Idéales | Or Norme #34

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IdĂŠales



EDITO

IDÉALES IDÉAL, -ALE, -ALS ou -AUX, adj. [Par opposition à réel] Qui n’a qu’une existence intellectuelle, sans être ou sans pouvoir être perçu par les sens ; en particulier qui a les caractères de l’idée. BEAUX-ARTS. [Par opposition à beauté naturelle] Beau idéal. La perfection dans l’art par opposition à la pure imitation de la réalité. “ Ceux dont l’âme est ouverte au beau idéal, au sentiment ineffable que cause la perfection dans l’art.” (Balzac, Le cousin Pons, 1847, p. 154) “... pourquoi une Vénus de Praxitèle toute nue, charme-t-elle plus notre esprit que nos regards? C’est qu’il y a un beau idéal, qui touche plus à l’âme qu’à la matière.” (Chateaubriand, Génie, t. 1, 1803, p. 324.) Définitions extraites du Trésor de la Langue Française

Ce numéro 34 d’Or Norme, à l’image de cette rentrée 2019, va vous inviter à mettre en tension le réel et l’idéal. Comme l’écrit si bien l’une de nos nouvelles contributrices, Isabelle Baladine Howald, dans son article (page 44) consacré à l’utilité de la poésie : « Quoi d’autre ? Rien, la vie, belle, difficile, irremplaçable. » C’est la vie, qui est ce fil tendu entre réalité et idéal, que nous pourrons rendre plus belle en nous déplaçant, toujours plus nombreux chaque année, aux Bibliothèques Idéales. Ce festival littéraire 2019 s’annonce tout simplement exceptionnel, et, fidèle à la volonté de son programmateur François Wolfermann, et comme un symbole de cette rentrée culturelle, il invite d’autres disciplines artistiques que la littérature, à venir s’exprimer sur les scènes de l’Opéra du Rhin et de la Cité de la Musique et de la Danse du 5 au 15 septembre. Les thèmes évoqués dans ce numéro seront également souvent abordés à l’occasion des BI. Ce n’est évidemment pas un hasard car la politique culturelle, l’existence de la presse papier, le besoin d’écrire, la fabrique du théâtre, la poésie ou l’activisme sont autant de sujets qui doivent nous permettre d’interroger notre réalité, et de la confronter aux idées.

Mais que dire du dossier que nous consacrons aux réfugiés ? Lisez ces témoignages, lisez le destin d’Habib Soroush, ce jeune afghan de 22 ans qui s’est pendu dans son campement à Strasbourg le 22 mai dernier. Lisez ce que dit avec force et courage, Nawel Rafik-Elmrini, adjointe au maire de Strasbourg : « … il faut se battre sur la bonne échelle : personnellement, je refuse de parler de crise des réfugiés car, au plus fort des arrivées en 2015, ils ne représentaient que 0,19 % de la population européenne. Ce n’est rien. Moi, je parle du défi des réfugiés, c’est juste un défi de leur intégration. Si tout le monde jouait le jeu, elle pourrait se faire sans le moindre problème… » Et comme pour nous démontrer que cet idéal peut devenir une réalité, Jean-Luc Fournier nous rappelle, fort à-propos, dans quelles conditions les périgourdins ont accueilli en 1939, près de 80 000 alsaciens et mosellans. C’est notre devoir de réfléchir et d’agir afin que les idées et nos idéaux viennent transfigurer notre réalité, et c’est une des missions que l’équipe de notre magazine souhaite essayer d’assumer… soyons Or Norme !

Patrick Adler directeur de publication


OR NORME

THIERRY JOBARD

VINCENT MULLER

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RÉDACTEUR

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VÉRONIQUE LEBLANC

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PATRICK ADLER

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OR NORME STRASBOURG ORNORMEDIAS 2, rue de la Nuée Bleue 67000 Strasbourg CONTACT contact@ornorme.fr DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Patrick Adler patrick@adler.fr DIRECTEUR DE LA RÉDACTION Jean-Luc Fournier jlf@ornorme.fr

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PHOTOGRAPHES Franck Disegni Abdesslam Mirdass Caroline Paulus Nicolas Roses DIRECTION ARTISTIQUE Izhak Agency PUBLICITÉ Régis Piétronave 06 32 23 35 81 publicite@ornorme.fr IMPRESSION Imprimé en CE

COUVERTURE Dean Gorissen www.deangorissen.com TIRAGES 15 000 exemplaires Dépôt légal : à parution ISSN 2272-9461



LE GRAND ENTRETIEN 10 FRANÇOISE NYSSEN OR SUJET 18 BIBLIOTHÈQUES IDÉALES 2019 30

INTERVIEW D’UN AUTRE MONDE

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OR CADRE 32 RENTRÉE CULTURELLE À STRASBOURG 36

BARBARA ENGELHARDT

38

LA FABRIQUE DU THÉÂTRE - NORDEY / BÉART

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JOSÉ DE GUIMARÃES AU MUSEE WURTH

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À QUOI SERT LA POÉSIE !

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PLAISIR D’ÉCRIRE BESOIN D’ÉCRIRE

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ACTIVISTES CLANDESTINS

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MARION GRANDJEAN

56

FESTIVAL EUROPÉEN DU FILM FANTASTIQUE

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LES 25 ANS DE LA LAITERIE

OR PISTE 64 DOSSIER RÉFUGIÉS 80

GERMAINE ET LES ROBOCOPS

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ENERGIES RENOUVELABLES

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FLYING CIRCUS AU PARLEMENT EUROPÉEN

OR D’ŒUVRE 98 COMME UN ARBRE DANS LA VILLE 102 ÉTUDIANTS PRÉCAIRES : LA FAIM D’UN SYSTÈME

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106

SHADOK : LA FABRIQUE DES IDÉES

108

LA MINOTERIE

110

NATACHA BIEBER

112

CHASSEURS D’EMPLOIS

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FOIRE EUROPÉENNE

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DANS LA PEAU D’UN VENDANGEUR

SOMMAIRE

ORNORME N°34 IDÉALES

OR BORD 118 JEUNES RANDONNEURS SANS FRONTIÈRES 122

LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD

126

FICTION DU RÉEL

ÉVÉNEMENTS 134 LES ÉVÉNEMENTS OR NORME 122

136

À NOTER

140

PORTFOLIO - LUC GEORGES

OR CHAMP 144 LIONEL COURTOT



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OR NORME N°34 Idéales LE GRAND ENTRETIEN

Entretien : Jean-Luc Fournier

Photos : Or Norme — DR


LE GRAND ENTRETIEN

FRANÇOISE NYSSEN

“ Au moment de quitter le ministère de la Culture, rien n’a été difficile… ” De tous les ministres apparus après les élections présidentielles de 2017, Françoise Nyssen est sans doute celle dont la nomination aura le plus surpris. Présidente de la flamboyante maison d’édition Actes Sud (fondée par son père, Hubert Nyssen, disparu en 2011), rien ne la prédestinait sans doute à occuper le fauteuil de la Culture où deux « monstres sacrés », André Malraux et Jack Lang, avaient marqué leur brillant passage d’une empreinte indélébile. Françoise Nyssen a fini par quitter le gouvernement en octobre dernier lors du remaniement provoqué par le départ de Gérard Collomb, après dix-sept mois où rien n’aura été épargné à cette femme dont le parcours aura été affublé quasiment depuis l’origine du terme péremptoire « d’erreur de casting ». Et pourtant, à la lecture de son livre qu’elle viendra évoquer le mercredi 11 septembre prochain aux Bibliothèques idéales, on constate que Françoise Nyssen aura eu la volonté d’ouvrir et de gérer d’importants dossiers qui réclament des solutions ambitieuses. Mais voilà : le temps politique d’aujourd’hui n’est pas forcément compatible avec le travail sérieux et solide… Arles, le 12 juillet dernier. La petite cité est comme toujours à cette date accablée de chaleur, malgré la présence du Rhône qui la traverse. C’est tout près du fleuve, dans un des quartiers les plus anciens de la ville, qu’on découvre le cœur battant de Actes Sud.

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S’imbriquant les unes dans les autres au sein d’un dédale de petits couloirs compliqués et surchauffés, parsemées d’étages en étages dans des salles de réunion et des bureaux heureusement climatisés, on découvre quelques-unes des entités qui font de Actes Sud une des plus brillantes maisons d’édition du pays et ici, à Arles, le premier employeur de la ville. Au rez-de-chaussée, trois salles de cinéma, une librairie (bien sûr !), un magasin de disques, un restaurant et sa terrasse ombragée, et même un hammam... Et dans les étages, la maison d’édition proprement dite. Tout cela à quelques kilomètres de la bergerie du Paradou, au pied du village des Baux-de-Provence, où s’installa la société en 1978… Françoise Nyssen, toute de blanc vêtue, nous reçoit pour cet entretien, un rendez-vous qui fut compliqué

à caler dans un agenda dense, même en cette période estivale. Le temps de passer quelques coups de fil privés importants et de dénicher un bureau climatisé donnant sur un joli petit patio provençal serti au milieu des toits du vieil Arles, elle accepte avec entrain le principe d’un entretien basé sur ces dix-sept mois où elle fut ministre de la Culture et qui sont au cœur de Plaisir et nécessité, le livre que son amie Laure Adler l’aura incitée à écrire et qui permet de saisir avec précision cette expérience vécue au sein de l’actuel pouvoir politique. Et, alors qu’on évoque en préambule avec elle la publication de cet entretien dans Or Norme et sa venue pour les Bibliothèques idéales, elle précise tout de suite : « J’ai refusé beaucoup de déplacements pour la sortie de ce livre. Essentiellement parce que je me suis réinvestie à bras-le-corps dans la maison d’édition après mon expérience gouvernementale et que le travail ici est toujours aussi prenant. Mais, j’ai tenu à être présente à Strasbourg. En 1985, au moment où Actes Sud publiait l’un de ses tout premiers ouvrages


littéraires (L’accompagnatrice, de Nina Berberova – ndlr), le tout premier article de presse conséquent sur ce livre a été publié par les DNA. Chez nous, c’est évidemment un article très emblématique que celles et ceux qui étaient là n’ont jamais oublié… » Après un long échange sur quelques impressions communes ressenties au festival d’Avignon qui battait alors encore son plein et qu’elle n’aurait évidemment manqué pour rien au monde, Françoise Nyssen s’est donc prêtée à ce long entretien avec, souvent, un humour très léger sans pour autant éluder la moindre question sur les sujets délicats liés à son expérience ministérielle. Son plaisir de se raconter et de parler de son passé le plus récent mais aussi de souvenirs plus anciens qui, tous, tournent autour de la culture, et du livre en particulier, a été évident…

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OR NORME N°34 Idéales

LE GRAND ENTRETIEN

Entretien : Jean-Luc Fournier

Photos : Or Norme — DR

Or Norme. Une première question inévitable tout d’abord, que tous les gens sensibilisés aux enjeux culturels et particulièrement ceux qui ont lu votre livre ont forcément envie de vous poser… Plus de deux ans après votre entrée au gouvernement, et neuf mois après l’avoir quitté, comment allez-vous ?  Je vais bien, et même très bien. Je vous réponds avec beaucoup de simplicité et de sincérité : oui, je vais très bien. Au moment où il m’a fallu quitter le ministère de la Culture, rien n’a été difficile, je vous l’assure. Quand on a été ministre, on sait depuis le premier jour que c’est une grande responsabilité qui vous est confiée mais que, pour autant, on n’est propriétaire de rien. Ce livre, j’ai failli l’appeler « Celle qui n’aimait pas les épinards… ». J’adore Lewis Caroll et son univers et j’adore aussi ce syllogisme qu’il n’a sans doute jamais écrit mais qui pourrait être le sien : « Je n’aime pas les épinards. Heureusement que je n’aime pas les épinards parce que si j’aimais les épinards, j’en mangerais alors que je déteste ça… » Dans ces phrases, remplacez « épinards » par « pouvoir » et vous réaliserez que ce fameux pouvoir ne m’a jamais attirée. J’ai toujours pensé que l’important, c’est de faire et ensuite, d’espérer que ce que l’on a semé perdure. Ça, c’est bien plus important que tous les désaccords qu’on a pu avoir sur tel ou tel sujet et tous les autres états d’âme. Mes quelques regrets concernent deux ou trois sujets qui m’importaient énormément et dont je n’ai pas vécu l’aboutissement en tant que ministre. Deux d’entre eux concernent Strasbourg d’ailleurs et j’étais venue là-bas pour les présenter. Il s’agit du Pass Culture (encore en cours d’expérimentation dans le Bas-Rhin – ndlr) et du problème de l’accès artistique au sein de l’école. Mais je ne regrette rien de mon passage à ce ministère : en France, nous vivons dans un pays de cocagne concernant la culture, ce secteur a son ministère dédié et il bénéficie d’un budget très important : 1 % du budget global de la nation, ce qui très conséquent… Or Norme. Ce 1 % du budget ne concerne pas que la culture, la communication, qui est rattachée à ce

ministère, se voit attribuer une partie non négligeable de cette somme… C’est vrai, j’allais y venir… Sur les 10 milliards de budget du ministère, 3,7 sont consommés par la communication. Mais si on considère la masse de l’argent public français dédié à la culture, les moyens sont considérables entre les dotations de l’Etat et les budgets des communes, communautés de communes, départements et régions. Les collectivités consacrent globalement 9,6 milliards d’euros à la culture. Le budget public global déployé en France au bénéfice de l’action culturelle est donc considérable et cela ne date pas d’hier. Et bien, malgré ça, malgré le travail extraordinaire de Malraux et Lang dans leur temps, pour ne citer que les ministres les plus marquants depuis soixante ans, force est aujourd’hui de constater qu’on est encore aujourd’hui brutalement confronté à toute une part de nos concitoyens, et parmi eux les jeunes tout spécialement, qui pensent que tout ce dispositif ne les concerne pas. Ces rendez-vous très nombreux, ils considèrent que ce n’est pas pour eux. Je me suis dit que le Pass Culture était donc une opération à mettre en œuvre prioritairement… Or Norme. Parlons-en de ce dispositif. Dans votre livre, vous revenez longuement sur sa conception et son expérimentation… Il s’agissait, il s’agit encore, de doter chaque jeune ayant atteint l’âge de 18 ans d’un budget de 500 € devant lui faciliter l’accès aux sorties et biens culturels… Vous vous êtes aussitôt penchée sur l’exemple voisin de l’Italie : une sorte de benchmarking ou, comme vous le dites beaucoup plus joliment, de « parangonnage »… Oui, il s’agit d’une promesse du président et bien évidemment, sa mise en œuvre a été confiée au ministère de la Culture. Après une étude fine de ce qui s’est passé en Italie, il est apparu qu’il fallait éviter absolument certains aléas vécus là-bas. En tout premier lieu, éviter l’effet d’aubaine dont ont pu bénéficier certains grands groupes mondiaux de distribution, dont Amazon. En France, le Pass Culture prévoit que seuls 200 des 500 € alloués pourront être consacrés à des achats dont seul le numérique (produits et distribution) bénéficiera. Le reste sera consacré à la pratique culturelle, c’est-à-dire la fréquentation des spectacles, des concerts, des expositions, du théâtre ainsi que l’achat de livres ou de musique dans la librairie de son quartier ou de sa ville. Ce Pass Culture intègre ainsi une application de géolocalisation qui présente toute l’offre locale et régionale disponible. Au moment où j’ai quitté le ministère, je m’apprêtais à me lancer dans une grande tournée de promotion de cette offre et de ses modalités. Je ne suis bien sûr plus informée des suites aujourd’hui, mais il était prévu un lancement définitif du Pass Culture avant la fin de la présente année… En tout cas, avant mon départ, les premiers retours des zones concernées, dont effectivement Strasbourg et le Bas-Rhin, montraient


que les jeunes s’étaient emparés du dispositif et l’utilisaient notamment fortement en achetant des livres, ce qui m’avait à l’évidence réjouie. Or Norme. Les lecteurs de votre livre, et celles et ceux qui assisteront à votre interview dans le cadre des Bibliothèques idéales, auront tout le loisir de vous entendre évoquer tout ce que vous avez vécu à votre poste de la rue de Valois. Dans le livre, vous dites que ce passage aux responsabilités a été « une chance inouïe » pour vous. À lire tout ce que vous avez dû affronter, on se dit que c’est une réflexion un peu paradoxale puisque, pardonnez-moi le terme, pas grand chose ne vous aura été épargné… Certes, mais comme dit Nietzsche, ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort, non ? D’abord, on apprend à relativiser car il faut sortir de son propre ego et on sait bien ce à quoi on s’expose. J’ai vécu ça de façon assez étonnante. Durant tout ce temps que j’avais passé dans le secteur de l’édition, je n’avais jamais rencontré le moindre problème avec la presse. Mais une fois au ministère, j’ai constaté l’énorme omniprésence de cette défiance qui se dresse quasiment en permanence face à vous. Dès que l’on propose quelque chose et que l’on décrit la méthode qu’on va employer, on vous rétorque : « oui, mais comment ça va marcher ? Oui, mais comment vous allez trouver les financements ? Oui mais, oui mais, sans cesse… » Ce qui est étrange c’est que ce « oui mais » tourne toujours autour de la périphérie du projet et ce n’est jamais le bien fondé, les racines du projet qui sont interrogés. Autre aspect assez déroutant : très souvent, tout s’emballe, on se met à évoquer l’un ou l’autre dossier de façon quasi dithyrambique et puis, soudainement, pfff…, plus rien. On n’en parle plus du tout. Regardez l’Europe : qui évoque encore ces sujets aujourd’hui ? Sincèrement, j’ai moi-même pu vérifier que ce sort est réservé quasiment aux seuls politiques. Je suis revenue à la présidence de ma maison d’édition, et mes rapports avec la presse sont immédiatement redevenus excellents, j’ai retrouvé immédiatement la très bonne qualité de relation que j’avais avant mon passage au ministère. Comme par magie ! Or Norme. Vous avez une phrase qui en dit long et qui permet peut-être d’éclairer votre pensée profonde sur ce sujet. Vous écrivez : « Je viens de Belgique. Je n’ai pas fait l’ENA. Je ne fais partie d’aucun réseau. Une grave lacune dans ces sphères… » Ce qui prouve que vous êtes parfaitement lucide sur ce qui s’est passé.

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Sincèrement, il y a un énorme paradoxe. Les énarques sont malgré tout des gens formidables. Ils s’investissent à fond dans ce qu’ils font, ils ont une intelligence bien cadrée, ils connaissent à fond les institutions et ils sont très engagés. Mais ils n’ont jamais fait advenir quoique ce soit et donc, ils ne peuvent vivre que de ce que les autres réalisent et font

‘‘ Une fois au ministère, j’ai constaté l’énorme omniprésence de cette défiance qui se dresse quasiment en permanence face à vous. ’’ advenir. Il y a là une dichotomie incroyable. Et c’est bien ce qu’a souligné, je crois, notre président en souhaitant une réforme profonde de l’ENA. On va bien voir ce que propose Frédéric Thiriez qui est chargé de ce rapport… Or Norme. J’insiste… Vous vous êtes manifestement rendue compte très vite que votre tâche n’allait pas être facile puisque, en quelque sorte, vous n’aviez pas les codes qui font fonctionner tout ce système encore bien huilé…. Le président n’arrêtait pas de m’encourager en me disant que ce n’était pas grave de ne pas posséder ces codes-là. En revanche, quand on n’a jamais été intégré dans ces réseaux et ce milieu-là et qu’en plus, ne faisant partie d’aucun parti on ne bénéficie de l’apport d’aucun réseau politique, on n’a pas d’appuis. J’étais une espèce d’électron libre mais j’étais tellement à fond dans ce que je faisais que j’ai peut-être sous-estimé certains dangers. Vous savez, ici, à Actes Sud, nous sommes tous obsédés quotidiennement par la nécessité de faire. Faire advenir est pour moi un


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LE GRAND ENTRETIEN

Entretien : Jean-Luc Fournier

Photos : Or Norme — DR

terme très important, central. Moi, j’attaque le travail par ce seul biais-là. Alors, je le dis dans mon livre : je reconnais que quand on est à ce poste de ministre de la culture, on est forcément très en avant, très exposé et qu’il est donc normal qu’on soit attentif à la perception que les gens ont de vous. J’aurais sans doute dû travailler beaucoup plus là-dessus dès le départ. Je m’y suis mise ensuite mais sans doute trop tard : pour des questions d’ordre plus politique que tenant à mon action et à mon travail concret, le Premier ministre a souhaité « me décrocher » lors du remaniement lié aux élections européennes, après le départ de Gérard Collomb du ministère de l’Intérieur… Sincèrement, je n’en ai pas pris ombrage. D’entrée de jeu, dès ma nomination à l’été 2017, il était prévu pour tous les ministres qu’un point d’étape serait effectué au moment des candidatures aux élections européennes. Dans ma tête, dès le départ, j’avais trouvé ça normal, me disant que j’aurais eu le temps ainsi de faire un certain nombre de choses… Or Norme. Avec le recul, comment expliquez-vous qu’Emmanuel Macron, qui ne vous connaissait pas personnellement — vous ne vous étiez rencontrés, je crois, qu’une seule fois auparavant et même pas en tête-à-à tête — ait fait des pieds et des mains pour vous convaincre d’accepter le poste ? Sincèrement, je pense qu’il a dû apprécier la réussite professionnelle qui a été la mienne, à la tête de ces équipes formidables chez Actes Sud. Il a dû estimer cohérent le profil que je présentais avec son programme électoral en matière de culture. Et la feuille de route qu’il m’a confiée était en parfaite cohérence avec ce programme. Nous l’avons portée et d’ailleurs grandement réalisée dans tous ses aspects d’accès à la culture dans tous ses champs, avec la pratique artistique, la question du patrimoine, l’accès aux bibliothèques publiques… Or Norme. Sur ce dernier point, ce fut une collaboration étroite avec Erik Orsenna qui était, paraît-il, le premier choix du président pour le poste de ministre de la Culture… Sincèrement, je n’en sais rien. Sans doute… mais Erik, qui fut le conseiller de François Mitterrand, était à l’évidence plus averti que moi, il connaissait la musique depuis longtemps. Lui proposer cette mission sur les bibliothèques était une chose à laquelle je tenais absolument, le connaissant depuis trente ans… Prétendre qu’il m’a été imposé est un non-sens. Idem pour Stéphane Bern que je connaissais aussi avant que le président ne me suggère de le rencontrer. À peine nous sommes-nous vus que j’ai pensé immédiatement que c’était une formidable idée de bénéficier d’un tel ambassadeur médiatique en faveur du patrimoine, qui me tient particulièrement à cœur…

Or Norme. En toute honnêteté, après avoir lu attentivement votre témoignage dans le livre, une image très positive de vous se dégage. On a le sentiment qu’en n’importe quelle circonstance, même les plus pénibles et elles n’ont pas manqué pour vous depuis deux ans, vous êtes capable de continuer à discerner le meilleur chez les gens… Ce que je sais, c’est que lorsque dans la vie on a vécu le pire, tout le reste est relatif. (Françoise Nyssen évoque ici le souvenir de son fils Antoine, atteint de dyslexie, de dyspraxie et d’hyper sensibilité, qui a mis fin à ses jours à l’âge de 18 ans. Dans son livre, elle révèle le message écrit qu’ Antoine a laissé avant de disparaître : « Peu importe l’endroit où je me trouve, la seule chose qui compte c’est que vous soyez heureux et que vous fassiez ce que vous aimez… » C’est un message d’amour qui nous habite en permanence » écrit-elle – ndlr). Ce que je sais aussi, c’est que j’aime les challenges, quelles que soient les conditions qu’on rencontre. S’il y a des difficultés, je fais en sorte de les surmonter pour continuer à avancer. Ça peut peut-être s’appeler de la résilience, pour employer ce mot un peu à la mode…. Or Norme. Là où vous auriez pu avoir des mots terribles — que vous n’avez cependant pas eus —, c’est envers le Premier ministre. Car à la réflexion, en France, un ministre ne peut pas réussir sans avoir le soutien objectif du chef du gouvernement…. Sincèrement, je n’avais pas perçu ce point, d’entrée de jeu. Je ne m’en suis rendue compte qu’ensuite… Quand je l’ai rencontré pour la toute première fois, car je ne le connaissais pas du tout, il m’a dit quasiment immédiatement : « De toute façon, c’est inutile d’en parler, le président vous veut absolument… » Moi, sans doute un peu naïve, je n’en ai pas fait plus de cas que ça. Et puis, il y a eu ce premier bilan en juillet, un an plus tard, comme pour tous les autres ministres. On avait beaucoup travaillé avec mon cabinet pour présenter ce bilan. Moi qui suis une chef d’entreprise, j’aime bien confronter


ce que je fais à la réalité, façon de bien faire le point et tout analyser le plus correctement possible... Alors que personnellement j’étais hyper contente car j’estimais qu’on avait bien travaillé sur beaucoup de sujets de la feuille de route qu’on nous avait confiée, Edouard Philippe a balayé tout ça d’un revers de la main, ça ne l’a pas du tout intéressé et la réunion s’est transformée immédiatement en réunion préparatoire de la future loi sur l’audiovisuel. Ça m’a stupéfiée ! Puis, il m’a gardée cinq minutes en tête à tête pour me dire : « Écoute, il faut que tu te solidifies un peu lors de tes interventions avec la presse… » C’était quelques jours après que François Morel m’ait un peu chambrée sur Inter quand j’avais dit à plusieurs reprises dans l’interview de la matinale : je réfléchis… Il n’y a pas longtemps, en juin, j’écoutais la matinale consacrée à mon successeur. Deux fois de suite, il a également dit : « je réfléchis… » Mais c’est un homme et jamais on ne reprochera quoique ce soit de ce genre à un homme, jamais !.... Or Norme. Ça tombe bien que vous évoquiez cela de vous-même… Parmi vos handicaps de départ que vous citiez, il y avait le fait d’être belge, de n’être pas issue de l’ENA et de ne faire partie d’aucun réseau. Mais vous avez dit aussi : « je suis une femme… ». Honnêtement, on en est effectivement encore là. Je me suis souvenue ensuite d’une de nos auteures à Actes Sud qui avait été invitée à une manifestation littéraire au Havre, à l’époque où Edouard Philippe était maire. Il m’avait d’ailleurs écrit une lettre très cérémonieuse pour que je sois présente moi aussi. Cette auteure m’avait glissé qu’elle acceptait cette invitation parce que j’y étais aussi mais qu’elle avait déjà rencontré le maire du Havre qu’elle trouvait « très misogyne ». J’avais un peu oublié cette anecdote mais je m’en suis bien sûr souvenue durant mon passage au ministère. Le Premier ministre est un peu « perché », il est dans les hauteurs, il a le sabre de son père sur son bureau. Dès que j’ai abordé le problème de la défense des auteurs, je me suis accrochée avec lui et c’était fini… Je lui ai quand même envoyé mon livre, que j’ai dédicacé en reprenant le magnifique poème de René Char : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » (grand sourire). Or Norme. On quitte ce passage au gouvernement. On se reverra sans doute à une autre occasion pour que vous nous racontiez dans le détail la saga de Actes Sud mais un bon tiers de votre livre est consacré, outre votre biographie, au développement de cette maison d’édition devenue mythique en si peu de temps au fond. La surface visible de l’iceberg c’est 13 000 titres au catalogue, 67 millions d’€ de chiffre d’affaires, plus de 300 salariés entre le siège ici, à Arles et vos bureaux parisiens. Acte Sud ce sont aussi les prix Goncourt : Laurent Gaudé, Jérôme Ferrari, Mathias Enard, Éric Vuillard, Nicolas Mathieu l’an passé, la publication des trois Millenium, la présence au catalogue, avec une

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grande fidélité, d’auteurs comme Nancy Huston, Pierre Rabhi, Nicolas Hulot, Kamel Daoud, Alice Ferney, Paul Auster, Théodore Monod et on en oublie beaucoup. Enfin, il y a tous les satellites qui tournent autour de la maisonmère et qui constituent un impressionnant écosystème… Une aventure qui a débuté en 1978 au moment où votre père s’est installé tout près d’ici, au mas du Paradou, et a décidé de créer une maison d’édition grâce au fruit de la revente de sa société de publicité et de communication qui avait fait sa fortune… Vous êtes aujourd’hui présidente de Actes Sud mais, au départ, vous n’avez jamais été « programmée » pour ça…. C’est vrai. En Belgique, j’ai d’abord étudié la chimie en vue de faire de la recherche en biologie moléculaire, le premier virus qui m’ait happée. Mais j’en avais aussi un autre : celui de m’occuper des gens et celui-là ne m’a jamais quittée. J’habitais dans le centre populaire de Bruxelles, je me suis beaucoup investie dans les comités de quartier, l’urbanisme, entre plein d’autres activités. Pendant toute cette jeunesse et ce début de vie d’adulte, la lecture a cependant toujours été en permanence comme un fil rouge. Quand mon père crée la maison d’édition, je suis alors à la Direction de l’architecture au ministère et j’avoue que je m’y ennuie copieusement. Mon père cherche quelqu’un pour s’occuper de Actes Sud à ses côtés, je n’ai pas réfléchi longtemps, j’ai foncé. Je revendique d’être là depuis l’origine. Je n’aime pas ce terme d’héritière dont on m’affuble parfois, ça m’agace car Actes Sud a toujours été une histoire de continuité basée sur les compétences. C’est encore le cas aujourd’hui pour nos trois filles, Julie ma fille aînée, Anne-Sylvie, la fille aînée de mon mari Jean-Paul et Pauline, notre fille commune. Chacune a intégré la société, dans son domaine de responsabilité et avec ses compétences acquises, pour perpétuer la formidable aventure Actes Sud… Or Norme. Actes Sud bénéficie d’une formidable image de marque auprès des lecteurs. Si on voulait résumer, on pourrait dire qu’un livre publié dans votre maison d’édition est forcément un bouquin de qualité. De plus, vos éditeurs littéraires sont également réputés pour leur flair. La série Millenium est sans doute le parfait exemple d’un livre venu de nulle part et qui fait un carton incroyable. Comment ce livre a-t-il atterri chez vous ? C’est Marc de Gouvenain, un vrai baroudeur, qui avait créé chez nous la collection Terres d’aventure où nous avions notamment publié Théodore Monod, qui est à l’origine du succès de Millenium en France. Avec Bertrand Py (le directeur éditorial de Actes Sud – ndlr) qui est en fait le véritable successeur de mon père en matière d’édition littéraire, il a imaginé pouvoir reprendre la direction de notre collection policière, Actes noirs. C’est lui qui nous avait aussi permis de publier Enquist, par exemple. Marc était en contact permanent avec toutes les maisons d’édition scandinaves.


Photos : Or Norme — DR Entretien : Jean-Luc Fournier LE GRAND ENTRETIEN OR NORME N°34 Idéales

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Un jour, il est chez la maison d’édition de Enquist et il leur annonce qu’il va reprendre la collection Actes noirs. Alors, spontanément, ils lui confient les trois volumes de Millenium en lui précisant quand même que l’auteur, Stieg Larsson, n’est plus de ce monde. « Si ça t’intéresse… » ajoutent-ils. Puis, on fait traduire ces pavés. Je me souviens très bien : je suis sur le point de partir en vacances quand je vois sortir de l’imprimante la traduction française. Je demande à Marc si je peux l’embarquer avec moi pour la lire dans les semaines qui suivent. Je dévore ces pages et j’appelle Bertrand : « Tu ne peux pas savoir ce qu’on a là. C’est un truc de dingue ! Ça va marcher !! » Ce qui m’avait particulièrement plu, bien sûr avec mon fond de caractère militant, c’était le contexte, l’opposition entre le capitalisme financier et le capitalisme patrimonial, le capitalisme de famille, celui de l’économie réelle… On l’a publié et ce fut un énorme succès (plus de 4 millions d’exemplaires vendus en France, — ndlr). Bon, ensuite il m’a fallu du coup reprendre ma fonction d’ourleuse, comme je le dis, pour ne pas que Millenium soit l’arbre énorme qui, dans la forêt du catalogue de la maison, cache les tout petits arbres qui poussent eux aussi magnifiquement. On fait un métier de couturier, on n’est jamais sûr de rien et se gargariser d’un formidable succès n’aurait pas de sens. Le premier livre de Laurent Gaudé que nous avons édité, nous avons dû le vendre à 1000 exemplaires, peut-être…. Or Norme. Au-delà des succès d’édition qui ont hissé Actes Sud au firmament des éditeurs français, tout ce savoir-faire repose aussi sur une équipe parfaitement soudée dont les compétences garantissent l’indépendance totale de la maison… C’est tout à fait ça. Notre indépendance est un moteur pour tout le monde ici, et elle repose sur quatre piliers : l’indépendance capitalistique car je n’ai aucune envie de faire ce métier pour enrichir des actionnaires extérieurs, l’indépendance économique, nous ne publions ici que des livres auxquels nous croyons et que nous savons soutenir, bien au-delà de la notion de coup éditorial. Nous cultivons aussi l’indépendance en matière de temps, si une traduction n’est pas aboutie, si un manuscrit n’est pas prêt, on le fait retravailler autant de fois que nécessaire : être dans le vent, c’est une vocation de feuille morte, disait mon père. Enfin, il y a aussi cette indépendance face à la morosité ambiante : nous sommes tous persuadés ici que la culture, et le livre donc, est une puissante source régénératrice même au plus sombre des événements. Or Norme. Un dernier mot, mais on développera tout ça lors de votre venue aux Bibliothèques idéales de Strasbourg le 11 septembre, sur la situation du livre qui, en France, maintient ses positions face aux nouvelles technologies…

Ce que je sais, c’est que durant mon passage au ministère, outre les problématiques d’accès à la culture dont nous avons abondamment parlé, j’ai été également obsédée par la régulation qui, pour moi, n’empêche en rien de favoriser une vraie politique de création. Si le livre se porte encore bien en France, la loi sur son prix unique, imposée par Jack Lang, y est pour une très grande part. Grâce au prix unique, on a en France un réseau de librairies exceptionnel et quand les maisons de la presse auront profité à plein des effets des nouveaux dispositifs de la loi Bichet (la loi qui réglemente la distribution de la presse en France – ndlr), elles viendront elles aussi renforcer ce réseau de diffusion. Tous les éditeurs, et plus particulièrement les plus importants, doivent être très attentifs au maintien et au développement de ce réseau de distribution, notamment en ce qui concerne la rétribution des libraires. Enfin, le point le plus important, le plus vital même, selon moi : aujourd’hui, et ça je n’ai jamais cessé de le dire durant mes dix-sept mois de présence ministérielle, tout l’écosystème culturel français se doit de faire preuve de la plus grande solidarité. Car dès que cette solidarité présenterait la moindre faille, le prédateur ne manquerait pas de s’y engouffrer. Avec des ravages immédiats et rapides… »



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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Siora Photography - DR

Le premier rendez-vous littéraire de France

En lettres couleurs de feu, le programme des Bibliothèques idéales 2019 emprunte une phrase célèbre de Françoise Sagan sur ces écrivains qui, par leurs livres, éteignent un incendie. À l’heure sinistre où un dictateur, dans la si proche Turquie, vient de faire retirer des bibliothèques puis détruire plus de 300 000 livres évoquant de près ou de loin son principal opposant en exil, Strasbourg programme une nouvelle fois une des manifestations les plus originales du pays sur le livre, ses auteurs, leur univers et leurs passions. Visite guidée parmi les principales dates d’un programme florissant : plus de 150 écrivains et artistes invités lors de 100 débats, rencontres, lectures, musiques et projections. Qui dit mieux en France ? Personne. Et c’est parti ! Chaque année à Strasbourg, la rentrée de septembre est un poil moins difficile que partout ailleurs dans le pays. Les écoliers, collégiens et lycéens auront à peine étrenné leur nouvelle classe que les Bibliothèques idéales débuteront.

cette année, on y reviendra… En fait, le succès des

Inutile de récapituler ici l’originalité du premier rendezvous littéraire de France. Nous sommes loin des balises habituelles de ce genre d’événements : ici, pas de foire aux livres où on aligne des écrivains sur de longues tables devant lesquelles s’amasse un public venu là pour faire un selfie avec les people ou, au mieux, pour faire dédicacer le prochain cadeau d’anniversaire ou de Noël. Tous les écrivains de France et de Navarre savent, et leur éditeur aussi, qu’à Strasbourg, avant de vendre ou dédicacer son œuvre, l’écrivain se prête à une interview centrée sur son livre et quelquefois, souvent, sur son œuvre, ses engagements, ses partis pris et on en passe...

Pour en revenir au pivot moderne de cette tradition,

UN FORMAT UNIQUE EN FRANCE Quelquefois, l’écrivain entretient une belle proximité avec le programmateur du festival, François Wolfermann qui, depuis près de vingt ans, invite à Strasbourg, dans la salle blanche de la librairie Kléber, le gotha du livre français et même international. On lui propose alors de nourrir sa venue avec la présence à ses côtés, sur scène, d’artistes amis qui fabriquent alors une ambiance style « grand échiquier » d’où naît une magie tout à fait subtile et toujours unique. La formule s’applique encore

Bibliothèques idéales trouve ses origines dans une très ancienne tradition du livre à Strasbourg qui a enraciné ici une très forte empathie pour les intellectuels et la vie des idées.

nulle part ailleurs en France n’existe une librairie telle que la librairie Kléber qui possède une grande salle (plus de 300 personnes s’y entassent parfois) exclusivement dédiée à la rencontre avec les écrivains. Plus de 400 d’entre eux, des plus célèbres aux jeunes auteurs y compris locaux, donnent rendez-vous chaque année à leurs lecteurs autour de leur dernier livre. Interviews, débats, rencontres de toutes sortes font de fait de la salle blanche le premier lieu culturel de Strasbourg et toutes les institutions culturelles de la ville, à un moment ou à un autre, s’y associent volontiers… Presque vingt ans que cela dure, chaque saison amplifiant encore le succès de la précédente. À Strasbourg, le livre fait l’événement au quotidien et c’est unique en France. Dès lors, la présence d’un festival comme les Bibliothèques idéales s’en trouve naturellement renforcée. Au fil de ses nombreuses rencontres et contacts avec les auteurs et les éditeurs, François Wolfermann réussit année après année à bâtir avec la Ville de Strasbourg une programmation somptueuse dont se nourrit la renommée de la manifestation.


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Demandez le programme S’il est impossible ici d’être exhaustif sur les plus de 150 écrivains et artistes qui vont affluer à Strasbourg d’ici le 24 septembre prochain pour honorer les plus de 150 rendez-vous programmés à l’Opéra, à la Cité de la musique et de la danse et ailleurs dans la ville, on va quand même tenter de dégager quelques moments très forts, tant sur le plan littéraire qu’artistique. Programme complet et actualisé sur bibliotheques-ideales.eu

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Siora Photography - DR

JEUDI 5 SEPTEMBRE À L’OPÉRA C’est la journée d’ouverture, à l’Opéra du Rhin. Le philosophe Michel Onfray avait clos la précédente édition des Bibliothèques idéales à la Cité de la musique et de la danse. Un public énorme, exceptionnellement nombreux avait souhaité assister à ce moment unique. Beaucoup n’avaient pu pénétrer dans la salle archi-bondée. Michel Onfray sera le premier invité de la journée d’ouverture de l’édition 2019 pour son livre La danse des simulacres…

Boris Cyrulnik

Riad Sattouf

sous la baguette de son chef, Marko Letonja. Que dire de cet événement ? Extraordinaire, fabuleux, unique, exceptionnel ? Tout cela à la fois sans doute.

