façon incontournable) pour voir l’exposition Léonard de Vinci au Musée du Louvre. 180 œuvres du maître y sont présentées pour le 500ème anniversaire de la mort du génie toscan. Le plus grand musée du monde expose l’artiste le plus populaire de la planète. Il n’est bien sûr question que de superlatifs. Le célébrissime Homme de Vitruve ne sera exposé que jusqu’à fin décembre. La Joconde, tableau d’une grande fragilité, ne sera visible que dans sa salle habituelle. À noter, et c’est à nos yeux un véritable événement dans l’événement, l’exposition à taille réelle des réflectographies infrarouges du laboratoire de recherche et de restauration des musées de France. Ce sont comme des « radios » qui révèlent le moindre coup de pinceau du maître. Un mot nous est venu à l’esprit : c’est « la fabrique du génie »… Musée du Louvre Métro Ligne 1. Station Louvre. Jusqu’au 24 février 2010 Tous les jours de 9h à 21h45 sauf le lundi de 9h à 18h. Fermé le mardi. Réservation d’un créneau date et heure OBLIGATOIRE sur le site www.ticketlouvre.fr

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Musée du Louvre — ADAGP Paris 2019 - RMN Grand Palais

La belle ferronnière Leonardo da Vinci

La Fable - Le Greco


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AU MAMCS

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Texte : Véronique Leblanc

Photos : Musées de Strasbourg/M.Bertola — Käthe Kollwitz Museum Cologne

Käthe Kollwitz nous grandit « Je veux agir en ce temps », le titre de l’exposition que consacre le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg à Käthe Kollwitz claque comme un manifeste : l’art est énergie, pulsion de vie y compris au travers des temps inhumains traversés par cette artiste allemande née en 1867 et morte en 1945. « Ce titre s’est imposé raconte Estelle Pietrzyk, conservatrice du musée, car il est évident que Käthe Kollwitz a agi et agit encore aujourd’hui. Elle n’a rien d’une «documentaliste» des malheurs du monde. Elle est empathique avec ses modèles mais elle n’est en aucun cas misérabiliste et ne met jamais le public dans une position indigne de voyeur. Elle nous grandit. »

même d’y revenir », prévient Estelle Pietrzyk. S’y déploie, dans des clairs obscurs souvent très prononcés, un art qui mêle une grande expressivité à un réalisme fort. Très allemand dit-on souvent, et pourtant marqué par l’art français, notamment par Rodin auquel Käthe Kollwitz rendit visite en 1901. La guerre qui lui prit un fils disparu dans les Flandres en octobre 1914 s’inscrit comme un thème essentiel décliné jusqu’en des maternités éperdues où les femmes protègent de leurs bras leurs fils voués au combat. Joue contre joue, bouche contre bouche comme dans le magnifique fusain Adieu (« Abschied ») où l’enfant s’éloigne envers et contre l’attachement viscéral qui le lie à sa mère. En 1942, c’est son petit-fils qui mourra sur le font russe, Käthe Kollwitz sait de quoi elle parle quand elle explore la douleur humaine et passe de l’autobiographie à l’universel.

NIE WIEDER KRIEG

La pauvreté en ses dimensions les plus âpres, les conflits

« Le parcours de l’exposition est chronologique, poursuit la conservatrice, car il s’agissait de “faire connaissance” avec une artiste très célèbre en Allemagne, présente dans les collections de plusieurs musées aux États-Unis, mais à laquelle la France n’avait pas encore rendu l’hommage qu’elle mérite ».

sociaux, le chagrin et la mort qui arrachent ou qui effleurent

Strasbourg quant à elle ne l’a jamais négligée. Seul musée de France à détenir plusieurs dizaines de ses œuvres, le MAMCS a toujours poursuivi une politique d’acquisition entamée du vivant de l’artiste. Käthe Kollwitz était alors déjà célèbre de l’autre côté du Rhin, notamment avec ses deux cycles de gravures, Une Révolte de tisserands et La Guerre des paysans, elle le deviendra plus encore lorsque son travail s’inscrira dans un pacifisme d’autant plus déterminé qu’elle pressent l’inéluctabilité de la guerre. Son affiche Nie wieder Krieg imprimée en 1924 sera reprise à l’étranger et deviendra iconique. Plus tard, avec l’arrivée des nazis, elle sera privée de son poste d’enseignante à l’Académie prussienne et interdite d’exposition. JOUE CONTRE JOUE, BOUCHE CONTRE BOUCHE Les 150 œuvres exposées à Strasbourg jusqu’au 12 janvier — une cinquantaine de dessins, plus de 90 gravures et neuf sculptures — sont « très denses, réclament du temps, voire

jusqu’à l’autoportrait de l’artiste tracé au soir de sa vie sont d’autres lignes de force d’une œuvre à la force intacte. PAS DE PLACE POUR TRICHER « Käthe Kollwitz vit l’histoire mais ne donne pas de leçon » dit Estelle Pietrzyk. « Elle excelle à “dire” l’humanité dans les mains et les visages. Elle est sans concession y compris dans ses propres autoportraits qui sont très durs parce que le degré de douleur est tel qu’il ne laisse pas de place pour tricher. » Vivante et vibrante Käthe Kollwitz voulait que son art agisse sur le monde. « Il est vrai que mon œuvre poursuit un but, écrivait-elle. Je veux agir dans ce temps où les gens sont si désemparés et ont tant besoin d’aide. » Elle n’a pas failli. L’exposition, aussi complète que possible, évoque de son inlassable quête nourrie d’une intériorité dont témoignent ses carnets publiés parallèlement au catalogue introduit par Hannelore Fischer, directrice du Käthe Kollwitz Museum de Cologne et co-organisatrice de l’exposition avec Estelle Pietrzyk. « Un jour, un nouvel idéal naîtra, et ce sera la fin de toute guerre, y écrira-t-elle en 1941, au cœur de la Deuxième Guerre mondiale. C’est avec cette conviction que je meurs. Il faudra travailler dur pour atteindre ce but, mais il sera atteint. »


Couple amoureux enlacé – 1906-1910 fusain estompé

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ST-ART 2019

Une édition saluée de toutes parts

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Or Norme

La 24ème édition de ST-ART a clos ses portes le 17 novembre sur un bilan très favorable. Sans verser dans une euphorie déplacée, tous les indicateurs de performance sont passés désormais au vert grâce à un travail de fond entrepris depuis quatre années par GL Events. C’est une bonne nouvelle pour ST-ART qui, peu à peu, regagne le terrain perdu en matière de crédibilité C’est une donnée qui trompe rarement dès qu’il s’agit d’estimer l’évolution d’une foire d’art contemporain : celui du chiffre d’affaires moyen d’un exposant. Pour cette 24ème édition, il s’est élevé à 17 105 € contre 16 063 € en 2018 et 9 560 € en 2017. Une très belle progression donc, qui vient confirmer la pertinence du travail de fond entrepris par les organisateurs de ST-ART, sous la houlette de Patricia Houg, la directrice artistique de la Foire d’art contemporain de Strasbourg. UN BEL ÉCRIN POUR LES GALERIES

Les premières données brutes enregistrées concourent toutes à ce sentiment de satisfaction. Avec environ 20 000 visiteurs accueillis pendant les quatre jours de la foire, la fréquentation a été jugée satisfaisante par les exposants et tout le monde a pu relever une journée exceptionnelle le dimanche. Les collectionneurs et amateurs d’art contemporain et les institutionnels ont bel et bien répondu présents eux aussi… Deux autres points ont également ravi Patricia Houg : « Les visiteurs ont parfaitement réagi au

Cette dernière revient sur l’inconnue qui pesait sur les épaules du staff à propos de cette dernière édition : le changement de site, imposé par les travaux du nouveau Parc Expo de Strasbourg. « Sincèrement, je n’étais pas spécialement inquiète car je connais le savoir-faire du groupe en matière de structure provisoire et nous avons prouvé qu’il était bien réel. Les œuvres accrochées ont été particulièrement bien mises en valeur et les visiteurs nous ont fait d’excellents retours après leur passage » dit Patricia Houg.

fait que nous n’avons pas mis en valeur une

Sur le ton de la plaisanterie, un collectionneur ami de Or Norme nous a même dit : « Il faut presque souhaiter que ce pavillon provisoire survive aux travaux du site, c’est un écrin parfait pour ST-ART, le plafond translucide amène une très belle lumière et ça change tout !... »

l’image de marque de l’événement… »

institution comme par exemple le musée Picasso de Barcelone, l’an passé. Les inconvénients de la structure provisoire, notamment en matière d’hygrométrie nous imposaient de ne prendre aucun risque en la matière. L’accent porté sur le design a été très apprécié. Mais un autre point m’enchante : nous avions beaucoup de galeries qui venaient à ST-ART pour la première fois et toutes ont très bien vendu. Cela confirme que ST-ART est une foire-tremplin et c’est un atout formidable pour

Il faudra donc faire encore mieux lors de la prochaine édition, c’est la loi du genre. D’autant que ce sera la 25ème et qu’il est donc hors de question que ST-ART rate l’escalier du quart de siècle !


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L’ATELIER CONTEMPORAIN

L’art et les mots de François-Marie Deyrolle Il est des lieux qui en disent long et les locaux de « L’Atelier contemporain » en font partie. Livres et tableaux, bibliothèques et chevalets, édition et atelier d’artiste y cohabitent…

Texte : Véronique Leblanc

Photos : Alban Hefti

Travaillent ici — au 4, boulevard de Nancy, tout près du MAMCS — la peintre Ann Loubert et l’éditeur FrançoisMarie Deyrolle avec qui nous avons rendez-vous. « J’ai toujours travaillé dans le monde du livre », racontet-il en évoquant ses études à l’École du Louvre à Paris et la fondation de sa première maison d’édition « Deyrolle Éditeur » en 1990, déjà consacrée à la littérature contemporaine « plutôt dans une veine poétique » et aux écrits d’artistes. Sept ans plus tard, François-Marie Deyrolle a pris la direction du Centre régional du livre de Franche-Comté, puis l’Office du livre en Poitou-Charentes avant de s’installer à Strasbourg en 2003 où il a exercé jusque 2009 la fonction de chargé de conservation de la très belle Bibliothèque des musées. En 2010, il a été chargé de mission pour la création de l’Artothèque de la ville.

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LES CARNETS DE KÄTHE KOLLWITZ « Mais…, confie-t-il, l’édition m’a toujours tenu à cœur. » Parallèlement à ses activités professionnelles, il fonde en 2000 « L’Atelier contemporain », revue de création littéraire dont le titre est repris d’un recueil de Francis Ponge consacré à la peinture. C’est cet intitulé qu’il reprendra en 2013 lorsqu’il créera une deuxième maison d’édition où vont paraître des œuvres littéraires, des écrits sur l’art et une collection baptisée « L’Esperluette » qui associe écrivain et artiste. Des ouvrages qui font fi des modes et du marché de l’art pour s’inscrire au plus intime de la création et du regard. La publication de l’ensemble des écrits de Käthe Kollwitz en septembre dernier, un mois avant l’inauguration de l’exposition que le MAMCS lui consacre,

François-Marie Deyrolle

prend toute sa place dans le catalogue. Elle avait été précédée, en 2018, d’une publication plus parcellaire du journal de l’artiste qui n’a pas empêché François-Marie Deyrolle de contacter la traductrice Sylvie Pertoci, lorsqu’il a appris que celle-ci avait travaillé sur l’ensemble des textes produits entre 1908 et 1944. L’éditeur pressenti avait renoncé au projet, « L’Atelier contemporain » était d’autant plus partant que l’exposition de Strasbourg représentait une belle opportunité. Menée en partenariat avec le Kollwitz Museum de Cologne, cette édition des dix cahiers conservés aux

‘‘ L’édition m’a toujours tenu à cœur. ’’


archives de l’Académie des arts de Berlin est complétée de 200 illustrations. L’ouvrage révèle la densité de l’existence individuelle de l’artiste, ses doutes intimes, ses angoisses liées à son travail, le souci de son entourage… Le fil des jours d’une femme artiste témoin de temps d’horreur qui lui prirent un fils et un petit-fils mais qui ne cessa jamais de croire aux vertus politiques de l’art. Un ouvrage désormais incontournable sur l’une des plus grandes représentantes de l’art graphique allemand du XXe siècle. UN MIRACLE DANS L’ÉCONOMIE « UN PEU PERVERSE » DE L’ÉDITION » Fortes de 70 titres, les éditions de « L’Atelier contemporain » tiennent du miracle dans « l’économie un peu bizarre, un peu bâtarde, un peu perverse de l’édition », admet François-Marie Deyrolle. « C’est très compliqué, surtout pour la littérature, de gagner de l’argent avec des choses un peu pointues. Dans le domaine de l’art, des opportunités de partenariat ou de mécénat peuvent apparaître. » Il ne regrette rien cependant car vivre avec les livres ne lui suffisait pas, il avait besoin

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d’en faire naître de nouveaux en toute indépendance. De les imaginer, les créer, les penser, les mettre en forme. DES PROJETS ET UN RÊVE François-Marie Deyrolle a en projet des livres de photographes : une monographie de Jean-Jacques Gonzalès qui sortira en février-mars, un recueil de textes et photos de Marc Blanchet ainsi qu’un autre ouvrage où se répondront les photos de l’Alsacien Stéphane Spach et les textes de Gilles Clément. « Un de mes rêves, confie-t-il aussi, serait d’avoir un lieu d’exposition en prolongement de la maison d’édition. J’aimerais revivre ce que j’ai vécu lorsque la Fondation Fernet-Branca m’a donné une carte blanche à l’automne 2018. J’avais sélectionné six artistes strasbourgeois (Daniel Schlier et cinq de ses élèves : Camille Bres, Aurélie de Heinzelin, Ann Loubert, Clémentine Margheriti, Marius Pons de Vincent – ndlr) et j’ai pu construire l’exposition comme on construit un livre. En lui donnant une architecture propre. » www.editionslateliercontemporain.net


REAMÉNAGEMENT La rue du 22 novembre comme Park Av.

DR Jean-Luc Fournier

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Texte :

Photos :

Inauguré le 20 novembre dernier après des travaux considérables, le nouvel aménagement de la rue du 22 novembre est déjà plébiscité par les Strasbourgeois et consacre ce « petit bout de ville » qui a considérablement évolué, notamment sous l’influence du privé qui a investi les lieux : l’hôtel BOMA, le complexe restobrasserie-galerie d’art AEDAEN, la gigantesque brasserie le METEOR, le StreetButcher entre autres… ont tout redynamisé. Et voilà que l’art vient parachever ce nouveau cœur battant de Strasbourg qui, le sait-on ? Doit son nom à la proclamation d’un… soviet à Strasbourg, en 1918 ! Les aménagements de rues ou places piétonnes n’ont pas manqué depuis quelques années à Strasbourg et ils font quasiment l’unanimité par la qualité de leur réalisation : la proche Grand’Rue, le quai des Bateliers, la Place d’Austerlitz et la rue du Jeu-des-Enfants (liste non exhaustive). La rue du 22 novembre, dont les travaux se sont terminés in-extremis avant l’ouverture des Marchés de Noël, fait désormais partie intégrante de ces endroits qui refondent Strasbourg. Frédéric Croizer, dont la galerie Radial, quai de Turckheim, marque quasiment l’entrée du nouveau secteur réaménagé est sans doute l’un des galeristes d’art contemporain les plus « pointus » de Strasbourg. En outre, ce vrai passionné se sent depuis toujours concerné par le présent et le futur de « sa » ville et ne manque jamais d’une idée en ce sens.

un repérage soigneux du secteur de la rue du 22 novembre, dans le but d’y établir une de ces monumentales sculptures dont l’artiste a le secret et qu’il a déjà installées à Berlin, Brême, Amsterdam, Beverly Hills, Kansas City et sur Park Avenue à New-York, notamment… FINANCEMENT PRIVÉ Lors de l’installation de l’œuvre, on aura l’occasion de revenir sur la technique tout à fait particulière utilisée par l’artiste (il crée violemment un vide total au sein de sa structure étanche, qui la déforme et pas seulement de façon aléatoire…). Mais pour l’heure, il s’agit de trouver les financements. Ils seront privés et devront atteindre entre

Sa relation très forte avec l’artiste allemand Ewerdt Hilgemann s’était déjà matérialisée par une récente exposition. Beaucoup d’amateurs d’art contemporain avaient alors été quelque peu intrigués par la présence physique de l’artiste à l’occasion du vernissage de l’exposition. Basé en Hollande où se trouve son atelier et fort d’une solide reconnaissance mondiale, Ewerdt Hilgemann est en effet plus souvent à Berlin ou à New-York qu’en France… Le secret avait été bien gardé mais la venue de l’artiste à Strasbourg était donc motivée par

Frédéric Croizer


Une des œuvres de Ewerdt Hilgemann sur Park Avenue à New-York

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200 et 250 000 €, selon Jean-Louis de Valmigère qui préside la Fondation pour Strasbourg qui sera en première ligne pour recueillir cette somme. La Ville de Strasbourg, pour sa part, ne jouera que son rôle d’aménageur de l’espace public mais Alain Fontanel, le premier adjoint en charge de la Culture et Paul Meyer, l’adjoint de quartier concerné, ont depuis l’origine fait connaître leur enthousiasme quant à ce projet… « Deux ans seraient nécessaires pour recueillir cette enveloppe » estime Jean-louis de Valmigère. Qui ajoute cependant : « J’ai bon espoir qu’une seule année suffise… »

En toute modestie, le jour de la conférence de presse annonçant l’initiative, Frédéric Croizer, comme à son habitude, n’a pas mobilisé l’avant-scène. On soulignera ici son inventivité et son opiniâtreté pour initier et porter le projet. Il ne sera sans doute pas le dernier à indiquer l’adresse de quelques-uns de ses bons clients des deux côtés du Rhin, susceptibles d’abonder à la cagnotte. On reparlera de ce cercle vertueux quand on aura le plaisir d’accueillir la sculpture de cet artiste mondialement renommé. Vivement…


STRASBOURG

la rouge

La rue du 22 novembre fait pavé neuf. Combien sommes-nous à penser que cette date marquait la libération de Strasbourg par les troupes de Leclerc ? Pas de bol, c’était un 23 novembre. Si une guerre mondiale ne convient pas, essayons-en une autre. Mais cela fonctionne moins bien encore. Alors ? Alors, il faut viser entre les deux... L’histoire de Strasbourg est riche. Mais de tous les régimes qu’elle a connus, celui qui est lié à cette rue et à cette date fût sans doute le plus éphémère. C’était un Soviet. Qu’est-ce qu’un Soviet ? C’est un conseil de soldats, d’ouvriers et de paysans. Il y en eût en Russie en 1905 puis en 1917, le plus fameux étant celui de Petrograd (Saint-Pétersbourg aujourd’hui). C’est donc une instance révolutionnaire. Et pour en connaître l’origine, il faut remonter quelques mois, voire quelques années en arrière. Il faut aller au Front.

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Texte : Thierry Jobard

Photos : DR

TOUTES CES TUERIES… On le leur avait dit et répété, encore et encore, quatre longues années durant : on y arrive ! on y est ! on les tient ! Quatre années de peur, de sang, de boue et de mort. Quatre années à voir crever les copains, et crever salement. On ne saura jamais vraiment ce que c’était que cette guerre-là parce qu’on ne peut retrouver le bruit qu’elle faisait. Des tirs d’artillerie qui préparaient le terrain et qui pilonnaient pendant des jours les positions de l’autre. Un bruit qui ébranlait jusqu’à l’intérieur de l’âme, un bruit qui rendait fou. 14-18, ce fut en moyenne 6 000 morts par jour. Quand tous les profiteurs, tous les planqués de l’arrière vivaient peinards. Les embusqués, les bourgeois, les nantis... Alors quand, à la fin des fins, les huiles leur avaient dit que c’était perdu, qu’il fallait arrêter, ils n’y ont pas cru. De toutes ses tueries, de tous ces assauts qui n’avaient servi à rien, ils n’en étaient pourtant pas dégoûtés les galonnés. Ludendorff, Feldmarshall, prussien jusqu’à la pointe de la trique, théoricien de la guerre totale, en veut encore. Mais les soldats, eux, n’en peuvent plus. La guerre est finie et il faudrait mourir encore ? À Kiel, sur la Baltique, les marins se mutinent. Il y a des alsaciens parmi eux. Ils rentrent chez eux. Et d’autres soldats se joignent à eux. À Kehl notamment. Ils seront des milliers de strasbourgeois à accueillir les marins place Kléber.

Selon la convention d’armistice du 11 novembre, les troupes allemandes disposaient de 15 jours pour quitter l’Alsace-Moselle. Les allemands partis, les français pas encore là… Entretemps, la révolution s’installe. Le 8 novembre les Soviets prennent le pouvoir en Bavière. Le 9, l’empire des Hohenzollern s’effondre, remplacé par la République. Un monde disparaît… Très vite, après quelques échauffourées, les Soviets élisent leurs membres à Strasbourg, mais aussi à Colmar, Saverne, Sélestat… Le drapeau rouge flotte sur la cathédrale et le marin Wendelin Thomas déclare : « Un temps nouveau est né, celui de l’entrée dans l’âge de l’humanité. Le but final est l’œuvre civilisatrice, la fraternisation des travailleurs ». Les prisons ouvrent leurs portes, la liberté de la presse et d’expression est établie, le droit de manifester également. Mais le marché noir se répand et des pillages ont lieu. Peirotes, maire de Strasbourg, demande au Quartier Général français de faire venir des troupes au plus vite. Elles arrivent le 22 novembre. La passation de pouvoir entre Soviet et le commandement français se fait pacifiquement. Les mesures sociales sont annulées et les fauteurs de troubles dispersés. Ceux qui les ont fait chasser disaient: « Plutôt français que rouges ». Plus tard ils diront « Plutôt Hitler que Staline »...

