Omnivore Foodbook #5

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DOSSIER

Qu’est-ce qu’un grand restaurant ? GUIDE 2016

250 tables en France CAHIER DE CUISINE

Les Frères Folmer & William Ledeuil

food � book 5



SOMmaire

magazine banc d’essai

10 vinaigres grands crus classés

dossier P.59 reportage

naissance d’un couteau P.27

P.7

cocktail les potentiels

table on /  table over P.11

la technique

whiskulte P.13

muy caliente P.31

l’objet

SONIC DECANTER In vinasse veritas P.15

portrait

eduardo garcía mexican dream P.17

la ville

tanger essentiels illustré par Sandrine Martin P.18

l’ingrédient

piments, la braise de fin de feu P.20

sélection

qu’est-ce qu’un grand ? restaurant

playlist

24H chrono par Antonin Girard (Muxu) P.32

mini-guide

guide P.81 palmarÈs les 10 de 2016 P.84 → 91

30 adresses qui font bouger montréal

guide 2016 ville à ville

P.35

P.92

entretien

paris

michel troisgros P.42

P.114

suppléments sucré, café, cocktail, streetfood P.132

portfolio

tue-cochon le jour du saigneur

en ligne directe

par Meyer / Tendance Floue

P.23

P.48

style

pieds de table

cahier de cuisine

Laurent & vincent FOLMER ( C O U V E R T- C O U V E R T )

&

illustré par Timothy Durand

william ledeuil

P.24

( ZE K I TCH EN GA LER IE ) P.145

food mn book #5 / 3


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Vinaigre de très bon vin de grenache 6°, 25 cl Domaine Amagat, Producteur Pierre Danoy

Vinaigre de Pineau des Charentes rosé 6°, 25 cl Françoise Fleuriet, Atelier de Conserverie

LA SOURCE

LA SOURCE

Au pied des Corbières Pierre Danoy regarde chaque matin de sa fenêtre, ses vignes, ses oliviers et, nouvellement, ses figuiers de Barbarie. EN PLUS

Les vignes, âgées de 15 à 30 ans pour les grenaches, côtoient les 3 hectares de cette propriété. Cette minuscule production de 1 500 bouteilles est une création artisanale de toutes pièces. DéGUSTATION

Robe terracotta, nez aux notes variétales, raisins frais. Le goût est fin et racé, le tannin vient chatouiller. Il y a de la mâche et une finale peu persistante mais juste assez pour avoir cette sensation de croquer la baie de raisin. BUDGET 10 €

Au cœur des fins bois dans la région du cognac, un jardin de fruits et de légumes qu’elle récolte au quotidien. Ce n’est qu’en 2003 que lui vient l’idée de faire un vinaigre. EN PLUS

Merlot et cabernet-sauvignon en macération pelliculaire, sur la base d’un pineau des Charentes vieilli 4 ans en fûts. L’acétification naturelle est élaborée à la conserverie en barriques, d’anciens contenants de cognac de chêne roux. DéGUSTATION

À l’œil, c’est une infusion de framboise. Au nez, un panier de fruits rouges et noirs, et une note florale de violette sauvage. Une explosion de petits fruits que l’on croque et qui libèrent leur jus. Plutôt rond de chair, légèrement liquoreux, c’est une finale soyeuse qui se laisse déguster tout en longueur. BUDGET 3,10 €

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Vinaigre de Banyuls 6°, 50 cl, 2014 Vinaigrerie artisanale La Guinelle LA SOURCE

1999 : dans le hameau de Cosprons, Pyrénées-Orientales, Nathalie Lefort est l’une des premières à fonder une vinaigrerie de qualité. EN PLUS

La nature, les odeurs, les couleurs et le calme des coteaux schisteux qui surplombent la Méditerranée se mêlent à ces petits flacons qui sommeillent et vieillissent une année en fûts de chêne, à ciel ouvert ainsi qu’au grand air du soleil de Banyuls. DéGUSTATION

D’un bel aspect rubis et d’un ton orangé. Parfumé d’épices, panaché poivré, groseille et mûre sauvage. Goût complexe, intense et soyeux à la fois. BUDGET 9,50 €

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Vinaigre De Vin 6°, 75 cl Maison Cazottes LA SOURCE

Un jardin secret sur des allées de vignes, d’arbres fruitiers, 80 variétés de tomates nouvelles et anciennes, asperges à Villeneuve-surVère, dans le Sud-Ouest. EN PLUS

Jurançon noir ou, pour certains, folle noire, c’est le cépage du divin vinaigre de vin. Héritage de la culture paysanne de l’arrièrearrière-grand-père, trois barriques de chêne de 127 litres sont en production et élevées au grand air. DéGUSTATION

Couleur prunelle. Nez très frais sur la cerise, la fraise, des notes de sous-bois et légèrement fumé, qui se confirme en bouche et persiste après une attaque fruitée et soyeuse. BUDGET 5,50 €

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Vinaigre de cidre v2c Orange Basic 6°, 37,5 cl Cyril Zangs LA SOURCE

Un verger de haute-tige arbore plus de 80 variétés de pommes douces, amères, acidulées et aigres. EN PLUS

Production confidentielle. Ni filtré, ni soufré, ni pasteurisé et issue de pommes en pleine santé. DEGUSTATION

Orange. Au nez, le coté acétique ne prend pas le dessus et laisse une belle douceur d’explosion de pommes bien mûres. En bouche, une combinaison d’oranges amères, de pommes aigres-douces. Une gorgée qui a du peps, du mordant et du croquant à se mettre sous la dent. BUDGET 9 €


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Vin Jaune-Vin Aigre 2004 « En Spois », Arbois  15°, 37,5 cl, 2004 Bénédicte et Stéphane Tissot LA SOURCE

Cet héritage familial, Stéphane Tissot le reprend dans les années 90 et débute la conversion en biodynamie. EN PLUS

Le savagnin se reposait sous un voile de levures pour devenir vin jaune. Mais comme le vin n’est pas une science exacte, la cinquième année, un des fûts est parti en vinaigre. Dix années à se faire désirer. DéGUSTATION