Jacques Brel

Michel Onfray

Lui succèdera le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, « cet homme doux qui dit des choses parfois dures » comme le souligne joliment le programme officiel de la manifestation. « L’inventeur » du concept de résilience parlera de son dernier livre La nuit, j’écrirai des soleils. Il faudra bien qu’un jour on interroge Boris Cyrulnik sur la magie des titres de ses livres. Depuis Le murmure des fantômes  dans les années 80, c’est là aussi un festival !

Et puis, pour clore en beauté cette première journée, là encore une séance de rattrapage, mais format XXL. L’an passé, la Cité de la musique et de la danse avait chaviré de bonheur en écoutant Isabelle Aubret chanter Brel avec la présence sur scène de la fille du « grand Jacques », France Brel. Elles seront toujours là toutes deux sur la scène de l’Opéra du Rhin, mais Dani, Léopoldine HH entre autres seront là également. Toutes seront accompagnées par l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg au grand complet,

VENDREDI 6 SEPTEMBRE À L’OPÉRA Ça continue à l’Opéra et toujours en fanfare. Riad Sattouf, l’auteur de l’Arabe du futur, sera sur scène pour présenter Les carnets d’Esther, inspirés par les confidences de la fille, adolescente, d’un couple d’amis. À 18h, Eric Fottorino viendra présenter le numéro trois de sa revue trimestrielle Zadig, accompagné de Pierre Lemaître et Véronique Olmi. Le thème de ce numéro dont le public strasbourgeois aura la primeur, la revue ne sortant dans le reste de la France que quelques jours plus tard : Le travail pour quoi faire ? (lire l’interview d’Eric Fottorino ci-après)


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20h30 – Le nostalgique et combatif rappeur Youssoupha offrira au public une version acoustique de son album Polaroïd Experience.

SAMEDI 7 SEPTEMBRE À L’OPÉRA 14h – Des rencontres exceptionnelles : Le journaliste guinéen Alpha Kaba, après avoir été réduit à l’état d’esclave en Libye pendant deux ans, a réussi à traverser la Méditerranée à bord d’une embarcation de fortune pour rejoindre l’Europe.

18h30 – Rendez-vous poétique et musical incontournable avec la présence sur scène du légendaire CharlÉlie Couture qui viendra avec son livre La mécanique du ciel lire et chanter sur la grande scène de l’Opéra.

16h – Rendez-vous avec un écrivain incontournable des Bibliothèques idéales. Le Bourguignon Christian Bobin, montage d’amour et de poésie, parlera de son livre La nuit du cœur. Sa fidèle complice, la comédienne Clotilde Courau, lira des extraits du livre.

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16h30 – Après, l’an passé, les hommages à Barbara et à Anne Sylvestre, Léopoldine HH, Vincent Dedienne et le pianiste Gérard Daguerre chantent Aznavour. Un trio au sommet.

19h — Charles Berling et Stanislas Nordey lisent les lettres d’amour adressées par Franz Kafka à la journaliste et résistante Milena Jesenskà. Une des liaisons amoureuses les plus fascinantes de la littérature… CharlÉlie Couture Clotilde Courau

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12h – Abd Al Malik lui succèdera avec son conte philosophique et spirituel, Méchantes blessures.

17h30 – Et si la bande dessinée se lisait à haute voix ? Le dessinateur strasbourgeois Blutch invite Mathieu Amalric, Hippolyte Girardot, Elina Löwensohn, Florence Muller et Michel Vuillermoz à lire à haute voix les plus grands auteurs de BD.

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Siora Photography - DR

Samar Yazbek, l’auteure syrienne, parlera elle des femmes de son pays engagées dans la révolution syrienne et de leurs espoirs de dignité, de liberté et de justice bafouées.

Abd Al Malik

17h30 – Autre grand événement, l’académicien et historien d’art Jean Clair viendra parler de son livre Terre natale, un véritable chef-d’œuvre sur ce monde qu’il ne reconnaît plus, de ses racines d’enfant de paysans devenus de pauvres citadins jusqu’à l’incendie récent de Notre-Dame, en passant par une féroce critique de l’art contemporain, de la simple spéculation à ses yeux…

20h30 – Une soirée clôturée toujours en musique avec Dani pour un spectacle avec ses musiciens où elle livrera des passages de sa vie, extraits de son livre La nuit ne dure pas — Souvenirs. DIMANCHE 8 SEPTEMBRE À L’OPÉRA 11h — C’est Jacques Attali qui ouvrira le bal d’une des plus denses journées des Bibliothèques idéales avec son livre Histoires de l’alimentation.

20h – Un des grands moments de cette édition 2019 des Bibliothèques idéales. À partir de son livre Molière, mon dieu, Francis Huster fait revivre dans son spectacle un énorme Molière : de la vie, du rire, de l’émotion, de la révolte, de la haine, de l’amour… La vie de Molière comme on ne vous en a jamais parlé… LUNDI 9 SEPTEMBRE À LA CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE 17h30 – Sur la scène de la Cité de la musique et de la danse, Elsa Vigoureux l’auteur du Journal de Frank Berton,


le roman vrai du plus célèbre avocat pénaliste français. Franck Berton sera là en personne, accompagné de l’ex-magistrat Philippe Bilger.

Françoise Nyssen

19h – ClaudelKahloWoolf est un spectacle de théâtre et de danse créé par Monica Mojica à partir des extraits de l’œuvre de Virginia Woolf et des lettres de Camille Claudel et Frida Kahlo.

VENDREDI 13 SEPTEMBRE À LA CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE

Elsa Vigoureux et Franck Berton

Nous profiterons également de sa venue pour évoquer sa maison d’édition Actes Sud qui s’est hissée au firmament des grands éditeurs français. (lire le grand entretien avec Françoise Nyssen en page 10). 20h – Toujours à la Cité de la musique et de la danse, Hans Jean Arp et Tomi Ungerer, virtuoses en mots (musique et lecture). MARDI 10 SEPTEMBRE À LA CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE 17h30 – L’ex-ministre Najat VallaudBelkacem, devenue éditrice, dialogue avec l’économiste Xavier Ragot auteur de Civiliser le capitalisme et Agathe Cagé (Faire tomber les murs). 18h30 – Rencontre avec Ginette Kolinka, rescapée de la Shoah, une des rares survivantes de la barbarie qui, à 94 ans, n’a cesse de témoigner... 19h – Rencontre avec Philippe Val (Tu finiras clochard comme Zola) et Mohamed Sifaoui (Comment les frères musulmans veulent infiltrer la France).

MERCREDI 11 SEPTEMBRE À LA CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE

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18h – Moment rare de cette édition 2019 des BI : Françoise Nyssen (ex-ministre de la Culture et présidente des Éditions Actes Sud) viendra témoigner de son passage au gouvernement et ce sera un de ses très rares déplacements en France à propos de la sortie de son livre Plaisir et nécessité.

20h – Laurent Joffrin vs Jean-François Kahn Peut-on tout dire en histoire ? Le dialogue de deux hommes de presse.

JEUDI 12 SEPTEMBRE À LA CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE Le courage ordinaire des femmes vu par quatre écrivains : Sorj Chalandon (Une joie féroce), Karine Tuil (Les choses humaines), Valérie Tong Cuong (Les guerres intérieures) et Jim Fergus (Les Amazones). À 18h30 — Blandine Rinkel (Le nom secret des choses), Erwan Larher (Pourquoi les hommes fuient), Loulou Robert (Je l’aime) et Christophe Tison (Journal de L.). Quatre jeunes auteurs qui incarnent la relève de la littérature française.

Iconoclaste, inclassable, provocateur et génialissime, Romain Gary a fait son entrée dans la prestigieuse Pléiade. Rencontre avec les éditeurs de cette collection Denis Labouret et Maxime Decout.

Romain Gary

16h30 – Erik Orsenna est un grand fan du livre de Nathalie Rheims Les reins et les cœurs. Ils dialogueront tous deux sur la scène de la Cité de la musique et de la danse. 18h — Erik Orsenna joue les prolongations avec son livre Beaumarchais, l’aventurier de la liberté en compagnie du guitariste Bruno Bongarçon. 20h — Un seigneur à Strasbourg. Le réalisateur Tony Gatlif fête en avant-première à Strasbourg ses 40 ans de carrière marqués notamment par la sortie d’un somptueux coffret édité par Arte. Interview, musique tsigane à gogo et projection de son film-culte,le célébrissime Gadjo Dilo. Gadjo Dilo


SAMEDI 14 SEPTEMBRE À LA CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE

16h — Gainsbourg et Miles Davis. Deux génies réunis dans un même hommage rendu par Grégory Ott, Léopoldine HH et Maskat.

13h – Pascal Bruckner et sa philosophie de la longévité. 15h – Céline Guilbert, Guillaume Fau, Kevin Lambert, Joffrine Donnadieu, Jean-Luc Barré et François Gibault viennent relever le défi de défendre six livres brûlants. 16h30 – Arthur H., le fils de Jacques Higelin, parlera de Fugues, un bel hommage à sa mère et son enfance.

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Siora Photography - DR

Arthur H.

18h30 — Cris Carol, Jean-Max Rivière et Claude Lemesle chantent Mouloudji, Gréco, Bardot, Reggiani et Dimey 20h — Geneviève Fraisse (La suite de l’histoire) Ivan Jablonka (Des hommes justes) et Inna Shevchenko (Héroïques) seront sur la scène de la Cité de la musique et de la danse. 21h — Jean Fauque a écrit pour Bashung mais aussi Jacques Dutronc, Vanessa Paradis, Johnny Hallyday, Marc Lavoine… Il évoquera ses souvenirs sur scène accompagné par la chanteuse Lizzy Ling et le piano de Jean-Charles Guiraud.

DIMANCHE 15 SEPTEMBRE À LA CITÉ DE LA MUSIQUE ET DE LA DANSE 10h —La traditionnelle rencontre avec les philosophes Adèle Van Reeth, Raphaël Enthoven, Dorian Astor et Michaël Foessel, animée par Nicolas Léger aura lieu à 10 h à la Cité de la musique et de la danse. Ils commenteront la phrase-générique de l’édition 2019 des Bibliothèques idéales : La littérature m’a toujours donné cette impression qu’il y avait un incendie quelque part et qu’il me fallait l’éteindre. (Françoise Sagan)

Raphaël Glücksmann

17h — Laurent Gaudé parle de Nous l’Europe, banquet des peuples, son plaidoyer humaniste pour la fragile Europe, qui fut ovationné en juillet dernier à Avignon.

À l’issue, Raphaël Enthoven débattra avec Raphaël Glücksmann sur le thème : la gauche a-t-elle un autre avenir que son passé ? 14h – Retour sur le plateau de Raphaël Glücksmann qui débattra avec la journaliste Sonia Mabrouk auteur de Douce France où est passé ton bon sens ? : Face à la tentation du repli, il est temps de retourner aux sources de notre France pour la faire vivre à nouveau… 15h — Deux auteurs et livres formidables : Laurent Binet (Civilizations) et Abdourahman A.Waberi (Pourquoi tu danses quand tu marches ?) partagent le plateau de la Cité de la musique et de la danse.

Sonia Mabrouk

Thomas Piketty

18h30 — Une autre tête d’affiche des BI. L’économiste Thomas Piketty, après l’immense succès de son best-seller Le capital au XXI ème siècle – traduit en 40 langues et vendu à 2,5 millions d’exemplaires) revient avec Capital et idéologie. Une bouffée d’optimisme ? 20h — Clôture émouvante pour ce deuxième dimanche des Bibliothèques idéales. Sur scène, Elsa Kopf (sa fille), Cookie Dingler, Amandine Bourgeois,… rendront hommage à Joëlle Kopf, récemment disparue…

Miles Davis


Bret Easton Ellis

TROIS ÉVÉNEMENTS POSTÉRIEURS AU 15 SEPTEMBRE VONT CONCLURE EN BEAUTÉ CES BIBLIOTHÈQUES IDÉALES 2019 L’auteur italien Paolo Giordano (Dévorer le ciel) BNU le 20 septembre à 18h

Le dessinateur de presse Plantu à l’occasion de la Journée mondiale de la paix. Terrasse du Palais Rohan, le samedi 21 septembre à 17h

Et, l’invité exceptionnel des Bibliothèques idéales 2019 en clôture différée Bret Easton Ellis le mardi 24 septembre à 17h à la Cité de la musique et de la danse. Oui, l’auteur du cultissime American Psycho sera à Strasbourg pour son dernier livre White. Ce n’est pas un roman mais de quasi mémoires et le livre fait polémique aux États-Unis depuis sa sortie en avril dernier. Le récit navigue entre l’autobiographie et le pamphlet contre une société américaine qui serait devenue hystérique. White est un véritable plaidoyer contre la dictature du like… Cette rencontre avec un écrivain maître dans l’art de la provocation sera comme la cerise sur le gâteau d’une programmation 2019 éblouissante pour ces Bibliothèques idéales qui sont devenue la manifestation culturelle-phare de la capitale alsacienne.

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Cité de la musique et de la danse, le mardi 24 septembre à 17h


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ÉRIC FOTTORINO

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Franck Disegni

L’homme qui réinvente la presse papier qui marche ! L’hebdomadaire Le 1, les trimestriels America et la sensation de 2019, Zadig. Ces trois titres cumulent à la fois les succès de vente et une unanime salve d’appréciations plus que flatteuses tant sur les contenus que sur la forme. Derrière cette réussite, l’ex-directeur de la rédaction du Monde, également romancier et cycliste invétéré, le toujours si modeste et attachant Éric Fottorino, un des invités de marque des Bibliothèques idéales 2019… On l’avait quitté le soir du 3 avril dernier où, sous des déluges de pluie « à ne pas mettre un cycliste dehors » avait-il plaisanté d’entrée, il était venu présenter à la librairie Kléber, avec ce mélange de fierté et de modestie si typique, son dernier né, joliment titré Zadig — Toutes les France qui racontent la France. Le soir même, de retour commun à Paris à bord d’un TGV de fin de soirée, Éric Fottorino nous avait confié, sous le sceau de la confidence absolue, l’identité de la personnalité qui figurerait dans le numéro 2, à paraître en juin suivant. Il s’agissait de Michel Serres qu’Éric venait de rencontrer pour la deuxième journée consécutive. « Tu liras… » disait-il. « Cet homme est incroyablement attachant et passionnant » ajouta-t-il, de l’émotion plein les yeux. Quand on s’est retrouvé fin juin pour cet entretien en prélude à sa venue pour les Bibliothèques idéales, nous ne pouvions manquer d’évoquer la mémoire du philosophe, du savant et du délicieux ami qui venait de nous quitter à peine quelques jours auparavant, un fidèle des BI lui aussi. Éric Fottorino, ému, ajouta : « C’est aussi pour rencontrer ce genre de si fortes personnalités qu’on fait ce métier, non ? ». Ô que oui, Éric, ô que oui… DES SUCCÈS QUI NE DOIVENT RIEN AU HASARD Ce rendez-vous fut donc idéal pour rembobiner la pellicule et se souvenir de la genèse du 1, ce drôle d’hebdomadaire né en 2014 et qui en est aujourd’hui à plus

de 260 numéros parus. « Ça marche extrêmement fort » raconte Éric. « 20 000 abonnés, plus de 35 000 acheteurs chaque semaine, beaucoup d’étudiants, beaucoup de jeunes mais toutes les catégories d’âges sont représentées, et tout ça sans un gramme de publicité, ce qui fait de nous un média complètement indépendant de tout pouvoir financier. Le 1 est vraiment la preuve qu’on peut encore aujourd’hui proposer des offres éditoriales qui ne sont pas poussées par des très grosses machines engageant de très importants capitaux et qui néanmoins trouvent et conservent leur public. Et tout ça en conservant la ligne éditoriale de départ : un seul et unique sujet qui se décline en plusieurs regards différents. Le 1 est le fruit d’une longue année de travail préparatoire où on a cassé tout un tas de codes : le sujet unique, les regards multiples parce que la vérité n’a pas qu’un seul visage et que, pour s’en rapprocher, il nous faut le regard et la sensibilité des écrivains, des poètes, des artistes, le regard savant des scientifiques et des chercheurs avec le regard pragmatique des reporters et des journalistes. C’est cette alchimie-là, avec bien sûr le côté très original de l’objet, qui explique sans doute le beau succès du 1… » Une autre publication a elle aussi beaucoup fait parler d’elle et rencontré le succès. Avec ses 200 pages, son dos carré de belle facture, le graphisme léché de sa couverture et de sa maquette et bien sûr sa qualité rédactionnelle remarquable, la revue America lancée en 2017 juste après l’élection de Donald Trump a été créée comme une forme de défi à l’accession à la Maison Blanche du plus populiste des présidents jamais élus aux États-Unis. « Contrairement au 1, raconte Éric Fottorino, nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour prototyper America. François Busnel est venu tout de suite me voir peu de temps avant l’investiture de Donald Trump. Tous deux nous venions d’être saisis par la surprise de son élection, moi en tant que journaliste et lui en tant qu’amoureux de tous les grands auteurs de littérature américains. En moins d’une heure de discussion, on a cerné de très près ce qu’allait être la revue. On s’est inspiré de la recette du 1, le mélange des regards, et on a fait ce que les lecteurs connaissent bien maintenant, de très longs reportages sur cette Amérique qui


nous a surpris en élisant Trump, de très longs entretiens avec ses écrivains mais aussi la relecture de très grands classiques américains et même la publication de textes originaux et inédits dans leur langue native. Tu sais, c’est Pasteur qui disait que la recherche ne se donne qu’aux esprits préparés. C’est un peu ce qu’on a vécu avec America, en fait nous étions prêts depuis longtemps pour une telle aventure mais nous ne le savions pas. Et puis, le journalisme, comme la guerre ou comme la politique, c’est un art de l’exécution. On est en effet allé très vite : Trump a été investi en janvier et America est né le 15 mars… La revue cessera de paraître à la fin du mandat de Trump. » ET DONC, ZADIG… Arrivé en kiosque et en librairie au début du printemps dernier, Zadig est donc le dernier né de la famille. On reconnaît aisément la patte du studio Be-poles, déjà auteur de la maquette du 1 et de celle d’America — on soulignera au passage, parce que ça illustre bien l’état d’esprit tout à fait hors norme qui préside à l’évolution des publications créées par Éric Fottorino, que cette activité graphique liée à la presse s’est créée tout spécialement pour le 1 au sein de ce réputé studio de design travaillant sur l’image des marques et la création de lieux commerciaux. Antoine Ricardou, un de ses fondateurs, étant apparu dans les radars du fondateur du 1 lors d’une étape du Tour de France, effectuée ensemble en vélo en 2013. Là encore un pari très réussi, basé sur l’innovation et la fraîcheur… L’idée de Zadig est venue d’une vraie réflexion d’éditeur. Constatant à la fois le succès du 1 et l’adhésion totale de ses lecteurs au concept d’écritures et de regards multiples, Éric Fottorino étudia d’abord la possibilité d’une publication trimestrielle qui aurait repris les meilleurs textes et contributions de l’hebdo. Finalement, cette problématique a été résolue par la publication régulière de petits livres bien identifiés au 1. « Cependant, je restais avec cette idée en tête de publier un trimestriel lié aux problématiques et à l’univers de notre hebdo » raconte-t-il. « Pendant la campagne présidentielle de 2017, on a tous constaté l’effondrement des codes habituels. Après l’élection de Macron sont apparus nettement les thèmes de l’uberisation du monde du travail, de la France du péri-urbain, des Gilets jaunes… Alors, on s’est dit : il faut raconter la France d’aujourd’hui, tout simplement. On a complètement repris les ingrédients du 1, ses quatre portes d’entrée : les journalistes, reporters, les écrivains, les chercheurs, les savants, les illustrateurs et les photographes. Pour être honnête, on s’est quand même déchiré la tête plus d’une fois mais on y est parvenu car on est resté cohérent : la meilleure preuve est finale-

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ment qu’on s’est souvenu de la thématique du tout premier numéro du 1 il y a cinq ans : La France fait-elle encore rêver ? Alors, dans Zadig, on raconte l’époque en étant au plus près du réel. La plupart des jeunes, mais pas qu’eux, sont enfermés dans le monde des écrans. Notre boulot de journaliste, en tout cas moi je l’ai toujours pensé ainsi, c’est d’aller voir. Personnellement, j’ai parcouru la terre entière, pour le compte du Monde. Mais, les grands reportages existent aussi au coin de la rue ou dans la campagne avoisinante. Alors, dans Zadig, on a décidé de raconter notre pays qu’on ne comprenait plus : rendre lisible un pays devenu illisible comme le disaient les mots de mon tout premier édito. Ce sont des mots simples mais du coup, ça nous oblige, ça nous donne un cap. Je demande à tous ceux qui collaborent à la revue d’être accessibles c’est à dire de rentrer dans la complexité de notre pays mais sans être jargonnant ni fermer la porte aux possibles. Je leur demande de faire de Zadig un espace ouvert… » Tant de dynamisme et de compétences autour d’un même projet ne pouvaient que favoriser l’accouchement d’un très beau bébé. Né fin mars dernier, le numéro un titrait : « Réparer la France » et Mona Ozouf, Christian Bobin (magnifique papier sur son Creusot natal), Maylis de Kerangal, Leïla Slimani,


Patrick Boucheron, Pierre Rosanvallon, Régis Jauffret… entre autres étaient de l’aventure. Succès formidable (plus de 70 000 exemplaires vendus là où 25 000 suffisent pour équilibrer le titre). En juin dernier, le numéro deux affichait d’entrée l’entretien avec Michel Serres réalisé deux mois avant sa disparition survenue juste après la fin de l’impression de Zadig. Sous la plume d’Éric Fottorino et dès les premiers mots on retrouve avec une intense émotion les belles sensations si souvent vécues au contact du disparu : « Il roule dans son accent les cailloux de Garonne et garde dans ses yeux le bleu du large auquel aspirait jadis le jeune marinier devenu marin et philosophe ». 28 mots, une vie, un tendre hommage…

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Franck Disegni

Puis le numéro titré « La nature et nous » donne la parole à Sylvain Tesson pour un éblouissant papier sur sa vision de la « mosaïque française », lui qui a tant arpenté les chemins de la France. Isabelle Autissier, présidente de la branche française du WWF (le Fond mondial pour la nature), qui est devenue depuis quelques années une des plus belles plumes d’écrivain contemporain, voisine avec Lola Lafon, Véronique Olmi, Jean Viard, Philippe Claudel, Michel Winock… Succès encore, en kiosque et en abonnements. Nul doute que Éric Fottorino va tiquer en lisant le titre de ce papier. Et pourtant, rien n’y est faux, il a « la main d’or » pour élaborer, construire, faire vivre et animer des concepts de presse à succès. Et tout ça de façon indépendante et sur des partis-pris — la longueur des textes, notamment — allant résolument à contre-courant des postulats généralement avancés : c’est la victoire de l’artisan, en quelque sorte. « Au risque d’être un peu caricatural mais pas tant que ça en fait, je pense qu’on ne peut pas avoir et faire aboutir des projets comme ceux-là dans des groupes de presse détenus par des financiers. C’est impossible. Ce sont ces gens-là, les grands actionnaires, qui possèdent les groupes de presse qui sont maîtres de l’instantanéité, ce sont eux qui veulent que tous les sites internet soient hyper réactifs, ce sont eux qui investissent à fond sur internet et qui, finalement, ont déjà voté la mort du papier. Dans l’esprit des Drahi, Niel, Arnaud etc…, ils possèdent encore des journaux bien sûr, mais ils ont intégré l’idée que les quotidiens ont perdu le combat du temps réel. Au temps pas si lointain où je dirigeais la rédaction du Monde, le dernier mot en matière d’information était donné chaque jour par les rotatives qui imprimaient le journal. Aujourd’hui, votre site internet parle sans cesse, même la nuit si vous le voulez. Le temps a donc explosé en des milliards d’instants sans cesse renouvelés. Alors aucun éditeur n’aura jamais la volonté d’investir dans le temps long puisqu’il n’est que dans l’impulsion du temps raccourci à l’extrême, avec des campagnes publicitaires qui fournissent des taux d’audience en permanence, etc, etc… C’est la compétition du

clic, quoi… La philosophie d’Hubert Beuve-Méry, qui fonda Le Monde, résonne encore à mes oreilles, lui qui privilégiait la vérification d’une information à sa publication rapide. Aujourd’hui, tout le monde diffuse à toute vitesse et bien sûr, plus personne ne vérifie l’info. Et on en arrive à LCI qui annonce en exclusivité la mort de Martin Bouygues, son actionnaire, lequel se porte encore à merveille au jour où nous nous parlons ! Pour ces gens-là, l’information doit être un spectacle qui n’ennuie jamais. Et bien le spectacle a ses règles, mais ce ne sont pas les règles de l’information. Pour être tout à fait clair, cela ne veut pas pour autant dire que ces journaux sont devenus mauvais et qu’ils sont fabriqués par de mauvais journalistes, ce serait très injuste de dire ça. Mais ils sont dans un système économique et financier qui aujourd’hui dicte très souvent leur production éditoriale. Ils sont donc libres mais il y a des moments, nombreux, où ils le sont beaucoup moins, c’est évident… » Cette liberté qui n’a pas de prix, les lecteurs savent remarquablement bien où la trouver. Quand Éric Fottorino et son équipe ont décidé de lancer Zadig au début de l’année, il ne fut pas question de mettre en danger financièrement Le 1 sur le seul pari du succès probable de la revue dernière née. Un tantinet sceptique, Éric se laissa tenter par l’idée du financement participatif. L’objectif fut fixé à 100 000 €. Quelques semaines plus tard, le compteur a atteint des sommets incroyables : 5 400 contributeurs avaient doté le projet Zadig de 280 000 € ! Nul doute que le succès de cette campagne de financement et de la diffusion de Zadig disent beaucoup de choses sur la France, sur cette envie de beaucoup de Français de comprendre ce qui se passe dans notre pays. Que plus de 30 000 d’entre eux aient choisi pour cela, chaque trimestre, une revue papier de 200 pages est une information évidemment particulièrement réjouissante…


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MAUVAISE IMPRESSION

Interview d’un autre monde Bonjour Johannes Gutenberg. Moi c’est Mark Zuckerberg, patron de Facebook. Lui c’est Steve Jobs, créateur d’Apple et à ses côtés Bill Gates de Microsoft. Jeff Bezos PDG d’Amazon va arriver. Merci d’avoir accepté d’échanger avec nous sur l’évolution du monde depuis que vous avez inventé les caractères mobiles d’imprimerie… Johannes Gutenberg. Au fait, mes amis, au fait !

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OR SUJET

Texte : Gilles Chavanel

Photos: DR

Steve Jobs. En fait nous voudrions avoir votre point de vue sur ces objets connectés qui ont permis de mettre en contact tous les habitants de la planète. J.G. Je me suis renseigné sur vos exploits. Et je suis effondré ! Vos ordinateurs, tablettes et autres smartphones ? Des instruments du Diable ! La négation de l’humanisme et de la relation à l’autre. Bill Gates. Vous avez rendu le livre accessible, monsieur Gutenberg. Nous avons rendu le monde accessible. J.G. Un monde virtuel où le SMS et le mail ont tué l’écrit et la parole. Vous appelez ça un progrès ! Mark Zuckerberg. Vous évoquez votre monde, celui du XVème siècle. Votre société n’existe plus. Avec nos réseaux sociaux nous sommes à l’écoute de ceux qui veulent comprendre. J.G. Mais quel monde ! Les sept péchés capitaux étalés sur la place publique. Vous avez popularisé la haine et le mensonge. Belle avancée ! B.G. Vous oubliez, monsieur Gutenberg, que nous avons permis des évolutions sociétales majeures… J.G. Et les crises financières et le terrorisme de prospérer ! Vous avez détruit des vies, des réputations. Vous avez mis au grand jour tous les travers de l’homme. M.Z. Les fake news et les déstabilisations politiques sont peu de choses face à ce que nous avons initié.

Internet c’est la liberté d’expression, le rapprochement des peuples, l’essor scientifique et intellectuel. S.J. Mark a raison. Nous avons rendu le monde plus intelligent en favorisant les échanges dans tous les domaines. J.G. Intelligent dites-vous. Billevesées ! J’ai consulté vos échanges épistolaires. Un carnage ! La SaintBarthélemy était une plaisanterie à côté du massacre de la langue. Vous nous abreuvez de selfies. Nous avions les belles lettres et les enluminures. Vous nous proposez un langage barbare. B.G. Mais que serait le XXIème sans ces outils, monsieur Gutenberg ? Grâce à nous des milliards de followers sont en contact. Ce n’est pas avec vos lettres en plomb qu’on aurait pu réunir autant de monde J.G. Followers signifie bien suiveur ? Vous avez transformé les hommes en moutons de Panurge, comme l’a si bien décrit François Rabelais. Je me demande si votre société donne encore une chance à l’intelligence ! Votre société c’est « nolife », messire Gates M.Z. Vous avez la mémoire courte, Johannes. De votre temps chaque avancée scientifique qui déplaisait à l’Eglise était condamnée au bûcher ou à l’excommunication. Aujourd’hui internet favorise le débat grâce aux blogs et aux chats. Avant, seuls les lettrés pouvaient s’exprimer. A présent tout le monde a droit à la parole, sans risque d’être écartelé. J.G. Je ne nie pas certaines avancées. Ce ne sont pas les outils dont vous avez inondé la planète que je condamne, mais l’utilisation que l’homme en fait. Votre « araignée » c’est l’impunité assurée grâce à l’anonymat. C’est le règne de la délation. S.J. Vous oubliez l’obscurantisme gothique que dénonçait Rabelais. Non, monsieur Gutenberg, votre époque n’a rien d’exemplaire. Et si la nôtre est critiquable, la vôtre ne l’est pas moins… B.G. Au XVème siècle vous étiez 500 millions sur terre. Nous sommes plus de 6 milliards aujourd’hui. Comment donner à tous le même accès à la culture et à la connaissance ? Certainement pas grâce à vos lettres en plomb…


S.J. C’est précisément pourquoi, cher maître, nous souhaitions vous rencontrer. J.G. Vous m’avez interrompu dans mes travaux sur la nouvelle génération de parchemin ultrarésistant que je suis sur le point de finaliser. M.Z. Nous avons eu vent de ce nouveau produit et je souhaite vous l’acheter… S.J. Je vous en donne le double de Mark B.G. Et moi 10 milliards de dollars ! S.J. Je rajoute des royalties sur toutes les ventes à venir que j’évalue au bas mot à 500 millions de tonnes de papier par an. J.G. Donc le papier a toujours de la valeur à vos yeux. Ça me rassure (Entre Jeff Bezos) Jeff Bezos. Pour le papier et ses produits dérivés, je vous garantis une livraison sous 24 heures dans le monde entier. J.B. Moi je vous rachète le concept « La Bible » que vous avez popularisé. Le livre le plus vendu dans le monde, 4 milliards par an ! B.G. Il fait mieux que toi, Mark ! Tu n’as que 2,3 milliards d’utilisateurs de Facebook !

M.Z. Tu as parfaitement raison Bill ! La terre est devenue le « village global » cher à Marshall Macluhan. Une expression qu’il a inventée il y a un demi-siècle, bien avant l’arrivée du PC, pour évoquer la percée des médias de masse comme la télévision et la radio qui mettaient déjà à mal, cher monsieur Gutenberg, la suprématie de l’écrit. S.J. Imaginez un monde sans livres, sans journaux, maître ! C’est vers cette société dématérialisée que l’on tend de plus en plus. Dans ce contexte, l’imprimerie telle que vous l’avez imaginée ne sera plus qu’une péripétie de l’Histoire. Comme le scribe supplanté par l’imprimante. J.G. L’écrit est l’expression de l’Histoire. Le papier son support. Pas vos ordinateurs dont la durée de vie des contenus pose question si je ne m’abuse…

J.G. La Bible, le livre le plus vendu au monde ! J’ai réussi alors ! Et Pierre m’a dit que les fidèles ne la lisent pas encore sur e-book à la messe. Bon, donc si j’ai bien compris : Jeff Bezos s’occupe de la distribution du papier, Mark Zuckerberg rachète le « concept La Bible ». Pour le nouveau papier et les royalties sur chaque vente c’est Bill Gates. C’est bien cela chers associés ? On devrait créer une start-up et développer un business plan… M.Z. Et pour la répartition du capital ? J.G. 70 % pour moi, 30 pour vous J.B. C’est une plaisanterie ! B.G. Je n’en suis pas dans ces conditions S.J. C’est sans importance. J’ai un fonds d’investissements irlandais catholique et une société chinoise qui sont prêts à me suivre. J.B. Vous pouvez être plus précis ? J.G. Churchfoundinvest et Huawei. B.G. Des Chinois ! Vous voulez notre mort ! J.G. Bienvenue dans le monde d’après !


RENTRÉE CULTURELLE À STRASBOURG

Entrez en scènes !

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OR CADRE

Texte : Véronique Leblanc

Photos : Le Maillon — Nicolas Roses

Émotion, quête de sens, compréhension du présent pour mieux inventer le futur… Les mots-clés des programmations du TNS, de l’Opéra, du Maillon et du Centre chorégraphique Pôle Sud donnent le ton de la saison 2019-2020 de ces institutions phares : une exigence de sensibilité et de pertinence. La culture est faite pour « dire » le monde, le faire ressentir et tenter de le comprendre. Car, comme l’affirme Pierre Chaput, directeur de l’Espace Django : « Tout reste à créer ! » Aperçu — forcément fragmentaire — des programmations à venir. BEETHOVEN, MAHLER, BERLIOZ À L’OPS Saison dense et longue à l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg puisqu’elle débutera dès le 13 septembre avec de très festives « Échappées russes » interprétées par l’immense pianiste Nikolaï Lugansky et se terminera le 31 mai par un « Marathon Beethoven » au cours duquel le non moins immense pianiste Krystian Zimerman donnera les cinq concertos du maître de Bonn. Une performance exceptionnelle dont Strasbourg sera la seule étape française et qui sera complétée par l’interprétation de la 8e symphonie sur la Place du Château le 21 juin. Parmi les temps forts de l’OPS, il faut également relever l’intégrale des symphonies de Mahler (sur deux saisons), Roméo et Juliette de Berlioz avec John Nelson et Joyce DiDonato ainsi qu’un fil rouge consacré à la musique de chambre chère au cœur de Marie Linden, directrice de l’institution. « Plus intime, celle-ci permet aux musiciens de déployer leurs talents de soliste et de proposer une quinzaine de rendez-vous musicaux en des lieux différents ». Les dimanches à 12h30 et 18 h à l’Opéra par exemple… DU NEUF RIEN QUE DU NEUF À L’OPÉRA Comme par le passé, l’Orchestre Philharmonique et l’Opéra du Rhin vont collaborer à l’instar des autres institutions culturelles entre lesquelles les passerelles sont chaque année plus affinées. La saison lyrique 2019-2020 a été définie par Eva

Kleinitz, formidable directrice générale, disparue bien trop tôt en mai dernier nous léguant une programmation exclusivement faite de nouveaux spectacles. Deux viennent d’institutions prestigieuses, le Covent Garden de Londres pour 4,48 Psychosis composé par Philip Venables d’après une pièce de Sarah Kane et la Komisch Oper de Berlin pour Un Violon sur le toit de Jerry Bock donné en français « pour que la proximité avec les artistes soit plus grande encore » écrivait Eva Kleinitz avant de promettre que l’air de Tevye Ah si j’étais riche ne nous quittera plus à la sortie de la salle. Les autres productions sortiront des ateliers de l’OnR et composeront un projet artistique associant des compositeurs les plus importants de l’histoire de l’Opéra, des œuvres mécon-

“ La culture est faite pour dire le monde, le faire ressentir et tenter de le comprendre. ’’


Scène exterieure de Pôle-Sud

nues et des créations. Ondine de Dvorak sera présenté pour la première fois à Strasbourg dans une mise en scène de Nicola Raab qui avait signé Francesca da Rimini en 2017. Wagner avec Parsifal, Mozart avec Cosi fan tutte et Verdi avec Il Trovatore seront également à l’affiche.

33Après le Japon et l’Argentine, c’est à l’Inde

que l’OnR consacrera cette année son festival pluridisciplinaire ARSMONDO avec, entre autres merveilles, la création mondiale de Until the Lions — Echos du Mahabharata du compositeur Thierry Pécou. Un spectacle qui mêlera lyrique et danse grâce à la collaboration avec le Ballet de l’OnR dirigé par Bruno Bouché.

Palais de la Musique et des Congrès


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OR CADRE

Texte : Véronique Leblanc

Photos : Le Maillon — Nicolas Roses

Inflammation du verbe vivre

« DU CONTEMPORAIN MAIS PAS QUE » AU TNS Trois nouveaux artistes associés rejoindront l’équipe du Théâtre National de Strasbourg : Mathilde Delahaye, Pauline Haudepin et Eddy D’Aranjo. Tous trois ont moins de 30 ans, sont issus de l’Ecole du TNS et « représentent le théâtre de demain », souligne Stanislas Nordey qui entame son second mandat à la tête de l’institution. Pour cette nouvelle saison il annonce « du théâtre contemporain mais pas seulement » au sein d’une programmation « particulièrement riche ». De très nombreux auteurs vivants y figurent : Marie NDiaye pour Berlin mon garçon mis en scène par Stanislas Nordey, Wajdi Mouawad pour Inflammation du verbe vivre, Pascal Rambert pour Mont Vérité et Architecture créé cet été dans la cour d’honneur du Palais des papes au festival d’Avignon avec Jacques Weber, Emmanuelle Béart (lire l’interview d’Emmanuelle Béart et Stanislas Nordey page 38) Anne Brochet entre autres membres de « la famille d’acteurs » de l’auteur et metteur en scène, Arne Lygre pour Nous pour le moment, Martin Crimp pour Le reste vous le connaissez par le cinéma, Don DeLillo pour Joueurs, Mao II, les Noms. Des classiques aussi sont à l’affiche. Des « anciens » comme Le Misanthrope de Molière ou Un ennemi du peuple d’Henrik Ibsen mais aussi des « contemporains » tels que L’Eden cinéma de Marguerite Duras et Liberté à Brême de Rainer Werner Fassbinder.

promet sa directrice Joëlle Smadja, un fil de mois dansants qui sera ouvert par une fête « familiale et poétique » organisée le 13 septembre sur la belle plage du Baggersee transfigurée pour l’occasion. Cette soirée « sans parole » lancera une programmation « intense, démultipliée où la place des femmes-auteures atteint la parité, où la nouvelle vague entre en contact avec ceux qui font la “ movida” des années 80 : Maguy Marin, Mathilde Monnier, La Ribot, Dominique Boivin, Mark Tompkins… Et où chacun des artistes porte en lui un petit bout de nos utopies. » NOUVELLE SAISON POUR NOUVEAU MAILLON Un mot encore du Maillon. Le théâtre-scène européenne de Strasbourg ne cesse de surprendre saison après saison par la multiplicité de ses approches à la fois internationales et pluridisciplinaires. Cette fois, le suspense est total puisque le nouveau Maillon ouvre ses portes en cette rentrée 2019, à quelques mètres seulement de l’ancien bâtiment. La programmation à venir sera dévoilée par sa directrice Barbara Engelhardt du 3 au 11 septembre prochains (lire son entretien dans les pages suivantes). Celle-ci annonce d’ores et déjà une « expérience collective, inventive et festive », « ouverte aux publics comme aux passants, aux spectateurs et aux participants ». Une invitation à « être partie de la création » dans le cadre d’« un partage au théâtre ». « Entrez en scène », écrit Barbara Engelhardt.