La proclamation de la République le 10 novembre 1918 à Strasbourg


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DIX MOIS DÉJÀ

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

Tomi Ungerer, ce tellurique et tendre ami…

C’est dans le bel écrin du musée Tomi Ungerer qu’elle dirige à l’entrée de l’avenue de la Marseillaise que Thérèse Willer nous reçoit chaleureusement. Dehors, le beau soleil automnal caresse la façade et vient éclairer de biais la grande banderole où Tomi nous regarde affectueusement. Putain de temps : dix mois déjà que le grand escogriffe s’est éclipsé… Nous avons demandé à celle qui fut si proche de lui, à la veille de l’anniversaire de sa disparition, de nous confier son Tomi personnel, quelquefois quasi intime. Dans le silence d’une petite pièce où les innombrables ouvrages de sa bibliothèque personnelle que Tomi a légué à « son » musée attendent d’être recensés, Thérèse a commencé à raconter plus de quarante ans d’une amitié jamais ébrêchée. L’amitié d’une vie, résumée ici sans aucun ajout, entre guillemets…

leman que farmer. Sincèrement, je me souviens que je n’ai quasiment pas dit un mot durant ce déjeuner, muette de saisissement tant j’étais impressionnée ; j’étais toute jeune : pour moi, j’étais assise près de l’artiste dont on parlait tant dans les milieux de l’histoire de l’art - à l’époque, le grand public ne le connaissait pas tant que ça. Il revenait à Strasbourg pour lancer son livre “Das große liederbuch” où il avait illustré plus de 200 chansons populaires. Strasbourg n’était qu’une étape dans cette tournée : il y avait aussi l’Allemagne, la Suisse... Je crois me rappeler qu’il venait à peine de s’installer en Irlande et qu’il avait déjà donné aux Musées de Strasbourg sa première série de dessins originaux et aussi son premier ensemble de jouets d’enfant. Très peu de temps après, il y a eu sa première exposition à Strasbourg, à l’Ancienne Douane. Je me souviens que durant ce déjeuner où j’ai été si peu bavarde, je me suis délectée des paroles de Tomi, y compris de ses célèbres blagues qu’il racontait à table, tout en s’occupant avec grand soin de sa maman. Manifestement, la révélation a été plutôt de mon côté, donc. Je ne pense pas que ce repas l’ait beaucoup marqué, me concernant…

Nous ne sommes pas devenus amis très vite. C’est un peu plus tard, dans les années 1980, que notre amitié s’est constituée, après être allée plusieurs fois le rencontrer en Irlande avec mon compagnon, dans cet endroit merveilleux qu’il venait de reconstruire, au bord des falaises. Mon compagnon avait ouvert L’Arsenal, son restaurant à la Krutenau où j’ai travaillé à la fin de mes études, et comme ils étaient très amis tous les deux, Tomi y venait à chaque fois qu’il revenait à Strasbourg. Une belle proximité s’est « Tomi, je l’ai rencontré en 1976 par le biais de mon compavite installée entre nous... gnon de l’époque qui travaillait à la Maison Kammerzel et qui était sans doute son meilleur ami d’alors, en Alsace. Cette amitié avec Tomi n’était pas simple, mais elle était J’étais étudiante en histoire de l’art et j’ai donc été invitée simple en même temps. Je m’explique sur cette curieuse par Toni, mon compagnon, à déjeuner avec lui au premier façon de la présenter : à cette époque-là, il est d’un étage du célèbre restaurant. Je me souviens que j’étais abord extrêmement facile — je parle au présent, c’est assise sous une fresque de Léo Schnug… J’ai vu arriver un comme ça que je le ressens — car il a sans doute besoin grand homme habillé comme un gentleman-farmer avec de renouer avec l’Alsace et son amitié se traduit par une une veste de velours côtelé et des bottes, accompagné très grande gentillesse et une débauche de mots drôles d’une dame âgée qui s’est révélée être sa mère. En le et d’humour. Il n’a jamais de sa vie dérogé de ça : dès voyant entrer dans la salle, je me suis dit : oh ! ces yeux !... qu’il sort un livre, il a envie que tout le monde le voit, il a Ils étaient d’un bleu glacier et une belle mèche de cheveux envie de le partager avec tous. Ces années-là, il est pour grisonnants les recouvrait un peu. Arrivé à la table, il a moi quelqu’un de très chaleureux et très facile d’accès avancé la chaise pour que sa maman s’installe et là, en et ma timidité lors de notre première rencontre a très moi-même, je me suis dit que ce monsieur était plus gent- vite disparu. Mais bon, Tomi est un artiste et quelquefois,


donc, ce n’était pas simple. Je me souviens d’un soir où une opération de communication de la FNAC avait été organisée au restaurant. On avait une trentaine d’écrivains, tous célèbres, qui s’étaient répartis entre les tables. Tomi était là et Anthony Burgess, l’illustrissime écrivain anglais, était à sa table. Ça s’est vraiment très mal passé. À partir d’un sujet en rien fondamental, ils ont commencé à se disputer. Je pense que Burgess portait sur lui, naturellement, une forme d’arrogance très anglaise qui ne pouvait que déplaire à Tomi qui venait d’emménager en Irlande. Il se sont tellement “frités” tous les deux avec moult éclats de voix que, le lendemain, pour se faire pardonner, Tomi a fait envoyer des fleurs à Mme Burgess qui était à table, près de son mari. Il était comme ça, Tomi, capable de déceler dans les tous premiers instants qu’une tête ne lui revenait pas ! Il pouvait être très violent en mots. Mais le lendemain, il était de nouveau délicieux. Je pourrais en raconter beaucoup tant il se sentait bien dans notre restaurant de la Krutenau, au point même de l’avoir en partie décoré avec un retable de grenouilles dont le musée est aujourd’hui dépositaire. Après le décès de mon compagnon en 1988, j’ai souhaité quitter complètement le milieu de la restauration. J’ai travaillé un peu en free-lance puis j’ai appris que le poste de conservatrice de la collection Tomi Ungerer au sein des Musées de Strasbourg se libérait. Je connaissais bien la jeune femme qui l’occupait, elle me racontait souvent comment ça se passait et moi, j’étais forcément intéressée, en tant qu’amie de Tomi, par l’actualité de l’entrée de ses œuvres aux Musées et j’étais souvent présente aux événements comme,

‘‘ J’ai vu arriver un grand homme habillé comme un gentleman-farmer avec une veste de velours côtelé et des bottes’’ par exemple, l’inauguration par Catherine Trautmann du Centre de documentation Tomi Ungerer, rue de la Haute-Montée. Roland Recht, qui dirigeait alors les Musées, et qui avait été mon professeur à l’Université, m’a engagée en 1992. Je renouais ainsi avec mes études et ma passion. Je n’étais pour autant pas une spécialiste de l’œuvre de Tomi même si nous étions amis et que je m’y intéressais peut-être plus que beaucoup d’autres. Très vite ensuite m’est apparue une évidence flagrante : il fallait absolument ouvrir un musée consacré à cette collection et à cet artiste. Une clause précise qui était

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liée au contrat qu’il avait signé avec la Ville de Strasbourg pour les donations de ses œuvres stipulait que la Ville se devait de les exposer de façon permanente au sein des Musées. Ça aurait pu être, par exemple, une salle au sein du Musée d’art moderne et contemporain… Je me suis donc attelée sur le projet de la création d’un véritable musée, projet que la Ville de Strasbourg a soumis au ministère de la Culture. Et qui est revenu, dans un premier temps, avec la remarque qu’en France, on n’ouvrait pas un musée public pour un artiste vivant ! Nous étions là au tout début des années 2000. Je résume : il a suffi de


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

À gauche : Parmi les pages du livre de condoléances ouvert par le Musée Tomi Ungerer en février dernier À droite : Tomi Ungerer en visite chez les enfants de la Maternelle Pasteur en juin 2018

réécrire le même projet en l’appelant Musée Tomi Ungerer — Centre International de l’Illustration pour que le projet de musée soit enfin validé par la direction des musées de France. Catherine Trautmann a beaucoup aidé à ce que ce projet soit validé et, revenu aux affaires, Robert Grossmann l’a concrétisé. Deux fortes personnalités qui s’opposaient volontiers elles aussi, mais ça a fonctionné ! Nous avons été le premier musée public consacré à un artiste vivant à ouvrir en France. Et qui plus est pour un illustrateur ! Quelle revanche pour l’illustration qui a longtemps été considérée comme n’étant pas un des beaux arts… À la réflexion, ce musée s’est créé d’une façon extrêmement rapide par rapport à la moyenne des autres musées de notre pays. Mais évidemment, pour Tomi qui avait commencé ses donations en 1975, ça paraissait long ! Alors, il en a piqué des colères ! Heureusement que la confiance qu’il avait en moi était totale : lui qui m’avait connue ailleurs, dans un tout autre contexte a, je crois, été ravi de me retrouver avec ces responsabilités-là et à cet endroit-là… Et jusqu’à son décès, il a adoubé en quelque sorte toutes les expositions que nous avons montées ici. De temps en temps, il venait me faire une suggestion sur un artiste que j’aurais pu exposer ou sur une autre partie de son œuvre qu’on pourrait montrer, mais sans pour autant rien imposer. La confiance entre nous régnait… et heureusement, car plus d’un de ses coups de colère, en amont de l’ouverture, ont bien failli faire capoter le projet. Il avait un vrai côté tellurique, quelquefois, doublé d’une grande sensibilité et d’une grande intelligence. Il ne fallait rien lui cacher car très vite, il pressentait tout et ça revenait alors comme un boomerang. Son intuition était phénoménale. À un moment, vers 2004, où on était à une phase cruciale de la création du musée avec le choix des architectes par la Ville, Tomi a pris la mouche en estimant que cela n’allait pas assez vite. Il a alerté la presse en clamant que, puisque c’était comme ça, sa

collection allait partir à Colmar, etc, etc… Nous qui étions sur nos rails, nous avons regardé ça avec pas mal d’inquiétudes. Robert Grossmann a été à deux doigts de lui dire : et bien, si c’est comme ça, pars donc avec ta collection ! On a frôlé le grand clash de très peu, ce jour-là… Bien sûr, concernant la façon dont Tomi a vécu la présence effective de “son” musée à Strasbourg, je crois que cela s’est passé avec toute l’ambiguité qui était très souvent présente chez lui. Il a toujours été ravi, le mot est faible, qu’on lui ait érigé un musée de son vivant mais, en même temps, c’était comme un mausolée où mourrait une partie de lui-même, comme il l’a souvent dit, en provoquant... Mais je sais bien qu’au fond de lui-même, il enterrait une partie pour en ouvrir immédiatement une autre ! Il rebondissait, quoi… Oui, Tomi était ravi de l’existence de ce musée. Au lendemain de l’ouverture, il a encore fait un don de quelques milliers de dessins, mais aussi de sa bibliothèque personnelle, 177 ouvrages qui reflètent ses passions, ses goûts, ses aspirations à travers toutes ses époques, des ouvrages en français, en anglais et en allemand… On ne le sait pas assez encore à mon goût mais Tomi était un homme extrêmement cultivé et qui lisait tout ce qui lui tombait sous l’œil : des biographies, des essais, des récits de voyages, des romans, de la poésie… mais aussi des livres de documentation scientifique comme sur l’histoire naturelle qui l’intéressait formidablement : en Irlande, nous étions tous les deux capables de discuter pendant plus d’une heure d’une fleur que j’avais trouvée là-haut dans les collines et qui était une espèce rare de potentille, selon lui. Il en connaissait le nom latin, le nom anglais, le nom français. Pendant sa période canadienne, il n’a cessé de photographier puis de dessiner la flore et la faune de la Nouvelle-Écosse. La minéralogie le passionnait également, tout comme la géographie, la physique... Il avait même fait une année de maths élém, comme on disait à l’époque, car il était censé reprendre l’entreprise familiale


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Je l’ai vu pour l’ultime fois en novembre de l’année dernière, moins de trois mois avant sa disparition, à son domicile de la rue Jean-Jacques Rousseau à Strasbourg. Je voulais être la première à lui apporter son dernier livre qui venait d’être édité et qui, terrible ironie du sort, était la réédition de In-Extremis, édité par un des meilleurs éditeurs français, Frédéric Pajak qui a créé chez Buchet/Chastel la collection Les Cahiers dessinés, dans laquelle il rassemble des peintres, des dessinateurs et des auteurs de bande dessinée. Je les ai mis en contact il y a quelques années et ils se sont très bien entendus, tous les deux. Ensemble, ils auront eu le temps de sortir Les carnets secrets, In-Extremis donc, et la réédition de The Party.

Quand je lui ai présenté In-Extremis, Tomi l’a feuilleté en étant vraiment ravi du travail de l’éditeur. Il a tenu à me le dédicacer juste avant qu’on ne se quitte. Et là, il y a eu un moment qui bien sûr restera à jamais gravé dans ma mémoire parce qu’il est tellement significatif de Tomi : j’ai vu sa main tracer les mots et un dessin et j’ai alors réalisé que seul son cerveau guidait sa main et qu’à ce moment précis, l’œil n’était qu’un intermédiaire sans trop d’importance. Le geste venait directement de sa pensée et posait les mots et le dessin sur le papier… Je ne pouvais bien sûr pas savoir que je n’allais plus jamais le revoir vivant. C’est la première fois, depuis, que je reparle de ce moment-là et cela m’émeut au plus profond… »

Aujourd’hui le musée conserve 11 000 dessins de l’artiste auxquels se sont ajoutés 6 500 jouets de sa collection personnelle. Ce fonds unique s’est enrichi d’œuvres d’autres illustrateurs français et étrangers comme, entre

graphique. Le parcours proposé permet de découvrir

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Ce que Thérèse Willer ne dit pas, par pudeur et aussi par vraie modestie, c’est que si le Musée Tomi Ungerer - Centre International de l’Illustration a pu en aussi peu de temps (douze ans) acquérir la belle réputation qui est la sienne, il le doit sans doute pour beaucoup à cette parfaite et longue complicité du couple artiste/ conservateur qui a concouru à sa naissance mais aussi à la vie de l’institution durant les douze années qui se sont écoulées depuis son ouverture jusqu’à la disparition de Tomi en février dernier.

autres, les américains Robert O. Blechman et William

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TOMI EN SON MUSÉE

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

d’horlogerie. Il a échoué et cela a généré ses pérégrinations à travers le monde… Je pense aussi qu’on méconnait son côté littéraire : il existe des centaines de manuscrits inédits, des nouvelles, il en a mises quelquesunes en images, des pièces de théâtre. Il mettait en scène un personnage qui était son double et qu’il avait appelé M. Malparti : comme lui, mal parti dans la vie, avec la perte du père à l’âge de quatre ans, avec cette enfance en plein conflit mondial, avec des débuts professionnels difficiles car personne n’imagine qu’on lui a fait un pont d’or et déroulé le tapis rouge à son arrivée à New York… Même si l’étendue de son œuvre est désormais bien assise, on ne le connaît pas assez intimement en Alsace, car il donnait volontairement ici cette image d’amuseur, d’amateur de blagues et je pense que dans sa région natale, ça occultait quelque peu la profondeur de l’homme qu’il a été. Dans d’autres pays, Tomi est reconnu pour bien d’autres aspects…

Steig, l’allemand Philip Waechter, le franco-hongrois André François et le français Maurice Henry. NOUVELLE EXPOSITION : FOCUS ! LA PHOTOGRAPHIE CHEZ TOMI UNGERER Tomi Ungerer a entretenu avec la photographie un rapport intime et méconnu. Il a utilisé ce médium à des fins différentes : en tant que base documentaire, œuvre à part entière ou en l’intégrant dans son œuvre environ 150 œuvres de Tomi Ungerer qui s’échelonnent de la fin des années 1950 jusqu’à la dernière décennie. Jusqu’au 2 février prochain.


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OR PISTE Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Roses


ENQUÊTE

AIRBNB À STRASBOURG

Où en est-on ?

Avec une augmentation de 30% des offres pour la seule plateforme Airbnb entre octobre 2017 et juin 2018 1, Strasbourg est-elle en voie « d’airbnbsation »? Question d’autant plus sensible que la ville fait partie des 28 agglomérations françaises dites en zone tendue où l’offre de logement est insuffisante. En cette fin d’année - où il ne doit plus rester un seul lit de disponible en ville nous avons mené notre petite enquête. Un état des lieux Or Norme.

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OR PISTE

Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Roses

BIENVENUE AU CLUB

Airbnb Strasbourg en 2018 Locations actives : 3457 Taux d’occupation : 72,6% Prix moyen : 97€ Revenus générés : 5,8 M€ Source Observatoire du tourisme – AirDNA

Ces drôles de dames sont des membres actifs du Club des Hôtes Airbnb de Strasbourg. Créé en 2016, ce club — un simple groupe privé sur Facebook — comptait 106 inscrits au moment de notre rencontre. Sa vocation première : l’entraide, notamment pour tout ce qui concerne la réglementation : ce fut tout le sujet de la première grande réunion organisée par le club en 2017 avec des intervenants de la ville et des élus capables de répondre aux questions des hôtes : « Nous avions envie de rentrer dans la légalité et de savoir ce qu’il fallait faire, parce qu’en réalité nous ne savions pas » se souvient Karin. « C’est ce que j’ai toujours dit aux autorités, ajoute Rosette, il n’y a pas de gens qui veulent resquiller. En tout cas pas dans ceux qui sont venus à cette réunion, on a senti un réel besoin ». Il est vrai que depuis quelques années, l’étau législatif se resserre autour de la location de meublés de tourisme que ce soit sur Airbnb ou sur d’autres plateformes dites collaboratives telles que Booking, Abritel ou encore Leboncoin. « Ça rend un peu business un truc qui à la base ne l’était pas » déplore Delphine. Il est en effet loin le temps où Brian Chesky et Joe Gebbia, les fondateurs d’Airbnb, louaient des matelas gonflables dans leur appartement de San Francisco à des collègues de passage en ville. La petite entreprise des débuts, qui reposait sur l’économie de partage, s’est transformée

en un mastodonte pesant plusieurs milliards de dollars. À l’instar d’Uber et de l’uberisation, elle a su imposer sa marque au point de prêter son nom à tout un secteur économique. Sachant que pour un studio, la plus-value réalisée en Airbnb par rapport à un bail traditionnel est de 342 % 2. Tout est dit. L’appât du gain a ouvert certains appétits faisant fi du partage au profit de la prédation économique. Conséquence, certaines villes comme Barcelone ont vu leur centre historique, du fait de l’augmentation systémique des loyers, se vider de ses habitants au profit des logements de tourisme. Et par ricochet, les petits commerces de proximité ont également disparu. Il fallait donc réguler. STRASBOURG RESTE ENCORE PRÉSERVÉE Mais Strasbourg n’est pas Barcelone. Pour le prouver, Paul Meyer, adjoint au Maire en charge du tourisme, a fait appel à Matthieu Rouveyre, vice-président du Conseil départemental de la Gironde, conseiller municipal de Bordeaux et fondateur de l’Observatoire Airbnb. Il s’agit d’un outil de collecte et d’analyse des données Airbnb : « C’est presque du piratage mais c’est la seule manière qu’on ait trouvée » déplore Paul Meyer. « Quand on compare le nombre d’Airbnb à Bordeaux, Lyon, Marseille, Paris ou


À gauche : Rosette Attia, Delphine Halphen et Karin Becker-Roehm À droite : M. Simonin

Nantes » on s’aperçoit qu’à « Strasbourg on est très largement en-dessous 3. Ce n’est pas Airbnb qui nous le dit, c’est un observatoire autonome. Donc aujourd’hui, non, il n’y a pas de rues Airbnb à Strasbourg ». Paul Meyer nous a transmis ce rapport et, effet, la situation strasbourgeoise est largement moins préoccupante que celle de Paris ou Barcelone, mais les conclusions de l’Observatoire Airbnb sont sans équivoque : 61 % des logements entiers proposés à Strasbourg le sont plus de 120 jours par an — ce qui signifie qu’ils ont théoriquement fait l’objet d’un changement d’usage pour les dédier entièrement au tourisme 4 —. En outre, grâce à l’enregistrement, aujourd’hui obligatoire auprès de la Mairie, on constate que de nombreux propriétaires proposent plusieurs biens à la location : « Ces logements venant durablement en diminution du nombre de biens disponibles pour les habitants », conclut l’Observatoire Airbnb.

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Qu’à cela ne tienne, au lieu de diaboliser, Paul Meyer préfère collaborer : non seulement « On est la ville de France où il y a le moins de logements Airbnb et où il y a plus de chambres d’hôtels », mais en plus ces meublés de tourisme permettent de compléter l’offre hôtelière insuffisante lors des pics de fréquentation. Construire

‘‘ Certaines villes comme Barcelone ont vu leur centre historique, se vider de leurs habitants. ’’ d’autres hôtels pour absorber ces pics « serait terrible » selon lui, « cela prendrait de l’espace foncier et cela créerait une concurrence difficile » pour les établissements existants qui font une grande part de leur chiffre d’affaires au moment de Noël. Une analyse que reprend — presque mot pour mot — le Président du syndicat des hôteliers de Strasbourg, Pierre Siegel : « La majorité des annonces ne nous dérangent pas ». Mais il ne faudrait pas perdre le contrôle : « un développement anarchique de l’offre des meublés de tourisme et des hôtels réduirait la capacité d’investissement des établissements et baisserait la qualité de l’accueil ». « Je suis le premier adjoint au tourisme qui refuse le tourisme de masse, renchérit Paul Meyer,


— 1097 euros par mois — donc c’est vraiment un complément appréciable ». Avec Airbnb, elle gagne entre 400 et 1000 euros brut par mois desquels il faut déduire « les impôts, le linge, l’eau chaude, le ménage et le petit déjeuner » que Rosette tient à servir et à partager avec ses hôtes tous les matins.

Photos : Nicolas Roses

Karin qui a travaillé à mi-temps pour élever ses enfants a elle aussi une petite retraite. Elle a pu acheter son appartement grâce à un plan social intéressant dans la banque où elle travaillait depuis 21 ans. Au départ elle louait en meublé classique. « En 2014 j’ai entendu parler d’Airbnb. Mon appartement à ce moment-là était occupé par une dame avec ses deux enfants, tu imagines dans un 24 m2… Je me suis dit que ce serait bien qu’elle parte, que je puisse faire des travaux, rénover et le louer en Airbnb, et c’est ce qui s’est passé ».

‘‘Comme adjoint de quartier je sais quels sont les meublés de tourisme qui posent problème.’’

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Texte : Amélie Deymier

PAUL MEYER

je veux moins de touristes mais des touristes qui restent plus longtemps, qui veulent vivre comme l’habitant, qui vont consommer local, qui vont respecter notre culture, notre patrimoine, notre gastronomie ». Et Pierre Siegel d’ajouter : « Nous n’avons jamais été opposés à Airbnb, ça peut correspondre à certains besoins et ça contribue au développement touristique de la ville ». Et ça, le club des hôtes de Strasbourg l’a bien compris : « Nous ne sommes pas des professionnels, nous sommes des partenaires du tourisme. L’Eurométropole ne peut pas faire sans nous », assure Rosette Attia. ENTRE BUSINESS ET PLAISIR Pour Rosette et Karin, toutes les deux retraitées, Airbnb leur permet d’arrondir les fins de mois : « J’étais commerçante, je n’ai pas une grosse retraite »

Deux heures après avoir posté son annonce sur la plateforme, elle avait déjà trois réservations pour la période de Noël, c’était en novembre 2015. Aujourd’hui elle gagne entre 1000 et 2000 euros brut par mois : « On a vite fait le calcul, on multiplie par 30 la nuitée, on se rend compte que quand même ça va nous rapporter plus d’argent. Et puis j’avais envie de le faire parce-que c’était nouveau, il y avait un côté ludique. Je suis à la retraite, je me suis dit ça va me faire une occupation ». Pour Delphine c’est un peu différent. Orthophoniste en libéral, ce sont ses parents qui dès 2011 ont voulu investir dans un, puis deux appartements à la Petite France. Le choix du meublé de tourisme a été immédiat : « Mes parents ont pas mal voyagé, toujours en chambre d’hôtes, toujours en B&B, parce qu’on aimait se retrouver dans un lieu qui ressemblait à la ville, au pays que l’on visitait, et pas dans une chambre d’hôtel basique sans âme, qui ne dit rien (…) Évidemment financièrement c’est plus rentable qu’une location classique. Mais derrière c’est des rencontres et un vrai plaisir ». SANS-GÊNE On l’aura compris, ce ne sont pas les loueurs comme Rosette, Delphine ou Karin que Paul Meyer a dans le collimateur : « Comme adjoint de quartier je sais quels sont les meublés de tourisme qui posent problème ». Dans le viseur de Paul Meyer, la société L’Orfèvre, gérante des meublés de tourismes Life Renaissance situé place Kléber et Life Cathédrale place Gutenberg. Des appartements pouvant accueillir jusqu’à six voyageurs avec des prestations haut de gamme…


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C’est justement pour les nuisances causées par l’un d’eux que Monsieur et Madame Simonin se sont adressés à Paul Meyer. En juin 2018, ce couple de retraités constate avec étonnement d’importants travaux dans le local commercial qui occupe tout le premier étage de leur immeuble. « Selon le règlement de copropriété les travaux sont soumis à autorisation de la copro », nous dit M. Simonin. Mais comme il s’agit d’un local commercial, rien ne s’oppose à ce qu’il soit transformé en meublé de tourisme. L’Orfèvre, qui gère cette affaire, n’est pas tenue de les informer, si ce n’est avec le panneau d’autorisation de travaux. Quelques mois plus tard, Life Cathédrale accueille ses premiers hôtes. « On est passé de 15 habitants à presque 40 » déplore Mme Simonin… Le ton monte rapidement entre les gérants et le couple de retraités, essentiellement autour de valises et de sacs de linges laissés dans les communs, et un morceau de palier que la société se serait approprié. « Ils ont menacé de m’agresser » assure Mme Simonin…

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Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Roses

Mais ce que déplore avant tout le couple, c’est le manque de communication : « Ils auraient pu

‘‘ Je veux créer une brigade du logement à Strasbourg. ’’ PAUL MEYER

au moins faire une réunion au départ et dire voilà ce qu’on va faire, ça serait mieux passé (…) mais non, ils sont passés en force ». Et son mari d’ajouter : « Ce sont des sans-gêne, ils sont arrivés en territoire conquis, parce qu’ils ont de l’argent. Ils ont investi plusieurs dizaines de milliers d’euros dans ce truc-là et pour eux c’est la rentabilité qui compte, les gens de la copro ils n’en ont rien à faire ». UNE BRIGADE DU LOGEMENT À STRASBOURG ? Pour Paul Meyer, au-delà des nuisances rapportées par les Simonin, « il y a une concurrence déloyale vis-à-vis des hôteliers qui doivent répondre à des normes de sécurité contraignantes auxquelles est soumis tout ERP » (Établissement Recevant du Public – ndlr) « et surtout un risque de sécurité pour les habitants et pour les locataires éphémères ». Nous avons contacté la société L’Orfèvre qui gère le Life Cathédrale et le Life Renaissance. La première chose que son gérant a tenu à nous faire remarquer, c’est qu’ils sont très appréciés de leurs clients : « Sur Booking nous avons les meilleures notes de Strasbourg ». Un atout pour la ville donc. Il ajoute que Life Renaissance et Life Cathédrale ne font pas de concurrence aux hôteliers car leur « offre est complémentaire » du fait de leur capacité d’accueil par appartement. Il ajoute aussi : « Nous sommes une résidence de meublés touristiques, pas une résidence hôtelière, surtout ne pas utiliser ce mot-là ». Ce qui les différencie vraiment d’un hôtel ? Ils n’ont pas de bar, pas de restaurant et pas de lobby. Mais Paul Meyer est intraitable et déplore le manque de moyens de contrôles alloués par l’Eurométropole sur les meublés de tourisme : « Aujourd’hui, si on m’annonce qu’il y a eu une seule amende je serais ravi de l’apprendre », et fait une annonce (campagne électorale oblige ?) : « Je veux créer une brigade du logement à Strasbourg. Qu’on ait des équipes qui puissent aller taper fort et par toutes les voies : policière, fiscale, réglementaire, administrative, sécuritaire, sanitaire, pour dissuader, empêcher, cadrer les mauvais comportements ». À bon entendeur… 1 Source : Observatoire Airbnb 2 Source Observatoire statistique des loyers / Base de données logement du Ministère de la fonction publique. 3 En 2018 on en comptait 3363 à Strasbourg, 3016 à Nantes, 9815 à Bordeaux et 12694 à Nice. 4 Le changement d’usage est limité dans le temps : après 9 années, les logements doivent redevenir des locaux d’habitations et non plus des locaux commerciaux.