Jaune brillant, l’or du savagnin. Il lui faut quelques minutes d’aération pour faire partir la volatile et délivrer la subtilité. Les yeux fermés, on sent le vin du Jura qui dégage cette forte note d’amande fumée, d’épinette et de sous-bois. En bouche, souplesse, rondeur. Ce vin aigre n’est pas agressif et pourrait presque se laisser boire à petites gorgées. La finale sublime la noix. BUDGET 15 €

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Vinaigre de Gewurztraminer 6°, 50 cl, 2007 Audrey et Christian Binner LA SOURCE

Exposées aux collines pentues d’Ammerschwihr, les vieilles vignes du Domaine Binner sont enherbées et livrent leur expression grâce à d’infimes rendements. EN PLUS

La première fermentation s’effectue en foudre de chêne centenaire. Deux années à vieillir sans intrant ni filtration. Ce vin de vendanges tardives devient un vinaigre exquis au contact de l’air libre, dans les barriques, pour la seconde fermentation acétique. Puis des bombonnes de verre l’élèvent au minimum 6 mois. DéGUSTATION

Une belle brillance et la nuance d’une peau de raisin qui se fait dorer au soleil. Des parfums exotiques embaument la dégustation par des notes de fruits jaunes, litchi, tilleul, citrons confits et raisins séchés. En bouche, une légère sucrosité s’éveille et rend sa persistance douce et ronde. BUDGET 19,90 €

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Vinaigre de Rivesaltes « Rancio » blanc 6°, 50 cl Domaine de Rancy LA SOURCE

Sur les coteaux de Latourde-France, les vignes ont de l’âge, les rendements sont faibles, les raisins gorgés de maturité. EN PLUS

D’une palette de macabeu et de grenaches, « Le temps d’un oubli » est la cuvée de vin doux naturel nourri au soleil. Vieilli cinq ans dans le milieu oxydatif afin d’en élaborer un vinaigre de rancio. DéGUSTATION

Robe ambrée et dorée. Parfum de miel, raisins flétris par le soleil et de noix caramélisées. Goût bien relevé, sec et intense. BUDGET 16 €

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Vinaigre de cidre fermier <1°, 75 cl Michel et Thérèse Beucher LA SOURCE

Entre Haut-Maine et BasseNormandie, cette ferme de 24 hectares accueille les variétés de pommes locales dans les vergers haute-tige. EN PLUS

Issue d’une matière première en certification biologique depuis le milieu des années 70, cette production tirée au compte-gouttes est en voie de disparaître. DéGUSTATION

Or jaune 24 carats ! Au nez, pomme au four. En bouche, un équilibre rond, pur, plutôt doux et une finale très agréable et peu acidulée. BUDGET 5 €

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Vinaigre de Syrah 50 cl Matthieu Barret LA SOURCE

Sur les terrasses de Cornas, Matthieu Barret fait déguster les chefs afin de déterminer si le vinaigre est prêt à être embouteillé. EN PLUS

Sa mère de vinaigre de Cornas est dans la famille depuis plus de 150 ans ! Le système de Solera permet d’y faire vieillir le cépage emblématique du domaine au minimum quatre ans, dont plusieurs millésimes seront assemblés. DéGUSTATION

Robe acajou, nuance marron clair et légèrement trouble. La syrah se révèle et libère de doux parfums de cerise confites, de poivre noir, qui rehaussent le ton d’un soupçon caramel très discret. Une attaque qui réveille, une acidité présente, du mordant qui se tient mais laissant en finale une belle longueur peu agressive. BUDGET 8,80 €



MANGER ET BOIRE LE THÉ

où dormir

Salon Bleu

Hôtel Nord-Pinus Tanger

71 rue Amrah, La Kasbah +212 662-112724 / darnour.com Surplombant la Kasbah, cette ancienne écurie du sultan est devenue une maison répartie sur trois étages. Déco de bon goût en mono-couleur… bleu. Carte simple, produits de saison. Choisissez le jus de grenade et montez sur le toit-terrasse, histoire de garder un œil sur la mer.

Café Hafa

Sur « la falaise », par l’avenue Hadj Mohamed Tazi Lieu mythique construit dans les années 20, ce café est un enchevêtrement de terrasses, d’escaliers et de verdure. Un spot aussi anarchique que charmant où l’on vient boire le thé. La vue sur Gibraltar et l’Espagne est à couper le souffle.

Café Baba

1 rue Sidi-Hosni Café historique de la médina, « dans son jus ». Le temps s’est arrêté ici, où l’on vous sert volontiers du thé (et de l’herbe locale). S’y rendre de préférence un jour de match de foot pour une immersion tangeroise totale.

Nora

Place Sekkayajdida – Côté rue Mustafa Doukkali Nora ce n’est pas un restaurant. C’est chez elle, chez Nora. Depuis quatorze ans, dans cette cuisine qui fait également office de salon, elle réapprovisionne sa petite vitrine réfrigérée en tajines, tortillas espagnoles, beignets de pomme de terre, pains, galettes de semoule et pâtisseries. La cuisine la plus authentique, la plus savoureuse est toujours celle de la mama… Pour une pièce de 10 dirhams. Le must.

Sou Sis

Rue Mustafa Doukkali À deux pas de porte de chez Nora, Sou Sis est la cantine des gens du quartier. Carrelage mosaïque du sol au plafond, on y court pour un déjeuner rapide. Une soupe de tomates, un tajine, une msemen (crêpe feuilletée). Le routier de la Kasbah.

La Fabrique

7 rue d’Angleterre Une des seules adresses de Tanger où l’on a l’impression d’être ailleurs qu’au Maghreb. À Berlin, par exemple. Dans ce loft/atelier ouvert seulement le soir, la proposition est européenne. Tout comme la clientèle. Sélection de vins intéressante.

Saveurs du poisson

2 Escalier Waller Le meilleur restaurant de poissons de Tanger. Ce que l’on remarque en premier c’est la mention « Restaurant populaire » inscrite en gros sur la devanture, et pourtant le menu unique s’élève à 200 dirhams (cher pour le Maroc). Il faut avoir faim, très faim, pour venir à bout de la soupe de Saint-Pierre cuite dans une jarre en terre, de la cassolette de calamars, des brochettes de requin, du poisson entier et des desserts. Tout est très bon et le jus maison figues-raisins aide !