PÔLE-SUD A 30 ANS !

Quoi de mieux comme conclusion que cette invitation.

Inauguré en octobre 1989, Pôle-Sud/Centre de développement chorégraphique national ne pouvait pas passer à côté de ses 30 ans. C’est donc une « Saison anniversaire » que

Pour consulter les programmes 2019-202 en ligne : www.philharmonique.strasbourg.eu www.operanationaldurhin.eu www.tns.fr | www.pole-sud.fr | www.maillon.eu


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Photos : Alexandre Schlub Texte : Barbara Romero OR CADRE OR NORME N°34 Idéales

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BARBARA ENGELHARDT

Au Maillon, c’est chez vous

Directrice du Maillon depuis 2017, Barbara Engelhardt ne peut que se réjouir du formidable « outil » qu’est le nouveau théâtre du Maillon au Wacken, qui accueillera son public à partir du 23 novembre. Comment appréhende-t-on deux nouvelles salles de spectacle ? Comment construit-on une saison sans avoir encore apprivoisé les lieux ? Entretien. Or Norme. Pouvez-vous nous décrire le nouveau bâtiment

lieu de passage, il faut attirer le public. Il doit s’ancrer dans

qui abritera le Maillon dès la rentrée ?

un quartier en transformation radicale. Nous accompagnons

Le Maillon disposera de deux salles, une grande modulable, avec une jauge pouvant accueillir jusqu’à 700 personnes, et une salle plus intimiste. Nous aurons également un studio et un grand patio pensés comme des espaces de convivialité, tout comme un bar et un restaurant. Nous avons un public qui nous suivra, mais nous souhaitons ouvrir cette maison

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aux Strasbourgeois. Ce qui caractérise ce nouveau bâtiment, c’est en effet son ouverture avec ses larges baies vitrées qui

d’une certaine façon cette transformation avec l’arrivée d’entreprises, de résidants, d’un hôtel… Le plus important pour un quartier, c’est sa mixité. Un endroit culturel comme le Maillon en fait partie. Or Norme. Vous intégrez début septembre ce nouveau Maillon. Le public devra patienter jusqu’aux 23 et 24 novembre pour le découvrir. Pourquoi cette attente ?

s’ouvrent sur la ville et qui permettent de travailler sur la

Si le lieu est impressionnant de l’extérieur, à l’intérieur,

porosité du bâtiment. Nous ne le concevons pas comme un

nous avons besoin de temps pour nous en emparer, pour


Or Norme. L’ouverture se caractérise aussi par des synergies avec les autres institutions culturelles strasbourgeoises… Il est évident qu’à Strasbourg il existe une densité telle de l’offre culturelle que les synergies en font partie. Il faut les rendre fructueuses pour les Strasbourgeois. Nous continuons donc cette saison les partenariats avec Pôle Sud, le TJP, le TNS, la BNU, les musées, l’Opéra national du Rhin. Nous démarrons par ailleurs un partenariat avec les TAPS. Nous avons surtout envie de partager un outil extraordinaire puisque nous jouissons du plus grand plateau et de la plus grande jauge de la ville. Or Norme. La nouvelle configuration du Maillon vous a-telle fait penser votre programmation différemment ?

l’équiper techniquement, pour l’habiter, afin d’accueillir le public de manière conviviale. Nous partons à la découverte d’un nouveau bâtiment et de son rapport à la ville et au public. Nous avons deux mois incompressibles pour installer l’équipement. L’ouverture sur les 23 et 24 novembre sera un acte festif, une manifestation autour de la musique, des rencontres, d’un brunch… Nous avons envie d’ouvrir grandement les portes, c’est pour cela que nous avons baptisé cette inauguration « Pendaison de crémaillère ». Comment habiter et habiller un nouveau théâtre ? Comme chacun qui entre dans un nouvel appartement, il fait œuvre à se sentir chez lui. La patine personnelle du Maillon va se faire progressivement. Or Norme. Vous évoquez beaucoup l’ouverture du Maillon sur la ville. Ce qui caractérise le théâtre, c’est également son ouverture à l’Europe, non ?

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En effet, l’ADN du Maillon, c’est son ouverture à l’international et à la création contemporaine transdisciplinaire, comme la danse circassienne, le théâtre musical, la performance qui traite du texte. Il y a énormément de choses qui se mélangent et qui témoignent de la diversité créative sur le plan européen aussi. Mais la dimension européenne n’est pas à sens unique, les rencontres sont au minimum bidimensionnelles, il s’agit de croiser les expériences et les approches pour avoir un impact sur le parcours artistique.

B.E : Le bâtiment disposant de deux salles, cela change beaucoup le rapport à la programmation. Nous pourrons accueillir des formats plus intimes dans la petite salle, et la grande salle sera techniquement superbement équipée pour co-produire et accueillir des catégories différentes de formats. Cette dernière est modulable avec des gradins rétractables, ce qui nous permet d’inclure d’autres dispositifs scénographiques. Notre temps fort sera le spectacle « Société en chantier » de Stefen Kaegi et Rimini Protokll du 14 au 16 mai. Il installera un chantier au sein du Maillon et invitera le public à le visiter. Il pose la question du vivre ensemble dans un contexte d’urbanisation, à Strasbourg mais aussi au niveau de l’Europe. Le fil rouge de la saison, c’est la question de la création contemporaine par rapport à un public, et comment nous voulons mettre en avant le plateau pour une salle invitée à participer. C’est le principe du théâtre d’immersion qui, sur le plan européen, est d’une diversité fascinante. En revanche à budget constant, nous ne pouvons doubler la programmation. Mais ce nouvel outil va nous permettre de renforcer l’accueil des artistes et des compagnies en résidence de manière progressive. Or Norme. De quelle manière ? Nous allons accueillir en résidence des laboratoires d’artistes qui en sont encore au stade de recherche. Nous manquons de lieux qui permettent la production créative, de prendre son temps, de nourrir sa recherche, d’accompagner en proposant des rencontres avec des artistes d’univers différents. Nous souhaitons également organiser des rencontres avec les artistes, des médiations pour la pratique du théâtre, des masterclass, et accompagner des publics très éloignés des milieux culturels, comme ceux en réinsertion professionnelle ou les réfugiés. C’est très important pour moi, car il y a là un enjeu artistique, pas uniquement culturel et social. » Présentation de la saison : Les 03 et 10 septembre à 19h30 au Gobelet d’Or. 28, rue de La Broque, Strasbourg. Les 06 et 11 septembre à 19h30 à la Bibliothèque nationale et universitaire. 6, place de la République, Strasbourg. Billetterie ouverte : www.maillon.eu


Photos : Franck Disegni - DR

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OR CADRE

Texte : Jean-Luc Fournier

Stanislas Nordey et Emmanuelle Béart

LA FABRIQUE DU THÉÂTRE

“ On vient à peine de commencer le travail et on est déjà dans la brûlure… ”

Architecture, la dernière née des pièces écrites par Pascal Rambert a été jouée en ouverture du Festival d’Avignon en juillet dernier. Rencontre avec Emmanuelle Béart et Stanislas Nordey, deux des comédiens de la distribution, lors des ultimes répétitions d’une œuvre tentaculaire (trois heures, avec un entracte) où l’exigence de l’auteur et metteur en scène aura été constante, de l’écriture aux représentations…

Le rendez-vous a été fixé le 10 juin dernier au Théâtre des Amandiers à Nanterre. L’occasion de retrouver ce haut-lieu mythique du théâtre public dans les années 70, né à deux pas du quartier de la Défense alors en pleine démolition-reconstruction et aujourd’hui cerné par un monstrueux fatras de tours d’affaires toutes plus laides les unes que les autres, que les promoteurs s’acharnent encore à qualifier de « Manhattan français ». Ancienne maison de la culture façon Malraux, le Théâtre des Amandiers est devenu Centre dramatique national en 1982 sous la houlette de Patrice Chéreau. Près de quarante ans plus tard, son actuel directeur Philippe Quesne vient d’annoncer qu’il jette l’éponge, en très grand froid avec le maire communiste de la commune qui lui reproche un élitisme un peu trop voyant, selon lui. Eternelles vicissitudes de la vie culturelle « à la française », un combat dont l’issue


ne souffre cependant d’aucun suspense : c’est le théâtre qui en sortira forcément perdant. En ce début juin, c’est donc le début des répétitions de cette œuvre-marathon, moins d’un mois avant la première dans la Cour d’honneur du Palais des papes et cette rencontre convenue quarante-cinq minutes avant la première répétition du jour avec Emmanuelle Béart et Stanislas Nordey. Au menu, Architecture bien sûr, mais aussi la passion de la scène, le plaisir, le travail, l’énergie trouvée dans le collectif. Avec même le retour au cinéma… LA PRESSION Emmanuelle Béart. Oui, elle est forcément là, même si, avec Stanislas, on a déjà connu la Cour d’honneur avec Par les Villages (la pièce de Peter Handke, présentée à Avignon il y a six ans –ndlr). Pour moi, je ressens en ce moment une sacrée responsabilité. Celle d’une comédienne parmi tous les autres acteurs qui seront sur scène, avec la nécessité de pouvoir porter au plus haut le texte de Pascal Rambert… Stanislas Nordey. Contrairement à Par les Villages où j’étais à la fois metteur en scène et acteur là, je ne dirige pas Emmanuelle. Nous sommes partenaires, au sein d’une grande troupe d’acteurs. Et il y a une sorte de pression supplémentaire parce qu’en fait, Pascal Rambert a réuni sur une même scène tous les acteurs avec qui il a aimé travailler sur plusieurs spectacles qui se sont succédés ces dernières années. C’est comme une planète avec ses satellites et ses anneaux qu’il réunit ensemble sur un même plateau de théâtre. Le risque c’est que beaucoup de gens pensent que c’est comme une équipe de basket de la NBA avec toutes ses stars alors que non, nous ne sommes que des artisans du théâtre qui avons eu nos chemins particuliers et que, sur l’un d’entre eux, à un moment donné, chacun de nous a rencontré Pascal. Mais attention, nos chemins de théâtre ont tous été très différents et c’est un des défis que nous rencontrons en

répétant Architecture, c’est comment nous retrouver tous pour former une véritable famille de théâtre, autour de son patriarche et de ses enfants, entre 1911 et 1938, en pleine montée des nationalismes qui vont conduire le monde là où on sait. Tous ensemble, nous jouons ces intellectuels, ces artistes, ces gens éclairés qui, néanmoins, vont laisser le pire advenir. C’est tout le sujet de Architecture… E.B. C’est aussi une pièce très européenne. C’est la descente du Danube, de Vienne à Bratislava, mais aussi Skopje, Sarajevo, Athènes… C’est hallucinant, tous nos personnages devinent très bien ce qui va se passer à l’image du personnage joué par Audrey Bonnet qui dit : “ Je vois le futur, mes larmes sont comme des loupes… ” Il y a une ethnologue, un journaliste, une musicienne, etc ; moi, je joue une psy c’est à dire quelqu’un qui est censé soigner les âmes mais qui perd elle-même la tête... Chacun a un passé, un vécu et un métier qui le rendent en parfait état d’acuité par rapport à ce qui se passe au cœur de l’Europe… L’ORIGINE DE ARCHITECTURE S.N. Je crois que l’idée est née lors des répétitions de Répétition, justement. Denis Podalydès, Audrey Bonnet, Emmanuelle et moi étions sur le plateau. Un jour, Pascal nous a dit : “ Tiens, j’ai une idée. J’aimerais vous réunir tous. Vous seriez d’accord pour qu’on fasse ça ensemble, dans quelques années ? ” À l’arrivée, on est tous là dont pas mal d’artistes associés au TNS : outre Emmanuelle, il y a Audrey Bonnet, Laurent Poitrenaux et bien sûr Pascal Rambert… E.B. La particularité avec Pascal, c’est qu’on dit « oui » avant d’avoir lu. Ensuite, du bout du monde, il nous envoie des SMS pour nous rendre compte de l’évolution de son écriture. À chaque fois, il nous écrit des petits bouts de texte. C’est comme si nous tous nous étions en permanence en train de voyager avec lui… La troupe d’Architecture

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S.N. On a tous, chacun, une histoire particulière avec lui : une histoire d’amitié, de travail. Toutes ces histoires viennent d’endroits très différents et très singuliers dans nos vies à chacun… LE TRAVAIL E.B. Là, en ce moment, j’ai plutôt l’impression de me perdre au sein de ce texte si vaste, mais comme le dit l’expression, c’est sans doute pour mieux me retrouver ensuite (rire). À ce stade, chaque acteur a bien sûr appris son texte mais on est en train de découvrir nos voix respectives, nos rythmes, nos façons de nous mouvoir sur la scène. Et tout ça avec cette particularité qui tient à Rambert : on répète sur un mois, pas plus…

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OR CADRE

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Franck Disegni - DR

S.N. Il a une confiance énorme dans les acteurs, il nous aime, il écrit pour nous. C’est très spécial : dans sa tête, il considère que puisqu’il écrit pour nous et qu’il nous connaît bien, nous, nos corps, nos voix… et bien il y a les trois quarts du travail qui sont faits, selon lui. Ce n’est pas faux, et l’amitié qui existe entre nous tous permet bien des choses. Par exemple, Emmanuelle, en parfait accord avec Marie-Sophie (la comédienne Marie-Sophie Ferdane -ndlr), vous n’avez pas hésité toutes les deux à échanger vos rôles !... E.B. On se connaît si bien avec Pascal. Ça permet de lui dire : tu as pensé à moi à cet endroit-là mais je n’y suis pas ou je n’y suis plus. Le lien est si fort qu’on peut se permettre ça… TOUT RISQUER S.N. Du coup, on est tous bien conscients qu’on va être dans la ligne de mire de tous dans la Cour d’honneur, comme des lapins dans le faisceau des phares des voitures. Il y a toujours un truc genre quitte ou double à Avignon : l’attente est forcément énorme, tout est exacerbé dans le regard, les jugements sont immédiats tant du côté du public que de la presse, Avignon est un endroit violent… mais c’est la règle du jeu, on ne se plaint pas. » APRÈS NEUF ANS DE THÉÂTRE, LE RETOUR AU CINÉMA POUR EMMANUELLE BÉART E.B. Oui, j’ai décidé d’y retourner. Je viens de tourner coup sur coup deux films. J’ai décidé d’y retourner mais sûrement pas comme avant. C’est fou comme le théâtre a changé quelque chose en moi : je retourne au cinéma avec comme un sentiment d’abandon que je n’ai jamais connu auparavant, comme débarrassée de toutes les scories et de tant de peurs. Comme si le théâtre m’avait ancrée de façon extrêmement puissante, comme s’il m’avait rendue tellurique. J’imagine que je récolte aujourd’hui les fruits de mon travail sur scène. Il y a dix ans, en fait, Stanislas est arrivé à un moment de ma vie où j’avais extrêmement peur de revenir au théâtre alors que je n’avais plus envie du tout de faire du cinéma. Je n’avais plus de désir, voilà, il y avait un trou béant en moi… Alors, on a monté une pièce, puis une autre et ce désir est peu à peu revenu. Le théâtre m’a donné une puissance très forte que je n’avais jamais eu au cinéma, ça c’est certain. C’est l’effet de la troupe à laquelle on appartient

de fait, quand on fait du théâtre : d’un coup on n’est plus seule au centre de tout et ce que j’ai vécu de plus magique, c’est la sensation de la responsabilité à l’intérieur et vis à vis du collectif. On parlait tout à l’heure de tous les acteurs très connus qui vont être sur le plateau de Architecture mais moi, je ne vis pas du tout ça comme ça. Je vais être comme une débutante qui, avec tous les autres, va essayer de porter le magnifique texte de Pascal Rambert. Et pour tout dire, le théâtre m’a également permis de me reconstruire en tant que femme… S.N. L’énorme différence entre le théâtre et le cinéma, c’est aussi l’engagement du corps. (À peine a-t-il prononcé ces mots qu’Emmanuelle le « chambre » malicieusement : « Faut dire que depuis, il a découvert le cinéma, Stanislas… » et les deux d’éclater de rire –ndlr). C’est une sensation considérable : pour Architecture, on va tous passer trois heures sur scène, en permanence. Sans parler du contact permanent avec le public. Et de tout avoir à recommencer sans cesse, chaque soir… sans parler des semaines de répétition comme en ce moment… »

“ Le théâtre m’a également permis de me reconstruire en tant que femme… ” E.B. C’est tout à fait vrai. D’ailleurs, ce qui m’a particulièrement frappé dans les répétitions de Architecture, c’est que tu ne fais rien avancer si tu n’est pas complètement engagée dedans. Il y a une sensation très forte de devoir d’ores et déjà être vivante, de s’engager dans chaque réplique. C’est là, tout de suite, on vient à peine de commencer ce travail et on est déjà dans la brûlure, c’est fou… Ça, il n’y a qu’au théâtre qu’on peut le vivre ainsi. De même pour les mots : chez Nordey, avant que le mot ne sorte de la bouche, il faut qu’il ait voyagé profondément dans le corps pour qu’il soit imprégné d’émotion. Ça, évidemment, il n’y a également que le théâtre qui peut l’apporter… » S.N. C’est pareil pour le rapport au temps. On s’engage à long terme au théâtre. L’an prochain, on va monter Orgie avec Emmanuelle, la dernière des trois pièces de Pasolini. Le théâtre, c’est l’engagement et la fidélité… » E.B. On forme une belle équipe. Maintenant, je n’ai plus peur que d’une seule chose : que ça s’arrête… Même si j’ai désormais des projets importants au cinéma, et qu’il va me falloir jongler avec la scène, je n’abandonnerai plus jamais le théâtre, c’est absolument évident… » Architecture sera un des moments-phares de la saison 2019/2020 du TNS, du 15 au 24 novembre prochains, salle Koltès.


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JOSÉ DE GUIMARÃES AU MUSEE WURTH

Aux racines du monde

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OR CADRE

Texte : Véronique Leblanc

Photos : DR

«Mes œuvres ont toujours un sens. Je regarde le monde pour y trouver ce qui peut aider à réfléchir sur la vie et le monde actuel.» Rien de plus juste que ces mots prononcés par José de Guimarães, en juin dernier, lors du vernissage de l’exposition que lui consacre le musée Würth jusqu’en mars prochain. Qu’est-ce que l’art s’il ne nous fait pas nous sentir plus vivant ? Qu’est-ce que l’artiste s’il ne va pas là où personne d’autre que lui va ? Eternel voyageur, José de Guimarães s’en est allé au plus lointain du monde pour y nourrir les racines de son être et de son art. Il est né au Nord du Portugal, dans la petite ville médiévale de Guimarães dont il adoptera le nom pour signer ses œuvres. Un peu comme si ce «nomade transculturel», selon le mot du critique d’art, Pierre Restany n’avait jamais voulu perdre de vue son appartenance à une terre première. Passionné de gravure dès l’époque de ses études d’ingénieur à Lisbonne, il s’oriente très vite vers l’art et touche au Pop Art comme le rappellent les premières œuvres exposées. DES IMAGES À ÉCOUTER La découverte de l’Angola en 1967 sera pour lui un déclic. «Pour la première fois, raconte-t-il dans le catalogue, j’ai été confronté à une culture non occidentale, sans écrit, de tradition orale. » Un monde au fort contenu magico-religieux où la communication idéographique fonctionne comme une véritable écriture. Cela lui inspirera son propre «Alphabet africain» (1971-1972), ensemble de 32 pièces achetées par Reinhold Würth il y a longtemps et pour la première fois exposée à Erstein dans sa totalité. Des images

José de Guimarães

à «écouter» qui constitueront la base du travail de l’artiste dès les années 1970. Africaine au départ, son inspiration nomade s’enrichira de la rencontre avec d’autres cultures : mexicaine, chinoise, japonaise… créant au final un «vocabulaire Guimarães» fait de codes et de symboles que chacun interprète comme il le veut. «Je ne veux rien imposer», dit l’artiste. Puissamment colorées, fondées sur la découpe, la fragmentation, la dislocation, les œuvres de Guimarães font dialoguer entre elles les cultures anciennes et la modernité. Elles syncrétisent les continents et les cultures avec une énergie vitale farouche. Pleines d’humour, totémiques, incandescentes. COLLECTIONNEUR PASSIONNÉ Artiste ethnologue, José de Guimarães est aussi collectionneur d’arts premiers comme le rappelle un ensemble d’œuvres africaines présentée au rez-dechaussée du musée. «Sur des estrades en gradins et dans une vraie proximité avec le public» a-t-il noté avec soulagement lors du vernissage car il craignait


des vitrines par trop muséifiantes. Masques sculptés et figures de reliquaires entrent en résonnance avec les œuvres et marquent la fin d’un cycle avant que l’on accède à l’étage où sont exposées les pièces marquées par la découverte de l’Amérique du Sud et de l’Asie. UNE MADONE TRÈS POP La dernière série exposée nous ramène en Europe. Elle est inspirée de La Vierge et l’enfant avec le bourgmestre Meyer, une œuvre de Hans Holbein le Jeune appartenant à la collection Würth comme une grande majorité des pièces exposées. Chaque personnage y est réinterprété par l’artiste dans des aplats graphiques et colorés. L’enfant Jésus prend tantôt l’allure d’une poupée, tantôt celle d’une statuette africaine. Omniprésent, le chiffre 3 intrigue. L’artiste y voit un «symbole de bonne fortune» et le trace volontiers.

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Ni une, ni deux donc… ne ratez pas cette rétrospective d’un artiste consacré par une reconnaissance internationale mais trop rarement exposé en France. Jusqu’au 15 mars 2020. Du mardi au samedi de 10 h à 17 h, le dimanche de 10 h à 18 h, fermé le lundi. Entrée gratuite www.musee-wurth.fr

“ Puissamment colorées, fondées sur la découpe, la fragmentation, la dislocation, les œuvres de Guimarães font dialoguer entre elles les cultures anciennes et la modernité.”


POÉSIE

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OR CADRE

Texte : Isabelle Baladine Howald

Photo : Rob Mulally

À quoi sert la poésie !

À quoi sert la poésie se demande-t-on entre gens sérieux, les yeux rivés sur les portables, le CAC 40 ou la liste des objets connectés ? À rien ! À rien ? Écoutez… Une minuscule petite fille regarde, un après-midi d’été, bouche bée, les feuilles du saule bouger légèrement dans le vent. Ses yeux sont aussi bleus que le ciel de juin. Elle ne sait pas plus où regarder tellement c’est mouvant. Je lui explique la brise, je lui fais respirer un pétale de fleur, nous nous promenons, c’est son premier été. La minuscule petite fille découvre la poésie, qui n’est jamais qu’une manière de percevoir les choses, et de ne jamais y renoncer. UNE ÉMOTION QUE L’ON PASSE SA VIE À VOULOIR RETROUVER Le poète n’est pas plus hurluberlu que le savant, il accepte simplement d’accueillir tout ce qui est

fugace, tout ce qui s’échappe, les toutes petites choses, presque imperceptibles (et tout est dans le presque), les détails où gît le dieu comme le diable. Que vous vient-il quand vous pensez à vos récitations ? Une émotion que l’on passe sa vie à vouloir retrouver, à travers une madeleine, un parfum, une silhouette : « un éclair — puis la nuit ! » comme écrivait Baudelaire… Comment vivre sans ce mouvement de retour mais aussi d’espérance ? Comment aimer sans penser à Aragon : « à plein chant à gorge pleine », dont les vers montent à votre âme comme un premier baiser ? Comment lire sans rechercher le rythme, la cadence, le souffle, Verlaine,


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si musical : « Dans le parc solitaire et glacé/Deux formes ont tout à l’heure passé (…) tels ils marchaient dans les avoines folles/et la nuit seule entendit leurs paroles », Lamartine se souvenant d’une femme aimée : « O lac ! l’année à peine a fini sa carrière,/Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,/Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre/Où tu la vis s’asseoir ! » LA VIE, BELLE, DIFFICILE, IRREMPLAÇABLE… Vous les connaissez, vous avez appris leurs poèmes à l’école, « rappelle-toi Barbara », comme disait Prévert. Ces vers vous reviennent parfois, en évoquant le passé, mais la poésie, c’est aussi ce qui vous revient dans le pire, les condamnés et les déportés s’en souviennent, ils le disent tous. La poésie ne sert à rien ? Mais si ! À dire la liberté : « Sur mon cahier d’écolier, sur mon pupitre et les arbres/sur le sable sur la neige/J’écris ton nom… et par le pouvoir d’un mot/je recommence ma vie/Je suis né pour te connaître/pour te nommer/Liberté. »

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Texte : Isabelle Baladine Howald

À dire l’amour : « je vis, je pleure ; je brûle et me noie/ j’ai chaud extrême en endurant froidure » (Louise

O Ù VA C E T R A I N ? Gilles Chavanel

“ La poésie, c’est aussi ce qui vous revient dans le pire, les condamnés et les déportés s’en souviennent... ” Labé). À dire l’enfance : « Elle avait pris ce pli dans son âge enfantin/de venir dans ma chambre un peu chaque matin/je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’on espère/elle entrait et disait : bonjour mon petit père » pleure Hugo après la mort de Léopoldine. Quoi d’autre ? Rien, la vie, belle, difficile, irremplaçable. Chaque jour peut révéler ces petites grâces, ces instants fugitifs, pour vous seul(e) ou non. Il suffit de rester ouvert au monde, et libre, surtout, libre. La minuscule petite fille apprendra ces poèmes, ou d’autres. Pour le moment elle est elle-même pour poésie pure, quand le bleu insondable de ses yeux se confond avec le ciel et qu’en moi monte : Lumière d’août : « ardoise de tes iris/cœur de petits battements/galop de cheval petit/…/cœur battement petit de toi. »

Oserais-je avouer que la poésie n’est pas un genre littéraire qui m’attire ? Son rythme psalmodique et ses règles absconses m’ont souvent ennuyé. J’ai donc abordé le recueil d’Alain Tronchot Où va ce train qui meurt au loin (Editions Traversées) avec une certaine appréhension. Et le voyage a commencé. Vers l’indicible. Le cadencement poétique s’est approprié celui du train. Les bruits du convoi se sont mêlés aux angoisses, à la peur, et aux larmes. L’inéluctable est au bout de la voie. La négation de l’humain. Dans ce convoi, wagon à bestiaux, cargaison de charbon et promiscuité des êtres réduits à la plus banale expression de l’anonymat, il n’y a plus d’identité. Il n’y a plus rien. Même les souvenirs ne s’accrochent plus aux parois du train. Quelle valeur peuvent-ils encore avoir face à la soif, la faim, le seau d’excréments et la

violence du soldat ? Alain Tronchot sait décrire dans le moindre détail la détresse. Il nous raconte une histoire. Et j’oublie la poésie ; je vois défiler des images. Le scénario se précise de page en page. D’actes innommables en frontière de la résistance humaine. Ils meurent, mais c’est un luxe, car ils sont déjà morts. Le narrateur est médecin. Il les accompagne, les rassure. Mais l’espoir n’a déjà plus sa place dans ce train de… marchandises. La brutalité du dominant, son mépris pour la vie laissent les « passagers » à leurs souffrances. Les cadavres s’accumulent. La dernière séquence est proche. Un orchestre les accueille à la descente du train. Ils sont arrivés à destination, valises à la main. Nus. La fin du voyage. La fin de la déchéance. Le commencement de la vraie mort. Les mots n’ont plus de sens. Pourtant me voilà réconcilié avec la poésie.


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PLAISIR D’ÉCRIRE

Besoin d’écrire

« Les mots sont une arme redoutable, ils peuvent redonner espoir ou faire tanguer la barque, ils ont un pouvoir inestimable. les mots sont vivants. »

publication de ce recueil basé, lui, sur une collaboration avec 37 associations engagées dans l’insertion ou la réinsertion. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : donner voix à tous et à chacun. Peu importe que l’on soit en situation de handicap, en détention ou en décrochage scolaire, immigré, demandeur d’asile ou réfugié politique, précaire ou malade en hôpital de jour, jeune éloigné de l’emploi comme M.Stella du Centre Epide Le français est langue de partage et ses mots appartiennent à tous.

Texte et photo : Véronique Leblanc

Ces mots-là sont de M. Stella dont la signature suivie de la mention « Centre Epide Strasbourg » apparaît au bas d’un texte bien plus long publié dans l’édition 2019 du recueil Le Plaisir d’écrire. Ils sont 242 auteurs regroupés dans ce volume dont la couverture braque des projecteurs de couleurs à la fois douces et vives sur une silhouette humaine. À chacun ses mots, à chacun son feu intérieur, à chacun le droit de l’exprimer pour en mesurer la chaleur ou la brûlure et les partager.

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ÉVA, CLARA, UN NAIN DE JARDIN… Ainsi réunies, ces contributions composent un voyage aux multiples traverses. On y croise un nain de jardin, une petite Éva dont « la vie va » sous le regard de sa maman, une grand-mère Clara, trop amère mais à qui sa petite-fille tient à dire « je t’aime » au moment du dernier adieu… On y rit parce que « le rire c’est la santé », on n’y élude pas la dépression, la colère, on y raconte le voyage choisi ou contraint… On y rêve beaucoup de liberté. DONNER VOIX À TOUS ET À CHACUN Ces textes n’ont pas été réunis et publiés par hasard. Tous sont le fruit du projet « Plaisir d’écrire » dont cette année marque la 21e édition. Une cinquantaine de structures y ont participé au travers de trois actions dont la dernière — un concours d’écriture — a abouti à la

PLAISIR D’ÉCRIRE ET D’ÊTRE PUBLIÉ La thématique 2019 du concours d’écriture était « Sur les planches de la vie ». Elle a été inspirée par un partenariat avec l’espace culturel Le Point d’eau à Ostwald où s’est déroulée la cérémonie de remise des prix au début du mois de juillet. Ces prix sont des coups de cœur du jury parmi des textes qui tous ont été publiés avec le même soin. Aux lauréats a été donné le vertige d’entendre leurs contributions mises en voix et en musique par la compagnie Koult’Hourra. À tous a été offert le plaisir d’écrire, d’être lu et surtout d’être publié.

‘‘ Le français est langue de partage et ses mots appartiennent à tous. ’’ PLAISIR DE LIRE « Dans tous ces textes, on sent l’émotion, le besoin de s’exprimer », raconte Korana Eckert, chargée de mission pour le GIP FCIP Alsace (centre de formation continue de l’Académie de Strasbourg) porteur du projet. « L’édition prouve à tous les participants que les mots, que leurs mots ont de la valeur. » Un sentiment partagé par Pierre Massing, membre du jury, qui y ajoute en ce qui le concerne, « le plaisir de lire », année après année, ces textes venus du profond des âmes.


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KOPSKERE FREESDORVIA

Activistes clandestins

Accrochez vos ceintures, larguez les amarres et tant que vous y êtes tous vos repères, oubliez cartes Michelin et autre Google Map… Direction La Sdorvie, petit pays coincé entre la Zergovie et le Knor, le long du mont Kalimjo. À l’Est de l’Est, c’est-à-dire… carrément à l’Ouest. La vie était douce en Sdorvie avant la dictature du Général-Crocodile Kavshen instaurée — comme de bien entendu — par un coup d’État militaire. Il y a plus de trente ans. Qui dit dictature dit dissidence, artistes en résistance, artistes pourchassés, artistes en exil. Nous les avons retrouvés…

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Texte et photo : Véronique Leblanc

DANS UNE CAVE DU NEUDORF Pour SDORVIA DESKO, groupe de Rap-Opéra-ElectroFluo-Turbo-Trash sdorvien créé à Kepta, capitale de la Sdorvie, en 2006, l’errance fut longue avant de trouver refuge à Strasbourg, dans une « cave » du Neudorf peinte en fluo, couleur de liberté. S’y rendre n’est pas très compliqué pour peu qu’on dispose des bons codes délivrés au bon moment par les bonnes personnes. Et s’y retrouver est… dépaysant. Kepor et cagoule Cagoulés de vert, les Sdorviens en exil vous accueillent autour d’une tasse de Kepor, boisson du pays. Les visages masqués déroutent mais en émergent regards chaleureux et sourires sympathiques. Tout va bien… Et tout s’explique pour peu que l’on en parle. Les cagoules ? Une coutume venue de la Sdorvie d’avant Kavshen, du temps où chacun pouvait dire ce qu’il avait sur le cœur en se masquant lors de cérémonies interdites aujourd’hui. « Une manière d’être en poésie, disent-ils et de communiquer sans censure, de faire parler ceux qui ne parlent pas. »

« Les Sdorviens n’ont pas peur d’essayer, de se tromper, de montrer leur sensibilité, de laisser aller la personnalité. En Sdorvie, il y a le continuum de la vérité, les choses vont, se transforment… comme dans nos concerts où prime l’improvisation », explique le lanceur d’alerte Mc Lugon, fondateur de SDORVIA DESKO. TOUTE UNE CULTURE On l’a compris, derrière ce storytelling ébouriffant se cache — ou plus exactement s’exprime — le manifeste artistique d’un collectif hyper créatif qui creuse son sillon à Strasbourg après avoir vu le jour à Paris en 2012. Rafael Cherkaski — alias Mc Lugon — en est le créateur. Vidéaste, musicien, artiste transdisciplinaire, il avait donné corps à la Sdorvie en 2013 dans un long-métrage de docu-fiction où « Sorgoi Prakov », journaliste sdorvien, découvrait Paris avec les yeux de Chimène avant d’y être fracassé dans le naufrage sanglant de son rêve européen. Trash, sans concession. De Sorgoi à Mc Lugon, le pays imaginaire s’est épaissi et d’autres musiciens et artistes plasticiens ont rejoint Rafaël pour promouvoir la culture sdorvienne, morceau après morceau, concert après concert, clip après clip… « SDORVIA DESKO » DÉFIE LES KAVSHEN Derrière les cagoules de Missila Vanila, Don Rubis et Dj Moldavov se cachent Viny La, Thomas Rebishung et Nico Moldav, tous membres du groupe SDORVIA DESKO relancé en 2018. « On commence à avoir un public fidèle, raconte Viny-Missila, les gens viennent en cagoule comme à Strasbourg, lors de notre performance pour les 10 ans du Kitsch’n Bar au Molodoï ou à Colmar, à l’occasion de notre concert dans le cadre de la Foire aux vins . Les gens nous disent qu’ils ont envie de devenir Sdorvien. » Pour le fun, la liberté, le regard sur le monde et la société, le pied de nez permanent aux crocodiles Kavshen de tous bords.

VIVE L’IMPRO

WIKISDORVIA

Mc Lugon, Don Rubis, Missila Vanila et Dj Moldavov ainsi que les rappeurs Kromseu et Tutal, éloignés de Strasbourg mais Sdorviens historiques, tiennent à cette tradition libératrice de paroles et de créativité.

Le 26 septembre, la bande sdorvienne sera au off du festival du Bateau des fous à Charleville-Mézière avant la sortie d’un EP numérique qui sera suivie d’une tournée de promotion en France et en Belgique à partir du


15 novembre. Le clip À Dos B est quant à lui sorti sur YouTube le 16 juillet. Fin d’année, annonce la Sdorvienne nous lancerons un financement participatif pour la création d’un album en 2020, année où nous prévoyons une Expo Desko et la mise en ligne du « WikiSdorvia ». Perspective on ne peut plus réjouissante quand on lit les premières notices biographiques du groupe… Ainsi apprend-on que Missila Vanila est née « le jour du putsch de Kavshen, en 1984 à Roubaix, d’une mère normande et d’un père sdorvien qui décident de retourner au pays pour lutter contre le dictateur », que Mc Lugon porte « le titre de Jeune Sage Fou  car il hypnotise les foules et donne le courage aux opposants du tyran », que Don Rubis n’a pu faire carrière dans les « chants de labeur » après « un accident pétrochimique en 1999 l’a laissé… écorché vif » et qu’on sait très peu de choses de DJ Moldavov si ce n’est qu’il est « originaire du Knor » et qu’il « a grandi dans un chenil avec pour seuls compagnons, les animaux et la musique traditionnelle de ses voisins ». Tout est à l’envi… TOURNÉES D’ÉTÉ Pour l’heure, en cet été de plomb, Rafaël et Thomas sont en tournée internationale avec La Tortue de Gauguin, magnifique spectacle de la compagnie strasbourgeoise « Luc Amoros ». Viny les rejoint pour un temps aux Canaries en gardant en tête la préparation de son premier EP solo en français ainsi que son prochain spectacle pour la compagnie DK-BEL de Villiers-le-Bel, une structure qui cherche à promouvoir l’art auprès des

“ Pour le fun, la liberté, le regard sur le monde et la société, le pied de nez permanent aux crocodiles Kavshen de tous bords.” 51 publics les plus fragilisés. Quant à Nico Moldav il est

libérer les oppressés à travers cette culture que nous

« par monts et par vaux » avec son groupe « Jet Lag kiffe le lycra fluo ». Tout un programme.

avons créée car nous sommes persuadés que tout le

TOUS SDORVIENS.

loi, un mot, un regard, parce que trop ceci ou pas assez

Sdorvien un jour, Sdorvien toujours. Ici ou ailleurs ils ont la résistance chevillée à leur musique, à leurs graffs, à leur cagoule et à leur indécrottable humour. « On veut

« Kopskere Freesdorvia » : « En avant pour la Sdorvie

monde est Sdorvien. » Plus ou moins discriminé par une cela.

Libre ». Notre devise à tous.


