NOVO 64

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sommaire

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Starlight

ÉDITO 9 THOMAS ROSIER 8-11 FOCUS 13-28

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

Ont participé à ce numéro : RÉDACTEURS Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Emmanuel Dosda, Sylvia Dubost, Caroline Châtelet, Lucie Chevron, Nicolas Comment, Christophe Fourvel, Clo Jack, Antoine Jarry, Guillaume Malvoisin, Stéphanie-Lucie Mathern, Martial Ratel, Mylène Mistre Schaal, JC Polien, Nicolas Querci, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Fabrice Voné, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.

ÉCRITURES 29-48

Les Éditions Zulma 30-37, Sylvie Durastanti 38-42, David Sala 43-45, Julia Deck 46-48

SCÈNES 49-64

Marie Ndiaye 50-51, Extradanse 52-53, Étienne Saglio 54-55, Outside 56-57, Maëlle Poésy 58-60

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Bearboz, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Tanguy Clory, Nicolas Comment, Richard Dumas, Romain Gamba, Delphine Ghosarossian, Anne Immelé, Benoît Linder, Renaud Monfourny, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle.

SONS 61-72

Vincent Vanoli 62-65, Hiéro Colmar 66-67, Laurie Anderson 68-69, Jawhar 70-72

COUVERTURE Photo : Régis Delacote. Image issue de la série Ontonagon, 2017. Grand hôtel du Markstein

ARTS 73-81

SMITH 74-75, Françoise Saur 76-77, Tursic & Mille 78-79, Posada 80-81

IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils

IN SITU 83-97

Dépôt légal : avril 2022 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2022 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Les expositions du printemps

CHRONIQUES 98-108

CE MAGAZINE EST ÉDITÉ PAR CHICMEDIAS & MÉDIAPOP

Nicolas Comment 98-104, Stéphanie-Lucie Mathern 106-107, JC Polien 108

CHICMEDIAS 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com — 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com — 03 67 08 20 87

SELECTA Livres 110 Disques 112

MÉDIAPOP 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 € DIFFUSION Contactez-nous pour diffuser Novo auprès de votre public. WWW.NOVOMAG.FR

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La paix

Par Philippe Schweyer

J’étais assis à l’extrémité d’une table incroyablement longue. On aurait facilement pu y étaler la plus grande saucisse du monde. Vladimir est arrivé après m’avoir fait patienter une bonne heure. Il s’est assis face à moi à l’autre bout de la table. J’étais obligé de plisser les yeux pour tenter de distinguer ses traits. Heureusement, il parlait parfaitement le français. — C’est toi le nouveau président ? — Oui. — Qu’est-ce que tu veux ? — La paix. — Quoi ? J’étais obligé de hurler pour me faire comprendre, malgré le silence pesant qui régnait dans la pièce. — La paix ! J’étais sur le point de rajouter que je crevais de faim et que j’exigeais la plus grande saucisse du monde, mais Vladimir s’est levé pour se rapprocher de quelques mètres. Il n’était pas appareillé, malgré d’évidents soucis d’audition. — Qu’est-ce que tu me donnes en échange ? Je n’avais pas grand-chose à lui proposer. Le mieux était de jouer franc jeu : — La paix ! — Quoi ? — Si tu me donnes la paix, je te fiche la paix. — Qu’est-ce que je gagne ? — La paix ! — C’est pas assez. — Moi je trouve ça très bien, la paix. Il s’est levé à nouveau. Maintenant, il n’était plus qu’à trois sièges de moi. Je commençais à distinguer ses traits, mais son expression était comme figée. On aurait dit une poupée gonflable bas de gamme. — Tu trouves ça bien la paix ? — Espèce de barbare… — Qu’est-ce que tu dis ? Articule ! Je n’ai pas osé répéter. — Je te trouve un peu stressé, tu devrais penser à t’hydrater. Je me suis levé pour lui apporter un verre d’eau. Il a regardé attentivement à travers le liquide comme pour s’assurer que je n’étais pas venu l’empoisonner.

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— Je dors mal. C’est pour ça que je suis tendu. Je marchais sur des œufs, mais je n’avais pas grandchose à perdre : — La paix c’est reposant. — Toi, tu dors bien ? — Pas ces dernières semaines. — Ah, toi aussi tu stresses ? Je n’avais pas envie de lui avouer à quel point j’étais angoissé à cause de lui. — Un tout petit peu… — Les Français sont sensibles. C’est pour ça que vous aimez tellement la paix. — Et la saucisse. — Moi je ne suis pas sensible ! — Je sais… — Personne ne sait ce qu’il se passe là-dedans ! Il a dit ça en se frappant le front avec son poing. J’hésitais à lui parler du désastre dont il était le premier responsable. — Chacun sa forme de sensibilité. — Je ne suis pas une poule mouillée ! J’étais tétanisé, mais j’ai réussi à murmurer péniblement : — Espèce de barbare… Ses doigts tremblaient légèrement tandis qu’il déboutonnait sa chemise. — Touche ! Il a saisi ma main pour la poser sur son cœur. — Tu l’entends ? — Non… — Je n’ai pas de cœur ! — Tu ne respectes pas la vie… — La vie ne vaut rien ! Je veux finir dans les livres d’Histoire ! Je veux l’éternité ! — Espèce de barbare… Il a sorti un petit couteau de sa poche. — Regarde ! Il a enfoncé légèrement le couteau à l’endroit supposé de son cœur jusqu’à ce qu’une minuscule goutte de sang apparaisse. Puis il a fermé les yeux en faisant une drôle de grimace avant de s’enfoncer le couteau en plein cœur. Après quelques secondes d’hésitation son corps s’est effondré dans un dernier spasme et sa tête a cogné la table qui s’est mise à vibrer comme un bourdon pile au moment où le réveil a sonné.


Thomas Rosier, le monde tel qu’il va Par Caroline Châtelet ~ Photos : Renaud Monfourny

Jeune romancier, Thomas Rosier publie Un monde de salauds souriants, premier récit rythmé et percutant. Rencontre. 8


Une fois terminé Un monde de salauds souriants, j’ai songé à Nathalie Quintane. Dans Les Années 10 (2014), l’autrice avançait dans un article intitulé « Pourquoi l’extrême gauche ne lit-elle pas de littérature ? » : « Les textes contemporains de qualité qui disent le bordel – des bouleversements actuels – confèrent au bordel un classicisme qui me semble parfois dater les événements contés. Ils les datent d’une autre manière que ceux qui abusent d’un vocabulaire à la mode – c’est-à-dire périmé – ; ils les périment autrement. D’aussi bonne volonté que soit l’écrivain qui relate ainsi le bordel, on est toujours refait par le souci de sa langue. » Cette constatation que ce « souci de la langue » en viendrait trop souvent à débrancher le récit de son propos politique est inexistante dans le premier roman du tout juste quarantenaire Thomas Rosier. Au contraire, même. Relatant le parcours de plusieurs personnages, l’écrivain déplie un récit choral et empreint d’humour où la diversité des regards et positions politiques s’incarne dans la langue de chacun. Ce faisant, la manière dont les itinéraires de Lucas, jeune homme retranché dans sa chambre vivant tel un hikikomori ; de Mélanie, jeune universitaire composant entre ses convictions et sa nécessaire subsistance ; de Michel, entrepreneur aux accents de looser ; et d’Irène, femme d’affaires obsédée par le contrôle ; brosse un portrait aussi vif que concret de ce que le capitalisme fait aux individus. Brossés avec justesse, les affects comme les réflexions se confrontent, ainsi, en permanence aux injonctions et aux rapports de domination. Mais si tous se retrouvent à un moment embarqués dans le projet aussi fou que crédible de Michel de mêler chirurgie esthétique et développement personnel, le roman dessine la possibilité d’une opposition. Une opposition à la réussite, certes, en demi-teinte, mais comme le dit, là encore, Quintane (dans un entretien) : « Certains se plaignent que les révolutions n’aient jamais abouti. Et alors ? Je me fous de ce que les choses réussissent ; le tout c’est qu’elles aient lieu. » Votre livre s’ouvre avec le récit par Lucas d’une fête, dont on saisit progressivement qu’il s’agit de la description d’un tableau de Bruegel l’Ancien, La Danse de la mariée en plein air (1566). Que dit cette peinture de votre roman ? Ce tableau a été affiché longtemps sur les murs de la maison de mes parents. Bruegel, pour peindre ces scènes paysannes, s’y rendait incognito avec son mécène : ils se faisaient passer pour de lointains cousins, amenaient quelques cadeaux et faisaient la fête avec les présents. Ce qui m’intéresse est sa formalisation dans sa peinture de la vie collective et la manière dont cela peut résonner avec notre époque. Dans les Flandres au XVIe siècle tous sont 9

blancs, le brassage n’est pas énorme et en même temps une altérité familière se dégage de tout ça. Où retrouve-t-on aujourd’hui une telle mixité ? J’ai le sentiment qu’il n’existe plus guère d’espaces de collectifs qui ne soient pas purement affinitaires, où les gens vivent ensemble, se connaissent, se fréquentent, sans pour autant être de grands amis. Dans ce que vous décrivez se lit, aussi, une position possible de l’artiste qui se coltine au monde qui l’entoure... Et vivre avec les gens, et ne pas être reclus dans sa tour d’ivoire. Il y a des écrivains qui s’en sortent très bien en littérature en demeurant isolés, centrés sur leur intériorité. Personnellement, j’ai besoin de fréquenter des personnes qui ne s’intéressent pas spécialement à la littérature, qui se concentrent sur tout autre chose que l’écriture : la charpente, par exemple. Le livre, de par sa construction en courts chapitres, se lit à un rythme vif. Que vous permettait cette structure ? Concrètement, cela me permettait de bosser entre deux chantiers. Comme il est compliqué de mener un chantier en charpente et de se mettre à la table pour écrire le soir, je planifiais une semaine tous les deux mois pour écrire. Avancer de cette manière séquencée se retrouve de fait dans la forme du livre. Cela m’a permis, également, de travailler les voix personnage par personnage. Mon expérience de lecteur étant de rentrer dans la tête de quelqu’un, j’ai essayé de recréer des intériorités avec lesquelles nous serions amenés à dialoguer. De trouver une identité de langage assez facilement identifiable pour chacun – d’où, également, ce titrage de chapitres par personnages, qui en signalant directement au lecteur « qui » parle lui permet d’être de plain-pied dans ce qui est dit. Vous le dites, la disparité des itinéraires et des positions des personnages s’incarne dans leur langue respective. Entre les personnages et leurs idées, comment avez-vous cheminé ? La question du propos, du discours était une bonne boussole pour l’écriture. N’étant pas une personne qui s’exprime de manière volubile et étant pris dans des questions de légitimité – propres à l’écriture d’un premier roman –, j’avais besoin d’être au clair quant à ce que je voulais raconter. Mon intuition de départ est que nous avons de plus en plus de mal à faire société, à se supporter les uns les autres. À partir de cette question, je souhaitais interroger ce que cela dit de notre société. J’ai articulé ces réflexions tout au long du processus d’écriture, pour ensuite les


— Qu’il s’agisse des maisons ou des livres, les deux brûlent assez vite et très bien... — répartir entre les personnages – en travaillant les nuances et en évitant qu’une idée soit incarnée par un seul personnage. C’est ce qui fait que Lucas, en dépit de son rejet du monde a un côté très individualiste ; que Michel a des grosses failles ; qu’Irène est tiraillée entre sa sororité avec Mélanie et ses ambitions professionnelles ; que Mélanie est prise entre son besoin de survivre et ses convictions politiques. Tous sont écartelés entre un égoïsme forcené et un besoin de l’autre, plus ou moins assumé ou abouti. Le livre s’est construit comme ça, dans un ping-pong entre des personnalités, un propos et une progression narrative. Tous sont, en effet, des blocs de solitude pris dans une mécanique d’impuissance et d’échec. Les seuls à y échapper sont Lucas et Mélanie – mais cela repose sur un basculement dans l’illégalité à travers le hacking… Ça n’a rien de neuf : le fonctionnement concurrentiel de notre société pousse vers l’individualisme et la solitude. Il est difficile d’échapper à l’injonction à la réussite matérielle – notamment dans les milieux urbains et bourgeois – sans faire un pas de côté. Les personnages sont pris dans cette usine à solitude, ils sont tous seuls et inadaptés. Lucas et Mélanie sont un peu les figures de la résistance à la résignation. De la mise en mouvement de soi, de son environnement et des autres, en présupposant des valeurs politiques non négociables. Mais s’ils acquièrent une liberté en inventant celle-ci hors du cadre de la légalité, j’ai souhaité nuancer les choses, parce que ce n’est pas si simple. Il est compliqué d’agir, mais ne rien faire me semble l’être encore plus. Le hacking renvoie au dernier roman d’Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire. L’unique possibilité de luttes résiderait pour vous dans ces espaces-ci ? J’ai voulu explorer ce fantasme, celui de se dire que maîtriser la complexité d’une technique comme celle-ci serait une voie pour lutter contre ce monde. Sauf que devenir un geek absolu n’évacue pas les rapports politiques, cette technologie est prise dans ce monde et ses tensions. Il n’y a pas d’espace pur, comme le prouve le fait que les hackers Russes 10

avec lesquels Lucas travaille conservent une grande part du magot – par seul intérêt personnel. Il est impossible d’échapper aux contradictions et limites de notre société – même lorsqu’on est un hikikomori enfermé dans sa chambre… Avez-vous cheminé dès le départ de l’écriture avec ce point de vue critique ? Dès le départ et jusqu’au bout. Après, je ne suis pas très à l’aise avec la question « Est-ce que la littérature peut changer le monde ? » Je n’en suis pas sûr, et dans une perspective matérialiste, la littérature ne sert à rien. Néanmoins, je rejoins l’auteur Alain Damasio qui avance que cela aide à former des imaginaires et, donc, des projections politiques. Si on peut dépasser ce débat en se disant que les choses ne sont pas si étanches que ça, je me sens en tant qu’auteur une responsabilité quant à ce que je produis comme propos politique. Je n’ai pas envie de peindre forcément des lendemains qui chantent, mais, pour autant, je n’ai pas envie non plus de dépeindre la résignation sans aller audelà – ce serait mortifère. Je pense que le fait que je ne sois pas totalement au clair avec ces questions transparaît dans le récit, à travers la complexité des positions des personnages. Si le récit ne dépeint absolument pas des « lendemains qui chantent », l’humour agit comme un contrepoint, permet d’éviter la déploration… Outre que c’est important de se marrer, il y a ce souci. L’humour est lié à la question du pouvoir, c’est un bon bouclier contre la domination. Se moquer de tout le monde a ses limites, il est difficile de construire un idéal politique là-dessus, mais quand cela s’adresse aux sphères dominantes il me semble que c’est une arme utile qui tempère le sérieux des choses. Michel est un être complètement alcoolo, foutraque et en même temps très représentatif du capitalisme. Il est à l’image de grands patrons du CAC 40 : il suffit de regarder certains discours pour constater que leur position ne les empêche pas de n’avoir aucun sens politique, très peu de culture, et d’être inaptes socialement. Les millions qu’ils gagnent ne sont pas liés à leur nature surhumaine mais à des positions sociales. L’humour agit ici : il remet chacun à sa place, en déniant la légitimité des positions acquises. Lors d’une rencontre, une lectrice a souhaité savoir auquel de vos personnages vous vous identifiez le plus. Un auteur s’identifie-t-il à ses personnages, ou y investit-il des choses ? C’est surtout de l’investissement, c’est une matière. De manière classique, j’ai travaillé la


biographie de chacun, d’où il vient, où il va, ce qu’il fait dans la vie, etc. J’ai élaboré des petites fiches, avec des tics de langage et en m’appuyant sur des rencontres, des amis. Après, j’ai évidemment puisé dans mon intériorité pour projeter des choses et alimenter chaque personnage. Un auteur y est forcément toujours présent, ce sont différentes facettes et moments de lui en permanence. C’est une opération un peu bizarre, une étrange symbiose où les personnages vivent à côté de soi, l’on est à l’intérieur d’eux et ils sont à l’intérieur de nous. Mais ce n’est pas ce qui compte : ce qui m’intéresse, c’est où le lecteur se retrouve, qu’il s’interroge sur sa proximité éventuelle avec les protagonistes et les variations de celle-ci. La question de où l’auteur se cache peut être le jeu des lecteurs, mais ce n’est pas le mien. Alors que vous ne le soupçonniez pas, la fin du roman se révèle ambiguë et ouvre la voie à diverses interprétations. Comment recevez-vous cela ? J’avoue trouver génial que certains lecteurs saisissent ce que je souhaitais induire, d’autres non. Cela signifie qu’ils y mettent ce qu’ils veulent : de l’optimisme, de la résignation, du dépit total. Assistons-nous à une trahison ultime de Mélanie ? Au contraire, cela ouvre-t-il la voie à d’autres possibilités d’action politique ? Plonge-t-on dans une vision paranoïaque avec la prise en main de la situation par la police ? Cela me plaît bien que ce soit le lecteur qui décide de ça. Outre que cela peut l’amener à s’interroger sur sa vision du monde, c’est la preuve que l’objet échappe. Ce n’est pas tant une perte de maîtrise qu’un épaississement du sens et un soulagement – le sens ne reposant plus que sur l’auteur. Mais pour tout travail d’écriture, la question est celle – comme au cinéma – du cadrage et du montage : qu’est-ce que tu mets dans le champ et qu’est-ce que tu laisses hors champ, dans l’ombre... Voir son premier roman édité chez Actes Sud, qu’est-ce que cela produit : de la pression, du soulagement, tout autre chose ? À vingt-cinq ans j’ai écrit le texte d’Overground, livre de photographies de Bze (sur les squats, les Free party, etc.) publié aux éditions Alternatives. À l’époque, c’était un peu champagne et paillettes. Là, à quarante ans, je relativise plus. Disons que ce que j’aurais mal vécu eût été de ne pas aller au bout de l’écriture. Quant au reste : l’édition, les retours, ce sont des bonus et c’est une super chance d’être chez Actes sud, de bénéficier d’un accompagnement éditorial hyper exigeant et très bienveillant. Pour la sortie, mon éditrice m’a adressé un bon conseil,

qui est de me préparer à ce que ce soit violent. Soit parce que le livre passe complètement inaperçu, soit pour la raison inverse. Après cela ne veut pas dire que je suis indifférent aux retours des lecteurs comme des journalistes, au contraire, mais ce n’est qu’un livre. Quelque chose comme un millier sont édités chaque année en France, soit à peu près trois par jour. Ce roman ne changera ni ma vie, ni celle des autres ou alors que très marginalement. Enfin, le fait de recréer tout un tas de liens avec des amis pas vus depuis plus ou moins longtemps est un des plus gros plaisirs, ce qui prend un certain sens au vu du propos. Par exemple, j’ai eu des nouvelles d’un ami, les premières depuis cinq ou six ans. Je le connais depuis la maternelle, je l’avais laissé boulanger en Grèce et je le retrouve calé au fin fond de la Sarthe. Sortir de la solitude de l’écriture, c’est retrouver des ponts aussi, et c’est un modeste contre-dispositif à la nucléarisation ambiante. Vous le disiez, vous avez travaillé plusieurs années en tant que charpentier. En quoi l’écriture d’un livre aurait-elle à voir avec le fait d’édifier une charpente ? On pourrait filer la métaphore : au départ d’un chantier, il y a un plan, puis une structure et après on taille pas mal – on évide, on rajoute, on étaie. On travaille pour que ça se tienne et à la fin, on assure le gros œuvre ! Blague à part, c’est la question de la trace. Construire un bâtiment modifie quelque chose concrètement dans la réalité physique. Et écrire un livre amène à ce que quelque chose échappe de sa propre échelle. Pour une maison, il y a un plaisir à bâtir quelque chose pour des personnes, sans savoir si ce seront toujours les mêmes qui en auront l’usage. On s’adresse à des absents. Il y a de cela dans l’écriture : tu parles à des personnes que tu ne connais pas et ne connaîtras jamais. Après, je me méfie un peu de cette position – qui peut être très égocentrique. Et qu’il s’agisse des maisons ou des livres, les deux brûlent assez vite et très bien... — UN MONDE DE SALAUDS SOURIANTS, Thomas Rosier, éd. Actes Sud, mars 2022.