11 Riad Sultan, Kasbah +212 6612-28140 / nord-pinus-tanger.com Derrière l’Afrique, devant l’Espagne. Et entre les deux le Nord-Pinus Tanger. Dans cet établissement de 5 chambres seulement, il règne un calme presque monastique. Dans un style Art déco, l’hôtel fait la part belle à l’artisanat local mais aussi à quelques belles pièces modernes. Le tout baigne dans une lumière radieuse filtrée par les vitraux bleus, verts et rouges, surtout en fin de journée.

où boire un verre El Morrocco Club

1 rue Kachla, Place de la Kasbah +212 5399-48139 / elmoroccoclub.ma Au rez-de-chaussée de cette jolie maison, qui fait office de restaurant et de café, un écrin rouge et feutré. Ce club de poche fait danser la jeunesse tangéroise lorsqu’il accueille les meilleurs DJ’s de la ville. La carte des cocktails est relativement classique mais très bien réalisée.

Number One

1 avenue Mohamed-V +212 5399-41674 Entrez dans l’immeuble, passez les boîtes aux lettres et toquez à la porte. Number One est le speakeasy de Tanger. Dans un décor espagnol d’un autre temps, très kitsch, l’ambiance est extra. Le patron, Karim, est le premier à avoir importé des bières du monde entier. Un lieu authentique qui vaut vraiment le détour.

lieu culturel Cinémathèque

Grand Socco, Place du 9-Avril +212 5399-4683 / cinematequedetanger.com QG des étudiants, des expats et des bobos de Tanger, ce lieu hybride est un café, un snack, un cinéma et un lieu d’expo. Dans cet espace à la déco vintage, plane toute la nostalgie d’une ville qu’on appelait au début du siècle « la Sulfureuse ». Allez-y pour la programmation pointue et les pâtisseries à tomber.

SHOP Las Chicas

Place du Tabor +212 5393-74510 / laschicastanger.tumblr.com En plein cœur de la médina, Las Chicas réunit différents créateurs de mode, design, bijoux, accessoires, déco. Tout est made in Morocco. Le concept store est aménagé dans une villa magnifique. Le lieu fait également salon de thé et petite cantine. La carte, d’inspiration française, est sans prétention. Parfait pour un déjeuner.

par lucile arnaud illustration sandrine martin


rubrique

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sélection

EN LIGNE DIRECTE

sion d’immortaliser les trente produits qui, dûment goûtés et approuvés, entreront dans la première playlist Transgourmet/ Transgourmet lance Omnivore de 2016. Ça n’a l’air de en 2016 une playlist rien, mais transformer en nature de trente produits morte rutilante un trio de lisettes choisis en partenariat requiert un sens artistique aigu. « On est tombé en arrêt devant les avec Omnivore. palettes. Ce rouge brut est magniSélection. fique, on s’en sert de fond pour shooter les produits ? » demande le photos stéphane bahic photographe. Stéphane Landry, le 7 heures, dans le grand entrepôt responsable de la communication de Transgourmet à Wissous. Marc, visuelle de Transgourmet et Luc le chef maison, s’active en cuisine Dubanchet, le directeur d’Omnipour préparer, apprêter les pois- vore, prennent quelques secondes sons, viandes et produits d’épice- puis : « Allons-y, on veut un truc que rie fine destinée à la dégustation. personne n’a jamais fait. » Acté. Au milieu des immenses structures abritant une partie du stock du Le premier roll chargé de vivres fournisseur pour la région pari- pointe ses roulettes derrière les sienne. Stéphane Bahic, prépare sabots de Marc Galais. La plancha son boîtier Hasselblad. Froid de est installée sur un lit de palettes, janvier, lumière blanche : deux roots mais efficace, il ne faut pas heures sont nécessaires pour ins- traîner. « On va goûter l’agneau ! » taller le matériel. propose le chef. « Donne m’en Car le photographe a la dure mis- une lichette crue », demande Luc

Dubanchet. Il est 9 heures et la la Planèze, explique le directeur journée commence par un tartare… d’Omnivore. C’est une coopérative L’agneau de lait de Corrèze passe modèle de 35 producteurs autour de ensuite haut la main l’étape de la Saint-Flour. J’adore ! » Après 25 micuisson. Tout comme la côte de nutes de cuisson, les billes blondes porc épaisse du pays Basque. « Ils roulent en bouche et font rouler sont élevés à Saint-Jean Pied de les yeux. Délicieux ! « Ça marche Porc, et sont abattus à 200 kg, pas très bien avec l’aglandau de la cooà 130 kg comme pas mal d’autres pérative de l’Oulibo », note le chef. élevages », précise Marc. La viande L’huile d’olive rejoint ses petites snackée sur la plancha libère son sœurs sous les flashs. « Suivant ! » gras doucement, qui vient nourrir La pêche – bar sauvage petit bala chair. Après un temps de repos, teau, lisette « magnifiques » –, le goût de noisette, viande encore riz d’un petit producteur de Camoelleuse, bon équilibre maigre margue – « il est monté sur scène et gras. La côte de cochon prend l’an dernier à Omnivore », les frola pose sous l’objectif du photo- mages sélectionnés par Marie Quagraphe. Bientôt rejoint par le pou- trehomme pour Transgourmet… let de 100 jours – « terminé aux pro- les pedigrees fusent ainsi durant téines de lait comme en épinette, 14 deux jours. Trente produits font jours avant l’abattage » précise le l’unanimité. Et constituent une chef –, le pigeonneau royal de l’éle- première liste d’ingrédients à vage des Charmilles (28 à 35 jours, forte personnalité à destination 80 % de céréales) et le foie gras IGP, des cuisiniers exigeants. tenue parfaite pendant la cuisson. Marc est retourné en cuisine para- Retrouvez la Playlist chever celle des légumineux. « Vous Transgourmet sur allez découvrir les pois blonds de www.transgourmet.fr

