6 minute read

Sahel : travailler dans le cacao… pour cultiver du sésame

par Christophe Tréhet

Invité à intervenir, lors du colloque, sur le travail dans les filières cacao de Côte d’Ivoire, Pierre Ricau est chargé de mission agriculture et marché au sein de l’association Nitidæ, qui développe des projets associant la préservation de l’environnement et le renforcement des économies locales. C’est en marge de son propos que cet agroéconomiste a évoqué un phénomène nouveau : grâce à un travail plus rémunérateur dans ces plantations, le développement en Afrique de l’Ouest des cultures de sésame et d’anacardiers, aux vertus environnementales, économiques et sociétales. De quoi donner envie de décortiquer avec lui un phénomène encore peu connu.

Advertisement

De nouvelles cultures émergent en Afrique subsaharienne en lien avec la culture du cacao en Côte d’Ivoire. De quoi s’agit-il ?

Pierre Ricau : On observe chez les populations de la zone sahélosoudanaise un processus de réinvestissement des revenus qu’elles ont gagnés dans la culture du cacao en Côte d’Ivoire, pour cultiver de nouvelles espèces dans leur pays d’origine. Il s’agit de la noix de cajou et du sésame, cultures quasi inexistantes auparavant et qui constituent désormais des success stories au Sahel. Elles ne rapportent pas autant que le cacao mais s’en approchent, se révélant bien plus rémunératrices que les cultures vivrières telles que le maïs ou le manioc. Pour les producteurs, un hectare de manioc rapporte 150 à 200 €/an, quand son équivalent en cacao offre un revenu compris entre 750 € et 1 250 €/an. Du côté des travailleurs, la filière manioc permet de gagner seulement un euro et demi à deux euros par jour, contre trois à quatre euros et demi par jour dans la filière cacao. D’où le fait que celle-ci attire une main-d’œuvre venue d’autres régions, voire d’autres pays.

En quoi cultiver des noix de cajou ou du sésame constitue-t-il une success story ?

L’anacardier, originaire d’Amérique tropicale et dont on récolte les noix de cajou, est apparu à la fin des années

1990 dans le sud du Burkina Faso et du Mali ainsi qu’en Côte d’Ivoire. C’est un arbre cultivé en zone de savane. Or son implantation a recréé un couvert agroforestier qui reverdit ces milieux herbacés. Cette espèce a d’autres avantages : très résistante à la plupart des maladies et ravageurs, elle contribue à améliorer le sol par la lente décomposition de ses feuilles riches en tanins. Elle est par ailleurs très sensible aux feux de brousse, ce qui encourage les agriculteurs à mieux maîtriser les feux de défrichage et de chasse dans les zones où elle est implantée. Quant à ses fruits, peu consommés localement, ils sont exportés. Avec ce phénomène majeur : si la Côte d’Ivoire vendait initialement les fruits bruts en Inde, le pays est rapidement devenu le troisième transformateur mondial, ce qui a généré entre 40 et 50 000 emplois dans le pays. Concernant le sésame, son apparition dans les zones sahéliennes s’observe depuis 2007, liée au développement des échanges avec l’Asie. Avec la hausse du cours des engrais, des producteurs ont abandonné le coton au profit de cette culture, très intéressante sur le plan agroécologique : elle résiste en particulier à la sécheresse et, avec un cycle végétatif très court, elle s’insère dans les rotations entre deux céréales. 2 % de la production de sésame des zones sahéliennes sont consommés localement, le reste étant dirigé vers l’Asie.

Quels sont les effets socioéconomiques du développement de ces deux cultures ?

Avant cela, les cultures vivrières dégageaient très peu de valeur ajoutée et les filières agricoles de rente restaient rares. Les agriculteurs vivaient avec 200 à 300 €/an pour toute la famille. Trop peu pour envoyer les enfants à l’école – on compte cinq à six enfants en moyenne par foyer en Afrique de l’Ouest et un coût de scolarisation de cent euros par an et par enfant –, se soigner correctement ou développer son activité agricole. Or le seul capital dont disposent nombre d’agriculteurs familiaux, c’est leur travail. Ils cherchent donc à valoriser leur force de travail là où elle est la plus rémunératrice. C’est ainsi qu’un flux de main-d’œuvre, en particulier un trafic d’êtres humains (enfants) vers la Côte d’Ivoire, s’est mis en place dans un contexte caractérisé par une extrême inégalité entre ce pays et les zones subsahéliennes. Le développement de la noix de cajou et du sésame dans ces zones améliore la scolarisation des enfants, permet de fixer les populations et de faire revenir chez eux certains travailleurs du cacao quand les cours mondiaux baissent. Car la noix de cajou et le sésame mobilisent exclusivement la main-d’œuvre locale. ◆

par Valérie Péan

Il est en visio depuis Sainte-Lucie, l’une de ces îles du Vent que borde la mer des Caraïbes. Le bon endroit pour dérouler son propos. Lui, c’est Malcom Ferdinand, ingénieur en environnement (University College London), docteur en philosophie politique (université Paris-Diderot) et chercheur au CNRS (Irisso/université Paris-Dauphine).