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focus Par Emmanuel Dosda

Dancer in the dark-wave Duo colmarien composé de Julien Judd (basse) et Kai Reznik (guitare et machines), Fragile Figures compose la BO de notre sombre époque. Atmosphères flippantes façon George A. Romero, secousses noisesques, plages instrumentales dérangées… le premier album (Araki records / Atypeek music) produit l’effet d’une XIème vague qui fiche des sueurs froides, mais conduit doucement vers l’immunité collective. fragilefiguresband.bandcamp.com

© Éric Antoine

Sometimes… in April Entre délicates tricatelleries et vision rétromaniaque sixties, April March poursuit sa route en Chevrolet et se projette sur grand écran avec In Cinerama (Omnivore recordings). Un album en Technicolor, architecturé par le ciseleur pop nancéien Mehdi Zannad (Fugu) qui a co-écrit et co-produit le disque. La New-yorkaise francophile emprunte le boulevard de la mort pour finir sur une plage de la côte ouest, face au soleil. Ride or Divide ! omnivorerecordings.com

April March © Press Photo by Isabel Asha Penzlien

Clutch Time Les événements dédiés à l’art urbain estampillés COLORS Corner ponctuent la saison, en des lieux singuliers, sur une durée limitée. Cette seconde édition (à voir chaque dimanche d’avril) convie Arsek & Erase, Hombre ou Jupe à s’attaquer au bâtiment actuel de la SIG, dans le quartier du Wacken strasbourgeois, avant destruction. www.colors-art.eu © Jupe 14


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Ce n’est pas perdu pour tout le monde Le onzième numéro du fanzine alsacien Langue pendue prend du poids (plus de 200 pages) pour nous replonger dans Les années Lithium de Dominique A, Françoiz Breut, Bertrand Betsch ou Mendelson. Une mémoire neuve et documentée sur l’histoire d’un label qui bouscula le rock français. Un précieux recueil de témoignages sur cette maison qui nous abrita tous dans les nineties. « Quand tu as 20 ans, ta famille imaginaire compte bien plus que ta vraie famille. » (Michel Cloup) En concert Les années Lithium (avec Diabologum, Pascal Bouaziz, Françoiz Breut, Sinaïve…) le 29 avril au Grillen de Colmar et le 30 avril aux Trinitaires. www.languependue.com www.hiero.fr www.citemusicale-metz.fr

Un lion en KG « Les hommes mentent, les chiffres non. » Comme un présidentiable, le musicien alsacien KG balance des punchlines fortes et, surtout, des roquettes d’une précision incertaine, mais aux effets dévastateurs. Les amateurs de frappes chirurgicales passeront leur chemin tandis que les autres, les vrais, qui aiment les beats sales et les synthés qui se lamentent avec nostalgie, écouteront Ein Mann Ohne Feind (October Tone / Médiapop Records) la crinière au vent. Les gens trichent, KG non. www.octobertone.com www.mediapop-records.fr

Musicalement vôtre Emma Peel, au volant d’une Lotus écarlate, s’enfonce à toute blinde dans les rues de San Francisco. L’autoradio crache un album de reprises signées The Prisoners (Tout ne va pas si mal / Médiapop Records), incorruptible groupe mulhousien biberonné à Lalo Barry / John Schifrin qui secoue les BO du siècle dernier, armé de ses guitares rock, claviers soul ou trompettes ska : Mannix, Star Trek, The Saint… Bienvenue dans la quatrième dimension du cover band. www.mediapop-records.fr 15


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Le Grand Bain 101 groupes, 1200 musiciens, 30 nationalités, tout un panel de genres musicaux, le Liban mis à l’honneur et un parrain d’exception, Bachar Mar-Khalifé : voilà un aperçu de la 35e édition du festival international de musique universitaire de Belfort, découvreur de talents s’il en est. Avec même cette année une version kids pour les jeunes oreilles ! Par Aurélie Vautrin — FIMU, festival du 2 au 5 juin à Belfort www.fimu.com Poltergeist

Les Particules élémentaires Supplementary Elements* (du 25 avril au 22 mai) instaure un fécond dialogue entre arts et sciences sur le campus universitaire strasbourgeois. Un parcours d’œuvres signées Mustapha Azeroual, Silvi Simon, Lionel Bayol-Thémines, Olivier Crouzel et Thierry Fournier mêlant images scientifiques et productions plastiques. Une exposition à ciel ouvert ou en des lieux insolites, dédiés à la recherche et l’enseignement. Par Emmanuel Dosda www.supplementary-elements.org Diaphanum, 2022 © Silvi Simon,

La gagne ! Monsieur Master, c’est Fred Poulet accompagné de l’excellent Cyril Aveque et du prodigieux flûtiste Magic Malik. Après les conseils matrimoniaux de Robert Mitchum, il nous emmène cette fois-ci dans un archipel où l’on déambulera entre des îles improbables, regrettant les amours perdues au loin, noyant l’errance tropicale dans les cocktails de monsieur l’ambassadeur. Tout simplement stupéfiant. www.mediapop-records.fr 16



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© Moondog

La Lune à Zéro Barcella © Michaël Boudot

Le sens de la fête Barcella Kids Orchestra, c’est la rencontre explosive entre Barcella, chanteur musicien conteur slameur poète solaire, l’orchestre Takajouer et sa soixantaine de minots de 9 à 15 ans, et les musiciens du Conservatoire du Pays de Montbéliard… Autant dire tout de suite que ce sacré mix des goûts et des couleurs a largement de quoi mettre le feu à la Grande Scène du Festival Rencontres et Racines à Audincourt en juin prochain. À l’origine de ce cocktail Molotov de bonne humeur, il y a le Moloco et sa quête d’expérimentations culturelles, une envie de rencontres improbables et une ligne de conduite placée sous le signe de l’inclusion sociale. Car pour ceux qui seraient passés à côté jusqu’alors, Barcella, jongleur de mots professionnel, partage sa joie de vivre sur les scènes de France depuis plus de dix ans maintenant, multipliant les collaborations improbables – pêle-mêle, et pour ne citer qu’elles, un spectacle musical spécial kids, des compos pour Zaz et un concert avec 1 000 choristes au profit des Restos du Cœur. Pour le Barcella Kids Orchestra, il sera donc accompagné par les soixante jeunes musiciens de l’orchestre d’enfants des quartiers du Pays de Montbéliard, euxmêmes associés aux élèves du Conservatoire, le tout dans une joyeuse pagaille savamment travaillée depuis plusieurs mois maintenant. Amateurs et professionnels, adultes, ados, enfants, tous seront réunis sous le même drapeau : celui du partage et de la fête. Préparez-vous à une vraie décharge de bonne humeur ! Par Aurélie Vautrin — BARCELLA KIDS ORCHESTRA, concert le 26 juin à la Grande Scène du Festival Rencontres et Racines, à Audincourt www.lemoloco.com https://rencontresetracines.audincourt.fr Barcella sera également en concert le 17 juin au Festival Inglorious à Verdun, et le 25 juin à La remorque du Pat à Maizeroy 18

L’un des compositeur qui tient le mieux dans les marges de l’histoire de l’art du XXe siècle. Qui tient tout juste, même. Louis Thomas Hardin, auteur de Elpmas, né en 1916 au Kansas (USA) meurt en 1999. C’est en Allemagne à Munster, où celui qui disparait avec ce fichu XXe, a fini d’installer son pseudonyme, magnifique de rudesse et de naïveté. Moondog. Et autour du « bon repas » signalé plus haut par Stéphane Garin, il y a donc la rudesse, la naïveté et la finesse de cette relecture patiente et faussement calme d’un album par l’Ensemble 0 qu’il dirige avec Sylvain Chauveau. Version live, à l’Opéra de Dijon en collab’ avec Why Note, Centre de création Musicale. Tout pour faire débattre ce que Moondog a mis dans cet album-monde produit et sorti au début des années 90. La nature et la culture, soit l’ensemble des tensions du XXe siècle, non-résolues à ce jour et mis par la chien de la lune en échos dans les boiseries et le Field recording. Elpmas, œuvre revendicatrice contre les mauvais traitements infligés aux peuples aborigènes est donc un disque de combat. Effusion de l’électronique et de l’acoustique, la revisitation de l’Ensemble 0 est un live de lutte, aussi. Une pièce fédératrice, hautement salvatrice en ces temps de climat mal en point, de peuples en déplacement. Elpmas dans ses contrepoints empruntés à Bach et aux répétitifs américains, dans les litanies pop, prend l’auditeur-voyeur dans les fils de l’aveugle le plus étrange et le plus acéré des musiques diagonales. Par petite touches, traitées puis répétées. Ha, on vous balance que Elpmas est le reflet inversé de Sample ? Par Guillaume Malvoisin — ENSEMBLE 0, ELPMAS – MOONDOG, concert le 7 juin à l’Opéra de Dijon, à Dijon www.opera-dijon.fr



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Jacques © Alice Moitié © Meriem Bouajaja - Mohamed Chniti

Les rêves singuliers Le Centre Chorégraphique National de Bourgogne Franche-Comté à Belfort, VIADANSE, fête la danse avec deux évènements atypiques hors les murs. Léonardo Montecchia, danseur-chorégraphe argentin associé au CCN de Montpellier, conçoit la danse comme un outil de pensée. Chacune de ses créations peut être vue comme l’arrêt sur image d’un vécu. Explorateur de nouveaux chemins, il crée en 2005 le concept des « Hors Lits », performances en appartement permettant expérimentations et rencontres avec le public dans une grande proximité. Depuis, les « Hors Lits » se sont installés dans 35 villes en France et à l’étranger. Formule alternative portée par un réseau d’artistes militants auxquels Montecchia a confié la conception et la mise en œuvre, la version Hors-Lits Belfort-Tunis #1 est portée par l’artiste franco-tunisien Selim Ben Safia, chorégraphe et fondateur de l’association Al Badil-l’alternative culturelle. Il proposera un parcours chorégraphique en quatre étapes, avec la complicité d’artistes de France, de Tunisie, du Maroc et de Madagascar. Second temps de cette Fête de la Danse : la rencontre de quatre écoles de danse autour des extraits de leurs spectacles. Lancé par VIADANSE aux écoles de danse de l’Aire Urbaine, cet appel regroupera l’Atelier Joëlle Perney, l’école Eddanse de Noémie Banderier, l’école ChristAll Dance de Christine Vourron d’Audincourt et l’association Sorisaya d’Isabelle Camara. Une fête placée sous le signe de la rencontre des diversités et de la joie partagée. Par Valérie Bisson — LA FÊTE DE LA DANSE, évènement du 13 au 15 mai à VIADANSE, à Belfort — HORS-LITS BELFORT-TUNIS #1, balade chorégraphique du 13 au 14 mai à la cité du Lion, à Belfort — LES ÉCOLES SE LANCENT, évènement collectif le 15 mai à VIADANSE www.viadanse.com 20

Extra bon Allier bonne musique et sensibilisation écologique, c’est l’objectif de L’Extra Festival, le nouveau temps fort organisé par La Vapeur à la mi-mai ! Trois jours de concerts, d’ateliers et de moments d’échanges pour proposer des alternatives à nos habituels modes de consommation et de déplacements, souvent (très) loin d’être adaptés à la crise écologique actuelle. (Et c’est rien de le dire, n’est-ce pas ?) Animations autour du skate et du vélo, parcours de balades en trottinette, pique-nique partagé, « vélos sound system »,« vapéro », roller disco… Toutes ces animations et d’autres encore seront menées par de nombreux partenaires associatifs locaux. Côté musique, le cocktail s’annonce relativement explosif également. La prog annoncée se la joue en effet mélange des genres et mix improbable, avec une liste d’artistes engagés aux influences extra variées, allant du rock à la transe, du rap à l’électro pop. Citons pêle-mêle le déluré Jacques, et son IMPORTANCEDUVIDE à la Philippe Katerine, Oklou et sa pop aérienne, Ichon, chanteurrappeur au look néo-romantique aussi atypique que sa musique… Sans oublier La Jungle et sa musique effrontément sauvage, Rank-O et son rock à guitares, ou encore SLIFT x Étienne Jaumet, rencontre improbable entre un trio de heavy rockeurs et le jazzman fondateur du mythique Zombie Zombie. Et ça, ce ne sont que les premiers noms de l’affiche. De notre côté, le rendez-vous est pris ! Par Aurélie Vautrin — L’EXTRA FESTIVAL, festival du 13 au 15 mai à La Vapeur, à Dijon www.lavapeur.com



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Tamikrest © Ishida Masataka

Les 12 travelos d’Hercule © Arsène Marquis

The Revolution will not be televised La révolution ne sera pas télévisée, non, elle se fera en live. Le spectacle, résolument vivant, sera total, hybride, entre théâtre sans œillères, cirque LGBTQIA+, hip-hop travesti, danse queer, performance multimédia et cabaret drag-queen. 37 propositions – gratuites – et autant d’Inévitables révoltes, thème retenu par Sacha Vilmar, directeur artistique de Démostratif, et Anette Gillard, autrice-complice du festival des arts scéniques émergents. La lutte continue, camarade, sur le campus universitaire, lors de la cinquième édition d’un rendez-vous où la révolte prendra bien des visages : formes excentriques avec la chanteuse Kalika ou allures de basse-cour façon Chicken Run avec Rapides et furieuses où des poules entament une trêve de la ponte. Services de Quai numéro 7 met en scène des techniciennes prenant le pouvoir sur le plateau de théâtre tandis que le triptyque Né.e.s avant la honte dessine le portrait au vitriol d’un influent businessman breton qui a construit son empire médiatique et économique « sur le sang des terres colonisées par ses ancêtres ». Toute ressemblance, etc. Panique dans le corps patronal, émouvantes émeutes, guerres des mondes et des classes sans merci ! L’association Démostratif et l’Université de Strasbourg déboulent sur le campus avec un fracas identique à celui du motard des 12 travelos d’Hercule entrant en l’Église Saint-Guillaume poignée de gaz à fond. Notre société hétéro-patriarcale va-t-elle se remettre de ce vent de révolte ? Par Emmanuel Dosda — DÉMOSTRATIF, festival du 31 mai au 4 juin au Village du festival sur le campus universitaire, à la Salle d’Évolution, à l’Église Saint-Guillaume, à la BNU et à La Pokop, à Strasbourg demostratif.fr

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Desert Rock Tamikrest, en langue berbère, veut dire le nœud, la coalition, le rassemblement – et aussi l’avenir. Un mot venu du Sahara pour un groupe né dans le sable, quelque part entre le Mali et l’Algérie, revendiquant depuis toujours et à bras-le-corps les origines, les souffrances et les espoirs d’un peuple touareg en déshérence. Menés par Ousmane Ag Mossa, les musiciens Aghaly Ag Mohamedine (percussions), et Cheick Ag Tiglia (basse) ont été rejoints par deux Montpelliérains, Paul Salavagnac (guitare) et Nicolas Grupp (batterie) pour une nouvelle formation éclectique et furieusement bouillonnante. Un mix des genres et des horizons au service de la culture touareg, où se mêlent habilement sonorités traditionnelles et guitares électriques, djembés et rock psychédélique, blues saharien et riffs de garage… Et où, en langue tamasheq, le groupe crie son amour pour une terre natale trop souvent recouverte de sang. Partage d'une histoire de luttes, d’injustice mais aussi de poésie, de résistance, de dignité – et d’espoir. Leur ligne de conduite ? « A desert hosts us, a language unites us, a culture binds us », que l’on pourrait traduire par « Un désert nous accueille, une langue nous unit, une culture nous lie ». Tamikrest comme un trait d’union entre l’Orient et l’Occident, entre les craintes et les espérances, et qui, sur scène, continue le combat pour la renaissance d’une ville, d’un pays, d’un peuple en perpétuel exil. Par Aurélie Vautrin — TAMIKREST, concert le 25 mai à l’Espace Django, à Strasbourg www.espacedjango.eu



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SEUILS, François Corneloup (détail) © Helmo

À la porte EZ3kiel © BOBY

Feu sacré Il leur aura fallu neuf ans pour se réinventer. Neuf ans pour écrire une nouvelle histoire, creuser encore plus loin dans les profondeurs insondables de la musique, explorateurs aventuriers, inventeurs précurseurs, quitte à repartir de zéro ou presque pour écrire le nouveau chapitre de leur parabole musicale. Du groupe originel originaire de Touraine, ils ne sont plus que deux, désormais entourés par de nouveaux artistes polymorphes prêts à prêcher, comme eux, la bonne parole – quelle que soit sa forme. Car le nouvel album d’EZ3kiel est un voyage, onirique, fantasmagorique, où partout, s’immisce, à chaque instant, la poésie. Celle de Rimbaud et celle de Leonard Cohen, celle du comte de Lautréamont et d’Edgar Allan Poe. Onze tableaux parlés ou instrumentaux qu’il faut écouter d’un bout à l’autre, concept-album mêlant musique hybride et littérature abrasive en français dans le texte – d’ailleurs cette Mémoire du feu a été créée en collaboration avec Caryl Férey, auteur de polars poisseux et vitriolés s’il en est. Sur fond de musique hybride, rock organique et electro folk, feu sacré et delirium tremens, atmosphère gothique et transe funèbre, où les guitares hurlent, où la batterie pulse, où les cœurs s’arrêtent et repartent de plus belle, EZ3kiel nous conte l’histoire d’amour rouge sang consumant deux âmes sœurs, quelque part en enfer ou ailleurs. Un véritable défi artistique qui n’est pas sans rappeler certaines expérimentations musicales des années 70, où le temps, l’espace et la vie même n’ont plus vraiment cours. Une grosse claque sonore, visuelle, conceptuelle, façon direct dans la mâchoire et les gencives qui saignent. Brillant ! Par Aurélie Vautrin — EZ3KIEL, concert le 19 mai à BAM, à Metz, et le 20 mai à La Laiterie, à Strasbourg www.citemusicale-metz.fr 24

La Covid aura réussi des choses magnifiques. Mettre le nez des gens à la fenêtre à une heure donnée. Éphémère. Prendre du recul sur ses activités annexes. Durable. C’est ainsi que s’impose d’abord Seuils, compendium photo signé par un musicien. François Corneloup manie l’obturateur comme il manipule son baryton. Avec une frontalité légèrement décadrée, avec soin et modestie. Le saxophoniste l’écrit autrement dans les notes d’ouverture du livre assemblé, belle idée, par Jazzdor en prolongement de sa toute nouvelle collection discographique. Corneloup invoque ce « désir vital d’arracher les âmes » qui peuplent le livre « à cette marge de nos vies communes où le sort voulait les jeter ». Catastrophe sanitaire, culture, finalement, sociétale. Le roi n’aura pas tout à fait gagné la partie qu’il a joué ses deux dernières années. Il y a des instants sauvés. Comme ces images que Corneloup a chipé aux marges des concerts et des répétitions. Partenaires pris et prises dans l’intimité, la pause ou le doute. Musiciens et musiciennes aux regards vissés dans l’en-soi, hors du temps commun. Rendus et offertes à leur humanité. Corneloup, sait ce que souffle l’humanité veut dire. Il suffit d’écouter sa discographie, tonnante comme le dernier Revolut!on, touchante comme son magnifique duo avec Franck Tortiller, pour toucher cette idée du doigt. Les textes parfaits de Jean Rochard, allumé de cette musique appelée jazz, qui accompagnent les traces de cet autre art de l’instant, disent le reste. Reste déployé tout entier « de l’instant fugitif à l’instant décisif ». Par Guillaume Malvoisin — SEUILS, François Corneloup, Jazzdor Series, disponible le 1er avril jazzdor.com



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Pas assez suédois ! © CCN-BL

Det är revolutionen! Effacer les frontières, fusionner les arts, se jouer des codes, expérimenter encore et toujours, transgresser, réinventer… Tels étaient les mantras des Ballets suédois pendant les années folles, période post-Première Guerre mondiale où tout était à reconstruire. Cette audacieuse compagnie, de formation classique, ajouta notamment à ses créations peinture, cirque, poésie, et ce qu’on appellera plus tard le « happening », abolissant toute dichotomie entre arts savants et arts populaires – et bousculant ainsi la notion même de « danse ». Cette année, pour fêter le centenaire de cette bouillonnante compagnie révolutionnaire, Petter Jacobsson et Thomas Caley ont choisi de se replonger dans son univers décalé – replonger, car ils s’étaient déjà attaqués en 2014 à Relâche, la pièce la plus emblématique des Ballets suédois et seul ballet dadaïste de l’histoire de la danse. Et aujourd’hui, ils se sont entourés des chorégraphes Dominique Brun, Latifa Laâbissi et Volmir Cordeiro pour proposer quatre nouvelles interprétations issues du riche répertoire des Ballets suédois… Dominique Brun signe donc Danses Crues, Latifa Laâbissi Fugitive Archives, et Volmir Cordeiro, Érosion. Des ballets déjà transgressifs, qu’ils ont eux-mêmes adaptés à leurs propres préoccupations esthétiques, à leur univers contemporain et à leurs questionnements actuels. Ainsi, l’exploration perdure et la révolution continue…

Fortunio © Stefan Brion

Tenir la chandelle En 2009, Denis Podalydès, acteur, auteur, réalisateur, sociétaire de la Comédie-Française, référence au théâtre comme au cinéma, se lançait un nouveau défi : la mise en scène d’opéra-comique. Ainsi naquit Fortunio, comédie lyrique en quatre actes elle-même adaptée du Chandelier d’Alfred de Musset… Une histoire d’amour mi-légère mi-cruelle dans laquelle une épouse feint d’aimer un inconnu pour mieux détourner les regards de son véritable amant. Sans se douter que la chandelle peut parfois brûler la main de celui – ou celle en l’occurrence – qui la tient… Tant sur la scène que dans les coulisses, la distribution est de haut vol, le travail raffiné et le succès immédiat. La direction musicale de Louis Langrée fascine, les costumes de Christian Lacroix émerveillent. En 2019, toute l’équipe (ou presque) rempile, et part en tournée dans les salles de France et de Navarre. « Tirer un fil du somptueux manteau qu’ils ont ensemble confectionné pour cette comédie lyrique, c’est voir défiler sous nos yeux une certaine tradition du théâtre, une histoire de jeu et de savoir-faire qui passe par la ComédieFrançaise », commente aujourd’hui Matthieu Dussouillez, directeur de l’Opéra National de Lorraine, alors que Fortunio y fait escale en avril. L’occasion d’y redécouvrir une œuvre relativement méconnue de Musset, désormais élégamment mise en lumière dans une version devenue depuis référence en son domaine. Par Aurélie Vautrin — FORTUNIO, opéra du 24 au 30 avril à l’Opéra National de Lorraine, à Nancy www.opera-national-lorraine.fr

Par Aurélie Vautrin — PAS ASSEZ SUÉDOIS !, danse du 18 au 22 mai au Ballet de Lorraine, à Nancy www.ballet-de-lorraine.eu 26



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Uneo uplusi eurstragé dies © Dylan Piaser

Tragique expérience Uneo uplusi eurstragé dies. Le titre, déjà, est une expérience. La preuve qu’en changeant de place une lettre ou un espace, en bousculant les codes traditionnels, on perd le sens et les sens. Uneo uplusi eurstragé dies… « Une ou plusieurs tragédies ». « J’aime faire et refaire les mêmes pièces avec les mêmes ou avec d’autres acteurs. Tout est à réinventer tout le temps. La vraie nouveauté, la seule, la voilà : c’est nous-mêmes vivants qui ne cessons, au jour le jour, de nous transformer. Dionysos n’est-il pas né deux fois ? Je monte les Tragédies grecques pour renaître à l’infini. » Gwenaël Morin s’attaque cette fois à Sophocle en créant le triptyque Ajax, Antigone et Les Trachiniennes – trois pièces reliées par la mort non naturelle de leur personnage principal, mais aussi par la solitude, la désobéissance, la révolte contre le destin et l’ordre établi. Une triade, comme à l’époque de l’Antiquité, sans costumes ni décors, posée rudement sur les épaules de jeunes acteurs aux rôles tirés au sort, sans prise en compte des notions d’âges ou de genres, oubliant le temps, oubliant l’espace, instants où ne comptent que la force des mots et l’intensité du jeu. Et si chaque soirée est consacrée à la représentation d’une tragédie, la vraie singularité de l’expérience se jouera le samedi, au cœur du jardin du Goethe Institut, à cinq heures du matin, les comédiens accompagnant de leurs voix le lever du soleil en jouant les trois pièces à la suite, de l’aurore à l’heure du déjeuner. Étonnant ? C’est rien de le dire. Excitant ? Sans aucun doute ! Par Aurélie Vautrin — UNEO UPLUSI EURSTRAGÉ DIES, théâtre du 3 au 5 mai au Théâtre de la Manufacture, et le 7 mai au Jardin du Goethe Institut, à Nancy www.theatre-manufacture.fr

FIQ ! (Réveille-toi !) © Hassan Hajjaj

Bonheur en Perspective(s) Après une édition en deux temps qui fit la part belle au numérique l’an passé - contexte sanitaire oblige, le festival Perspectives revient dans sa formule initiale : dix jours de spectacles, représentations et performances en tout genre. Dix jours placés sous le signe de la création contemporaine, soit plus d’une cinquantaine de rendezvous dans près de dix lieux en France et en Allemagne. D’ailleurs, Perspectives est, depuis quarante-quatre ans, le seul et unique festival franco-allemand dédié aux arts de la scène… Un moment d’échanges et de partage, où les frontières géographiques, politiques, culturelles s’effacent, où l’ensemble des spectacles parlés sont surtitrés dans la langue du pays voisin. Où l’on questionne le monde, où l’on invente un univers, où l’on se joue des codes, des âges et des émotions - où les disciplines s’entremêlent pour mieux écrire, ensemble, un avenir commun. Danse, cirque, acrobatie, jonglerie, funambulisme, théâtre corporel, de bidouille ou d’objets… Des compagnies de France et d’Allemagne, mais aussi de Belgique, de Suisse, du Canada, des Pays-Bas, du Maroc ou d’Israël… Tous se répondent dans une programmation audacieuse, où l’on parlera de saut dans le vide, d’énergie, de cérémonie, de sexualité et d’orchidées, de femmes condamnées pour meurtre, de chute et d’envol, de frissons à la Hitchcock et de corps entremêlés, et puis aussi de résistance, de planche coréenne et de vibrations. Voilà qui donne furieusement envie. Par Aurélie Vautrin — PERSPECTIVES, festival du 2 au 11 juin à Sarrebruck, Sarreguemines, Saarlouis, Metz www.festival-perspectives.de/fr

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Passeurs Depuis trente ans, les éditions Zulma s’aventurent dans des contrées lointaines, et en rapportent des pépites littéraires inconnues de l’Hexagone. Sylvie Durastanti nous parle de son écriture, où pour mieux dire le vrai, il faut apprendre à voir. À travers ses yeux d’enfant, David Sala explore son passé, profondément marqué par ses héros familiaux. Et Julia Deck donne la part active au lecteur dans des œuvres-lieux se jouant des codes.