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style

PIEDS DE TABLE

par Stéphane Méjanès illustration timothy durand

Longtemps le cuisinier a eu le pied pas beau. Mais sabots, Crocs, chaussures plus ou moins sécurisées tendent à disparaître pour laisser place aux baskets, sneakers, voire souliers, de meilleur goût et plus télégéniques. Un jour, les cuisines se sont ouvertes. Jusque-là reclus dans leur gourbi, en tenue crado de sang et de larmes, les cuisiniers besogneux ont vu de la lumière et se sont échappés fissa. Ils sont allés direct dans le poste, pour jouer les top (chef ) models. Bon, avant d’en faire des stars sexy, il a fallu un peu les rhabiller. De pied en cap. Pour la tête, alouette, exit la toque, une petite coupe de cheveux un peu jeune, ça faisait l’affaire. Côté petons, si on avait voulu les faire défiler sur un podium, le ridicule aurait fait quelques victimes. Vous voyez la patrouille des éléphants dans Le Livre de la Jungle ? Car, sachez le, dans une cambuse, la loi est dure mais juste : un cuisinier, ça porte des chaussures de sécurité avec semelles antidérapantes et renforts costauds des orteils à l’astragale. Des pompes coquées, quoi. Plutôt des sabots, d’ailleurs, du genre à se faire refouler, même par le physio de la Fashion Week du Guilvinec. En vrai, ne les dénoncez pas aux services compétents, mais la plupart ont abandonné les grolles débandantes pour des chaussures plus fun.

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Jean-François Piège

Louboutin Dandelion Spikes Flat Tissu Étincelle Il n’aime pas trop en parler mais il les porte sans se cacher. Picots en argent, semelle intérieure en crêpe, et semelle extérieure rouge signature, ces mocassins haut de gamme ne passent pas inaperçus. Il assume, même s’il préfère que l’on s’attarde sur ses plats. Au Grand Restaurant, il n’hésite pas à cuisiner avec, au risque de les tacher. Il sait qu’il pourra les confier aux bons soins de son cordonnier préféré, qui a l’exclusivité de la marque, Minuit Moins 7 (10 passage Véro-Dodat, 75001). 995 € / www.louboutin.com

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lE GRAND RESTAURANT

Aucun détail n’échappe à JeanFrançois Piège, perfectionniste jusqu’au bout des orteils. Il a choisi lui-même les chaussures de son personnel de salle. Du chic mais du sobre, ambiance derbies pour tout le monde. Des mocassins en cuir noir ultra classique pour les femmes, des chaussures de ville en cuir lisse noir et à lacets pour les hommes. De quoi glisser en douceur sous la verrière polygonale sans que les clients s’en rendent compte. Le luxe ultime du service. Ni marque ni prix, autre signe de discrétion. www.jeanfrancoispiege.com

cyril lignac

Ce sont des sneakers que vous ne verrez pas aux pieds de n’importe qui. C’est d’ailleurs l’une des motivations premières d’Olivier Haustraete, patron-associé de BO Boulangerie (85 bis rue de Charenton, 75012). Il les a achetées en import US et les porte quasi quotidiennement, en service et en dehors. Le soir venu, elles sont précautionneusement rangées dans un sac en toile de lin. Quand on aime, on ne compte pas. Avec sa semelle intérieure conçue pour la course, c’est un véritable chausson pour le travailleur du fournil. environ 110 € www.newbalance.com (site US)

ALAIN PASSARD

Repetto Richelieu Zizi chèvre blanc Jane Birkin les avait offertes dans les années 70 à Serge Gainsbourg, qui « cherchait des gants pour ses pieds, car il avait horreur de marcher ». Il en achètera trente paires par an jusqu’à sa mort, en 1991. Le modèle avait été créé par Rose Repetto pour sa belle-fille, la danseuse Zizi Jeanmaire. Mathieu Chédid, Bénabar ou Thomas Dutronc lui ont emboîté le pas. « Alain ne porte que ça depuis dix ans, confie une proche. Mais, en été, il lui arrive de chausser des tongs ». Et il va en salle comme ça, oui, oui. 240 € / www.repetto.com

bruno verjus

Bottines Alden Cordovan

Stan Smith On devrait l’appeler Robert Haillet, du nom du joueur de tennis français des années 50 qui les a conçues pour Adidas. Le premier modèle a été commercialisé en 1964. En 1973, la marque allemande enrôle l’un des meilleurs joueurs du monde, l’Américain Stan Smith, qui se l’approprie et lui donne son nom en 1978. Arrêtée en 2013, la production a repris en 2014, sous la pression du marché français. Quelques chefs, tel Cyril Lignac, y sont un peu pour quelque chose. 85 € / www.adidas.fr

olivier haustraete

La boîte a disparu depuis longtemps, la paire est usée, bien que sagement rangée dans le dressing du couple Toix (« Laure possède beaucoup plus de chaussures que moi, on a installé un meuble sous l’escalier rien que pour elle »). Le temps qui a passé a emporté avec lui le nom du modèle. Pas la marque. Italienne, « haute couture hippie », reine des banlieues en version ceinture à logo. Pour Richard, ce sont juste ses chaussures préférées : il en achète une dizaine de paires par an. www.dolcegabbana.com

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New Balance 988 blue grey

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Derbies

RICHARD TOIX

Dolce&Gabbana

C’est la dernière trouvaille de Bruno Verjus. Il a déniché ces bottines dans une boutique du Marais, à Paris, Anatomica. L’endroit est fréquenté par les personnalités, on y trouve des chaussures en trois largeurs et le pull en shetland que portait Edmund Hillary en gravissant l’Everest. Outre la forme, c’est la matière qui a plu au chef de Table : du cuir cordovan. Celuici est taillé dans la croupe des chevaux, dont le grain est extrêmement fin. environ 800 € 14 rue du Bourg Tibourg, 75004 www.anatomica.fr

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chloé charles

Sabots Super Birki La seule femme de la sélection est également la plus raisonnable. Chloé Charles, titulaire des fourneaux de FulgurancesL’Adresse (10 rue Alexandre Dumas, 75011) jusqu’en mai 2016, aime les choses carrées. Des chaussures, ça ne doit pas déraper, ça doit respirer (une claque aux mauvaises odeurs), et ça ne doit pas faire mal au dos. Après avoir essayé un modèle haut de gamme de chez Birkenstock, elle a trouvé son bonheur pour deux fois moins cher, avec la Super Birki et sa semelle intérieure amovible. Qui durent deux ans. 55 € www.birkenstock-france.com