MARION GRANDJEAN

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

“ Je suis une impatiente, faut que ça aille vite ! ”

Rencontre avec une figure du théâtre régional, la metteure en scène - et comédienne Marion Grandjean qui déroule son parcours entre poésie engagée et recherche du public de demain et qui vit sa passion avec une conviction jamais démentie. « Je viens de la campagne lorraine et j’ai découvert le théâtre à treize ans » annonce plutôt fièrement Marion Grandjean. Et cette jeune quarantenaire de raconter : « Mes deux parents ont été éducateurs spécialisés. De vrais babas-cools en fait, tous deux très ouverts sur les arts, et ma mère avait monté une association pour attirer des artistes dans notre village. C’est là que j’ai découvert les comédiens. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir que ça me passionnait : un véritable coup de foudre ! J’avais trouvé ma place, j’en étais certaine ! Au sein d’une famille nombreuse, j’avais trouvé mon endroit à moi… Du coup, j’ai un Bac avec l’option théâtre qui existait à l’époque et je me suis lancée « à faire du théâtre » comme on le disait ainsi : ateliers, formations, stages, j’ai tout enchaîner. Du coup, les études supérieures, bof… C’est quand même grâce à la fac de philo de Strasbourg, très réputée, que je suis arrivée ici. Et quand on a vécu ne serait-ce qu’un petit peu ici, c’est difficile d’en partir… » sourit-elle. LA MISE EN SCÈNE, C’EST COMME RÉSOUDRE UNE ÉNIGME… Quand on est plongée dans la passion, on ne calcule pas. Première mise en scène à l’âge de vingt ans

(« parmi toute notre petite bande, j’étais sans doute la mieux à même de monter ce projet » dit Marion aujourd’hui, sans la moindre prétention dans la voix). « Un moment génial » se rappelle-t-elle. Et de se souvenir : « J’avais énormément le trac. Et c’est sans doute ça qui m’a conduite plutôt vers la mise en scène. D’ailleurs, aujourd’hui, quand je joue, il est toujours bel et bien là, ce trac ! » avoue-t-elle sans problème. « Avant d’arriver sur le plateau, personne ne peut deviner les moments difficiles que je traverse encore. Mes camarades se moquent souvent de moi quand ils voient dans quels états vraiment pas possibles je parviens à me mettre… Du coup, la mise en scène m’est apparue comme un moyen de faire mon métier sans trop avoir à subir les aléas de ce trac. Ce qui d’ailleurs n’est pas tout à fait vrai car aujourd’hui, j’ai encore le trac pour mes comédiens… » indique-t-elle avec un sourire un peu fataliste. Et d’oser l’image de Sherlock Holmes : « La mise en scène c’est quasiment comme résoudre une énigme en surmontant les obstacles un par un. Je suis une impatiente, faut que ça aille vite alors, avoir à gérer plein de choses en même temps n’est pas un problème pour moi, ça m’amuse, ça me stimule et même, ça me fait délirer. Et dans l’action, tu ressens moins le trac. Bon, je dois avouer qu’en vieillissant, j’ai vraiment ressenti de plus en plus le besoin de jouer, essentiellement pour retrouver un bon équilibre entre le corps et l’esprit. Mettre en scène, c’est une activité très intellectuelle, très cérébrale et ce n’est pas sain de se cantonner à ça. En travaillant avec une petite compagnie, tu deviens très vite une sorte de couteau suisse : pour des raisons essentiellement économiques, tu es un peu obligé de quasiment tout faire. Et c’est très difficile de ne vivre que de la seule mise en scène : donc, je joue beaucoup, de plus en plus. Je n’ai jamais tant joué que depuis ces 24 ans que je viens de passer à Strasbourg… » ALLER VERS LE POPULAIRE Depuis 18 ans, Marion Grandjean travaille avec la même compagnie, « Les anges nus ». Derrière ce


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beau nom se cache un répertoire de théâtre « poétique et musical » comme le dit joliment la metteure en scène. Qui ajoute : « C’est une forme de poésie qui veut changer le monde à l’image de celle de Jean-Pierre Siméon, le créateur du Printemps des poètes qui est dans une écriture poétique révolutionnaire, qui parle des invisibles de notre société… En montant une de ses créations, Les sermons ennuyeux, on a beaucoup expérimenté en matière d’interdisciplinarité sur le plateau. Comédiens, musicien marionnettiste, chanteur…, un véritable chœur où chacun avait l’ambition de mettre en valeur l’autre. Je crois beaucoup à cette poésie engagée comme on aurait dit il y a quelques décennies. On a monté La folle allure de Christian Bobin,

par exemple, la compagnie a d’ailleurs été fondée pour réaliser ce projet-là… Mes projets futurs s’inscrivent complètement dans cette dynamique. Entretemps, nous avons rencontré le théâtre jeune public, un univers passionnant aussi bien vis à vis des enfants que des accompagnants. On y a connu des moments exceptionnels comme ceux d’un spectacle sur Flix, de Tomi Ungerer, qui a très bien marché… Je me rends compte que toutes ces expériences n’ont pour seul but que de fabriquer le public de demain, en quelque sorte. C’est ça qui m’intéresse dans le théâtre, aller vers le populaire, allez partout à sa rencontre. Je suis à ce carrefour-là et je m’y sens bien » conclue-t-elle avec un large sourire.

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Abdesslam Mirdass

QUIPROCOSMOS, UNE PIÈCE OVNI QUI INTERPELLE

Présentée au printemps dernier à l’Espace K, cette pièce de l’autrice régionale Céline Bernard résume bien à elle seule l’esprit-théâtre dont se prévaut Marion Grandjean. L’idée de départ était de créer une comédie pour adolescents mais très vite, une histoire s’est imposée : celle de cette jeune fille d’aujourd’hui, qui a absolument besoin d’argent et qui invente une véritable arnaque sur internet. On est évidemment là au cœur-même de la vie des ados d’aujourd’hui pour qui le web et les réseaux sociaux sont presque exclusivement la préoccupation principale. Pour le meilleur ou pour le pire. « C’est quelquefois d’une grande richesse » dit Marion Grandjean. « Comme nous autrefois avec les contes de fées. Il faut se garder de juger à l’aune

de la seule sous-culture qui est souvent présente » ajoute-t-elle. Avec l’histoire de cet institut inquiétant où on enferme et rééduque les enfants devenus trop geek, Quiprocosmos interpelle donc le public sur ce phénomène de société qui fascine et fait si peur à la fois. Comme souvent, de nombreux ateliers ont été organisés avec les adolescents des collèges, tous évoquant l’omniprésence des réseaux sociaux et d’internet sur leur vie. Tout ce travail va déboucher sur une forme plus légère susceptible de trouver sa place dans les établissements scolaires pour provoquer débats et faire du coup réfléchir les adolescents sur leurs pratiques quotidiennes et récurrentes. Notamment un point qui tient beaucoup à cœur à la metteure en scène : ces jeunes, déjà si soumis à l’écran dans leur vie personnelle, comment réagiront-ils quand l’école elle-même les incitera à tout gérer via les tablettes électroniques ? Quels contacts entretiendront-ils encore avec le professeur et au-delà, avec le monde adulte en général ? Autant de questions que Quiprocosmos évoque, tout cela sous une forme théâtrale imaginative, rythmée, jamais ennuyeuse ni moralisatrice avec quelquefois même, quelques morceaux de bravoure particulièrement enlevés et spectaculaires. Du beau travail, assurément… Quiprocosmos sera représentée à trois reprises cet automne en Alsace : À la Maison des Arts de Lingolsheim, dans la banlieue de Strasbourg, le mardi 12 novembre : deux séances à 14h30 pour les scolaires et à 20h À l’Espace Tival à Kingersheim (Haut-Rhin) le mardi 19 novembre, pour une séance scolaire à 14h30


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FESTIVAL EUROPÉEN DU FILM FANTASTIQUE Giger, le père d’Alien à la galerie Aedaen Pour sa douzième édition, le festival européen du film fantastique de Strasbourg (FEFFS) mettra les parasites à l’honneur. Ne souriez pas… rien n’est plus glaçant que ces créatures qui naissent ou prospèrent au détriment d’autres espèces. Darwin — qui en avait vu d’autres — racontait qu’il avait cessé de croire en un Dieu bienveillant après avoir découvert l’ichneumon, une guêpe dont les larves se développent en dévorant leur proie vivante de l’intérieur…

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Texte : Véronique Leblanc

Photos : DR

UN MONSTRE JAILLI « DU DEDANS » À l’écran, les parasitoïdes terrifient d’autant plus qu’ils sont forgés dans le creuset de nos propres angoisses. Ils jaillissent des corps tel Alien, ce « 8e passager », cet « Autre » venu d’ailleurs certes, mais… si semblable aux humains que nous sommes comme en témoigne la scène finale du film de Ridley Scott auquel le festival rendra hommage.

Jusque-là morcelée par la mise en scène, la créature se déploie dans sa totalité avant d’être expulsée de la navette de secours du Nostromo. Alien se redresse alors sur ses deux jambes et révèle sa nature humanoïde : le monstre nous ressemble et il sera au rendez-vous du FEFFS entre le 13 et le 22 septembre. Le film de Ridley Scott — premier opus d’une série de trois — y sera projeté en version remasterisée ainsi que Memory — the Origins of Alien, documentaire d’Alexandre O. Philippe découvert en avant-première américaine — et primé — au Sundance Festival en cette année 2019 qui marque le quarantième anniversaire de la sortie du film. GIGER, CRÉATEUR D’ALIEN, À LA GALERIE AEDAEN Une date qui fait écho auprès de Raphaël Charpentié, directeur de la Galerie  Aedaen, rue des Aveugles. « J’ai l’âge du film, alors oui j’ai grandi avec Alien… », confie-t-il, heureux d’annoncer une expo Giger qui se tiendra en parallèle du festival. Hans Ruedi Giger n’est rien moins que le « père » du monstre… Un désigner suisse dont l’esthétique biomécanique avait frappé Dan O’Bannon, scénariste d’Alien, lorsqu’il l’avait rencontré sur le projet abandonné de Dune. Giger l’a conçu comme un Xénormorphe à tête phallique qui viole l’intimité des corps avant de se fondre littéralement dans le décor du Nostromo dont il prolonge la chair mécanique. Hanté par le monstre, le vaisseau spatial se transforme en matrice d’autant plus angoissante qu’elle est commandée par « Mother », intelligence artificielle désormais décidée à sacrifier les humains qui l’ont conçue. Alien se camoufle et puis surgit. Toujours « du dedans », du tréfonds de nos angoisses, au plus juste de thématiques qui n’ont pas pris une ride en quarante ans. « DES ŒUVRES QU’ON PUISSE ACQUÉRIR » « Notre intention est de montrer le parcours de Giger et de présenter des œuvres qu’on puisse acquérir, précise Raphaël, des œuvres issues des éditions du musée Giger installé à Gruyère, des objets design, des sérigraphies, quelques originaux… Ce sera une étape importante dans l’histoire de notre jeune galerie qui accueillera Carmen Giger et Marco Witzig pour le vernissage. »


le Vox et l’UGC Ciné Cité, mêlant films en compétition et classiques à revoir. Quant à l’invité d’honneur, il s’agira cette année de Robert Rodriguez, réalisateur et musicien connu pour tourner des films à petits budgets mais souvent à grand succès. Lancé par la trilogie culte El Mariachi, il a collaboré à plusieurs reprises avec son ami Quentin Tarantino qui a signé le scénario du cultissime et déjanté Une nuit en enfer — avec George Clooney et Harvey Ketel — et participé à la réalisation de Sin City en 2005. « Brune, diaphane, très belle », la première a été l’épouse du designer qui s’est inspiré de son visage en sculpture.

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Rodriguez et Tarantino se sont retrouvés en 2007 autour du diptyque comico-horrifique Grindhouse, hommage aux films de zombies dont Rodriguez signera le deuxième opus Planète Terreur.

Auteur du catalogue raisonné de l’artiste, le second est le conservateur du musée Giger et il a collaboré de près à la conception de l’exposition. Lorsqu’il parle de Giger, Raphaël évoque « l’odeur de sa maison-labyrinthe » à Zurich visitée en compagnie de Daniel Cohen, directeur général du FEFFS et de Thierry Danet, directeur d’Ososphère, co-producteurs de l’événement avec Aedaen. « Le jardin en bordel complet, les coins sombres, biscornus » et sa démarche artistique, « impulsive, tout sauf savante, confinant à l’art brut ».

En 2019, il a également réalisé Alita, Battle Angel, adaptation du manga Gunnm créé par Yukito Kishiro. Une master class est prévue avec le réalisateur le samedi 14 septembre avant de dévoiler son dernier opus Red 11, en présence de ses fils Racer et Rebel.

« Giger fabriquait tout lui-même, comme le Facteur Cheval, mais en version inquiétante. »

Pour suivre l’actualité du Festival, rendez-vous sur www.strasbourgfestival.com

ROBERT RODRIGUEZ, INVITÉ D’HONNEUR D’autres films nourriront la programmation « Parasites » d’un festival qui se déploiera entre le Star,

Invité d’honneur de haut vol, programmation de choix, expo événement à la Galerie Aedaen… Strasbourg sera parasitée pour le meilleur en septembre.

Et sur les réseaux sociaux : F @Festival.europeen.film.fantastique.strasbourg T @FantasticStras @fantasticstras Aedaen Gallery, 1 A rue des Aveugles, Strasbourg


Photos : Sophie Dupressoir – DR

De gauche à droite : Nathalie Fritz, Thierry Danet et Patrick Schneider

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Texte : Jean-Luc Fournier

LES 25 ANS DE LA LAITERIE

“ On s’est inventé et construit ensemble...” Pour une salle de spectacles, 25 ans est un âge avancé. La bande de joyeux et formidables inconscients, à l’origine et toujours à la tête du projet, ne nous en voudra donc pas d’avoir voulu absolument évoquer dans ces colonnes le quart de siècle de la vieille dame de la rue du Hohwald où des milliers et des milliers de Strasbourgeois et d’Alsaciens ont vécu des moments qu’ils n’oublieront jamais de leur vie…

C’est notre photographe, Sophie Dupressoir, qui a imaginé cette pose dans un rai de lumière en juin dernier, quelque part dans le ventre de La Laiterie. L’obsession d’un photographe, c’est la lumière. Alors, dans ce clair-obscur providentiel, le talent et l’objectif de Sophie mais aussi la pose instantanée et immédiate des trois personnages (sans concertation aucune, comme ça, dans l’instant, c’est vrai, juré !) ont fabriqué ce Rembrandt numérique du XXIème siècle. « Une image n’est pas juste, c’est juste une image » : c’est Godard qui a dit ça un jour et ça n’est pas l’aphorisme le plus déconnant qu’il ait clamé devant quelques journalistes sans doute extatiques. Car malgré la sentence du vieux suisse génial et grognon, cette image parle, elle dit plein de choses…


RETOUR AUX SOURCES D’abord, elle dit l’absence. Ils sont trois mais ils auraient dû être quatre. Christian Wallior ne pouvait pas être là ce jour-là… Cette image parle aussi de la personnalité de chacun. Nathalie Fritz, qui pose à la limite ombre-lumière en appuyant curieusement son index contre le mur (non, non, ce n’est pas un doigt d’honneur, inutile de chercher une explication hasardeuse, ne perdez pas votre temps…), est très certainement celle qui, maintes et maintes fois, aura réussi à tempérer la fougue testostéronisée de ses trois acolytes. D’ailleurs, Patrick Schneider,

‘‘On s’est mis à imaginer tout ce qui devait faire vivre le concert, avant, pendant, et après. Et on en a imaginé des trucs…’’ l’homme à droite qui a toujours le sourire au fond de l’œil, tient tout de suite à préciser que c’est Nathalie qui a fini, un par un, à motiver puis rassembler les trois autres au début des années 90. Laquelle le confirme quasi d’entrée en racontant la genèse du lieu : il est question « d’une forte amitié avec Christian dès les années collège. Puis j’ai rencontré Patrick en 1991 » indique-t-elle. « Il faut dire que chacun de notre côté on avait déjà organisé des fêtes, des concerts, des petits trucs autour de la musique. À un moment donné, on a fini par s’avouer que ce ne serait peut-être pas idiot de travailler ensemble, juste façon d’exploiter à fond nos deux carnets d’adresses personnels. Alors, on a créé une assoc, Klaxon, et on a fait deux saisons de petits événements dans l’outre-forêt, autour d’une musique qu’on aimait et qu’on ne retrouvait pas du tout dans les boites de nuit de l’époque. C’était résolument rock, quoi… »

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« J’avais invité Christian à la toute première soirée et lui, il s’est immiscé très vite dans notre organisation qui n’était pas parfaite, faut bien le dire. Et comme il n’arrêtait pas de râler et tout critiquer, je lui ai dit : écoute, si ça ne te plait pas, et bien remonte toi les manches et donnenous un coup de main ! Et bien il l’a fait ! » se souvient Nathalie en rigolant franchement. « Ca sentait le gars qui n’aime pas venir au concert et danser et qui préfère tout organiser en coulisse » dit Patrick en se marrant. « Au bout de deux ans, on a fini par se sentir un peu étriqué en outre-forêt, alors on a pointé notre nez à Strasbourg » reprend Nathalie. « On a commencé à

organiser des concerts dans tout ce qui pouvait se louer à l’époque : la salle de la Bourse, celle de la Marseillaise, le Palais des fêtes, le café des Anges… » Jusqu’à présent, l’homme au premier plan sur le Rembrandt numérique n’a pas encore dit un mot (note pour ceux qui connaissent bien Thierry Danet : c’est absolument vrai, si, si…). Derrière sa pose de parrain, et avec ses mythiques costards trois-pièces qu’il porte toute l’année (même quand il fait très chaud et d’ailleurs ce jour-là, on était au-dessus de 30°…) voilà un gars qui ne se départit jamais de ce look de dandy post-punk, sauf que lui il n’a rien étudié ni calculé, il est comme ça et un point c’est tout. Et Thierry de préciser sa situation quand il s’est greffé sur l’aventure deux ans avant l’avènement de La Laiterie : « Depuis 1989, je m’occupais de Radio Campus, j’en étais devenu le directeur après y être entré en tant qu’objecteur de conscience. Nathalie

Et régulièrement, on recrutait d’autres objecteurs. Patrick a pris rendez-vous avec moi. La discussion sur le poste a été assez rapide puisqu’il m’a dit qu’il cherchait un boulot pas trop prenant parce qu’il avait d’autres choses à s’occuper. Je lui ai tout de suite dit qu’on n’allait pas faire affaire parce que moi, je recherchais plutôt un mec taillable et corvéable à merci ! (grand rire). Du coup, il m’a parlé de son projet d’organiser des concerts sur Strasbourg, de monter un festival, etc, etc… Ca a duré deux heures… » « Donc, Thierry est devenu le quatrième de la bande en assurant via sa radio la promotion des concerts strasbourgeois » dit Patrick. « En fait, tous les quatre, nous nous sommes réunis sur la base d’une envie de musique commune à transmettre au public en organisant des concerts live… ». Et Thierry de souligner qu’en fait, « dès le départ, est née l’idée qu’un concert doit être beaucoup plus qu’un artiste qui chante et joue pendant 1h30 sur une scène et qu’un concert devait raconter quelque chose dans


la ville. On s’est mis à imaginer tout ce qui devait faire vivre le concert, avant, pendant, et après. Et on en a imaginé des trucs… » « Bref, on s’est construit nous-mêmes, c’étaient les prémisses de La Laiterie » reprend Patrick. « En 2014, on a eu vent un peu par hasard de l’appel d’offres de la Ville de Strasbourg visant à créer une salle de concert sur le site de la Laiterie… » « Il y avait à l’époque une émulation, un bouillonnement et la Ville a su parfaitement le saisir » commente Thierry. « Il y avait la volonté de donner un lieu pour que ces musiques-là s’expriment et se développent. Pour nous, le deal était simple : il nous fallait accepter les règles du jeu de prendre en gestion un endroit qu’on ne connaissait pas, sans un centime d’argent public et sans se restreindre à une seule esthétique musicale : un endroit “ ouvert”, le mot figurait dans l’appel d’offres, je m’en souviens… »

Photos : Sophie Dupressoir – DR

Patrick

« Oui, c’était de la prise de risque maxi » intervient Thierry. « Mais au risque de paraître peu modeste, c’était aussi une sorte d’intelligence économique de ce projet. Puisqu’on n’avait pas le moindre centime d’argent public, on s’est vite dit qu’il fallait que le lieu soit ouvert le plus souvent possible, pour amortir les coûts fixes et encaisser de la billetterie le plus souvent possible. Ce qui nous faisait de la trésorerie pour nous permettre de payer les fournisseurs les plus pressants. L’été, pendant deux mois sans concert, ça devenait dur, on ne se bousculait pas pour répondre au téléphone quand ça sonnait, il y avait une chance sur deux que ce soit un fournisseur qui veuille ta peau… » Les obstacles ont été surmontés, les uns après les autres, les caps ont été passés au fil des années mais tout cela sans jamais que le fameux projet global de départ ne soit altéré. L’alchimie entre les artistes, les agents, les producteurs s’est mise en place, la réputation du lieu, au demeurant très vite acquise, servant de sésame. Le public a totalement suivi, venant de 300 km à la ronde. L’audience de La Laiterie s’est élargie à tout l’Est de la France, mais aussi en Allemagne et en Suisse. Le professionnalisme de son équipe aussi… Patrick le dit joliment : « On s’est tous découvert des compétences au fur et à mesure de l’action et à un rythme accéléré… »

Texte : Jean-Luc Fournier OR CADRE OR NORME N°34 Idéales

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qui a démarré fort parce qu’on a su prendre des risques en y mettant notre propre argent » (tous avaient un autre métier en parallèle, au départ – ndlr). « En fait , on ne savait pas trop où tout cela allait nous mener. La première saison, on l’a quasiment programmée avant même de savoir qu’on allait être retenu pour gérer l’endroit.. »

Bref, la fameuse instantanéité, véritable leit-motiv dans le groupe, a encore joué. « Le dernier jour de la réception de l’appel d’offres, on a glissé nos 300 pages dans la boite aux lettres de la CUS, juste avant de prendre la route pour Belfort où on était organisateurs du concert de IAM. Car oui, pour se faire un peu de blé, on vendait déjà notre savoir-faire naissant à l’extérieur… » se souvient Patrick. UN BILAN IMPRESSIONNANT Le reste est l’histoire d’une légende qui s’écrit chaque semaine depuis donc un quart de siècle. Les quatre qui, il faut le rappeler, avaient tous autour de vingt-cinq ans en 1994, ont appris sur le tas puisqu’à l’époque aucune formation n’existait. « Les dix premières années ont été catastrophiques » se souviennent-ils. Puis, le concept a pris. Patrick l’exprime bien en parlant « d’une aventure humaine

Quand on insiste un peu pour avoir une statistique à jour, les trois compères mobilisent la calculette. Les chiffres tombent : sur vingt-cinq ans, La Laiterie a ouvert pour un concert, un festival ou une soirée 180 fois par an en moyenne, ce qui veut dire que plus de 15 000 artistes auront été programmés de 1994 à la date anniversaire d’octobre prochain. Le même calcul estime que 1,75 millions de spectateurs auront acheté leur billet pour un concert. L’ultime statistique est le chiffre d’affaires réalisé depuis 23 ans : 40 millions d’euros ! Thierry, jamais en retard d’une comparaison éclairante, rappelle alors que « les Beatles ont été honorés par la Reine d’Angleterre pour leur apport économique à la Grande-Bretagne, pas pour leur apport artistique… » avant d’ajouter, comme pour bien enfoncer le clou : « Nous en sommes aujourd’hui à une capacité de 75% d’auto-financement, ce qui est une situation exceptionnelle en France, aucune autre salle de ce type n’atteint ce pourcentage. Evidemment, on ne parle que du lieu, pas des festivals ou événements extérieurs. La démonstration est ainsi faite : un projet artistique et culturel, c’est aussi un projet avec des retombées économiques. Nous sommes conscients à chaque instant du privilège d’œuvrer


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Thierry

prendre toute sa place sur une autre friche industrielle, la Coop, à deux pas de la frontière allemande. Le projet n’a pas été pris en compte et c’est bien dommage… « Aujourd’hui » précise Thierry, « l’avenir de La Laiterie sera sur son site historique. La salle va être mise aux normes en terme de capacité globale mais aussi en terme de sécurité…. »

Photos : Sophie Dupressoir – DR

Patrick résume : « On va agrandir, développer et repositionner, à l’échelle du site : la Laiterie sera la locomotive de tout le quartier. Enfin, parce qu’on répète quand même depuis dix ans qu’on est en bout de course avec l’outil tel qu’il est actuellement. ».

sur ces bases-là, sachant que c’est un privilège immense d’être chaque jour nous-même à la source de nos propres emmerdes. C’est mieux que de dépendre de ceux de quelqu’un d’autre, non ? » conclut-il dans un grand éclat de rire.

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Texte : Jean-Luc Fournier

ET DEMAIN ? Reste que le lieu a bien sûr vieilli et qu’il est de plus en plus difficile pour le quatuor qui en est l’âme de faire face aux défis d’un développement qui doit aussi tenir compte de l’époque et des profonds bouleversements que subit le monde du spectacle et des concerts. « La Laiterie s’est développée sans aucun modèle, sur sa propre synergie et bien avant plein d’autre salles en France » analyse Thierry. « C’est comme pour l’industrie britannique : elle a été la première à se retrouver obsolète puisqu’elle avait été la première à émerger. La jauge était cohérente il y a vingt-cinq ans, aujourd’hui elle est très insuffisante. Nous sommes à peu près deux fois trop petits pour les besoins d’aujourd’hui. Nous sommes donc très souvent archi-complets ce qui veut dire qu’à chaque fois, c’est un artiste qui pourrait faire le double d’audience sans problème mais qui accepte quand même de venir jouer chez nous. Il vient pour la réputation de la salle mais aussi pour la solidité de nos prestations, de notre accueil et la qualité de nos rapports humains. Mais on peut se poser la question de savoir combien de temps cette situation sera tenable… » Un temps, mais un temps seulement, bien malheureusement, fut envisagée une nouvelle Laiterie qui aurait pu

L’avenir, ce sont encore eux trois qui l’énoncent le plus clairement : « Si tout va bien, on aura une nouvelle Laiterie mais qui n’aura rien perdu ni de son charme et de ses qualités. Et la principale de ses qualités c’est d’être un lieu où chaque personne qui y pénètre un soir de concert, artiste, technicien, spectateur ou autre, entre directement dans l’expérience globale d’un concert. Ce que les artistes nous ont dit très souvent durant ces 25 ans, c’est qu’ici, du moment où il pénètre dans le bâtiment jusqu’à celui où il le quitte, ils se sentent en contact intime avec le cœur vibrant de la scène, de la salle et proche de nos équipes. Et ça, ça n’a pas de prix, il va falloir impérativement le conserver.

‘‘ Si tout va bien, on aura une nouvelle Laiterie mais qui n’aura rien perdu ni de son charme et de ses qualités.’’ On peut, on doit y parvenir même en passant d’une jauge de 870 spectateurs à une jauge de 1500, tout en améliorant les prestations, meilleur confort d’écoute, meilleure circulation des flux et en créant, ce qui nous toujours beaucoup manqué, un véritable parvis d’accueil, avec une âme, tout comme celle de la salle depuis toujours… » Et d’évoquer ce quartier laissé longtemps « à l’écart » et qui pourrait bénéficier à plein d’un tel projet-locomotive. Un sujet sur lequel Or Norme reviendra très vite, tant l’effet laboratoire joue à fond : c’est aussi un défi urbain qui va devoir être relevé ici… et la Laiterie en sera l’élément moteur.


OSOSPHÈRE 2019 Cet événement-majeur (qui nous a tant régalé depuis ses dernières éditions) va connaître une profonde transformation : il s’étalera désormais sur toute une saison ! Et il revient à la Laiterie. « On a arpenté d’autre espaces » dit Thierry Danet « mais au final, le site de la Laiterie permet de raconter quelque chose d’important : Ososphère peut aussi jouer son rôle dans la transformation de cette partie-là de la ville. » Trois temps bien distincts sont prévus : bien sûr, les nuits électroniques attendues par des milliers de personnes (13-14 et 20-21 septembre prochains ainsi

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que deux concerts en semaine dans la grande salle de la Laiterie les 18 et 19 septembre) mais aussi le programme expositions/cafés conversatoires/performances sans oublier la partie pop-up district, ce projet d’intervention dans l’espace urbain avec un vrai propos architectural et urbanistique. Lors des précédentes éditions, ces trois axes étaient regroupés dans un espace-temps unique (la Coop), ils seront donc dissociés, s’étalant sur une saison complète. Programme exhaustif sur www.artefact.org


RÉFUGIÉS

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OR PISTE

Texte : Jean-Luc Fournier

Photo : Luc Georges

Ces invisibles qui nous regardent

Le dossier fut inaudible lors de la récente campagne pour les élections européennes, du moins en France. Réfugiés ? Circulez, y’a rien à voir ! Alors, nous ne faisons qu’entrapercevoir les silhouettes fugitives de celles et ceux d’entre eux qui vivent parmi nous. En mai dernier, au bout du bout de l’espoir, un jeune afghan de 20 ans s’est donné la mort au cœur de Strasbourg. Pourtant, des solidarités s’organisent et sur le terrain, on rencontre des gens formidables. Ceux-là auraient sans doute été très présents il y a 80 ans, quand eut lieu l’évacuation de Strasbourg devant l’imminence de la guerre, quand des milliers d’Alsaciens devinrent des réfugiés eux aussi, et du jour au lendemain. Ils furent alors accueillis dans le Périgord. À bras ouverts…


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HABIB SOROUSH

À peine un visage…

Une vie s’est éteinte le 25 mai dernier. Une vie dont on sait si peu, même aujourd’hui, trois mois après le drame. À bout de forces, au bout de l’espoir, désespéré, un jeune afghan de 22 ans s’est pendu à quelques mètres de son campement de fortune. Ça s’est passé à Strasbourg, en 2019. Quelques langues se sont déliées… Edson Laffaiteur a 33 ans. Et une vie compliquée et très mouvementée derrière lui. Engagé Photos : Or Norme — DR

volontaire dans l’armée française, il a servi lors d’opérations extérieures en Irak (18 mois) et pour la même durée en Afghanistan. Gravement blessé, il a été rapatrié… Il donne ces renseignements sans trop en dire

Texte : Jean-Luc Fournier

plus sur lui-même, tout juste parle-t-il d’une enfance au Brésil, de trafics d’enfants aussi... Il évoque un retour d’Espagne il y a quelques mois. Puis la plongée dans le monde des réfugiés et SDF du parc du Glacis, en contrebas de l’autoroute, au dos de la gare centrale de Strasbourg.

OR PISTE

À l’évidence, Edson est à vif, trop de souffrances vécues depuis trop longtemps. Des souffrances vécues dans sa chair et dans son âme. Et des souffrances observées chez les autres, aussi. De

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très près… Car Edson est devenu ami avec Habib Soroush. Il semblerait que le jeune afghan soit arrivé dès le 1er mai au camp du Glacis après avoir bénéficié d’une place d’hébergement d’urgence à l’espace

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Bayard de la rue du Rempart. Ce centre, géré par l’association Horizon Amitié, a une capacité d’accueil de 30 personnes. Aux dires de certains SDF, Bayard a accueilli jusqu’à 80 personnes durant ce qu’il est convenu d’appeler « la trêve

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Habib Soroush

hivernale » qui se termine le 31 mars de chaque année. Passée cette date, le centre se limite à ses 30 places statutaires…

« Quand il est arrivé au Glacis, Habib n’avait pas de tente, pas d’argent, pas de téléphone : rien… » raconte Edson. « À ce moment-là » poursuit-il, « nous étions en train de bâtir notre projet d’association, La Roue Tourne. On a tout de suite monté un atelier d’apprentissage de la langue française et l’un des premiers à s’inscrire a été Habib. Cela prouve bien sa volonté de s’insérer et s’en sortir. À ce moment-là, il n’avait donc pas de tendance suicidaire » remarque Edson, au passage. Tous les jours, il ne manquera pas d’observer de près le jeune afghan qui n’a aucune autre occupation que de marcher sans cesse et sans cesse, alignant un nombre incalculable de fois les allers-retours sur toute la longueur du camp. « J’ai senti qu’il était un peu « mal », alors je lui ai proposé une tente que je suis allée acheter à Décathlon grâce à l’argent de mon RSA. Il a pu y dormir mais il était totalement perdu et désorienté et je le sentais dans une grande solitude. Il ne voulait pas dormir seul et il cherchait toujours une tente déjà occupée. Toute la journée, il était seul à marcher et marcher sans cesse, mais la nuit, il avait besoin de quelqu’un avec lui. Il a réussi je ne sais trop comment à se procurer un téléphone qui lui permettait de communiquer


par les réseaux sociaux avec des membres de sa famille : il avait, je crois, deux frères à Rouen et un autre frère au Canada. La veille de son suicide, le 24 mai, je n’étais pas au camp mais tous ceux qui s’y trouvaient, Petit Jo, Smoke… — on ne s’appelle que par nos surnoms là-bas — m’ont dit que Kobi, comme on appelait entre nous Habib Soroush, cherchait désespérément un euro pour pouvoir acheter quelque chose à boire. Les jours précédents, ces mêmes gens qui ont du cœur là-bas, l’ont quasiment forcé à manger un peu de ce que les bénévoles comme ceux du collectif La Carriole nous apportaient chaque jour. L’un d’entre eux a fait dormir Kobi dans sa tente. Il nous a raconté qu’à six heures du matin, Kobi se serait réveillé et aurait commencé à marcher entre les deux pointes du parc, comme à son habitude. Vers 7 h du matin, une dame nous a dit qu’elle l’avait vu : il ne cessait de pleurer en marchant. En se réveillant vers 8 h, son compagnon s’est éloigné de la tente pour faire ses besoins et en levant la tête, il a découvert Habib pendu à la branche d’un arbre. À ce moment, je n’étais pas là, j’étais en train d’aider à préparer les repas avec les gens de La Carriole, comme tous les week-ends. C’est un coup de fil d’un bénévole qui m’a appris qu’il y avait plein de policiers dans le parc. Immédiatement, j’ai pensé à un démantèlement. Avec Pauline, une des fondatrices de La Carriole, on a foncé. En arrivant, Petit Jo m’apprend la mort de Kobi. Il me dit : « Il s’est suicidé. On fait quoi ? » Je n’ai pas réfléchi longtemps. J’ai récupéré tout près de là un maximum de matériel pour fabriquer des banderoles, des draps, des morceaux de bois, des pinceaux, de la peinture… Quand on m’a demandé pourquoi tout ça, j’ai répondu : un de mes potes vient de se suicider. J’en ai marre. Puisqu’on ne nous voit pas, puisque nous sommes les invisibles de la société, et bien on va descendre dans la rue et leur raconter ce qui se passe. Enfin, je dis descendre dans la rue, je ferais mieux de dire monter dans la rue parce que pour nous, la descente, ça fait un moment qu’elle a eu lieu… »

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Ce qui fut fait. Une manif démarrera ce même jour à 17 h, place de la Gare. C’est un des premiers samedis où le soleil est généreux, beaucoup de Strasbourgeois sont dans les rues et prennent conscience du drame qui s’est joué. Peu après, le cortège bloquera brièvement l’intersection du tram place de l’Homme de Fer avant quelques prises de parole, place Kléber. Plus tard encore, de retour au Glacis, quelques incidents

Edson Laffaiteur

‘‘ Puisqu’on ne nous voit pas, puisque nous sommes les invisibles de la société, et bien on va descendre dans la rue et leur raconter ce qui se passe.’’ EDSON LAFFAITEUR

auront lieu, notamment l’arrachage de ces grilles honnies depuis toujours par les habitants du camp à cause de leur fermeture aléatoire qui leurs imposent de longs détours harassants pour rejoindre leurs tentes. Utilisant toutes les ressources d’internet, Edson réussira à retrouver une partie de la famille de Habib Soroush. Ils étaient présents à son enterrement qui a eu lieu le 4 juin suivant. Tous les réfugiés et les SDF du Glacis étaient bien sûr là… Le 29 juin, la LICRA Strasbourg a organisé un concert « pour une Europe plus fraternelle, plus solidaire et plus accueillante », concert dédié à la mémoire de Habib Soroush. Aujourd’hui, Edson Laffaiteur sort peu à peu de la précarité. Il n’est plus SDF car l’une des vidéos tournées par son association La Roue Tourne a été repérée par un commerçant strasbourgeois qui a décidé de l’aider. Avec une grande humilité, ce dernier qui était présent aux côtés d’Edson


quand nous l’avons rencontré, se démène lui aussi pour faire de son mieux : « Je viens d’aller au supermarché acheter 200 bouteilles d’eau. Ça m’a coûté à peine 30 euros. Tout le monde peut faire ça… » disait-il alors. C’était bien avant les difficiles journées de la canicule… UNE ADJOINTE AU MAIRE S’INSURGE… Ce drame a ému au plus profond nombre de Strasbourgeois. Parmi eux, Nawel Rafik-Elmrini. L’adjointe au maire de Strasbourg en charge des questions européennes et internationales. Depuis longtemps particulièrement investie dans les questions relatives aux réfugiés (durant ses études de DEA de droit interna-

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : DR — Or Norme — Luc Georges

Nawel Rafik-Elmrini

tional, elle rédigeait déjà bénévolement les recours des réfugiés devant la Commission du droit d’asile), cette avocate s’est particulièrement mobilisée dès 2013, lors du premier drame de Lampedusa qui avait fait près de 400 morts quand un chalutier, à bord duquel 500 réfugiés avaient pris place, a été victime d’un incendie et a chaviré à quelques kilomètres à peine du petit port de l’île. « Les Italiens ont été alors admirables, appelant à la solidarité européenne, au même titre que les Grecs d’ailleurs » se souvient-elle. « Et je dois reconnaître qu’on s’est moqué d’eux. Les états membres de l’Union européenne n’ont pas joué le jeu. Il a fallu attendre 2015 et cette photo dramatique du corps du petit Aylan pour qu’une considérable pression de la société civile impose aux états de se bouger et amène à l’instauration de ces quotas complètement ridicules. Pour la France, c’était 30 000 réfugiés à accueillir sur deux ans, seuls 8 000 l’ont été au final… Peu d’états ont été à la hauteur en fait et surtout pas la France. François Hollande n’a pas osé jouer la carte de nos valeurs républicaines, il a trop été à l’écoute des sondages. Je ne suis pas dupe de ce qui s’est passé depuis, je mesure bien l’effet d’opportu-

nité qu’il y a eu, pour certains, de prendre fait et cause pour les réfugiés. Mais après tout, toute voix est bonne à prendre si elle permet à ce problème de rester bien visible et de ne pas être noyé dans le reste de l’actualité quand des événements graves ne se produisent pas en Méditerranée. Je pense que le job doit être fait en permanence auprès des médias pour qu’il soit toujours là pour maintenir les consciences en éveil. Et il faut se battre sur la bonne échelle : personnellement, je refuse de parler de crise des réfugiés car, au plus fort des arrivées en 2015, ils ne représentaient que 0,19 % de la population européenne. Ce n’est rien. Moi, je parle du défi des réfugiés, c’est juste un défi de leur intégration. Si tout le monde jouait le jeu, elle pourrait se faire sans le moindre problème… » Comme pour beaucoup d’autres personnes concernées par ce sujet, Nawel Rafik-Elmrini a croisé le regard de ces réfugiés, leur a parlé, les a aidés : « On n’en sort pas indemne » dit-elle. « Je me souviens de ce Kenyan que j’ai vu arrivé à l’association Casas quand j’étais bénévole durant mes études. Il avait une taille gigantesque. En arrivant, il s’est mis à pleurer, il était inconsolable. On a écouté son histoire. C’était à la fin des années 90, à son arrivée en France il avait été d’autorité placé dans un foyer et malgré sa stature, alors qu’il venait de fuir l’enfer, arrivant à peine en France, il a dû essuyer une tentative de viol collectif. Dans ces conditions, vous imaginez ce qu’une femme seule devait affronter ? C’était terrifiant. Ni une ni deux, une des bénévoles de Casas lui a dit : «  vous venez à la maison, on va vous héberger quelque temps… ». Ce sont des dizaines et des dizaines de petites histoires comme celle-là qui te font réellement comprendre ces gens. Et pour ça, il faut les rencontrer et leur parler… » L’adjointe au maire de Strasbourg a donc essayé de faire tout ce qu’elle pouvait, au niveau de sa responsabilité d’élue municipale, pour que les réfugiés soient accueillis le plus dignement possible, multipliant les réunions avec les associations pour qu’elles puissent répondre aux urgences. Sans jamais perdre de vue ce que son expérience du terrain lui a apprise : « Au début, les citoyens sont peinés de voir ces gens dans la rue et de constater leurs difficiles conditions de vie. Ils commencent donc par les aider. Mais ensuite, ils sont fatigués de les aider, c’est la deuxième étape. Ensuite, ils ne les supportent plus, et c’est le rejet, le racisme… » SE POSER LES BONNES QUESTIONS… Rencontrée début juillet, Nawel Rafik-Elmrini était encore sous le choc du suicide de Habib Soroush. Émue et en colère : « En tant qu’élus, on a notre part de responsabilité dans ce drame. Il n’est absolument pas normal que dans une ville comme la nôtre, un jeune garçon puisse mettre fin à ces jours, après avoir souffert de la