Éditer les littératures du monde Par Nicolas Querci ~ Photo : Delphine Ghosarossian

De l’Inde au Soudan, du Sri Lanka à l’Islande, du Ghana au Mexique, en passant par l’Iran, la Corée du Sud, et tous les espaces de la francophonie… Les éditions Zulma, qui viennent de franchir le cap des 30 ans, ne cessent d’explorer des contrées souvent délaissées par l’édition française. Rencontre avec leur directrice Laure Leroy, pour le cinquième épisode de la série consacrée aux éditeurs. 31

En 1991, Laure Leroy n’a que 23 ans lorsqu’elle cofonde les éditions Zulma, dont le nom fait référence à Zulma Carraud, la fidèle amie de Balzac, et rappelle un poème de Tristan Corbière, « À la mémoire de Zulma ». Son expérience dans l’édition se limite alors à quelques stages effectués en marge de ses études de lettres et de linguistique. C’est au cours des 15 premières années d’existence de la maison qu’elle apprendra le métier d’éditeur, sous tous ses aspects : outre le travail sur le texte, il faut aussi s’intéresser à la gestion, au droit, à la fabrication, à la commercialisation et à toutes les questions auxquelles est confrontée une maison d’édition, quelle que soit sa taille. En 2006, l’entreprise est au bord du dépôt de bilan et les deux dirigeants ne sont plus d’accord sur le chemin à suivre. Laure Leroy a une idée précise de ce qu’elle veut faire et refonde entièrement la maison, avec une production limitée à douze titres par an, une ouverture affirmée sur les littératures du monde, une nouvelle identité visuelle, très forte, confiée à David Pearson, et un effort porté sur les relations avec les libraires. Très vite, le public adhère, les ventes progressent et la maison connaît une nouvelle jeunesse. Quinze ans plus tard, les éditions Zulma sont toujours reconnues pour la qualité, l’exigence et l’originalité de leurs choix éditoriaux. Laure Leroy n’a pas pour ambition de ne publier que


Créées par David Pearson, les couvertures de la maison sont immédiatement reconnaissables : triangle blanc sur fond aux motifs abstraits, un simple « Z » sur le premier plat (ici, Les Portes de la Grande Muraille, traduit du chinois et publié sans nom d’auteur, début avril). À l’origine, il n’y avait pas de texte sur la 4e de couverture – la présentation se trouvait sur les rabats. La maquette de la collection de poche diffère par l’absence de rabats. Les couleurs peuvent varier par rapport aux grands formats (ici, Qui a ramené Doruntine ? de l’Albanais Ismaïl Kadaré, paru en février).

des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, mais de continuer de proposer aux lecteurs des livres auxquels ils ne s’attendent pas, qui les toucheront et leur permettront d’élargir leurs horizons. Alors que les trois quarts des romans traduits en français ont pour langue originelle l’anglais, le catalogue de Zulma affiche une réelle diversité, avec des traductions issues de plus de 20 langues et de 30 pays différents. La maison a connu quelques beaux succès, comme Rosa candida, de l’Islandaise Auður Ava Ólafsdóttir, et a remporté de nombreux prix littéraires, dont le Médicis en 2008 pour Là où les tigres sont chez eux, de Jean-Marie Blas de Roblès, le Femina en 2016 pour Le Garçon, de Marcus Malte, ou bien encore le Médicis étranger en 2019 pour Miss Islande, d’Ólafsdóttir. Au fil du temps, les éditions Zulma se sont aussi diversifiées, en créant une collection de poche en 2013 et une collection d’essais en 2019, ou en lançant une revue littéraire, Apulée, en 2016. La maison a même eu l’idée de créer une collection d’œuvres francophones traduites en wolof qui, si elle n’a pas eu l’écho escompté, témoigne bien de son orientation. Malgré la notoriété de Zulma, Laure Leroy n’a pas cherché à agrandir la maison, qui emploie quatre personnes, et n’a pas changé de mode de fonctionnement ou de ligne directrice. Elle continue de se laisser guider par sa curiosité, son plaisir et son intuition. 32

La première chose que l’on remarque en voyant les livres publiés par Zulma, ce sont les couvertures, immédiatement reconnaissables, alors qu’elles sont toutes différentes. C’était ce que vous aviez à l’esprit lorsque vous avez pris seule la direction de la maison ? La première question était éditoriale. Je voulais publier au maximum douze livres par an. C’est ce que je peux publier moi, en étant vraiment l’éditrice de ces livres. Je voulais aussi qu’ils soient une ouverture sur les littératures du monde. Avec un tel choix éditorial, la meilleure solution était d’avoir un graphisme très identifiable. Si on publie peu de livres et si on veut qu’on les reconnaisse, il faut qu’ils se ressemblent un peu. Ensuite, le fait est que l’on est dans une logique d’offre : il n’y a pas de demande a priori pour l’œuvre d’un auteur soudanais ou sri lankais. Très vite, on se rend compte que certains titres et noms d’auteurs étrangers peuvent être difficiles à retenir. La notion de catalogue est aussi très importante : chaque livre est unique, mais il s’inscrit dans un ensemble. Il fallait qu’il y ait une vraie cohérence. Et je voulais que la littérature étrangère ne soit pas distinguée de celle d’expression française. Je voulais également créer un pacte de confiance avec le lecteur. Enfin, je voulais que nos livres soient beaux, avec un design à la fois contemporain et faisant référence à la tradition des maîtres imprimeurs. Pour toutes ces raisons-là, je voulais une maquette très identifiable. La couverture est une porte vers l’imaginaire d’un livre. Donc je ne voulais pas de couvertures figuratives. J’ai découvert David Pearson grâce à son travail pour la collection « Great Ideas » de Penguin Books. Quand j’ai vu la beauté et l’intelligence de ce qu’il faisait, qui correspondait aux critères que je m’étais fixés, je me suis dit que c’était à lui qu’il fallait que je m’adresse. Je lui ai expliqué le projet. Trois jours plus tard il m’a proposé la maquette que l’on connaît aujourd’hui. C’est lui qui réalise toutes nos couvertures. Comment est-ce que vous faites, avec David Pearson, pour créer les couvertures ? Comme il ne lit pas le français, nous lui faisons un petit descriptif. Nous lui racontons l’histoire, nous décrivons l’ambiance, nous traduisons le titre, nous lui donnons quelques éléments. Puis il nous fait des propositions. Certaines sont immédiatement acceptées. D’autres fois, même si le projet est magnifique, on se dit qu’on ne le sent pas, sans que l’on sache pourquoi. Mais il se peut qu’il convienne à un autre livre et qu’on l’utilise plus tard. Il y a quelque chose de très subjectif, de très intuitif dans le fait de dire si la couverture correspond au livre ou pas.


Vous publiez beaucoup de littérature étrangère, notamment venant de pays d’Asie, d’Afrique ou des Caraïbes, que l’on a peu l’habitude de voir en France. Comment est-ce que vous faites pour trouver ces textes ? Il y a d’abord une démarche active. Par exemple, je peux me dire que je vais publier des auteurs indiens qui n’écrivent pas en anglais. Là, je me mets à chercher. Mais c’est pareil avec n’importe quelle région du monde. Je lis ce qui a déjà été traduit en anglais, la seule autre langue que je lise. Je contacte des traducteurs. Prenons le malayalam, une langue parlée dans le sud de l’Inde. À part les nôtres, il y a peut-être deux autres livres écrits en malayalam et traduits en français. Nous n’avons que l’embarras du choix. Ce qui peut être compliqué, c’est que l’on a accès à des traductions qui ne sont pas toujours très bonnes, ou à des bouts de traductions. Et parfois, je ne trouve pas. Parce que j’ai mal cherché, parce que je n’ai pas d’affinités avec telle ou telle culture, ou bien parce que comme je m’astreins à publier des livres que j’ai lus, il se peut que tel ou tel auteur avec lequel j’aurais pu avoir des affinités n’ait pas été traduit du tout. Il y a des contraintes, mais le choix reste très vaste. Ensuite, puisque la maison est connue, nous recevons beaucoup de propositions de traducteurs ou d’agents. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le fait de publier ces textes étrangers ? Ce qui m’intéresse, c’est de trouver une voix d’écrivain qui me parle et qui apporte quelque chose de différent au paysage littéraire. Un écrivain dont on se dit, après l’avoir lu, qu’il nous ouvre de nouveaux horizons, qu’il enrichit notre espace imaginaire. Chercher ce genre de voix partout dans le monde, c’est passionnant. Mes choix se portent sur des écrivains ayant des imaginaires très puissants, y compris avec la littérature d’expression française. L’imaginaire d’un écrivain est aussi structuré par la langue dans laquelle il écrit, par la culture, la poésie, les métaphores qui vont avec. Il y a des modes de narration, une manière de raconter les histoires propres à chaque écrivain, mais qui sont aussi influencés par une tradition, une culture, une histoire littéraire données. Je reviens sur l’exemple du malayalam, que l’on parle dans le Kerala, un État du sud de l’Inde où vivent entre 30 et 40 millions d’habitants. Il y a des universités, des écrivains, des débats littéraires... Tout ce que l’on connaît ici existe là-bas, dans cette langue. Je m’offusque toujours quand on parle de « petit pays » ou de « langue rare ». Il s’agit simplement d’une langue minorée dans le paysage littéraire français et mondial. Il n’y a aucune raison pour que ce qui est écrit en malayalam soit moins intéressant que ce qui est écrit dans n’importe quelle langue.

Est-ce qu’il y a des langues plus difficiles à traduire que d’autres ? Ou des univers plus hermétiques pour des lecteurs français ? C’est un autre critère de choix. Il y a par exemple des livres très ancrés dans un quotidien, qui sont difficilement traduisibles, parce qu’ils comportent trop d’éléments qui échappent aux lecteurs français. Il y a la qualité intrinsèque d’un livre, mais parfois, la problématique ou la manière de raconter me font penser qu’on ne va pas pouvoir le publier. En 2020, nous avons publié De la forêt, un roman écrit à la fin des années 1930 par un merveilleux écrivain bengali, Bibhouti Bhoushan Banerji. J’ai découvert ce texte il y a 15 ans. J’aimais ce livre. J’aurais pu le publier, mais à l’époque, je n’étais pas certaine de réussir à le défendre et à le vendre. Je me suis dit que les gens n’allaient pas comprendre cette histoire d’un homme amoureux de la nature. Or je ne veux pas publier des livres pour les vendre à 200 exemplaires. Ça n’a aucun sens. Publier des livres, c’est les partager avec le plus grand nombre. Donc je ne l’ai pas fait. Puis j’ai eu une sorte de flash, et je me suis dit que c’était le bon moment. Le livre a été traduit par France Bhattacharya et a été très bien reçu. On a dû en vendre 4 ou 5 000 exemplaires, on le ressort bientôt en poche. C’est un livre extraordinaire, l’un des premiers grands romans de l’écologie. Il serait sans doute plus simple de puiser dans les best-sellers étrangers… Les Filles d’Égalie, de la Norvégienne Gerd Brantenberg, que vous avez publié en début d’année, est un classique de la littérature féministe. Ce texte, qui a connu un immense succès, a pourtant paru… en 1977 ! Il n’avait jamais été traduit en français… Tant mieux si ça a été un best-seller ! Mais ce n’est pas la raison pour laquelle nous l’avons publié. C’est le traducteur Jean-Baptiste Coursaud qui nous l’a proposé. Je pense que s’il n’a pas été publié en France plus tôt, c’est à cause de la complexité de la traduction. Il y a beaucoup de livres qui auraient pu être traduits et qui ne l’ont pas été, ou qui l’ont mal été. Je pense au roman de Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, que nous avons publié en 2018. C’est un classique de la littérature américaine qui date des années 1930, le roman « mère » de toute la littérature féminine noire américaine. L’auteure était une personnalité importante du mouvement Harlem Renaissance. Elle se situe au même niveau que James Baldwin. Le livre avait déjà été traduit il y a plus de 20 ans. En le relisant, je me suis dit que la traduction avait beaucoup vieilli. J’ai proposé à Sika Fakambi de le retraduire. Pourquoi la première édition du livre est passée inaperçue en France alors que c’est un 33


Est-ce que vous arrivez facilement à entrer en contact avec les éditeurs, les auteurs étrangers ou leurs ayants droit ? C’est parfois compliqué. Prenons le cas Pramoedya Ananta Toer, un auteur indonésien. J’ai découvert un de ses livres il y a très longtemps et j’ai immédiatement eu envie de le publier. Sauf que son traducteur est mort à ce moment-là. Après c’est l’auteur qui est mort, en 2006. Puis son œuvre n’était plus représentée chez son agent précédent. Finalement, je suis tombée presque par hasard sur un agent qui le représentait, des années plus tard. À ce moment-là, j’avais presque renoncé. Et d’un coup, tout a été résolu. Si ça s’est résolu, c’est aussi parce que mon envie de publier cet auteur était suffisamment forte pour tenir sur 15 ans. Si quelqu’un m’avait fait une fiche de lecture pour me dire que c’était un auteur intéressant, je l’aurais oublié. Je ne l’ai pas oublié, puisque je l’avais lu et que je voulais le publier. Il a fallu deux ans à Dominique Vitalyos pour traduire les quatre tomes du Buru Quartet, ce qui était pour nous une vraie prise de risque. Laure Leroy et Marcus Malte, en 2016, après l’annonce du prix Femina. Photo : DR.

classique américain ? Zora Neale Hurston était anthropologue. Sa langue est habitée par l’anglais parlé par les Afro-Américains. Comment traduire cette langue aujourd’hui ? Une langue très marquée par une époque, une zone géographique, une culture. C’est très complexe. Et c’est certainement pour la même raison que Les Filles d’Égalie n’a pas été traduit plus tôt. Les systèmes linguistiques sont déjà radicalement différents, et en plus, il a fallu recréer en français toutes les inventions auxquelles l’auteure a eu recours pour imaginer une société matriarcale où les femmes occupent une position dominante. Il y a aussi une autre raison : de plus en plus, l’édition est dans une logique de temps court. Dès qu’un livre a paru il y a plus d’un an dans son pays d’origine, il sort des radars. Et il y a encore des éditeurs pour croire que le succès d’un livre dans un pays va se dupliquer dans un autre pays. Mais ce n’est pas parce qu’un livre s’est vendu à 100 000 exemplaires en Espagne qu’il va connaître le même succès en France. Le succès d’un livre tient à un milliard d’éléments qui nous échappent encore. Ce qui est intéressant, c’est d’avoir une proposition. Que l’auteur soit connu ou pas, que ses livres se vendent bien ou pas, qu’il ait été publié l’année dernière ou il y a 50 ans, je crois que les lecteurs s’en fichent. Ils veulent juste lire quelque chose qui leur plaît. 34

Est-ce que les droits sont plus élevés pour un auteur africain ou asiatique que pour un auteur européen ou américain ? Pour évaluer les droits, on regarde ce qu’on peut raisonnablement espérer vendre la première année, et on fait une offre à l’auteur en fonction de ça, pas en fonction du niveau de vie supposé du pays dans lequel il vit. Après, si on rentre dans le jeu des enchères, on sort de ce paradigme, parce qu’on est plusieurs à vouloir le même livre. Ça nous est arrivé pour l’essai de Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance. On a gagné l’enchère. Parce que notre offre était à la hauteur de celle de notre confrère, mais aussi parce que l’auteure préférait être chez un éditeur indépendant plutôt que chez un éditeur appartenant à un groupe. Est-ce qu’il y a des auteurs qui étaient peu connus, y compris dans leur pays d’origine, et que vous avez contribué à faire connaître ? C’est le cas d’Auður Ava Ólafsdóttir, qui était relativement connue en Islande quand elle a eu un succès phénoménal en France. Quand on a publié Rosa candida, en 2010, il y avait très peu de littérature islandaise traduite en France. Et d’un coup, la France a découvert Ólafsdóttir. On s’est pris au jeu et depuis, on a publié cinq ou six auteurs islandais. Il y a aussi une particularité, chez Zulma, que l’on trouve chez peu d’éditeurs : parfois, nous devenons l’agent d’auteurs étrangers que l’on publie. Ce qui est le cas d’Ólafsdóttir, sauf pour l’Islande et l’Italie. C’est vraiment le succès français


qui a l’a fait rayonner dans le monde, et par rebond, en Islande. Rosa candida est le plus grand succès de la maison. Le livre s’est vendu à 100 000 exemplaires en grand format, et 200 000 en poche. Est-ce que, malgré la distance, vous arrivez à tisser des liens avec vos auteurs étrangers ? Ou bien est-ce que ça passe par les traducteurs ? Ça passe initialement par les traducteurs. Ce qui est chouette, c’est que le lien se tisse au fil du temps. On a envie de continuer de publier un auteur, que l’aventure se poursuive. Même s’il y a des auteurs que je n’ai jamais rencontrés. En 2019, on a publié Le Clou de Zhang Yueran, une romancière chinoise. J’ai eu un coup de foudre pour son livre. On l’a fait venir pour une tournée, ce qui n’est pas toujours le cas. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup. Il est probablement plus facile de tisser des liens d’amitié avec des auteurs français, notamment ceux que vous publiez depuis très longtemps, comme Hubert Haddad, Marcus Malte ou JeanMarie Blas de Roblès… Évidemment. L’engagement d’un éditeur vis-àvis de ses auteurs est très fort. Je suis leur éditrice depuis des années. Certains éditeurs disent que l’auteur est le seul maître à bord, qu’ils discutent à peine du manuscrit… Moi, je pense que chaque livre doit être lu avec beaucoup d’attention. Le lien entre un auteur et son éditeur repose d’abord sur la qualité du travail éditorial qui est fait dans la maison. Pour cela, je ne suis pas toute seule, nous sommes trois. Chacune de nous va avoir un regard, un avis différent. Nous menons un travail de lecture très aigu. La confiance se bâtit sur ce travail. Elle se bâtit aussi sur la promesse tenue. Je ne dis pas aux auteurs qu’ils auront le Goncourt ou que leur livre se vendra à 300 000 exemplaires. En revanche, ils doivent savoir que la maison est vraiment là pour eux. Vous intervenez beaucoup sur les textes ? Intervenir n’est pas le terme adéquat. Ce n’est pas une intervention au sens « d’opération chirurgicale ». C’est une conversation avec l’auteur. Il y a toujours une base de discussion possible. Prenons le cas de David Toscana. Quand on travaillait sur Un train pour Tula, nous trouvions, François-Michel Durazzo, son traducteur, et moi, qu’il n’était pas allé au bout du travail éditorial lors de la première édition espagnole. Nous avons discuté avec lui comme si c’était la première fois qu’il le publiait. Le livre est sorti en français, et finalement, l’auteur a reporté le fruit de nos discussions sur la réédition espagnole. Très souvent, quand je lis un texte, je vais dire à l’auteur

Les deux premières couvertures réalisées par David Pearson (Comment va la douleur ? et La vie rêvée des plantes, parus en 2006) ont immédiatement séduit le public. La maison a ensuite connu plusieurs succès, comme Rosa candida (2010) et Le Garçon (2016).

qu’il y a un problème ici ou là. Maintenant, la solution lui appartient, ce n’est pas moi l’écrivain. C’est parfois agaçant, mais c’est pour le bien du livre. Plus l’auteur est aguerri, plus il a de recul et son ego va pouvoir s’effacer au profit du texte. C’est parfois plus compliqué avec un jeune auteur qui s’accroche à chaque virgule… Si vous faites lire le même texte à plusieurs éditeurs, je suis sûre qu’on va tous relever la même chose. La différence, ça va être combien de temps on y consacre, et la façon dont on l’exprime. Le résultat final sera peut-être différent selon l’éditeur. Vous publiez très peu de premiers romans. C’est un choix, ou c’est simplement parce que vous publiez peu de livres ? C’est plutôt ça. On reçoit dix manuscrits par jour, et on publie douze livres par an. Nous avons une politique d’auteur qui fait que la priorité va à ceux de la maison. Il reste peu d’espace pour des premiers romans. 35


les connaître et nous faire connaître. Pour leur raconter pourquoi on publie ce livre, comment on l’a découvert. Ce dialogue est plus direct quand il vient de l’éditeur plutôt que du seul représentant. Cela nous permet aussi de tisser une relation de confiance. Des libraires me disent que même s’ils n’ont pas le temps de lire tous nos livres, ils connaissent notre degré d’exigence et savent qu’ils peuvent les conseiller.