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MUNICIPALES 2020 Et si l’on prenait (enfin) soin des Strasbourgeois…

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Texte : Charles Nouar

Photos : Nicolas Roses — DR

Anticipation, vision, cohérence. Trois axes sur lesquels sera attendu(e) le (la) prochain(e) locataire de la Place de l’Étoile, à en écouter les Strasbourgeois qui, à l’inverse des candidats, ont, eux, des idées très précises de ce qu’ils attendent. Loin, très loin des plans de communication hors sol et partisans dont ils sont constamment abreuvés… « Tu vois, cette ville je ne la retrouve plus. Dans les années 80, 90, il y avait une certaine vision mais là, plus rien ». Anne, jeune retraitée du secteur de la Culture, vit aujourd’hui à la Krutenau. Un quartier officiellement bobo, où l’on ignore parfois que des gens y vivent dans des logements sociaux. Avec sa retraite qui lui suffit à peine pour vivre, Anne fait partie de ces précaires, très à la marge mais pas encore complètement tombés. Elle ne s’en plaint pas mais ne survit principalement que grâce au système D et à un humour noir face aux dérives de la société. « Nous sommes capitale de tout sans jamais l’être. Strasbourg l’EurOptimiste, Strasbourg Ville ouverte, Strasbourg Capitale de Noël, Strasbourg ville des cyclistes, Strasbourg Ville culturelle. Mais passé le plan de communication, on a quoi ? Les transports en commun sont hors de prix, la plupart des pistes cyclables sont dangereuses, des gens sont laissés dans la rue…». Pour reprendre le discours des élus, « oui, Strasbourg est une ville ouverte et accueillante, mais uniquement pour les touristes qui rapportent de l’argent ! Les autres, on les laisse crever ou on les cache ». La réalité est que « la société civile seule se démène et se bat… », se désespère Keltoum depuis le quartier Gare. « Ce sont les associa-

tions, les laissés pour compte qui s’organisent, squattent, inventent des solutions d’hébergement pour les démunis », poursuit cette cadre dans les questions internationales. « Quid de l’appel à solidarité lancé par notre ville ? C’est tout bonnement insupportable. Un toit est un droit ! ».

“ Nous sommes capitale de tout sans jamais l’être.  ” — ANNE Pas loin de la place de Haguenau, Claire, profession libérale, partage l’indignation : « Depuis quelques années on croise de plus en plus de gens en détresse dans les rues, et on les exclut, on les repousse vers les quartiers périphériques qui font office de cache misère. Peut-être serait-il enfin temps de prendre un peu soin des gens dans cette ville !». 1

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À droite : 1. Audrey 2. Anne 3. Keltoum 4. Claire 5. Julie 6. Yazid


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Photos : Nicolas Roses — DR Texte : Charles Nouar OR PISTE OR NORME N°35 Échappées

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« AUCUNE PRIORITÉ DES HABITANTS N’EST PRISE EN COMPTE » Prendre soin des gens, L’Elsau en fournit de tristes exemples : « Trafic de drogue qui se banalise sous le regard d’une police en sous-effectifs, insalubrité croissante, commerces inexistants à l’exception d’une pharmacie et d’une micro-épicerie tellement mal fréquentée que l’on n’ose plus y aller », s’agace Yazid qui y vit aux côtés de son arrière grand-mère arrivée là-bas il y a 53 ans. « Les poubelles en nombre insuffisant débordent, les services de la ville ne nettoient rien de ce qui en tombe, les rats prolifèrent. Le dernier supermarché a fermé ses portes il y a cinq ans et, depuis, plus rien à part un projet de reprise par Carrefour, avorté faute de locaux insalubres et laissés en friche. Et personne à la Ville qui ne semble vouloir résoudre le problème. Autant vous dire que les gens sont très en colère ici ». Au Neuhof, où a également séjourné Yazid, la situation s’est améliorée, quelques commerces ont rouvert, des aménagements ont été faits mais ici, à l’Elsau, « on se sent abandonnés ». Les services publics ? « On a une mairie de quartier et une médiathèque, c’est vrai, mais parlons des horaires : de 8h à 13h30 le mardi et 12h à 17h30 le jeudi, pour la première. À peine mieux pour

“ Le dernier supermarché a fermé ses portes il y a cinq ans et, depuis, plus rien... ” — YAZID

la Médiathèque ». Quant à l’agence Pôle emploi dans un quartier particulièrement touché par le chômage, « c’est simple, il n’y en a pas ». Le tram ? « Six rotations par heure vont disparaître, détournées par l’extension de la ligne F vers Koenigshoffen ». Un plan de rénovation urbaine est bien en cours mais pas un instant « il n’y est question ni de sécurité, ni d’hygiène, ni de services publics. En fait aucune priorité des habitants n’est prise en compte…». ANTICIPER LES MUTATIONS À VENIR À Cronenbourg, Anne-Gabrielle ne subit pas le même abandon municipal qu’exprime Yazid, mais ressent clairement la frontière autoroutière entre


le centre et la périphérie que devrait effacer, espère-t-elle, la restructuration de l’A35 en boulevard urbain. Autre zone un peu moins cloisonnée, Neudorf qui, face à la gentrification, voit le coût de la vie grimper sans grand retour pour les habitants. « On veut y accueillir plus de familles ? questionne Audrey. Alors que l’on prenne en compte le trafic que cela engendre et que l’on fasse une vraie place pour les mobilités douces, que l’on anticipe le nombre d’élèves par classe au lieu de juste remanier la carte scolaire et mettre des enseignants et des enfants en souffrance, qu’on conçoive des espaces verts multi-générationnels ! », appelle cette professionnelle de la santé. « RACKET ORGANISÉ » L’anticipation, la vision politique, dans la lignée d’un Pierre Pflimlin ou d’une Catherine Trautmann, les deux seuls maires ayant marqué positivement l’histoire de cette ville, pour beaucoup, semble l’attente première des habitants. Suivie d’actes très concrets au profit des citoyens et non pas de quelques-uns. La gratuité des transports sur le modèle de Luxembourg, de Tallinn ou de Dunkerque en est un très majoritairement attendu, en lieu et place du « racket organisé » par la mairie (expression souvent entendue), entre billets de secours obligatoires faute de bornes d’achat, cession du parc d’horodateurs et donc du domaine public à une compagnie privée, « refus de tarif résident aux petits commerçants exerçant leur activité en ville ou surcharge fiscale dans leur cas avec rappel à la loi et convocation au poste de police dès qu’ils ont un peu de retard », déplore Julie Hatt depuis son épicerie du coin de la rue Finkmatt. COHÉRENCE CITOYENNE FACE À L’INCURIE POLITIQUE

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Une liste à la Prévert ? Non, tout au contraire, et c’est sans doute en cela que les habitants sont bien plus cohérents que leurs élus. « Adapter les budgets et les priorités aux attentes », demandent-ils. En les coordonnant et en en faisant un ensemble homogène. Éloigner la voiture du centre-ville, oui, mais dans le cadre d’une stratégie réfléchie pour ne pas pénaliser celles et ceux qui en ont besoin : avec des transports gratuits ou à prix très modérés, 24h sur 24 et 7 jours sur

7, reliés à des silos écologiques sur lesquels l’on pourrait développer des énergies renouvelables, des livraisons depuis les commerces en véhicules propres, à ne pas confondre avec l’électrique dont on ne sait recycler les batteries. Le Pôle Véhicules du futur existe : pourquoi ne pas l’associer à la réflexion, aux côtés des résidents et commerçants et faire de Strasbourg la vitrine des mobilités de demain ? Tout le monde aurait à y gagner : les Strasbourgeois, par la gratuité, les entrepreneurs par le laboratoire procuré et source de futurs marchés.

“ On veut y accueillir plus de familles ? Alors que l’on prenne en compte le trafic que cela engendre et que l’on fasse une vraie place pour les mobilités douces... ” — AUDREY

Reboiser massivement est aussi un objectif partagé, notamment des arbres fruitiers en accès libre comme dans certaines villes américaines, multiplier les jardins maraîchers, au sol ou sur l’eau, la chose étant techniquement possible. Sortir aussi d’une logique encadrée sur le plan culturel et diversifier les budgets au profit de projets associatifs de quartiers et d’emplois durables, là où l’on préfère pour l’heure donner plus de 30 millions d’euros sur trois ans à un Philharmonique, plutôt que de favoriser la survie ou le développement d’emplois non délocalisables dans des petites structures culturelles ou sociales qui se meurent. Ce catalogue d’idées, nous l’avons entendu dans la bouche de nos interlocuteurs un peu partout dans Strasbourg… Cela a un coût? Oui, bien sûr. Mais aussi de nombreux gains, jamais (ou trop rarement) pris en considération, parmi lesquels une diminutions des coûts d’entretien de la voirie - moins sollicitée -, de la santé, une hausse de qualité de vie et d’envie de résider ici et de s’y projeter. Question, simplement, de volonté politique et d’envie.


NOTRE CATHÉDRALE

Le secret de pierre

Qui n’a jamais rêvé de visiter seul la cathédrale de Strasbourg, d’en explorer les recoins, d’en percer les mystères ? Rencontre avec le photographe Simon Woolf qui, lui, a eu cette chance…

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Texte : Aurélien Montinari

Photos : Simon Woolf

Passionné de photographie, Simon l’est depuis son plus jeune âge. À 9 ans, son père lui donne un appareil photo, un polaroïd qu’il avait troqué contre un paquet de cigarettes et un pantalon, sur une aire d’autoroute quelque part en ex-RDA. Le petit Simon est fasciné par ce médium qu’il n’aura de cesse d’exploiter dès lors, au hasard de ses déambulations et de ses rencontres. Une fois adulte, l’acte de photographier prend plus de sens, « c’est la mise en lumière du sujet qui m’importe, la relation intime établie entre lui et moi. Être en symbiose avec un lieu, se sentir faire partie d’un paysage, avoir un échange réel, souvent silencieux, avec la personne ». C’est justement en faisant la connaissance d’un tailleur de pierre, dans le cadre d’un travail sur les métiers d’art, que Simon s’est vu offrir une belle opportunité : documenter, pour la création d’un livre, le travail des artisans de l’œuvre Notre-Dame, ces femmes et ces hommes qui perpétuent des savoirfaire ancestraux et veillent à la constante rénovation de ce magnifique édifice qu’est la cathédrale de Strasbourg. « C’est devenu une aventure humaine extraordinaire. Il y a une part de folklore, on ne vous explique pas tout, on entre peu à peu dans les codes. » Des techniques secrètes — certains diraient même sacrées — un univers à part, sorte de confrérie que Simon va, durant deux années, photographier dans son intimité. « Il y a une forte culture du respect par rapport à la cathédrale de Strasbourg. J’ai une profonde admiration pour les artisans de la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame. Tailleurs, sculpteurs, c’est leur travail ; ils ont conscience que c’est exceptionnel, pourtant, j’ai l’impression que c’est une fois qu’ils ont terminé une pièce qu’ils prennent conscience et réalisent vraiment pourquoi ils sont là et ce qu’ils font. Tous sont investis d’une sorte de mission et donnent le meilleur d’eux-mêmes. »

Une abnégation, mais aussi un lieu, qui ont impressionné le photographe : « J’ai abordé ce travail avec humilité. J’ai documenté leur activité globale. J’ai également eu accès à leurs archives. J’ai photographié des plaques de verre, des gravures, des livres anciens... Parfois on m’a demandé de me rendre sur des zones précises, notamment pour prendre en photo certaines détériorations de la pierre, afin de savoir s’il fallait intervenir rapidement dessus. Le reste du temps, j’étais complètement libre de photographier ce que je voulais, c’était fantastique. » LE PHOTOGRAPHE-ARCHÉOLOGUE C’est évidemment à ce moment-là que la curiosité pousse à demander quels ont pu être les trésors qu’il a découverts. Et Simon de répondre spontanément : « Il y a d’abord l’aspect humain. Parfois je ne photographiais même pas les artisans, je les regardais juste travailler, il y avait un vrai échange. » Pour ce qui est de la bâtisse et de ses mystères, Simon retient deux anecdotes : « D’abord la crypte placée sous l’autel. C’est la première chose qui a été construite, elle date de l’an 900 et ce qui est impressionnant c’est qu’il n’y a aucune érosion, c’est comme neuf, le temps n’a eu aucune prise. J’ai eu le temps d’y rester, de m’imprégner du lieu, il y a quelques frises, des décorations, c’est à la fois simple et beau. Ensuite il y a les trucs marrants… Sur la façade, par exemple il existe des pierres amovibles qui comportent des trous pour les doigts. Les ouvriers y mettaient leurs outils et leur casse-croûte. J’ai ouvert une de ces cachettes au hasard et j’y ai trouvé une bouteille de limonade… que l’on utilisait dans le temps pour y mettre du schnaps ! » Respectueux, Simon l’aura bien évidemment laissée là, pour les curieux du futur, qui auront peut-être eux aussi la chance d’explorer et de photographier ce patrimoine d’exception : « ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois », dit-il. C’est de Roland Barthes…

Détails de la cathédrale


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APPLI

Strasbourg 360 « Le système technique d’une époque façonne (…) la qualité phénoménale du monde dont nous faisons l’expérience »

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Texte : Aurélien Montinari

Photos : BroZers&Co

Stéphane Vial

Le voyage dans le temps est plus qu’un paradoxe physique, c’est un fantasme présent dans la littérature, le cinéma, les jeux vidéo, mais aussi dans nos esprits mêmes. Découvrir le futur, revivre le passé… Parfois la technologie fait de la science-fiction presque une réalité, c’est le cas de l’application pour smartphone VR Strasbourg Cathédrale, qui nous projette plusieurs siècles en arrière pour un panorama médiéval de la capitale de l’Europe.

Imaginez, devant vous, s’étendre la ville de Strasbourg comme vous ne l’avez jamais vue ! Du haut de la plateforme de la cathédrale, en temps réel, apparaît la cité quelques six siècles dans le passé, fidèlement reproduite, le tout dans le creux de la main : sur smartphone. Le dispositif, développé par la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame, en partenariat avec les studios Inventive et BroZers & Co prend la forme d’une application pour mobile permettant de découvrir des vues panoramiques de Strasbourg à 360 °, comme si l’on était au sommet de la plateforme. L’expérience virtuelle propose, du côté Ouest, de se plonger en 1490 (fin de la construction de la cathédrale), alors que son versant Est dévoile l’urbanisme de 1730 (période intense de développement de la ville). « Nous avons assuré la partie reconstitution et étude historique, la modélisation 3D ainsi que la scénarisation des animations 3D, en bref, le contenu et le contenant de la partie multimédia en lien étroit avec l’Œuvre Notre Dame et la validation de son historienne d’art, Sabine Bengel », explique Stéphane Potier de Inventive Studio. Ce méticuleux travail de restitution de la cathédrale et de son environnement a dû prendre en compte les différentes phases de développement de la ville à travers les âges. Fortifications, réseau hydrographique mais aussi rapports sociologiques, politiques et économiques, c’est une véritable enquête sur l’évolution de l’urbanisme strasbourgeois qui a été menée. L’INTERACTION POUR TOUS « Nous avons étudié toutes les possibilités pour voir ces images, des lunettes fixées sur les murs, des bornes, des écrans... La solution la plus pertinente pour des raisons d’efficacité s’est vite tournée vers le smartphone.


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Photos : BroZers&Co Texte : Aurélien Montinari OR CADRE OR NORME N°35 Échappées

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Nous avons plus de 300 000 visiteurs à l’année et toutes les autres solutions obligeaient à attendre derrière un système de projection », confie Éric Salmon, directeur technique à la Fondation de l’Œuvre Notre-Dame. Cette application venait également répondre à un souhait de la municipalité : « intégrer de nouvelles techniques et attirer un public plus jeune sur la plateforme, l’endroit idéal pour montrer l’évolution architecturale de la ville et exploiter ce système. » Si l’effet saisissant de l’application prend toute son ampleur du haut de la cathédrale, rien n’empêche pourtant l’utilisateur d’admirer ce panorama médiéval tranquillement assis dans son salon, « le but était de créer un dispositif simple, rapide et facile à prendre en main. Nous voulions proposer une autre vision de la ville via un véritable récit numérique », explique Olivier Legras, fondateur de la société BroZers & Co, spécialisée dans la création d’applications interactives.

‘‘ Nous voulions proposer une autre vision de la ville via un véritable récit numérique. ” À noter que la cathédrale de Strasbourg entretient une relation toute particulière avec l’univers digital, les internautes de Facebook l’ayant récemment élue cathédrale la plus belle de France. Maintenir la vitalité d’un patrimoine, c’est aussi le faire vibrer à l’aune de la modernité. Le Strasbourg des siècles passés, une fois digitalisé, dialogue avec de nouvelles générations et nous rappelle que pour savoir où l’on va, il faut d’abord savoir d’où l’on vient. VR Strasbourg Cathédrale disponible sur IOS et Androïd


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Photos : Nicolas Roses - Alban Hefti

Texte : Jean-Luc Fournier


BALLET DE L’OPÉRA NATIONAL DU RHIN

“ L’art apporte un supplément d’âme qui est primordial pour notre civilisation… ”

Rencontre avec Bruno Bouché qui dirige depuis deux ans et demi le Ballet de l’Opéra national du Rhin. Après vingt ans passés à l’Opéra de Paris, au virage de la quarantaine, il dit toute sa passion de s’exprimer en Alsace au cœur d’un projet qui l’enthousiasme et se confie longuement sur les deux années passées en contact étroit et permanent avec Eva Kleinitz, disparue au printemps dernier. Tous deux se portaient mutuellement une forte affection… Or Norme. Au début de l’été dernier a été annoncé le renouvellement de votre contrat jusqu’en septembre 2023. On imagine facilement que vous avez apprécié cette reconnaissance de votre travail, deux ans après être arrivé à la tête du Ballet de l’Opéra national du Rhin…

75 Bruno Bouché

Bien sûr, cette reconduction qui est arrivée juste deux ans après ma nomination vient récompenser en quelque sorte deux années où, avec Eva Kleinitz, nous avons poussé au maximum les possibilités offertes par cet outil qu’est l’Opéra national du Rhin et plus particulièrement son Ballet, pour ce qui me concerne. En fait, pour trouver une image, je dirais qu’on a travaillé « à la Japonaise » : là-bas, quand ils déclenchent une grève, ils travaillent en fait deux fois plus ! Nous, nous avions été nommés, Eva comme moi, pour redonner un nouveau souffle à cette grande maison. Alors, on s’est engagés très fort, avec nos équipes, sur ces deux premières années. Maintenant, il faut trouver un rythme de croisière et prendre le temps de regarder de près ce qui a fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné parmi tout ce que nous avons lancé. Et sincèrement, il y a eu beaucoup de choses nouvelles depuis notre nomination qui s’est faite à l’unanimité du Jury, je tiens toujours à le rappeler. Et c’est là que la disparition d’Eva, début mai dernier, nous attriste encore plus car elle n’a pu être là pour enregistrer ce beau bilan et tracer la voie à suivre pour les années qui viennent. Pour ma part, en ce qui concerne le Ballet, je continuerai à avancer étape par étape, en veillant à ce que les équipes mais aussi notre public continuent à s’engager derrière le projet que je mène. Je vais continuer à poser les jalons dans le sens que nous avions défini, Eva et moi et qui, je

crois, a été très perceptible lors des représentations de Don Giovanni en juin-juillet derniers. On a déjà fait beaucoup depuis deux ans et demi et il reste beaucoup à faire. Artistiquement, le bilan est donc très positif : quand on se produit au Théâtre National de Chaillot à peine deux ans après ma nomination à la tête du Ballet et que le ministère de la Culture vous dit alors que les missions prévues sont d’ores et déjà remplies, on ne peut bien sûr que se féliciter d’avoir redonné un souffle à cette compagnie en l’inscrivant résolument dans le XXIème siècle et d’en avoir profité pour élargir son public, être allé remplir des missions de territoire et avoir accompagné des ballets européens sur la scène de la Filature, à Mulhouse, au point d’être reconnu comme un des rares Ballets dans le monde à effectuer ce partage-là. Après la reconnaissance de ce succès artistique, notre défi, désormais, est de trouver un rythme de croisière au niveau des équipes de direction pour que la création puisse maturer, en quelque sorte. Nos équipes doivent prendre le temps de travailler en studio et de se retrouver en vrai état de disponibilité créative avant de « remettre les turbines à fond » avec les représentations et les tournées. En tout cas, avant de répondre à l’appel à candidatures il y a deux ans et demi, je ne m’imaginais même pas diriger un Ballet national. Bien sûr, j’avais pour moi mon parcours de danseur et de chorégraphe à l’Opéra de Paris, j’avais aussi ma compagnie indépendante, sous la forme d’un collectif d’artistes que je portais quasiment seul. J’avais 39 ans, j’avais déjà appris comment organiser les choses autour de la création et de la production et je souhaitais développer mon travail chorégraphique. L’appel d’offres de l’Opéra national du Rhin, je n’ai appris son existence que quinze jours avant sa clôture.


