Mauvaise graine # 33

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Jérémy Bérenger Le cassos’ (5)

I – Hé mec ! T’as pas dix euros d’singe ? Une à une, les artères s’illuminent de la ville effarante. Une à une les flèches qui la hérissent s’estompent dans la brume crépusculaire. La semaine bout-de-souffle au plus bas de ce vendredi soir où les quelconques regagnent leurs étables, la baguette du dîner réchauffée du matin sous le bras. Le quotidien s’émonde ainsi, une nuit suffira à en disperser les squames avant qu’ils ne se reforment dès l’aurore, nourris cette fois du pus vivace du week-end. – Hé la p’tite ! T’aurais pas dix euros d’singe ? Une clope ? Un bisou ? Tellie plaque ses lèvres sur la joue râpeuse du Charclo, les y roule pour qu’elles s’y impriment. C’est l’hiver. Peut-être le pauvre type crèverait-il d’ici quelques heures sous un abribus. – Merci la p’tite ! Pour plus, faut des affinités ? – Ça va comme ça, Charclo ! Pas pousser ! Énième entretien d’embauche foiré pour Tellie. Un de moins, dirait un esprit positif. Pas son genre, à Tellie. Elle est belle mais dans son cas, ça ne suffit pas à rendre optimiste ni à gauler un job, un vrai de ceux qui se raréfient, qui te changent la vie quand tu n’y croyais plus, un job où tu es quelqu’un dont on a besoin, en qui on a confiance, qui te donne enfin la sensation d’exister au sein du monde qui t’entoure. De l’autre côté du bureau, toujours la même espèce de rapace, un peu flic, un peu psy, pas mal capo. Aujourd’hui, l’agent de recrutement était une épaisse demi-vieille trop parfumée pour être propre sur elle. Mais elle était du bon côté du bureau et Tellie du mauvais, comme toujours. Malgré sa vingtaine bouclée, blondeur romantique, profil gracile mais jamais celui recherché. Lors des entretiens, Tellie n’étudie pas ses postures, qui doivent ne rien celer de ses je t’emmerde sale chienne de recruteuse, sale pourri de chasseur de têtes, si je m’écoutais je te rééduquerais à la saignée, j’ai mon cutter au fond de mon sac Tati où je range mon rouge baiser-à-clodos, les papiers de ce qui me tient lieu d’identité, des pâtes-à-cul au cas où, un collant de rechange et mon putain de CV, le plus lourd de mes boulets, et j’en traîne une grappe, c’est comme ça dans ce pays de merde quand tu déconnes à l’âge où il vaut mieux commencer à se mettre en rang, on te le fait payer toute ta vie. – C’est pour quoi toutes ces boucles d’oreille ? a demandé la demi-vieille, un sourire faux distendant ses lèvres grasses. – C’est pour rien. Elle a griffonné trois lignes sur la fiche d’identification où, après un survol rapide du CV de Tellie, elle a coché négativement les cases placées sous le nom et l’adresse – celles déterminantes, qui situent le degré d’employabilité du postulant, diplômes obtenus, expérience, permis de conduire. Le reste étant affaire de subjectivité. De feeling, avouent cyniquement les recruteurs qui assument. Combien se joue-t-il de destins sur une réponse balbutiée à une question trop directe, un regard timide interprété comme fuyant, une obésité, des ongles rongés, un vêtement mal repassé, une fausse assurance, un mouvement d’humeur prévisible et à la limite sain, tellement il est implicitement provoqué ? À quoi tient la survie d’un individu en demande de reconnaissance ? À la tension exercée, durant un laps de temps décisif, sur un lien, le dernier peut-être, qui le rattache au groupe. Et au feeling d’un tiers, irrécusable. Bien peu. La demi-vieille, le stylo en suspens, a parcouru à nouveau le CV de Tellie, et, sans lui accorder un regard, a ajouté encore deux lignes. Tellie a eu envie de lui cracher à la gueule j’en ai marre de voir des enculés prendre des notes sous 5 Cassos’ : terme familier désignant un cas social.

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MAUVAISE GRAINE 33  AVRIL 1999


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