Dès qu’elle a pris seule la direction de la maison, Laure Leroy s’est attachée à développer les relations avec les libraires. Ici, la vitrine réalisée par la librairie Le Failler, à Rennes, à l’occasion des 30 ans de la maison, en 2022. Photo : Le Failler.

Comment est-ce que vous faites pour transmettre aux lecteurs ce que vous avez ressenti en lisant un livre ? Il n’y a pas de méthode. On essaye d’exprimer le goût qu’on a eu pour chaque livre. Ce qui fait débat, c’est de savoir quelle est la meilleure porte d’entrée. Qu’est-ce qu’on dirait à quelqu’un pour lui donner envie de lire ce livre ? Nous avons chacun des manières différentes de le faire, qui varient aussi selon la personne à laquelle on parle. Nos meilleurs alliés, ce sont les libraires indépendants. Il y a un vrai dialogue avec eux. C’est grâce à eux, à travers leurs choix, que l’on peut réussir à exister et à faire émerger des livres et des auteurs. Ce dialogue permanent avec les libraires a aussi été un apprentissage de la façon de présenter un livre. Dès 2006, j’ai créé un poste de chargé des relations libraires, ce qui était nouveau à l’époque. Si on veut vraiment se faire entendre, c’est bien d’ajouter la voix de l’éditeur, en allant vers les libraires, pour 36

Est-ce que ce n’est pas la taille de la maison qui vous oblige à faire ce travail auprès des libraires ? C’est peut-être plus simple que de compter sur la presse ou les prix littéraires. J’adorerais m’appuyer sur les prix littéraires pour faire connaître nos livres. Mais c’est très aléatoire. Et quand on a un beau dossier de presse, on est contents. Le pacte de confiance dont je parlais, c’est aussi une chaîne. J’ai un dialogue personnel avec l’auteur ou le traducteur. Les livres, je les ai lus personnellement. Après, j’en parle aux représentants. Qui vont en parler aux libraires, qui à leur tour en parleront à leurs clients. C’est une chaîne de personne à personne, où chacun engage sa responsabilité. Si le libraire conseille un livre que son client ne trouve pas intéressant, ce dernier risque de ne plus revenir. Un journaliste n’a pas ce même rapport aux livres dont il parle. Les ventes de journaux ne sont pas liées au choix de leurs pages livres. Le lecteur qui n’a pas aimé un livre conseillé ne va pas résilier son abonnement parce qu’il ne lui a pas plu. Le journaliste propose un panorama de ce qui existe. Alors que le client veut un livre pour lui. Il l’achète en s’attendant à prendre du plaisir. Et si le pacte de confiance est rompu avec son libraire, il ira acheter ses livres ailleurs. On ne peut pas se tromper dix fois. Et comme nos couvertures sont très reconnaissables, si quelqu’un n’a pas aimé trois de nos livres, il va arrêter d’en acheter. C’est le revers… Quels sont les tirages moyens, les mises en place ? Il n’y a pas de moyenne. Chaque livre s’appuie sur l’historique de l’auteur. Si un auteur a vendu 50 000 exemplaires après une mise en place en librairie de 10 000 exemplaires, peut-être que la fois suivante on fera une mise en place de 12 000. S’il en a vendu 3 500, et que la mise en place était de 5 000, on fera peut-être une mise en place de 2 000. Tout dépend de l’historique d’un livre similaire ou précédent. Cela dit, il est rare que l’on fasse des mises en place en dessous de 2 000 exemplaires. Qu’est-ce qu’une bonne vente, pour vous ? Ça dépend. Par exemple, si un roman d’Ólafsdóttir se vend à moins de 30 000 exemplaires, c’est une


catastrophe. Mais si Le Trésor de la guerre d’Espagne, un magnifique recueil de nouvelles de Serge Pey, se vend à 2 500 exemplaires, je suis très contente. Pour chaque livre, on se fixe des objectifs. En revanche, on ne commence pas en se disant que c’est mort, sinon il ne faut pas y aller du tout ! Mais ce qui est frappant, aujourd’hui, pour le créneau que l’on occupe, disons de la littérature « exigeante », c’est que les ventes moyennes des grands formats baissent, pour tous les éditeurs. C’est devenu plus difficile. Que représentent les prix littéraires ? C’est génial ! Quand ça arrive, honnêtement, je ne sais même pas par quel miracle cela se produit. Ça reste assez insondable… Je ne suis pas forcément quelqu’un de très sociable. C’est peut-être la seule chose que je n’ai pas faite durant toutes ces années dans l’édition : développer un réseau d’influence. Je me suis davantage concentrée sur les librairies que sur les prix, la presse. Et c’est très bien ainsi ! L’édition, c’est un petit milieu. Tout le monde est à la fois éditeur, journaliste, auteur. À la fin, tout le monde va répondre à ses propres priorités, avant de s’ouvrir au monde. À force d’avoir ramé pendant des années, je me suis tenue, à tort ou à raison, à un principe d’efficacité immédiate. Quand on est riche, on peut développer des relations qui auront peut-être un effet dans cinq ans. J’ai toujours eu le sentiment que je n’avais pas les moyens de faire ça. Je suis dans une survie de chaque instant, quoi que l’on pense de la notoriété de Zulma. Si on lâche ça, on peut vite se retrouver dans le rouge. Quand je parle à un libraire, cela a un effet immédiat, à savoir des ventes de livres. On ne peut pas se passer de ça. Après, ce que je trouve merveilleux quand on reçoit un prix littéraire… déjà c’est de l’avoir. Je suis contente pour l’auteur, de lui offrir ça, sans être un des grands éditeurs parisiens. Je suis contente de pouvoir récompenser sa fidélité à la maison. C’est le premier grand plaisir. Le deuxième, plus personnel, c’est qu’à chaque fois qu’on a eu un grand prix littéraire, on a été très efficaces. Et ce n’est pas une mince affaire de faire en sorte que les livres soient quatre jours plus tard en place partout avec le bandeau. C’est un vrai savoir-faire. Ce qui me plaît, aussi, c’est la technicité du métier que cela demande et que l’on n’a pas souvent l’occasion de mettre en œuvre à une si grande échelle. J’adore ça ! Par exemple, le Médicis décerné à Jean-Marie Blas de Roblès, en 2008, pour Là où les tigres sont chez eux… Le prix était donné le lundi, le Goncourt le mercredi, pour lequel nous étions toujours en lice. On ne savait pas si on allait avoir l’un ou l’autre, ou aucun. Dans tous les cas, il fallait anticiper, et donc, être capables d’imprimer 50 000 exemplaires pour qu’ils soient en quatre jours en librairie, et de

le faire sans engager trop d’argent, puisque nous n’étions pas sûrs d’avoir de prix. En plus, c’était un livre de 800 pages. Ce qui implique d’avoir du papier chez les imprimeurs. Pour le Médicis étranger d’Ólafsdóttir, l’imprimeur avait préparé les machines. À 13 heures, si nous avions le prix, il n’avait plus qu’à appuyer sur le bouton. Après, il y a toute la stratégie de diffusion et de distribution, avec des calendriers, des agendas, presque heure par heure. Pour ça, il faut connaître le fonctionnement de la distribution. C’est l’occasion de tester si ce que l’on sait faire à petite échelle, on sait aussi le faire à grande échelle. Est-ce que vous pensez avoir inspiré d’autres maisons d’édition ? Là où on a fait école, c’est avec les maquettes des livres. Pour le coup, il y a vraiment un avant et un après. Il n’y avait pas cette richesse, cette diversité, cette créativité, avant. Pour les couvertures de livres, il y a eu Actes Sud dans les années 1980, qui a vraiment rompu avec les codes en mettant de l’image sur du papier vergé dans un format un peu différent. Zulma, 20 ans plus tard, a rénové le principe, en introduisant une notion de design qui n’était pas forcément présente chez Actes Sud. C’est une deuxième révolution, de se dire que le livre peut avoir une sorte de design propre, qui n’est pas celui d’une affiche. Je pense qu’on a marqué beaucoup d’éditeurs dans ce domaine-là. Est-ce qu’on vous a déjà proposé de vous racheter ? Oui. Mais je n’ai pas créé la maison toute seule, et il n’a pas été facile de gagner l’indépendance que nous avons aujourd’hui. J’aime cette indépendance. Je l’ai chèrement payée et je ne compte pas la céder. Je n’en ai pas le besoin. Quoi qu’il arrive, on fera avec les moyens du bord. Si je faisais ce métier pour l’argent, je publierais autre chose. Je ne suis pas lassée du tout. On a créé la collection d’essais il y a deux ans, la collection de poche il y a dix ans. On va bientôt ouvrir une petite librairie en Normandie. Une maison d’édition, c’est quelque chose qui permet d’être toujours inventif. Je n’ai surtout pas envie que quelqu’un m’explique comment faire. Ce qui a fait la force et le succès de Zulma, c’est d’avoir su imposer une chose à laquelle personne ne s’attendait et qui d’une certaine manière était contraire à toutes les règles et normes établies. J’entends conserver ma manière de travailler. Franchement, vous arrivez à retenir tous les noms de vos auteurs ? Je pense que je les prononce tous sans me tromper. Mais c’est vrai que parfois, je suis obligée de vérifier comment les écrire. 37


L’attente magnifiée

Par Emmanuel Abela

Sylvie Durastanti a été la compagne de Jean Eustache au cours des dernières années de sa vie. En complément de deux scénarios écrits pour le cinéaste, elle nous relate les circonstances particulières de leur rédaction dans un essai. Cette traductrice de William S. Burroughs et Virginia Woolf en profite pour publier son premier roman, Sans plus attendre. L’une des merveilles de ce début d’année. D’où vous est venue l’idée de publier les scénarios et votre premier roman ? La publication de Nous Deux roman-photo et Sans plus attendre s’est faite par ricochets. En juin dernier, Bernard Wallet, ami de longue date, m’a dit avoir passé la veille à évoquer l’importance de l’œuvre de Jean Eustache avec des amis éditeurs, Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, alias le bicéphale Tristram. Eux-mêmes m’ont écrit pour me demander s’il existait des archives. Je leur ai répondu qu’à ma connaissance, il n’en existait pas – hormis les scénarios archivés par Boris Eustache. Puis j’ai parlé à Bernard des scénarios que j’avais écrits en 1980-81 ; il m’a demandé de les lire, et m’a pressée de les envoyer à Tristram. 38

Dans la foulée, j’ai demandé à Jean-Hubert Gailliot si Sylvie Martigny et lui-même pourraient lire un autre manuscrit, sorte d’olni achevé avant le confinement, pour m’orienter vers un éditeur. À ma grande surprise, ils se sont déclarés prêts à publier l’ensemble : les scénarios, l’essai et le roman. C’est l’occasion pour vous de rétablir certaines vérités et de montrer que Jean Eustache multipliait les projets… D’aucuns ont insinué que Jean Eustache se serait suicidé parce qu’il se trouvait dans une crise de créativité. Exposer quels projets animaient le cinéaste m’importait davantage que de préserver notre intimité passée, au risque d’essuyer des critiques. J’imagine à la relecture de ces scénarios une émotion particulière. Je n’avais pas relu ces textes depuis que je les avais écrits. J’en ai achevé la présentation, intitulée Pourquoi j’ai écrit certains de mes textes, tout de suite après avoir remanié in extremis et repensé toute l’architecture de Sans plus attendre. Abordée sous un angle technique, la relecture des scénarios s’en est trouvée non seulement allégée, mais enfin possible. Ce sont les scénarios des films qui n’ont pas été tournés, mais on a le sentiment, à les lire, qu’ils constituent des œuvres à part entière. Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur ces écrits ? Sans la réaction de mes premiers lecteurs, qui m’ont soutenu que ces textes avaient à leurs yeux une valeur littéraire indépendante de la visée qu’ils avaient eu pour moi, je les aurais gardés par devers moi. Je crois pouvoir jauger la valeur de Sans plus attendre, mais l’intrication de ces autres textes avec mon passé me rend incapable de les évaluer froidement. Dans Pourquoi j’ai écrit certains de mes textes, vous vous interrogez sur la raison qui a poussé Eustache à vous solliciter pour ces scénarios. Vous ne nous donnez pas vraiment la réponse. L’intimité avec un cinéaste peut vous ouvrir les yeux et vous apprendre à voir. Exactement comme l’intimité avec un musicien peut vous ouvrir les oreilles et vous apprendre à écouter. Mais on n’apprend pas plus à cadrer et monter


Jean Eustache à droite, en présence de Jean-Noël Picq, sur le tournage d’Une sale histoire

qu’on n’apprend à jouer d’un instrument par contagion. Savoir cadrer et monter satisfait une pulsion intime, un rapport au réel très personnel. En ce qui me concerne, ce qui prime, ce n’est pas l’image ni le montage, mais le texte et l’écriture. Tout ce que j’ai écrit pour Jean Eustache n’était en fait destiné qu’à lui, qu’à devenir son objet. À cet égard, la visée d’Un moment d’absence diffère foncièrement de celle de Nous Deux roman-photo. Un moment est une sorte d’exercice de style rédigé à partir d’un simple titre et des contraintes formelles d’un lieu de tournage. En ce sens, il est littéraire. Nous Deux répond à un autre type de demande, liée aux limites du cinéma d’auteur. Encore faut-il s’entendre sur la notion même : au-delà du refus de l’académisme « à la papa » et du film de genre qui est un produit manufacturé de divertissement du public, le film d’auteur se réduit-il à l’affichage d’obsessions thématiques et d’un style singulier, via la maîtrise du montage final ? Dès l’instant où le réalisateur se trouve aussi être le scénariste, grande est la tentation de sombrer dans une interprétation de l’œuvre plus ou moins autobiographique. Bien des gens qui ont vu (et bien des gens qui n’ont

pas encore vu) La Maman et la putain abordent (ou aborderont) le film avec de telles œillères. Mais le personnage masculin n’est pas Eustache, et la part faite aux autres est très belle. Plus il a avancé dans son travail, plus Eustache s’est défié de l’impasse autobiographique entre autres, en contrecoup d’interprétations abusives ou naïves confondant l’auteur du film et son personnage masculin. S’adresser à d’autres, comme à moi par exemple, était une des façons de s’en dégager. Ces trois scénarios présentent bien des différences du point de vue de la forme, entre l’approche documentaire (Offre d’emploi), contemplative (Un moment d’absence) et plus ouvertement narrative dans sa forme dialoguée (Nous Deux roman-photo). Comment situez-vous ces scénarios les uns par rapport aux autres ? Chacune des demandes qui m’ont été faites par le réalisateur m’a d’abord interdite, tant j’étais persuadée de ne pouvoir y répondre. Tout d’abord parce qu’en avançant dans mes études de sémiologie, je m’étais détournée de la littérature, pour ne plus lire que des textes théoriques. Et ensuite parce 39


Jean Eustache sur le tournage de La Maman et la putain. Photo : Bernard Prim

que ce qu’il me restait de goût pour la littérature était incompatible avec un usage utilitaire ou véhiculaire de l’écriture – ce qui est exactement le cas de l’approche documentaire d’Offre d’emploi. Mais je m’y suis astreinte car je souhaitais voir Eustache boucler ce projet. Un Moment d’absence, en revanche, constituait un exercice de style compatible avec ma conception de l’écriture. Enfin, pour Nous Deux roman-photo, je ne pouvais m’appuyer sur les deux expériences précédentes, qui différaient trop de ce que j’imaginais être un scénario. Le seul que j’avais lu était celui de La Collectionneuse qui, comme me l’a raconté Daniel Pommereulle, intégrait des monologues improvisés. Et je doutais franchement de pouvoir produire des dialogues, domaine qui m’était le plus étranger. Donc de chacun de ces scénarios, l’impression que je garde est d’avoir dû me lancer d’un tremplin toujours plus haut. Et sauter dans le vide, sans filet. 40

Rétrospectivement, on a le sentiment que ces scénarios s’inscrivent pleinement dans leur temps. Une fois que j’avais écrit Un Moment d’absence et Nous Deux, Jean Eustache m’a donné à lire le scénario d’un film qui s’appelle L’oiseau des vacances, qui peut se situer aux alentours de La Maman et la putain – soit juste avant, soit pendant, soit juste après. Les deux personnages féminins semblent être les mêmes que ceux du film, et le personnage masculin est une sorte de Bel Indifférent [le monologue écrit par Cocteau, créé en 40 avec Edith Piaf et Paul Meurisse, et enregistré par Piaf en 1953, ndlr] rigoureusement muet. J’ai relu ce scénario récemment. La description de l’activité du personnage masculin, qui ne m’avait pas frappée lors de la première lecture, tant elle était conforme à la réalité, est exactement celle que je décris dans Un Moment : dans une chambre, un homme couché sur un lit dort, le téléphone sonne, il tend la main mais ne parvient pas à émerger du sommeil. Ce


Écrire ces trois scénarios si différents m’a confirmée dans l’idée que, passé le moment où je me dis que c’est chose impossible, il m’est facile de travailler dans un cadre contraignant. L’écriture pour un scénario est une écriture visuelle, avec ses projections à l’écran. Échangiez-vous avec Eustache sur les images à venir et les effets de mise en scène possibles ? Comme je l’ai écrit, Eustache m’avait proposé de tirer d’Un Moment deux versions, la sienne et la mienne. Mais je ne voulais même pas envisager cette option, n’étant pas cinéaste. Je le suis même si peu que moi, qui pense en termes d’écriture, j’avais de mon propre scénario une perception différant totalement de celle d’un cinéaste : je croyais avoir écrit avec Nous Deux un scénario trop bref. Or Jean Eustache estimait que le film serait plus long que La Maman et la putain. Depuis, j’ai appris que Rossellini estimait que le scénario d’un long métrage devait culminer à douze pages. Que vous ont appris ces scénarios sur votre écriture ? Peut-être qu’elle est plus malléable que je ne pensais, même si l’idée de la plier à un usage utilitaire me répugne toujours autant.

n’est évidemment pas une situation exceptionnelle : beaucoup d’hommes dorment sur un lit, beaucoup de téléphones sonnent sans être décrochés pour autant. Comme je l’explique dans Pourquoi j’ai écrit…, pour ce second scénario, la situation était dictée par les contraintes budgétaires qu’imposait alors l’INA, et par la notion même de caméra de chambre. La solution que j’y ai apportée me paraissait en accord avec le pragmatisme du cinéma selon Eustache. Je ne me suis inspirée de rien d’autre. A posteriori, je suis frappée par l’analogie avec le Bel Indifférent : la voix qui parle est une voix de femme, commentant non pas l’indifférence amoureuse du dormeur, mais son indifférence au monde. Ou sa résistance au monde, selon comment on voit les choses. De manière générale, le cadre formel du scénario constitue-t-il une contrainte particulière ? Ou au contraire, ouvre-t-il des voies nouvelles ?