Photos :

Nicolas Roses - Alban Hefti Jean-Luc Fournier

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Texte :

Eva Kleinitz aux côtés de Bruno Bouché

On m’a dit : Bruno, c’est pour toi ce projet-là. N’y pensez pas une seule seconde, ai-je rétorqué car je savais bien les difficultés de diriger un centre chorégraphique national. Les mêmes ont ajouté : si tu n’y vas, toi et ta génération, vous ne viendrez pas vous plaindre plus tard qu’on ne vous a pas offert votre chance ! Ça a été déterminant… et très vite ensuite, j’ai senti que le caractère très spécifique du Ballet de l’Opéra national du Rhin, jusqu’à la place qu’il occupe dans cet espace géographique unique en France, répondait à mon propre parcours. Après l’Opéra de Paris, c’est une des maisons les plus prestigieuses du pays. Et puis, il y a eu aussi la rencontre avec Eva, avant que je présente mon projet. J’ai senti que cette maison avait une âme et d’ailleurs, on l’a bien vu lors de l’hommage que nous avons rendu à sa mémoire. Je vais être sincère, j’ai désormais presque plus d’empathie pour ce lieu et les gens qui y travaillent que pour l’Opéra de Paris où j’ai pourtant passé vingt-et-un ans de ma vie. Après ces deux années et ces quelques mois que nous venons de traverser depuis la mort d’Eva, l’âme de cette institution s’est formidablement révélée avec le comportement de l’ensemble de ses équipes. Je suis sincèrement et incroyablement touché par tout ça et par tous les gens qui sont là, avec nous et autour de nous… Or Norme. Eva Kleinitz, qui nous a quittés début mai dernier, avait été recrutée en même temps que vous à l’été 2017. Une réelle complicité vous unissait et le moins que l’on puisse dire est qu’Eva aura marqué de son trop court passage l’histoire de l’Opéra national du Rhin… Je ne vous cache pas que c’est encore très compliqué de parler d’elle. Professionnellement, je garde d’elle cette empathie qu’Eva manifestait en permanence et aussi cette grande exigence qui émanait d’elle. Eva savait la chance qui est la nôtre d’avoir en charge un Opéra ou un Ballet national et, parce que notre place dans le monde est là, avec cette responsabilité, la chance qui est la nôtre de pouvoir se servir de ces moyens que nous avons pour donner un supplément d’âme. L’art n’est pas un moyen de changer le monde, l’art n’est pas là pour faire de l’éducation culturelle, l’art élève et sublime et le supplément d’âme qu’il apporte est primordial pour notre

civilisation. Eva a utilisé cela dans une démarche humaniste pour que les forces obscures de notre société ne gagnent pas encore plus de terrain. Sur sa technicité, sur son engagement, sur son rapport au travail, nous étions sur la même longueur d’onde. Sur le fait qu’il faille prendre soin des artistes car ils sont au cœur du projet, nous étions également en totale harmonie. Elle savait trancher pour prendre des décisions et dans ce cas, c’était toujours pour le bien du projet artistique global qui nous unit tous. Sur le plan humain, nous ne nous connaissions pas avant de nous rencontrer dans le cadre de l’Opéra national du Rhin, mais cette rencontre fut comme un coup de foudre. Et une réelle affection nous a unis jusqu’au bout. Pour elle comme pour moi, notre vie c’est l’amour de l’art, alors la frontière entre le professionnel et l’humain a été forcément très ténue. L’affection que nous portions l’un à l’autre nourrissait notre travail et a donc très fortement aidé pour la réalisation de notre projet commun. Je me suis bien sûr énormément appuyé sur ses conseils et son expérience, c’est évident. En même temps, je sais bien que je lui donnais de la force pour évoluer au sein de cet univers très particulier qu’est une institution culturelle en France. Tout ce temps passé à l’Opéra de Paris m’a permis d’en avoir une bonne connaissance et je pense l’avoir beaucoup aidée pour comprendre le fonctionnement français dans ce domaine… Or Norme. On gardera le souvenir d’une femme passionnée, à l’écoute permanente, y compris de ce qui venait de l’extérieur de l’Opéra et qui a su faire preuve d’audace en fédérant autour de la maison nombre de publics qui en étaient quelquefois éloignés, je pense aux relations qu’elle a su tisser avec l’Espace Django au Neuhof ou encore Pôle Sud, par exemple… Oui, Eva a su fédérer beaucoup d’institutions et de personnes autour de l’Opéra. Je souhaite bien évidemment que la personne qui lui succédera capitalise sur ces acquis-là qui nous soudent encore tous au niveau de l’équipe de direction. Et puis, elle avait eu la force de tout border avant de nous quitter. Elle a travaillé jusqu’à ses derniers moments. Moi-même je suis allé la voir à l’hôpital quinze jours avant sa disparition, au mois d’avril dernier, au moment où elle avait encore quelques forces. On a parlé boulot, bien évidemment. Elle a tout donné à sa passion artistique, même au point, sans doute, de dépasser ses limites. Mais nous sommes tous dans ce schéma dès que nous sommes animés par la passion. Elle peut rendre sublime mais c’est aussi de la souffrance : il faut parvenir à troubler le bon équilibre. Mais c’est vrai que quand on prend en main une maison comme celle-là, on sait bien que les deux premières années, il faut se donner corps et âme. C’est comme ça. Et ici, ça a répondu tellement vite que ça nous a donné une force considérable. Je suis persuadé que l’audace dont Eva a su faire preuve et son extraordinaire capacité de travail vont infuser très longtemps dans cette maison… »


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PIERRE BOILEAU

“ La danse est un des arts les plus démocratiques qui soient ” L’ambiance était belle ce samedi matin d’automne dans l’appartement de Pierre Boileau. Chatoiement des étoffes et des souvenirs parsemés, livres à foison, piano dans la pièce voisine – «ma drogue», dit- il –, café, thé et gâteaux sur la table, douceur de l’instant... Et puis ce moment capté par le photographe, un regard et un signe de la main envoyés de la fenêtre vers la vieille dame qui habite en face, rue du Bouclier. Moment de doux voisinage qu’il nous dira rituel. « J’ai besoin du geste qui part de soi » confiera le danseur lors de l’interview et on comprend que ce ne sont pas de vains mots.

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Texte : Véronique Leblanc

Photo : Alban Hefti

Pierre Boileau a grandi à Mulhouse où sa professeure de piano lui a appris que la musique c’était être « à l’écoute des autres, de leur énergie ». Il a fait de la danse «parce que sa grande sœur en faisait» mais il aimait surtout le patinage. De la glace il est passé à la terre, délaissant les patins qui «ancrent». C’est durant son passage aux Beaux-Arts qu’il a ressenti un «si total besoin de danser» qu’il n’a eu d’autre choix que d’«en faire sa profession». En quête d’une formation «empathique», il a alors découvert les facettes de la danse contemporaine entre Paris et New York auprès des chorégraphes Dominique Boivin, Alwin Nikolaïs, Julien Hamilton, Simone Forti et Anna Halprin. À Strasbourg où il s’est installé en 1988, il participera à la fondation de la Compagnie Adèle Riton Produktion. Par la suite, Pierre aura «la chance d’aller à Java travailler avec le Maître du mouvement Suprapto Suryodarmo» et d’y découvrir le contemplatif car «regarder c’est aussi de l’action. » Lié à Pôle Sud où il anime depuis plusieurs années l’atelier laboratoire parents/enfants le LabBAloche ainsi que les «Open Public» trimestriels, il raconte avoir suivi la construction de ce centre il y a tout juste trente ans, à l’époque où étudiant aux Arts Déco, il était parallèlement animateur à la MJC de la Meinau. «TANT QU’IL Y A DU MOUVEMENT IL Y A DE LA VIE» Aujourd’hui, Pierre Boileau « travaille beaucoup avec des publics très différents ». Patients psychiatriques

avec la compagnie VIA de Sabine Lemler, personnes en fauteuil au Musée Lalique… «La danse est un des arts les plus démocratiques qui soient, dit-il, elle peut ne mettre en jeu qu’une seule partie du corps. » À l’Abrapa d’Obershaubergen où il intervient régulièrement, «il suffit d’une valse de Vienne pour que les résidants démarrent au quart de tour». Aux Diaconesses où il se rend chaque semaine depuis quinze ans, il travaille avec la compagnie «Danse ma joie» de Christiane Leckler. «Je l’adore, dit-il, à 86 ans, elle mêle une formation d’infirmière à une passion de chorégraphe. Elle a les gestes adaptés pour préserver un col du fémur ou redonner à des gens en fauteuil la sensation de leur plante de pied. Tant qu’il y a du mouvement, il y a de la vie. » Entre Montpellier où il se rend régulièrement pour prendre soin de sa tante aujourd’hui nonagénaire et Strasbourg, Pierre sacrifie chaque jour à une danse matinale. On peut l’apercevoir, très tôt, au Jardin d’enfants de la Petite France. À l’heure des éboueurs avec lesquels il est devenu «pote». «Cela m’aide beaucoup», confie-t-il avant d’évoquer ses projets en cours : des cartes blanches «Happy Family» au Musée Unterlinden de Colmar, un «Dance Floor» avec Aude Koegler à l’Espace K et toujours à l’Espace K -, en avril, un workshop sur la performance. Pierre veut y être «cash», mettre en œuvre «une danse sensible qui montre la fragilité des corps». La bande son mêlera la voix de John Cage parlant de Jasper Johns à la musique du Mépris de Godard. Un pari fait en dehors de toute production mais « L’art c’est l’action, » insiste Pierre, « il faut faire ».


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LE JARDIN D’APPOLONIA L’horizon “ poétique et pragmatique ”

« Nous on ne veut pas l’art pour l’art, on veut l’art pour la société ». Dimitri Konstantinidis ne cède rien de l’ADN d’«Apollonia-échanges artistiques européens», la structure qu’il dirige depuis 1998. L’homme est aussi souriant qu’obstiné. Avec plus de 60 missions de prospection en Europe, en Asie centrale et au Moyen-Orient, 250 expositions et manifestations artistiques sans compter le soutien à plus de 1 300 créateurs et quelques dizaines de publications, Apollonia aurait pu se reposer sur ses lauriers ou se contenter d’une vitesse de croisière d’ores et déjà bien soutenue. Il n’en est rien puisque se profile un «Jardin d’Apollonia» qui se veut «artistique et participatif».

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Texte : Véronique Leblanc

Photos : Alban Hefti

LE TRÈS CONVOITÉ TERRAIN 106 L’amorce en existe déjà au 23 rue Boecklin où l’association s’est installée à l’été 2015. Entre arbres et plantes, des œuvres s’installent et chacun peut venir y mettre la main à la pâte comme en témoignent Rebecca et Linus âgés de 10 ans qui y passent chaque vendredi après l’école avant de rentrer chez eux dans le quartier de l’Orangerie. Nouvel espace d’exposition adjacent aux locaux d’origine, ce jardin a vocation à s’étendre sur le très convoité «terrain 106» propriété de la Ville. Apollonia y a cru, puis s’est inquiétée avant d’être rassurée lorsqu’en pleine conférence de presse, le 16 mai dernier, Alain Fontanel, adjoint au maire en charge de la culture, s’est invité pour annoncer que l’extension de l’Ecole européenne en concurrence avec le Jardin d’Apollonia était désormais envisagée ailleurs. Tout semblait en bonne voie. Dimitri veut toujours y croire mais… attend encore la promesse de vente qui doit intervenir avant la fin de l’année. EXPOSITIONS, HÔTEL ET ATELIERS SOCIAUX D’ARTISTES «L’effet positif de cette attente, précise-t-il, est que plus elle se prolonge, plus notre financeur

KS Groupe mesure l’importance du projet ! Il ne nous lâche pas et c’est essentiel puisque le Jardin d’Apollonia ne bénéficiera d’aucun fond public. » Ce projet est ambitieux, qu’on en juge : 800 m2 d’espace d’exposition d’art contemporain dans une ville qui n’en regorge pas, un petit hôtel de quatre étages - avec jardin, restaurant et espace de coworking – ainsi qu’une quinzaine d’ateliers sociaux d’artistes, «une première» souligne Dimitri, «il n’en existe nulle part alors que beaucoup d’artistes travaillent dans la précarité». BANNIR LE «HORS DE MA VUE» Autre point auquel lui-même et Richard Sauer, PDG de KS Groupe, tiennent beaucoup, l’intégration de personnes autistes au projet avec plusieurs appartements aménagés pour artistes semi-dépendants. «Comme un point de départ de quelque chose qui permette de modifier l’espace collectif pour soigner des blessures collectives, un pas vers une société multiple où le «hors de ma vue» n’aurait plus cours. »

‘‘ Un pas vers une société multiple où le «hors de ma vue» n’aurait plus cours. ”


Dimitri Konstantinidis Ci-dessous : L’actuel Espace Appolonia

RENDEZ-VOUS EN 2022

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Implantée au cœur du quartier européen, l’équipe d’Apollonia a pour conviction que «la rencontre est l’essentiel de l’Europe». Elle se veut à la fois «poétique et pragmatique» et pour l’heure reste vigilante sur le calendrier. Si le feu vert est donné par la Ville avant la fin 2019, le permis de construire sera lancé dans la foulée. La construction menée sous la direction de l’architecte Georges Heintz devrait prendre 18 mois. Rendez-vous début 2022 pour l’inauguration du nouveau «Jardin d’Apollonia».


OLIVIER CLAUDON

La ville est un roman

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Texte : Véronique Leblanc

Photos : Alban Hefti

Du Foyer Charles Frey, place Henri Will au Neuhof, jusqu’à la gare en suivant la voie ferrée… Olivier Claudon a beaucoup arpenté Strasbourg pour écrire Et la ville sera vide son premier roman publié aux Éditions La Nuée bleue. « Il me fallait un cheminement cohérent », dit-il en précisant qu’il était « logique » que son jeune héros Albert suive les rails avant de se lancer à la recherche de ses origines au cœur de la ville, rue des Hallebardes, rue de l’Épine… avec la cathédrale en surplomb, la synagogue trapue, le marché couvert, les quais vides… En ces premiers jours de septembre 1939, Strasbourg était fantomatique, orpheline de ses 190 000 habitants évacués en toute hâte à l’annonce de l’imminence de la guerre. AMBIANCE ANNÉES 30 « Ce sont des photos d’époque qui ont été le déclencheur du roman », raconte Olivier. « Elles étaient un véritable décor romanesque, je me suis demandé

‘‘ C’est un vrai plaisir de concevoir une intrigue, d’imaginer des personnages, leur passé et leur parcours. ”

quelle histoire pourrait s’y dérouler. » Il a alors écrit des « scènes en vrac, de façon décousue » qu’il conservait dans un premier fichier avant de les mettre en cohérence dans un second où se sont enchâssées deux intrigues, celle d’Albert l’orphelin à la peau mate et celle d’Hubert Monge, ancien flic reconverti en enquêteur pour une grande banque parisienne. Nœud de l’action, un scandale financier, au croisement de toutes les affaires qui ont ébranlé la IIIème République, se pimente d’ambiance années 30. Fumeries d’opium où Hubert s’abîme dans « Paris la ville monde », mère rêvée sous les traits d’une princesse lointaine dans l’esprit d’Albert… Olivier avoue compter aussi Pierre Loti au nombre de ses inspirations. UNE AUTRE FAÇON DE PARLER DU MONDE Ses deux héros sont rejoints par la courageuse Clara, orpheline elle aussi. « Ce thème me travaille, dit l’auteur, je suis très sensible à la détresse des enfants. ». Blessés par la vie, Albert et Clara feront alliance pour triompher des chausse-trappes d’une ville livrée aux militaires et aux gangsters. L’histoire est belle, « elle emmène le


lecteur en voyage jusqu’à l’Algérie » et est née pour l’essentiel « au fil de l’écriture ». « C’est un vrai plaisir de concevoir une intrigue, d’imaginer des personnages, leur passé et leur parcours », affirme Olivier qui avait déjà deux romans restés inédits dans ses tiroirs. A-t-il gardé le goût du journalisme qu’il exerce aux Dernières Nouvelles d’Alsace ? « C’est mon métier et je m’y éclate mais il s’inscrit dans un autre rapport au temps. Le moment de l’édition n’est pas simple. C’est le début de quelque chose. Une activité très personnelle devient publique. Les lecteurs se sont attachés aux personnages et m’en parlent comme s’ils existaient. On ne ressent pas cela dans le journalisme, le roman est une autre façon de parler du monde. » Il pense au suivant dont il a planté le décor et commencé le plan. On le laisse à ses carnets… À ce stade, l’écriture n’appartient qu’à lui. Le partage viendra plus tard.

L’HISTOIRE EST UN ROMAN

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Premier titre de la collection « L’histoire est un roman » lancée par Mathilde Reumaux directrice des Éditions La Nuée bleue, Et la ville sera vide raconte une histoire « sans être un traité d’histoire », explique son auteur. « Si le lecteur ne connaît pas le contexte, le récit tient tout seul et s’il veut en savoir plus il peut se renseigner en lisant le texte de l’historien Daniel Fischer qui figure à la fin du volume. »

Un texte fluide, éclairant, pas du tout « professoral ». Le deuxième titre de la collection est une réédition du Livre des égarés (1979) de François Debré consacré à Théodore Cerf, grande figure de l’émancipation des Juifs d’Alsace au XVIIIe siècle. Un livre poignant complété lui aussi d’une contextualisation historique signée Daniel Fischer.


NOVEMBRE 2019

Voyage en tête inconnue Gilles Chavanel est journaliste et a rejoint il y a un an l’équipe de Or Norme. Gilles est notre ami : on aime chez lui ce mélange de « journaliste à l’ancienne » à qui on ne l’a fait pas mais curieux et même avide de flairer la moindre nouveauté qui se présente sous sa truffe de fin limier. On aime aussi l’amoureux de la scène, lui qui dirige Cactus, cette école de cabaret bilingue unique en France. L’été dernier, comme il le raconte ici, Gilles a vécu ce qu’au fond, nous craignons tous un peu quelque part. La maladie s’est révélée… Il en raconte ici les premiers moments, puis les autres… Gilles est journaliste jusqu’aux tréfonds de son être. Que peut faire un journaliste en pareil cas ? Écrire et raconter, bien sûr ! Que peut faire le magazine où il collabore ? Le publier, évidemment… Chapeau, l’Ami… Jean-Luc Fournier

OR NORME N°35 Échappées

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Texte : Gilles Chavanel

Photos : Abdesslam Mirdass

Il y a des événements dans une vie qui génèrent à la fois de l’angoisse et de la reconnaissance. J’ai vécu ce moment en juillet dernier lors d’une visite chez mon médecin. Je lui ai décrit des symptômes qui ressemblaient fort à une dépression. Une quinzaine de jours plus tard mon état s’est dégradé, malgré le traitement médical. J’ai revu Loïc et lui ai décrit des alertes auxquelles je n’avais pas vraiment prêté attention depuis qu’elles s’étaient manifestées : lourdeur dans la jambe, impression de ne plus maîtriser tout mon côté gauche, difficultés de coordination, déséquilibre et sentiment de ne plus être maître de mon corps. À tel point que j’avais décidé de ne plus conduire. Devant la description de mon état, décision a été prise de me diriger le même jour vers les urgences. Et là, la machine s’est mise en route. Après quelques heures sur place dans une forêt de paravents et de murmures, les examens médicaux se sont multipliés : radios, scanner, prise de sang. Et des blouses blanches virevoltant un peu comme des abeilles dans une ruche, mais dont, à l’évidence, je n’étais pas la reine ! L’anonymat des urgences.

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ENGRENAGE HOSPITALIER Six heures plus tard, direction 8ème étage de l’hôpital de Hautepierre, au service de neurochirurgie. Happé par ce tourbillon à aucun moment je ne me suis posé la question de savoir ce qui m’arrivait. Dans ma chambre, j’ai fait la connaissance d’une équipe médicale qui m’a

petit à petit, grâce à une dose de sourires, une pincée de mots rassurants et à une disponibilité de tous les instants, donné le sentiment d’avoir intégré un cocon de sérénité, tout ce dont un patient dépendant a besoin pour être rassuré. Elles et ils s’appellent Mélody, Caroline, Tiffanie, Jennifer, Carole, Caroline, Guillaume et Yann. Voilà pour l’équipe des infirmiers. Et puis il fallait bien aussi, au-delà des soins, s’inscrire dans le quotidien accompagné par Marie, Kelly, Loubna et Murielle pour l’équipe des aide-soignantes. Quand on dit à toutes ces personnes merci pour leur gentillesse et leur disponibilité, elles vous répondent invariablement « C’est tout à fait normal, c’est notre métier ». Mais derrière ces métiers, il y a l’épaisseur de l’humanité et de la conscience professionnelle. Malgré des conditions de travail difficiles, une tension de tous les instants, une réactivité souvent vitale. Plus qu’un métier, ces personnes vivent une vocation. Légitimement elles ont le droit d’exprimer leur colère face à une logique comptable de l’administration hospitalière. Elles ont parfaitement le droit d’exprimer un sentiment de déclassement,

‘‘ Devant la description de mon état, décision a été prise de me diriger le même jour vers les urgences. ”


souvent de mépris, face à l’attitude de certains patients et aux agressions de personnes en proie à la maladie et/ou au mal-être. Je n’ai pas eu besoin de plus de trois jours pour percevoir ce mélange d’humanité et de découragement. À ce moment-là je savais qu’une opération majeure au cerveau allait intervenir une semaine plus tard. Les médecins ne voulaient pas qualifier, à juste titre, ce qu’ils avaient détecté : œdème, tumeur, lésion cérébrale. De quoi forcément s’interroger sur la suite. L’incertitude est la règle du jeu...

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J’ai donc tout de suite pris des dispositions au cas où l’opération ne se passerait pas comme

pouvaient l’espérer les médecins. D’ailleurs François, Salvatore, Matthias n’ont jamais pratiqué la langue de bois en me disant que le risque zéro n’existait pas. Partant de ce postulat il était hors de question pour moi de faire subir à ma famille, à mes amis et à la société ce qu’avaient subi tous ceux qui ont aidé jusqu’à ses derniers instants Vincent Lambert : un tunnel de 10 ans de souffrance, jalonné d’extrémisme et d’insultes, absolument insupportables. J’ai donc prévenu ma femme et mes enfants de ma décision de bénéficier des dispositions de la loi Léonetti sur la sédation profonde au cas où je me retrouverais dans un état végétatif. J’ai informé Loïc de cette décision de même que Gilbert,


répondre oui ! Matthias m’avait expliqué les avantages de cette proposition, permettre à l’équipe médicale de pouvoir déterminer le plus finement possible la cartographie de ma tumeur en me faisant réagir a tous les instants de l’opération sans altérer des fonctions essentielles.

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Texte : Gilles Chavanel

Photos : Abdesslam Mirdass

Je me souviens parfaitement de mes réactions à chaque fois qu’ils atteignaient une zone sensible. Ils m’ont demandé de faire un certain nombre de gestes dont j’ai un vague souvenir. J’ai eu le sentiment, malgré l’anesthésie, de voir vivre mon cerveau ; c’est toujours rassurant de savoir qu’on en a un, surtout face aux critiques dont la profession de journaliste fait l’objet, souvent à juste titre. J’entendais des sons, je percevais des voix sous le champ stérile. À ce moment-là je ressemblais à une décapotable — je l’ai su plus tard évidemment —, j’ai imaginé la découpe de ma boîte crânienne « selon les pointillés » ! Après, je suppose, une batterie de tests neurologiques, a commencé l’étape de la reconstruction. J’ai perçu clairement la phase « agrafage » et avec le recul j’en souris parce que j’avais l’impression d’entendre le bruit d’une agrafeuse murale avec en prime un lifting gratuit. Gilles Chavanel

‘‘ Le neuropsychologue m’avait proposé de me maintenir éveillé durant une partie de l’intervention. ” mon ami chirurgien. Ils se sont engagés à respecter ma volonté. Je suis donc parti au bloc apaisé et impatient de vivre en live une opération qui allait durer six heures. Nous étions le 27 août. CARTOGRAPHIE D’UNE TUMEUR Pourquoi en live ? Parce que le neuropsychologue m’avait proposé de me maintenir éveillé durant une partie de l’intervention. Vous imaginez bien que le journaliste que je suis, ne pouvait que

Pour la nième fois déclinaison de mon identité : nom, prénom pour être sûr de ne pas se tromper de patient ! C’est plus prudent ! Et c’est là qu’une infirmière vous demande : « Chavanel, vous êtes en parenté avec le coureur cycliste, Sylvain Chavanel ? ». Ma réponse est invariablement la même depuis toujours : « Quand il gagnait, c’était mon fils ; quand ses résultats étaient mitigés, c’était un cousin éloigné. Et quand il perdait, j’affirmais que je ne le connaissais pas » ! L’IRM entre en action. Verdict. Tumeur. Six heures d’opération. Sortie du bloc. La 3ème étape pouvait commencer : salle de réveil puis soins intensifs. En pensant à tous ces épisodes, je ne pouvais m’empêcher de penser à Hannibal Lecter ou Frankenstein. À partir de là je n’ai cessé de parler pour m’assurer que l’intégralité de mes capacités intellectuelles avait été préservée. Soulagement, reconnaissance à toute l’équipe médicale de neurochirurgie de l’hôpital de Hautepierre. Juste une remarque, sans l’once d’une critique, le cortège évanescent des médecins suivi d’internes concentrés sur la parole du « patron ». Le


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patient n’est finalement —mais c’est la loi du genre — qu’un support pédagogique à qui on offre une expertise à défaut d’empathie. Vous vous imaginez unique ; vous êtes juste un élément d’une communauté en souffrance. Et le temps des médecins est compté. Alors pour terminer ce récit je voudrais vous dire merci à tous. Vous m’avez permis de vivre une aventure unique… et j’espère qu’elle le restera ! Promis, si par hasard je dois faire un crochet par l’hôpital de Hautepierre, je reviendrai vous voir. SORTIR DE L’ANONYMAT

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Texte : Gilles Chavanel

Photos : Abdesslam Mirdass

Merci à tous les anonymes qui m’ont permis très rapidement de penser à l’après. Celui de la rééducation et de la reconstruction de mes capacités physiques grâce notamment à l’énergie de ma kiné Claudine. Il y a quelques semaines le neurochirurgien qui m’a opéré m’a parlé d’une tumeur « agressive » qui peut donc à nouveau revenir à la charge, mais elle n’est pas métastasique. Petit soulagement ! Tempéré toutefois par la réalité de mon quotidien domestique : la dépendance et l’enfermement. Dany, mon indéfectible soutien me rappelle en permanence que ma vie ne sera plus la même. Pourtant je garde espoir que les six semaines de radio et de chimiothérapie, les mois de contrôles et les visites chez les médecins atténueront les séquelles de l’opération. L’espoir aussi de pouvoir reprendre certaines de mes activités et notamment l’écriture. Pour l’heure mes difficultés de concentration et surtout mon absence de logique dans les petits gestes de tous les jours me font douter, même si en ce moment j’écris ces lignes. Mon entourage s’inscrit en faux. Il estime que les progrès que j’ai réalisés depuis ma sortie de l’hôpital prouvent le contraire. Dans mon for intérieur je continue de douter. Et quand une assistante sociale évoque la possibilité d’une carte d’invalidité, la réalité recommence à s’imposer, celle d’une nouvelle vie dans laquelle je devrai accepter de me fondre. Tout en sachant que je continuerai à faire de la résistance. Ma femme résume ça simplement. Chaque fois qu’elle doit s’absenter, elle me dit toujours la même phrase, celle que l’on répète aux enfants : « Je reviens vite ; en

attendant tu restes sage et tu me promets de ne pas faire de bêtises » ! Se sentir dépendant des autres est humiliant. Frustrant. Quand tu as eu l’habitude de mener la vie à ta convenance. Et que du jour au lendemain tu dois te rendre à l’évidence : plus rien ne sera plus comme avant. Alors autant se résigner. Et la grisaille de décembre amplifie ma morosité. D’autant plus qu’elle se double d’un sentiment d’inachevé. Mais le départ ne met-il pas toujours en évidence ce que l’on a oublié ou que l’on n’a pas eu le courage de mener à son terme ? Alors la procrastination devient regret. Et ça ne sert plus à rien.