Son credo : repolitiser l’histoire environnementale en l’articulant à l’histoire coloniale, laquelle a transformé en plantation une partie du monde.

Son essai, « Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen », paru au Seuil en 2019, a reçu le prix de la Fondation de l’écologie politique.

TOUT le monde connaît l’Anthropocène, mais quand commence-t-il exactement ? Pour Malcom Ferdinand, le choix est fait : c’est la « découverte » 1 des Amériques en 1492 qui nous fait basculer dans l’ère actuelle, où les actions humaines sont les causes premières du bouleversement de la biosphère. Un tournant majeur, « le début de la globalisation » qui s’accompagne « de migrations sans précédent, parfois forcées, pour exploiter les terres nouvelles » mais aussi d’une hécatombe : via les maladies et les tueries, « plusieurs peuples des Caraïbes sont décimés par millions ». Avec eux, disparaissent brutalement des myriades de terres cultivées, qui se recouvrent peu à peu de végétation, au point de changer le climat ! C’est ce que montrent deux chercheurs britanniques, Simon Lewis et Mark Maslin. Grâce au carottage des glaces de l’Antarctique, ils datent précisément l’entrée dans l’Anthropocène en 1610, avec cet argument paradoxal : la reforestation due à la déprise agricole séquestrant alors un surplus de carbone – ce qui diminue les gaz à effet de serre –, la nouvelle ère s’ouvre sur… une baisse des températures.

Mais Malcom Ferdinand va plus loin. Car si tel est bien le point de bascule, la dénomination d’Anthropocène ne dit rien sur ce qui a précipité les changements globaux, en clair, « cette dynamique coloniale et raciste » exercée par les Européens sur les peuples d’Amérique et d’Afrique. Et le politiste de reprendre un autre concept, forgé en 2014 par la philosophe Donna Haraway et l’anthropologue Anna Tsing : celui de « plantationocène ». Manière de lier les enjeux environnementaux, les monocultures intensives et l’asservissement de la main-d’œuvre. Une exploitation, dans tous les sens du terme, des terres et des êtres humains, que Malcom Ferdinand propose de reformuler avec l’idée d’un « habiter colonial », qui traduit une manière de se concevoir sur terre à travers le modèle des plantations et ses âpres rapports sociaux racisés et genrés.

1 - Pour Malcom Ferdinand, le terme « découverte » est aujourd’hui largement réfuté au motif que l’on ne peut pas découvrir quelque chose qui préexistait.

Une ère révolue avec l’abolition de l’esclavage ? Eh bien, aux yeux de Malcom Ferdinand, c’est non. Et pas seulement parce que perdurent les plantations antillaises de canne et de banane. « Ces îles sont en situation de non-souveraineté alimentaire. 95 % des 200 000 tonnes de bananes produites par an sont exportées en France hexagonale et dans le reste de l’Europe » Une monoculture toujours dominée « par des propriétaires historiques blancs créoles, les “békés”, ayant recours à une main-d’œuvre au statut social dégradé ». Une prédation sociale qui se double d’une prédation environnementale à coups d’intrants chimiques. « L’affaire du chlordécone aux Antilles est le résultat typique de cet habiter colonial ». Rappel des faits : cet insecticide y a été utilisé pour combattre le charançon du bananier de 1972 à 1993, alors que la molécule fut interdite en France à partir de 1990. Résultat : « Une contamination durable et généralisée, allant de plusieurs dizaines d’années à plusieurs siècles. Avec des traces du produit dans les eaux, les sols, les corps humains, plus d’une centaine d’espèces animales. En 2018, il a été estimé que plus de neuf Antillais sur dix ont du chlordécone dans le sang. Or ce perturbateur endocrinien génère des naissances prématurées, des retards de développement cognitifs, moteurs et visuels de certains enfants, sans oublier ses effets sur le risque de survenue du cancer de la prostate. Évidemment, les Antillais ont mené des actions en justice pour obtenir réparation. Après dix-sept ans d’instruction, le tribunal pénal de Paris a rendu une ordonnance de non-lieu [lire l’article “ Le chlordécone face au droit ”]. Personne ne serait responsable !! Cela évoque un rapport colonial de l’État et des détenants historiques des bananeraies à ces terres et ces habitants d’outremer ». Un constat d’autant plus révoltant aux yeux du chercheur que trois jeunes militants anti-chlordécone ayant bloqué un centre commercial en 2019 ont été condamnés à de la prison ferme par le tribunal correctionnel de Fort-de-France en août 2020. « Ceux qui ont pollué pendant des années ne sont pas inquiétés et des jeunes qui réclament un environnement sain sont criminalisés » ◆