Vous avez dit quelque part que Nous Deux roman-photo vous « a révélé qu’écrire ne permet pas de sauver qui n’a plus la force de vivre » et que cela vous a dissuadé d’écrire pour longtemps. Or, depuis, vous avez écrit ce roman absolument admirable. Quelle impulsion vous a permis de vous lancer dans l’écriture de Sans plus attendre ? Entre Nous Deux roman-photo et Sans plus attendre, j’ai publié un essai consacré à la traduction littéraire, Éloge de la trahison [en 2002, ndlr] et j’ai consacré une thèse de 500 pages, Mise en forme et mise en voix dans Naked Lunch [en 1997], à l’écriture de William Burroughs. J’ai aussi fait publier et préfacé le Livre des visions et instructions d’Angèle de Foligno, ainsi qu’un essai paru dans L’Infini sur la mystique. Mais surtout, j’ai traduit des dizaines d’opéras (de l’allemand, de l’anglais, de l’italien et autres langues), des oratorios (du latin), beaucoup de Lieder et de comédies musicales, car pour suivre les sinuosités ou rendre les aspérités du chant, je ne surtitre qu’à partir de mes traductions originales. Peu à peu, ce travail m’a empêchée de continuer à traduire pour l’édition. Et j’ai également écrit ou réécrit à titre amical les textes de certaines de mes connaissances. Sans plus attendre a mûri en marge de tout ce travail, au cours des dernières années, pour rendre à la Méditerranée un peu de tout ce qu’elle m’a donné. Ce livre qui culmine avec le retour d’Ulysse est le fruit d’un retour impossible. Sur la question de l’attente, vous adoptez pour la Maîtresse une position très volontaire : elle ne subit pas l’attente, mais choisit d’attendre. Le terme d’adopter est juste, car en l’occurrence, l’auteur ne se confond pas avec le personnage. Votre approche sur ce roman est très poétique. On y sent quelque chose de l’ordre de l’oral avec cette possibilité d’ailleurs de le voir adapté sous une forme théâtrale. Qu’en pensez-vous ? Sans plus attendre fait entendre des voix : celles de personnages méconnus, comme la Maîtresse, ainsi nommée pour la dégager de l’ombre portée par la Pénélope silencieuse et victimisée liée aux interprétations conventionnelles, ou celles de personnages secondaires, tout aussi 41


négligés. Sans avoir du tout la prétention de produire un roman polyphonique bakhtinien, j’ai opté pour l’oralité car je ne voyais pas d’autre façon d’être à la fois fidèle à Homère et de restituer par l’écriture ce moment de l’histoire de l’humanité qui se trouve justement en-deçà de l’écriture. Comme l’étaient les conteurs qui ont narré les aventures d’Ulysse à des auditeurs suspendus à leurs lèvres, et comme l’étaient tous les hommes et toutes les femmes qui ne disposaient que de la parole, avant l’écrit. Ce moment est pointé dans l’épisode de la vallée aux papillons, situé dans un temps suspendu, entre une ère où l’écriture a existé, chez les Minoens, et l’ère suivante, où elle a été perdue : les signes ne signifient plus rien à celui qui les découvre. Au-delà de cet épisode, comment évoquer cette ère qui, pour être lointaine, n’était cependant pas muette ? Opter pour un flux de conscience, ou rebaptiser Pénélope Dedala, m’aurait semblé totalement artificiel. C’est pourquoi chacun des monologues intérieurs de la Maîtresse poursuit à la fois le chant intime qu’elle s’interdit de vocaliser et un dialogue impossible avec l’absent. Et les autres voix se situent en contre-chant. Il serait certes tout à fait possible d’adapter telles quelles les voix en contre-chant. Mais comment restituer le dialogue impossible avec l’absent sans achopper sur le vide ? Ce roman pourrait également être adapté au cinéma, avec un dispositif de voix off. On visualise les situations mais aussi une mise en scène possible. La question de l’image est-elle chez vous inhérente à la question de l’écriture ? En écrivant Sans plus attendre, je me suis interdit d’user de termes modernes. Et, de la même façon, 42

j’ai tenté de rendre la perception que les Grecs pouvaient avoir de la nature dans l’Antiquité. Comme l’a subtilement démontré Adeline GrandClément dans son étude sur les couleurs, l’image que les Grecs se faisaient de la mer différait grandement de la nôtre. Chez Homère, n’existent que quatre couleurs : le blanc du lait, le rouge du sang, le jaune glauque du miel, et le noir, qui est parfois celui de la mer. En d’autres termes, la mer n’est jamais bleue. Pas plus qu’elle ne l’est dans mon roman. Essayer simplement de montrer au cinéma une île grecque équivaut à produire une carte postale touristique. L’écriture peut contourner le problème, l’image ne le peut pas. Cet exemple infime montre à quel point notre vision est colonisée par le cinéma. Avec Meshes of the Afternoon, Maya Deren a montré de pures images ; avec Méditerranée, Jean-Daniel Pollet a montré d’autres images, mais comme le cinéma avait déjà vieilli, et son public muri, il a eu besoin du soutien du texte. L’image écrite n’est pas l’image cinématographique. Visualiser des situations, imaginer une mise en scène, l’écriture le fait déjà par elle-même, en elle-même : en relisant la scène où, dans l’embrasure de la porte de la chambre des femmes brusquement ouverte, les intrus découvrent à la lueur des torches Pénélope figée, une petite lame luisant entre ses doigts suspendus dans l’air, je vois à présent une sorte de Georges de La Tour que je n’avais bien sûr pas en tête en écrivant. Que peut y apporter le cinéma, sinon la violence de l’irruption ? Sinon le mouvement ? Sinon l’impact du montage ? Toutefois, le montage n’est pas le privilège du cinéma. Et la multiplication effrénée des plans a produit une véritable usure du regard. Diamétralement opposée à l’insatiable boulimie d’un public déjà gavé d’images, ma démarche a consisté à me mettre dans la nuit, avant l’aube, au seuil de la maison, face à la campagne, et à me dire : Suis-je incapable de voir ? Je dois voir ce qui va survenir. J’ai dû voir quelque chose, car il y a deux jours, une amie écrivain m’a appelée pour me parler précisément des pages consacrées au lever du jour. Comment laver les yeux de toutes les images de cinéma pour montrer cela ? Juste cela ? — NOUS DEUX ROMAN-PHOTO ET AUTRES ÉCRITS POUR JEAN EUSTACHE, Sylvie Durastanti, Tristram — SANS PLUS ATTENDRE, Sylvie Durastanti, Tristram


Une vie vivante

Avec Le Poids des Héros, David Sala relate la destinée exceptionnelle de ses deux grands-pères, résistants espagnols, et embrasse la grande Histoire. Entretien.

Par Emmanuel Abela

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En préambule de ton ouvrage, tu places cette citation de Romain Gary : « Lorsque vous écrivez un livre sur l’horreur de la guerre, vous ne dénoncez pas l’horreur, vous vous en débarrassez. » As-tu le sentiment qu’on puisse nous en débarrasser ? Et de quoi se débarrasse-t-on finalement ? Je suis assez d’accord avec ce qu’écrit Romain Gary dans la mesure où l’on exprime une volonté dans la relation que nous entretenons à cette horreur-là. Nous ne nous laissons plus envahir par une émotion ou un sentiment, et nous décidons ! Après, se débarrasser d’un héritage ou de ce que l’on a pu vivre, ça reste extrêmement compliqué. Dans ce livre, j’essaie de dire que l’on peut choisir de laisser nos morts quelque part. Les poser sans les oublier, mais avec la conscience qu’il faut vivre une vie « vivante » pour avancer, espérer être heureux et donner quelque chose aux autres. Ton livre s’intitule Le Poids des Héros. Je te sais amateur des Beatles et j’ai pensé à ce morceau de McCartney sur Abbey Road, Carry That Weight. Penses-tu porter le poids de la destinée de tes deux grands-pères ? Ce livre ne constitue-t-il pas une manière d’alléger ce poids-là ? Je pense que ce poids, je me le suis mis tout seul sur le dos. Et en même temps, je me dis que si la chose a germé cela signifie que la graine était déjà là. Je vivais dans une famille où l’on en parlait beaucoup. En militants, on y exprimait une volonté farouche de combattre certaines idées. Forcément, ça bouscule. Bien sûr, concernant la destinée de ces deux grands-pères, j’exprime une fierté. Et j’aimerais me situer à la hauteur. Mais passé ce stade, je sens que c’est pesant et que ça peut abîmer. Dès lors, on s’interroge : pourquoi est-on si en colère ? Pourquoi certaines choses nous échappent-elles ? Dans quelle mesure ne sommes-nous pas aveuglés par ce travail de mémoire ? Au final, on a le sentiment que quelque chose ne nous appartient pas. Et donc, forcément, s’en débarrasser ne peut être que salutaire. Ton livre précédent était l’adaptation du Joueur d’échecs de Stefan Zweig. Dans un premier temps tu montres la mécanique qui conduit à l’horreur et dans un second l’horreur et ses conséquences. T’aura-t-il fallu passer par Zweig pour t’autoriser ce récit plus personnel ? L’idée de transmettre cette histoire est plus ancienne. Je l’avais en tête avec cette simple finalité de relater une destinée exceptionnelle. De là à en faire un livre, c’est encore autre chose. Le projet en lui-même m’a paru longtemps inaccessible : j’avais peur de ne pas être assez armé, de ne pas savoir me montrer assez juste pour traiter ce sujet-là. Évidemment, je vois un lien avec Le Joueur d’échecs, 44

mais au-delà de la récurrence évidente des thèmes, je constate que ce livre m’a ouvert des portes narratives. Je me suis confronté à des difficultés inhérentes à ce projet : comment raconter l’histoire de M. B. et son enfermement ? Et je me suis rendu compte qu’en partant d’une trame littéraire, j’en étais arrivé à poser quelque chose de très visuel. De manière générale, en bande dessinée, la représentation du passage du temps est compliquée. De même pour les silences. Mais j’ai trouvé ma propre manière de raconter cette solitude, cette lente descente en enfer et la folie qu’elle provoque. En réalisant cet album, j’ai pris conscience que la bande dessinée était encore plus riche que ce que j’avais imaginé. Concernant les temporalités justement, tu les imbriques dans Le Poids des Héros : le présent, le récit qui t’est rapporté alors que tu es enfant, tes propres flash-backs avec des coups d’accélérateur, des ralentisseurs… Était-ce pour toi la solution pour raconter cette histoire démultipliée ? Oui, je disposais de toutes ces possibilités pour raconter cette histoire avec une gestion des cases adaptées et cette multiplication des points de vue. Ce qui m’a le plus aidé, c’est l’aspect graphique qui me permettait de varier les séquences, de les prolonger ou de les réduire selon les cas. Tout cela m’offrait une grande liberté. De fait, entre l’imaginaire de cet enfant – sa naïveté, son onirisme – et la manière de relater l’histoire des camps, mes armes ont été le dessin en lui-même mais aussi la couleur qui sont devenues parties prenantes de la narration. Dans cet ouvrage, tu montres toutes les possibilités qui s’offrent à toi, la linéarité par le trait pur, une approche plus picturale. Oui, la force du trait et de la couleur est vectrice d’émotions, en fonction de ce qu’y met le lecteur. Cet ouvrage te resitue aussi en tant qu’auteur de BD dans ton parcours propre. Il était important de me raconter à différentes périodes de ma vie, le temps passe, je le montre avec les dialogues que j’entretiens avec ma mère ou la présence de mes enfants, mais je le fais aussi en situant l’imprégnation de cette histoire dans mon propre dessin. D’où la reproduction de crayonnés de la période de Replay ou d’autres dessins de périodes plus anciennes. Oui, mais aussi et surtout avec cette idée d’un dessin qui s’éclaire autant que mon esprit se libère. J’y vois une sorte de continuité, comme le reflet de ma psychologie.


quelque chose. Ma mère présentait un décalage entre sa petite taille et la force extraordinaire qu’elle dégageait. Et même si elle est morte assez jeune finalement, elle a toujours été décisionnaire de sa vie. Et elle nous a transmis cela : on décide ! Ce qui importait pour elle, c’est ce qu’on faisait. Quand je titre le livre Le Poids des Héros, je l’inclus ; l’héroïne, c’est elle aussi. Nos héros, ce sont les gens qui nous marquent et prennent des décisions décisives pour chacune de nos vies.

Avec Le Poids des Héros, tu établis un parallélisme saisissant entre le parcours exceptionnel de tes deux grands-pères qui échappent à la mort de manière incroyable et le récit dramatique concernant le drame de ton ami Achour. Interroges-tu la part d’irrationnel contenue dans la destinée de chacun ? L’histoire de Achour est importante à plus d’un titre : ce qui lui est arrivé a constitué un traumatisme pour moi, enfant, et d’autant plus que ma mère m’a interdit de me rendre à ce rendezvous – c’est un élément très important ! Et il y a cette chose troublante : le meurtrier aurait fait figurer une croix gammée dans son dos. Je ne sais pas si c’est vrai, mais en revanche ça a fait écho avec les histoires qu’on me relatait à propos de ces deux grands-pères. Ce que je décèle dans leurs parcours, c’est cette force, évidemment, une chose qui ne s’explique pas. D’un côté, Antonio qui, quasiment mourant, décide de survivre parce qu’il est impensable pour lui de mourir avant Franco ; de l’autre, Josep qui s’en sort grâce à sa force physique. À un instant absolument déterminant pour sa survie, il décide de courir. À chaque fois, une volonté s’exprime. J’ai pris conscience d’être aussi le fruit de cela. La leçon que j’en tire est celle-là : on doit aller au labeur, on doit prendre des risques et affronter les obstacles. Il faut savoir dire non et lutter. Notre destin reste entre nos mains. Dans cette histoire, ta propre mère joue un rôle particulier de plus en plus important au fil des pages : elle transmet. Elle te confie notamment les archives, dont tu deviens le légataire. Je ne sais pas si cela constitue un point de départ, mais nous sommes nés le même jour. Mes parents étaient aimants, je ne faisais aucune différence, mais cette date de naissance commune rajoutait

Au départ, il y a ce portrait qui t’interpelle. Ce portrait de ton grand-père réalisé à Mauthausen constitue pour toi une image fascinante, chargée de mémoire. On ne peut s’empêcher de voir un lien avec ta propre activité qui consiste à réaliser des images à ton tour. Il s’avère que très jeune, donc très tôt, je me sentais interpellé par le portrait de mon grand-père. Ce portrait était là ! C’est peut-être un détail, mais mon grand-père est représenté avec un costume trois pièces : il a un gilet, une chemise, une veste. À plein d’égards, ce portrait reste mystérieux : on ne sait pas comment il est possible de peindre dans un camp. Et à cela se rajoute la force d’une image qui constitue en soi un acte de résistance. Ce qui t’est transmis, au-delà du récit familial de ces deux grands-pères, c’est une histoire méconnue : celle de ces Républicains espagnols qui enchaînent après la guerre civile par la Seconde Guerre mondiale. Certains d’entre eux déportés à Mauthausen, d’autres poursuivent au sein de la Résistance française. L’hommage que tu fais est plus général et réouvre un pan de l’Histoire. Oui, on espère toujours que l’Histoire sera relatée dans ses moindres détails, mais je dois avouer une inquiétude : on connaissait la brutalité de ce conflit et la destinée de ces étrangers venus combattre à nos côtés, mais avec le retour de certaines idées on se dit que le travail de mémoire peut sembler vain finalement. C’est perturbant : pendant un temps j’ai cru que certains problèmes étaient réglés et qu’on n’entendrait plus un certain nombre de choses. Or ça n’est pas le cas. Je fais naturellement ce livre pour parler de cela, avec malheureusement le sentiment qu’il n’est compris que par les gens convaincus. Après, une fois que je laisse mon pessimisme naturel de côté par rapport au déroulement de l’Histoire en train de se répéter, je me dis que la bataille n’est pas terminée. Et de loin pas ! — LE POIDS DES HÉROS, David Sala, Casterman 45


Vivre mille vies Par Antoine Jarry ~ Photo Anne Immelé

Invitée par la librairie 47° Nord à Mulhouse, Julia Deck nous parle de son goût des personnages et des lieux, de sa relecture des romans d’Agatha Christie ou encore de son plaisir d’endosser des vies autres que la sienne.

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En cinq romans, Julia Deck se joue des genres romanesques et des attentes du lecteur, creusant dans une langue précise et brillante un univers indécis et mouvant à travers des géographies extérieures et mentales. Avec son nouveau roman, Monument national, l’autrice de Viviane Élisabeth Fauville et de Propriété privée signe une comédie sociale jubilatoire et enlevée où l’on retrouve tout son art romanesque. Dans vos cinq romans, vous endossez différents métiers comme autant de rôles à jouer qui apparaissent comme un prolongement de l’activité de romancière : actrice, architecte, psychanalyste, cinéaste ou encore espionne. Être romancière, c’est avoir la possibilité de vivre mille vies et mille identités ? Il y a effectivement peu de métiers et d’activités qui permettent de ne pas choisir. Je me suis posée très jeune la question de la vie professionnelle et je continue à me la poser. Je ne fais pas qu’écrire et je ne souhaite pas faire que ça. Mais ça reste la ligne dominante. Sinon c’est terrible, car il faudrait choisir, c’est-à-dire exercer un rôle, un métier, une identité sociale, et toujours se satisfaire de ça. Peutêtre que finalement c’est une manière de ne pas grandir et de rester une enfant qui peut s’en amuser. Quand le jeu est fini, on passe à un autre. On a fini d’incarner tel personnage, on peut incarner tel autre. Je prends toujours un plaisir intense à le faire. Dans votre troisième roman, Sigma, on trouvait clairement cette figure de l’espion. Le roman s’ouvrait avec une citation de John Le Carré : « Je n’étais pas un très bon espion. Je réfléchissais trop et posais trop de questions. Quand j’ai découvert l’écriture, j’ai eu le sentiment de pouvoir voler. Le but de mon travail est de rendre cette épouvantable réalité intelligible. Le rôle de la fiction est de rendre la réalité crédible. » Auriez-vous fait une bonne espionne ? C’est possible, je l’espère. Pour se mettre à la place d’un personnage, on utilise ce qu’on a observé dans la vie de tous les jours, ce qu’on a retenu de scènes privées et publiques, de l’actualité. Tout est dans le regard. John Le Carré soulève le problème qu’être espion est très ennuyeux. C’est terriblement bureaucratique. On a l’impression qu’espion, c’est semblable à James Bond. Mais ce n’est pas le cas. Quand il était espion, John Le Carré racontait qu’il devait écouter des conversations à n’en plus finir. Être espion est l’une de ces activités qui sont plus romanesques dans la fiction que dans la réalité. John Le Carré indiquait qu’il fallait par la fiction rendre la réalité crédible. Y a-t-il chez vous ce souci de la crédibilité, associé au souci du détail ? Le détail est essentiel. Le roman n’est pas fondé sur de grandes idées même s’il peut y en

avoir. La Montagne magique de Thomas Mann, roman que j’adore, fait intervenir la théorie. Fondamentalement, le roman repose sur l’illusion de la réalité. Pour rendre les personnages crédibles, vous sélectionnez des éléments du réel qui vont faire sens par rapport au personnage, au décor et à la situation dans laquelle il évolue. Je crois beaucoup plus à la description des personnages à travers des objets quotidiens ou toutes sortes de choses auxquelles le lecteur va pouvoir s’identifier qu’à travers de grandes généralités sur son caractère ou sur son physique. On définit le personnage par ses attitudes et ses relations sociales. Outre le détail donné aux objets, vous accordez beaucoup d’importance aux lieux. Dès votre premier roman, ce qui comptait, c’était la manière dont la protagoniste évoluait et se déplaçait dans les rues et les avenues parisiennes. C’est une topographie quasi mentale. Comment travaillez-vous les lieux ? N’y a-t-il pas aussi une attention donnée dans Propriété privée, et Monument national, aux lieux plus fermés ? Ce travail sur les lieux, ce n’est pas quelque chose de réfléchi. C’est vrai que dans chaque livre les lieux sont différents et importants, car ils agissent en miroir du personnage. Dans le premier roman, les lieux sont pareils à des dédales. Dans le deuxième, j’avais souhaité faire quelque chose de complètement opposé. Il y avait quelque chose de très enfermant dans ces rues parisiennes, très étroites et très polluées. Le Triangle d’hiver, qui est mon deuxième roman, se situait donc dans des décors portuaires, par essence ouverts. J’ai ensuite resserré sur différents habitats. Les lieux nous définissent tout autant que nous contribuons à définir les lieux dans lesquels on vit. On ne prête pas assez attention au fait que les lieux modèlent et déterminent notre personnalité. Pour ma part, j’ai une hypersensibilité aux lieux. Mon état mental est tributaire du lieu où je me trouve. L’incipit de Monument national frappe par son aspect visuel et cinématographique, empruntant au cinéma ses mouvements de caméra. Le lecteur devient spectateur et observe de loin un très beau château. Ce roman est-il né de ce procédé d’écriture très cinématographique ? Ce n’est pas un procédé que j’avais encore beaucoup expérimenté. Avant de démarrer un roman, il y a un dispositif, une forme narrative qui s’impose. Tant que je n’ai pas ce dispositif, je n’arrive pas trop à démarrer. J’avais l’idée que tout le livre serait un flashback. La première image serait donc ce château tombant en ruines, dans lequel il s’est passé quelque chose de dramatique. Tout le livre allait expliquer ce qui s’était passé pour revenir quasiment à la même phrase et continuer encore un peu. Cette image s’est imposée, car le roman tourne autour du thème de la célébrité. Ce qui compte, c’est l’image 47


qu’on en a uniquement par l’apparence. Cette idée de la traversée des apparences revient dans plusieurs romans. Ce zoom matérialise tout cela. Vous semblez vous amuser des codes en travaillant sur les apparences et les fauxsemblants, avec un rôle très important donné au lecteur. Avec un roman comme Le meurtre de Roger Ackroyd, on est frappés par le fait que dans le roman policier tous les coups soient permis. Le plaisir de l’écriture vient-il de cette liberté ? Cette liberté fonctionne à condition que le lecteur y adhère et nous suive. On est donc soi-même très contraint. Durant l’écriture du dernier roman, j’ai relu Agatha Christie que je n’avais pas relue depuis la sixième. Je me rappelle avoir été éblouie à la lecture de ses romans, fascinée par ses constructions que je trouvais miraculeuses. Je me suis rendu compte à quel point cela a compté pour moi. J’ai tâtonné pendant très longtemps. Je pensais que la littérature passait par des choses grandioses, par des idées abstraites. Je pense qu’il faut faire confiance à ses intuitions de très grande jeunesse. Quand j’ai relu Agatha Christie, j’ai eu deux révélations : ce n’est pas forcément une grande styliste. Elle était d’ailleurs d’une modestie incroyable. Elle-même ne se prétendait pas romancière alors que ses livres se vendaient à des millions d’exemplaires. La phrase est très simple, peu de métaphores et rien d’alambiqué. L’autre révélation, c’est la construction qui est quasiment mathématique. J’ai lu avec intérêt qu’elle avait un don pour l’arithmétique et le calcul. C’est vraiment dans cet art de la construction qu’elle excelle. Ses livres sont davantage comme un jeu d’échecs que comme un élan vers la littérature en tant que tel. Ses romans offrent un système narratif incroyablement riche. Ce qui est aussi fondamental dans vos romans, c’est le nom donné aux personnages, et cela dès le premier : Viviane Élisabeth Fauville. Dans Monument national, on rencontre le personnage de Serge Langlois, dont le nom de famille renvoie au légendaire directeur de la cinémathèque française. Dans Le Triangle d’hiver, votre héroïne devait son nom à un film d’Éric Rohmer. Ce dernier était d’ailleurs très sensible au nom de ses personnages. Comment créez-vous vos personnages et comment apparaissent leurs noms ? Un personnage, c’est quelque chose de très composite. Quand je crée mes personnages, j’ai des références avec la vie réelle. Ce n’est jamais une personne que je connais, mais c’est un assemblage de traits de caractère, de traits physiques de gens que j’ai entraperçus qui m’évoque quelque chose. C’est aussi un mélange de projection de moi-même et de figures connues, car on peut se les approprier facilement. Tout cela constitue les éléments qui sont prélevés dans la réalité mais retravaillés à 48

travers le prisme de la sensibilité de chacun. Et puis on les habille comme une costumière, comme un accessoiriste. Le nom fait donc partie d’un de ces accessoires. Il n’est pas anodin. Parfois, trouver le nom est facile, parfois cela peut être plus compliqué. Pour les personnages secondaires, il m’arrive d’en changer tout à la fin de l’écriture du roman. Vos romans sont marqués par une certaine indécision, une zone grise où les choses ne sont pas encore pleinement décidées et où le lecteur a une part active. Dans Entre la vie et la mort, l’autrice Nathalie Sarraute évoque ce moment où le texte est sur le point de ne pas exister. Ressentez-vous la même chose lors de l’écriture ? Avez-vous senti être moins contrainte par cette tension de la vie et de la mort du texte ? Les mots de Sarraute paraissent dramatiques, mais ce qu’on cherche en permanence à atteindre, c’est cette crête où le langage est suffisamment travaillé, mais pas artificiel. Il faut essayer de donner l’impression que les phrases s’enchainent avec évidence. Cela résulte de l’écriture et de la réécriture. À partir de Sigma, je me suis en partie dégagée de l’angoisse de la publication. Est-ce étonnant que votre premier roman s’ouvre sur une citation de Samuel Beckett, auteur phare et fondateur des Éditions de Minuit ? Était-ce voulu dès le départ ? Je n’avais pas prévu d’ouvrir mon premier roman sur une citation de Beckett. J’avais écrit le livre dans sa quasi-totalité. Je suis tombée sur cette citation qui coïncidait merveilleusement avec le personnage principal. La citation ne se trouvait pas dans le manuscrit que j’avais envoyé aux Éditions de Minuit. Ce n’était pas de la flagornerie. Il s’est passé un an entre le moment où le manuscrit a été accepté et celui où il a été publié. J’ai demandé à Irène Lindon si je pouvais mettre en exergue une citation de Beckett. Elle a accepté avec plaisir indiquant que cela fonctionnait très bien. C’était une manière de terminer de signer le livre, de boucler la boucle. — MONUMENT NATIONAL, Julia Deck, Les Éditions de Minuit


Joyeux vacarme Le sifflement des Serpents de Marie Ndiaye résonne au TNS ; Pôle-Sud et son festival Extradanse emplissent la Meinau de danse et de musique, Étienne Saglio ramène la magie de la forêt au Maillon ; Outside de Kirill Serebrennikov dézingue toutes les frontières ; et, porté par Maëlle Poésy, Théâtre en mai souffle sur Dijon un vent d’air frais – renouvelé.