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faim, de la soif et d’un trop-plein de solitude manifeste. Ils étaient 80 au parc du Glacis, c’est beaucoup et pas beaucoup à la fois. Je pense qu’il n’est pas normal que des liens quasi personnalisés n’aient pas existé et qui auraient permis de détecter en amont la fragilité psychologique de ce jeune homme et ainsi éviter ce drame. On aurait pu ainsi le confier en quelque sorte à l’une ou l’autre de ces associations qui sont nombreuses, très compétentes et très actives. Elles n’auraient pas laissé ce jeune homme mourir de faim et de soif, pas ici, pas en 2019 à Strasbourg ! Lors de son dernier soir, on a eu la confirmation que Habib avait désespérément cherché à joindre le 115, des dizaines de fois. Alors, il faut se poser les bonnes questions et les affronter : où avons-nous failli dans l’accompagnement, ou même dans le contact avec Habib Soroush ? Où avons-nous failli quand il s’est agi de savoir quelles étaient vraiment les personnes qui étaient dans ce parc, quels étaient leurs besoins primaires, urgents, immédiats ? La faille, le dysfonctionnement majeur est qu’il y ait au centre-ville de Strasbourg des personnes qui soient au bout du bout de la fragilité psychologique au point de mettre fin

à leurs jours et qu’on ne les ait pas détectées avant leur geste fatal. Est-ce que nous avons un contact régulier avec elles, est-ce que nous passons suffisamment de temps avec elles pour pouvoir les orienter au mieux et au plus vite vers des structures capables de les secourir ? Comment pourrait-on mettre en place des alertes efficaces ? Je me pose vraiment toutes ces questions… » Et d’évoquer la mise en place, comme ce fut le cas pour la communauté Rom il n’y a pas si longtemps, d’une structure pluridisciplinaire en contact permanent avec les réfugiés et autres SDF… « Je vais proposer ça à mes collègues du Conseil municipal dès la rentrée et essayer de comprendre où ça pourrait pêcher : financièrement, logistiquement… je n’en sais rien. La direction interministérielle concernant l’accueil des réfugiés vient de nous octroyer 300 000 € par an pendant trois ans pour soutenir les associations qui travaillent dans ce domaine. Et bien, profitons de cette aide et de cette reconnaissance de fait pour réfléchir à construire une équipe comme on vient de l’évoquer, en lien étroit avec les associations. »


RÉFUGIÉS ET SDF

L’Hôtel de la rue À Strasbourg, la situation des sans-abri représente une question difficile et complexe. Cet été, des associations et citoyens ont pris le taureau par les cornes… À Strasbourg, il y a près de 1 500 personnes qui vivent à la rue en période estivale, sous tente, dans des voitures, parfois mises à l’abri pour une ou deux nuits par le 115, constamment débordé. En principe, la compétence en matière d’hébergement revient à l’État. Mais les places, pourtant en augmentation régulière, ne suffisent pas. Quant à elles, dans un contexte de budgets de plus en plus contraints, les collectivités locales rechignent à pallier les carences de l’État…

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Texte et photo : Christoph de Barry

LA RÉPONSE CITOYENNE : RÉQUISITION ! Lassés par ces tergiversations administratives, quelques militants strasbourgeois décident de prendre les choses en main. Le 22 juillet dernier, ils investissent les locaux de l’ancienne brasserie Gruber de Koenigshoffen, restés vides depuis près de dix ans et préemptés par la Ville de Strasbourg fin 2018. L’objectif est d’ouvrir un squat autogéré qui servira d’hôtel aux personnes sans-abri, mais aussi d’espace culturel et social, ouvert sur le quartier et ses habitants. Un petit frère des Grands Voisins de Paris, le projet d’hébergement des SDF et réfugiés mené dans le cadre de l’ancien hôpital Saint-Vincent de Paul. Par son ampleur et sa vocation sociale, L’Hôtel de la rue est un événement inédit à Strasbourg. UNE FORTE MOBILISATION DES STRASBOURGEOIS Dès son ouverture, le bâtiment est confié à La Roue Tourne Strasbourg, ce collectif créé et géré par des personnes sans domicile pour des personnes sans domicile dont parle Edson Laffaiteur dans les pages précédentes. D’autres collectifs et associations de Strasbourg soutiennent plus ou moins ouvertement le projet, comme les Compagnons d’Emmaüs, D’ailleurs nous sommes d’ici, Médecins du monde (qui y assure des permanences de soins), Le bonheur d’un sourire, etc. Mais c’est le succès populaire qui est le plus frappant : en 48 h, le bâtiment est complet et héberge

autour de 150 personnes dont l’âge varie entre quelques semaines et plus de 70 ans. Grâce notamment aux réseaux sociaux, les propositions de mobilier, literie, vêtements, vaisselle et nourriture affluent. C’est un défilé permanent de bénévoles, d’artistes et de bénéficiaires dont la santé s’améliore de jour en jour selon les médecins. UNE SITUATION JURIDIQUE INCERTAINE Cette occupation est pourtant illégale et la municipalité a déposé une plainte, ne serait-ce que pour ne pas engager sa responsabilité. En effet, le bâtiment, bien qu’en bon état, n’est pas aux normes pour héberger des personnes. L’évacuation du bâtiment semble pourtant ne pas être l’option retenue dans l’immédiat. Elle obligerait les autorités à trouver une solution d’hébergement dans les dispositifs déjà saturés ou risquerait de recréer des campements sauvages, souvent sources de nuisances pour le voisinage, de problèmes sanitaires et de tensions politiques. Ainsi, les bénévoles qui forment le noyau du projet travaillent à formaliser leur projet pour soumettre à la Ville une demande de convention d’occupation précaire. Ce compromis permettrait au projet d’exister le temps que des solutions plus adaptées soient trouvées, d’autant que la municipalité n’a pas, à ce jour, les moyens nécessaires à la transformation du bâtiment en Maison des services. À suivre…


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RÉFUGIÉS

Quand on leur tend la main…

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Texte : Alain Ancian

Photos : Or Norme — DR

Pour Wajdi Alkak, tout jeune trentenaire, ce fut un long chemin : la fuite de la Syrie en guerre, la vie au Liban voisin, les démarches pour venir en France où l’un de ses frères exerçait en tant que médecin à Ussel, dans la Corrèze. On lui a tendu la main, il l’a saisie. Aujourd’hui, il s’apprête à se lancer dans la vie active après un long cursus. Il raconte… Il a la bonhomie naturelle des gens du MoyenOrient. Il s’assoit, répond avec une belle voix grave, mais toute douce, aux premières questions puis, en confiance, se livre alors plus volontiers. Sur son pays, la Syrie, où la moitié de sa famille vit encore, heureusement un peu éloignée des zones les plus meurtrières de ces dernières années. Sur la France qui l’a accueilli alors qu’il ne parlait pas un traitre mot de notre langue. Sur son avenir, aussi… L’INTÉGRATION Pour Wajdi, parler de sa vie d’avant, en Syrie, n’est pas une chose aisée. Tout juste raconte-t-il avoir vécu la guerre assez loin du front le plus chaud, mais avec « des alertes aériennes et des bombardements assez réguliers ». Secouriste membre du CroissantRouge (l’équivalent de notre Croix-Rouge), il n’a jamais reculé devant les dangers quasi quotidiens quand il fallait apporter de l’aide. Issu d’une famille nombreuse (la moitié d’entre elle vit désormais en France mais deux frères et deux sœurs vivent encore là-bas), il a dû avec deux autres de ses frères faire un choix drastique quand le service militaire s’est présenté. Pour lui comme pour ses frères, de plus tous issus d’une minorité ethnique peu en cours avec le régime dictatorial de Hassad, la perspective de se retrouver soldats dans un pays déjà en guerre n’avait bien sûr rien de réjouissant. Wajdi et ses deux frères ont donc réussi à rejoindre le Liban voisin et, munis du statut de réfugiés politiques, ont déposé une demande de visa à l’ambassade de France.

« Neuf mois après le dépôt de cette demande, nous avons reçu notre visa » se souvient Wajdi. « Nous sommes arrivés tous les trois en France le 27 août 2015. Mes deux frères vivent à Limoges aujourd’hui : l’un a ouvert un restaurant et l’autre a repris son métier d’avocat, il cherche à obtenir un Master mais il rencontre beaucoup de difficulté avec le problème de la langue. En ce qui me concerne, j’ai d’abord rejoint un frère plus âgé que moi qui est médecin à Ussel, en Corrèze, depuis son arrivée en France en 2004. Puis, j’ai fait la connaissance d’un groupe de réfugiés syriens vivant en France qui m’ont dit que l’Université de Strasbourg avait mis en place des cours de langue française réservés aux réfugiés arrivés en France depuis 2015. J’ai immédiatement contacté l’université et tout s’est passé très simplement. La décision de venir s’installer ici a été vite prise. Je suis arrivé à Strasbourg en novembre 2015… » À écouter aujourd’hui Wajdi s’exprimer avec nous avec fluidité en parlant un très bon français, on a du mal à concevoir qu’il y a moins de quatre ans, il ne connaissait pas le moindre mot de notre langue ! « J’étais censé rester pour six mois avec comme seul objectif de parler un bon français. En fait, j’ai réussi à faire une autre année complète, dans la foulée des six mois. Puis j’ai eu l’opportunité de m’inscrire en sciences politiques à l’Université de Bruxelles mais le projet s’est révélé impossible pour des raisons essentiellement financières, je n’avais pas les moyens d’assumer ce coût. Heureusement, j’ai rencontré alors le directeur de Sciences Po Strasbourg à qui j’ai pu raconter mon histoire, mon parcours et exposer mon projet en détail. Ma demande a été acceptée en 2017 et j’ai débuté un master en relations internationales et études européennes. Je termine actuellement (nous étions fin juin dernier – ndlr) mes deux années de master avec un stage à la direction des affaires européennes et internationales de la Ville de Strasbourg… Ensuite, cet automne, je vais me lancer dans la recherche d’un emploi… » Quand il regarde en arrière et considère ces quatre années passées en France depuis son arrivée du


Liban, Wajdi reconnaît que s’adapter à une façon de vivre radicalement différente de celle de la société qu’il a quittée fut parmi le plus difficile qu’il a eu à affronter. « Les relations entre les gens, les codes, tout ça fut assez difficile à comprendre pour moi. Honnêtement, je me suis senti souvent discriminé parce que j’étais un réfugié, et j’ai constaté qu’existe souvent un jugement négatif envers nous. Les gens mélangent tout, ils nous imaginent en voie de radicalisation ou que nous sommes là pour profiter des générosités du système social français. Moi, j’ai très vite tenu à ce que l’on sache que je souhaitais avant tout être considéré comme un être humain et pas un réfugié ou qui que ce soit d’autre, comme jugé par rapport à ma religion par exemple. Ceci dit, à la résidence universitaire, ce sont des amis qui m’ont incité à parler de mieux en mieux le français. Quand je suis rentré à Sciences Po, j’ai vraiment mesuré le parcours qu’il me fallait faire pour manier correctement la langue, croyez-moi. Il fallait faire énormément d’efforts, je les ai fait. La moitié de ma promotion m’a proposé de l’aide, certes, mais je n’ai pas réussi à

“ Je me suis senti souvent discriminé parce que j’étais un réfugié, et j’ai constaté qu’existe souvent un jugement négatif envers nous. ” tisser pour autant des liens très forts avec beaucoup d’entre eux. Mes trois meilleurs amis étaient pour l’une d’origine kurde, pour l’autre néo-calédonienne et pour le troisième, c’était un réfugié syrien, comme moi… »

tion dans les banlieues entre les cités de HLM et

« TOUT EST OPEN… »

je n’ai pas connu le racisme quand j’ai dû faire des

À quelques semaines d’un autre virage important pour lui, celui d’un premier job, Wajdi se souvient de l’image qu’il avait de la France quand il vivait plus jeune en Syrie : « un pays magnifique, avec des lieux historiques prestigieux et une musique populaire que nous connaissions bien, je pense aux chansons de Joe Dassin que nous écoutions beaucoup… » sourit-il. Avant d’enchaîner : « La réalité, c’est la taille des villes, que je trouve immense, les services qu’elles offrent bien sûr mais il y a toujours ces problèmes dus aux inégalités. J’ai été choqué par la ségréga-

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les autres quartiers où il y a souvent des maisons agréables. Comment les gens qui vivent dans ces cités peuvent-ils s’intégrer ? Franchement, pour moi, leur condition est inacceptable. Personnellement, démarches administratives officielles mais je sais que beaucoup en ont souffert… » Et quand on le pousse, pour conclure à imaginer le travail qu’il cherche, Wajdi répond avec beaucoup de précision : « Dans l’idéal, un travail qui ait un rapport avec les droits de l’homme, les réfugiés, les immigrants. Dans le cadre de mon stage à l’Eurométropole, je me suis fait pas mal de relations professionnelles à Strasbourg, à Bruxelles, à Paris : tout est open… »

Ci-dessus : Wajdi Alkak


IL Y A QUATRE-VINGTS ANS

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Rose — DR

Des milliers de réfugiés alsaciens En 1939, devant l’imminence de la guerre contre l’Allemagne, les autorités ont décidé d’évacuer dans l’urgence des milliers de Strasbourgeois et d’Alsaciens vers le sud-ouest de la France et le Périgord en particulier. Quelques-uns, aisés, ont fui avec leurs propres moyens. Mais l’immense majorité d’entre eux se sont résolus à suivre les consignes des autorités d’alors, abandonnant derrière elle leurs biens et leurs souvenirs, ignorant bien sûr quand ils pourraient rentrer chez eux. Ils ont plongé dans une grande détresse, celle ressentie par tous les réfugiés de quelque époque que ce soit. Un couple d’historiens reconstitue ces histoires d’êtres humains déracinés et une pièce de théâtre parle d’eux… Catherine Schunck, d’origine périgourdine et son mari François, d’origine alsacienne : on pourrait penser qu’ils descendent en droite ligne de parents directement concernés par l’arrivée des réfugiés alsaciens en 1939. Il n’en est rien, cependant. Ils étaient tous deux férus de généalogie quand, il y a une vingtaine d’années, dans le cadre du cercle généalogique qu’ils fréquentaient, un article du quotidien local Sud-Ouest a attiré leur attention : il évoquait l’évacuation des Alsaciens et leur arrivée en masse dans le Périgord. Rencontre avec le journaliste local qui, sa mère étant d’origine alsacienne, leur a confié toute sa documentation sur le sujet. Le couple a ensuite fait un appel à témoins dans toute la région

et a recueilli une somme considérable de témoignages immédiatement versés sur un site internet crée par François. Plus tard, leur retraite venue, un éditeur les a contacté et depuis 2006, ayant recueilli plus de 150 témoignages, ils ont écrit et publié six livres, le dernier, Strasbourg-Périgueux – Villes sœurs venant de paraître. L’ensemble de ces ouvrages fort documentés et écrits avec une rigueur historique indéniable a fait de ce couple les historiens les plus prolixes sur ce sujet très souvent ignoré de l’histoire de la seconde guerre mondiale en France. LE CHOC CULTUREL « Ces événements ont touché à peu près 600 000 personnes, alsaciennes comme périgourdines, et on en parle très peu dans les livres d’histoire » commente François. « C’est sans doute ça qui nous a motivés au départ et comme nous étions loin d’avoir tout utilisé de l’énorme matériau mémoriel que nous avions accumulé dès le départ, on a multiplié les publications comme par exemple sur des sujets thématiques, comme les repas ou les cultes… » souligne-t-il. Son épouse Catherine souligne le fait qu’en Dordogne, « il y a eu très peu de publications sur le

Catherine et François Schunck


sujet lors des décennies passées. Au contraire de l’Alsace où la revue Les Saisons d’Alsace a beaucoup publié sur l ‘évacuation et les relations entre les Alsaciens et les Périgourdins. On a donc écrit nos livres et on n’a jamais cessé depuis de multiplier nos conférences ». « Au moins une quarantaine » précise François qui reconnaît avec humour et sans la moindre prétention : « Sur le sujet, on est pointus… et c’est aussi un moyen de creuser encore plus car nos rencontres, lors des signatures de livres ou nos conférences, amènent vers nous encore plus de descendants de témoins de l’époque qui nous confient des histoire encore inconnues… »

La plupart des milliers de personnes évacuées l’ont été par le biais de wagons à bestiaux. Leur voyage jusqu’en Dordogne a duré trois jours…

LA DÉTRESSE DES ALSACIENS

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Si la lecture des livres de Catherine et François Schunck frappe d’emblée par la rigueur historique manifeste qui a présidé à leur écriture, elle est également remarquable par l’objectivité qui a été mise en œuvre (le fait qu’aucun d’entre eux ne soit descendant de personnes directement concernées à l’époque a sans doute beaucoup joué dans ce sens). Est décrite notamment, et avec un luxe de précisions, la détresse de ces réfugiés alsaciens qui, non seulement contraints de laisser une vie entière derrière eux, ont vécu en arrivant en Dordogne un véritable choc « de modernité » dirait-on aujourd’hui. Catherine le précise : « La Dordogne d’alors était beaucoup moins bien dotée que l’Alsace et Strasbourg en particulier en terme d’infrastructures. La plupart des maisons qui ont accueilli les réfugiés alsaciens n’étaient pas carrelées au sol, c’était de la simple terre battue. L’eau, il fallait aller la puiser au fond du puits et pour faire ses besoins, il y avait une cabane dans le jardin. Pour faire la cuisine, il y avait le chaudron dans l’âtre. Si les réfugiés des dix-huit autres communes des campagnes autour de Strasbourg n’ont pas été trop surpris par ces conditions de vie, les citadins de Strasbourg l’ont été de façon beaucoup plus considérable. Et puis, l’habitat était incroyablement dispersé, entre petits bourgs et hameaux de quelques fermes à peine : le choc culturel a été immense pour les Strasbourgeois et même, quelquefois, ravageur… » dit-elle. Son mari ajoutant : « On imagine sans peine la sensation terrible d’isolement que certains réfugiés ont pu alors ressentir, à des kilomètres de la première ferme habitée, au milieu de nulle part… » François Schunck poursuit : « La première réaction de beaucoup de réfugiés alsaciens a été de râler devant cet sentiment d’être ainsi mis à l’écart dans des lieux très isolés. Mais très vite, ils ont réalisé que les Périgourdins ne leur avaient proposé que ce qu’ils avaient et que d’ailleurs, pour eux-mêmes, les

conditions n’étaient pas meilleures. Et puis, il ne faut pas oublier que c’était d’autant plus difficile de se comprendre que les uns parlaient le dialecte alsacien et les autres le patois occitan. Heureusement, il y avait les jeunes en dessous de la vingtaine qui, eux, avaient appris le français et qui ont souvent servi d’interprètes… » L’ensemble du travail de Catherine et François Schunck est remarquable à bien des égards. Ces passionnés, qui ne revendiquent en rien le titre d’historiens, ont concentré leurs recherches et leurs recueils de témoignages sur la vie quotidienne des réfugiés alsaciens lors de ces sombres années. François Schunck le fait d’ailleurs remarquer : « Ces gens n’avaient rein demandé, bien sûr : ils étaient simplement pris dans l’histoire et ce qui leur arrivait les dépassait totalement… ». AUJOURD’HUI... « Ce qui nous a passionné » dit Catherine « c’est d’essayer de comprendre ce qu’ils avaient vécu au quotidien durant toute cette période, tant les Périgourdins que les Alsaciens, et de mesurer les répercussions de cette évacuation sur le devenir des deux régions. Juste après la guerre, outre les nombreux mariages entre jeunes des deux communautés, des liens d’amitié se sont tissés entre les familles car les Alsaciens sont revenus assez vite sur place avec les leurs pour qu’ils réalisent où et avec qui ils avaient vécu toutes les années de guerre. Pas loin de trente ans se sont écoulés durant lesquels on ne parlait plus de tout ça.


Puis la période des jumelages entre communes a débuté dans les années 70 à l’initiative de l’Amicale des Anciens de la Dordogne qui s’est créée à Strasbourg. » (devenue depuis l’association Alsace-Périgord –ndlr).

Des points de dépôts de bagages ont été fixés par les autorités près de gares à l’extérieur de Strasbourg

Photos : Nicolas Rose — DR

Les vitraux de la cathédrale ont été démontés pour être préservés en lieux sûrs et les principaux ornements intérieurs protégés par des sacs de sable.

“ Priver les gens de leurs droits humains revient à contester leur humanité même.” NELSON MANDELA

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Texte : Jean-Luc Fournier

Pour être franc, on lui a alors précisé que cela fonctionne aussi dans l’autre sens. Parmi tous ceux qui aujourd’hui, en Alsace, n’ont pas de mots assez durs pour stigmatiser l’accueil des réfugiés qui vivent ces drames horribles en Méditerranée, combien d’entre eux ont oublié qu’il y a quatre-vingt ans, ce sont leurs propres aïeux qui étaient eux-mêmes des réfugiés et que les Périgourdins les ont alors accueillis avec toute la fraternité et la chaleur qu’ils pouvaient donner ?

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« Priver les gens de leurs droits humains revient à contester leur humanité même. » La parole est d’un certain Nelson Mandela…

Strasbourg Périgueux Villes sœurs Editions Secrets de Pays - 20 € Disponible chez les auteurs : cf.schunck@wanadoo.fr

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Avant de se quitter (la rencontre a eu lieu à la mi-juin à Strasbourg quand la Ville a assuré la présentation de leur dernier ouvrage, préfacé par Catherine Trautmann), la conversation a fini par déboucher sur la situation des réfugiés de nos jours. François a parlé de ses conversations à Périgueux et a soupiré : « Quand je pense qu’aujourd’hui, la Dordogne a dû accueillir dans les dernières années je dirais à peu près deux cents réfugiés afghans et que cela a été l’occasion de palabres interminables… En 1939, en à peine deux mois, ce sont 80 000 Alsaciens et Mosellans qui ont été accueillis par les Périgourdins de l’époque, avec le fait aussi qu’aux oreilles périgourdines, ces gens-là parlaient l’allemand… »

Au lendemain de l’évacuation de ses milliers d’habitants, Strasbourg était une ville morte…


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T H É ÂT R E

VOUS ÊTES ICI

Dans ma poche d’exilée, un flocon de neige

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Texte : Erika Chelly

Photos : Or Norme – Actemobazar

La metteuse en scène Delphine Crubézy, à la tête de sa compagnie Actémo Théâtre, s’est emparée de deux textes, deux histoires et deux époques qui disent la guerre qui déplace, qui exile et la neige qui, un beau matin, fait remonter les souvenirs. Une belle mise en scène, des acteurs superbes : la pièce sera à l’affiche à Strasbourg et sa région dans les semaines à venir… L’espace scénographique, d’abord : il est dépouillé à l’extrême et structuré par des rideaux transparents et des voilages noirs qui s’adaptent au gré du récit. Quelquefois, les rideaux deviennent des supports de rétroprojection pour des ombres, des silhouettes, des dessins. Ce sont ainsi une succession d’espaces, de lieux et de temporalités qui habitent la scène. Les comédiens, ensuite : ils sont trois dont deux vont être centraux et le troisième, d’abord une simple voix, n’apparaîtra que vers la fin du spectacle. La jeune alsacienne arrivant en Dordogne, Anna, est jouée avec sensibilité par Marie Seux. L’ado périgourdin, son amoureux timide et introverti, est joué par Patrice Verdeil, une montagne de talent sur scène. Ce sont les deux seuls personnages de fiction. Le troisème personnage, Candice, existe dans la vraie vie. Elle est d’origine libanaise, elle attend avec ses parents son statut de réfugié et elle vit à Périgueux où elle a témoigné de son historie. Ses mots, entre l’arabe et le français, entre le murmure et le chant, vont s’immiscer peu à peu dans l’histoire d’Anna et de Thomas qui se déroule sous nos yeux… Et puis, il y a le texte, bien sûr. Les textes, devrait-on dire. Le premier repose sur la pièce Ce matin la neige qui s’inspire des faits historiques de l’évacuation des Alsaciens et Mosellans en Dordogne. Son auteur, Françoise du Chaxel, a obtenu en 2013, grâce à ce texte, le réputé prix Collidram, pris de littérature dramatique décerné par les collégiens.

Delphine Crubézy y a mêlé le témoignage de Candice, sous la forme d’une litanie lancinante et d’une grande poésie. Cette production de Actémo Théâtre est une petite merveille de rencontres sur un sujet universel qui touche au cœur et qui interroge sur le sens des temps que nous vivons, à l’heure où, en Méditerranée, des centaines de gens tentent le tout pour le tout pour rejoindre une Europe dont le regard tente de se détourner de cette réalité qui dérange... Vous êtes ici. Dans ma poche d’exilée, un flocon de neige sera joué : les 10, 11 et 12 octobre prochains à l’Espace K, 10 rue du Hohwald à Strasbourg (horaire à préciser) le 28 novembre à 14 h (scolaire) et à 20 h au PréO, 5 rue du Général de Gaulle, à Oberhausbergen et le 13 décembre à 14 h (scolaire) et le 14 décembre à 20 h à la Salle de Spectacles Europe, 13 rue d’Amsterdam à Colmar.


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GERMAINE

et les Robocops

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Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses

« Avant, je lisais beaucoup, même Le Monde Diplomatique. Aujourd’hui, mes yeux sont fatigués. Je ne lis presque plus rien… ». Durant les deux heures passées à Kolbsheim chez cette délicieuse jeune femme de 90 ans, ce seront les seules secondes où elle se sera plainte. Car Germaine est résolument positive et engagée et elle tenait à nous expliquer pourquoi. Découvrez le phénomène… C’est une de ces belles et grandes maisons qui furent longtemps serties dans une nature intacte et paisible et que le Kochersberg recèle comme autant de trésors. Elle se niche au fond d’une minuscule impasse au cœur du village de Kolbsheim qui fut un havre de tranquillité. C’était avant… C’était avant que des monstres jaunes puant le gazole et chaussés de chenilles monstrueuses transforment les prairies et bosquets alentours en une immensément large bande de terre nue, dans un vacarme de fin du monde et des ouragans de poussière jaune. Pour son malheur, Kolbsheim fut pile sur le faisceau numérique activé par un ingénieur qui, loin d’Alsace, matérialisa sur un fond de carte Google Map le tracé funeste d’une autoroute de contournement. Une autoroute, en 2019… Quel sens peut bien avoir une nouvelle autoroute en 2019, dans le Kochersberg ? Un jour, il y a peu, Germaine, qui vit ici depuis si longtemps, a compris qu’il allait falloir lutter de nouveau. Alors, elle a agrippé son déambulateur parce que sa vie de labeur l’aura assez abîmée pour que cet accessoire-là lui soit aujourd’hui indispensable dès qu’il lui faut marcher un tantinet plus longtemps qu’à l’habitude… Puis elle a roulé sous son bras une banderole blanche anti-GCO, elle a poussé le grand portail de bois pour rejoindre les autres habitants du village dans la rue principale de Kolbsheim, puis plus en contrebas au milieu des paysages qui allaient être ravagés. Et Germaine a alors vécu sa première grande manifestation depuis longtemps…

LA DURE VIE DES ANNÉES TRENTE… Quand elle évoque son enfance, il est question « d’une famille de paysans très pauvres dans un minuscule village de Lorraine, près de Morhange ». Elle parle d’un père « gardien de moutons » et d’une mère qui « récupérait les eaux grasses dans les casernes pour élever des cochons en plein champs ». Peu à peu, « on a été un tout petit peu plus à l’aise pécuniairement » se souvient Germaine. « Pendant les vacances, c’est moi qui conduisait le tombereau tiré par mon cheval gris-blanc dans lequel les militaires avaient chargé les grands fûts d’eaux grasses. Pendant la guerre, les soldats me rajoutaient du chocolat, des boîtes de conserve… Puis, plus tard, on m’a confié à une tante en Alsace et j’ai réussi à me développer (sic) un peu plus, j’ai suivi un peu l’école. Ça m’a fait beaucoup de bien. En 1949, j’ai connu mon mari, j’avais vingt ans et on s’est lancé dans le commerce des stocks américains, c’était à Strasbourg, rue du maire Kuss à l’époque. On a fini ensuite par ouvrir un magasin rue de la Division Leclerc, je pense que les Strasbourgeois s’en souviennent, ma fille l’a fermé il y a quelques années. Et comme j’avais ouvert également un magasin de souvenirs, dès la fermeture du magasin de stocks américains, je fonçais place de la Cathédrale pour remplacer les vendeuses qui terminaient à 19 h. Et ça jusqu’à 22 h, chaque jour. Les magasins étaient remplis de clients, du matin au soir. Les journées étaient longues… » Quand on la questionne sur son tempérament de feu qu’elle exprime encore si bien aujourd’hui, Germaine remonte loin pour en expliquer les origines : « J’ai été maltraitée très jeune à l’école par les sœurs qui nous éduquaient. Ma place était systématiquement sur le dernier banc du fond, on ne s’occupait pas de moi. Un jour, j’ai réussi en plein jour à fuir cette école avec la ferme intention de ne plus jamais y retourner, même après le passage des gendarmes envoyés par les sœurs. J’étais protestante : donc, je protestais, voilà ! » dit Germaine dans un formidable éclat de rire. Et de nous raconter quelques grands moments : « En mai 68 et dans les années qui ont suivi, tous les étudiants de Strasbourg venaient au magasin. Comme je les ai tous adorés, mes étudiants ! J’étais heureuse durant


ces années-là. Mais c’est un peu avant, au milieu des années 50, que j’ai connu les premiers grands mouvements. C’était autour de Pierre Poujade, un commerçant qui avait pressenti pas mal de choses qui allaient bouleverser le pays. J’étais parmi les 200 000 personnes venues l’écouter à Paris. Il parlait déjà des multinationales et des très grands commerces qu’elles allaient ouvrir, des produits qui proviendraient du monde entier, à bas coûts. Il avait pressenti pas mal de choses, bien avant tout le monde. Malheureusement, beaucoup de Français n’ont pas été clairvoyants à l’époque. Nous, on n’a pas cessé de manifester car on se sentait en danger… » Quand on la pousse à se confier encore un peu plus, Germaine se résume très vite : « J’ai toujours été sensible à l’injustice. Je ne supporte pas cette misère qui se propage partout, ça me fait mal au cœur et ça me révolte. Comme le sort des paysans, ce milieu dont je viens. Certains aujourd’hui ont à peine de quoi manger, est-ce qu’on parle d’eux ? Non, pourtant ils sont dans une grande précarité. Et la FNSEA (le syndicat national leader – ndlr) ne fait rien pour eux, rien ! Ce syndicat est aux mains des très grands exploitants qui monopolisent tout. Xavier Beulin, qui fut président de la FNSEA jusqu’à son récent décès était à la tête d’une véritable multinationale ! Moi, je suis allée avec mon mari jusqu’au Larzac pour manifester aux côtés de la Confédération

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“ Qu’est-ce qu’ils auraient pu me faire ? Me gazer ? Impossible, j’étais seule face à eux ! ” paysanne mais aussi devant les tribunaux à Saverne, à Colmar, pour soutenir les petits agriculteurs qui, après avoir suivi les recommandations et s’être beaucoup engagés financièrement, n’ont aujourd’hui plus rien… » SEULE FACE AUX ROBOCOPS… Depuis deux ans, lutte anti-GCO, manifestations des Gilets jaunes et on en passe, Germaine est sur tous les fronts. C’est au début de l’automne 2017, alors qu’elle avait de gros problèmes de santé depuis six mois et qu’elle sortait à peine d’une sérieuse hospitalisation au CHU de Hautepierre, qu’elle a repris goût à la lutte. « Un jour, le pasteur de Kolbsheim nous a alerté en faisant sonner les cloches. Je me suis dit : il faut que j’aille voir ce qui se passe !.. Et j’ai vu tous ces jeunes qui installaient la ZAD. Le pasteur faisait souvent sonner les cloches, dès qu’il y avait quelque chose de nouveau.


sans cesse. J’ai même senti leurs bottes sur l’arrière de mes chaussures. Autour de moi, les manifestants leur hurlaient de me laisser tranquille, de me laisser remonter à mon rythme. Ils auraient quand même pu me laisser sur le côté, je n’étais pas dangereuse, j’étais en faiblesse complète. J’ai souffert le martyre. Non, ce que Monsieur le Préfet a ordonné ce jour-là, je trouve ça inadmissible… » Cette lutte contre le GCO, c’est sa lutte, elle se sent comme une partie de ce territoire qu’on détruit, elle vibre à l’unisson avec lui : « C’est maintenant que le mal est fait que beaucoup de gens se rendent compte de la réalité de ce qui se passe, la destruction de nos paysages d’Alsace. C’est lunaire, par ici, maintenant. Tous ces camions qui vont passer par là et qui vont générer une pollution gigantesque, on n’aurait pas pu les faire monter sur des trains, comme en Suisse ? Une fois, dans une manif, je me suis approchée du cordon de CRS et je les ai bien regardés dans les yeux en leur criant que nous, le peuple, on ne nous écoutait pas alors que le MEDEF, il entre et sort comme il veut de la Préfecture, comme dans un poulailler… » UNE ÉTERNELLE JEUNESSE

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OR PISTE

Texte : Jean-Luc Fournier

Photos : Nicolas Roses

Dans la foulée des manifs contre le GCO, Germaine et son déambulateur ont été aussi vus à Strasbourg lors des marches pour le climat et aussi certains samedis où les Gilets jaunes marchaient dans la capitale alsacienne.

Régulièrement, je leur amenais à boire, à manger, on se parlait beaucoup. Quand ils parlaient de défendre notre forêt, je les encourageais du mieux que je pouvais, je leur disais tout le respect que j’avais pour eux. Je crois que je n’ai jamais raté aucune manif que ce soit par ici, ou en ville, à Strasbourg. Des souvenirs, j’en ai plein. J’ai souvent été en première ligne avec Monsieur le Maire de Kolbsheim, Dany Karcher. J’avais souvent avec moi un drap orangé que je roulais autour de ma tête, au cas où quelque chose me dégringole dessus. Je me suis retrouvée comme tout le monde en plein milieu des gaz lacrymogènes, renversée à terre. Plus d’une fois, des jeunes sont venus me mettre des gouttes dans les yeux pour avoir moins mal. Et je n’ai jamais cessé d’agripper mon déambulateur dont j’avais tellement besoin… ». Le tout sans jamais éprouver de la peur : « La peur ! Non, je ne la ressens pas… » dit-elle. « Mais la douleur, oui : mon dos, mes jambes quand les centaines de CRS nous chassaient. Je ne parvenais que difficilement à suivre le mouvement tant j’avais peur de tomber de ne plus pouvoir me relever. Nous étions obligés de remonter la côte, j’étais la dernière et ils nous poussaient

Tous les journalistes qui étaient au contact rapproché des manifestants ont alors été stupéfaits du cran de la nonagénaire. Nicolas Roses, un photographe de presse qui collabore régulièrement à Or Norme nous a narré en détail cette scène hallucinante où, sur une petite passerelle près du Palais des Rohan, un cordon de CRS robocopisés jusqu’aux dents a vu s’avancer seule face à eux Germaine et son déambulateur. « Je m’en souviens bien, évidemment » raconte-t-elle. « J’ai dit aux jeunes qui manifestaient : restez derrière moi. Et je me suis avancée face aux CRS qui me regardaient à travers la visière de leur casque et je leur ai dit : vous vous rendez compte que vous travaillez pour les multinationales et les escrocs de la finance qui planquent leur fortune au Panama ? Il y en a un qui voulait sortir du rang mais l’autre, juste à côté de lui, lui a dit de rester immobile et de laisser parler la dame (Germaine, à cet instant, rit à gorge déployée — ndlr). J’ai dit d’autres choses dont je ne me souviens plus… » ajoute-t-elle avec un sourire en coin qui en dit long sur ce gros mensonge… « Beaucoup de gens, un peu après, se sont étonnés que je n’aie pas eu peur. Mais bon sang, qu’est-ce qu’ils auraient pu me faire ? Me gazer ? Impossible, j’étais seule face à eux !.. » rigole-t-elle.


Infatigable, Germaine a été au four et au moulin ces derniers temps. Le 26 juin dernier, lors du procès des militants qui avaient décroché le portait d’Emmanuel Macron des murs de la mairie de Kolbsheim, elle était là, au premier rang, la tête haute et le regard fier, sur le parvis de la place du tribunal à Strasbourg.