‘‘ Se sentir dépendant des autres est humiliant. Frustrant. ” SE CONSTRUIRE UNE AUTRE VIE Une dernière remarque. : pardon pour toutes ces approximations peu médicales. Je vais certainement choquer plus d’un professionnel, mais avec mes mots, à ma façon, je voulais juste vous dire merci. Merci de m’avoir accompagné tout au long de cette épreuve. Et surtout merci à ma femme, à mes enfants et petits-enfants. Au cercle restreint de ma famille dont mes frères et sœurs, de me soutenir sans jamais faiblir. À mes amis, ceux qui ont traversé ma vie. L’an prochain, le 11 avril précisément, nous fêterons nos cinquante ans de mariage, peut-être en Californie où nous devions aller le 1er septembre, avant l’« incident », peut-être dans les fjords norvégiens dont ma femme rêve depuis des années, peut-être en Martinique parce que je commence à être en manque de ti-punch et de soleil ! Je vous aime et à bientôt dans cette nouvelle vie.


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DANSE-MOI UN VOYAGE

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : DR

“ Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus ! ” C’est la mythique danseuse et chorégraphe allemande Pina Bausch qui avait fait de cette incantation le symbole-même de son inlassable périple artistique pour vivre et faire vivre sa passion de la danse. Venant juste d’aborder les rives de la quarantaine, la strasbourgeoise Mine Günbay évoque sans modération cette citation, elle qui, désormais, emmène les clients de son agence de voyage aux sources-mêmes des danses sud-américaines…

« Il y a presque deux ans, quand j’ai découvert la Colombie, m’est venue l’idée de m’y installer pour gérer une maison d’hôtes au bord de la mer » se souvient Mine qui précise tout de suite « être littéralement tombée amoureuse de ce pays. Mais un petit événement familial sans conséquence m’a fait réfléchir. En fait, je me suis rendue compte que n’avais pas envie d’être aussi loin de ma famille. Il fallait donc que je trouve un moyen de pouvoir continuer à voyager entre l’Amérique du sud et la France et surtout, de pouvoir continuer à partager ce qui se passe là-bas où il y a une vraie dynamique et une fraîcheur impressionnantes… »

« TOUT ME CONDUISAIT VERS UNE DÉCISION PAREILLE » Un autre facteur a joué. Les périples de cette infatigable militante féministe à travers l’Amérique latine (Or Norme lui avait même ouvert une rubrique trimestrielle pour qu’elle puisse partager ses émotions – ndlr) ont été suivis par une foultitude de gens, via les réseaux sociaux. « Tous m’encourageaient formidablement à continuer à voyager et à militer en même temps » se souvient-elle. « Et parmi eux, beaucoup me disaient qu’ils avaient très envie de voyager avec moi et m’incitaient à partager un blog sur la danse, les gens rencontrés là-bas et mes bons plans. Je n’ai vraiment pas eu le temps de tenir ce blog. L’idée m’a saisie un matin, en me réveillant, à Buenos Aires. Et ce n’était pas un hasard que cela se produise là tant cette ville invite à la folie et à l’imagination. C’était comme une évidence : il fallait que je parvienne à allier la danse et les voyages. Et le projet, tout simple, a alors germé : pourquoi ne pas proposer aux gens de vivre ce que moi, j’avais vécu ? Tout simplement en créant une agence de voyage axée sur cette thématique… » Six mois et d’innombrables discussions avec beaucoup de gens plus tard ont donc permis de concrétiser le projet. « Ce ne fut pas une mince affaire » précise Mine. « À la base, je n’ai pas le profil d’une entrepreneuse, je viens du monde associatif. Pendant un bon mois, je me suis noyée dans la littérature spécialisée et grâce à internet, j’ai


suivi tous les tutos possibles et imaginables. Quand je me suis sentie à peu près prête, je suis rentrée en France pour entamer toutes les démarches de création de l’agence de voyage. C’était il y a un an, en novembre 2018… »

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« Je me rends compte maintenant que tout me conduisait vers une décision pareille. Au départ, je suis partie en Amérique du sud pour réaliser ce rêve que j’avais voulu vivre à mes dix-huit ans avant que mon père ne m’en dissuade, car il trouvait que je n’étais pas prête pour ça. Est-ce qu’à trente-huit ans, je l’étais ? Sans doute que oui. En tout cas, ce périple m’a permis de me reconnecter à ce que je suis vraiment, ces deux pans qui me constituent profondément : la militance, mes engagements, mes valeurs et puis mon corps, à

travers la danse, cette passion que j’avais mis un peu de côté en m’investissant autant dans la politique. Aujourd’hui, à quarante ans, j’ai le sentiment d’avoir créé le projet qui parle de moi et qui, en fait, dit qui je suis… La danse, ce n’est pas juste de la technique, c’est aussi politique, anthropologique, c’est la rencontre et la communion avec les autres… On m‘a souvent dit : tu as de la folie en toi. Moi, je pense que cette folie, c’est de vivre pleinement ma vie et de prendre les décisions qui le permettent : quand j’ai compris que c’était le moment d’arrêter la politique, je l’ai fait. Et bien là, je sentais qu’il fallait que je me reconnecte à moi-même en partant, alors je suis partie. Maintenant, le temps est venu de mettre en œuvre mon projet. Ça vivra le temps que ça vivra. Je me donne trois ans pour juger de sa viabilité


mais de toutes façons, je suis certaine d’une chose : si je sens qu’à un moment donné je ne m’y accomplis plus, je passerai alors facilement à autre chose… »

Mine Gunbay

LE CARNET DE COMMANDES SE REMPLIT BIEN

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : DR

Quand Mine Günbay parle de Danse-moi un voyage se mêlent le vocabulaire d’un projet bien pensé et la passion qui y est associée : « En fait, mon agence emmène des gens pour danser la danse d’un pays. En Argentine, c‘est le tango. En Colombie, la salsa ou la cumbia. La salsa encore, mais à Cuba… Et comme il n’y a pas besoin de se parler car la danse est ce beau langage universel, ça fonctionne. » « Ma promesse est simple : tout ce que vous allez vivre durant le voyage, je l’ai moi-même déjà expérimenté auparavant exactement dans les mêmes conditions que vous. Ce qui veut dire que Danse-moi un voyage n’emmène pas les gens dans un endroit où je n’ai pas dansé, ne leur fait pas prendre des cours de danse avec des gens que je n’ai pas moi-même testés ce qui donc, veut dire aussi que je donne 100% de garantie sur la pédagogie qui va être dispensée. Enfin, mon agence s’inscrit dans le grand mouvement du développement durable et solidaire : je ne travaille qu’avec des petits hôteliers locaux, les restaurants où nous allons ont été ouverts par des familles qui gagnent leur vie en n’offrant que de la gastronomie locale. Il y aussi des artistes qui interviennent pour partager leur culture avec nos clients : pas question de les payer avec une poignée de pesos locaux. À travers ce que nous versons aux écoles de danse, leur rétribution est à la hauteur de nos attentes et de leurs talents. Et je réfléchis à la création à terme de la Fondation Danse-moi un voyage. Au printemps dernier, j’ai fait venir à Strasbourg un danseur colombien qui était en tournée en Europe pour qu’il anime un stage et nous parle de sa démarche. Miguel est un danseur gay et il a engagé toute une démarche pour pouvoir danser en talons. Dans un pays où l’homophobie tue encore chaque jour, danser en talons est pour lui un formidable acte de résistance. Ce garçon avait deux choix il y a quelques années : soit la drogue, soit la danse car il y a, à Cali, des écoles de danse qui offrent cette possibilité à des gens dans la misère, de s’accomplir en tant qu’artiste. Voilà le genre d’initiatives que la future fondation pourrait promouvoir et soutenir. »

Mine Günbay s’est donc lancée avec une parfaite détermination dans son beau projet. Des voyagestest ont été effectués l’été dernier en Colombie et en octobre en Argentine. Le petit nombre de participants a été assumé (il n’y aura de toute façon jamais plus de quinze personnes quand l’agence aura atteint son plein développement) car il a permis de roder les circuits proposés, l’organisation générale et aussi, bien sûr, les fameux cours de danse. Et Mine en a profité pour tourner sur le terrain plusieurs vidéos promotionnelles qui évoquent bien l’ambiance des voyages qu’elle propose et encadre. Le carnet de commandes se remplit bien : plusieurs séjours sont prévus en Argentine, en janvier, février et mai prochains. Et sept personnes se sont déjà préinscrites pour un groupe en partance pour la Colombie en août prochain. Danse-moi un voyage est une superbe idée, de celles qui nous attendent et que l’on ne déniche que lorsqu’on est parvenu à suivre son vrai chemin…

Contact : contact@dansemoiunvoyage.fr www.dansemoiunvoyage.fr


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LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD

Amusez-vous bien !

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Texte : Thierry Jobard

Photos: DR

J’ai lu récemment dans une revue scientifique (1) qu’on avait découvert un moyen de contraception plus efficace que tous ceux connus sur le marché. Son nom : Netflix. En effet, un américain sur quatre avoue préférer regarder ses séries favorites plutôt que de forniquer…


Je ne m’avancerai pas sur mon choix dans une telle alternative et resterai dans une vigoureuse neutralité axiologique. Ceci étant, qu’il s’agisse de déguster patiemment une série ou de s’adonner au binge watching, bien des arguments plaident en faveur de ce loisir. Les séries existent depuis les débuts de la télévision et l’on pourrait même avant cela mentionner l’impressionnant succès populaire que connurent les feuilletons des journaux au XIXème siècle. Balzac, Dumas, Eugène Sue… les grands noms ne manquent pas dans la pratique. Quitte à délayer un peu la sauce pour mieux la faire durer, reconnaissons-le. Dame ! il faut bien vivre.

Et puis, pourquoi pourquoi dénigrer les séries ? Les scenarii sont riches, inventifs, surprenants, les acteurs souvent excellents et les moyens techniques et financiers aident à fournir un spectacle de qualité. Les studios en produisent une telle variété que ce serait bien le diable si chacun n’y trouvait pas son compte. Exemple même de la vitalité créative, la série attire les meilleurs réalisateurs et devient un nouveau modèle économique, concurrençant le (pas si) vénérable cinéma. Bouder ce plaisir ne serait-il pas hypocrisie et rechute dans un discours de vieux con ? La rengaine est connue. Déjà Tertullien (IIème siècle) critiquait les jeux du cirque (2). Et plus tard Pascal, ce cher Blaise, vitupérait contre le divertissement (3). Hé bien, toute proportion gardée, de ces vieux cons, j’en suis. Même si je ne suis pas si vieux que cela… ENTRE 2010 ET 2018, LE NOMBRE DE SÉRIES A AUGMENTÉ DE 129 % Je dois avoir l’esprit rudement mal placé mais je me dis que si tant de gens dans le monde regardent la même chose, de la même façon et au même moment, il y a comme une petite odeur, certes très légère mais tout de même perceptible, de merde. Entre 2010 et 2018, le nombre de séries produites ou diffusées a augmenté de 129 %. Avec une telle progression, un certain nombre de petits malins se sont dit qu’il faisait bon investir dans ces contenus. Et pourquoi investit-on ? Pour avoir un retour sur investissement, à tout le moins. On ne se lancera pas dans le sempiternel faux débat sur l’antériorité de la demande sur l’offre ou inversement, ni sur lequel des deux vînt en premier de la poule ou de l’œuf. (4) Puisque le but est de faire croire au besoin ; c’est la raison d’être du marketing.

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Lorsque vous n’avez qu’une télévision et peu de chaînes, mieux vaut réunir des spectateurs autour, en étant le plus consensuel possible. Mais à partir du moment où l’objet téléviseur est en perte de vitesse, remplacé par d’autres supports (ordinateurs, tablettes, téléphones…) et que le nombre de fournisseurs augmente, c’est tout un marché qui apparaît. Il se diversifie, il se fragmente, il se précise. Mais il y en aura pour tous les goûts. Bien sûr, il faut savoir trousser le récit et le maître-mot est alors : suspense ! Mais pour appâter le chaland, quoi de mieux que les vieilles recettes : du sang et du sexe. Pas toujours, pas partout, mais avouez que ça serait dommage de se priver de tels ressorts. Que cela ne flatte pas nos meilleurs instincts n’est qu’accessoire (n’arguons pas de


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Texte : Thierry Jobard

Photos: DR

Seulement voilà, comme le disait si bien Marshall McLuhan : « le médium c’est le message » (6). Autrement dit, la forme détermine le contenu. Ou bien encore, le support modifie l’information. Celle-ci ne produira pas le même effet selon qu’elle est visuelle, auditive ou numérique. La technologie n’est jamais neutre. Ne serait-ce que par curiosité, voire par jeu, pourquoi ne pas essayer de voir ce que pourrait induire la forme-série ? Je n’ai rien d’autre à faire en ce moment.

ces antiques fadaises que sont l’élévation morale et le rôle de l’art, ce serait pousser le bouchon trop loin dans nos temps hypermodernes). D’ailleurs tout récemment, Sandra Laugier, philosophe pour laquelle j’ai beaucoup de respect, a défendu l’idée selon laquelle nos existences sont transformées par les séries que nous regardons, qu’elles nous rassemblent et nous permettent, lors des discussions qu’elles suscitent, de développer des compétences, notamment politiques (5). Cela me semble délicieusement naïf… Ce qui compte pour regarder une série, c’est d’être pris, d’être tenu et d’être accro. Or, on aura beau tourner le problème de tous les côtés, être accro, dépendre, n’est pas en soi une bonne chose. Vous me direz que ce n’est là qu’une dépendance bénigne, et incommensurable avec l’alcool ou d’autres drogues. En effet. Pourtant la dépendance c’est tout simplement le contraire de la liberté (autonomie est un mot plus problématique). Et une petite dépendance, c’est tout de même une petite privation de liberté. Sont-ce là de bien grands mots pour de simples séries ? Peut-être. Il a longtemps été de bon ton de se moquer de la télévision, cela ne se fait plus guère. Ne serait-ce pas de la dernière pédanterie de soupçonner ces programmes ? Ne risque-t-on pas d’en revenir à l’antique hiérarchie des genres ? La tragédie vaudrait mieux que la comédie ; la symphonie mieux que le concerto, le tournedos Rossini mieux que la pizza ? Fichtre non, pas dans une ère d’égalitarisme à tout crin ! (je n’emploie pas le mot d’égalité à dessein).

Les points de vue peuvent varier mais, grosso modo, avec une série, on assiste à une fiction. Donc à un récit. Récit qui obéit à certaines règles. Et ces règles sont codifiées dans des méthodes à la disposition des scénaristes. Et comme pour chaque produit qu’on lance sur un marché, on va le tester. Un épisode est diffusé, s’il fonctionne le reste suivra, sinon il est retiré de la vente. Quand on investit des millions, on prend ses précautions, c’est bien normal. Avant de lancer la production… en série. C’est ce qu’on appelle l’industrie culturelle. Celle-ci est on ne peut plus rationnelle. UNE SÉRIE QUI DURE PLUSIEURS SAISONS, ÇA EN FAIT DU TEMPS CAPTIF POUR LES VENDEURS DE CANETTES On usera donc de toutes les méthodes pour que le spectateur s’identifie au héros, que les gentils l’emportent à la fin (et/ou que les méchants se révèlent un peu gentils), que la bravoure soit valorisée, la famille respectée et les pages de pubs bien avalées au passage. N’oublions jamais que, par un paradoxe étourdissant, c’est bien un directeur de chaîne qui, un jour, a dit la vérité : sa fonction était de vendre du temps de cerveau disponible pour du soda. Avec une série qui dure plusieurs saisons, plusieurs années, ça en fait du temps captif pour les vendeurs de canettes… Les premiers à avoir réfléchi à la question sont les membres de l’École de Francfort, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Témoins de la propagande de masse des régimes totalitaires des années 30, ils critiquent à la fois la consommation de masse et la culture de masse. Selon Adorno, celle-ci « ne nourrit les hommes que de stéréotypes ». Alors que l’art a un rôle subversif, cette culture ne sert qu’à généraliser, niveler, homogénéiser. Et Adorno de conclure : « L’esprit ne peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien culturel et destiné à des fins de consommation ». (8)


Évidemment, ce ne sont là qu’élucubrations de gauchistes échevelés. Regardez-nous. Ne sommesnous pas en parfaite santé morale et spirituelle ? Ne menons-nous pas des vies épanouies ? Travailler comme des ânes, accomplir toutes les tâches ingrates du quotidien dans un système d’évaluation et de compétition généralisées, et finalement s’affaler devant un écran (un de plus) pour, comment dit-on déjà ?.. se vider la tête. Reste à savoir si elle est si remplie que ça. Le vide aussi ça prend de la place. Car qu’en est-il alors de nos imaginaires ? Ils sont standardisés. Tout nous est servi. Des algorithmes pistent désormais nos moindres intérêts. Alors que chacun pense que ses goûts et inclinations le constituent comme individu singulier, il entre dans la grande machine qui pèse, compte et chiffre. Plutôt que des individus (ce qui ne peut être divisé selon la racine du mot), il en ressort des « dividus », des parties formatées, des parts de marché. C’est lorsqu’on croit que tout va bien qu’il faut se méfier. Parce que, contrairement à la plupart des films et des séries, on ne sait pas, pour de vrai, qui est le saligaud qui veut vous entuber. Il ne se présentera jamais comme tel, bien au contraire. D’ailleurs il n’a pas de visage. On est reconnaissant à son dealer. On ne sait qu’après. SAVEZ-VOUS À QUOI ON RECONNAÎT UNE BONNE PROPAGANDE ?..

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Pascal écrivait qu’« un roi sans divertissement est un homme plein de misères » (7). Ce qui aujourd’hui fait aussi notre misère, c’est l’ampleur de notre divertissement. On est diverti de tous les côtés. Les jeux (d’argent ou vidéo), les loisirs, le tourisme, la culture, tout y concourt, tout est massifié, à grand renfort de publicité. L’art même est devenu un investissement de plus en plus privatisé. Quant au sport, il devient l’incessant manège d’événements brassant des millions de spectateurs, des millions d’euros. (On souhaite d’ailleurs d’ores et déjà bonne chance aux footballeurs pour la prochaine coupe du monde au… Qatar). Si j’étais chimiste et que je mélangeais massification, attention et émotion, le précipité obtenu aurait pour nom manipulation. Savez-vous à quoi on reconnaît une bonne propagande ? À ce qu’on ne la voit pas. Étymologiquement, le divertissement c’est ce qui distrait l’attention mais c’est aussi l’action qui consiste à détourner à son profit, par une manœuvre financière, un héritage. Tiens donc ? Mais de quoi

serait-on distrait et quel serait notre héritage ? Pascal, revenons-y puisqu’il a bien réfléchi à la question et qu’il n’était pas la moitié d’un con, étend le divertissement à toute activité humaine. Car si l’homme arrêtait ce mouvement incessant qui le caractérise il se trouverait confronté à « ce que c’est qu’être homme », c’est-à-dire mortel. C’est une vaine agitation qui permet de remplir le temps, de passer le temps, pour ne pas penser au fatal dénouement, à la seule certitude que nous ayons : « On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais ». On n’a pas avancé là-dessus depuis bientôt 400 ans. Est-ce souhaitable d’ailleurs ? Pour ce qui est de l’héritage, de quoi s’agirait-il ? J’émets une hypothèse. Cet héritage correspond selon moi à la définition que donnait Malraux, en parlant de l’ensemble des choses qui résistent à la mort. C’est-à-dire une culture, des cultures. Pas ce qui dépend d’un ministère et quête des subventions. Mais tout ce qui peut se transmettre et réunir. Et il y a de quoi faire, quand bien même tout se rétracte : cuisiner, recevoir, jardiner, travailler (un travail, pas un emploi), transmettre, discuter, argumenter, lutter… Pas de masses, pas de foules mais des groupes, des collectifs. Pas des contenus à la chaîne mais des imaginaires. Pas du marketing mais du désir. Le réel ne tient pas dans un écran. Que désirons-nous ? Un monde d’amusement et d’insignifiance qui nous rend passifs et indifférents ? Que désirons-nous vraiment, si nous désirons encore Dans un livre fameux, Neil Postman a écrit qu’Orwell (dans 1984) redoutait qu’on interdise les livres mais Huxley (dans Le meilleur des mondes) pensait qu’on n’ait même plus besoin d’interdire les livres parce que plus personne n’aurait envie d’en lire. Orwell avait peur qu’on emprisonne la culture ; Huxley craignait que notre culture ne devienne triviale et seulement préoccupée de fadaises. Je crois que c’est très exactement à ce point que nous en sommes.

Picsou magazine, avril 2019 Tertullien, Des spectacles, Cerf, 1986 (3) Pascal, Pensées, lecture obligatoire (4) Pour votre gouverne, c’est la poule. Lisez Aristote (5) Sandra Laugier, Nos vies en séries, Climats, 2019 (6) McLuhan, Pour comprendre les médias, Seuil, 1977 (7) Pascal, ibid. (8) Adorno/Horkheimer, La dialectique de la raison, Gallimard, 1944 (9) Neil Postman, Se distraire à en mourir, Pluriel, 2010 (1)

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Photos: Serpents d’eau / Gustav Klimt - DR Texte : Isabelle Baladine Howald OR BORD

Suis-je une femme ? Ah ! Vaste sujet, surtout à l’heure actuelle ! On va dire oui, et d’autres me disent que oui…

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LA POÉSIE ET LES FEMMES

Une femme est-elle un poète comme un homme ?

Être une femme ne m’empêche pas d’avoir adoré jouer au foot, aux petites voitures, grimper dans les arbres et suivi longtemps les courses de Formule 1. ET QUAND J’ÉCRIS DES POÈMES, SUIS-JE UNE FEMME ? Là, donnez-moi le temps de la réflexion. S’il s’agit d’évoquer le corps (très important) et les sentiments (essentiels), les fleurs (que j’aime infiniment), les enfants (rien de plus bouleversant), sans doute suis-je une mauvaise représentante de la

poésie féminine, je ne m’y retrouve pas beaucoup. Mais il y a de si grands poètes femmes (poétesse m’a toujours semblé assez laid, fade, éthéré) et là où je suis conquise, c’est quand elles touchent à l’universel Une femme n’écrit pas comme un homme, dit l’opinion. Personnellement je n’ai aucun savoir ou certitude sur la chose. J’ai profondément aimé les textes féminins et féministes des années 75, quand l’écriture du corps, en particulier, avait la nécessité absolue de


pouvoir s’exprimer. Aujourd’hui, cette nécessité me semble moindre et quand nous n’aurons plus besoin de nous extasier sur la présence, ici ou là, de « la première femme qui… » (quelle honte, en 2019…), ce combat qui nous maintient en guerre d’un genre à l’autre, sera enfin à son terme, je l’espère LOUISE LABÉ, INGEBORG BACHMANN, MARINA TSVETAEVA, ANNE AKHMATOVA, CATHERINE POZZI, SYLVIA PLATH… Mais repensons à Louise Labé : « baise m’encor, rebaise-moi et baise ; Donne-m’en un de tes plus savoureux, Donne m’en un de tes plus amoureux : je t’en rendrai quatre plus chauds que braise. » Eh bien, si ça ce n’est pas de la très grande poésie et du très grand amour… À Marceline Desbordes Valmore : « En me haussant au mur dans les bras de mon frère Que de fois j’ai passé mes bras par la barrière Pour atteindre un rameau de ces calmes séjours Qui souple s’avançait et s’enfuyait toujours ! » Ode superbe, à la nature comme à l’enfance… Ou à Anna de Noailles : « Comme toutes les voix de l’été se sont tues ! Pourquoi ne met-on pas de mantes aux statues ? Tout est transi, tout tremble et tout a peur ; je crois Que la bise grelotte et que l’eau même a froid. » Poème qui dit le passage des saisons et la nostalgie de l’été… À l’immense Emily Dickinson, si énigmatique : « Je me cache — dans ma fleur, Pour, me fanant dans ton Urne — T’inspirer — à ton insu—un sentiment — De quasi-solitude »

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Autre grand thème poétique, l’intériorité, le secret, la solitude… Pensons aussi à la non moins immense Ingeborg Bachmann et ses Leçons de Francfort sur la poésie, exemplaire en terme d’exigence et de règle de travail, aussi puissantes que les Lettres à un jeune poète de Rilke… Pensons encore à la russe la plus brûlante de ce pays qui compte tant de génies littéraires, Marina Tsvetaeva qui emporte tout sur son passage dans sa fabuleuse Correspondance avec Boris Pasternak, où elle mène le bal à un train d’enfer : « Laissez-moi mener la rencontre comme ceci : CROYEZ, permettez et laissez-vous faire », Programme assez peu féminin au sens où on l’entend couramment ! À une autre russe, la si courageuse Anne Akhmatova et son déchirant Requiem, où elle fait face au régime de la terreur stalinienne, apprenant également par cœur les poèmes de son

mari Ossip Mandelstam pour ne laisser aucune trace qui les mettraient en danger. Et n’oublions pas Catherine Pozzi en son « très haut amour » pour Paul Valéry, ou Sylvia Plath la tourmentée, luttant des années pour faire reconnaître sa poésie. QUELLE FEMME SUIS-JE QUAND J’ÉCRIS ? À l’heure actuelle beaucoup de femmes sont publiées, leur poésie a beaucoup de force et peut aborder d’autres sujets que la souffrance amoureuse ou l’enfermement d’autrefois. Et c’est là que les choses deviennent passionnantes mais aussi complexes : écrivent-elles différemment que leurs homologues masculins ? Proximité de recherches entre elles, peu de rivalité, et conscience partagée de la fragilité de leur travail, à protéger d’un quotidien souvent lourd ? Sans aucun doute. Combien sommes-nous au fond, en nous-mêmes, est la question ? Les poètes d’autrefois passaient pour être des natures sensibles, trop sensibles. Les femmes d’aujourd’hui cherchent une sorte de puissance dans laquelle on ne reconnaît pas forcément l’écart dans lequel on peut aimer se sentir, loin de tout carcan.