Marie NDiaye jusqu’à la lie Par Nathalie Bach ~ Photo : Jean-Louis Fernandez

Cruels et inoubliables, Les Serpents de Marie NDiaye sifflent au-dessus du Théâtre national de Strasbourg dans une mise en scène de Jacques Vincey. 50


« On ne revient jamais, quand on vient de gagner, sur le lieu où s’est livrée la bataille, car sait-on ce qui nous attend, tapi dans l’ombre ? » C’est l’une des répliques des Serpents, une phrase clé peut-être ? « À tel point que je trouve que c’est une clé presque trop claire, elle pourrait résumer à elle seule la pièce et aurait pu en être le titre si elle n’avait été aussi longue et intraduisible ! » s’amuse Marie NDiaye. D’emblée pourtant, Les Serpents s’inscrivent dans la lignée des tragédies du théâtre antique. Comment ne pas songer à Médée, à Thyeste, aux gouffres de notre propre monstruosité interrogée ici dans un huis clos étouffant sous le soleil d’un quatorze juillet ? « À l’époque, nous habitions en Gironde dans un village pas très loin de Bordeaux où j’ai passé pas mal d’années. Ce village était totalement entouré de plantations de maïs, nous étions comme cernés. J’aimais imaginer le fait de se perdre dans ces maïs, je trouvais ça beau et inquiétant. Je crois que c’est cette géographie, cette vision des champs qui peuvent nous avaler qui a déclenché l’écriture. L’histoire est venue après, comme par entrainement, une histoire d’ogre, en l’occurrence un ogre invisible. Je suis souvent inspirée par les contes, ils me fascinent depuis toujours. » Un homme donc, un père, maltraitant, meurtrier. Celui qu’on ne voit jamais mais que l’on entend, qui appelle et ordonne. Celui dont les méfaits et gestes sont décrits par sa mère dans une étrange conversation avec l’ancienne et la nouvelle épouse du tyran. Trois femmes comme épuisées par le même destin mais réunies par la seule chose qui leur reste, le langage. Mouvant et souple, se faufilant entre elles comme à travers des anneaux borroméens où se mêlent le symbolique, l’imaginaire et le réel, il est à la fois le creux et la vague, l’indicible et le parlant. C’est dans cette tension grandissante et démultipliée que Les Serpents de Marie NDiaye agitent leur venin le plus complexe, la morsure vient par surprise. Qui est le plus à blâmer, celui qui a tué et torturé ou celle qui savait et n’a rien fait ? « C’est une pièce qui a été publiée en 2004, c’est drôle, avec le temps, cette complicité m’apparait moins terrible je ne sais pas pourquoi. Je me suis aperçue d’ailleurs que je décris rarement une scène directement, je la fais souvent raconter par un ou une protagoniste, c’est peut-être pour ça. Ce n’est pas intentionnel mais il peut y avoir un effet de chœur, je veux dire un chœur de déploration qui raconte ce qu’il s’est passé. Ce qui peut impliquer aussi que le récit soit sujet au doute finalement parce que quand un fait est rapporté, quand il sort de la mémoire de celui qui parle sans qu’on l’ait sous les yeux, qu’en est-il de sa véracité ? D’autant que le personnage qui raconte le meurtre du petit Jackie, à savoir la grand-mère paternelle, est tout de même très ambivalent. C’est vraiment quelqu’un dont on peut tout

à fait remettre la parole en question. Mais pour moi, le premier coupable reste toujours l’auteur. Bien sûr juste après vient le ou la complice qui ne peut tout à fait être placé au même niveau de responsabilité je trouve. C’est une question de morale, de justice pénale, parce que sans auteur, il n’y a pas de complice. Quant à la question de la monstruosité, je pense que dans la réalité elle concerne finalement peu de monde et qu’il y a plein de gens qui sont simplement gentils. Nous ne sommes pas tous capables de violer ou de tuer, nous n’avons pas tous des envies de meurtres ! En tous cas, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu la moindre envie de tuer qui que ce soit, mais je refoule peut-être ! [Rires] Et en parlant de refoulement, tout à coup, et vraiment ça sort de mon inconscient, je me souviens que j’ai écrit cette pièce après que nous ayons fui notre village en Normandie où nous habitions avec nos enfants tout jeunes à l’époque. Nous sommes donc partis après qu’ait éclaté l’affaire de l’instituteur de CP de l’école primaire, un criminel violeur d’enfants. Il a été jugé deux ans plus tard et condamné à quinze ans de prison. Il y a eu 32 parties civiles. Et je me demande si cette histoire de petit garçon sacrifié avec l’ogre dans la maison n’aurait pas été inspirée par cet évènement, encore une fois tout à fait inconsciemment. C’est curieux de relater cette histoire, ça ne m’a jamais traversé l’esprit avant et maintenant que je le dis, ça me semble presque évident. » Le plus grand mystère des gens mystérieux est qu’ils semblent ne jamais en faire aucun. Marie NDiaye acquiesce volontiers à l’évocation des ravages du patriarcat, défend le terme de sororité qu’elle associe à celui de fraternité, constate les changements heureux auxquels l’éducation commence à contribuer, mais s’abstient de toute posture qui la définirait hors de ce qu’elle écrit. C’est dans la sombre et verticale énigme des Serpents que s’aimante la bataille âpre de celles qui voudraient enfin prendre l’assaut et de ceux qui leur en dénient le droit. Sublime supplique où la violence irradie chaque phrase et dont la souveraineté vient mesurer notre humanité. Dévorés nous sommes. — LES SERPENTS, théâtre du 27 avril au 5 mai au TNS, à Strasbourg www.tns.fr

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Anna-Marija Adomaityte, Workpiece © Elie Grappe

Par les temps qui courent Par Valérie Bisson

Avec déjà plus de trente ans d’activité, le centre chorégraphique Pôle-Sud continue à amener la danse contemporaine, urbaine, africaine ou jazz, au cœur du quartier de la Meinau et de la cité.

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La scène de danse maintient la diffusion et la création de pièces, de même qu’elle soutient les pratiques amateurs avec ses spectacles, ateliers, résidences et rencontres. Moment phare du printemps, le Festival Extradanse occupe l’espace pendant une quinzaine de jours, du 25 avril au 19 mai, avec le soutien du Point d’Eau, du théâtre de Hautepierre et du 5e Lieu. Envisagé comme un outil d’émancipation, un lieu d’apprentissage et un espace de liberté, le corps se partage dans les représentations et invite acteurs et spectateurs à découvrir chorégraphes et danseurs. Panorama de la danse contemporaine et instant festif, le festival Extradanse veille également à exprimer la temporalité de la rencontre où les spectacles sont présentés sur deux dates et répondent à un thème commun dans un esprit de cheminement, de voyage à l’intérieur du


sujet choisi. Après deux saisons singulièrement chahutées, l’édition de reprise se veut tout aussi particulière et les multiples facettes qui y brilleront seront l’occasion de découvrir ou de retrouver des artistes issus de pays différents tels que Brésil, Lituanie, France, Portugal, et des spectacles inspirés comme chaque année par l’air du temps mais aussi la joie de renouer avec l’effervescence du collectif et le partage des imaginaires. Par essence, la danse questionne l’intime et le collectif, et l’écriture chorégraphique explore les nouvelles formes d’états du corps et de sa mobilité. Parmi ces catalyseurs d’époque, Lia Rodrigues, dont la compagnie est implantée dans une favela brésilienne, danse Fúria, une pièce colorée, charnelle, dangereuse et solidaire, Volmir Cordeiro dont les 6 danseurs masqués de Trottoir arpentent un corps social tantôt libre tantôt sécuritaire, ou Étienne Rochefort qui crée Bugging à partir de ses « bugs », tics et tocs physiques personnels, reflets croissants d’un monde qui avance vers son délitement. Ezio Schiavulli, Marco da Silva Ferreira et Jorge Jácome font part de leurs représentations de l’état du monde et exultent leurs soulèvements intimes. Catherine Diverrès avec Écho met à l’épreuve son écriture chorégraphique en tissant, avec des extraits de ses créations antérieures, un voyage dans le temps où mémoire et actualité s’emparent des corps, au fil d’une danse vibratoire et rebelle, infiniment puissante et sensible. Alors que le mouvement du monde frémit aux nouvelles urgences qui le traversent, quelles résonances cette danse peut-elle entretenir avec ce qui fait l’actualité de nos sociétés d’aujourd’hui ? Écho est le défi que s’est donnée la chorégraphe, une poétiquegéométrique ciselée et horizontale qui se confronte à la réalité physique d’un corps qui parle de gravité, de vide et de verticalité. Avec son premier solo, Either way, Sarah Cerneaux interroge sa mémoire mais aussi son errance et ses transformations. Sa danse composite et fragmentaire explore l’inconnu, le désir de se perdre et de se retrouver. Sans craindre les sorts, elle se retourne sur son parcours et interroge ses origines. Danseuse pour Abou Lagraa, Liz Roche ou Akram Khan, elle choisit d’explorer sa relation à la perte, au désir de s’égarer et aux manières dont on parvient finalement à se retrouver. Traces, rituels, liens enfouis sont autant d’éléments épars qui lui servent de fil d’Ariane et inaugurent sa langue identitaire unique et singulière. Dans workpiece, une pièce poétique et sociologique documentée à partir de son expérience du travail et de témoignages de femmes, Anna-Marija Adomaityte interroge les conditions physiques et sociales de la productivité et ses effets sur les corps, un endroit qui oscille entre aliénation et agir créatif. Elle questionne l’expérience sensible du corps au travail et ses résistances physiques, le langage en faisant

Sarah Cerneaux, Either Way © CHA Production

partie, face à la violence du profit. Le 13 mai, AnnaMarija Adomaityte et Sarah Cerneaux proposeront de discuter des enjeux autour de leurs pièces respectives, enjeux d’une nouvelle génération de femmes artistes émergentes et de leur position dans le champ chorégraphique. C’est finalement la danse d’un corps individuel et social malmené qui redit ses combats pour la liberté, qui résiste au conflit initial contenant en germes tous les autres, ceux du pouvoir, de l’argent et du territoire. Alliances et trahisons sont d’abord celles que nous menons avec nous-même lors de la reconquête de notre identité en crise. À un moment stratégique où l’histoire bascule, où les choses redeviennent difficiles, où les forces antagonistes malmènent notre matérialité, il est vital de redire l’utopie du collectif, de refuser les principes de domination, de reprendre la main sur le mouvement. Résistance des corps, postcapitalisme, dissolution de l’attention et reconquête du geste, une programmation qui rassemble quelques-uns des grands enjeux de société qui font l’actualité de ces derniers temps. — EXTRADANSE, festival du 25 avril au 19 mai à Pôle-Sud et hors les murs, à Strasbourg www.pole-sud.fr 53


Lâcher prise

Par Sylvia Dubost

Chef de file de la magie nouvelle, Étienne Saglio crée sur scène des images fortes et envoûtantes, et cherche à perforer la frontière entre réel et imaginaire. 54


Avec sa compagnie Monstre(s), Étienne Saglio croise jonglage, manipulation d’objets et magie pour créer un univers mystérieux et poétique, où la féerie fait irruption dans le quotidien. Dans Le Bruit des Loups, il s’aventure à nouveau à la lisière de nos mondes intérieurs. Dans un quotidien devenu trop propre, un homme s’occupe de son ficus quand une souris s’immisce dans sa vie. La nature se rappelle à lui et l’emporte lors d’un voyage au clair de lune dans une forêt ensorcelante. Pour Étienne Saglio, figure majeure de la magie nouvelle, « si la nature quitte notre imaginaire, elle quitte nos vies ». Pourquoi avons-nous perdu ce lien avec la nature, si présente lorsqu’on est enfant, dans nos jeux, nos contes, nos rêves ? Et particulièrement avec la forêt, l’endroit le plus fascinant et le plus terrifiant, qui a gravé dans notre ADN et dans notre imaginaire collectif à la fois la liberté et la peur. Le bestiaire fantastique qu’il déploie, où l’on retrouve tous les archétypes des contes, nous invite à nous demander ce que sont devenus ces territoires et ces personnages, et ce que cela dit des adultes que nous sommes devenus. Le nom de votre compagnie est Monstre(s) : pourquoi ? Ce nom vient de mon premier spectacle, Le Soir des monstres. J’aime l’idée qu’on ait une idée première assez claire de ce que c’est qu’un monstre, et que plus on essaye de le définir, plus il va nous échapper, devenir multiple. Cela symbolise mon travail : je pars d’archétypes, d’un imaginaire commun, pour progressivement me diriger vers des choses plus personnelles et plus complexes. Votre travail pourrait se caractériser par la création sur scène d’images très fortes. Êtes-vous d’accord avec cela ? Complètement ! Je travaille en images. Je les laisse vivre dans ma tête, je m’y balade, je dessine en permanence, et dès que j’essaye quelque chose, je mets tout de suite de la musique, un costume. J’essaye toujours d’être dans des images. Et je me suis rendu compte que plus une image m’émeut, plus elle va résonner chez les gens. Donc je cherche toujours mon émotion. Que cherchez-vous à provoquer chez les spectateurs ? Le choc esthétique peut-il être le point de départ d’une réflexion ? La sidération et le fait de ne pas comprendre ce qui se passe sur scène, ça, c’est la magie, et c’est mon outil premier. C’est une façon d’être dans le sensible plutôt que dans le rationnel. Je cherche à ce que les gens quittent le réel, cela permet d’entrer vraiment en profondeur dans les histoires.

Cherchez-vous à transformer le réel ou à le déplacer ? Les frontières entre réel et irréel, entre l’inanimé et l’animé, nous semblent claires mais elles sont discutables. Pour les médecins par exemple, la frontière entre mort et vivant n’est pas très nette. Ce qui m’intéresse c’est de travailler ces frontières. La mienne est complètement poreuse, et si elle est percée de partout, alors l’irréel peut faire irruption dans le réel, et inversement. Et ça devient magique. On vous considère comme le chef de file de la magie nouvelle : vous reconnaissez-vous dans ce mouvement ? Tout à fait ! La magie nouvelle, c’est replacer la magie comme un langage artistique, pas juste une distraction. Un peu comme la BD il y a 30 ou 40 ans : maintenant on peut tout faire, alors qu’on pensait que ce n’était pas possible. Pour raconter le monde, ça a plein d’avantages ! Est-ce qu’on peut parler de tout, à travers la magie ? Je pense que oui. Chaque artiste va s’emparer des sujets qui le touchent. J’ai parlé de la mort, de nos angoisses, de nos imaginaires… Quel est pour vous le fondement de la magie ? C’est bouger la frontière. Au cirque aussi, on n’arrête pas de la repousser, avec la magie on va un peu plus loin. Mais il faut rester près du réel, sinon on arrive dans le virtuel, et c’est un autre travail. Je dirais que je travaille sur le degré d’acceptation du spectateur, qui ne se rend pas compte que sa frontière à lui se décale, que le seuil n’est plus le même à la fin du spectacle… — LE BRUIT DES LOUPS, théâtre du 9 au 12 juin au Maillon, à Strasbourg maillon.eu 55


DEHORS, ENFIN Par Caroline Châtelet

Présenté pour la première fois en France en juillet 2019, Outside déplie dans un dialogue émouvant avec la mort, un manifeste où se dit la croyance dans la puissance de l’art. 56


Dans Novo 62, nous vous parlions (en évoquant son dernier film La Fièvre de Petrov) de Kirill Serebrennikov. Le réalisateur et metteur en scène russe ayant des démêlés avec la justice depuis cinq ans et ayant été condamné en 2020 pour détournement de fonds à trois ans de prison avec sursis, demeurait soumis à l’interdiction de quitter le territoire russe. Impossible, dans ce cas, d’espérer le voir accompagner les tournées d’Outside. Impossible de l’imaginer à Avignon cet été – où il présentera dans la Cour d’honneur le spectacle d’ouverture du festival : l’adaptation de la nouvelle d’Anton Tchekhov Le Moine noir. L’impossible s’est pourtant produit : la presse a annoncé il y a une poignée de jours la sortie en toute légalité de Serebrennikov de la Russie. Celui dont le travail artistique aborde les questions de la sexualité, de la politique ou de la religion et

dont les positions politiques (soutien au groupe Pussy Riot, lutte contre la limitation des droits des personnes LGBT, défense de la liberté d’expression, etc.) dérangent le pouvoir russe est désormais en Europe et libre. Gageons que cette toute nouvelle situation fera résonner de manière particulière les représentations d’Outside. Dans ce spectacle, Serebrennikov offre une réponse intime et bouleversante aux situations de captivité comme au fait de créer en étant en permanence sous surveillance. C’est avec le travail du photographe et poète chinois Ren Hang qu’Outside dialogue. Ce jeune artiste dont les travaux ont largement été exposé à l’étranger devait rencontrer en 2017 l’artiste russe. Las, Ren Hang se suicide peu de temps avant leur rendez-vous. Le plateau de théâtre devient alors le lieu pour une conversation imaginaire entre les deux artistes. Il s’y dit autant les points communs – leurs difficultés nées des rapports tendus avec les autorités de leur pays respectif, leur homosexualité, leurs doutes quant à leur travail – que les spécificités de leur univers. Si la violence politique dont ils font l’objet est donnée à voir – notamment dans une séquence croquant dans une satire féroce la police russe – il y a toujours déplacement et métaphorisation. Entremêlant à la beauté et la puissance rares des images, des musiques live et des textes ; empruntant par les artifices scéniques à l’univers du music-hall ; réactivant à loisir les compositions photographiques de Ren Hang – où les corps nus s’exposent en toute crudité ; jouant de l’humour et de l’onirisme ; Kirill Serebrennikov et son équipe signent un spectacle médusant. Une œuvre magistrale par sa maîtrise, sa beauté, comme sa réflexion féconde : la conviction que l’art, l’imaginaire, la création permettent de dépasser et conjurer tous les enfermements. Qu’ils soient psychiques, politiques ou physiques. — OUTSIDE, théâtre du 4 au 6 mai à L’Espace – Les 2 scènes (présenté avec Centre dramatique national Besançon Franche-Comté), à Besançon les 17 et 18 mai à La Filature, à Mulhouse www.cdn-besancon.fr www.lafilature.org

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Maëlle Poésy

le théâtre au présent Par Caroline Châtelet ~ Photo : Vincent Arbelet

Nouvelle directrice du TDB, la metteuse en scène, autrice et comédienne Maëlle Poésy imagine un festival programmatique de son projet de direction. Rencontre. 58


Trente-trois ans. Cela fait plus de trois décennies qu’au printemps Dijon s’anime une poignée de jours et que la ville bruisse de spectacles à l’occasion de Théâtre en mai. Si le festival porté par le Théâtre Dijon Bourgogne a muté au fil des années et des directions successives, si son nom même a parfois changé (Frictions, Le Festival), la manifestation a perduré, opérant un brassage des spectateurs, des artistes et des esthétiques. Ce rendez-vous essentiel dans le paysage culturel dijonnais, Maëlle Poésy le défend pour son édition 2022 comme son « premier acte artistique » à la tête du Centre dramatique national. Arrivée à la direction du TDB en septembre dernier avec à ses côtés l’auteur et dramaturge Kevin Keiss, Maëlle Poésy n’est pas une inconnue du territoire dijonnais : associée au théâtre de 2016 à 2021 avec sa compagnie Crossroad, elle y a présenté nombre de ses spectacles et souvent dans le cadre du festival (citons Funérailles d’hiver d’Hanoch Levin en 2011, Candide d’après Voltaire en 2014, Ceux qui errent ne se trompent pas co-écrit avec Kevin Keiss en 2016, País clandestino co-mis en scène avec Jorge Eiro en 2018, Sous d’autres cieux d’après Virgile et adjoint de textes de Kevin Keiss en 2019). Outre une création de Poésy – Gloire sur la terre, pièce de l’autrice écossaise contemporaine Linda McLean – le festival réunira une quinzaine de projets : danse (Roshanak Morrowatian, Miet Warlop), marionnette et théâtre d’objets (Yngvild Aspeli), cirque (Baro d’evel), croiseront le théâtre (David Geselson, Tiago Rodrigues, Tamara Al Saadi, etc.) ou des propositions plus inattendues, tel un Bal littéraire. Une édition résolument tournée vers le contemporain qui, en faisant la part belle aux artistes associés au TDB, invite à décentrer le regard et à entendre des récits et des voix encore trop minoritaires sur les plateaux de théâtre. Rencontre avec Maëlle Poésy. Comment avez-vous souhaité faire évoluer le festival ? L’idée première est de garder un de ses aspects, celui de l’émergence de jeunes compagnies en l’ouvrant au travail d’équipes internationales comme européennes. Je souhaite aussi transformer les frontières du théâtre sur la ville, en le faisant rayonner à travers des propositions in situ et hors les murs dans Dijon pour permettre des rencontres, des dialogues entre des espaces et des créations artistiques. Et il y a cette notion de mettre en son cœur les écritures contemporaines (très présentes par ailleurs dans mon projet) : je parle ici d’écritures au sens large, qu’elles soient plastique, chorégraphique, textuelle, ces différents langages amenant une richesse particulière pour