“ Je fais ce que je veux. Que ça leur plaise ou non, moi je dirige ma vie. ” On finit par oser la question : finalement, c’est une forme de jeunesse que vous êtes en train de revivre ? « Écoutez, oui, c’est ce qui me fait vivre parce que quand je suis dans l’action, je ne pense pas à mes maladies : quelquefois, j’ai très mal. J’ai de la polyarthrite partout, dans les mains, dans les épaules. Les personnes âgées comme moi ne doivent surtout pas rester chez elles, il leur faut de l’action. Vous savez, quand on est un peu révolutionnaire, on arrive à mieux vivre qu’en restant à la maison, assis sur une chaise à lire des bêtises. De toute façon, ce que je fais, je ne le fais pas pour moi. C’est pour ces jeunes et tous ceux qui subissent tout ça. Je leur dis qu’il ne faut pas qu’ils soient démesurément agressifs parce que la violence, elle ne met pas les gens de leur côté. Il faut qu’ils résistent en agissant et en parlant juste et bien. Comme ça, les gens seront à leurs côtés. Et cette jeunesse, elle prendra le dessus… » Juste avant qu’on ne quitte cette étonnante belle personne, elle réalise qu’elle a oublié de nous parler de ses enfants. Ils sont quatre. Une de ses filles (64 ans) a même participé à une manifestation à ses côtés, au printemps dernier ! « Et puis je suis très proche de mes petits-enfants » dit-elle soudain avec un tendre sourire. On s’étonne : mais ils ne sont pas inquiets quand ils vous savent avec votre déambulateur, face aux CRS ? « Non » répond-elle. En ajoutant, déterminée : « Vous savez, ils me connaissent, ils savent bien qu’ils ne peuvent rien y faire. Moi, je fais ce que je veux. Que ça leur plaise ou non, moi je dirige ma vie. J’ai toujours pensé qu’il faut avoir la vraie vie en soi. Alors moi, je suis heureuse de ma vie. Le plus je manifeste, le mieux je me porte ! »

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Et cette dernière parole est de nouveau ponctuée d’un magnifique éclat de rire…


Échanger cette petite route qui menait à la forêt du Krittwald et son parcours de santé contre une immense langue de terre sableuse infranchissable et rectiligne, une saignée aride où roulent de gros bolides remplis de terre ou tractant des citernes d’eau, en attendant le dépôt du bitume.

De la fenêtre de la cuisine, on voit le ballet des engins. Et à une centaine de pas, la route s’arrête. Le chantier est interdit au public, mais il n’est pas interdit de le voir, le sentir, l’entendre, le respirer… C’est même obligatoire, en fait on n’a pas d’autre choix.

Échanger des arbres contre des talus inertes. Peut-être qu’un jour on échangera cette autoroute contre une gigantesque piste de skate. Quand là-haut, au firmament du ministère des trucs compliqués, ils auront enfin pigé le truc pas compliqué… En attendant, on apprend à reconnaître les différents bips de reculs… Caterpillar cendré, niveleuse aigrette, benne des champs, tracteur huppé… Bip-bip contre cui-cui. Ça ne fait pas grande différence pour les oiseaux de malheur qui ont rendu cette chose possible. Leur dignité devait se trouver juste derrière un engin de chantier qui reculait sans bip de recul…

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Vivre à côté d’un chantier autoroutier, c’est les bips de reculs en continu à partir de 5h30 et le bruit lourd et ronflant des tracteurs, des pelleteuses, des bulldozers, des camions et d’autres machines dont on ne sait même pas le nom. C’est la poussière qui s’élève dans le vent chaud, venant tout recouvrir sur des centaines de mètres à la ronde et pénétrant dans les maisons. En quelques heures, les verres de tes lunettes sont recouverts d’une fine pellicule, la table où tu manges n’est jamais lisse et il arrive que ça crisse sous la dent. Le chantier, tu le bouffes et tu le respires. Il te rentre dans les pores, il est comme un incessant acouphène, de 5h30 à 19h, parfois le samedi matin. Et ça pendant des semaines, des mois et peut-être même des années… Vivre à côté d’un chantier d’un échangeur, c’est échanger le chant des oiseaux contre les bips de reculs. Peut-être que c’est pour ça que ça s’appelle un «échangeur»…

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OR PISTE

Texte : Lionel Grob

Photo : Nicolas Roses

J’ai expérimenté pour quelques jours la vie de riverain du chantier du Grand Contournement Ouest de Strasbourg, chantier titanesque comme sont tous les chantiers d’autoroutes ou d’échangeurs. On n’imagine pas le nombre de tonnes de terres et de flotte charriées pour ériger de tels mastodontes.

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LA VIE DE RIVERAIN D’UN CHANTIER DE VINCI Écoute chanter les bips de reculs

Avec rancune.

Du 10 au 20 septembre prochains, le collectif GCO NON MERCI propose dix jours de débat, musique, cinéma, spectacles, expos à Kolbsheim. gcononmerci.org


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OR PISTE

Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Roses – Eurométropole de Strasbourg

ENERGIES RENOUVELABLES

Un défi pour l’Eurométropole Strasbourg serait la ville la plus attractive de France, mais sera-t-elle un jour la plus verte ? Après l’échec du plan Climat 2020, déclinaison des accords de Paris au niveau local, la question reste entière. Le plan Climat 2030, adopté au printemps, sera-t-il à la hauteur de ses ambitions ? Nous pourrons en juger dans trente ans, si nous arrivons à atteindre l’ultime objectif de ce PCAET, « plan climat air énergie territorial » : la neutralité carbone en 2050... Mais avant d’en arriver-là, il va falloir revoir notre copie de A à Z en passant par E comme « Énergies renouvelables », l’un des quatre axes de ce nouveau plan Climat. C’est tout le sujet de ce dossier que vous propose Or Norme.


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PLAN CLIMAT

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OR PISTE

Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Roses – Eurométropole de Strasbourg

Du bilan à l’action

Après les records de chaleur enregistrés cet été, le climato-scepticisme risque de jeter un froid dans les dîners en ville. Pour ceux qui en douteraient encore : non le réchauffement climatique n’est plus une fiction ! Plus question d’avancer des chiffres au conditionnel, désormais c’est une réalité qui se conjugue au présent du quotidien. La question qu’il faut se poser maintenant c’est : que faire ?

APPRENDRE DE SES ERREURS En 2009 l’Eurométropole adoptait un plan Climat qui visait une réduction de 30% de la consommation d’énergie, une diminution de 30% des gaz à effet de serre et une augmentation de 30% des énergies renouvelables. 10 ans après, Catherine Trautmann, vice-présidente de l’Eurométropole en charge de la transition énergétique, du développement durable et de la mise en œuvre du plan Climat ne veut pas parler d’échec : « Le premier plan Climat, adopté en 2009, a porté ses fruits sur le plan de la réduction des gaz à effet de serre avec une diminution de 30% des émissions — essentiellement grâce à la fermeture de la raffinerie de Reichstett — ainsi que sur le plan énergétique avec une augmentation de 15% de la couverture en énergies renouvelables sur le territoire. Il faut néanmoins reconnaître que nous sommes très en deçà de nos objectifs en termes de diminution de la consommation en énergie avec une augmentation de 7% sur la période », imputable à une reprise de l’économie. Et c’est bien là tout le problème, car pour qu’il y ait augmentation des énergies renouvelables il faut qu’il y ait baisse de la consommation. FAIRE AVEC SON TEMPS… Autre raison pour laquelle ce plan Climat 2009 n’a pas été à la hauteur des attentes : il était un peu trop en avance sur son temps, tant sur le plan technologique que sociétal. Depuis lors, « les savoir- faire locaux se sont massivement développés, les énergies renouvelables sont devenues pour la plupart matures, nous nous apprêtons à produire de l’énergie issue de la géothermie profonde et, au-delà, je pense que les Strasbourgeois opèrent une réelle prise de conscience de leur impact environnemental et sont prêts à changer pour des modes de vie plus durables. Sur ce dernier point, les mobilisations de ces derniers mois de la jeunesse nous le prouvent chaque fois avec plus de vigueur », analyse Catherine Trautmann.


… ET AVEC L’ÉTAT

SE FIXER DE NOUVEAUX OBJECTIFS

Autre analyse, cette fois du Président de l’Eurométropole, Robert Herrmann : à ce défaut de technologies s’ajoutait une volonté politique qui empêchait toute initiative au niveau des collectivités locales : « On était sur un mode de fonctionnement où l’État décidait (…) En quelques années, on constate qu’il y a eu un effet de décentralisation important qui fait que nous sommes aujourd’hui des opérateurs de la transition environnementale ». Des appels à projets ont pu ainsi être lancés sur le plan local, à l’issue desquels on a retenu les propositions tenant compte des réalités du territoire tels que la biomasse développée en partenariat avec le groupe Électricité de Strasbourg. ÉS a passé un accord avec les forestiers du massif vosgien et de la Forêt Noire afin de récupérer du bois issu de l’exploitation de forêts régénérées. Ces déchets industriels forestiers alimentent la centrale biomasse installée au Port du Rhin et fournissent 70% d’énergie renouvelable au réseau de chaleur du quartier de l’Esplanade. Le genre de chose que « l’État ne sait pas très bien faire » conclut Robert Herrmann.

Demain l’Eurométropole et ses 33 communes sera « un territoire à énergie positive, elle produira plus d’énergie qu’elle n’en consomme », peut-on lire sur le brouillon du plan Climat 2030. Ses atouts : le Rhin, la géologie de son sous-sol et son potentiel solaire, renforcés par la production de biogaz, la biomasse et des constructions à la pointe tel qu’Elithis, la première tour à énergie positive qui domine désormais l’écoquartier du Danube. À ce bouquet d’actions vient s’ajouter une coopération transfrontalière inédite : le projet de récupération de chaleur fatale de l’aciérie BSW à Kehl qui vise à chauffer près de 30 000 logements Strasbourgeois : « C’est tout simplement le projet transfrontalier le plus ambitieux en matière d’énergies renouvelables au plan européen,«assure Catherine Trautmann, avant de conclure : « Nous le savons, le chantier est énorme, mais nos objectifs ne sont que le reflet de l’enjeu global qu’il n’est plus possible d’éluder. Et si toute période de transition est incertaine et complexe, Strasbourg l’a prouvé par le passé avec le tram, c’est possible, et même enviable ».

PLAN CLIMAT 2030, UN LONG PROCESSUS

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Après avoir été délibéré en conseil de l’Eurométropole au printemps, le « brouillon » du plan Climat 2030 a été soumis aux autorités environnementales et au président de région pour qu’ils donnent leur avis quant à la faisabilité et la cohérence de sa stratégie. Les citoyens, eux, ont jusqu’à fin septembre pour se prononcer. L’Eurométropole aura ensuite jusqu’à fin décembre pour amender le projet en l’adaptant parfaitement aux réalités du territoire. Robert Herrmann avec Catherine Trautmann, Alain Jund et Toni Vetrano, le maire de Kehl, lors de la présentation du projet à l’aciérie BSW de Kehl.


ILLKIRCH-GRAFFENSTADEN

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Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Roses – Eurométropole de Strasbourg

L’offensive verte Restaurer ses ressources naturelles et lutter contre le dérèglement climatique : à Illkirch-Graffenstaden on préfère « avancer plutôt que d’attendre la crise écologique ». Depuis son premier bilan carbone — réalisé en 2004 — et son engagement — lors de la Convention des Maires en 2009 — à réduire ses émissions de CO2 au-delà des objectifs fixés par l’Union Européenne, la ville n’a cessé d’innover dans ce sens. Derniers investissements à la pointe : la géothermie profonde et le photovoltaïque flottant. Rencontre avec Claude Froehly, maire de la ville, pas peu fier d’expérimenter sur sa commune la première centrale solaire lacustre de France.

sur le site : « la première centrale lacustre à fonctionner en situation réelle de production et de consommation en France ». Après avoir salué les employés communaux à l’œuvre sur les espaces verts et l’équipe du tennis club qui se trouve à proximité, Claude Froehly nous emmène près des 135 panneaux photovoltaïques qui, depuis le 14 février 2018, flottent sur l’ancien étang de pêche du Girlenhirsch, dans l’enceinte du parc animalier : « Ils produisent de l’électricité verte utilisée en autoconsommation par les installations municipales voisines », à savoir le parc animalier, la maison accueillant des migrants, le tennis-club, le club canin et une dizaine d’éclairages public. Au total, « cette centrale solaire couvre 35% » de leurs besoins en énergie. ILLKIRCH, VILLE PIONNIÈRE

19% Les objectifs du plan climat 2030 : Atteindre 19% d’énergies renouvelables en 2020 — actuellement nous sommes à 16% — 21,70% en 2021 — ce dernier taux étant conditionné à certains projets tels que la géothermie profonde à Illkirch. Puis 40% en 2030 et 100% en 2050. Réduire les consommations énergétiques de 30% en 2030, puis de 55% en 2050. Parmi les leviers mobilisés : une rénovation de 6000 à 8000 logements/an en 2030, puis de l’ensemble du parc bâti en 2050.

Claude Froehly

UNE VILLE EN CAMPAGNE Claude Froehly nous a donné rendez-vous à l’entrée du parc Friedel, sous un tilleul encore frêle… à moins que cela ne soit un chêne ou un merisier. L’un des 16 000 arbres plantés ces trois dernières années afin de « renaturaliser » la commune, apprendra-t-on plus tard. Et c’est vrai qu’entre les arbres, l’étang et les effluves de biquettes, on a vite fait d’oublier que nous sommes dans une agglomération de plus de 25 000 habitants. Si nous sommes venus jusqu’ici aujourd’hui, ce n’est pas pour flatter la croupe d’Alsa, la jument de trait qui fait le ramassage des poubelles de la zone de loisir du Girlenhirsch, mais pour voir le fameux parc solaire lacustre en démonstration

Installés au frais sur un banc du parc animalier avec le bêlement des brebis en guise de paysage sonore, Claude Froehly nous explique que l’utilisation de l’énergie solaire à Illkirch n’est pas née de la dernière pluie : « la ville d’Illkirch a été une des premières collectivités en France à exploiter des panneaux solaires photovoltaïques raccordés au réseau sur les toits des bâtiments municipaux ». C’était en 2005, l’année où la commune a « pris un tournant ferme » en faveur de l’écologie. Aujourd’hui, mis à part « trois ou quatre toitures encore intéressantes », il ne reste plus de sites à même d’accueillir de nouvelles installations solaires. Il fallait donc trouver un plan B, c’est là que « l’idée a germé d’utiliser l’ancienne ballastière située près d’Eschau ». Soit 30 hectares de surface dégagée et idéalement orientée pour recevoir, dès 2022, 12 ha de panneaux solaires. Mais avant de se lancer dans un tel projet — qui n’avait jusque-là été testé qu’à l’étranger — la commune a fait le choix d’une phase test pour « évaluer les performances énergétiques (…) dans les conditions de climat et d’ensoleil-


Des panneaux solaires au Parc Friedel

lement de notre région », ainsi que l’impact écologique et social de l’installation. Un laboratoire dont le coût total s’élève à 109 400 euros financés, par l’État (31%) et le groupe ÉS (69%). Cerise sur le gâteau, cette future centrale solaire aura un prolongement innovant : la production d’hydrogène vert produit par électrolyse de l’eau avec de l’électricité verte, « une solution idéale à la régulation de l’intermittence de la production photovoltaïque ». Autrement dit, valoriser le surplus d’énergie en hydrogène vert et s’en servir comme carburant destiné à une flotte de véhicules tant publique que privée.

d’une réduction de la consommation d’énergie. Dans cette perspective, l’éclairage public à Illkirch est désormais éteint la nuit entre 1h30 et 4h30. Ce genre de « démarche très volontariste » a permis à la commune de diminuer de 18% la consommation de l’éclairage public depuis 2011. Pour le reste, c’est à chacun de se responsabiliser dans son quotidien. Encore faut-il que les gens soient sensibilisés aux problématiques environnementales. Pour ce faire, la ville d’Illkirch s’appuie sur le travail d’associations comme Familles à énergie positive. Un moyen d’informer et de conseiller les familles sur la manière de réduire leur consommation d’énergie à travers des défis ludiques. Claude Froehly en est convaincu : « la politique doit repasser par la famille ». La famille et quelques mesures incitatives, comme le Plan de Déplacement Entreprise (PDE) : « Chaque agent a une prime de 100 euros s’il utilise son vélo à 50% pour ses déplacements domicile-travail, et 200 euros si ce taux dépasse les 80% », nous explique Bruno Parasote. Sans compter les subventions données aux foyers s’équipant de chauffe-eau solaire et les exonérations sur la taxe foncière pour ceux réalisant des travaux d’économie d’énergie. À Illkirch on est Bruno Parasote

Au moment où l’on écrit ces lignes, un appel d’offre a été lancé « pour passer une concession de service avec un opérateur ou un groupement d’opérateurs » photovoltaïques, qui investiront dans le déploiement du projet. Mais Claude Froehly reconnait « qu’une plus-value certaine sera apportée aux opérateurs » qui sauront également se positionner sur l’hydrogène vert.

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À terme, « cette future centrale solaire permettra une production de plus de 10gWh, ce qui représente 2% de la consommation totale d’énergie à Illkirch ». Un chiffre qui peut paraître modeste, voire dérisoire, mais qui s’inscrit dans une « synergie d’actions » : en associant l’énergie photovoltaïque à la géothermie profonde (voir article sur la géothermie), Claude Froehly assure que d’ici deux ans, « 12,5% des énergies consommées seront durables et produites à Illkirch », contre 7% aujourd’hui. CHANGER LES MENTALITÉS De passage au parc Friedel, Bruno Parasote, le Directeur général adjoint de la ville d’Illkirch, se joint à la conversation : « 50% du défi, va être atteint grâce à la sobriété. C’est une vraie révolution culturelle ». En d’autres termes, développer les énergies renouvelables c’est bien, mais cela doit s’accompagner

donc engagé et mobilisé, mais on reste réaliste : « il nous faut changer de logiciel, il nous faut placer le critère écologique avant tous les autres et notamment avant le critère budgétaire (…) Tant que la rentabilité budgétaire reste la priorité, nous aurons beaucoup de mal à changer les choses ». À bon entendeur…


Photos : Nicolas Roses – Eurométropole de Strasbourg Texte : Amélie Deymier OR PISTE OR NORME N°34 Idéales

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La géothermie profonde alsacienne Forte de la géologie de son sous-sol, l’Alsace possède un atout majeur dans sa transition énergétique : la géothermie profonde, un des piliers du plan Climat 2030. Visite de la centrale géothermique de Rittershoffen, guidée par l’un des acteurs majeurs et fervent défenseur de la géothermie sur le territoire, Bernard Kempf, Directeur du développement et des relations externes du groupe ÉS. Un bâtiment, quelques tuyaux qui sortent du sol et deux bassins, le tout sur une surface de deux hectares… au premier coup d’œil, la centrale de Rittershoffen n’a rien d’une usine à gaz. Installée à la sortie du village, à quelques centaines de mètres des habitations, elle fournit l’équivalent de 36 éoliennes en énergie et alimente 1/4 des besoins en chaleur de l’usine Roquette située à 15 km de là, à Beinheim. C’est la première centrale de géothermie profonde entièrement dédiée à l’industrie dans le nord de l’Alsace. L’idée, s’en servir « d’appât » énergétique pour inciter d’autres entreprises à venir s’implanter dans la région et ainsi contribuer à son développement économique.

géothermale à 177 degrés remonte à la surface. Elle circule en circuit fermé dans ce que l’on appelle des échangeurs pour réchauffer l’eau industrielle qui circule dans un circuit parallèle. Délestée d’une centaine de calories, l’eau géothermale redescend ensuite dans les failles. La centrale est pilotée à distance depuis l’usine Roquette, seules deux personnes d’ÉS travaillent sur le site pour en assurer la maintenance lorsque cela est nécessaire.

LA GÉOTHERMIE PROFONDE, COMMENT ÇA MARCHE ? Gilet jaune et casque sur la tête nous commençons la visite par l’endroit où se trouvent les deux forages de 2600 mètres de profondeur : « C’est le même principe qu’une cocotte-minute » nous explique Bernard Kempf. Sous l’effet de la pression, une eau

Bernard Kempf


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UNE EAU GÉOTHERMALE QUI VAUT DE L’OR

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OR PISTE

Texte : Amélie Deymier

Photos : Nicolas Roses – Eurométropole de Strasbourg

Fort de cette « réussite », ÉS développe un autre projet de géothermie profonde au sein du parc d’innovation d’Illkirch-Graffenstaden. Il fournira en chaleur le parc d’innovation, le campus universitaire d’Illkirch, les bâtiments publics, les bailleurs sociaux et privés, ainsi que d’autres opérations immobilières à Strasbourg. Pendant l’été, lorsqu’il n’y aura pas besoin de chaleur, la « centrale produira de l’électricité qui sera injectée sur les réseaux ».  QUAND LA GÉOTHERMIE FAIT DÉBAT

Pour la future centrale géothermique d’Illkirch le groupe ÉS a investi 50 millions d’euros.

Si ce projet de géothermie profonde mené par ÉS à Illkirch fait l’unanimité, ce n’est pas le cas de celui mené par Fonroche à Oberhausbergen. D’un côté, la municipalité pointe les risques de voir une centrale géothermique implantée à quelques mètres de ses installations sportives — radioactivité, risques sismiques, hydrogène sulfuré, légionelloses... De l’autre, Fonroche assure que tous ces risques sont parfaitement maîtrisés, certains n’ayant même pas lieu d’être tel que l’hydrogène sulfuré qui n’est pas présent dans le sous-sol alsacien. Malgré tout, plusieurs procédures sont en cours. Selon Catherine Trautmann, vice-présidente de l’Eurométropole en charge de la transition énergétique, du développement durable et de la mise en œuvre du plan Climat : « les gens ont à l’esprit les déboires de certains projets outre-Rhin où des forages, mal contrôlés, avaient donné lieu à des problèmes ». Mais elle se veut rassurante : « La technologie employée sur notre territoire, et surtout les contrôles opérés en continu sont bien différents et nous assurent que ces erreurs ne se reproduiront pas chez nous ». Pour Bernard Kempf, « c’est la réussite des projets qui va convaincre les gens ».

Devant les deux bassins extérieurs, qui permettent de récupérer l’eau géothermale lors de « maintenances ou d’essais », Bernard Kempf nous parle d’avenir. Cette eau est chargée de lithium, un métal alcalin qui sert notamment à la fabrication des piles et des batteries, et que la France est pour l’instant obligée d’importer, notamment depuis la Chine. À l’heure actuelle nous ne savons pas extraire le lithium de l’eau géothermale à une échelle industrielle et c’est ce à quoi travaille un consortium européen dont fait partie ÉS — avec BRGM, Eramet, PSA, IFPEN ou encore BASF. Objectif : « développer une filière de lithium à partir de la géothermie profonde ». Cette perspective d’avenir a largement contribué au repêchage de la géothermie profonde que le gouvernement souhaitait rayer de la prochaine Programmation pluriannuelle de l’énergie, et ce pour des raisons évoquées par Catherine Trautmann : « L’électricité issue de la géothermie profonde fait l’objet d’aides de l’État en soutien à une énergie renouvelable émergente, et cette aide s’avère être, selon l’État, trop généreuse ». Si les collectivités admettent que cette aide soit revue à la baisse, la supprimer complètement serait une grave erreur selon elle : « Ce serait mettre à terre une filière émergente et porteuse, et largement obérer nos capacités à atteindre nos objectifs locaux. Nous avons à l’esprit l’arrêt du soutien à la filière solaire qui est maintenant contrôlée par la Chine et nous ne voulons pas reproduire cette même erreur ». Aujourd’hui, grâce aux perspectives qu’offre l’exploitation du lithium, le moratoire sur la géothermie n’est plus d’actualité. Catherine Trautmann est optimiste, la géothermie profonde « devrait figurer dans la prochaine Programmation pluriannuelle de l’énergie » publiée avant la fin de l’année. Reste à se mettre d’accord sur un prix…


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FLYING CIRCUS au Parlement européen

Photos : Parlement européen/Service audiovisiel

L’on nous avait promis de remettre la France au cœur de l’Europe. Promesse tenue par l’ensemble de nos partis hexagonaux, mais de la manière la plus affligeante qu’il soit. Petit espoir : Strasbourg compte des élus d’autres nationalités qui, peut-être, finiront — au moins pour certains — par siffler la fin de la récré… Les élections européennes des 23-26 mai derniers sont passées. Ouf de soulagement presque, tant la campagne — au moins en France — fut d’une médiocrité sans nom. Tant du côté politique que médiatique. Un supplice, presque, pour qui s’intéresse à la chose, tout et son contraire y ayant été affirmé, au risque de perdre les derniers électeurs français croyant encore un peu au projet européen. LREM promettait le retour de la France en Europe — en était-elle seulement partie ? – le Rassemblement national un vrai-faux non Frexit dont on ne sait plus très bien à quoi il fait référence. Les Républicains : en grande partie des choses qui existent déjà. Le PS : allez savoir...

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OR PISTE

Texte : Charles Nouar

« L’OISEAU MOQUEUR » Au décompte des voix, École des Fans. Toutes les défaites se sont transformées en victoires. La droite a gagné, le groupe PPE au sein duquel elle siège étant arrivé en tête au niveau européen. Les socialistes n’ont absolument pas sombré, leur groupe S & D arrivant second dans l’hémicycle, Le Rassemblement National allait pouvoir constituer un groupe nationaliste fort à l’impact politique historique : résultat réel des courses — la session strasbourgeoise de juin ouverte —, l’extrême droite s’est vue bloquer toutes ses candidatures à des postes d’importance par l’alliance des partis europhiles, pour le meilleur ou pour le pire sur le plan démocratique. LREM/Renaissance quant à elle s’enorgueillissait de pouvoir constituer un groupe pivot présidé par sa tête de liste. Oui, jusqu’à ce que celle-ci flingue à tout va ses propres alliés lors d’une conférence de presque off qui ne resta pas longtemps off et qui coûta à la stratégie « divergente » de l’« oiseau moqueur » une chute de perchoir au profit de l’ancien Premier ministre roumain Dacian Ciolos. Lot de consolation pour Paris, l’homme est surnommé le « Macron roumain » et a pour épouse une Française.

À voir si cela suffira à remettre la France au cœur de l’Europe... « J’AI GAGNÉ UN CLAVIER... UN CLAVIER ? » Côté socialistes français, alors que se décidait en parallèle à la migration des députés vers Strasbourg le choix de la nouvelle présidente de la Commission européenne — tout, sous l’impulsion de Paris encore, sauf un Spitzenkandidat légitimé par le choix des urnes... – Sylvie Guillaume rédigeait quant à elle deux tweets révélant, photos à l’appui, un sens prononcé des enjeux politiques du jour. Le premier, illustré d’un clavier est-européen : « Dans le déménagement au #parlementeuropeen j’ai gagné un clavier... un clavier ? Eh bien... hongrois peut-être ? ». Le second, mettant en valeur une vue obstruée par un toit d’immeuble parlementaire : « Ah ! Grosse modification de la vue depuis mon bureau à #Strasbourg (Smiley triste) ». L’AUTOFLAGELLATION À SES LIMITES L’on pourrait aussi citer le post renvoyant à un wagon Thalys customisé aux couleurs de Star Wars mais trop de fond politique nuirait au fond. Surtout quand d’autres événements tout autant d’importance eurent lieu dans le même laps de temps : le dos tourné à l’hémicycle des députés « brexiters » du Britannique Nigel Farage alors que retentissait l’hymne européen ou encore une réunion publique inaudible des élus pro-fédéralistes de tous bords dans une salle surchauffée de l’allée de la Robertsau. But de cette rencontre : afficher une unité optimiste face aux anti-européens et expliquer à qui voulait l’entendre au sein de groupes de discussions distants de cinquante centimètres chacun — sans doute pour faciliter l’audition des participants... – que tout irait bien si l’on venait à réformer les traités, représentants de la République en marche en tête. L’occasion pour moi, alors que depuis quelques


jours la question du siège se reposait dans le débat strasbourgo-strasbourgeois – sans même, pour une fois, que les nouveaux députés européens n’aient eu le temps d’en faire un thème de croisade – de tenter une remarque auprès de Fabienne Keller, soutien de la capitale alsacienne et d’un Président français désireux de réformer l’Union (ce qui passe inévitablement par la réouverture des traités) : « Mais si on rouvre les traités, on rouvre inévitablement la question du siège, non ? Or le Parlement souhaite une réforme l’autorisant à choisir son lieu de travail. Comment ferez-vous alors pour défendre Strasbourg, celui-ci appelant à un siège unique à Bruxelles ? ». Regard noir, gros vent. D’un autre côté, difficile de ne pas lui accorder que l’autoflagellation politique peut aussi atteindre ses limites. #Compassion.

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Dans ce qui en quelques semaines s’est plus ou moins apparenté à un montypythonesque Flying Circus politique, un petit espoir tout de même : la France n’est pas l’Europe et le jeu ne fait que débuter. D’ici novembre, chacun des commissaires européens proposés par la nouvelle présidente de la Commission européenne devra passer l’épreuve du feu d’auditions parlementaires bien plus éprouvantes qu’il n’y paraît, chaque faux pas étant susceptible de transformer un candidat en chevalier noir de Sacré Graal. Certes, avec l’appui des États, dont Paris, celui-ci pourrait encore espérer combattre avec un bras ou une jambe, mais Allemands et Scandinaves, notamment, pourraient afficher bien moins d’innocence que leurs homologues français. Et ne pas hésiter à fédérer une majorité pour signer la fin de la récré.


COMME UN ARBRE

dans la ville

« Entre béton et bitume, pour pousser je me débats, comme un arbre dans la ville… » Écho des années 1970, la chanson de Maxime Leforestier sonne encore dans bien des têtes… Mais nous sommes en 2019, l’urbanisme a évolué, le changement climatique est une certitude et l’arbre est appelé à s’imposer dans nos cités désormais rétives aux « autos qui fument ». Qu’en est-il à Strasbourg ?

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OR D’ŒUVRE

Texte : Véronique Leblanc

Photos : Véronique Leblanc

Ci-dessus : Le platane quai de la Bruche, Petite France

1 000 ARBRES DE PLUS CHAQUE ANNÉE Côté chiffres, à l’heure actuelle, l’Eurométropole compte 88 000 arbres qui font tous l’objet d’une visite sécuritaire régulière. Tous les 4 ans en règle générale, plus souvent pour les spécimens réputés « fragiles ». Les 1 530 sur liste orange sont examinés tous les 2 ans et les 36 sur liste rouge ont droit à leur consultation annuelle. 64 arbres strasbourgeois sont classés « remarquables » du fait de leur essence, de leur histoire ou de leur haute taille. Ginkgos bilobas de la Place de République, offerts à Guillaume II par l’empereur du Japon, noyer noir de la Place de l’Université à la taille remarquable, sophora du Japon appelé aussi « arbre à miel » ou « arbre des pagodes » dans la cour intérieure de l’hôtel des Haras… Rien que leur nom fait rêver. Quand un arbre meurt, on le remplace dans une ville toujours plus verte où le végétal est systématiquement inclus dans les projets d’urbanisme qu’ils soient neufs ou de réhabilitation. « Certes les villes se densifient mais elles n’ont plus rien à voir avec les cités du Moyen-Âge contraintes par les remparts. Dès la conception de la Neustadt, Strasbourg a intégré les arbres d’alignement et cette tendance ne fait que se renforcer. A l’heure actuelle un millier d’arbres supplémentaires sont plantés chaque année sur l’agglomération de Strasbourg. » « LE BON ARBRE AU BON ENDROIT » Le réchauffement climatique entraîne de nouveaux enjeux. L’arbre urbain est désormais vu comme un formidable outil en termes d’ombre et de rafraîchissement.

« À Strasbourg et dans d’autres grandes villes, on réfléchit en permanence pour ramener du végétal dans les écoles, les terrains sportifs, tous les espaces potentiellement plantables. La tendance est de plus en plus forte » Mais on ne plante pas un arbre n’importe où. La nature du sol ne doit pas être trop compacte, il faut éviter les zones où courent les réseaux d’eau, de gaz etc. et veiller à ce que le volume de la couronne arborée reste à bonne distance des bâtiments. Notre adage est « le bon arbre au bon endroit », précise Christian Brucker. ADIEU CHARMES ET BOULEAUX, BONJOUR MICOCOULIERS ET FÉVIERS Quant au choix des essences, il a longtemps favorisé les arbres locaux adaptés au sol argilo-calcaire et aux fortes gelées alsaciennes mais il doit désormais intégrer la nouvelle donne caniculaire. « Il faut diversifier la palette, chercher des essences capables de faire le grand écart entre — 25 ° et +50 °. Le monde végétal est suffisamment varié pour nous le permettre et le jardin botanique est une source d’inspiration. Si ça marche là, ça peut marcher ailleurs dans la ville. » Préparez-vous donc à voir de nouveaux arbres apparaître dans l’espace public : micocouliers de Virginie, févier d’Amérique… autant de variétés « d’avenir » qui supportent mieux la chaleur que nos charmes et bouleaux familiers. NOUVEAU LOOK Le patrimoine arboré existant est lui aussi appelé à changer. La taille « tête de chat » pratiquée chaque hiver n’a plus la cote. Trop radicale et…


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lendemain, planter c’est parier sur l’avenir et il faut le faire sans « se planter ». Or, le temps presse. « Nous avons fait le constat d’une mortalité plus importante ces deux dernières années. Les arbres manquent d’eau à cause des hivers plus secs et des étés plus chauds, ils montrent des signes de dépérissement. » Romuald Sutter (à gauche) et Christian Brucker

peu gracieuse, reconnaissons-le. Elle est de plus en plus souvent remplacée par le « relâché » qui laisse — autant que possible — des branches en place en hauteur. Une coupe « à la houppe » jouable sur les platanes en bonne forme ou bien encore les tilleuls et érables « encore jeunes ». Avec à la clé, plus d’ombre en été.

Photos : Véronique Leblanc

PLANTER SANS SE PLANTER Romuald Sutter et Christian Brucker insistent sur le facteur temps. Un arbre ne pousse pas du jour au

Il faut agir et les deux spécialistes y sont d’autant plus déterminés que la décision « forte » prise il y a dix ans de stopper net l’emploi des produits phytosanitaires montre aujourd’hui sa pertinence. « Les trottoirs se sont progressivement enherbés, les espaces verts sont plus riches, les plantes pionnières sont arrivées très rapidement, d’autres ont suivi et aujourd’hui nous avons des orchidées sauvages. Un équilibre s’est recréé sans exclure les espèces horticoles. C’est une réussite du point de vue de la biodiversité. » Pari gagné. Celui des arbres reste à relever. Christian Brucker sait que l’heure de la retraite n’a pas encore sonné. Demain plus que jamais, Strasbourg aura besoin de « ses » arbres.

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OR D’ŒUVRE

Texte : Véronique Leblanc

U N P L A N C L I M AT A M B I T I E U X Toujours plus d’arbres pour une ville plus fraîche et ombragée, captatrice de carbone et accueillante à la biodiversité. On s’y projette volontiers… Mais cela ne suffira pas à relever le défi climatique. Devant l’urgence, l’Eurométropole s’est dotée d’une feuille de route qui définit des objectifs à atteindre en 2030 et 2050, avec mise à jour tous les 6 ans. Elle résulte d’une réflexion collective menée avec plus de 400 partenaires qui ont planché sur un Plan Climat. OBJECTIFS En matière de qualité de l’air, il s’agira de respecter les normes de l’Organisation mondiale de la santé d’ici 10 ans. La réduction des gaz à effet de serre devrait atteindre 40 % en 2030 et 90 % en 2050. Objectif : neutralité carbone. Les consommations énergétiques devraient diminuer de 30 % en 2030 et de 55 % à l’horizon 2050. Avec, en parallèle, une part des renouvelables chiffrée à 40 % avant d’atteindre les 100 % au terme du processus. Côté déchets, l’objectif est de réduire de moitié le tonnage des poubelles bleues. Dans le domaine des déplace-

ments la part modale de la voiture devra être limitée à 30 % au profit du vélo (16 %), de la marche (37 %) et des transports en commun (17 %). L’objectif est également de rénover de 6 000 à 8 000 logements par an en bâtiment basse consommation et, à terme, la totalité du parc. Enfin, en ce qui concerne la consommation d’eau, une réduction de 20 % est visée. Pour atteindre ces objectifs, 50 actions ont été définies autour de 4 axes. 1. Un environnement sain favorisé par le développement des mobilités durables 2. Le « 100 % renouvelable » et la neutralité carbone visés sur tous les fronts : réhabilitation des logements, promotion du solaire, de la biomasse, du biogaz, de la géothermie. 3. La création de valeurs, d’emplois et d’inclusion sociale qui implique une sensibilisation à l’impact de nos modes de vie dans une logique de « mieux comprendre pour mieux agir » 4. La mobilisation des acteurs notamment autour du financement de ces 50 actions.


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ÉTUDIANTS PRÉCAIRES La faim d’un système

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Texte : Charles Nouar

Photos : Charles Nouar — DR

Remplir son frigo pour moins de 10 euros par mois : un challenge relevé depuis quelques années par l’association ASEF Strasbourg. Loin d’une utopie, une expérience qui permet à de nombreux étudiants précaires en incapacité de travailler de ne pas lâcher leurs études…

« Et financièrement, tu t’en sors comment, du coup ? ». « Là, maintenant, je bosse dans un restaurant de sushi. Ça me permet de me donner un peu d’air sur le plan bancaire. C’est mieux qu’à mon arrivée en Alsace, mais c’est chaud. Pas simple d’aligner les heures de cours et les heures de taff. Y a des jours, tu ne tiens plus, mais ça va… ». Kseniia est d’origine ukrainienne, vit à Strasbourg depuis bientôt quatre ans, suit des études d’informatique : « Plus simple », lui avait-on expliqué à son arrivée pour qui ne maîtrise pas encore le français. Une orientation plus ou moins voulue mais qu’elle assume aujourd’hui, se projetant idéalement dans des métiers très ciblés liés aux « white hat », ces « gentils hackers » dont l’une des missions consiste à réaliser des tests d’intrusion afin de détecter d’éventuelles failles de sécurité dans les systèmes d’information de grandes sociétés ou institutions publiques. « Oui, je crois que c’est quelque chose qui pourrait me plaire. Bien plus que la restauration en tout cas ». À moins qu’une autre voie ne se dessine, davantage liée à la danse, une passion qu’elle cultive tout particulièrement entre Strasbourg et Paris au travers de la promotion du voguing, un style urbain né dans les années 1970 dans des clubs gay afro-américains de

“ Au Brésil, nous n’avons pas cela. Aider les gens pour 1 euro, c’est quelque chose de génial !”

New York et popularisé depuis par Madonna, Lady Gaga, Beyoncé ou Beth Ditto. Commençant à se faire un petit nom dans le milieu, la jeune étudiante confie avoir déjà été contactée par une société de production pour participer à un premier documentaire sur le sujet. De quoi — peut-être — lui ouvrir une petite porte vers un autre univers... MOYENS DE SUBSISTANCE Pourtant, les perspectives auraient pu être bien autres. Tout, de son aventure universitaire, aurait pu très vite s’arrêter, pour simple cause alimentaire. Le revenu par habitant en Ukraine ne compte de loin pas parmi les plus élevés et une aide familiale peine à assurer le quotidien d’expatriée. Qui plus est quand certaines contraintes linguistiques, administratives ou légales empêchent de nombreux étudiants étrangers d’accumuler, en dehors des cours, des heures salariées suffisantes à la constitution d’un revenu décent. Dans le cas de Kseniia, à son arrivée en France, le loyer en cité U et les frais rattachés aux études versés, pas plus de 20 à 40 euros ne lui restaient pour boucler les fins de mois... et se nourrir. Le FEC, les restos U, la restauration rapide, le mix des trois : inimaginable, alors. Faire ses courses dans des enseignes à bas coût : pas davantage envisageable.


