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À Chtouka, l’effet de serf

par Lucie Gillot

EST une plaine située au Maroc, dans la région du Souss-Massa, à quelques encablures d’Agadir. Lovée tout contre l’océan Atlantique, cette région est devenue en quelques décennies le haut lieu de la production maraîchère du pays : tomates, aubergines, haricots et même framboises y mûrissent dans des serres qui s’étendent sur des milliers d’hectares. Son nom : la plaine de Chtouka Aït Baha. Fleuron d’une agriculture qui se veut à la pointe de la technologie, cette région est l’eldorado des investisseurs. Qu’ils soient marocains ou européens, ceux-ci y ont développé des fermes de production primeur destinées aux marchés locaux – la région fournit à elle seule 50 % de la production maraîchère nationale – mais aussi aux marchés d’exportation – 87 % des primeurs qui poussent dans la région du Souss-Massa sont envoyés en Europe1 ! Même destination pour les fruits rouges – fraises, framboises et myrtilles – nouveau secteur en vogue que se disputent les investisseurs étrangers2. En 2020-2021, le Maroc a ainsi exporté 171 300 tonnes de ces fruits, venant concurrencer très fortement les leaders européens du secteur.

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CADENCES INFERNALES. Mais, peut-être l’aurez-vous compris, cette réussite a un prix, élevé, pour les êtres humains et les écosystèmes. C’est ce qu’expliquent Christine Forestier et Gabrielle Bichat, deux étudiantes de l’Institut Agro Montpellier, qui se sont rendues sur place en 2022 à l’occasion du tournage de leur documentaire (lire l’article « Saisonniers agricoles étrangers : les nouveaux damnés de la terre », page 16). Faisant écho aux propos de Malcom Ferdinand sur la prédation sociale et environnementale qui caractérise le « plantationocène » (lire l’article « Le chlordécone aux Antilles est le résultat de l’habiter colonial » page 22), elles racontent : « Quand ce bassin d’emploi s’est créé, cela a brassé énormément de main-d’œuvre agricole, venue en premier lieu des autres régions du Maroc, puis de toute l’Afrique subsaharienne ». Attirées par la possibilité de gagner de quoi subvenir aux besoins de leurs familles, ces populations, souvent issues du monde rural et peu qualifiées, se sont heurtées à des conditions de travail défiant les règles élémentaires du droit : cadences infernales, horaires

1 - https://www.soussmassa.ma/

2 - https://www.agrimaroc.ma/fruits-rouges-maroc-croissance-2022/ à rallonge, défaut de protection sociale. Avec une particularité : cette main-d’œuvre est composée à 75 % de femmes3. « Beaucoup d’entre elles ont migré à Chtouka car l’agriculture est un secteur d’emploi qui ne demande pas de qualification particulière », indique G. Bichat, qui précise combien ces femmes sont « vulnérables » voire « invisibles ».

MIGRATIONS AU FÉMININ. La sociologue Samiha Salhi4 connaît bien le Souss-Massa pour en avoir fait l’un de ses terrains d’enquête. Rappelant combien, de manière générale, « le rôle des femmes dans les mouvements migratoires est sous-estimé », celles-ci étant considérées comme « passives » – elles suivent leur conjoint –, elle dressait en 2016 le portrait de ces travailleuses. « Face à un monde rural perturbé, les femmes se sont trouvées […] dans la nécessité de trouver un emploi. » Si les plus qualifiées ont rejoint les villes, les autres, souvent analphabètes, se sont dirigées vers les bassins agricoles. Dans ce système de production, « les femmes répondent aux critères régissant la demande de main-d’œuvre à bas coût : la disponibilité, la flexibilité, l’absence d’exigences et l’acceptation des conditions de travail offertes » La situation est telle que, fin 2022, l’Association marocaine des droits humains 5 a « tiré la sonnette d’alarme sur la dégradation continue des conditions de travail des femmes rurales dans les champs agricoles », n’hésitant pas à employer le terme « d’esclavage » pour les décrire. La comparaison avec le contexte du plantationocène n’est donc, malheureusement, guère exagérée. ◆

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4 - https://revues.imist.ma/index.php/REMSES/article/view/5319/3701

5 - https://www.lopinion.ma/Agriculture-Appel-a-la-structuration-dutravail-des-femmes-rurales_a31173.html