— I l s’agit de programmer des metteurs et metteuses en scène, des auteurs et des autrices vivants qui racontent des histoires du présent. — appréhender le monde à travers différents points de vue. Il s’agit de programmer des metteurs et metteuses en scène, des auteurs et des autrices vivants qui racontent des histoires du présent. Ces histoires nous aident à traverser l’époque, à la questionner, la comprendre. Je souhaite partager avec le public un théâtre urgent, nécessaire, qui donne de la force dans la pensée que l’on peut construire sur une société – tout en demeurant joyeux dans ce partage. Concrètement, quels choix cela vous a-t-il amenée à faire en termes de programmation ? En arrivant à la tête du TDB je voulais assez vite présenter le travail des artistes associés. Ce festival-là est, donc, particulier, puisqu’il leur laisse une grande part de la programmation, afin que ces artistes et le public dijonnais puissent se rencontrer au plus tôt. Ce ne sera pas le cas des futures éditions de Théâtre en mai, et les artistes associés trouveront ensuite leur place dans le reste de la saison. Pour le reste, ça a été des coups de cœur, des rencontres avec des artistes que je suis depuis longtemps. Les propositions hors les murs se sont, elles, inventées plus tard, selon les possibilités et les lieux. Après, il y a une particularité pour les années à venir : les artistes associés seront en résidence pendant un an sur le territoire et proposeront une création – dont la forme sera libre (performance, documentaire, podcast, etc.) – dont le cœur sera le territoire et ses habitants. Ce sera l’occasion pour eux de croiser leur pratique avec d’autres artistes, ce qui est un peu trop rare dans nos métiers. Les créations sont souvent longues et solitaires pour les compagnies. Les Centres dramatiques étant des maisons de création il me semble important d’initier des laboratoires et des collaborations hors des sentiers battus de la production et de la création. « Histoire des lieux, histoire des gens » sera le fil rouge de ce travail qui sera présenté à chaque édition du festival. 59


— Le théâtre dans cette période post-pandémie doit répondre à des situations plus urgentes qu’avant — Outre le dramaturge et auteur Kevin Keiss associé à votre projet de direction, vous réunissez autour de vous une constellation d’artistes associés : l’auteur, comédien et illustrateur Gustave Akakpo, la metteuse en scène, plasticienne et marionnettiste Yngvild Aspeli, l’autrice, comédienne et metteuse en scène Tamara Al Saadi, la metteuse en scène Julie Bérès, l’auteur, comédien et metteur en scène David Geselson, l’autrice et comédienne Julie Ménard. Qu’est-ce qui relie tous ces artistes ? Outre que tous partent de l’intime pour parler de la société de façon plus universelle, chacun d’eux porte à sa manière un engagement et un point de vue politique. Tous développent également des écritures et des esthétiques au croisement de plusieurs, qu’il s’agisse des écritures de plateau et littéraire, littéraire et plastique, ou cinématographique et littéraire. Par ailleurs, la présence d’autrices et d’auteurs nous importe à Kevin Keiss et moi-même, nous souhaitons faire du TDB une maison de soutien aux écrivains vivants. Ces derniers ont la plupart du temps du mal à présenter leurs projets, leur travail s’inscrit dans un modèle économique d’autant plus fragile lorsqu’ils ne sont pas metteur en scène. Leur offrir des temps d’écriture, de recherche, leur permettre de travailler dans une forme de tranquillité nous semble essentiel. De la même manière, y a-t-il des traits saillants qui ressortiraient de toutes les propositions réunies ? Ce pourrait être la question des récits manquants aujourd’hui. Aller chercher, donner à voir sur les plateaux de théâtre ce qui pourrait s’appeler l’écriture des minorités à travers l’histoire. Cette ouverture sur ces récits qui ouvrent à des points de vue n’étant pas forcément ceux majoritaires jusqu’alors sur les plateaux est très importante. Ce sont des questionnements partagés par les artistes invités au TDB. Avec Kevin Keiss, nous sommes 60

sensibles à cette interrogation : qu’est-ce qu’on souhaite mettre au cœur des plateaux aujourd’hui ? Comment la préparation du festival a-t-elle nourri votre travail pour imaginer la saison prochaine ? Tout s’est fait conjointement ! Préparer la saison prochaine s’est inscrit exactement dans le même temps, entre septembre dernier et mars de cette année. Après il y a des axes forts impulsés à l’occasion de Théâtre en mai – l’attention à l’émergence, l’ouverture à l’international, la place aux écritures pluridisciplinaires et plurielles, les propositions in situ – qui vont irriguer l’ensemble, se retrouver au fil de la saison. Ce sera parfois plus diffus, parfois plus concentré, mais le tropisme sera le même. Le festival permet ainsi de donner la tonalité de ce qui sera au cœur du projet du TDB pour les trois prochaines années. Dans quel état d’esprit êtes-vous arrivée à la tête du TDB – au vu de ce contexte marqué par la pandémie ? Je pense que la pandémie a finalement accéléré ma décision de postuler. La crise sanitaire a amené une très forte remise en cause du travail artistique – qui doit être, à mon sens, au cœur des sociétés. Ce mouvement a joué sur ma décision de travailler dans ces institutions culturelles, de leur donner toute l’importance qu’elles doivent avoir, de travailler à leur rayonnement, leur ancrage, d’œuvrer à leur dialogue avec la société civile. La précarité est très présente et le théâtre dans cette période post-pandémie doit répondre à des situations plus urgentes qu’avant – que ce soit du côté des équipes artistiques fragilisées économiquement ou du côté des équipes des théâtres qui ont été usées, fatiguées de vivre ces annulations, réouvertures et fermetures continuelles pendant deux ans. Je pense qu’il faut désormais, avec l’équipe et les artistes associés, porter l’énergie d’un nouveau souffle à partager avec le public. — THÉÂTRE EN MAI, festival du 19 au 29 mai à Dijon www.tdb-cdn.com


Par-delà les cases Dans son Panorama, véritable jukebox à l’encre, Vincent Vanoli tire le portrait de musicos iconiques ; Hiéro Colmar fête ses trente piges en s’entourant des meilleurs ; toujours fascinante, Laurie Anderson poursuit son exploration au cœur du chaos ; et pour son dernier album, Jawhar capture la beauté, la vraie.



La discothèque idéale de Vincent Vanoli Par Fabrice Voné – Photos : Tanguy Clory

Journal dessiné aux airs de discothèque idéale, à la fois foutraque et sentimental, le volumineux Panorama de la musique populaire de Vincent Vanoli est à caser entre les encyclopédies et les fanzines photocopiés, non loin des cassettes enregistrées et des disques oubliés. Un ouvrage riche en images comme un passage obligé pour ce prolifique auteur de bandes dessinées. Comment vous est venue l’idée de dresser ce Panorama de la musique populaire ? Pour tuer le temps et l’angoisse pendant le premier confinement. J’en ai profité pour ouvrir un compte Facebook avec 15 ans de retard afin de pouvoir poster ça. Quelle est votre définition de la musique populaire ? Fondamentalement, le terme populaire ne devrait pas qualifier la musique, car elle s’adresse par nature à tous. Même les groupes obscurs et expérimentaux ont, au fond d’eux, l’envie d’être populaires. C’est le fait de ne pas être très connu qui implique qu’on se voit cantonner dans la catégorie musique pour happy few et nous y réduit nous-mêmes, en nous faisant passer pour snobs ou élitistes. Je fais de la BD, je remplis cette case et je sais de quoi je parle. Ironiquement, je mets « populaire » pour qualifier mon panorama. Le jazz ou la musique classique 63

sont des catégories sophistiquées ou cultivées. La musique pop a aussi des choses sophistiquées. Certaines choses ne passent pas au supermarché ou sur RTL aux heures d’écoute « populaires » ou alors par hasard. Dans notre goût repoussé de ces musiques, il y a la culpabilité culturelle qui nous dit que « ce n’est pas pour nous ». Dans ce panorama, j’ai exprès alterné des tas de genres, parce que je voulais réunir toute la musique, de bon goût, de mauvais goût, en étant conscient que celle-ci a aussi son charme et qu’elle fait aussi partie de notre vie. J’aime aussi beaucoup ce qualificatif « populaire ». J’ai tenu à mettre au même niveau des artistes très connus avec certains plus obscurs ou des groupes locaux, certains ont pour moi autant d’importance que des artistes connus parce qu’ils ont fait partie de ma vie. Et puis je voulais enfin redonner humblement de la visibilité à des artistes oubliés ou méconnus, comme Ivor Cutler ou Kevin Ayers, qui sont absolument incontournables pour moi.


Comment s’est opérée votre sélection quant aux groupes ou artistes dessinés ? J’ai choisi des gens que j’aime bien, dans beaucoup de genres différents. Même s’il y a certains que je n’aime pas vraiment, c’était amusant de les faire apparaître par esprit potache et que ce panorama reste cool.

tel Daniel Johnston devant sa maison à côté d’un arbre avec un petit oiseau. Je varie un peu mais la répétition du style ne me gêne pas et je ne me m’ennuie jamais. J’adore ce format carré, j’ai pensé à Crumb et à tous ses formidables portraits dessinés de bluesmen ou de groupes ragtime des années 1930.

Certains d’entre eux sont représentés sur scène, d’autres non, qu’est-ce qui a guidé vos choix graphiques ? Ce panorama est un exercice de style tout en étant une espèce de journal. Ces images ont été postées presque chaque jour depuis deux ans. Pour le dessinateur, il faut varier les plaisirs : si je dessine trois groupes à guitares, j’aurais l’envie naturelle de faire ensuite un pianiste seul dans l’image. Si je dessine des gens très connus, j’alterne avec des moins connus, j’essaye aussi de changer de latitude géographique. On devine aisément où vont particulièrement mes goûts mais je reste très ouvert en m’écartant de ma ligne de base, c’està-dire celle dessinée par les Beatles et le Velvet pour résumer... Sinon, je travaille la composition autour de deux possibilités : soit plan fixe, en pied, soit quelque chose de plus dynamique et nerveux. Parfois un décor hors contexte, un petit paysage

Comment avez-vous conçu la narration autour de ces 340 vignettes qui s’apparentent à un labyrinthe ? J’ai commencé par écrire un petit texte de quelques lignes pour les premiers de la série. Cela me faisait parfois penser ou rebondir vers d’autres groupes situés plus loin dans la numérotation, alors ça a volé en éclats. Mais ça m’a plu, parce que je fonctionne comme ça, par instinct et par association d’idées. Dans ma tête, rien n’est classé. Tout le monde est comme ça, non ? On passe d’une idée à l’autre, c’est un peu foutraque et c’était raccord avec la variété des sujets et des anecdotes. J’espère que j’ai réussi à dessiner une géographie sentimentale et géographique, mes souvenirs étant très liés à des personnes et des endroits particuliers. Quand je passe quelques minutes devant mes disques sur leurs étagères, c’est aussi comme ça, je fouille, je me demande

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ce que je veux écouter, je tombe sur un disque et parfois je me rappelle un souvenir. Au niveau de l’écriture, ça m’a permis de procéder à un récit spiralaire, je commence à bafouiller quelque chose et j’y reviens quelques chapitres après, je cherche une piste et en trouve une, je creuse quelque chose qui a été dit avant. Ça a été celle de la traque aux souvenirs personnels, aux petites choses liées à cette musique, aux gens et amis avec qui j’ai partagé tout ça. Une quête de petites choses, c’est si beau les petites choses. Certains amis sont partis, alors c’est vite devenu sentimental. J’ai aussi eu besoin de fixer des souvenirs. Car les gens partent et je vieillis, je ne savais pas qu’au moment où je vivais tout ça, cela allait rester pour toujours en moi. D’écrire les choses m’a donné l’occasion de dire que je n’oublie pas tout ça, que cela m’a constitué, et de dire à mes amis qu’on est toujours là et qu’on est de la même famille. Au-delà de cet ouvrage, vous continuez à dessiner et à publier sur votre compte Facebook… Comment terminer une série comme ça, c’est impossible ? Il faut continuer. Un journal ne peut s’arrêter. Ça s’inscrit dans une fuite des jours avec ce truc un peu tank de revenir de façon obsessionnelle sur d’autres vignettes à dessiner, d’autres artistes à découvrir, le plaisir de lire les réactions des gens sur Facebook. J’aime bien cet aspect un peu vain de cette série. C’est vaguement dépressif mais joyeux en même temps. C’est un plaisir de dessin et une habitude quasi rituelle de terminer une journée. Je me sers de ce compte Facebook comme d’un mur d’expo. Je n’ai pas encore fait Gainsbourg ou Brassens, Nicoletta non plus. Avez-vous eu des retours de la part de groupes que vous avez dessinés ? J’attends toujours celui de Leonard Cohen. Vraiment, je n’ai eu que de l’amitié et de la bienveillance de beaucoup et surtout de ceux que je connais personnellement. Vraiment ça m’a touché, parce que j’ai toujours un peu de crainte avant de poster mon dessin que ça gêne les personnes. Mais j’ai été soutenu et encouragé, malgré les tronches pas possibles des fois. J’espère que j’ai été juste, même dans les portraits qui sont des caricatures, j’espère qu’on sent tout de même de l’empathie. Je n’ai en tout cas pas forcément voulu caricaturer, des fois ça vient tout seul et des fois je galère, je prends des détours et si ça finit à un moment donné, c’est qu’il y a tout de même quelque chose qui me satisfait. Parfois, les portraits peuvent être monstrueux, mais le talent c’est monstrueux, on parle bien de « monstres sacrés ».

Pourquoi dessiner la musique seulement aujourd’hui, alors qu’elle semble avoir fait partie intégrante de votre vie mais apparaît finalement assez peu dans vos albums ? Mes BD ne parlent pas de musique en général. Il y a parfois des clins d’œil ou des pages qui sont imprégnées de certaines musiques. Neil Young dans La route des Monterias publié à L’Association [en 2004] par exemple, mais ce n’est pas explicite. J’ai raconté des choses sur la musique dans Brighton Report [Ego Comme X], qui date de l’époque où j’ai habité à Brighton il y a 20 ans, parce que c’est un récit autobiographique et c’était mon quotidien. Sinon, j’ai fait quelques courtes histoires sur certaines figures du rock [Nick Drake, Syd Barrett, Vic Godard, les Shaggs, Shirley Collins et Mississippi Fred Mc Dowell, Bruce Joyner] dans des BD qui étaient des sortes de miscellanées [Objets trouvés aux éditions de La Pastèque, Passage aux escaliers et Le côté obscur du dimanche après-midi à L’Association…]. Je me méfie d’être catalogué dans la case dessinateur de BD qui aime le rock, c’est tellement cliché. Pour le coup, c’est raté. Je considère ce bouquin comme une récréation, mais il s’intègre parfaitement dans ma production. Je ne sais pas ce que dessinera ou signifiera l’ensemble de mes livres, mais celui-ci, par son état d’esprit et par ce que j’ai dessiné et raconté, y participe. Qu’est-ce qui tourne actuellement sur votre platine ? Holiday Ghosts, Shirley Collins, Stinky Toys, La Preyra et Red Krayola. Mais ce soir j’ai commencé avec le premier album de Motörhead puis le second des Undertones et là j’écoute Desert Shore de Nico. — PANORAMA DE LA MUSIQUE POPULAIRE, Vincent Vanoli, Chicmedias éditions shop.chicmedias.com — RENCONTRE ET DÉDICACES AVEC VINCENT VANOLI + MINI-CONCERT DE LOG HOUSE, le 21 avril à 18h30 à la Vitrine Chicmedias, à Strasbourg — CARTE BLANCHE À VINCENT VANOLI + CONCERTS DE GUISBERG, LAUTER ET LES COMBINAISONS + DJ SETS DE JÉRÔME DIDELOT (ORWELL) ET ELIO FALCONE, le 27 mai à partir de 18h30 au Grillen, à Colmar 65


Têtus comme d’indé’crottables mules pop depuis 1992, les membres de Hiéro Colmar partagent 30 ans d’aventures musicales entre ados attardés. Le secret de longévité de cette bande de fans : le fun. Ils fêtent leur triple décennie avec la venue d’artistes entrés dans le dico du rock. We can be hiéro !

Teenage kicks

Par Emmanuel Dosda ~ Photo : Dorian Rollin

Personne ne me l’a demandé, mais mon meilleur concert de Hiéro a eu lieu dans le cadre alsaco-boisé de la MJC colmarienne : Chain & the Gang (2010), James Brown versus K Records, sauvage. Le fond, la forme, la basse, la crinière, la classe absolue. Intègre, clairvoyant, génial – comme le boss de son label, Calvin Johnson, capable d’émouvoir aux larmes en jouant du pipeau – Ian F. Svenonius, leader éclairé de C&G, assure [dans les pages de son livre Stratégies occultes pour monter un groupe de rock] que le public exige des « artistes qu’ils ne changent jamais d’apparence », qu’ils « soient éternellement jeunes », ajoute-t-il, son costard panthère bien ajusté. Déclaration qui résonne avec la revendication des ados de Hiéro : « Teenage forever ». Micka, pierre angulaire de la fédération, revendique cette approche, tout comme l’unique salarié actuel de Hiéro Colmar, Franck, personnage anachronique qui ne saisit toujours pas la notion de business plan : « Hiéro, c’est provoquer de vrais moments d’échanges et de rencontres. Pas de snobisme : nous restons des passionnés qui voulons partager. » Hiéro gère sa petite entreprise comme une « épicerie fine indépendante », loin des rayons des hypermarchés « qui vendent des pizzas Buitoni et des Kinder Surprise ». Nicolas, mémoire neuve, précise : « sans jamais péter plus haut que notre cul ! » En 1992, Hiéro ouvre le bal en invitant Maureen Tucker et Sterling Morrison. Le ton est donné pour les années à venir et son lot d’artistes – 1639 recensés ! – qui sont autant de rejetons du Velvet. L’esprit de la fédé peut se résumer par les mots de Franck : « Des potes qui se battent pour faire venir leurs groupes préférés » ou organiser des projections expérimentales façon Kenneth Anger au Grillen, au Natala ou autres lieux insolites : la cave d’un viticulteur ou dans une exploitation agricole. Personne ne me l’a demandé, mais mes deux autres meilleurs concerts de Hiéro sont Papas Fritas et Sea and Cake. Et vous, les Hiéros ?

L’Américaine à fleur de peau Shannon Wright retombe en enfance durant son show solo au Musée du Jouet (festival Supersounds, mars 2012)

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30 ans, 3 concerts par Hiéro & friends « Ma boîte à souvenirs ne remonte qu’à six ans en arrière, avec comme images qui me reviennent : Ryder the Eagle en première partie des Coming Soon dans sa performance “escabeau to heaven”, Franic de Wave Pictures jouant au cricket avec les Néo-Zélandais de The Beths sur le parking du Grillen et surtout le van des Gry-Grys qui quittent le parc du Natala en me faisant un gros fuck par la vitre : un roman d’amitié qui commence… » Anissa (la préz) « Sur les 30 ans ??? Houlà… Je retiens trois moments. La foule autour de ma 306 quand j’ai raccompagné Arthur Lee de Love après le concert et qu’on s’est arrêté dans un döner : je l’ai fait ré-ouvrir en expliquant au mec qu’il était une légende du rock’n’roll ! Et la résidence de Burgalat à Colmar : on s’est bien marrés avec lui, Micka et moi. Sinon, tous les concerts de Turner Cody. » Hervé (archiviste) « Trois concerts ? Un peu débile comme question… Bon, au hasard sans réfléchir : Les Papas Fritas : surtout le rappel avec Guys Don’t Lie, mon morceau préféré du groupe, et Vincent Vanoli qui faisait des bonds. Darren Hayman de Hefner jouant debout sur une chaise dans une maison à Ribeauvillé. Mama Rosin, le meilleur groupe du monde dans l’atelier ARN. » Nicolas (big boss) « Devant cet injuste podium du souvenir, je vais tout simplement jouer la carte de la spontanéité. Je plonge ma main dans les boules de loto de ma mémoire… et dans le désordre, je tombe sur Turner Cody. Ce cowboy magnifique, invité plus d’une fois, pour nous hypnotiser de sa musique folk singulière, sensuelle et poétique. Je replonge et tire au sort une autre habitué, Kate Stables avec This is the Kit, un autre genre de folk délicieuse qui agit comme une drogue douce. Pour finir, difficile d’éviter la boule Calvin Johnson, ce rockeur prolifique néanmoins inclassable, qui fait partie de l’ombre des meubles de Hiéro Colmar. » Bakhta (Hiéro Airlines) « Impossible de garder trois concerts sur une période de trente ans. Et cela même si j’en ai zappé plus de la moitié. On avait fait le bilan entre nous lors des 20 ans dans le cadre d’un fanzine et j’ai donc peur de me répéter. En creusant un peu, j’ai envie de me rappeler de Lighthouse en 1994 parce qu’on parle trop de Lithium et pas assez de Rosebud en ce moment ; du Natala en 2017 avec la battle DJ Gilbert Meilleur Vs Yves Déménageur, sorte de free party dans un kiosque à musique, et du concert de Magon, en décembre 2021, entre retrouvailles et cluster. » Fabrice (expat’ de retour au bercail) « Shannon Wright en solo en 2012 : un piano voix déchirant de grâce et de douleur dans le décor féerique du Musée du Jouet colmarien. Hors du temps ! Mama