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mini-guide

30 adresses qui font bouger montréal

Aux premières loges depuis 2011, Omnivore regarde pousser la nouvelle génération de chefs qui fait sa révolution de palais à Montréal, où la scène culinaire pivote autour de trois piliers et donne le tournis à force de dézinguer. Pour battre la mesure : 30 adresses. On nous demande encore parfois : « Pourquoi Montréal ? ». Sous-entendu : pourquoi Omnivore nous rebat-il les oreilles depuis 5 ou 6 ans avec cette ville qui n’apparaissait auparavant que rarement dans la géostratégie culinaire mondiale ? La meilleure réponse se trouve dans ce mini-guide : 30 adresses, 30 chefs, 30 restaurants. Depuis le premier article publié par Omnivore en 2011, suivant la première visite en terre québécoise, la scène culinaire montréalaise n’a cessé d’engendrer des petits. La plupart issus de trois adresses désormais mythiques : Toqué !, de Normand Laprise, Le Pied de Cochon, de Martin Picard et Joe Beef de David McMillan et Fred Morin. De Toqué !, la nouvelle génération

trentenaire a retenu l’élégance de style et la filiation française sans se prendre au sérieux… contrairement aux Français. Du Pied de cochon est arrivée la prodigalité viandarde, l’übercochonnerie no limit, la conscience assumée d’une cuisine québécoise ancrée dans le mythe de la cabane à sucre. De Joe Beef enfin, la part nord-américaine incarnée dans l’outrance, l’amour du barbecue et la religion païenne du surf & turf. Oui, Montréal doit beaucoup à ces parrains prodigues qui n’ont – contrairement, là encore, à un modèle français déposé – jamais tenté de tuer leurs fils et filles. Ils leur ont au contraire permis de s’exprimer en toute liberté et indépendance, donnant toujours ça et là un coup de main. Gamay au prix du pinot noir

d’un point de vue européen, le meilleur rapport qualité-prix-plaisir qu’il soit possible d’avoir. L’inflation de bonnes adresses fait parfois peur aux chefs eux-mêmes : une ville de 1,5 million d’habitants dans une province de 8,2 est-elle en mesure de digérer la création galopante de restaurants ? Certaines adresses ferment plus vite que prévu, certes, certaines institutions ont elles aussi mis la clé sous la porte. Mais la capacité d’attraction de Montréal, sa part de rêve qui attire de plus en plus de Français, son dynamisme et son potentiel de création dans des mondes connexes comme la cuisine, la musique, le spectacle et les technologies met plutôt en lumière un paysage en pleine (re)composition. Seul bémol au bon goût : le monopole d’État dans l’importation des vins à travers la fameuse et tant décriée SAQ (Société des alcools du Québec).

Bien sûr, ceux qui ont aujourd’hui leur mot à dire dans le chorus culinaire ne sont pas tous passés par ces institutions. Mais demeure l’idée L’engouement croissant pour les vins nature d’une filiation et d’un champ des possibles – ils vont si bien à la Jeune cuisine – implique dans une ville où tout était à construire. Le des importations privées lourdement taxées mouvement autour des foodtrucks est de ce fait qui placent le moindre gamay au prix d’un assez exemplaire de la ténacité et de la capacité grand pinot noir. Pas étonnant que de plus en à inventer une alternative en cuisine. Ne pas se plus de voix – et de gosiers – réclament que ce cantonner au restaurant mais le transporter monopole d’État soit cassé. La vraie révolution dans la rue, l’ouvrir largement au plus grand de palais. nombre. Manger à Montréal – y compris bien et textes assis dans un beau lieu, une belle cuisine – n’est sélection Valentine de Lagarde, luc dubanchet pas un luxe réservé à une élite. C’est même, photos mickaël A. Bandassak food mn book #5 / 35


“j’ai tellement la hantise du déclin, de la rengaine, de la répétition, de la routine…” entretien avec Michel troisgros

En décembre 2016, la Maison Troisgros fermera son restaurant gastronomique et son hôtel installés face à la gare de Roanne depuis 1930. Pour mieux renaître en mars 2017, dix kilomètres plus loin, en pleine campagne. Entretien exclusif avec Michel et Marie-Pierre Troigros, ainsi que l’architecte Patrick Bouchain, le complice de ce déménagement historique. Entretien & photos Luc Dubanchet

On n’interviewe pas Michel et Marie-Pierre Troisgros. On n’interroge pas non plus Patrick Bouchain. On ne pose pas de questions. À peine quelques interjections, pour laisser le flux naturel, cette complicité de dialogue entamé depuis des années et qui, visiblement, leur permet d’avancer sur les chemins de nouveaux projets. Alors, mieux vaut les suivre une après-midi entière dans la visite déambulatoire de ce qui deviendra en mars 2017 la nouvelle Maison Troisgros. Mieux vaut enregistrer en douce, pour ne pas perdre une miette des échanges mus par une même vision, un même souffle. De 11 heures du matin, ce jour de juillet où Michel Troisgros accueille Patrick Bouchain sur le pas de la porte à Roanne, jusqu’à la nuit tombée et l’heure de reprendre l’omnibus, capter une parole ininterrompue, riche, féconde. Pour l’heure, on se retrouve passager arrière dans la voiture de Michel qui conduit le trinôme jusqu’à Ouches, route de Villerest, à 9,1 km de Roanne et de la place Jean-Troisgros jouxtant la plus célèbre gare du monde.

[On débouche donc sur cette parcelle, le futur parking, utilisée il y a peu encore par le fermier du domaine. Un beau hangar au toit noir a été construit en retrait, on le devine au loin, pour reloger son élevage] PB Tu vois il y a des murs en terre crue, d’autres en terre banchée avec un armage en galets… On conserve bien entendu tout cela. Là, tu as le panneau de chantier avec un tableau de Magritte qui est un peu l’expression du projet : tu ne sais pas si tu es dans le décor ou si tu es toi-même le décor.