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entreprise, des bénévoles. Trois minimum pour assurer le service. À défaut, comme cela s’est déjà produit par le passé, les portes restent closes. Un incident déjà arrivé par le passé mais que l’association cherche à éviter en mobilisant via sa page Facebook en appelant les volontaires à afficher leurs disponibilités sur un Doodle.

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OR D’ŒUVRE

Texte : Charles Nouar

Photos : Charles Nouar — DR

UNE CARTE POUR SÉSAME La solution, c’est des Brésiliens qu’elle l’a trouvée. « Un tuyau que des amies depuis reparties au pays m’ont donné ». Chaque mercredi soir, la primo arrivante qu’elle était se dirigeait sur leur conseil vers le Centre Bernanos, sise rue du Maréchal Juin. Le principe : pour 1,5 euros alors, offrir à des étudiants la possibilité de remplir un caddie sans autre contrainte que de déposer un formulaire accompagné d’une photo et d’un certificat de scolarité. La chose faite, à partir de 18 h les portes s’ouvraient et Kseniia, sa carte tamponnée à chaque passage, de rentrer dans l’épicerie des aventuriers de Moundir pour les accros aux programmes de télé-réalité, sans limite de perles à dépenser. Quasi open bar pour deux euros max. « Là, tu viens avec un gros sac : on t’y propose du lait (une à deux briques selon le monde présent et les réserves disponibles), de l’huile de tournesol, du beurre, du pain, du riz, des pâtes, du café, du thé, du sucre, du sel, des plats pré-cuisinés, des conserves, de la viande, du poisson pané, des pâtés en croutes, des glaces, du fromage, de la charcuterie, des yaourts, des viennoiseries, des biscuits, les légumes, des fruits et parfois même de la papeterie. Un jour, je suis même repartie avec des petits carnets et un kilo de crayons ! Imagine ! ». LES BÉNÉVOLES POUR MOTEUR À l’origine de l’initiative, une association : l’ASEF Strasbourg, l’Association pour la solidarité étudiante en France qui a fait de la solidarité estudiantine son cœur de métier. Pour faire fonctionner la petite

Alors qu’elle était étudiante en gestion, PEGE, Anna Paula fut de ceux qui prit de son temps pour aider : « Au Brésil, nous n’avons pas cela. Aider les gens pour 1 euro»(le prix du ticket à son époque, ndlr),»c’est quelque chose de génial ! ». Même topo pour Ismaël, étudiant en droit des affaires : « lorsque j’ai découvert l’ASEF grâce à un ami, j’ai adoré le principe. Y être m’a permis de servir et d’offrir de mon temps pour une bonne cause, et de rencontrer d’autres personnes, de découvrir de nouveaux visages ». Se sentir « utile », fut l’un des déclencheurs aussi de l’engagement de Grégoire, un autre étudiant en droit : « surtout dans un milieu étudiant qui est parfois difficile à vivre ». Kseniia, elle y est principalement venue en tant que « cliente ». Y a parfois développé quelques stratégies pour être sûre de ne manquer de rien sur la semaine en jouant la carte solidaire entre amis. Car, en cas de forte demande les « caddies » peuvent être rationnés. « En prenant la file dès 17 h, passer dans les premiers une heure après t’offre la garantie du choix ; en passant en dernier, et selon ce qui reste, la possibilité de repartir avec davantage de choses. Alors, on se partageait les horaires entre deux à trois personnes et on faisait caisse commune. Cela nous permettait parfois d’allier qualité des premiers produits et suppléments autorisés de fin de journée ». Reste que depuis un peu plus d’un an, le rythme de ses venues s’est néanmoins ralenti. Parce que job trouvé et revenus en hausse, lui permettant de se passer pour partie du service, mais aussi parce qu’horaires de travail parfois incompatibles avec l’exercice. À défaut d’y être volontairement ou non restée fidèle, Kseniia n’a néanmoins de cesse de le marteler : « ce système est incroyable et change la vie quand tu n’as quasiment pas de ressources financières pour t’alimenter ». Sans cela, pas certain, qu’elle serait encore ici à finir ses études, faute de liquidités. Une raison bien suffisante pour elle pour faire connaître à son tour ce système pour qu’après elle, d’autres étudiants puissent à leur tour alléger leur précarité.


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SHADOK

La fabrique des idées

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Texte : Aurélien Montinari

Photos : Jérôme Dorkel/Eurométropole de Strasbourg

Fraîchement arrivé à Strasbourg, Nicolas d’Ascenzio, le nouveau directeur du Shadok nous parle des futurs projets pour la rentrée. Entre Presqu’île Malraux, Manufacture et COOP, le tiers-lieu se réinvente et tisse sa toile… Or Norme. Initialement tu viens de chez Bliiida, à Metz. Désormais tu es à la tête du Shadok, comment se passe ton adaptation ? « Cela se passe très bien. Strasbourg est une ville de cœur. Comme toutes les transitions, il y a un travail d’adaptation, de découverte, de diagnostic. J’ai d’abord rencontré l’équipe, les acteurs du lieu et les différents partenaires du Shadok, puis les partenaires et les acteurs de la COOP car je suis à cheval sur ces deux missions. Il y a une vraie envie de déclencher l’ensemble des énergies. En ce qui concerne le Shadok il faut réinventer la formule, réussir à retrouver un nouveau sens pour le projet, c’est passionnant. À la CO OP il y a cette volonté de faire partie d’une nouvelle histoire. C’est excitant d’être dans ces débuts de projets. Or Norme. Le Shadok a ouvert en 2015, quel bilan après 4 ans ? C’est un lieu qui, aujourd’hui, a vécu sa première séquence et qui a permis à la collectivité d’affirmer une volonté sur le numérique et la créativité de manière générale. Désormais, le contexte évolue, il y a l’ouverture de la Manufacture prochaine, mais aussi celle de la CO OP. Le numérique lui-même est une matière qui est en mouvement perpétuel. Entre les acteurs créatifs, les industries culturelles et créatives, le rapport entre l’économie et le numérique, le Shadok doit se demander comment s’installer durablement dans le paysage strasbourgeois tout en restant un lieu d’innovation. Il faut que le lieu se transforme et, en même temps, il faut conserver une base solide afin que les équipes, les artistes, les porteurs de projets et les habitants de Strasbourg se retrouvent tous dans ce projet. Or Norme. On parle de tiers-lieu, de numérique, de digitalisation, quelle définition pourrait-on donner précisément du Shadok ?

Le Shadok est un tiers-lieu dédié à la création numérique. C’est un troisième espace entre espace de vie et de travail. Cela correspond aux changements de la société. Dans nos métiers, le numérique a changé nos façons de travailler ; on est mobile, on a des portables, on peut travailler partout et on entreprend beaucoup plus qu’il y a vingt ans. Du coup, la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle a tendance à se gommer. Ces espaces-là répondent à cette demande qui consiste à avoir, dans un même espace, la possibilité de travailler mais aussi de se divertir, d’aiguiser sa curiosité, de rencontrer, d’échanger et de partager. Or Norme. Comment rendre accessible aux usagers la fonction d’un tiers-lieu ? Il faut d’abord simplifier le vocabulaire. Je pense qu’il y a la question de la communication et la question du fond et de ce que tu proposes. Au rez-de-chaussée du Shadok on va relancer un restaurant, on va mettre des bornes d’arcade, des baby-foot... Il faut que le lieu soit fun, cool et accessible, comme dans un bar en quelque sorte. On veut montrer que c’est pour tout le monde, pour les enfants, pour les personnes âgées, on doit pouvoir boire un verre, assister à une conférence... Notre rôle à nous, c’est d’être du service public, c’està-dire que tu dois pouvoir venir toquer à la porte et vivre une expérience. Il faut que le public vienne nous voir, et pour voir des choses, mais surtout pour nous dire : « Qu’est-ce qu’on peut faire comme projets avec vous ? ».


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LA MINOTERIE

Se réunir, encore mieux qu’à la maison ! Un lieu d’exception, de vrais espaces de travail, un service sur mesure, le tout dans un cadre coquet à la fois propice à la concentration et à l’évasion… Bienvenue à la Minoterie qui accueille comme à la maison réunions ou autres rendez-vous des entreprises, au cœur de la Petite France.

Céline et Sophie, ou l’art de recevoir les pros

Se réunir autrement. Pas dans une cabane dans les arbres inappropriée pour travailler dans de bonnes conditions, ni dans une salle de réunion austère. Mais dans un appartement à la déco ultra léchée et doté des meilleures technologies pour bosser.

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OR D’ŒUVRE

Texte : Barbara Romero

Photo : Nicolas Roses

Nichée dans une sublime bâtisse du 19e siècle au cœur de la Petite France, la Minoterie propose quatre espaces de travail ou de détente pour offrir une expérience innovante et inspirante de la réunion entre collaborateurs. Écran tactile dans la vaste salle de réunion, wifi click and share, chaises confortables, tables modulables, luminosité, tout est pensé pour offrir un cadre de travail high-tech avec tout le confort nécessaire. « Nous avons imaginé un endroit qui ne sacrifie rien, un espace de travail mais convivial », soulignent ses deux créatrices, Sophie BaeckerMarques, 42 ans, et Céline Hansmaennel, 48 ans.

“ On avait envie de casser les codes de la réunion, que les gens ici se sentent comme à la maison. ” La Minoterie. 12, rue des Moulins, Strasbourg. Tél. 03 88 23 10 15 www.la-minoteriestrasbourg.com Tarif : à partir de 600€ la demi-journée, goûter et boissons comprises. Devis sur mesure.

CHEF À DOMICILE, AFTERWORKS… Grâce à leur solide expérience en marketing et communication dans de grands groupes ou PME, Céline et Sophie ont pensé aux moindres détails pour éviter tout grain de sable dans le déroulement de la journée. Dotées d’un goût très sûr, elles ont réussi à faire de ce cadre de travail un cocon ultra cosy entre objets chinés, savant mélange de couleurs, bouquets de fleurs, bougies, et luminaires

design. « On avait envie de casser les codes de la réunion, que les gens ici se sentent comme à la maison », confient-elles. Pari réussi pour les deux hôtesses qui accueillent les entreprises en toute discrétion et convivialité. Doux effluves de madeleines faites maison, brochettes de fruits, café quali, boissons détox… Céline et Sophie proposent un service à la carte selon les envies de leurs convives. Pleines d’idées, elles proposent également des activités fédératrices comme du yoga, des initiations à la chorale, à la photo, des ateliers cocktails ou tisanes. « L’idée, c’est de les surprendre, sourient-elles. Nous nous engageons par ailleurs à faire travailler les locaux qui sont de plus en plus créatifs et inspirants. » Pour le déjeuner ou le dîner, Céline et Sophie font venir des chefs à domicile pour un service à table dans la salle à manger réconfortante, ou un traiteur pour des buffets conviviaux. Le must ? La jolie cour pavée habillée de petits lampions pour un afterwork en mode guinguette au cœur de cette magnifique bâtisse construite en 1817. Destinée à accueillir 45 personnes maximum, la Minoterie s’adapte à tout type de besoins professionnels, du team building au comité d’entreprise, en passant par des shooting photos, des boutiques éphémères, voire même au tournage d’un film.


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NATACHA BIEBER

Des relations internationales à la boucherie artisanale

À l’approche de ses 30 ans, Natacha Bieber décide de quitter les relations internationales. En quête d’une reconversion, elle découvre la viande presque par hasard, et c’est le coup de cœur. Après être passée par de célèbres maisons à Strasbourg, Paris et Los Angeles, la jeune femme de 35 ans vient d’ouvrir sa coquette boucherie artisanale à deux pas de la place Saint-Étienne.

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Texte : Barbara Romero

Photo : Nicolas Roses

7, rue de la Croix, Strasbourg. Tél. 03 90 23 87 38 www.natachabieber.fr

Meubles en bois clair, billots traditionnels pour découper la viande à l’ancienne devant le client, musique sympa en fond sonore, logo design… Plus qu’une boucherie, le commerce de Natacha Bieber est un concept. Déco ultra soignée, pièces de viandes et de charcuterie joliment présentées dans une armoire réfrigérée : Natacha Bieber a soigné les moindres détails. « Quand je suis rentrée de mon expérience aux États-Unis, je me suis dit qu’il me fallait un concept, une image, je voulais que ma boucherie soit belle, soignée, élégante », confie la jeune femme de 35 ans. Pari gagné, on s’y sent bien, dans un esprit commerce de quartier des plus agréables où le boulanger du coin n’hésite pas à ramener les croissants. « LES MÉTIERS ARTISANAUX NÉCESSITENT BEAUCOUP DE TRAVAIL, DE RÉPÉTITIONS DE GESTES… » Mais avant d’ouvrir sa propre enseigne, Natacha a — très — sérieusement travaillé sa reconversion. N’étant plus épanouie dans son job dans les relations internationales,

elle réfléchit alors à comment entreprendre. « Je voulais être mon propre patron et acquérir un savoir-faire, confie-t-elle. Je ne pouvais plus être statique derrière un bureau, j’avais envie de faire quelque chose de mes mains. » Elle découvre l’univers de la viande par hasard, dans une boucherie familiale proche du musée d’art moderne. « J’ai tout aimé, le geste, le toucher, c’est un rapport assez charnel avec la viande, mais aussi la technicité, le contact avec les gens… » Son CAP en poche après une année d’expérience chez Kirn, elle décide de partir à Paris, « car j’avais envie de progresser très vite. Les métiers artisanaux demandent beaucoup de travail, de répétition de gestes pour acquérir une solide expertise. Je dois encore gagner en rapidité. » La jeune femme passe alors par de prestigieuses maisons comme Hugo Desnoyer, Marché d’Aligre ou Yves-Marie Le Bourdonnec. « À Paris, j’ai tout appris : la rigueur, le travail dans le détail, les enchaînements d’heures, le rythme, la clientèle exigeante… » Le 24 décembre au soir, dernier jour de sa saison chez Yves-Marie Le Bourdonnec, ce dernier la regarde et lui dit : « Tu es prête. Mais il faudrait que tu ailles à l’étranger, en tant que Français, nous avons un beau savoir-faire. » Natacha s’envole alors pour Los Angeles, mais revient très vite. « Je ne veux plus vivre ailleurs qu’en France en fait, on est trop bien ici ! En revanche, aux États-Unis, tout est possible, il y a un vrai vent de liberté, je suis revenue galvanisée ! » Natacha investit alors 200 000 € pour installer sa boutique au cœur de Strasbourg. Ses viandes sont rigoureusement sélectionnées — la volaille vient des Landes, l’agneau, le veau et le bœuf du Limousin, le porc du Cantal et du Sud-Ouest. Les amateurs n’y trouveront en revanche aucune charcuterie alsacienne : « Je ne charcute pas, et je préfère proposer d’autres produits de charcuterie que mes confrères, comme du Noir de Bigorre… » Une artisane-bouchère qui se démarque même par son positionnement « flexitarien », en privilégiant le manger « moins de viande, mais mieux. »


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TOP MUSIC

Top #Chasseursd’emplois D’un côté, 350 annonceurs désespérés de ne pas trouver de candidats. De l’autre, une audience hebdomadaire flirtant avec les 470 000 auditeurs. Au centre, la première radio du Bas-Rhin pariant sur la proximité et la notion de service. De là est née l’émission mensuelle « #Chasseursd’emploi s» de Top Music. Une idée qui a vite séduit la Région Grand Est, la presse quotidienne régionale et les radios locales de la grande région pour en faire une opération à grande échelle.

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Texte : Barbara Romero

Photo : Nicolas Roses

Christophe Schalk, PDG de Top Music, mise sur le service, le divertissement et la proximité.

Tout a commencé avant Noël, lorsqu’un « client-ami » a fait part au PDG de Top Music de son désarroi de ne pas réussir à recruter. Il me dit : « J’ai 12 postes à pourvoir, j’ai tout essayé, mais rien, confie Christophe Schalk. J’en ai discuté avec mes clients, mais aussi avec ma femme dans le recrutement, et tout le monde me disait la même chose, quel que soit le secteur d’activité, c’est difficile de recruter. » Son idée ? « Nous avons plus de 460 000 personnes qui nous écoutent, et 350 clients qui proposent du travail, pourquoi ne pas faire matcher les deux ? » La première émission #Chasseursd’emplois se déroule le 24 janvier. « Depuis le mois de janvier, nous avons 400 offres d’emplois à pourvoir dans l’industrie, le tertiaire, la restauration, en ligne sur notre site ou sur notre application, précise-t-il. Au global, une radio sera toujours un porte-voix. » « SI CHACUN CONTRIBUE UN PEU, ON IRA TOUS MIEUX » Séduite par l’idée, la région Grand Est décide de soutenir l’opération et emmène à son bord la PQR et les radios locales de la grande région. « Chaque dernier jeudi du mois, nous traitons tous d’une même thématique liée à l’emploi. Sur Top, nous démarrons la journée à 7h par une interview sur des sujets variés comme “ L’emploi en Alsace c’est quoi ?”. Puis nous enchaînons avec un autre rendez-vous toutes les heures. C’est une façon pour nous de rendre service. Si nous pouvons avoir un rôle sociétal, c’est bien », précise Christophe Schalk. Les auditeurs peuvent ainsi envoyer leur CV à la radio, ou consulter les offres en ligne. Top Music planche aussi à l’organisation d’un grand job

dating au printemps prochain en situation réelle. « Notre radio fonctionne sur trois piliers : divertir, informer, rendre service. Or quel meilleur service peut-on rendre que d’aider à trouver un emploi ?, confie le boss. Le taux de chômage en France est historiquement bas, mais nous sommes dans un pays où le déficit se creuse. Il y a un vrai problème de formation, d’assistanat. Ma vision c’est que si chacun y contribue un peu, on ira tous mieux. » DEUX CONCERTS POUR LA RENTRÉE Dans le même esprit, Top Music mise plus que jamais sur la proximité. La radio s’offre un petit lifting pour la rentrée et développe son sens du service. « Après 20 ans sur la matinale, Manu va passer sur le créneau 9-12h. Tous les matins, nous allons nous donner un défi à relever pour nos auditeurs, comme récemment nous avons permis à une petite fille malade de rencontrer Alex Lutz car elle en rêvait, pour une entreprise de trouver un prestataire ou que sais-je. » La radio va aussi se faire le porte-voix des podcasts, en diffusant à l’antenne chaque jour 30 secondes consacrées à l’habitat, à l’éco-responsabilité, à la gourmandise… « Ce seront des podcasts locaux qui raconteront la vie du territoire. Si l’auditeur est intéressé, il pourra l’écouter en entier sur le site. » Fin juillet, Top Music a une nouvelle fois battu son record d’audience avec 471 300 auditeurs par semaine. Pour Christophe Schalk, Top Music doit se distinguer des « robinets à musique », « pour créer du lien, être présent sur les événements locaux. » Le 6 septembre, on retrouvera la radio « in real life » pour le concert d’inauguration de la Foire européenne au Palais des congrès. « Ce sera un concert à 20€ avec notamment Capéo, Natacha Andreani, pour fêter l’ouverture de la Foire européenne nouvelle génération. » Le 26 septembre, place à son 4e plateau – gratuit – au Théâtre en plein air de Colmar avec 10 000 personnes attendues. En tête d’affiche, Noah, Claudio Capéo, Maître Gims… « Ce sera une nouvelle fois une soirée avec la scène majeure en terme de variété ». Offerte par la radio, et les artistes. www.topmusic.fr


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Photo : Strasbourg-Evenements Texte : Aurélien Montinari OR D’ŒUVRE OR NORME N°34 Idéales

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FOIRE EUROPÉENNE

Strasbourg, ville-événement

La Foire Européenne de Strasbourg fête cette année son 87ème anniversaire, l’occasion d’aller à la rencontre d’une entreprise qui fait battre le cœur de la ville, Strasbourg Evénements, et d’évoquer avec la Directrice Générale, Albane Pillaire, l’attractivité de Strasbourg et l’avenir de l’événementiel. Alors que le chantier du nouveau Parc des Expositions (PEX) s’active dans le futur quartier d’affaires Archipel, une structure transitoire, placée derrière l’hôtel Hilton, prend le relais depuis le 1er juin et ce jusqu’en 2021. Composée de deux halls, de 12 550 m² et 4800 m², ce PEX éphémère (qui sera réutilisé), couplé au PMC, va permettre à l’agence Strasbourg Événements de poursuivre son activité. 155 M€ DE RETOMBÉES Société d’économie mixte, au sein de laquelle la Ville et l’Eurométropole sont majoritaires à 50,1 %, Strasbourg Événements organise tous types d’événements, du congrès à la foire, en passant par les conventions, séminaires et autres assemblées

générales. Structures mais aussi services, l’entreprise se donne pour mission d’accueillir et gérer les manifestations et de promouvoir la ville, « notre métier, c’est de faire valoir tout ce que la ville peut offrir aux entreprises régionales, nationales et européennes. À nous de créer les bonnes conditions pour qu’elles se sentent comme à la maison », résume Albane Pillaire. Une attractivité et un confort qui, l’an passé, ont généré pas moins de 155 millions d’euros de retombées sur la ville. Accessibilité, hébergements, mais aussi offre culturelle voire gastronomique, plusieurs facteurs participent de l’attractivité de Strasbourg ; autant de raisons de la choisir comme ville organisatrice d’événements majeurs.


Si l’aspect technique est primordial, Strasbourg jouit cependant d’atouts supplémentaires : « c’est un univers très concurrentiel, mais à Strasbourg, ce qui est important, c’est le portage par des politiques. Quand on représente une candidature, ce n’est pas Strasbourg Evénements qui parle, c’est d’abord Monsieur le Maire. Ça, c’est notre élément différenciant, les clients savent qu’ils vont être considérés ». Dernier argument, la taille même de la ville de Strasbourg qui lui permet de se mettre « aux couleurs des événements », de l’arrivée des congressistes à l’aéroport ou à la gare jusqu’au cœur de la ville avec le tram ou des bannières. Un ensemble de qualités qui fait de Strasbourg une ville à fort potentiel événementiel. UNE GRAND-MESSE POPULAIRE Pour exemple la Foire Européenne, manifestation promue chaque année dans toute la ville et qui, à presque 100 ans, fait toujours preuve de vitalité. « C’est le média avec le coût contact le moins élevé. Une participation à la Foire pendant 11 jours, c’est 170 000 visiteurs qui passent et à qui vous pouvez proposer votre produit. Pour les exposants, c’est six à huit mois de carnet de commandes à l’issue de la Foire », précise Albane Pillaire. Cette grand-messe populaire a su s’adapter aux goûts et usages des nouvelles générations. Spectacles, concerts, food trucks, jeux pour enfants, « on a déjà gagné 10 à 15 ans de moins dans l’âge des visiteurs ». Des tendances à saisir pour rester attractif avec également de nouvelles attentes sur les thématiques des événements ; aux classiques tourisme, habitat ou automobile s’étant ajoutée la pop culture avec l’exemple de la Japan Expo à Paris. « La mise en œuvre d’un salon demande un an et demi, c’est le temps à prendre en compte entre le moment où l’on saisit la tendance et où l’événement a lieu ». Un pari audacieux car la mode doit se confirmer durant la phase de préparation, « il y a une inertie à prendre en compte vu la rapidité avec laquelle aujourd’hui on change de sujet d’addiction ».

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Événements intergénérationnels en constante évolution, les foires et congrès ont de beaux jours devant eux, portés par une entreprise dont la force est non seulement Strasbourg mais aussi son amour pour cette ville. The show must go on !


SOUVENIRS

Dans la peau d’un vendangeur Ces derniers mois, chaque coupe consommée faisait resurgir mon envie d’apprendre sur le vin. Les chaleurs estivales ont multiplié les apéros et, au fil des discussions avec les copains, l’idée a germé. Bien qu’excitant, le projet de participer aux prochaines vendanges en Alsace m’angoisse un peu. Je me calme en me répétant que la vue des vignes me fera du bien. C’est que les rangées tirées à quatre épingles réconfortent mon esprit cartésien. Avec les propriétaires du domaine – nous les appellerons Sarah et Michel – situé près de Strasbourg, j’ai convenu de participer à deux jours de vendange.

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OR D’ŒUVRE

Texte : Jessica Ouellet

Photos : Caroline Paulus

7H30 Vêtue de vieux vêtements et avec un brin d’appréhension, je rejoins la poignée de vendangeurs qui animent la devanture du domaine. Malgré l’heure hâtive, le franc-parler de quelques-uns témoigne d’une évidente complicité. Je me présente à mes nouveaux collègues avec une trace d’oreiller encore collée contre la joue. Sous des airs de chef de scouts, Michel motive le groupe avant de nous conduire dans une parcelle de vignes situées aux abords du village. Mes espadrilles boivent la rosée du matin, et le soleil argenté offre un spectacle éblouissant. 8H00 Chacun attrape une paire de gants, un sécateur, et un seau. Des binômes se forment, puis s’installent en face à face dans les rangées. Le vigneron m’apprend à couper les raisins, en écartant ceux qui pourraient nuire à la qualité des jus. Un travail à la chaîne permet de faire remonter les petits seaux dans un grand, appelé botiche. Le bruit des lames sur les rafles est étouffé par les conversations autour de la pluie et du beau temps, puis l’un des vendangeurs entreprend une série de blagues alsaciennes qui inspire de grands éclats de rire. Rapidement, quelques botiches sont bien remplies. Les fruits exposés à la chaleur et à l’air pourraient commencer à fermenter. Notre collecte est donc transportée en tracteur au domaine, où les raisins seront directement mis

Raisins sous le soleil d’automne

dans le pressoir pour la première presse de la journée. Michel devra rester près de son outil afin de contrôler les opérations. Les prémices du prochain millésime émergeront en cave. 10H30 Sarah déploie une nappe alsacienne et improvise un salon de thé sur un banc. Chacun prend sa petite dose de caféine. J’imite une dame qui trempe un bout de kougelhopf dans son godet. Ses gestes m’accrochent un sourire. Je discute avec elle tout en jetant des coups d’œil aux gaillards qui tapent dans les bouteilles de schnaps. Revigorés, nous repartons jusqu’à midi. 12H00 Les bras sucrés jusqu’aux coudes, nous retournons au domaine afin de nous débarbouiller et nous installer à une grande tablée. Le bon manger cuisiné sur place attend une petite armée. Les discussions résonnent au rythme des coups de fourchette, et quelques bouteilles traversent la table. Au fil des débats qui animent les convives, j’apprends que plusieurs manient le sécateur avec assiduité depuis bon nombre d’années. C’est que l’adage « Alsacien loyal » subsiste dans le vignoble.


Les vignes au petit matin

13H00 Les plus frileux des coups de soleil débutent l’aprèsmidi en se tartinant de crème. Puis, nous sommes conduits à une nouvelle parcelle de vigne. En Alsace, le vignoble est très morcelé. Il n’est pas rare qu’un vigneron possède plusieurs dizaines de lopins de terre. Un patchwork verdoyant depuis là-haut ! Le soleil fait le fier dans le ciel dépourvu de nuage. Sarah s’assure que ceux qui se prennent pour des chameaux font le plein d’eau. On coupe, on s’accroupit, on se relève, on papote. Le travail est physique certes, mais la bonne ambiance camoufle les courbatures qui s’installent. J’affine mes talents de vendangeuse, et j’en oublie le

117mouvement. Nous rejoignons une autre parcelle arrivée

à maturité. Pendant ce temps, les raisins que nous venons de couper sont transportés au domaine. Le reste de l’après-midi défile au couic des ciseaux de jardinage. 17H00 Un souffle de soulagement valse dans le chargement qui nous conduit à l’apéro. Un lavage de mains – indis-

‘‘ Le travail est physique certes, mais la bonne ambiance camoufle les courbatures qui s’installent.”

pensable – précède le tchin-tchin. Sarah me raconte la bouteille qu’elle vient d’ouvrir tandis que le vin enchante mes papilles. Michel nous rejoint pour trinquer. Attentif au pressoir, le vigneron rejoindra son lit lorsque la nuit sera bien noire. 17H30 Quelques bretzels plus tard, je quitte le groupe avec une série de « à demain ». Il y a longtemps que mes mains n’avaient pas joué dehors. Entre corps fatigué et esprit oxygéné, je suis satisfaite de mes coups de sécateur, et j’ai hâte à demain. L’immersion sera courte certes, mais authentique.


JEUNES RANDONNEURS SANS FRONTIÈRES

“ On est en manque d’expériences qui durent dans notre quotidien… ”

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OR BORD

Texte : Quentin Cogitore

Photos : DR

On le sent, le besoin de reconnexion à la nature est bien réel chez les jeunes générations. La prise de conscience de vivre sur une planète fragile et en danger est manifeste : les différentes Marches pour le Climat du printemps ont fédéré des milliers de jeunes à Strasbourg et la pression pour changer nos modes de vie se fait de plus en plus forte. C’est dans ce contexte que Mücahit Tarhan s’est donné pour mission de rendre la montagne (à nouveau) accessible aux jeunes. Président et fondateur de l’association Jeunes Randonneurs Sans Frontières, cet étudiant en médecine raconte pour Or Norme ce qui le pousse à organiser des randonnées dans les Vosges et en Suisse et immerger les jeunes en pleine nature. Or Norme. Un mot à propos de Jeunes Randonneurs Sans Frontières (JRSF) ? Mücahit Tarhan : JRSF, c’est une association créée en 2017. Elle compte une centaine de membres pour qui nous organisons une à deux randonnées par mois au départ de Strasbourg. L’association prend en charge le transport en bus et l’itinéraire de la randonnée. Notre objectif est vraiment de rendre accessible et simple la découverte de paysages naturels merveilleux. Parce que pour aller randonner, il faut une voiture, un itinéraire, du matériel… Et je trouvais ça limitant, trop restrictif. Avec JRSF, on facilite au maximum la rando pour les jeunes. Sur notre page Facebook, on poste une photo d’un paysage et on dit « on va voir ça ». Les Mücahit Tarhan

participants embarquent avec nous s’ils le veulent, sans se soucier de l’organisation. Je crois vraiment que nous sommes une génération qui cherche la simplicité. Or Norme. Comment en es-tu venu à créer cette association ? En avril 2017, j’ai vu passer une magnifique vidéo sur les réseaux sociaux d’un train dans la montagne en Suisse. Je me suis qu’il fallait absolument aller randonner là-bas ! J’ai donc partagé cette vidéo sur un groupe Facebook que je gérais en proposant à mes amis d’y aller. Il y eut tellement de demandes qu’organiser un covoiturage était un véritable casse-tête, alors je me suis dit pourquoi ne pas louer un autocar ? Je n’avais même jamais loué de voiture ! J’ai donc lancé une sorte de défi sur le groupe : si j’avais plus de 30 inscriptions (soit la moitié du car) à une date donnée, je réservais le car. Et en seulement 3 jours, j’avais 60 inscriptions. Le car était rempli ! Aujourd’hui avec le recul, je ne sais pas si c’était une aventure ou une folie : je me suis retrouvé avec 60 personnes dont je n’en connaissais qu’un quart et je n’avais jamais parcouru l’itinéraire… Mais tout s’est bien passé.



dans notre quotidien, je trouve. On est perpétuellement dans l’instantané, que ce soit dans notre vie de tous les jours ou sur les réseaux sociaux. Or Norme. Justement, dans l’organisation des randonnées, les réseaux sociaux ont une place centrale Tout à fait, c’est grâce à Facebook qu’on arrive à toucher autant de monde. On prend même les réservations via Messenger ! Avant chaque rando, on publie la sortie sur les groupes Facebook d’étudiants qui fédèrent beaucoup de monde. Et cette notion de groupe, on la retrouve physiquement au cours de la journée : quand on propose une rando avec une soixantaine de participants, chacun sait qu’il va rencontrer plein de personnes rapidement. On est vraiment dans le partage, qui du pique-nique, qui de la boisson.

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OR BORD

Texte : Quentin Cogitore

Photos : DR

Pendant une randonnée JRSF

‘‘  Avoir un objectif à court terme sur la journée - comme monter au sommet d’une montagne - et pouvoir l’atteindre m’a tout de suite charmé. ” J’ai eu cette forte impression que quand on passe en mode “aventure”, ça marque les gens. L’ambiance était top et les photos qui ont été publiées par les participants sur les réseaux sociaux ont vraiment donné de l’ampleur. Je crois qu’il n’y avait pas d’organisation qui touchait précisément les jeunes et c’est comme ça que l’envie de créer JRSF est née. Or Norme. Selon toi, qu’est-ce qui pousse les jeunes à aller en montagne aujourd’hui ? Pour ma part, j’ai rencontré la montagne assez tard mais ça a été un véritable coup de foudre. En faisant le bilan de ma première randonnée, je trouvais ça simplement incroyable de pouvoir marcher en pleine nature, en dehors du bruit de la ville. Avoir un objectif à court terme sur la journée - comme monter au sommet d’une montagne - et pouvoir l’atteindre m’a tout de suite charmé. Dans une rando en groupe, on a aussi un objectif commun, on marche ensemble dans la même direction. Et puis il y a cette ambiance de partage et de cohésion qu’on avait dans nos classes vertes. On est en manque d’expériences qui durent

Or Norme. Quel est le profil des participants de vos randonnées ? À l’origine, les participants étaient tous des étudiants de ma fac de médecine. Aujourd’hui, l’asso siège à Hautepierre, un quartier prioritaire de la Ville. Et c’est pour cette raison qu’on fait tout pour faire participer des jeunes des quartiers. On a donc des étudiants, des jeunes non-étudiants, de Hautepierre ou d’ailleurs, des Erasmus. On prend toujours une photo du groupe pendant la rando et on voit une vraie photo de la France d’aujourd’hui. On a aussi beaucoup de filles : 60% de nos adhérents sont des adhérentes ! Utiliser Facebook et les réseaux sociaux, ça nous permet aussi de proposer nos randonnées à des groupes de jeunes très localisés. À chaque randonnée, on a quelques participants qui viennent de Paris par exemple. Ce sont souvent des étudiants qui prennent un bus de nuit pour arriver au point de rendez-vous le matin et ils rentrent le soir. Ils ont entendu parler de l’asso sur Facebook. On a aussi des étudiants qui sont à Nancy ou Mulhouse, mais aussi des jeunes de Lyon, Reims, Grenoble ou carrément des Suisses nous rejoignent parfois sur place pour la rando ! Parce que la destination de rando la plus demandée, c’est la Suisse. Les Vosges, c’est plutôt un terrain qu’on privilégie quand la météo n’est pas géniale ou quand il y a beaucoup de demandes pour des randos faciles. On va d’ailleurs essayer d’en faire plus car il y a de plus en plus de familles qui souhaitent se joindre à nous ! Retrouvez JRSF sur les réseaux sociaux : F @JeunesRandonneursSansFrontieres @jeunesrsf



LE PARTI-PRIS DE THIERRY JOBARD

Fils de pute !

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Texte : Thierry Jobard

Illustration : Andrieu - DR

Je le confesse ingénument, c’est avec délectation que j’ai choisi le titre de cette pochade. Au moins tout le monde peut-il se sentir concerné. Reste à savoir si l’honorable rédaction le laissera passer. Je tente ma chance. Or donc, il sera question ici d’insulte(s). Le début et la fin de tout en somme. Écartons d’emblée l’accusation de sexisme. Même si l’on est un partisan acharné de la parité et qu’il existe bien des filles de putes, reconnaissons que cela sonne beaucoup moins bien. Et le son ça compte. Fils de pute, c’est presque une marque déposée. Enculé-e-s serait sans doute plus dans l’air du temps. Mais il en est de satisfait-e-s ; la charge de l’insulte en est désamorcée. « La chose ne me gêne pas mais le mot me dégoute » comme disait Brassens. Libre donc à chacun d’opter pour ses préférences. Alors bienvenue à tout-e-s les connards, connasses, abruti(e)s, gredin-e-s et paltoquets (paltoquettes ?), bienvenue aux raclures et aux pourritures, aux tocard-e-s, bouffon-n-e-s et branquignol-e-s. Bienvenue à vous tous, humilié-e-s et offensé-e-s : je me sens d’humeur œcuménique. (Je devrais conclure l’exorde par un « mes semblables, mes frères », étrangement je ne puis m’y résoudre). INSULTER, C’EST MAL ; OUVRIR LE VENTRE AVEC UN OBJET TRANCHANT, C’EST PIRE Vous noterez que je pourrais pousser le bouchon plus loin, à jouer au remplissage avec un catalogue fleuri. On en a fait des chansons, je pourrais en faire un article. Mais ce serait vite lassant et les variations géographiques et culturelles infinies. Si je vous traite d’œil de cerf ou de cœur de chien peut vous chaut. C’est ce qu’adressait Achille à Agamemnon au début de l’Illiade. Il allait joindre le geste à la parole lorsque Athéna retint son geste en lui disant : « Venge-toi en paroles, quoi qu’il arrive ». (1) Insulter c’est mal ; ouvrir le ventre avec un objet tranchant, c’est pire. C’est l’un

des bienfaits de l’insulte : elle évite d’aller plus loin. Les grecs avaient d’ailleurs parfaitement conscience des problèmes que pose l’insulte en régime démocratique. Ils sont attachés autant à l’égalité de parole pour tous les citoyens (isègoria) qu’à la franchise et au courage de dire la vérité (parrhèsia). L’insulte est donc admise, y compris vis-à-vis des dirigeants qui peuvent se faire ainsi apostropher en public. La liberté de parole participe du fonctionnement démocratique mais le débordement langagier heurte le sens de la mesure grec. Les insultes sont admises mais elles sont codifiées. L’insulte est donc insoumission et soumission au code, elle est violence et évitement de la violence (sublimation), elle est mot pour ne pas être coup, elle délie tout en faisant lien, elle est infraction et détente, attaque et défense, saine et malsaine : elle est paradoxe. Et dans cet entre-deux, bien des choses peuvent se jouer. On perçoit bien le danger que porte l’insulte. Étymologiquement, l’insulte c’est l’attaque. L’injure, elle, est injustice (in-juria). Entre les deux peu de différences, sinon des nuances quant à l’accent mis sur le mot et le geste pour l’insulte alors que l’injure porte sur la renommée. Songeons au Cid. Rodrigue doit venger son père offensé par le père de Chimène. Il le doit à son père, à son rang, et même à Chimène elle-même qui sans cela le trouverait lâche. L’injurié (ici son fils) se fait justice en obtenant réparation de l’injurieur grâce au duel. Ce qui ne se pratique qu’entre égaux et avait l’avantage de désengorger les tribunaux. Certaines coutumes avaient du bon. Juron, outrage, offense, blasphème malédiction… c’est là un usage bien particulier de la langue puisqu’on passe du constatif habituel au performatif, c’est-à-dire à l’effet concret du langage : la parole est un acte. (2) D’où l’exemple fameux du maire : « Je vous


déclare mari et femme ». Les emmerdes peuvent commencer, mais cette fois c’est officiel. L’insulte touche, l’insulte heurte. De sorte qu’il n’y aurait pas que la vérité qui blesse. À moins que l’insulte soit une vérité ? Mais quel genre de vérité ? Pas argumentée, ni construite, ni déduite ; on est dans l’affirmation pure : « Fils de pute ! ». Inutile d’essayer en retour de parer laborieusement : « Ma mère n’est pas une pute, elle est cascadeuse ! ». En fait on s’en cogne, puisqu’il ne s’agit pas d’une vérité factuelle. Il reste à opter pour la réplique à la hauteur, donc insulter soi-même (ici choisir son insulte préférée). Ou bien ignorer l’insulte lancée. C’est ce que conseille Sénèque : « Que les insultes graves, comme ces traits qui percent ou les armes ou la poitrine, ne l’abattent ni ne le fassent broncher. Quelque force qui vous menace, vous presse, vous assiège, céder est toujours une honte ; défendez le poste que vous assigna la nature. Et quel est-il ? Celui d’homme de cœur » (3).