‘‘  Les poètes d’autrefois passaient pour être des natures sensibles, trop sensibles. ’’ Homme ou femme, homme sensible, femme puissante, que tout cela puisse coexister dans la recherche de la beauté. Laissons monter en nous toutes les formes masculines et féminines, et tous les thèmes, identiques ou différents, quelle chance, quelle chance, pour dire l’éternité de la poésie et ses possibilités futures. À Strasbourg où les femmes qui écrivent sont nombreuses, lors d’une rencontre consacrée à ce féminin qui marquerait leur écriture, toutes se sont récriées. C’était il y a un près de quinze ans. Je pense qu’aujourd’hui la question serait de savoir : Ah oui, mais quelle femme suis-je quand j’écris ? Ah bon, pourquoi, tu es plusieurs ? Ben, oui, c’est quand même une évidence, non, pas pour toi ?!


FICTION DU RÉEL

Les trente ans de la chute du mur entre amis PRÉAMBULE Chers lecteurs, Ce texte consacré à l’anniversaire de la chute du mur de Berlin, présente le dialogue à Strasbourg entre deux amis, deux héros fictionnels qui réunissent les traits de personnes réelles.

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Bonne lecture !


Deux hommes terminent de dîner dans une belle demeure du quartier des Quinze à Strasbourg. Zoran, journaliste serbe, venu pour le Forum Mondial de la démocratie, goûte au dernier fromage dans son assiette. Le plus âgé, Daniel, fonctionnaire du Conseil de l’Europe à la retraite, se lève pour ouvrir la fenêtre et allumer un cigarillo. L’air froid pénètre à l’intérieur et fait vaciller la flamme de la bougie aux côtés de la carafe à vin. À moitié pleine avec un excellent rouge, elle s’illumine par le jeu des reflets sur ses parois en cristal de Bohème. - « Quel rouge magnifique : Nuits Saint-Georges 1999 ! Le vin et le fromage, mon ami, ça personne encore ne peut l’enlever à la France, quelle chance d’avoir ce plaisir pour nous concilier avec le froid de novembre »… Et le vieil homme, bien en chair et encore droit dans ses bottes, descend lentement une bonne gorgée. - « Tu te souviens, Zoran, quand on a célébré les dix ans de la chute du mur en 1999, il y a vingt ans. Je n’avais pas encore soixante ans. La fête avait un autre goût, plus doux, plus rassurant. On y croyait encore. Au progrès, au triomphe de la démocratie et des droits de l’homme. Mais là, regarde ce que je suis en train de lire en ce moment ! Pour un homme âgé comme moi, ça me serre la gorge… » Daniel s’approche de la bibliothèque, sort un livre et le tend à Zoran : Le triomphe de l’injustice. - « Ce sont deux américains Saez et Zucman qui l’ont sorti cette année. Quand tu lis ce bouquin, et tant d’autres qui sortent en ce moment, tu t’aperçois que le monde s’est transformé en une gigantesque pyramide oligarchique. Ecoute bien, la richesse nette de Jeff Besos est égale à ce qu’un employé moyen de son entreprise pourrait gagner s’il travaillait pendant 2,8 millions d’années sur Terre. Si ça c’est le marché libre ? Ou est-ce… l’autre nom de l’esclavage. »

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- « Daniel, le problème du capitalisme c’est qu’il veut à la fois payer de moins en moins les employés qui produisent la richesse, tout en les poussant à acheter les biens produits par leur sueur, au moyen de…, devine quoi, du crédit ! Endettés, tous les hommes libres ont perdu leur liberté parce qu’ils ont contracté des dettes, personnelles et collectives, qu’eux et leur Etat ne pourront jamais payer. Et l’égalité et la fraternité n’en parlons même pas ! » - « Tu sais fiston, mon père s’était battu pour cette liberté, moi aussi, toute ma vie j’ai cru être du bon côté du mur, du côté des hommes qui œuvraient pour la liberté et la justice. Mais aujourd’hui…Si seulement j’étais comme ces séniors qui ne veulent rien savoir de

ce qui suivra après eux…Et c’est d’ailleurs la position de la plupart des hommes au pouvoir. Ma retraite et mon patrimoine me suffisent largement pour passer en douceur la fin de mes jours, mais mes petits-enfants…Je sais que Naomi Klein a raison, cette journaliste canadienne, qui vient de sortir des bouquins au nom d’un Green New Deal . Pour l’humanité, écrit-elle, l’alternative est simple : changer de système ou disparaître…Entre le danger d’une nouvelle guerre mondiale et la crise climatique, nos marges de manœuvre se rétrécissent de plus en plus. Je prie juste que l’Union Européenne résiste et ne se disloque pas. On y croyait si fort il y a trente ans à la réunification de l’Europe, plus forte et plus prospère que jamais. On envisageait même qu’un jour la Russie pouvait aussi en faire partie…Personne n’aurait cru qu’on fêterait les 30 ans de la chute du mur l’année du Brexit. » - « Dans les pays de l’Est aussi, beaucoup avaient cru pendant longtemps à la promesse d’un futur radieux communiste que leurs dirigeants leur promettaient. Mais tu sais, Daniel, il n’y a jamais eu un véritable pays communiste sur terre. Ce n’était qu’un vœu pieux, un idéal qui aidait le pouvoir à se maintenir. Il s’est évaporé le jour où la nomenklatura a décidé de rendre héréditaire la richesse à laquelle elle avait accès étant au pouvoir. Les apparatchiks ont cru pouvoir rejoindre les grandes fortunes capitalistes pour gouverner ensemble le monde, en privatisant la richesse nationale et en ouvrant leurs pays au marché tout-puissant de la « maison commune ». Le peuple, quant à lui, a cru qu’il mangerait enfin à sa faim des bananes et du chocolat Milka, porterait des bikinis et habiterait ces jolies maisons que l’on voyait sur les pages glacées des revues Neckermann, sans oublier la BMW et les voyages dans des pays exotiques. Et c’est presque arrivé… pour une minorité. Voilà comment ils s’imaginaient le triomphe de la démocratie, mon ami. Mis à part quelques intellectuels, artistes et rêveurs qui aspiraient à la liberté et qui ont déchanté avant tout le monde. » - « Allons, Zoran, arrête, tu es trop cynique. Moi, je me souviens encore de Gorbatchev devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, quelques mois avant la chute du mur. C’était incroyable, ce 6 juillet 1989, Strasbourg était au centre du monde. Le premier secrétaire du Parti communiste soviétique, l’Homme de la perestroïka, prononçait un discours dans lequel il plaidait en faveur de la «maison commune européenne» et pour la réduction des armes nucléaires tactiques en Europe. C’était du jamais vu, un signal avant l’heure que la guerre froide se terminait, que l’Europe se débarrassait définitivement de la menace totalitaire. Tu sais, en France, plus encore en Alsace, dès le début de la guerre froide en 1947, quand d’alliés les Soviétiques se


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sont transformés en ennemis, on avait ressenti une peur bleue de la menace rouge, de la guerre nucléaire, de la guerre tout court… Et ce jour d’été en 1989, on a cru que notre peur pouvait enfin se dissoudre. Je te signale qu’on est d’ailleurs toujours en paix, un miracle, de l’inédit dans la longue histoire européenne, non ? » - « Oui, en Alsace, la paix ne vous a pas quittés, mon ami, mais l’année où je suis venu fêter les dix ans de la chute du mur comme journaliste, tu te souviens, c’est là qu’on est devenus copains, Daniel. On a bu de la Stolichnaya que j’avais ramenée et tu m’as vu sangloter. Tu ne m’as pas jugé, tu as juste partagé ma douleur. J’ai pleuré la mort de ma belle-sœur et de mon petit neveu qui avaient péri à la maternité de Belgrade pendant ce foutu printemps 1999 où Belgrade s’était fait arroser par les avions de l’OTAN. Des milliers de Serbes innocents sont alors tombés, victimes collatérales des bombes intelligentes des Américains et de leurs affidés… Et tout cela, mon cher Daniel, au nom de la paix et de la démocratie. Face aux bombes américaines, les premières en

Europe depuis 1945, que pouvait faire la Serbie ? Notre peuple entier a été mis au banc des accusés, alors que les Grandes puissances se sont bien servies des nationalismes serbes, albanais, croates et slovènes pour disloquer l’ex-Yougoslavie… Je me souviens, j’étais allé réaliser à l’époque en allemand, une grande interview de l’ancien Chancelier Helmut Schmidt, au sommet de la tour de «Die Zeit», qui domine le port de Hambourg. Un port totalement rasé par le terrible bombardement britannique de l’été 1943. J’avais interrogé le successeur de Willy Brandt sur les bombardements qui venaient de se produire à Belgrade. Il les avait vivement condamnés, rejetant ainsi toute la politique pro-américaine aveugle de son successeur … » - Tu sais Zoran, certains intellectuels Français, comme Régis Debray, avaient aussi condamné ces bombardements. Et puis, ça nous a servi de leçon : quatre ans plus tard, le 14 février 2003, devant l’ONU, Dominique de Villepin s’est opposé à la croisade en Irak de ce cowboy de George W. Bush qui prétendait que les bombes


allaient semer la paix et la démocratie. Le couple franco-allemand, rejoint par la Belgique, a fait entendre sa différence et l’histoire a donné raison à la Vieille Europe. À l’époque, ce sont les pays de l’Est qui ont massivement soutenu cette folie américaine. Ce fut une telle déception ! - Une déception pour ceux qui croyaient que l’Europe était indépendante et que les pays de l’Est avaient le choix… face au maître. Leur rébellion aurait bien plus été punie par les États-Unis que celle du couple franco-allemand. Même si, à vrai dire, l’Allemagne et la France se font régulièrement taper sur les doigts pour vouloir s’approcher, ne serait-ce qu’économiquement, de la Russie. Les pays de l’Est ont été humiliés après la chute du mur, mon cher Daniel, ils étaient dans le camp des vaincus et il fallait les rééduquer. Aujourd’hui, c’est juste le retour de la manivelle…Tu sais j’ai des copains journalistes en Allemagne. Les Allemands de l’Est n’ont pas encore pardonné la manière dont la réunification s’est faite : on les a privés de valeur morale et économique du jour au lendemain. Tu sais, je connais des dissidents anticommunistes du quartier Prinzlaurberg à Berlin qui, après la chute du mur, ont dû quitter leurs appartements pour les céder aux bobos cultureux de l’Ouest. Aujourd’hui, une partie de leur intelligentsia est-allemande, dont certains vieux dissidents, mais aussi des ex-intellectuels de gauche, ont rejoint l’extrême droite qui combat l’islamisation et l’américanisation de l’Allemagne… Quel monde, n’est-ce pas ? - Oui, je sais. Tu vois quelqu’un comme l’ancienne dissidente Vera Lengsfeld ou le psychanalyste reconnu Hans-Joachim Maaz, ont exprimé leur soutien à Pegida. En Hongrie et en Pologne, c’est bien la droite populiste et nationaliste qui gouverne et qui en plus de ça, se fait élire par les citoyens avec des majorités bien plus convaincantes que celle qui a porté Macron à la présidence. Je ne sais que dire, est-ce que ces pays de l’Est n’ont jamais compris ce qu’est la démocratie ? Et maintenant que nos démocraties sont en crise, on n’a même plus le droit de leur donner des leçons. Le pire, c’est que certains intellectuels de l’Ouest ont préféré y vivre, comme cet historien de Bruxelles David Engel qui vient de publier un livre salué par Michel Onfray, Michel Houellebecq et peut-être Saint Michel aussi, qui sait. Ecoute bien le titre : Vivre avec le déclin de l’Europe, un guide de survie à l’usage des amoureux de l’Occident. Alors, Zoran, il y explique qu’il a quitté Bruxelles pour s’installer en Pologne parce qu’il ne voulait pas que ses enfants grandissent dans une ville aliénée. En allant à Varsovie ou à Budapest il a eu l’impression, disait-il, de

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retourner en Europe. Ce n’est pas au communisme, mais au conservatisme chrétien que l’on se heurte aujourd’hui dans les Pays de l’Est ! Quel paradoxe ! - De toute manière on n’est pas à un paradoxe près. C’est l’époque, Daniel, qui nous met face à nos contradictions. Espérons qu’on aura la capacité de les comprendre et de les dépasser. Tiens, le dernier paradoxe : fin septembre à Strasbourg, le Parlement européen a voté une résolution mettant un trait d’égalité entre communisme et nazisme. Du pur “révisionnisme historique” souligne quelques jours plus tard dans l’Humanité son directeur Patrick Le Hyaric. Mais voilà que quelques semaines plus tôt mon cher ami, le journal New York Times publiait quant à lui, un manifeste communiste. En faveur d’une sorte de techno-paradis où l’automatisation, la viande synthétique, la manipulation du génome etc… pourront assurer pour tous « une vie de luxe sans effort » ! Tu sais, moi je ne me suis jamais caché d’être plutôt un homme de gauche, c’est pour cela qu’on a d’ailleurs sympathisé tous les deux, mais là, Daniel, ce communisme venant de New York

‘‘  Les Allemands de l’Est n’ont pas encore pardonné la manière dont la réunification s’est faite : on les a privés de valeur morale et économique du jour au lendemain.’’ m’a donné la chair de poule. On nous prépare un beau totalitarisme de luxe, voilà tout : le paradis sur terre ! - La technologie ne peut rien sans l’Homme, je suis d’accord avec toi, Zoran, mais l’Homme ne sait plus comment rendre la société plus juste et se remet aux machines, voilà tout. Le capitalisme, le communisme, la droite et la gauche, tout s’est avéré inefficace face à la nature humaine qui veut toujours plus et plus vite. J’ai toujours soutenu les socio-démocrates, les socialistes, toute ma vie j’y ai cru et là je ne peux plus même voter pour eux parce que je sais qu’ils ne l’emporteront pas, de toute façon. - Tu sais pourquoi la gauche se délite, Daniel ? C’est parce que l’objectif des gauchos s’est limité en fin de compte à l’idée d’acquérir de la richesse par la simple redistribution. Pourquoi crois-tu qu’ils ont renoncé à imaginer une nouvelle forme de gouvernement et de société qui produirait de la richesse de manière


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différente, sans exploiter à mort la nature et les êtres humains ? Non, ce n’est pas seulement parce que le communisme et ses goulags se sont compromis. C’est parce que les hommes de gauche, comme toi et moi, nous avons aussi cru à la seule évolution matérialiste, on a doté l’argent d’un pouvoir quasi-mystique et nous voilà face à la promesse de certains qu’il pourrait aussi acheter de l’immortalité à travers une machine où tu pourrais télécharger ton cerveau. On a renoncé à croire à la partie invisible de nos êtres et on s’est soumis uniquement aux instincts oubliant l’éthique qui nous dépasse et que Christ a résumé avec un seul mot : l’Amour. - Arrête, Zoran, tu ne vas pas me sortir un discours en défense du Pape et de l’extrême droite catholique, non ? Tu te serais converti en approchant, toi aussi, l’âge de la retraite ? On a bien démasqué leur piété avec toutes ses révélations sur les réseaux pédophiles. Ce n’est pas eux qui vont nous donner des leçons en voulant nous débarrasser de l’Islam au nom d’une Europe chrétienne. La dernière fois que l’Europe fut unie, sous la houlette des papes, on en a commis des crimes contre l’humanité !.. On a tué du musulman, de l’orthodoxe, mais aussi des hérétiques de tout genre en notre propre sein. On en a brûlé aussi pas mal de sorcières, ah ces femmes, ces diablesses qu’on a si mal aimées ! Et les indulgences, n’est-ce pas une première forme de fraude fiscale exercée sur le dos de Dieu et du peuple par le clergé ? - Enfin Daniel, tu sais bien que je ne suis pas un fan des églises et des curés de tout genre. Les Chrétiens, comme les Musulmans ont trahi mille fois le Dieu de l’Amour quand ils ont privilégié les fanatismes, la volonté d’écraser l’Autre, pour être les chéris de Dieu. Ils n’ont pas cessé de commettre le péché de Caïn. Mais il y a eu

des poètes et des sages aussi bien chez les Chrétiens que dans les cultures de l’Islam, des soufis comme Rumi, des croyants comme Dante ou Léonard de Vinci, et tant d’autres que les Eglises ont brûlés pour leur fidélité à la Vérité - Amour. Ce que j’essaie de dire c’est que notre époque, qui semble avoir montré la limite de toutes les idéologies, indique qu’avant de répondre à la question de quel type d’ordre politique et social nous voulons, on devrait répondre à nouveau à la question : quels humains nous voudrions être et devenir. Des esclaves prêts à accepter toute forme de gouvernement qui nous promet une vie confortable et végétative ou des êtres libres, capables de créer, d’imaginer, de nous dépasser, de combattre même, tout en aimant nos ennemis, c’est-à-dire avec la conviction profonde que les humains, indépendamment de nos religions, couleur ou convictions partisanes, nous formons tous un organisme commun, nourri par la Nature vivante et intelligente, dont nous sommes responsables ? - Ce que tu dis Zoran, c’est qu’il nous faut réapprendre la dialectique, c’est bien ça ? Une manière de penser, et de ressentir même, qui reconnaît que le noir et le blanc sont en jeux permanent pour nous aider à évoluer, à dépasser et transformer nos instincts sans les nier pour autant. Sinon, on continuera à revenir à la loi du plus fort et les Révolutions n’y pourront rien. On finira toujours par bâtir un ordre social proche de l’esclavage. L’instant même où l’on croit être du bon côté du mûr, que l’on possède, la Vérité, une force contraire arrivera pour déraciner toutes nos certitudes. Cela je pourrais le comprendre, sans être un croyant, mais dis-moi à quoi devons-nous boire ce soir ? - À la chute du mur, mon ami ! - À la chute du mur ! » Dehors, la nuit s’était radoucie, emplie de l’odeur d’humus dégagée par les feuilles mortes du parc de l’Orangerie. Zoran et Daniel sont restés à table encore un bon moment sans parler, en contemplant la flamme de la bougie et en écoutant le murmure de la pluie. Une pluie de novembre que l’on pouvait confondre ce soir avec celle qui annonce l’arrivée du printemps…

aez, and Gabriel Zucman. The Triumph of Injustice: How the S Rich Dodge Taxes and How to Make them Pay, W.W. Norton & Company, 2019 (2) Naomi Klein, Tout peut changer : Capitalisme & changement climatique , Babel, 2016/ On Fire: The Burning Case for a Green New Deal, Allen Lane ed., 2019 (1)


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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos: Or Norme - Radio France/Christophe Abramowitz.

LA FIN ANNONCÉE DE FIP STRASBOURG Ne pas se tromper de combat La rédaction de OR NORME STRASBOURG a appris juste avant sa date ultime de bouclage (le 23 novembre dernier) la condamnation à mort des animatrices locales de l’antenne de Strasbourg, dans le cadre du plan d’économies que Sibyle Veil, la présidente de Radio France, s’est engagée à réaliser d’ici 2022. Parmi les 299 postes qui se verront ainsi supprimés figurent les dix emplois de l’antenne de Strasbourg. Chronique d’une mort annoncée ? Non, peut-être pas, mais encore faut-il ne pas se tromper de combat… Elles sont rentrées de Paris le cœur au bord des lèvres, quasi assommées. Elles, ce sont les deux « fipettes » strasbourgeoises qui avaient fait le voyage pour écouter la présidente du groupe Radio-France, Sibyle Veil, le 15 novembre dernier. Pour faire simple, Agnès Sternjakob, qui travaille à FIP STRASBOURG depuis 1984 (contrat CDI) et Amélie Deymier (en contrat CDD depuis… treize ans) se sont entendues annoncer que le plan d’économies serait de

Sibyle Veil

60 millions d’euros (soit trois fois plus que ce que le gouvernement souhaitait. Qui peut le plus…). 299 postes supprimés, donc ? Non, des « départs volontaires » a affirmé Sibyle Veil, « avec sa voix la plus douce » comme dit Amélie. Qui ajoute aussi sec : « En fait, c’est un plan social, un plan de licenciements, mais la direction fait du marketing social, ce qui s’appelle prendre les gens pour des cons. C’est l’une des choses les plus violentes que j’aie jamais vécue… » conclut-elle. « C’est aussi du mépris total à l’égard des régions, des auditeurs, des acteurs culturels, des artistes et des personnels ainsi qu’un déni de la culture en région » ajoute Agnès. POUR ÊTRE PRÉCIS

‘‘ C’est aussi du mépris total à l’égard des régions, des auditeurs, des acteurs culturels, des artistes et des personnels ainsi qu’un déni de la culture en région. ”

On reviendra sans doute sur les mesures prises, mais l’urgence dicte d’ores et déjà de se mobiliser une nouvelle fois si l’on veut jouer la mince carte qui reste pour que l’antenne locale FIP Strasbourg puisse encore résonner de la voix de ses « fipettes » au-delà du 30 juin prochain. Car oui, si rien n’est fait, la fréquence strasbourgeoise de FIP (92,3 Mhz), dès le 1er juillet à minuit, ne diffusera plus que le ruban


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musical FIP national. Terminées, les centaines et centaines d’annonces des rendez-vous culturels quotidiens de la région, exit la voix familière de « nos Fipettes » locales. Rideau sur l’actualité culturelle locale et régionale. Fondu au noir de fin…

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos: Or Norme - Radio France/Christophe Abramowitz.

Évidemment, dès l’annonce de ces mesures, des milliers d’auditeurs se sont immédiatement émus, un groupe s’est créé sur Facebook et

‘‘  Vous n’entendrez plus jamais les « Fipettes » strasbourgeoises vous indiquer les rendez-vous culturels...’’ d’autres tweetent à tout va… Bref, l’émotion est à son comble, mais le comité de soutien à FIP Strasbourg, qui s’était constitué depuis la dernière alerte il y a deux ans et dans lequel figurent nombre de « Fipettes », veut rappeler quelques réalités dont certaines ont été quelque peu malmenées ces derniers temps, en même temps qu’il trace la voix et la riposte et du combat. L’enjeu est de perdre la programmation musicale de FIP sur la fréquence strasbourgeoise ? NON. Le 1er juillet prochain, le ruban musical de FIP national sera toujours présent sur le 92,3 Mhz. Pourquoi ne pas constituer une cagnotte via internet et les réseaux sociaux, racheter FIP Strasbourg et solliciter les collectivités locales pour qu’elles viennent en aide sous forme de subventions ? IMPOSSIBLE ET ILLUSOIRE. Pour une bonne et simple raison : FIP STRASBOURG n’est pas à vendre et n’abandonne pas sa fréquence hertzienne, comme déjà précisé. Radio-France restera l’opérateur de la diffusion de FIP à Strasbourg, tout comme à Nantes et Bordeaux, les deux autres « locales » visées par les mesures envisagées. Le danger est qu’il n’y ait plus d’informations sur les rendez-vous culturels locaux et régionaux ?