Comment vous l’avez trouvée, cette maison ? C’est une maison connue, celle d’un industriel qui comptait dans la société roannaise. Il recevait beaucoup chez lui. Le lieu s’appelle Les Ormes. On est à Ouches, à quelques kilomètres de Roanne.

Michel Troigros

Vous étiez déjà venus ? Oui, maintes fois ! On s’y était même intéressés il y a déjà presque vingt ans. En 1997, on était venus visiter car la maison était en C’est là que tout se poursuivra, que tout com- vente. La propriétaire voulait s’en séparer. mencera pour la nouvelle Maison Troisgros. Il n’était pas encore question de déménager Avec César, le fils aîné, et peut-être Léo, le ca- la grande maison mais de créer une annexe det. Les Troisgros, aidés par Patrick Bouchain, pour nos clients. Mais à l’époque, ce n’était l’architecte/ami qui a déjà imaginé la Colline pas mûr pour nous d’aller faire un projet à la du Colombier, foulent pour la millième fois le campagne. C’est ce qu’on a fait finalement avec chantier où se construit beaucoup plus qu’un la Colline du Colombier en 2008, déjà avec hôtel-restaurant : l’avenir. Patrick. Et Ouches est parti dans les oubliettes. Nos projets successifs, la Colline, le Japon, ont Patrick Bouchain On arrive devant l’entrée fait qu’on s’est concentrés sur les étapes sucdu manoir qui fait comme une sorte d’alcôve cessives. Et puis, de nouveau, presque comme (c’est désormais un trou labouré, ndlr). On va un hasard, on est passés devant en balade. la murer pour en faire un jardin de fruitiers Madame Crouseille était au portail. On s’est exotiques accessible uniquement depuis l’inté- arrêtés pour lui dire bonjour, on a dit : « C’est rieur. L’entrée principale va devenir celle des toujours aussi beau chez vous ! » Elle nous a communs, une entrée rurale, fermière. Les invités à visiter le jardin, elle a dit : « Oh, je clients n’auront absolument pas l’impression crois que je vais remettre en vente car mes d’entrer dans un Relais&Châteaux ou dans un enfants de toute façon ne continueront pas, manoir. Plutôt dans une ferme, un lieu modeste aucun ne veut prendre soin de la demeure ». débarrassé des voitures qui seront tenues à On a réfléchi avec Marie-Pierre, on lui a dit : l’écart, invisibles. « Ça peut nous intéresser ». C’était au mois de 42 / food mn book #5

MT


juillet, il y a un peu plus de deux ans. Et puis, de Roanne. Du coup, j’ai trouvé ça très juste. Vous voulez dire que pour relocaliser Troisen août, on voit Patrick en vacances au bord de La vraie question était : est-ce qu’on peut faire gros, il a fallu étendre la communauté urla mer. Au soleil, tranquillement, on lui pose à cet endroit un hôtel-restaurant ? Car on est baine de Roanne pour y inclure Ouches ? la question, mais elle était déjà dirigée : « Et dans un site classé rural et pas touristique. Ma- PB Oui ! Et je pensais que les techniciens bloqu’est-ce que tu penses d’un déménagement rie-Pierre et Michel ont dit « on pense que l’on queraient pour diverses raisons. Mais tout le de la Maison Troisgros ? » a de notre côté l’ensemble des collectivités », monde a pensé que Troisgros s’installant à parce qu’il faut bien comprendre que ce pro- Ouches, c’était dans l’intérêt général et pas « Ah ça, non ! Jamais ! » jet-là est politico-économique. seulement un intérêt privé. « Et dans le Roannais ? » Et là [à Patrick Bouchain] tu as adouci ta réEt nous voilà partis dans une ponse : « Ça dépend, du lieu, de la distance. Faut Vous voulez dire que déméenquête publique ! Là, tu as le voir. » Au départ, l’idée de déménager la mai- nager Troisgros a un impact Et c’est assez marrant à vrai panneau de chanson était stupide. Mais Patrick connaît toutes direct sur la ville ? dire, car je suis allé à un tier avec un tales faiblesses pratiques et patrimoniales de la PB Bien sûr ! Il s’agissait évirendez-vous à Saint-Étienne bleau de Magritte Maison et il était à même d’y répondre. A partir demment de ne pas tromper chez le préfet et j’ai assisté à qui est un peu l’exdu moment où Patrick a pu dire « faut voir », les élus pour qui Roanne = pression du projet : une réunion comme on n’en on s’est dit qu’il fallait lui montrer et qu’on Troisgros. Mais, au fond, dé- tu ne sais pas si tu voit plus du tout. Il y avait attendrait son point de vue. [Se tournant vers ménager en dehors de Roanne l’ensemble du pouvoir décies dans le décor ou Patrick Bouchain] Et là, comment ça s’est fait… en y laissant le Central, c’était sionnaire… et tout le monde si tu es toi-même Tu nous as fait ressentir que c’était possible. construire un grand Troisgros était d’accord ! Tout le monde le décor. PB Oui, parce qu’il n’était pas question de tout dans le Grand-Roanne. Du m’a dit : « Dans le délai, c’est déménager. Troisgros allait garder le Central, coup, ça allait dans le sens de possible et ça marchera ». La le bistrot juste en face de la gare d’où tout est l’intérêt général et du développement écono- seule remarque que l’on m’a faite concernait parti avec Jean-Baptiste, le grand-père. Au fond, mique. Mais il y avait une réserve de taille : les chambres flottantes, que j’avais imaginées ce qui était petit avant devant la gare redevien- il fallait changer le Plan local d’urbanisme sur le plan d’eau. drait comme avant, une brasserie devant la (PLU). Si on pouvait changer le PLU et faire à Mais comme l’endroit allait être classé zone gare… Et donc s’offrait la possibilité d’avoir cet endroit un équipement touristique, alors il sensible on ne pourrait pas construire. Je la grande maison à la périphérie de Roanne, était possible de déménager. Mais je n’y croyais me suis engagé à construire le projet dans le mais toujours dans la communauté urbaine pas en réalité ! volume existant. food mn book #5 / 43