“ Notons cependant qu’en situation concrète l’insulte n’est pas unique, les insultes viennent en chapelet. ” C’est beau comme l’antique mais, entre nous, est-ce bien réaliste ?…. Difficile de résister à l’envie d’insulter soi-même parce qu’il y a un petit plaisir défendu à dire des gros mots. Et les plaisirs défendus sont souvent les meilleurs. Comme une lame, on la polit, on l’essaie, on la prépare notre insulte. Pour que, dans le feu de l’action, elle surgisse, toute prête et bien tranchante.

le plaisir, c’est la jouissance du pouvoir. Que l’insulte soit publique, la jouissance en est augmentée. Mettre les rieurs de son côté, quelle poilade… C’est ce qu’explique Freud au sujet du mot d’esprit. L’insulte est masquée sous l’humour, et l’agressivité latente déguisée. L’esprit serait en quelque sorte l’insulte quintessenciée.

Le plaisir a donc part à la vérité de l’insulte. D’où vient ce plaisir d’insulter ? Du pouvoir. Le pouvoir de nommer. Donc de désigner, d’assigner, de consigner en réduisant l’autre, l’être, à une chose. Tu n’es qu’un fils de pute, je te réduis à cela. En t’insultant je t’enferme dans ton apparence, ton genre, ton origine ou ta couleur de peau. Pas un homme ou une femme mais une partie seulement. L’insulte se fait métonymie. (4)

Notons cependant qu’en situation concrète l’insulte n’est pas unique, les insultes viennent en chapelet. Comme si il fallait réussir à s’approcher le plus possible de la vérité de l’autre, la cerner au plus près par les mots mais sans être sûr de l’atteindre. Soit l’insulte fait mouche, soit le mot manque pour toucher au cœur. Et si l’insulté ne répond que par le silence, comment l’interpréter ? Est-il blessé, ou indifférent, ou méprisant ? Ou bien tout simplement dur d’oreille ? Alors le dispositif insultant s’effondre et ce n’est pas marrant.

La psychanalyse a des choses à nous dire là-dessus. Car ici c’est moins le pouvoir qui importe, et plus que

Mais il est d’autres modes d’apparition de l’insulte que celui qui nécessite un insulteur, un insulté et

JOUIR DU POUVOIR DE NOMMER

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un public. Qui parmi vous ne s’est pas traité de con-ne en renversant une chose ou en en oubliant une autre ? On s’insulte soi-même, c’est le pompon. Je ne parlerai évidemment pas de ces cas-limites qu’on réserve au déduit et dans lesquels on demande à être insulté en aimant cela : « Oh oui chéri-e, insulte-moi ! ». Fi ! nous sommes entre gens de bonne compagnie.

prêtaient des intentions peu louables : « Je suis du peuple, je n’ai jamais été que de là, je ne veux être que cela ». Sans doute cela semblait-il bien peu dans la bouche de ceux qui le tançaient (« Le peuple ? vous riez Monsieur ! » Le genre à se retrouver avec la nuque bien dégagée en somme). Mais de ce qui était ou se voulait insultant, Robespierre fait une vertu, d’un chiffon il fait un étendard.

« DE L’EAU FRAÎCHE ET DE L’OMBRE, À JURER POUR Y CROIRE »

La voie est étroite et n’est pas Robespierre qui veut. Mais ne serait-ce pas là l’unique façon d’avancer. Le silence est ambigu ; la contre-insulte peut mener à la violence et ne prémunit pas de la blessure. En revanche, saisir l’insulte au vol et se la plaquer sur le cœur, peut-être serait-ce là une manière de sortir de cet abus de la posture victimaire (que c’est agaçant….) et gagner un peu de ce qui manque tellement, oui, de la fierté.

Et puis cet autre usage, qui montre bien que l’insulte n’est pas une parole si simple, faisant passer du dénigrement à l’admiration : « Il joue bien le salaud ! ». Valable pour à peu près tous les sports. On insulte et on félicite en même temps, on élève en rabaissant. N’est-ce pas un outil formidable que la langue ? Parce que le compliment ne suffit pas, il faut donner dans l’offense afin de donner la mesure de la réalité. Comme dans L’espoir de Ferré : « De l’eau fraîche et de l’ombre, à jurer pour y croire ». À jurer pour y croire, parce qu’il n’y a que dans l’outrance, l’outrage, qu’on peut toucher un réel trop intense pour nous. L’insulte mène aussi à l’ineffable.

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Texte : Thierry Jobard

Illustration : Andrieu - DR

Dire des jurons, jurer, injurier ce serait donc, parfois, rendre justice à ce qui est. Et qu’est-ce qui est plus réel que tout réel, l’être qui est plus que tout ? Je ne souffle pas… Dieu ! Hé oui, Dieu lui-même. Ce qui nous fait un beau petit chapitre question insulte. Dieu, quel meilleur client ? Là encore, on tourne autour du pot avec plus ou moins de réussite, on change les lettres, on déforme, on substitue pour ne pas dire ce qu’on veut dire en le disant quand même (et tout le monde comprend ce qu’on dit). La litanie des parbleus, sacrebleus, ventrebleus, palsambleus, sapristis, saperlottes et autres saperlipopettes… On ne dit pas « Nom de Dieu ! », on dit « Nom d’une pipe ! » (ceci est-il une pipe ? c’est un autre problème), on ne dit pas « Je renie Dieu » mais « Jarnibleu ». Au Seigneur tout honneur, on n’insulte pas Dieu : on blasphème. Et ça, il paraît que c’est grave. Bref, tout le monde en croque, du plus humble au plus éminent. Ma maman m’a bien appris qu’on ne doit pas dire de gros mots mais bizarrement c’est toujours ces mots-là qu’on retient : les mots qui causent des maux. Car il faut bien en revenir là, malgré les subtilités de la chose, l’insulte fait mal et veut faire mal. Qu’en faire alors de ce mal ? En l’occurrence celui qui assigne à une identité par défaut. (Pour le reste, c’est la vie-même de la langue et je la trouve bien moins dangereuse que le langage néolibéral aseptisé et euphémistique. Au moins la langue verte dit-elle ce qu’elle a à dire). Dans un discours aux Jacobins de janvier 1792, Robespierre prononça cette phrase fameuse en réponse à ceux qui lui

Celui qui insulte dit : « Tu es cela, et tu n’es QUE cela ». Il pose une altérité irréductible et dégradée (« Tu n’es pas comme moi, tu es moins que moi »). Ce à quoi on serait tenté de répondre : « Bien sûr pauvre abruti, ton identité ne peut se construire que face à l’altérité ». Mais ce serait lui faire trop d’honneur. Il se sert du langage pour couper court au dialogue, il veut instaurer une non-relation mais du fait même qu’il s’adresse à l’autre il le reconnaît. Il prend le mot pour la chose, il croit dire ce qui est alors qu’il ne supporte pas lui-même ce qui est. Quelle naïveté… Comme tout être démuni, il prend la première chose qu’il a sous la main, sur la langue, pour faire face : un bout de bois dérisoire. Celui qui insulte ne parle pas, il éponge le réel qui le submerge et face auquel il paniquerait si il ne crierait rien. Il faut tenter de garder un regard compatissant sur cette face de pet qui n’est elle aussi, ne lui en déplaise, qu’un parlêtre. (5) Et tout comme nous avons débuté dans un esprit d’ouverture et d’amour du prochain quel qu’il soit (à quelques exceptions près, faut pas déconner), écoutons la parole d’un grand pontife du langage : « L’insulte c’est pas l’agressivité, l’insulte c’est tout autre chose, l’insulte c’est grandiose, c’est la base des rapports humains, n’est-ce pas (…) comme disait Homère (…). Vous verrez que chacun prend sa part des insultes qu’il reçoit. Qu’est-ce que ça veut dire d’essayer de camoufler ça avec je ne sais quelle peinture, comme ça, rosâtre, appeler ça l’émotion. Non, les humains vivent dans le langage, et le langage, c’est fait pour ça » . Vous voyez ? Chacun prend sa part des insultes. C’est quand on se tait que ça craint.

(6)

(1) Homère, Illiade, I, v. 225 (2) Austin, Quand dire c’est faire, Seuil, collection Points (3) Sénèque, De la constance du sage, vers la fin (4) Vérifiez la définition dans le dictionnaire (5) Ce qui n’est pas une insulte (6) Lacan in Italia 1953-1978. En Italie Lacan, Milan, La Salamandra


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Photos : Or Norme — Arte — DR

Djalem, djalem SCÈNE 1 : AIR D’AUTOROUTE, 10 SEPTEMBRE 2019

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Texte : Eleina Angelowski

FICTION DU RÉEL

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PRÉAMBULE Ce texte de la série « Fiction du réel » est une dédicace à la venue du réalisateur Tony Gatlif aux Bibliothèques idéales en Alsace le 13 septembre 2019, inspirée par ses films qui ont pour âme la musique et pour esprit la liberté et la fraternité universelle. Nous remercions ARTE pour la mise à disposition des films, des dessins de Tony Gatlif et du livret « Cinéma de Tony Gatlif », réunis dans le cadre de l’initiative « Tony Gatlif fête ses 40 ans de cinéma ». Une playlist des chansons qui accompagnent le texte est disponible sur youtube sous le nom « Djalem Djalem Or Norme ».

Le soleil décline sur un air d’autoroute près de Strasbourg. Un homme à la cinquantaine, seul, accoudé à une table de piquenique en bois, fixe un point de l’autre côté de la réalité. La lumière intensifie les reflets rouille dans ses yeux verts-bruns, humidifiés par une étrange douceur, ce miel que l’on distille de la douleur en attendant le miracle… Chanson 1 « Waiting for the miracle to come », de Leonard Cohen Un gros plan révèle les soleils calcinés – quelques grosses tâches noires dans ses iris. Il a aussi des taches de rousseur sur ses hautes pommettes slaves, malgré le teint très sombre des cheveux sel et poivre. Hier, il les attachait encore en queue de cheval. Aujourd’hui, il a l’air d’un type qui vient de s’échapper de prison, presque rasé.


Hier j’étais encore à la maison, à Paris, entre mes murs décorés de mes tableaux, avec des tiroirs pleins de photos avec mes collectionneurs, mes expos, ma femme…non, elle n’est plus ma femme. Françoise est partie. Vivre avec un galeriste, pardon un spéculateur, peindre comme il lui dit de faire, en se faisant poser un stérilet dans l’âme, enfin réussir comme elle se doit… Il ferme les yeux et prend sa tête entre les mains. On entend les portes des voitures qui claquent en partant de la station-service, de plus en plus fort et en cadence qui s’accélère. Comme dans un cauchemar. Il sort de son sac à dos en cuir une bouteille de vodka et une cigogne, cadeau d’Alsace, de son amie Isabelle, la galeriste qui l’a fait venir en France, lui le jeune peintre bulgare, qui rêvait du pays de la Liberté avec grand L, ce pays où l’Art et la Vie ne faisait qu’un, avec cet air de Paris qui respirait les violons de Chagall, ce ciel incandescent de Provence ébloui par les astres de Van Gogh… Il caresse la tête de la cigogne, et la pose face à soi sur le bord de la table : Tu t’intègres ou tu dégages ! Le prix c’est ton âme! C’est comme ça dans cette prétendue démocratie qui ne jure que par la violence, aussi raffinée qu’elle soit, parfois si douce avec ses matelas de fric sur lesquels tu t’endors pour ne plus jamais te réveiller. Christo, mon pote d’autrefois, devait emballer à jamais sa bouche, oublier sa langue, sa mère et son père, pour se marier à la gloire de l’artiste contemporain désincarné… Avec toi Félix, on va retrouver Isabelle à Strasbourg et on reprendra La Liberté ! Le tableau que je lui avais

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laissé en venant en France et qu’elle n’a jamais vendu. Elle a dit que personne n’en voulait à l’époque, mais je pense que depuis que je suis coté chez Sotheby’s, elle aurait trouvé un acheteur. Je n’ai plus de nouvelles d’elle depuis deux ans au moins. Il me le faut ce tableau, avant de repartir en Bulgarie. Je veux revenir avec cette autre France dans mon cœur, avec ma bien aimée Marianne et son bonnet phrygien qui lui vient de mes ancêtres les chamanes Thraces, le pays qui a repris la devise des Bogomiles Liberté ! Fraternité ! Egalité ! (1). L’Inquisition et ses autres formes modernes capitalistes, matérialistes, ont toujours essayé d’étouffer cette France, l’âme d’un peuple doté de talent, de courage, de vitalité, d’amour… Félix, je veux la ramener avec moi. Chez moi ? Je ne sais plus. Ce pays, étouffé par la mafia, qui se vide de son sang chaque jour avec les jeunes qui fuient loin…Tout m’appelle, mais personne ne m’attend en Bulgarie. Sauf, peut-être ma mère… Chanson 2 « Zaidi zaidi iasno slantse », chanson traditionnelle bulgare des Rhodopes Couche-toi, couche toi soleil limpide/ Couche-toi dans le noir/Et toi aussi, lune brillante/ Vas te coucher, vas te noyer Pleure forêt, pleure ma sœur/ Que l’on joigne nos larmes/ Toi, pour tes feuilles, ma forêt/ Moi, pour ma jeunesse Tes feuilles, ma sœur la forêt/ vont un jour te revenir/ ma jeunesse, ma sœur la forêt ne reviendra plus jamais Il vide la bouteille et s’endort en rêvant des mains, les mains de sa mère, ridées, pleines de nœuds, caressant un coquelicot qui s’effeuille. Il entend son nom : Boyan, Boyan, comme si quelqu’un l’appelait doucement…


SCÈNE 2 : DANS LA MAISON MANOUCHE À BARR. NUIT

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Texte : Eleina Angelowski

Photos : Or Norme — Arte — DR

La voix d’un ange chante Ave Maria, puis il entend des « Bravo Tchavalé!!» des mains qui applaudissent, des rires… Ouvrant les yeux sous un tunnel de vignes, il voit le visage d’une femme, entouré de grosses grappes de raisin mur et quelques ampoules électriques, penché sur lui. Le Paradis ?! Un petit vent ramène des odeurs de fruits murs, de vin, d’herbes sauvages qui sentent fort la nuit…comme chez lui, au village, en Bulgarie. Elle le fixe de ses yeux noirs et lui sourit :

- Tu es Grec, Géorgien, Italien, Espagnol ? Tu viens d’où ? - Ou suis-je ? - Mais tu es Français, toi ! - Et vous, toi, t’es la princesse indienne de Boris (2) ? - Je suis la fille qui t’a ramassé sur un air d’auto route, à qui tu as chanté une chanson dans une langue que je ne connais pas. - Je ne sais pas chanter. - Le Gadjo s’est réveillé ! Dyonissi, t’as vu, ce n’est pas un Grec, je t’ai dit que j’aurai deviné avec toutes ces chansons rébétiko (3) que tu m’as déjà chantées, malaka ! Je ne suis pas une abroutie… - Je suis Bulgare, j’ai un passeport français. Je rentre en Bulgarie, mais je dois d’abord passer par Strasbourg récupérer ma Liberté ! - Il délire, non ? La femme se tourne vers son ami Dyonissi, un homme à la quarantaine, de taille moyenne, rondelet, avec des yeux sombres et des lèvres sensuelles sous son épaisse moustache noire. Puis elle reprend le dialogue avec Boyan en continuant à lui caresser la tête tandis qu’il est toujours allongé sur un matelas par terre dans la cour. - Tu dois chercher un papier au Tribunal ? T’étais en prison ? - Mais non, c’est ma Marianne que je cherche ! - Ton amoureuse, ta femme ? - Non ! Enfin, oui en quelque sorte, c’est un tableau que je cherche et une femme, une amie que j’ai perdue de vue, qui a ce tableau. Il referme les yeux. - Ne t’inquiète pas, dors, on verra ça demain, tu es à l’abri, dans la maison de Pisla (4), paix à son âme. - Et toi, comment t’appelles-tu ? - Marie-Angélique, je suis la petite fille de Pisla - la mère gitane la plus connue d’Alsace ! Et lui c’est Dyonissi, un ami grec, le prince du bouzouki qui vit à Karlsruhe, marié à ma cousine. Là-bas, au fond, c’est de la famille, des amis, il y a aussi Nour, un clandestin syrien que Dyniossi vient de ramener d’un camp Athènes, il joue de oud…Il cherche aussi sa Liberté, lui. Te n’inquiètes pas, dors ! - Merci princesse ! Dieu Merci ! Boyan referme les yeux en entendant au loin les bruits de la fête dans la maison ocre rose au toit brun, entourée d’un jardin, au pied d’une colline où vivent trois générations, et la fête s’invite souvent à l’improviste. Il reconnaît une chanson qu’il avait entendue en Serbie autrefois. Chanson 5 « Djelem, Djelem » : hymne international des Roms. (5) J’ai marché, marché sur les longues routes /J’ai rencontré des tziganes heureux./J’ai marché, marché au bout du monde /Et la chance était avec eux./Ô Rom, toi l’homme, toi l’enfant/Ô Rom, d’où êtes-vous venus Dans vos tentes, sur les chemins de fortune./Où êtes-vous, maintenant ?/Où sont les hommes ? Où, les enfants ?/


Comme vous, j’avais une grande famille/ Comme vous, les hommes en noirs l’ont massacrée. SCÈNE 3 : DANS LA MAISON MANOUCHE À BARR, FIN D’APRÈS-MIDI, DEUX JOURS PLUS TARD, 12 SEPTEMBRE - Tu sais Marie, j’aimerai rester ici, me reposer jusqu’aux os, prendre une respiration grande comme le ciel, mais je dois repartir, je ne peux retarder mon retour en Bulgarie. Ma mère y est toute seule, en train de mourir… - Depuis quand tu ne l’as pas vue ? - Longtemps, trop longtemps, mon père est mort ce printemps et je n’ai pas pu…Je suis devenu un français, obsédé par mes affaires, les expos, les galeristes, la folie… La Bulgarie a chassé ses enfants après la chute du mur, deux millions de personnes sont parties sans qu’on ait une guerre. Enfin, la guerre n’a pas cessé d’y faire des ravages sans bombes, une guerre menée contre le peuple, l’exterminant à petit feu par la pauvreté, l’absence de justice, de soins, d’espoir… - Et les Tsiganes, vous en avez pas mal, non ? - Les Tsiganes sont à l’image du pays : maltraités, manipulés, embrigadés par la mafia pour voter leurs représentants au gouvernement contre des faveurs qui font monter les Bulgares ordinaires contre eux. La catastrophe ! Sous le communisme ce n’était pas un rêve, mais tous les Tsiganes

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allaient à l’école, ils avaient du boulot et il n’y avait pas autant de violence… Après, les démocrates de l’Ouest et leurs fondations sont venus nous apprendre à mieux traiter nos minorités, ils ont nourri un tas d’ONG pour en arriver là…Ces descendants de démocrates qui ont réduit au folklore ce qui a subsisté des massacres des Indiens. Et même, tu sais que sur le sol français il y avait 40 camps de concentration avec des Gitans sous Vichy ? Alors que mon pays, princesse, est le seul en Europe qui n’a pas laisser partir dans les camps un seul Gitan, ni un seul Juif de Bulgarie pendant la deuxième guerre mondiale ! On n’a jamais eu d’Inquisition dans les Balkans non plus… Mais aujourd’hui, on y a bien préparé le terrain pour la haine, comme en Grèce d’ailleurs. Dans les années 80 encore, tu y allais dans n’importe quel village en parfait inconnu et tu te faisais accueillir comme un invité. Aujourd’hui, la moitié de la population a le poil dressé contre les immigrés qui affluent en masse dans un pays extenué par la crise que les banksters ont fait exploser à la gueule des pauvres ! - Tu rentres au village, alors ? - Non, il n’y a plus de village. Tout le monde est parti. Ma mère est venue vivre dans mon ancien appart en ville. Elle se sentait en insécurité à la campagne, on l’avait déjà braquée et menacée plusieurs fois. Mais elle a eu du mal à vendre la maison, puis elle l’a enfin vendue pour des clopinettes, aux Tsiganes qui sont venus s’installer à la place des Bulgares dans le bled. C’est eux qui peuplent aujourd’hui la campagne bulgare, c’est eux qui se mettront à cultiver nos terres, Dieu merci, c’est eux qui reprendront la vie… A la porte du jardin apparaissent Dyonnisi, Nour et leur pote Mario - Gitan andalou, musicien et artiste en résidence à la galerie Aedaen à Strasbourg. Ils viennent refaire la fête ce soir, d’autres de la grande famille sont invités aussi. - Je ne vois pas, où sont les verres de vin les amis, c’est quoi ce bordel ?, s’exclame Dyonissi.


par terre, pleurant tous ses enfants, morts à la Guerre qui ne cesse depuis des siècles…elle redevient enfin Marie, plus belle encore, faisant tourner autour de ses bras des grands bracelets en feu… SCÈNE 4 : AU MILIEU DE LA NUIT DANS LA MAISO MANOUCHE À BARR La fête continue avec des lanceurs de feu, de la musique et des chants. Marie-Angélique attrape Boyan par la manche. - Une fois, juste une fois, avant que tu partes demain !

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Texte : Eleina Angelowski

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- J’ai mal à la tête, amigo, ça ne se voit pas ? Je n’ai pas encore récupéré ma Liberté pour porter un toast !, répond Boyan. - On ira la chercher demain, promis ! Mais ce soir la première chanson sera pour toi! Et que la fête commence ! Un peu plus tard, on les voit tous, une quinzaine, dont 5-6 musiciens, autour d’un feu dans la cour. Dyonissi joue du bouzouki et chante accompagné par les copains (guitare, oud, tambourin, violon et des mains qui tapent). Une nuit de septembre bien chaude. Chanson 4 « Aman doctor », chanson grecque rébétiko, Ah, dite moi où est ce docteur/Qui soigne les plaies, aman docteur Qui soigne les plaies/ Pour soigner les miennes aussi/ Que l’on pleure en les comptant, aman Après la chanson, un silence étrange plane quelques instants. On entend des braises crisser, des étincelles voler… - Allons, on n’est pas à un enterrement ! Claquons un tsifteteli d’enfer!, reprend Dyonissi - Danse, princesse, je veux te voir danser, au moins une fois avant de partir, je t’enverrai le tableau un jour si je vis, je te le promets ! Marie-Angélique, la princesse indienne dont la beauté devenait encore plus abrasive à l’approche de la quarantaine, se lève et lance à Boyan un regard comme on jette le gant. L’instant suivant elle est déjà toute fluide, immatérielle, une flamme parmi les flammes. Chanson 6 « Horepse mou tsifteteli ! », chanson tsifteli rebetiko, chantée notamment par la grande Roza Eskenazy Aman gialeli/ danse-moi du tsifteteli/Aman, aman gialeleli/ Mon cœur ne désire que toi On file à Boyan un joint et il prend deux taffes en toussant légèrement. La musique s’emballe. Il ne peut décrocher le regard de Marie. Il la voit maintenant comme la déesse Shakti, avec plusieurs mains et jambes, puis comme une nestinarka bulgare qui danse pieds nus sur les braises, elle se transforme ensuite en vielle femme en noir se tordant

Chanson 7 Thalassa Mavri (Black Sea), Ross Daly joue de la lyre crétoise. Nus, vulnérables, libérés, Boyan et Marie font l’amour dans la chambre de Marie, sur son lit d’enfance. Au début, il est presque tétanisé, comme le jeune Anselmo, le moine vierge qui se retrouve face à cette force de la nature - la belle gitane, venue chercher de la nourriture au monastère, cette fillette sauvage qui vient d’échapper à la concupiscence du vieil abbé…la rose, dont la beauté est à jamais resté sans nom ! Elle, telle une armée dressée à combattre (6). Puis, la danse des vagues se synchronise… Chanson 8 : A mi niña Rosa Alba [ Bulerias ], de Tomatito Maintenant, leurs corps vibrent comme les cordes tendues du flamenco, s’envolent comme le violon gitan, virevoltent


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comme la spirale du chant soufi, descendent ensemble, comme les sons du rébetiko, se vénèrent, s’inclinent l’un devant l’autre, puis unis se rendent à la vie, au pied du destin, en extase, dansant à deux la plus belle danse, sous un ciel blanchi par le cri des âmes brûlées …

Les 5 amis se mettent à boire et à discuter, puis à faire de la musique dans l’arrière-boutique de la galerie à la lumière d’une bougie. Deux heures plus tard, de plus en plus enflammés par les chansons et la vodka, Dyonissi et Mario proposent d’aller s’installer dans la salle principale de la galerie, derrière la vitrine. Mario allume un feu par terre, sur la vitre couvrant une sorte de trappe.

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Texte : Eleina Angelowski

Photos : Or Norme — Arte — DR

Chanson 9 Ton Haro antamosan, rebetiko, chant et bouzouki Iordanis Tsomidis. Ils ont rencontré la Mort/ cinq ou six fumeurs de haschisch/ pour lui demander comment les types passent leur temps dans l’au-delà/ Dis-nous, la Mort, pour que ta noirceur se remplisse de joie/ Est-ce qu’ils ont du haschich et de la pipe enchantée dans l’au-delà/ Ont-ils des baklamas et des bouzoukis et est-ce qu’ils kiffent leur vie dans la mort ?

Le matin, Marie-Angélique se réveille avant lui, caresse ses cheveux un instant, puis attrape son sac à dos d’où la regarde la tête de la cigogne et fouille dedans. Elle en sort un vieux carnet d’écolier avec des dessins d’Indiens qui chevauchent des mustangs, des pages et de pages de mustangs sauvages… SCÈNE 5 : DANSE « INDIENNE » DANS LA GALERIE AEDAEN, 13 SEPTEMBRE Vers la fin e la journée, on voit Marie, Boyan, Dyonissi, Nour et Mario arpenter les rues du centre-ville de Strasbourg à la recherche de l’appartement d’Isabelle, l’amie galeriste de Boyan. Elle n’habite plus la rue du 22 novembre ou bien Boyan n’arrive pas à se rappeler l’adresse exacte ? La nuit tombe alors qu’ils sont en train de tourner en rond. De temps à autre une bouteille de raki turc circule entre eux. Dionissi, de très bonne humeur, sort son bouzouki. Soudain, ils s’aperçoivent de la présence accrue de CRS un peu partout, comme s’ils sortaient de sous la terre avec leurs gros automates. - Kalachnikov ! Kalachnikov !...Boum, Boum, Boum (7), commence à chantonner Mario - Merde, il contrôle les papiers ! Nour, n’a même pas encore son faux passeport ! (rires) - Ok, ok, j’arrête, venez vite, j’ai la clé de la galerie Aedaen, on passera par l’arrière ! Les murs en béton de la galerie Aedaen sont peuplés de monstres biomécaniques. - Ce sont des œuvres de Hans Ruedi Giger, celui qui a fait les dessins pour «Alien», explique Mario. Venez, le bar est déjà chargé pour le vernissage de demain. On n’allume pas la lumière pour ne pas se faire repérer.

Les amis se mettent à danser autour du feu, tels des chamans Indiens tout en jouant avec leurs instruments et en chantant. En face, sur la terrasse éclairée du restaurant Aedaen, les gens commençant à fixer la scène en entendant aussi la musique. - Ça me rappelle le festival Sacrées journées avec les derviches tourneurs… - C’est sûrement une performance en avant-première du vernissage… On entend distinctement le bruit des couverts… Petit à petit, devant la vitrine se forme un groupe de spectateurs qui tapent des mains accompagnant « la performance ». Parmi eux, trois CRS avec des automates… En cet instant, dans la rue des Aveugles apparaît la silhouette de Tony Gatlif qui vient boire un verre à Aedaen après la soirée aux Bibliothèques idéales. Il est accompagné par Jean-Luc Fournier qui l’a interviewé à la CMD, François Wolfermann de la Libraire Kléber et le patron d’Aedaen Patrick Adler.


- Patrick, tu as organisé une surprise pour Tony Gatlif ? demande Jean-Luc en fixant la vitrine de la galerie. - Non, à moins que… La caméra montre Boyan en train de s’échapper avec Nour et Marie par l’arrière, tandis que Mario et Dyonissi continuent à entretenir l’illusion d’une performance… (À suivre…)

Sources : (1) Michel Mounié, Le christianisme bogomile cathare, ed. Lulu, 2009 (2) Boris Georgiev, peintre bulgare (1888-1962), qui a voyagé et peint sur la route toute sa vie (Inde, Brésil, Italie, etc.) Ami d’Einstein à qui il a fait un célèbre portrait. (3) Appelé encore le blues grec, musique populaire des exilés d’Asie Mineure qui se développe dans les bas-fonds d’Athènes dans les années 1920. (4) Sur ces chemins où nos pas se sont effacés, 2012, La Nuée Bleue. Un livre où, grâce à l’aide de sa fille, Pisla, tzigane d’Alsace, publie ses mémoires. Alors qu’elle ne sait ni lire, ni écrire, celle qui se qualifie «d’amoureuse de la nature» réussit à raconter son histoire : une vie de bohême au premier sens du terme où se mêlent les arts, l’insouciance et la méchanceté des hommes. (5) Le texte de l’hymne a été écrit en 1969 par Žarko Jovanović, qui y décrit la déportation et le massacre des Roms par les fascistes croates («légionnaires noires»). Il s’appuie sur une chanson très populaire chez les tziganes serbes dans les années 60, et qui vient probablement de Roumanie. La mélodie vient d’une chanson d’amour qui connut un succès international à travers le film Skupljaći Perja (j’ai même rencontré des tziganes heureux), d’Aleksandar Petrović. En 1971, à l’occasion du premier congrès mondial des Roms, cette chanson s’imposa comme hymne des Roms. (6) Scène du roman « Le nom de la rose » d’Umberto Eko. (7) « Kalasnikov », chanson de Goran Bregovic du film « Underground » d’Emir Koustourica

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LES ÉVÉNEMENTS

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ÉVÉNEMENTS

Photos : Or Norme — Nicolas Roses

Lancement du Livre de ma vie à la Librairie Kléber le 19 juin dernier et croisière sur l’Ill pour les partenaires d’Or Norme autour d’Alain Fontanel le 2 juillet.



Photos : Dimitri Louis – Pedro Gil Rosas – Richard Dumas

À NOTER

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OR NORME N°25 N°34 Sérénités Idéales

ÉVÉNEMENTS

Texte : Alain Ancian

MUSIQUE JAZZDOR

Programme complet sur www.jazzdor.com

C’est le fruit d’un travail de longue haleine (tout un an en fait) qui nourrit la programmation du festival annuel JAZZDOR. Il s’agit de construire un programme de concerts cohérent, essayer d’être curieux et partageurs, d’être à l’écoute de l’époque au-delà du marché du divertissement généralisé. Pour cela, Philippe Ochem et ses équipes voyagent, écoutent, échangent en permanence avec d’autres passionnés pour proposer les musiques les plus passionnantes et les plus singulières qu’ils dénichent. Du 8 au 23 novembre prochain, JAZZDOR permettra aux musiciens les plus passionnants du moment de se produire à Strasbourg. Cette année sera aussi l’occasion de fêter le 18ème anniversaire du dispositif franco-allemand « Jazzpassage » en partenariat avec le Kultubüro d’Offenbourg. À noter la soirée de présentation

du 34ème festival, ainsi que de la saison 2019-2020 : elle aura lieu le mercredi 16 octobre à 19h au centre culturel du Fossé des Treize. Dans nos agendas se trouve déjà la prometteuse soirée du 9 novembre qui sera déroulera à la Cité de la musique et de la danse dès 20h30. D’abord, Aki Takase & Daniel Erdmann pour une première française. L’un était l’élève de l’autre à une époque et c’est désormais ensemble qu’ils se retrouvent suivant le fil rouge du grand standard « Isn’t it Romantic ». Puis, Unbroken, notre coup de cœur, déjà entendu lors de JAZZDOR Berlin. L’histoire d’un trio à cordes qui compose dans l’instant avec une érudition et une musicalité inouïe. L’autre trio — ils sont six — participe, capte, restitue en direct, organise en temps réel lui aussi une musique décidément d’aujourd’hui et l’ensemble sonne comme un. Juste dingue !



ÉVÈNEMENT

Le bal des artistes de Strasbourg live Session

FESTIVAL

Strasmed

Basel Rajoub

0138 0139

OR NORME N°25 N°34 Sérénités Idéales

ÉVÉNEMENTS

Texte : Alain Ancian

Photos : Dimitri Louis – Pedro Gil Rosas – Richard Dumas

Comme pour l’hommage à Alain Bashung au début de l’été, la rue du jeu des Enfants sera totalement privatisée le samedi 1 septembre prochain (de 10 à 21h). Au programme : concerts sur la grande scène, deux défilés de mode, fanfare, ateliers peinture, chant…

Pionnier de la diffusion des cultures des pays méditerranéens, le Festival Strasbourg-Méditerranée offre cette année une programmation vibrante et engagée dont le thème fédérateur, Par-delà les murs, fait largement écho aux soubresauts de l’histoire et de l’actualité. À noter, notamment, en ouverture, le 23 novembre, une table-ronde propose une lecture du mouvement démocratique du 22 Février en Algérie, en présence de militants, artistes et auteurs algériens, et un concert du Couscous Clan, hommage à Rachid Taha, avec son ami Rodolphe Burger et Sofiane Saidi, belle voix du raï. La littérature et la musique algériennes seront à l’honneur avec une soirée consacrée au grand poète, dramaturge et écrivain Kateb Yacine, à la BNU. Fondé par son fils Amazigh Kateb, Gnawa Diffusion assurera le concert de clôture, mêlant sonorités traditionnelles, rythmes rap et reggae et revendications de liberté et d’émancipation. Programme complet sur www.strasmed.com

Hommage à Rachid Taha avec Rodolphe Burger



PORTFOLIO

Luc Georges

S’il a réalisé toute sa carrière (longtemps menée en plein âge d’or) dans la communication, l’image et le graphisme, Luc Georges n’aura jamais permis que s’éteigne sa passion de la photo, née sans doute lors de sa formation initiale dans une école d’Art de Dijon. Les images de ce mulhousien de cœur sont le reflet de ses convictions, ses doutes et ses engagements. Depuis 2009, le temps de la retraite venu, il expose régulièrement ses travaux. Il s’est consacré depuis plusieurs années à mettre en lumière les visages de tous ces êtres qui, chassés par la misère et la guerre, souhaitent à tout prix rejoindre l’Europe. Avec Eric Chabauty et Pierre Freyburger, ses complices mulhousiens, il va signer son troisième livre sur le sujet : L’Impasse (préfacé par Cédric Herrou, le paysan qui vient en aide aux migrants dans la vallée de la Roya, près de Nice) sortira le 20 septembre prochain (Médiapop Editions)





Le Crépuscule : John Arnold à gauche et Philippe Giraud


OR CHAMP L’art est nécessairement populaire, sans lui il n’y a plus de peuple Par Lionel Courtot | Metteur en scène

Le 28 juillet dernier s’achevait le Festival d’Avignon Off, le rendez-vous incontournable du théâtre en France, de la scène au sens large et à destination de tous les publics. Nous avons eu la chance d’y participer avec Le Crépuscule, un spectacle adapté du livre Les Chênes qu’on abat d’André Malraux, dans lequel John Arnold et Philippe Girard, deux exceptionnels comédiens habitués du Festival d’Avignon In, ont incarné avec force et émotion l’homme de lettres et le général de Gaulle. À ceux qui s’interrogent sur la nature et sur ce qui distingue les deux festivals, il m’est impossible en quelques mots de leur répondre. De toute façon, cela n’a que peu d’intérêt, car ce que nous avons vécu cet été tend à nous prouver que les cases dans lesquelles nous aimons ranger les objets culturels, en France, sont parfois ridicules et bien vaniteuses.

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De la Cour des Papes, où il jouait en 2015 le Roi Lear lorsque je lui ai proposé le rôle, à cette scène improbable aménagée dans un vieux gymnase, Philippe ne s’est intéressé qu’à deux choses : au texte et à son métier d’acteur. Comme il aime à le dire, « le comédien doit devenir le sujet de la parole qui est proférée... Chaque écriture a sa parole. Comme en musique, il faut trouver le bon tempo, le style... Les poètes proposent un truc impossible à faire. Les comédiens essayent de réaliser le rêve ». Et ce rêve se vit, et peu importent le lieu et le moment car jouer la comédie est un exercice fascinant de rigueur et de précision, un labeur répétitif et

exigeant, quelles que soient les conditions de la représentation. Dans une troupe de théâtre, l’équipe administrative, l’équipe technique et l’équipe artistique ne forment qu’une seule et même entité toute entière vouée au bien commun. C’est une jolie métaphore de la société. Et c’est de ce tout qu’il importe de parler dans une société en crise. L’Homme a besoin d’émotions, de partage, de communion, de ces éléments constitutifs du spectacle vivant. À l’heure des coupes budgétaires, il serait important d’imaginer l’art autrement que comme le luxe de certains. Pour Malraux, fondateur il y a 60 ans du ministère de la Culture, l’art est le plus court chemin de l’Homme à l’Homme. Si la culture est, toujours selon lui, ce qui a fait de l’Homme autre chose qu’un accident de l’univers, c’est précisément parce qu’il démontre qu’à la fin, il ne reste d’une civilisation que sa culture, c’est-à-dire les traces de son passage… une évidente quête de sens qu’il nous importe à tous de retrouver aujourd’hui. Il est édifiant d’entendre parfois que le théâtre pourrait n’être qu’un divertissement élitiste, quand on sait en réalité toute la charge émotionnelle qu’il comporte et toute la magie qu’offre le spectacle vivant à qui sait se laisser emporter. Et Jouvet de conclure : « Rien de plus futile, de plus faux, de plus vain, rien de plus nécessaire que le théâtre ». L’art est nécessairement populaire, sans lui, il n’y a plus de peuple.


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