OUI. À partir du 1er juillet prochain, vous n’entendrez plus jamais les « Fipettes » strasbourgeoises vous indiquer les rendez-vous culturels autour de vous et les détailler. Vous ne pourrez plus bénéficier des fameuses places offertes aux auditeurs dans le cadre des accords entre l’antenne strasbourgeoise et les acteurs culturels locaux. La fréquence strasbourgeoise ne fera plus que relayer le programme national de FIP. Plus aucune âme qui vive dans les studios strasbourgeois. Rideau ! C’est un service public, financé par nos impôts, qui va disparaître. Un service public de proximité, plébiscité, et dont les résultats en terme d’audience font l’unanimité, un service public dont on reconnaît de toute part la haute qualité en terme d’impact favorable sur la fréquentation des événements culturels, les directeurs des structures qui les programment étant tous unanimement consternés par la situation actuelle de FIP STRASBOURG. Ce qui se passe, c’est l’assassinat d’un service public essentiel. Un de plus ! C’est la fin et plus personne n’y peut rien… C’EST FAUX ! On en arrive là au cœur de la problématique qui va occuper désormais celles et ceux qui veulent défendre et sauver FIP STRASBOURG. C’EST À VOUS DE JOUER, MONSIEUR STUDER C’est le Parlement (Assemblée nationale et Sénat, le dernier mot revenant de par la loi constitutionnelle à l’Assemblée) qui contrôle le service public de l’audiovisuel (c’est-à-dire Radio France — dont FIP —, mais aussi le groupe France Télévision, Arte, etc…). Ce contrôle s’exerce via la Commission des Affaires Culturelles et de l’Education de l’Assemblée nationale où siègent des députés de tous bords et qui est toujours présidée par un député du groupe majoritaire, LREM depuis les élections de juin 2017, au lendemain de l’accession de Emmanuel Macron à l’Élysée. Le président de cette Commission n’est autre que le député bas-rhinois Bruno Studer. On rappellera utilement que OR NORME l’avait interviewé dans son numéro 27, daté de décembre 2017. Extraits : – « Sur le plan des informations locales, elle (Bérénice Ravache, directrice de l’antenne de FIP — ndlr) a entendu notre souhait qu’elles perdurent. Un point que j’avais personnellement


est donné par la Constitution, d’inviter fermement la présidente de Radio France, Mme Veil, à reconsidérer les mesures qui frapperaient FIP STRASBOURG (ainsi que FIP NANTES et FIP BORDEAUX) et à maintenir ce service public local d’information et de soutien aux activités culturelles dans notre région.

Bruno Studer

abordé avec le président de Radio France. (Qui était alors Mathieu Gallet, condamné ensuite, en janvier 2018, à un an de prison avec sursis et à une amende de 20 000 euros pour délit de favoritisme — peine non effectuée, l’intéressé ayant fait appel — et révoqué par le CSA [Conseil Supérieur de l’Audiovisuel] à compter du 1er mars 2018 — ndlr). » – Autre extrait de l’interview de Bruno Studer dans OR NORME : « Elle (Bérénice Ravache, toujours) sait aussi que j’attends une meilleure communication et avec les politiques et avec les gens engagés en faveur de FIP dans les régions ». « Pour les politiques, on ne sait pas, mais en qui concerne la communication avec les gens engagés en faveur de FIP, on n’a plus jamais revu Mme Ravache à Strasbourg et elle n’a plus jamais communiqué avec nous » confirme Stéphane Litolff, un des membres du Comité de soutien à FIP STRASBOURG. Pour continuer à être précis : c’est à vous de jouer, Monsieur Studer ! Vous avez toutes les légitimités possibles pour ça.

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– Vous êtes député du Bas-Rhin et donc, au premier chef, concerné par le service public d’information et de soutien aux activités culturelles locales et régionales, ainsi qu’aux acteurs qui les génèrent. Vous n’êtes pas à convaincre de l’apport essentiel de FIP STRASBOURG dans ces domaines puisque vous souhaitiez, il y a moins de deux ans, qu’il perdure… – Vous êtes surtout président de la Commission des Affaires Culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée nationale, en charge de l’audiovisuel public. Vous avez donc le pouvoir, qui vous

Oui, Monsieur Studer, vous avez ce pouvoir ! Nul doute également que vous recevriez alors l’appui inconditionnel de vos autres collègues députés du Bas-Rhin. Monsieur Studer, messieurs les députés, les dizaines de milliers d’auditeurs de FIP attendent de vous que vous exerciez votre pouvoir. Et il conviendrait que vous ne les déceviez pas…

‘‘  Monsieur Studer, messieurs les députés, les dizaines de milliers d’auditeurs de FIP attendent de vous que vous exerciez votre pouvoir. ’’ En raison de nos contraintes en matière de délais de bouclage de notre magazine trimestriel, nous n’avons pas eu le temps matériel de contacter directement le député Bruno Studer sur ces sujets. Ce dernier a fait savoir à l’un de nos confrères qu’il « attendait d’avoir eu un contact direct avec la présidente du groupe Radio France pour s’exprimer ». Nul doute qu’à l’heure où paraîtront ces lignes, ce contact aura été établi… OR NORME s’engage en faveur de FIP STRASBOURG que nous considérons comme un véritable joyau œuvrant avec un magnifique talent en faveur de la culture locale et régionale. D’ici la sortie de notre prochain numéro début mars prochain, beaucoup d’éléments surviendront. Nous vous tiendrons informés via notre application mobile ornorme ou via www.ornorme.fr.


La tiny house de Nicolas

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Texte et photos : Quentin Cogitore

HABITER AUTREMENT

Nicolas, bâtisseur de tiny house A-t-on réellement besoin d’autant consommer pour être heureux ? C’est la question que se posent Nicolas, 35 ans, et ses deux filles adolescentes. Ils ont choisi de quitter leur appartement pour vivre dans une tiny house, une cabane mobile que Nicolas bâtit lui-même.


‘‘ J’ai hésité un peu, pas très longtemps. J’ai commencé les plans et à partir de là, je ne suis jamais revenu en arrière. Je n’ai jamais douté. ’’ tu amènes un nouvel objet, il faut en sortir un autre ». Nicolas et ses filles ont donc fait le choix d’un mode de vie basé sur une conviction paradoxale : vivre plus petit pour avoir plus grand. Nicolas Franchet

Dans la courrelle d’un corps de ferme trône une haute structure en partie recouverte de bois. La tiny house se tient là, posée sur sa remorque. Pour le moment, c’est une grande cabane de 7m sur 2,5m. On y entre par une porte-fenêtre coulissante. L’intérieur est encore vide mais éclairé par plusieurs fenêtres. De part et d’autre de la pièce, deux mezzanines qui portent la surface totale à 23m2. Et pour éclairer ces deux terrasses intérieures, une fenêtre ronde à chaque extrémité, comme des hublots qui donnent à la maisonnette un air de voilier prêt à braver le gros temps. VIVRE PLUS PETIT POUR AVOIR PLUS GRAND

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Une fois terminée, la tiny house se verra dotée de tout le confort d’une maison, en plus petit. « J’avais envie qu’on y soit bien et de ne me priver de rien. Même si bien sûr on se pose des questions quand on allume une lumière ! » indique Nicolas. Cuisine au gaz, douche avec recycleur d’eau, machine à laver et système électrique, toute la modernité est là mais en mode minimaliste. Pour vivre dans un espace réduit, il est indispensable de repenser son quotidien et tourner le dos à l’hyperconsommation. « Tu n’as rien que l’essentiel. Si

Mais qu’est-ce qui pousse Nicolas et ses filles vers ce dégraissage volontaire ? D’abord le plaisir de vivre plus simplement. « Le jour où l’on s’est séparés avec mon ex-femme, je n’ai pris que quatre couverts et mon couteau de cuisine. J’ai lâché énormément de choses et je me suis senti mieux !». Mais pas question de faire l’impasse sur l’essentiel. « Garder le piano électrique de mes filles par exemple, c’est un compromis que je n’ai pas voulu faire. Elles font de la musique et elles continueront à en faire si elles veulent ». Pouvoir se reconnecter à la nature ensuite, car la tiny house sera installée en pleine nature. Et dans un quotidien où les écrans rythment la journée, la vraie connexion est de plus en plus difficile. « Je veux pouvoir rentrer chez moi et m’y ressourcer ». L’enjeu pour trouver le terrain idéal est de taille. « Il faut une arrivée d’eau et un micro-environnement favorable comme nous générerons nous-même notre électricité avec un panneau solaire et une éolienne ». Mais aux beaux jours, les 23m2 se verront agrandis grâce à une grande terrasse avec cuisine et mobilier d’extérieur. L’HOMME AUX MAINS D’OR Et enfin, il faut construire de ses propres mains sa vraie maison mobile. Le refus d’un prêt immobilier pour une jolie maison à la campagne a précipité le


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Texte et photos : Quentin Cogitore

‘‘ Avec mes enfants, construire c’est ce qui me fait vibrer dans la vie. Faire appel à mon imagination et ma créativité. ”  projet de tiny house. « La propriété coûtait 120 000 € avec la moitié du budget dans les travaux. Et la rénovation, c’est ma valeur ajoutée, je suis dans le bâtiment depuis 20 ans. J’ai fait toutes les banques d’Alsace : pas une ne m’a suivi à cause de la part trop importante des travaux dans le budget ». En cas de mauvais remboursement de l’emprunt, la valeur du bien est trop faible pour les banques. « Avec mes enfants, construire c’est ce qui me fait vibrer dans la vie. Faire appel à mon imagination et ma créativité. C’est finalement plus la construction et l’aménagement que le fait de posséder qui me rendent heureux » conclut Nicolas. La situation est idéale pour le renouveau et l’innovation. « J’avais quelques économies suffisantes pour commencer » raconte le père de famille. « J’ai hésité un peu, pas très longtemps. J’ai commencé les plans et à partir de là, je ne suis jamais revenu en arrière. Je n’ai jamais douté ». Pour entrer dans son budget — toujours sans l’aide d’aucune banque —, l’homme

aux mains d’or fabrique tout lui-même à partir de bois brut. Aujourd’hui, la tiny house est terminée et la petite famille peut abriter son grand rêve de simplicité sous le toit de sa petite maison. Mais reste un autre chantier sur lequel la scie, le marteau et le savoir-faire d’un artisan sont de maigres outils, celui de l’Administration qui autorise (ou non) l’installation d’un habitat alternatif à l’année.


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AUTOUR DU VIN

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Texte : Jessica Ouelet

Photos: Caroline Paulus

Des idées pour briller en soirée Décembre apporte son lot d’effervescence. Entre chants de Noël et parfums senteur sapin, l’injonction à la fête murmure au quotidien. C’est ainsi qu’un verre de vin se retrouve dans votre main plus souvent qu’à l’habitude. Loin de moi l’idée de vous pousser à la consommation, vous trinquerez bien au jus de fruit – fermenté ou non – qui fait chanter vos papilles. Du tire-bouchon à la rétrolfaction, la cérémonie du vin peut gêner votre tchin-tchin. Voici de brèves subtilités afin de briller en soirée. LES VIEILLES VIGNES Un vieux pied de vigne produit une plus petite quantité de fruits que ses fringants congénères. Le résultat est toutefois plus riche en arômes, et plus concentré. Un genre de sagesse viticole. La mention vieilles vignes ne relève cependant d’aucune réglementation précise. Le débat est donc très subjectif selon la région et le cépage, notamment. Notez qu’un pied de vigne de quarante ans et plus commence à être drôlement intéressant. PANTONE X MARIANNE La capsule représentative de droit (CRD) sur une bouteille de vin ou d’alcool atteste le paiement des accises en France. La Marianne ainsi représentée dévoile une couleur précise, défini par le niveau d’appellation. Entre autres, le vert représente un vin d’appellation d’origine contrôlée, le bleu un vin de table ou de pays, et l’orange un vin spécial, tel un vin muté. Bon à savoir : l’obligation de la CRD a été supprimée en juin 2019. Suite à certaines démarches administratives que nous tairons ici, une capsule

neutre peut maintenant être utilisée pour les exportations ET la France. PRENDRE SON PIED Que vous soyez plutôt blanc, rouge, ou couleur princesse, un verre de vin se tient par la tige – aussi appelé le pied. Petit doigt levé en option. Tenir le globe à pleine main réchauffe le contenu, dont la température de service contribue à l’appréciation. Dans le même ordre d’idées, vos mains sur le globe laissent des traces… Feuilletés au fromage et rouge à lèvres sont aussi des éléments à considérer dans l’esthétisme du verre. Bref, la tige c’est chic. Les connaissances grappillées au fil de vos dégustations vous permettront d’apprécier au mieux votre bien boire. Prenez le temps d’assimiler les nuances des vins dégustés, et votre vocabulaire s’enrichira par la même occasion. Si vous tenez formellement à briller avec les mots, optez pour placomusophile. C’est celui qui collectionne les capsules métalliques de Champagnes, Crémants, bières… En soirée ou au Scrabble®, ça fait toujours son petit effet.


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VINS D’ALSACE

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Texte : Jessica Ouelet

Photos: Caroline Paulus

Les préjugés reculent. Doucement… En route vers les festivités de fin d’année, l’agitation gagne les caveaux de dégustation. Entre deux schluck, les clients discutent et s’informent sur les prémices du prochain millésime. Dans les verres, un éventail de cépages s’exprime avec caractère. Si la quête de grands vins anime les vignerons alsaciens, le chemin pour y arriver est bien sinueux. Un peu plus tôt cette année, le Comité Interprofessionnel des Vins d’Alsace (CIVA) a donné la niaque au bien boire de la région avec une nouvelle identité visuelle. L’occasion de marquer l’évolution en cours dans le vignoble. L’Alsace brille de géraniums, colombages, et certains concepts immuables parce que coutumiers. Entretenus par une génération aux multiples printemps, ils fricotent avec le kitsch, et entretiennent une prison dorée où valsent un tire-bouchon en cep de vigne, une bouteille de rouge au frigo, et des vins sucrés plus qu’il n’en faut. La Route des vins d’Alsace est l’une des plus anciennes de France. Bien que respectable, cette maturité inspire à une renaissance. Ainsi, la tradition s’enrichit d’une génération dynamique qui vinifie avec quelques voyages dans les yeux, et se façonne par des habitudes de consommation qui passent du pichet au verre Zalto. De quoi apporter du oumph à la flûte alsacienne ! DÉPOUSSIÉRER LES VINS D’ALSACE Finis les caveaux obscurs et l’accumulation de cœurs rembourrés sur fond vichy. D’artisans à coopératives, l’envie de dépoussiérer les vins d’Alsace teint petit à petit les nouveaux espaces de dégustation. On y découvre notamment une verrerie adaptée, et de la lumière. Beaucoup de lumière. Entre le Rhin et la montagne, certains projets architecturaux ambitieux

font ratcher les acteurs du vignoble. Ils attirent au passage le regard des marchés extérieurs, heureux de découvrir un vent de fraicheur au pays des cigognes. Experte historique en vins blancs, l’Alsace peut se targuer d’être l’une des régions viticoles les plus écologiques de l’Hexagone. L’ascension des Crémants et l’essor du pinot noir ne sont pas en reste. L’évolution en cours est marquée par le retour au style de grands vins secs, la valorisation des terroirs, et l’ouverture vers de nouveaux marchés. Le riesling côtoie maintenant des huîtres pochées à la gelée de citron, et le pinot blanc trouve son bonheur avec un houmous de patate douce. Chers défenseurs de la tradition, on vous rassure, le baeckeoffe existe toujours… Au-delà des efforts déployés par la nouvelle génération et la qualité indéniable du bien boire, la dynamique du vin en France est en difficulté. L’ouvrier viticole a troqué son litre quotidien pour un coup de flotte certes, mais il n’est pas le seul à ne jouer du tire-bouchon que sous prétexte d’une bonne


occasion. Le changement de comportement et l’augmentation du marché des bières, entre autres, contribuent à la chute de la consommation. Ainsi, les quelque 100 litres/hab/an en 1975 ont chuté à 40 litres aujourd’hui. Ce déclin n’est toutefois pas homogène, et la tendance est mieux orientée sur le blanc. « QUAND ON S’ACCROCHE AUX SOUVENIRS, C’EST QU’ON VIEILLIT » Le nouveau logo des vins d’Alsace, présenté lors du Salon Millésime 2018, annonçait déjà les couleurs du projet insufflé par le CIVA. Le CIVA, c’est l’organisme qui réunit l’ensemble des entreprises du vignoble : artisans vignerons, coopératives, négociants...

‘‘  Exit les couleurs fluo et les verres alsaciens, l’ensemble se positionne entre élégance, finesse, et droiture.’’ Ses missions touchent notamment la promotion de la région et de ses produits, les études sur les vins et leur commercialisation, et l’amélioration de la qualité. Face à l’imminent besoin de transformation, l’interprofession a dévoilé une nouvelle identité le printemps dernier. Pour l’occasion, près de 500 professionnels adhérents se sont rassemblés afin de découvrir quatre visuels autour du thème « de l’ombre à la lumière ». Un moment fort ! Exit les couleurs fluo et les verres alsaciens, l’ensemble se positionne entre élégance, finesse, et droiture.

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La stratégie, qui a mobilisé un budget de 1 million d’euros, tend à reconquérir les consommateurs français et à élargir la cible à un public plus large. Depuis ce printemps, elle s’affiche en grande pompe dans le Grand Est, la région parisienne, et lilloise. À cela s’ajoutent différents évènements ponctuels, dont des tournées événementielles, des rencontres B2B, un magazine d’information bimestriel dans l’air du temps dédié aux professionnels, et l’organisation d’événements grand public qualitatifs. Cavistes, CHR, et grande distribution sont aussi invités dans l’onde de choc. À Strasbourg, notamment, l’offre de ces commerces laisse fréquemment place à un chardonnay aux airs exotiques plutôt qu’à l’un des 51 Grands Crus réalisés par les humains d’ici. Un manque à gagner considérable pour le savoir-faire de la région. Les Français sont perçus comme chauvins.

Nuançons plutôt en disant que certains, notamment les Bourguignons, les Champenois, et les Bordelais, croient fermement en leurs produits. Eux… Il est fascinant d’entendre certains Alsaciens dire qu’ils ont tout goûté. Le genre de phrase qui refoule un fou rire à un sommelier. Si l’expérience d’une bouteille dont le nom du cépage est clairement mentionné est non concluante, ledit cépage devient un ennemi. Le monde du vin compte plus d’exceptions à la règle qu’une grammaire ; si vous n’avez pas aimé votre expérience avec un cépage, de grâce, recommencez ! Dans le pire des cas, optez pour un projet risotto. Du verre à la casserole, le vin a au moins deux vies. Celui pour qui le vin d’Alsace est intrinsèquement relié à Noël rejoint d’une certaine manière le vigneron qui refuse les idées de ses successeurs par ego. Ceux-là passeront l’hiver certes, mais ne contribueront pas au renouveau des vins alsaciens. « Quand on s’accroche aux souvenirs, c’est qu’on vieillit » disait François Weyergans (Royal Romance). Malgré eux, les préjugés reculent. Doucement. Les dernières actions portées par le CIVA et l’enthousiasme des viticulteurs lors du dévoilement de la nouvelle identité visuelle portent à croire que l’Alsace est enfin prête à devenir une référence en vin de caractère, à l’image de ses hommes et de ses terres.


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Texte : Barbabra Romero

Photos : Nicolas Roses

Delphine Keller

BUSINESS

SUSIE

Bye-Bye la banque, bonjour l’économie durable et solidaire ! Ancienne conseillère en gestion du patrimoine, Delphine Keller, 45 ans, décide de tout plaquer il y a deux ans. Le déclic lui est venu en Inde en rencontrant la Better Life Fondation qui réalise de la confection textile. Depuis un an, elle a lancé Susie, une gamme de produits pour la salle de bain en coton bio, offrant en prime un travail à des femmes indiennes en situation de précarité.

Dans son ancienne vie, elle jonglait entre les — gros — chiffres et les lois. Gestionnaire en patrimoine, puis chargée d’affaire et consultante juridique, Delphine Keller a dit stop « à ce carcan » qui ne lui correspondait plus. « La banque, c’était la sécurité, mais je ne m’épanouissais pas. Le jour où l’on m’a refusé un mi-temps pour m’occuper de ma famille qui traversait une période difficile, j’ai dit stop. » Elle rejoint alors en Inde son mari, Luc, directeur d’achat pour une PME alsacienne, spécialiste dans la recherche de fournisseurs dans le monde entier.


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OR D’ŒUVRE

Texte : Barbabra Romero

Photos : Nicolas Roses

“ Je me sens zen, je n’ai plus la boule au ventre le matin.”

Site web : www.susieweb.com

« En rencontrant le couple qui a créé en 2010 la Better Life Fondation, une ONG qui emploie des femmes en Inde pour de la confection textile, j’ai eu le déclic, j’allais créer mon entreprise et travailler avec eux. » Loin du monde de la finance, Delphine adhère à cette petite ONG qui offre à des femmes un emploi et une certaine autonomie en versant leur salaire sur un compte personnel. « Elles sont formées à la couture et travaillent de 10h30 à 15h pour leur permettre de s’occuper de leur famille. Elles sont davantage payées que les autres couturières de la région et l’argent qu’elles gagnent est à elles, alors qu’en Inde, c’est plutôt le mari qui touche le salaire de la femme. » La haute qualité de confection finit de la convaincre. « J’AI BESOIN DE MÉNAGER MES PETITES MAINS » De cette collaboration naît Susie pour « Sustainable and inclusive economy », ou économie durable et solidaire en français. Une gamme de produits en coton issu de l’agriculture biologique, aux motifs tendance pour une salle de bain en mode zéro déchet et égayée ! On y trouve des carrés démaquillants, des lingettes débarbouillantes pour bébé, des lingettes rondes en voile de coton pour les yeux, des masques relaxants et des fleurs de douche. Le tout tissé, peint et imprimé en Inde, dans le respect de l’humain. Ils sont lavables et utilisables jusqu’à 300 fois…

À méditer, lorsque l’on sait qu’un Français jette en moyenne 2190 disques démaquillants et 28 sachets en plastique par an. Dans cette nouvelle aventure, Delphine s’est trouvée. « Je m’occupe du marketing, du choix des graphismes et des couleurs, je suis juriste, commerciale, livreuse, sourit-elle. Je me suis découvert plein de trucs, je crée même les codes barres ! Je me sens zen, je n’ai plus la boule au ventre le matin. » L’engouement pour Susie est réel. Delphine compte déjà une vingtaine de distributeurs dans la région et ailleurs en France, et l’aventure ne fait que commencer. « Nous avons eu pas moins de 150 contacts au salon Natexpo à Paris, des marques souhaitent qu’on leur confectionne des produits avec leur identité, des cosmétiques bios ont proposé un partenariat… » Delphine et Luc souhaitent néanmoins développer Susie sans jamais perdre de vue la dimension humaine. Hors de question pour eux de rentrer dans le circuit de la grande distribution. « J’ai besoin de ménager mes petites mains », confie Delphine, tout juste de retour d’Inde et encore émue de sa rencontre avec ces jeunes couturières. « Grâce à Susie, leur travail a un sens, car avant elles ne confectionnaient que de petites choses qui avaient du mal à être vendues. Si on continue de se développer, nous ouvrirons un troisième site en Inde. » Avec déjà en tête de nouveaux prototypes qui seront lancés au printemps…


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Photo : Nicolas Roses

Une success-story strasbourgeoise… bienfaitrice des océans

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Texte : Barbara Romero

Hadrien Collot, la jeunesse engagée pour les mers et océans

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À 26 ans, Hadrien Collot a réalisé son rêve de créer une marque de crème solaire respectueuse de l’environnement et de notre santé. Une idée pour le moins hors-norme en Alsace… mais qui résonnait comme une évidence pour ce jeune apnéiste, fils de Bretonne, et sensibilisé dès le plus jeune âge à la disparition des espèces sous-marines et à la détérioration des mers et océans.

À la sortie de ses études d’ingénieur en environnement, Hadrien ne se voyait ni derrière un bureau, malgré le super poste qu’on lui proposait, ni faire du business sans lui donner un sens. Dès l’âge de 5 ans, il ramassait les déchets sur les plages bretonnes où il passe tous ses étés. Son oncle pêcheur le sensibilise déjà à la disparition des espèces. Sa grand-mère est fascinée par le monde sous-marin. « Créer une marque solaire m’a toujours trotté dans la tête car je n’arrivais pas à en trouver une qui me convenait vraiment. Jusqu’à ce que j’ai le déclic au retour d’amis plongeurs, impressionnés par l’état de la mer en Thaïlande à cause, notamment, des crèmes. »


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UNE FORMULATION ENVIRONNEMENTALE ET SENSORIELLE Il y a deux ans, il décide de se lancer. Son meilleur ami Corentin le rejoint dans l’aventure. « Le milieu du solaire est vraiment très complexe, entre la pharmaceutique et la cosmétique. Niveau règlementaire, c’est un bordel pas possible, sourit-il. Le plus difficile a été de trouver un partenaire technique pour la formulation qui comprenne nos problématiques écologiques, environnementales et sensorielles. »

“ On constate une vraie prise de conscience des gens qui s’interrogent de plus en plus sur ce qu’ils mettent sur leur peau ou sur ce qu’ils mangent. Mais aussi qui s’inquiètent de l’état de notre planète. ” facilement sans faire de grosses traces blanches, et qui respecte au maximum possible le monde sousmarin. « Je ne voulais par exemple pas de dioxyde de titane en version nano, car c’est aussi mauvais pour la santé que pour l’environnement. »

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Texte : Barbara Romero

Photo : Nicolas Roses

Pour Hadrien et Corentin, NIU doit être une crème solaire avec une protection garantie — ce qui n’est pas toujours le cas du bio — qui s’applique

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En avril, ils lancent une campagne Ulule et reçoivent 30 000 euros de dons en un mois et demi alors qu’ils n’en attendaient que 3000 ! « On constate une vraie prise de conscience des gens qui s’interrogent de plus en plus sur ce qu’ils mettent sur leur peau ou sur ce qu’ils mangent. Mais aussi qui s’inquiètent de l’état de notre planète. » UNE ONG POUR RECRÉER LES CORAUX

Site web : www.niuandyou.com

La démarche environnementale de NIU convainc : à chaque tube acheté, la marque s’engage à nettoyer 1m2 de plage. « Nous avons participé au nettoyage des plages de Bordeaux aux côtes espagnoles et dans le sud de la France.