tue-cochon

le jour du saigneur par luc dubanchet PHOTOS meyer / tendance floue

Il est 7 heures à la fraîche quand le convoi s’ébranle. Le fourgon blanc qui nous précède a des allures de transport spécial. Il est un tantinet illégal. Dans le 4 × 4 qui nous emporte sur les pentes du Pilat, le commando de jeunes cuisiniers venus d’Anvers somnole encore du sommeil des heures de coupure et de la liqueur d’abricot descendue consciencieusement à la veillée autour de la soupe au chou du père. Julien, le fils du pays, et leur patron en Belgique les a fait venir pour qu’ils assistent à l’immuable rituel. Cette Tue-Cochon à laquelle il participe lui-même depuis qu’il est tout petit. Perpétuation de père en fils, deux ou trois jours par an selon les besoins en cochonnailles et la taille gigogne de la famille. Quelques virages se chargent du réveil avant qu’on débouche dans la cour de la ferme. Deux gamins papotent avant d’aller à l’école. Il n’est pas huit heures. Dans à peine trente minutes, la truie de 179 kilos qui se prélasse encore dans l’auge fraîchement rempaillée sera, presque sans un cri, chair inerte, saignée, buclée, rasée, lavée. Prête pour l’ultime transsubstantiation.

Entre les mains de Roger ­– le « tueur » comme on appelle ces hommes qui sacrifient chaque année, en toute illégalité, par tradition résolue et obstinée, 100 bêtes pour autant de familles –, la mêlée de 61 kilos de viande consacrée aux saucissons se découpe, se broie, s’assaisonne et se façonne avec la virtuosité des petites mains de la maison Hermès. Aprèsmidi froide et besogneuse où chaque coup de couteau respecte la constitution de l’animal, où chaque viande trouve sa place, serrée dans l’estomac et les boyaux naturels. Très exactement 1 jésus, 1 boudin, 1 lard, 1 jambon, 2 pancettas, 4 trains de côtes, 3 jarrets, 28 saucisses et 48 saucissons. « Eh ben voilà », dit Roger en rangeant ses couteaux. Ce soir, un autre cochon vit ses derniers instants sur quatre pattes.



QU’EST-CE QU’UN GRAND RESTAURANT ?

2015 > 2016

12 mois passerini Omnivore a accompagné pendant un an Giovanni et Justine Passerini dans l’ouverture de leur futur restaurant. Le deuxième, « celui de la maturité » pour un « projet total » qui ne va pas sans mal. par Boris Coridian Photos Stanislas Liban

« Rino était un jouet, un petit resto de quartier. Passerini prépare son retour, forcement triomLorsque je l’ai ouvert en 2010, je me foutais de phal. Des mois de recherches, de dilemmes, de la déco, de la vaisselle. Je n’avais pas de four doutes, de bouleversements, de mise à distance correct, seulement quatre feux, qui marchaient – et de repas chez les confrères ! – ont façonné le mal, pas de chambre froide… J’ai tout mis dans futur grand restaurant du Romain. Un lieu qui ma cuisine. C’est cette folie que tu peux – que possède déjà des murs (au 65 rue Traversière, tu dois – injecter dans ton premier restaurant. 75012) et une annexe dédiée à la pasta (PastifiMais pour le deuxième, l’énergie n’est pas la cio Passerini). À l’heure où s’écrivent ces lignes, même. Je compare ça au deuxième album d’un les sacs de gravats n’ont pas encore remplacé groupe, celui de “la maturité”. Je suis papa, j’ai les cagettes de salades amères. Il manque donc 40 balais. À ce moment de ta vie, tu perds cet la fin de l’histoire de cette traversée à l’intéenthousiasme juvénile, mais tu gagnes en sagesse, rieur de la tête d’un grand chef en quête de son en prudence. Il faut assumer ça tranquillement », « restaurant total ». Omnivore l’a suivi pendant explique Giovanni Passerini ce jour de janvier les mois cruciaux qui précédent l’ouverture. 2016, en foulant la terre battue qui s’apprête à accueillir la chape de béton de son futur établissement.

05.05.15

semaines dans la vue avant d’espérer signer les documents nécessaires. Cela ne les empêche pas de dessiner au brouillon ce projet fait à deux, qui se fond parfois avec les préparatifs du mariage prévu pour juillet, sur l’île italienne isolée de Ventotene. Giovanni parle de « trattoria totale », de « plats à partager » et beaucoup de « plaisir ». Pour renforcer cette dernière idée, il mime le client qui se frotte les mains énergiquement en passant la porte. « Je vise les restaurants du nord de l’Italie. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est dans mon imaginaire. Le fantasme ultime c’est de pouvoir répondre aux envies des clients. Comme celui qui arrive et demande “est-ce qu’il y a de la soupe de poisson aujourd’hui ?” Il me l’a fait l’autre jour et c’était magnifique ! » Le bâtiment qui abritera ces drôles de désirs fait l’angle d’une microplace du douzième arrondissement. Dans cette étoile à cinq branches – croisement des rues de Charenton, Traversière et Emilio Castelar –, la façade est fatiguée. Derrière les affiches publicitaires pour des marques de téléphonie low-cost ou des concerts exotiques, les douze fenêtres géantes laissent pourtant présager le meilleur. Dans la future salle en forme de trapèze – qui reste invisible pour l’heure – la lumière pénètre par trois côtés. Giovanni imagine déjà une petite terrasse, ou des grandes portes-fenêtres battantes pour les beaux jours. Le couple joue presque à domicile. L’ex-Rino (devenu le délicieux Les Déserteurs), n’est qu’à un jet de tortellini, à 600 mètres, de l’autre côté de la rue du Faubourg Saint-Antoine. La Gazzetta, où Giovanni a fait ses armes au côté de Petter Nilsson, est encore plus près, au bout de la rue de Cotte voisine. Sur la placette, face à « Rino 2 », on trouve la boulangerie Bo, où Olivier Haustraete pâtisse et pétrit des pépites sucrées, salées ou panifiées. Mais le point d’ancrage du cuisinier romain reste le marché d’Aligre. « Je me sens adopté par le quartier. Quatre ans de Rino, de marché le matin, c’est quelque chose. Je croise beaucoup de clients, de copains. Je m’y sens très à l’aise, il me ressemble. C’est l’environnement parfait pour ce que j’ai envie de faire. C’est bourgeois, mais pas bourgeois con », explique Giovanni. Reste à convaincre le propriétaire de leur confier les clés.

26.06.15

Autour de lui, les ouvriers s’affairent là où la Premier rendez-vous d’une série qui doit nous brigade enverra bientôt les assiettes les plus amener, théoriquement, à la fin de l’année, attendues de ce début d’année. Si le restaurant date à laquelle « Rino 2 » – premier nom de code Le trousseau est là, mais toujours pas la siparfait n’existe pas, le cuisinier italien – ac- – doit être inauguré. Le printemps parisien est gnature officielle. « Pas grave, nous sommes compagné dans cette aventure par son épouse doux et les jours s’allongent. Pourtant Giovanni confiants ! » explique Justine, déterminée, en Justine (ancienne collaboratrice d’Omnivore) et Justine semblent préoccupés. Depuis que le proposant une visite inaugurale. Après avoir – fait tout pour se rapprocher d’un idéal. Des précédent local leur est passé sous le nez, la poussé la porte d’entrée au dessus de laquelle mots-clés résonnent dans sa bouche : généro- méfiance l’emporte sur la confiance. D’autant est peint un tag douteux où l’on croit deviner sité, décontraction, précision. Après deux ans que le nouveau lieu sélectionné fait envie. Mais – à tort – un mot italien, l’écrin apparaît pousde réflexion sans fourneaux fixes, Giovanni les premiers retards font leur apparition : trois siéreux. Giovanni, dans la canicule estivale 74 / food mn book #5


rubrique

food mn book #5 / 75


L E S DI S C R E T S

Laurent & vincent FOLMER ( C O U V E R T- C O U V E R T )

&

william ledeuil ( ZE K I TCH E N GA L E R IE )

texte luc dubanchet photographies STÉPHANE REMAEL / la company



LARD FUMÉ AU FOIN, CREVETTES GRISES, OSEILLE, OIGNONS DOUX Pour 4 personnes —4 00 g de poitrine de lard fermier salé —2 grosses poignées de foin sans traitement chimique —2 00 g de crevettes grises de Zeebrugge — 1 00 g d’oseille commune nettoyée — 1 2 feuilles d’oseille d’Espagne (rumex scutatus) —3 oignons des Cévennes de taille moyenne —5 0 g de beurre salé — 1 tige de citronnelle thaïe —b eurre clarifié —e au de source

Au moins une semaine en avance, mettre le lard à dessaler sous un filet d’eau. Le mettre dans un sac sous-vide et plonger dans un bain-marie thermostatique pour 24 heures à 70°C. Refroidir sur glace. Le lendemain allumer un feu dans un fumoir et “étouffer le feu” avec le foin préalablement mouillé. Disposer le lard sur la grille la plus haute de votre fumoir et laisser fumer au moins deux heures (si nécessaire ne pas hésiter à rajouter du foin mouillé) Remettre ensuite le lard une heure au frais et le remettre sous-vide avec un peu de foin sec, tenir au frais.

Le jour-même, éplucher les crevettes en prenant bien soin de réserver 20 belles têtes. Tenir les crevettes épluchées au frais. Mettre les carcasses de crevettes dans une casserole avec un oignon des Cévennes en rouelle et la tige de citronnelle ciselée. Couvrir d’eau de source et mettre à bouillir. Laisser bouillir doucement pendant 5 min. puis laisser infuser hors du feu 30 min. Passer dans un linge que vous aurez pris le soin de bien rincer au préalable. Frire les têtes de crevettes dans le beurre clarifié (160°C) et les débarrasser sur un papier absorbant, tenir au sec.

Retirer la couenne du lard fumé au foin et tailler quatre beaux morceaux, mettre en cuisson à feu doux dans une poêle anti-adhésive sur le côté gras afin d’obtenir un côté très croustillant. Réchauffer le bouillon de crevettes, corriger l’assaisonement. Faire tomber rapidement l’oseille dans le jus de cuisson des oignons. Dans quatre assiettes creuses chaudes, répartir l’oseille tombée puis le lard et les oignons braisés, les crevettes grises. Verser un peu de bouillon de crevettes et parsemer d’oseille d’Espagne. Terminer avec les têtes de crevettes frites.

Couper les deux oignons des Cévennes restant en deux, les mettre dans un sautoir avec le beurre salé et un peu d’eau, couvrir d’une cartouche de papier cuisson et cuire à feu doux. Séparer les feuilles d’oignons et les rouler sur elles-mêmes, tenir au chaud.

158 / mn


TOPINAMBOURS, CONSOMMÉ DES PEAUX, CHÈVRE FUMÉ Pour 4 personnes — 20 topinambours — 50 cl d’eau de source — Beurre — Sel, poivre du moulin — 1 branche de thym — 1 jeune oignon — 1 chèvre frais fumé au bois de pommier puis mis à sécher… de 6 à 12 mois à l’avance.

mn / 159

La veille Brosser fortement les topinambours à l’aide d’une brosse à légumes. Les mettre à cuire à l’étouffée avec un peu d’eau et une pincée de sel. Lorsqu’ils sont cuits (encore un peu fermes), les débarrasser. Épluchez 12 topinambours à l’aide d’un couteau d’office. Mettre 8 beaux morceaux de ces peaux à sécher dans un déshydrateur. Mettre le reste des peaux dans une casserole avec les 50 cl d’eau de source et laisser cuire doucement (réduire de moitié). Passer dans un tissu étamine et corriger l’assaisonement.

Au moment Tailler les 8 topinambours restants et les réchauffer doucement au beurre avec la branche de thym. Leur donner une légère coloration. Réchauffer le consommé des peaux. Ciseler le jeune oignon. Dans 4 bols chauds, répartir les quartiers de topinambours. Parsemer l’oignon et râper généreusement le fromage de chèvre. Verser le consommé bien chaud et recouvrir des peaux séchées. Donner un tour de moulin.


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