À Strasbourg, avec Kwit, une application pour arrêter de fumer créée par un Strasbourgeois, on a ramassé un sac de 60 litres de mégots en deux heures ! On a réitéré l’expérience le 19 novembre. » Hadrien et Corentin veulent aller plus loin en lançant en janvier leur ONG « Octopus » pour recréer des récifs de coraux en Grèce où la mer est dévastée. « Nous le ferons avec l’expertise de la Coral Guardian qui œuvre en Indonésie et grâce aux soutiens d’entreprises et de particuliers. Nous recherchons d’ailleurs des bénévoles pour nettoyer des plages… Pour des vacances éthiques ! » En février, ils lanceront trois nouveaux produits : un SPF50, un SPF 50+ et un après-solaire, encore plus fluides que la première crème mise sur le marché. Déjà 100 000 tubes devraient être livrés en France, dans les DOM-TOM, mais aussi au Brésil, en Suisse, en Indonésie… Contre 5000 l’été dernier. « Nous allons nous développer dans le réseau pharmaceutique, et dans la grande distribution type Biocoop ou Monoprix. Les indépendants, c’est génial, mais nous devons faire du volume pour nous développer. » Se développer, mais sans jamais perdre de vue la cause qu’ils défendent…


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BUSINESS

ANAÏS JUNGER

De « l’ovni » de Camondo à la Paris Design Week

Tout juste diplômée de la prestigieuse école Camondo à Paris, la Strasbourgeoise Anaïs Junger, 25 ans, impressionne par sa capacité à aller au bout de ses rêves et de ses projets, malgré les discours pessimistes. Son projet de fin d’études a tellement séduit l’équipe de la Paris design week, qu’elle lui a offert un espace d’exposition et l’attend pour le salon Maison et objets. Rencontre solaire.

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OR NORME N°35 Échappées

OR D’ŒUVRE

Texte : Barbara Romero

Photos : DR

En écoutant Anaïs Junger, 25 ans, raconter son parcours, on se dit que ce petit bout de femme a une capacité à ne pas baisser les bras assez hors du commun. Sa famille, d’abord, a tenté de la dissuader d’exercer un métier manuel. Elle s’est ensuite inquiétée de son entrée à l’école Camondo en raison des sacrifices financiers que cela impliquait. Mais Anaïs garde le cap, investit un petit héritage de sa grand-mère, convaincue que la prestigieuse école lui ouvrira des portes dans l’univers très fermé du design et de l’architecture d’intérieur. « Quand je suis arrivée, j’étais un ovni par rapport aux autres “produits Camondo”. Je sortais d’une formation technique au lycée le Corbusier à Illkirch, davantage accès sur l’industrie. À Camondo, on est plus dans la créativité, on vous apprend que rien n’est irréalisable. Ils m’ont permis de me retourner le cerveau et de me dire “quand on a une idée, on trouve le savoir-faire : il faut vouloir décrocher la lune.” TROUVER DES MOULES INDUSTRIELS ? LE PARCOURS DU COMBATTANT C’est ce qu’elle fera pour son projet de fin d’études, “Formes libres sous influence”, malgré les réticences de ses enseignants, cette fois, qui pourtant lui avaient appris “que rien n’est impossible”. “Je souhaitais faire dialoguer le monde industriel et les métiers de l’artisanat. En partant du verre — mes projets démarrent toujours par la matière — j’avais en tête de récupérer des moules industriels pour créer des objets uniques et non standardisés, à l’aide d’artisans verriers.” Pendant des semaines, Anaïs se heurte à des fins de non-recevoir. Elle contacte pas moins de 200 industries. “Les moules industriels sont protégés.

Finalement, grâce à Valentin Benoit qui travaille chez Meusburger, j’ai obtenu des contacts dans quatre industries plastiques de la région. Je me suis retrouvée face à des personnes curieuses, qui ont accepté de me suivre.” Le Centre international d’art verrier (CIAV) de Meisenthal lui ouvre aussi ses portes. “Au début ils étaient sceptiques, alors on a discuté, fait des dessins, on a réussi à communiquer et on a commencé à s’amuser ! Le fait que je sois très manuelle et à l’aise dans l’atelier pour avoir toujours traîné dans les pattes de mon père, a dû les rassurer aussi.” Loin de vouloir devenir la “designer en chef”, Anaïs souhaite poursuivre sa carrière main dans la main avec les artisans pour qui elle nourrit un profond respect. Et surtout continuer à travailler avec ses mains. 40 objets de verre sortiront de cette aventure. Sur le fil, Anaïs présente ses œuvres au jury de Camondo. “Je me suis entourée d’artistes pour m’aider à ne pas tenir un discours de designer qui parle en priorité de la fonction de l’objet.” Anaïs décroche les félicitations du jury. Très vite, elle est contactée par la Paris Design Week, “mais je n’avais pas les moyens de prendre un stand.” Quelques jours plus tard, l’équipe lui propose 50 m2 d’espace à la galerie Joseph Froissart à Paris. “Je n’en revenais pas, du jour au lendemain, des gens allaient venir voir et juger mon travail… Je me suis sentie à poil !” Ses 40 pièces sont parties le soir-même. “Personne n’a cherché de fonction, mais chacun a trouvé un usage”, sourit-elle. Le salon Maison et objets lui fait déjà de l’œil et Anaïs prévoit une production plus importante d’ici là d’objets uniques, issus de moules industriels réinventés par des maîtres-verriers. Avec toujours la matière comme source d’inspiration principale.

Site web : www.anais-junger.fr


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MONTBLANC

Cathy Muller, directrice générale (à gauche) et Patricia, responsable de la boutique.

La gardienne du savoir-faire

Texte : Barbara Romero

Photo : Nicolas Roses

Ville de lettres et d’histoire, Strasbourg compte naturellement une impressionnante concentration de collectionneurs, amoureux de l’écriture. Depuis vingt ans, ils se retrouvent régulièrement lors d’événements insolites et exceptionnels organisés par la boutique MONTBLANC, dirigée aujourd’hui par Cathy Muller. « Nous leur dénichons chaque année les éditions numérotées de MONTBLANC alors que nous sommes 400 boutiques dans le monde », sourit la directrice générale.

OR D’ŒUVRE

« MONTBLANC n’est pas une marque fashion mais gardienne d’un savoir-faire, précise-t-elle. Elle est la première maison à avoir fabriquer le stylo plume à piston. Notre stylo iconique, le Meistertück or jaune 149, est exposé au Moma à New York. On sonne le glas de l’écriture, mais ce n’est pas le cas, elle représente toujours 50 % de notre chiffre d’affaires. Même si MONTBLANC anticipe les changements et les évolutions en innovant. » La maison reste ainsi dans l’air du temps en dévelop-

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Celle qui a repris la boutique en franchise à la suite de ses parents, alors qu’elle était avocate, souhaite continuer à pérenniser cette belle maison fondée en 1906 à Hambourg.

OR NORME N°35 Échappées

LE MEISTERSTÜCK EXPOSÉ AU MOMA

MONTBLANC 18, rue de la Mésange, Strasbourg. Tél. 03 88 32 22 88

pant des objets connectés. Leader sur le secteur de la maroquinerie homme depuis deux ans, la marque imagine des lignes plus fun entre camouflage, radio cassette ou tag déclinés sur des attaché-case confectionnés à Florence. MONTBLANC, c’est aussi une ligne des bijoux en argent ou de la joaillerie d’exception. Des montres conçues en Suisse et une gamme prestige dont le mouvement est entièrement réalisé dans une manufacture renommée à Villeret. La marque propose aussi des séries limitées, convoitées à travers le monde par les collectionneurs. Et des collections inspirées comme la dernière mettant à l’honneur Disney… À découvrir évidemment à Strasbourg en cette fin d’année !


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PORTFOLIO

Andrej Pirrwitz

Ce photographe allemand (il est également peintre) vit entre Strasbourg et Berlin depuis une petite vingtaine d’années. Son parcours international est riche ; après des études de physique en Ukraine, il décroche un doctorat dans cette même matière à Berlin. Soutenu par le CEAAC, il a été en résidence en Chine et à Hong Kong, puis à La Filature à Mulhouse. Ses expos personnelles sont nombreuses (Stuttgart, Berlin, Bratislava, Munich, Lille, Vienne, Kiev, Mulhouse, Dresde, Mouscron, Offenbourg, Francfort, Shangaï, Luxembourg, New York, Paris...) et ses ouvres figurent dans de nombreuses collections publiques en Chine, au Luxembourg, en Ukraine, en Turquie et à l’Artothèque de Strasbourg. andrej.pirrwitz@gmail.com


Wardrobe pusher II (2014, 6ed. 120x150cm)

Zeigerlosigkeit (2017, 6ed. 150x120cm)


Apiary (2012 6Ed 120x95)

Sky scraper (2017, 6Ed. 95x120cm)

Schiffe versenken I (2013, 6ed. 125x125cm)

Pizzastube (2013, 6 Ed.)


Nature morte II (2017, 6Ed. 95x120cm)


LES ÉVÉNEMENTS

Retour sur les derniers événements Or Norme : Le 21 octobre, le Club des Partenaires Or Norme s’est déplacé à Paris pour une visite de la Station F où il a été reçu par la Fondation La France s’engage, avant de visiter l’extraordinaire exposition que la Fondation Louis Vuitton consacre à Charlotte Perriand jusqu’en février.

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OR NORME N°25 N°35 Sérénités Échappées

ÉVÉNEMENTS

Photos : Franck Disegni — Alban Hefti — Or Norme

La journée s’est terminée lors d’une superbe soirée sur le roof top de la Maison de l’Alsace à Paris, autour d’une table ronde organisée avec le Club de la presse Strasbourg Europe et consacrée au journalisme économique en Alsace.



LES ÉVÉNEMENTS

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OR NORME N°25 N°35 Sérénités Échappées

ÉVÉNEMENTS

Photos : Franck Disegni — Alban Hefti — Or Norme

Le 21 novembre, Or Norme s’est associé à la fête organisée pour les 30 ans d’ULTIMA, membre du Club des partenaires, et partager ainsi avec Michèle et Philippe Moubarak et leurs invités, un beau moment d’échanges et d’amitié.



NOTEZ DÉJÀ

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OR NORME N°25 N°35 Sérénités Échappées

ÉVÉNEMENTS

Texte : Véronique Leblanc - Alain Ancian Benjamin Thomas - Jean-Luc Fournier

Photos : Laurent Khram Longvixay - National Museum of American Art - Or Norme - DR

ISHTAR CONNECTION

Au croisement des mondes

Strasbourgeois depuis une dizaine d’années, Fawzy al-Aedy est né à Bassora vers 1950, «un jour d’entre deux pluies». Parti à Bagdad pour étudier le hautbois, il a fui la dictature de Saddam Hussein et s’est posé à Paris le 6 septembre 1971 ; une date qui reste pour lui celle de sa naissance symbolique nous avait-il un jour confié… Pour ce joueur de oud et de hautbois, la musique est une manière d’exorciser l’exil en lançant des ponts entre Orient et Occident. Douze albums jalonnent son parcours entamé en 1976 et mêlent chansons françaises à son propre univers. Le treizième, Ishtar Connection sorti en novembre dernier, instaure un nouveau dialogue entre rythmes traditionnels et pulsations électroniques. S’y produisent aux côtés de Fawzy, trois jeunes musiciens issus des musiques actuelles : Vincent Boniface, Amin Al-Aedy et Adrien Al-Aedy alias Adrien Drums. Grooves contagieux, refrains entêtants, oud cristallin, chant lancinant, synthés qui « grattent »… Leur espace sonore se veut évolutif et transcende la tradition. Un entre-deux cultures placé sous le signe de la déesse Ishtar vénérée dans la guerre et dans l’amour, synthèse des contraires et indispensable à l’équilibre du monde dans la mythologie mésopotamienne. Un écho aux événements à la fois tragiques et plein d’espoir qui agitent le monde arabe. Un album résolument festif au croisement des mondes. - VL , Strasbourg www.ishtar-connection.com et www.fawzy-music.com

LES SACRÉES JOURNÉES 2020

Osons la fraternité !

Un opéra lyrique en ouverture : Mozart, la Truite et Rabbi Jacob (dimanche 26 janvier à 15h au Temple Neuf), des chants et musiques chamaniques Népalais (jeudi 30 janvier à 15h au Musée Vodou) et Amérindiens (vendredi 31 janvier au Musée Vodou également), une masterclass et création musicale par des jeunes élèves avec la violoniste Marie-Claudine Papadopoulos le mercredi 29 janvier au Temple neuf : voilà les principales nouveautés de la 8ème édition des Sacrées Journées qui se dérouleront sur douze lieux dans l’Eurométropole et qui proposera comme par le passé des rencontres inédites sur le thème de la fraternité. Le Festival 2020 accueillera près d’une centaine d’artistes venus du monde entier pour relever le défi des rencontres interculturelles et interreligieuses. - AA , Temple Neuf et Musée Vodou Du 26 janvier au 2 février - Programme complet sur www.sacreesjournees.eu



L’AMI DISPARU

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OR NORME N°25 N°35 Sérénités Échappées

ÉVÉNEMENTS

Texte : Véronique Leblanc - Alain Ancian Benjamin Thomas - Jean-Luc Fournier

Photos : Laurent Khram Longvixay - National Museum of American Art - Or Norme - DR

L’hiver dure 90 jours Le 11 décembre 2018 - C. le tueur du mardi soir - tire poignarde braque échappe - le 13 décembre il est tué - le 14 décembre le marché de noël est rouvert C’est l’un des près de cinq cent épigrammes de cinq lignes qui composent le livre de l’auteure et metteure en scène Claire Audhuy. Claire était l’ami de Bartek, une des cinq personnes assassinées le 11 décembre de l’an passé, lors de cette soirée de terreur à Strasbourg. Du tout premier, daté du 11 décembre à 20h15 à l’ultime, en date du 31 janvier dernier, sur plus de 100 pages, ces épigrammes disent la douleur, la mort, le deuil, le désespoir, la chaleur de la fraternité, la vie… Pas une seule personne n’est nommée autrement que par l’initiale de son prénom mais beaucoup de lecteurs se surprendront à reconnaître tant de tous ces gens biens qui nous entourent… La sensible Claire Audhuy a écrit là un livre nécessaire pour nous tous. Tout est en effet si précieux dans ce livre-hommage à l’ami disparu et aux autres victimes. Oui, tout est si précieux : l’audace de l’éditeur, Médiapop Editions, la si belle couverture dessinée par Anne-Sophie Tschiegg et bien sûr ces mots d’amour jaillis du tréfonds… Ce livre, on sait déjà qu’on ne l’égarera jamais… - JLF , Mulhouse Rencontre & lecture le vendredi 10 janvier 2020 à 20h, à la librairie 47 Degrés Nord L’hiver dure 90 jours – Ed. Médiapop Editions – 10€

L’INVITÉ D’HONNEUR DU MARCHÉ DE NOËL 2019

Le Liban, si proche…

Cette année, le pays invité d’honneur du Marché de Noël est le Liban. La place Gutenberg accueille des chalets représentatifs de ce pays qui est berceau des religions monothéistes. Des créations artisanales locales et des produits du terroir déclinés en mezzés et autres gourmandises traditionnelles - le veau grillé à la broche devant les visiteurs embaume la place Gutenberg ! - contribuent à vous faire vivre la magie d’un Noël libanais, au cœur même de la capitale de Noël. Un accent particulier est mis sur Byblos, ancien port phénicien qui a vu naître l’alphabet moderne, devenu aujourd’hui une ville symbole de diversité. Une programmation culturelle est également proposée par l’Ambassade du Liban en France et plusieurs partenaires. Fin novembre dernier, la Fayha Choir de la ville de Tripoli a ouvert les festivités, avec un concert intitulé « Noël en Orient ». - BT

, Marché de Noël de Strasbourg - Place Gutenberg Jusqu’au 24 décembre


S P É C I A L I S T E D E L’ A S S U R A N C E P O U R L’ E N T R E P R I S E

EN L’AN 2019, IL EXISTE DE MEILLEURES SOLUTIONS !

Photo : Preview

Depuis plus de 125 ans, Roederer, courtier indépendant en assurances, assure des milliers d’entreprises, pour leur permettre de se concentrer sur leur cœur de métier, en toute sérénité.

E N S E M B L E , C O N S T RU I S O N S L E S M E I L L E U R E S S O L U T I O N S S T R A S B O U R G

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2, rue Bartisch - F-67100 Strasbourg - Tél. : 03 88 76 73 00 - Fax : 03 88 35 60 51 Orias n°07000336 - www.orias.fr

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Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution : ACPR - 4 place de Budapest CS 92459 - 75436 PARIS CEDEX Traitement des réclamations : consultable sur notre site internet ou auprès du responsable conformité au 03 88 76 73 00 Médiation de l’Assurance - CSCA / TSA 50110 - 75441 PARIS Cedex 09 - Mail : le.mediateur@mediation-assurance.org


Photos : Laurent Khram Longvixay - National Museum of American Art - Or Norme - DR

ET AUSSI...

UN CD DE L’ORCHESTRE PHIMARMONIQUE DE STRASBOURG La Damnation de Faust

Cette série d’enregistrements des œuvres de Berlioz se poursuivra en 2020 avec celui de Romeo et Juliette également avec Joyce DiDonato et John Nelson aux côtés de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg. - BT

, Palais de la musique et des congrès Concerts les 18 et 20 avril 2020

JAZZDOR Quelle belle édition !

OR NORME N°25 N°35 Sérénités Échappées

ÉVÉNEMENTS

Texte : Véronique Leblanc - Alain Ancian Benjamin Thomas - Jean-Luc Fournier

, Strasbourg

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Après le succès public et critique des Troyens, le grand spécialiste berliozien, John Nelson, a retrouvé en avril dernier la mezzosoprano américaine Joyce DiDonato, Michael Spyres et Nicolas Courjal aux côtés de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg pour l’enregistrement de cet autre chef-d’œuvre du compositeur français, La Damnation de Faust qui vient de paraître chez le label Warner - Erato.

À découvrir sur www.jazzdor.com

Le Festival JAZZDOR 2019 restera sans doute comme l’une des plus belles éditions de son histoire. Les inconditionnels mais aussi tous ceux que la notoriété de la manifestation attire sont allés de bonnes surprises en (très) bonnes surprises tout au long de la quinzaine magique qui, chaque année, marque le mois de novembre à Strasbourg. De quoi ravir Philippe Ochem et sa petite équipe que nous félicitons au passage pour la qualité de leur programmation. Des découvertes lors de premières parties quelque fois déroutantes mais toujours de qualité (on expérimente beaucoup en jazz et c’est heureux) et des secondes parties somptueuses (à l’image de l’incroyable trompettiste américaine Jaimie Branch qui a enflammé la salle du CSC du Fossé des Treize – photo ci-contre). Mais JAZZDOR, c’est aussi une programmation tout aussi somptueuse et ce, tout au long de l’année. - AA

ART MODERNE ET CONTEMPORAIN Art Karlsruhe 2020

Du 13 au 16 février prochains, 210 galeries originaires de quinze pays différents participeront au salon d’art moderne classique (« Klassische Moderne » en allemand désignant les courants révolutionnaires modernes du 20e siècle jusqu’à environ 1945) et d’art contemporain, art KARLSRUHE, organisé au Parc des expositions de Karlsruhe.

, KMK - Karlsruher Messe

Outre une grande variété d’œuvres réalisées ces cent-vingt dernières années, ce salon permettra d’apprécier une vingtaine d’espaces dédiés à la sculpture répartis dans les différents halls, ainsi que deux cents One Artist Shows présentant en détail la production d’artistes contemporains. - JLF

und Kongress GmbH Messeallee 1, Karlsruhe/Rheinstetten Du jeudi 13 au dimanche 16 février 2020 de 11h à 19h. Accès bus ou tram : arrêt Messe/ Leichsandstr ou Messe Nord. Tous les détails sur www.art-karlsruhe.de

BÂLE FONDATION BEYELER L’événement Hopper

, Fondation Beyeler Baselstrasse 101 - Riehen/Basel www.fondationbeyeler.ch

Une fois de plus, la Fondation Beyeler signera l’événement de l’année 2020 avec l’exposition de soixante peintures et aquarelles de Edward Hopper. Le plus grand mystère règne encore sur les œuvres précises qui seront accrochées aux cimaises de la Fondation à Riehen, tout près de Bâle, du 26 janvier au 17 mai 2020. Tout juste sait-on que la thématique des paysages sera très présente et qu’en « provenance de musées et de collections privées figurent des chefs-d’œuvre emblématiques tout comme des découvertes exceptionnelles… » Avec une maîtrise inégalée, Edward Hopper a mis en évidence l’influence de l’environnement sur la vie intérieure des êtres humains. Il est considéré à juste titre comme le grand peintre de la vie moderne, les réverbérations de ses œuvres se faisant sentir jusqu’aujourd’hui dans l’art, la littérature et le cinéma. Le prochain numéro de Or Norme, à paraître début mars prochain, consacrera de nombreuses pages à cette exposition-phare de 2020. - JLF



“Butterfly” 1983 - Andy Warhol Série “Endangered Species” – sérigraphie. Crédit photo : Lenox Museum Board


C

OR CHAMP

“ Choisir c’est renoncer ”

ANDRÉ GIDE

Par Patricia Houg Conseiller culturel auprès du Président de Strasbourg Événements

ette citation comme introduction à ces quelques lignes, parce qu’elle est, à mon sens, tout ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes. Nos choix nous définissent, ils nous représentent et façonnent l’idée que l’autre se fait de vous. Ils sont notre spécificité, notre identité, notre unicité. Qui mieux que les artistes plasticiens, musiciens, écrivains, compositeurs, créateurs, inventeurs, chercheurs, … savent à quel point leurs choix peuvent être déterminants et marquer leur temps ?

‘‘C’est avec les artistes que j’ai compris que mes choix étaient fondamentaux et qu’ils pouvaient me rendre unique...’’ 145

Cette fascination que j’ai pour ceux « qui restent » par leurs inventions, leurs écrits, leurs architectures, m’a parfois fait basculer dans une certaine idée d’inutilité, constat d’une présence éphémère tout à fait insupportable.

Que faire d’une vie si courte pour la rendre aussi riche que possible ? Cette préoccupation, somme toute banale et universelle, a dicté ma vie dès l’adolescence. Issue d’une famille où la culture espagnole et italienne s’entrechoquaient au quotidien, les voyages, accordés après insistance et longues tractations avec mes parents, ont ouverts des portes qui ne se sont jamais refermées. Comme tout un chacun, je suis influencée et influençable. Je vis dans mon époque avec le plus possible les yeux ouverts sur notre contemporanéité, mais en matière d’art contemporain, je laisse mon instinct me guider. Grâce à ma vie de galeriste, avec mon mari, nous avons quelques œuvres ; chacune est liée à moment de de notre de vie. Certainement aucune ne sera digne d’un musée, mais elles nous ont apportées plus que l’œuvre à regarder, elles nous ressemblent, elles sont comme faites pour nous, à notre intention. Elles dévoilent une partie de nous-mêmes, que nous partageons avec enthousiasme. Elles sont nos choix. Ma dernière acquisition est une œuvre de la série « Free Folding » de Bounoure & Genevaux, mémoire du pliage d’un papier blanc, ramenant à de nombreux souvenirs personnels : avions qui ne volent pas, gestes agacés sur la page blanche, fragilité, vide, pureté, … C’est avec les artistes que j’ai compris que mes choix étaient fondamentaux et qu’ils pouvaient me rendre unique, là où je ne pensais que suivre les tendances sans autonomie. Unique, quelle prétention, hé bien soit ! Indispensable conviction qui permet de poursuivre le chemin de son éphémérité…


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