Rosin à l’Atelier ARN en 2014 : rencontre événement pour nous, car cette date correspond aussi à notre première boat session avec eux. Charismatiques à l’énergie contagieuse. Inoubliable. Nicolas Michaux & Turner Cody au Grillen en 2018 : successivement, Turner puis Nicolas accompagné par les Soldiers of Love. Envoûtant et sublimé par un songwriting subtil et élégant. » Lionel (Love boat, come aboard…) « Alain Croubalian (The Dead Brothers) : ce compagnon suisse aura poussé la création de Hiéro Colmar… The Sonics : grand moment d’une légende. C’est comme faire les Lemonheads pour les 30 ans : pas grand monde les fait jouer en France ! Supreme Dicks en 1995 : pour les liens entretenus entre le groupe et Jonas Mekas. » Jean-Damien (suprême cinéphile) « Calvin Jonhson qui a tiré la tronche pendant toute la soirée et se baladait le reste du temps avec un casque audio sur les oreilles. Mais quand il s’est mis à danser et à chanter sur Shake a Puddin, tout le monde a suivi. Papas Fritas, en 2000 : de la power pop avec une batteuse qui chante. On m’en parle encore, car, apparemment, j’étais survolté ce soir-là. Moi, je ne me souviens pas bien… Magon, plus récemment : on ne s’attendait à rien de spécial et ce type est venu emballer tout le monde. C’est un peu ça Hiéro : on sort pour revoir les potes et on fait une super découverte musicale. » Vanoli (gogo dessinateur) « Sur ces huit années, en tant que salarié, je reste marqué par les deux concerts en plein air au moment du coucher du soleil lors de la venue de Pleasures aux Jardins-En-Chantants, en 2019, avec fond de scène ouvert sur les Vosges, et de Saba Lou aux Caves de Turckheim en 2018 sur un plateau de déchargement du raisin en plein dans le vignoble. Et Molly Gene en 2015, one woman band totalement rock’n’roll qui a joué sur une scène faite de palettes et de fûts dans la Brasserie Sainte Cru pleine à craquer. » Franck (irréductible) Quelques dates à venir au Grillen, à Colmar : — SOIRÉE 15 ANS DE BORN BAD, concert le 23 avril — RELEASE PARTY KG, concert le 28 avril — AUCUNES FUNÉRAILLES À L’HORIZON, LES ANNÉES LITHIUM (AVEC DES MEMBRES DE DIABOLOGUM, FRANÇOIZ BREUT…), concert le 29 avril — TAHITI 80, concert le 7 mai — THE LEMONHEADS (TOURNÉE ANNIVERSAIRE DES 30 ANS D’IT’S A SHAME ABOUT RAY), concert le 11 mai — SOIRÉE PANORAMA (GUISBERG, LAUTER…), concert le 27 mai grillen.colmar.fr — SPIRIT FEST (AVEC MARKUS ACHER DE NORWIST), concert le 9 juin à L’Atelier ARN, à Colmar 67


Stabilités incertaines Par Emmanuel Abela – Photo : Ebru Yildiz

Depuis près de cinquante ans, Laurie Anderson mêle avec bonheur avant-garde artistique et culture populaire. Il a suffi d’une diffusion sur BBC Radio 1 par John Peel de son single O Superman, pourtant tiré à 100 exemplaires, pour que Laurie Anderson accède à la notoriété planétaire : elle est aussitôt signée chez Warner, et voit son disque se hisser à la deuxième place des charts anglais en 1981. Et pourtant, rien ne destine cette performeuse à sortir de l’underground : née dans le Midwest américain – à Glen Ellyn précisément, une petite ville dans l’Illinois, à l’ouest de Chicago –, cette artiste protéiforme, violoniste, plasticienne, un temps enseignante en architecture et critique d’art, fréquente les cercles avant-gardistes new yorkais dans les 70’s, dans une proximité avec des personnalités telles que le poète John Giorno ou le musicien Arthur Russell. Elle y croise les figures les plus en vue de l’époque, Philip Glass, Frank Zappa, William S. Burroughs ou Allen Ginsberg. Nombreux sont les enregistrements de cette époque restés inédits ou livrés en quantités réduites, dont la première édition d’O Superman. La chanson en question est emblématique du début des années 80 : futuriste par ses aspects syncopés, elle dénonce la fuite en avant consumériste et annonce la destruction du monde. Dans ce mythe électronique moderne qui emprunte au romantisme de Kraftwerk avec cette scansion glaciale au vocoder, on y trouve des « avions made in America » au service de la « main qui prend ». Au bout, une fois que l’amour, 68


la justice et la force ont disparu, l’ultime présence de « Mom », force primordiale assassine qui nous étouffe dans ses « longs bras » militarisés. Laurie invite pourtant cette mère à l’enlacer, comme si elle avait conscience que derrière la mécanique froide demeurait – merveilleuse illusion – la perspective d’une terre accueillante. L’autre chanson emblématique de la période, Big Science, débute par le hurlement inquiétant d’un coyote – réminiscence lointaine de la performance new yorkaise de Joseph Beuys en mai 1974, I Like America and America Likes Me au cours de laquelle le performer allemand s’était laissé enfermer dans une galerie en présence d’un coyote quelques jours durant. Ce hurlement initial nous renvoie à ces paysages magnifiques sur lesquels ont été bâties les mégalopoles américaines, ironiquement qualifiées de « Golden cities. Golden towns ». Mais si elle semble cultiver la nostalgie d’un temps d’avant, Laurie Anderson n’en magnifie pas moins le sentiment de modernité absolue qui se dégage de ce Nouveau Monde pris dans la spirale de sa propre surpuissance. Elle manifeste une fascination absolue pour cette terre palimpseste qui fait se côtoyer ce qui est au-dessus et ce qui est en dessous, ce qui advient et ce qui semble révolu. Bref, le présent et le passé, la vie et la mort avec leurs imbrications constantes. Dans le cadre de sa tournée triomphale, United States en 1983, elle fait montre de l’étendue de son talent tous azimuts : avec l’usage généralisé du spoken word et d’une animation multimédia économe, elle crée un univers plein d’intimité, plastique et gestuel, qui porte un regard attendri sur le quotidien de millions d’Américains. Elle nous conte leur vie sous la forme de courtes saynètes théâtralisées. Depuis, avec ses enregistrements Bright Red (1994), Life On A String (2001) ou le récent Landfall (2018) avec le Kronos Quartet, ou ses films Home of the Brave (1986) ou l’intimiste Heart of a Dog (2015), notre bouille d’ange, qu’on reconnaît immanquablement à sa coupe garçonne hirsute, n’a de cesse d’explorer les voies de la magnificence, de l’absence et de la perte. De la fragilité aussi, avec cette insistance sur « l’art de tomber » – « Over and over, you’re falling », nous rappelle-t-elle dans Walking and Falling. Avec la sagesse de sa culture bouddhiste, cette artiste totale cherche la lumière au cœur du chaos. Porteuse d’une esthétique qu’elle a largement contribué à diffuser, elle puise au tréfonds du rêve cette force qui lui permet aujourd’hui de dessiner les contours d’un espoir. En digne héritière – en « jumelle », corrigerait-elle – de John Cage, elle embrasse le monde comme il se doit, c’est-à-dire dans son entièreté, sans manichéisme ni jugement, avec cette capacité à vivre le présent de manière

apaisée. Certains l’ont découverte en compagne de Lou Reed, sans mesurer combien son influence a été déterminante sur l’ex-leader tourmenté du Velvet Underground pour le conduire, lui aussi, à une forme de sérénité. Au moment de sa disparition, nous avons été saisis par l’extrême pudeur de l’hommage de Laurie insistant sur la « réalité » d’une présence comme nulle autre. Nous en étions touchés, mais n’en attendions pas moins de cette femme immense qui a traversé ces dernières cinquante années en éclaireuse. En parfaite visionnaire d’un temps toujours à venir. — LAURIE ANDERSON, concert le 22 avril à la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org 69


Jawhar

La vie rêvée d’un ange Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul


N’en déplaise à certains aveuglés par un certain nationalisme exacerbé, il n’y a rien de plus universel que la musique – sauf peut-être l’émotion qu’elle suscite. Et si les cultures s’entrechoquent, chez Jawhar la poésie est partout, la mélancolie, le spleen et la puissance aussi. Car il est de ceux qui font s’effacer les frontières et s’ouvrir les esprits. Né à Tunis, installé en Belgique, il chante en arabe les errances et les angoisses d’un artiste en quête de beauté absolue, unique – illusoire, peut-être aussi parfois. Rencontre à L’Autre Canal avec un homme aussi bouleversant que son univers, quelques jours après la sortie de son quatrième album, Tasweerah. Depuis que tu as marqué les Transmusicales de Rennes en 2019, on te compare à Nick Drake à chaque interview ou presque. Tu n’en as pas assez qu’on te parle de lui ? [Rires] Non, non, ça va… Sans langue de bois, vraiment ! Ça reste un plaisir quoi qu’il en soit. Parce que même si je ne me reconnais plus tellement dans cette comparaison, il reste pour moi une sorte d’âme sœur. Simplement, j’ai envie d’explorer d’autres lieux, et le petit ado timide qui gratte sur sa guitare avec une peur bleue d’aller sur scène - c’était son cas aussi – je pense que j’ai dépassé ça aujourd’hui. Mon rapport au monde a changé, et ça transparaît dans ce que j’écris. J’ai toujours le trac, ça, c’est vrai aussi, mais la peur bleue est partie. « Mélancolique », « onirique », « pudique » sont les adjectifs qui reviennent le plus pour qualifier ton travail. Est-ce que ta musique te ressemble ? [Silence] Oui… Oui, je ne peux être que d’accord. Je suis quelqu’un d’assez introspectif, qui observe beaucoup le monde, et qui est, disons… Assez sensible aux choses. Et c’est une force, cette sensibilité, selon toi ? Oui… Tout en étant quelque chose qui nous met en danger, même un fardeau parfois. Souvent, je préférerais être comme ces gens qui tracent, qui ne sont pas des éponges de tout ce qui les entoure, qui ne se posent pas des milliers de questions sur tout. Et en même temps, c’est ça qui fait ce que je suis, ce que j’écris, qui fait ma vie… Mais je suis las, quelquefois. Là où Winrah Marah ton album précédent était revendicatif, Tasweerah est plus introspectif. Un changement d’orientation dû à l’âge, au contexte actuel ? Déjà, j’aime bien changer d’un album à l’autre. Sur Winrah Marah, j’avais eu cette envie de travailler sur des personnages, d’avoir un rôle d’écrivain, de

dramaturge, je ne voulais surtout pas parler de moi – comme c’est le cas dans 99% des chansons actuelles. Mais il se trouve qu’au moment de la création de Tasweerah, j’étais à une période de ma vie où je me posais des questions sur le métier que je faisais. Sur le rôle de l’artiste dans la société. Sur la place que la société donne à l’artiste, à la beauté, à l’esthétique – la vraie beauté je veux dire, pas celle qu’on cherche à nous commercialiser chaque jour, pas cette espèce de monstre que l’on voit partout, qui ne cesse de grandir et qu’on veut nous faire passer pour de la beauté. Sur le fait de se battre quotidiennement pour travailler sur les nuances, pour que l’art soit en échange entre gens intelligents et pas un rapport entre artistes et consommateurs. Et puis il y a eu le confinement, et ma vie personnelle qui a pâti du fait que je sois très pris par mon travail. J’ai senti le fardeau de porter un projet, de le défendre tous les jours depuis des années, et d’être tout le temps dans le travail, le jour, la nuit… Tu as eu envie d’arrêter ? D’écrire, non. Mais de faire ça professionnellement, oui, je me suis posé la question. J’ai eu envie d’aller planter des arbres, de profiter de la vie. D’arrêter de porter tout ce poids sur mes épaules. Parce qu’il suffit d’allumer la radio ou la télé, pour se dire « pour qui je me bats ? À quoi ça sert ? ». Et finalement, est venue l’envie de travailler sur des portraits universels, sur la place de l’artiste, la place de la beauté, sur l’errance, sur celui qui ne trouve pas de chez-soi, celui qui est toujours en quête d’un absolu, d’un idéal. L’isolement, l’impossibilité d’avoir une vie sociale normale quand on est dans la création… La solitude. Je parle à la première personne dans toutes les chansons, mais parfois en écrivant un morceau je pense à quelqu’un d’autre, comme ce danseur que j’ai rencontré en Tunisie, qui a dû batailler pour arriver là où il en est aujourd’hui, car son entourage n’acceptait pas ce qu’il faisait… Tous les morceaux ne sont donc pas forcément des autoportraits, mais je me reconnais un peu en chacun d’eux. Chanter dans ta langue natale, dans notre société actuelle, c’est un acte politique ? [Silence] Oui. Parce que les mots n’ont pas le même poids d’une langue à l’autre. « I love you » dit par un Français, ça n’a pas vraiment d’impact, c’est léger, c’est comme jouer un rôle. Alors qu’avec ta langue maternelle, tu ne peux pas tricher – il faut vraiment le penser. Et puis c’est chercher des choses au fond de soi, en lien avec son vécu, son enfance… C’est une responsabilité. Pour moi, chanter en tunisien, une langue parlée par une toute petite part de la population, c’est cultiver 71


—C hanter en arabe dans cette société qui n’accorde qu’une place minuscule à la vraie création, c’est un acte politique. Une responsabilité. — Le 24.03 à L’Autre Canal, à Nancy. l’exact opposé de ce que l’anglais est en train de faire au monde entier – attention, c’est une langue que j’adore, j’ai fait des études d’anglais, j’adore lire des livres en anglais, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi personne ne voit cette sorte de colonie générale de la langue anglophone, cette uniformisation, cette mondialisation de la culture. Parfois, quand j’entends un Italien qui tente de chanter comme un Texan par exemple, je me demande pourquoi il fait ça, quelle est sa part d’identité dans cet accent-là ? Simplement, le mec est culturellement colonisé. Et je ne parle pas de « barrière de la langue » ou quoi que ce soit – la plupart des gens qui écoutent des chansons en anglais ne vont pas spécialement chercher à comprendre les paroles. C’est simplement que l’on manque de références. D’ailleurs, c’est pour ça qu’on a du mal à passer en radio, parce qu’on chante en tunisien – même si les programmateurs sortent toujours d’autres prétextes « j’adore, mais mon public n’est pas prêt pour ça », « c’est un peu “trop” ou au contraire “pas assez” ». Mais la vraie raison, c’est toujours la même : ce n’est pas la bonne langue. En même temps, ça ne t’intéresse pas qu’on te colle une étiquette folk, pop ou world, si ? Non, non, ça ne m’intéresse pas du tout de rentrer dans une case. Mais ça m’intéresse de rencontrer des gens via une radio, tout en restant moi-même. Et la société actuelle ne le permet pas, ou très peu. Et ça, c’est frustrant. Tu poses souvent la question de la place de l’artiste dans la société. Est-ce que tu as trouvé une réponse ? Simplement que celle accordée à la vraie beauté est minuscule. Et pourtant, comme je dis dans le dernier morceau de l’album, Dima Maak, c’est la seule chose qui reste vraiment, celle qui traverse les siècles. Il y a plein d’artistes qui ont vécu dans la misère de leur vivant, justement parce que de manière générale, la vraie création n’a qu’une place minuscule. Et qu’on essaie de faire rentrer tout le reste dans des boites vendables, consommables immédiatement. 72

Qu’est-ce qu’on peut faire pour changer ça ? Je pense que l’on devrait militer pour qu’il y ait de vraies propositions à la radio, à la télé, pour qu’on arrête d’attacher l’art aux chiffres, qu’on arrête de nous imposer du médiocre partout, de l’imposer à nos enfants et aux enfants de nos enfants. Refuser que cette médiocrité devienne la norme. Est-ce que tu te considères comme un poète militant ? Peut-être à ma manière, même si je pense que je suis un rêveur avant tout. Dans ce projet, auquel j’ai donné mon prénom et qui me reflète profondément, j’ai préféré garder une part d’onirique, en décidant que le réel ne méritait pas d’avoir sa place dans ce que j’écris. Mais il est là de manière indirecte, donc il y a forcément une part de militantisme, en tout cas d’engagement, dans ce que je fais, que je le veuille ou non. Je te sens particulièrement désabusé… C’est difficile avec tout ce qui se passe d’être un peu « youpi »… ! On sort d’un long confinement qui nous a révélé quand même beaucoup de choses sur le fonctionnement de la société, on va vers une guerre – enfin, on était déjà dans des guerres, mais celle-là, l’Europe la voit bizarrement beaucoup plus… Mais il y a tout de même beaucoup de lumière dans le monde ! Peut-être que j’étais un peu dur aujourd’hui, mais je crois en l’humain, en la divinité qu’on porte en nous, en l’âme, en la nature, il y a tellement de belles choses, parfois une simple lumière sur un arbre peut me bouleverser complètement. Il n’y a pas de vérité(s), pas de réponses, on peut juste essayer d’ouvrir les yeux de certains sur ce qui compte vraiment. L’important ce n’est pas ce que l’on gagne, ce n’est pas la croissance, les chiffres. Si c’est au détriment de l’avenir de la planète, de nos enfants, quel est le but ? Leur faire comprendre que ça n’a aucun sens. Voilà ce vers quoi l’on doit tendre à présent. — TASWEERAH, Jawhar, 62TV Records, sortie le 18 mars www.62tvrecords.com


Vivre le passé À Mulhouse, le passé est sublimé par la sensibilité extraplanétaire de SMITH et les archives vivantes de Françoise Saur. Au Consortium Museum de Dijon, Ida Tursic et Wilfried Mille peignent la peinture, tout en tendresse. Enfin, le Musée de l’Image nous dévoile l’imaginaire foisonnant de José Guadalupe Posada, une première en France.


Les yeux grands fermés

Artiste astéroïde complice de La Filature depuis 2020, SMITH ne voit pas qu’avec ses yeux. Il sent le pouls du monde de tout son être non normé et nous transmet ses impressions via 10 ans de photos exposées à Mulhouse.

Par Emmanuel Dosda

Traum, 2016 © SMITH

Lorsque SMITH s’adresse à nous, son visage est oblique, ses yeux semblent clos. Comme les modèles de ses photographies, bien souvent. Ce qui ne l’empêche pas de voir, au contraire : cet artiste hyperconnecté à l’univers perçoit le monde qui l’entoure en mettant tous ses sens en action. Il le regarde à travers son corps, ultrasensible, augmenté. Notamment grâce à une puce souscutanée (aujourd’hui désactivée) greffée pour le projet Cellulairement (2012) : celle-ci lui a permis de ressentir à distance la présence des visiteurs déambulant dans l’installation, de percevoir « la chaleur des êtres absents ». SMITH nous tend son avant-bras marqué d’une légère bosse : un morceau de météorite, « symbole de la puissance, du savoir et de la magie », y est implanté, le reliant à la galaxie. « Les météorites viennent de l’extérieur, mais elles nous apprennent tant de choses sur nous, notre création, le système solaire et l’histoire de la Terre ! Certaines sont chargées d’acides aminés : elles contiennent des bribes de vie » qui ont traversé l’atmosphère, s’enthousiasme-t-il, nous laissant caresser celle qu’il porte sous la peau. Et ainsi, peut-être, profiter de sa force cosmique. 74


Benoît André et l’équipe de La Filature consacrent à SMITH, artiste associé au long cours *, une monographie en deux volets et de multiples rendez-vous (dont une exposition sur le thème « genre, transition », avec Nadège Piton, au printemps 2023). Le premier chapitre rassemble des extraits d’une dizaine de séries : Spree (2008), Spectrographies (2012), Valparaiso (2017) ou Saturnium (2017). Cette dernière, considérée comme un « Conte musical et photographique » conçu avec le musicien Antonin-Tri Hoang et le scientifique Jean-Philippe Uzan, nous propulse dans une fiction atomique renvoyant à l’invention de la radioactivité. Celleci est intimement liée à la photographie, aime à rappeler SMITH : Henri Becquerel, en 1896, la découvre en posant du sel d’uranium sur une plaque photosensible. Pour Saturnium, le plasticien et ses compagnons laborantins réécrivent l’histoire et imaginent Marie Curie mettant la main sur un fragment de météorite trouvé par un géologue russe. La chercheuse est horrifiée par le pouvoir de ce caillou « tellement radioactif qu’il agit sur le temps, le déréglant, le rendant élastique ». Elle décide alors de cacher le corps céleste chronoactif… déterré un siècle plus tard par l’astrophysicien Uzan pour le laisser agir sur la musique et les photos. Nous avons envie de croire en ce récit, face aux images de SMITH, forcément figées, mais qui semblent se mouvoir, auréolées d’une poésie chimique et ondulatoire du troisième type. Ses photos, point de départ de toutes les fictions transdisciplinaires de l’artiste, apparaissent comme des révélations, un des « mots qui convient le mieux au travail de SMITH », selon Christian Caujolle, commissaire de l’exposition. Enfant de photographes, l’artiste de la mue s’est toujours vu un appareil à la main, documentant son quotidien queer en fixant ses amis trans (toujours les mêmes, mais qui ne se connaissent pas) sur négatif, papier ou aluminium. En transition, ce sont les étoiles isolées composant une constellation créée par SMITH, pris dans ses rêveries de promeneur solitaire archi-poreux. « Je ne perçois pas l’enveloppe corporelle comme un package IKEA : ses contours sont flous. » Il évoque « l’hospitalité » de sa personne, en « symbiose » avec le cosmos dont nous faisons tous partie. Ce regard « rétrospectif, dense et émouvant », selon Emmanuelle Walter, responsable des arts visuels à La Filature, dévoile un travail photographique (pas d’installations plastiques ici) faisant dialoguer des personnes qui ressemblent à SMITH. « Il ne s’agit pas d’une armée de clones, mais d’une suite d’autoportraits », en creux. Des astres, à la marge et en transition, reliés dans l’infini par un flâneur mélancolique qui connait la plénitude car « faisant corps avec l’autre ».

Löyly, 2009 © SMITH

— SMITH, exposition jusqu’au 7 mai à La Filature, à Mulhouse, dans le cadre du Festival les Vagamondes www.lafilature.org — DÉSIDÉRATION (NOUVEAU VOLET), exposition du 24 mai au 24 juillet à La Filature, à Mulhouse, en partenariat avec la Biennale de la Photographie de Mulhouse (Corps célestes, du 4 juin au 17 juillet) www.biennale-photo-mulhouse.com/2022 * Une résidence de création mulhousienne (du 13 au 16 avril 2021) lui a permis de produire l’exposition Désidération (Anamanda Sîn) présentée aux Rencontres de la Photographie d’Arles du 4 juillet au 26 septembre 2021. 75


Françoise Saur Mémoire vive Par Mylène Mistre-Schaal

Personnelles et universelles, les photographies de Françoise Saur subliment la vie et ses reliefs.

Les nacres © Françoise Saur

Les cuivres © Françoise Saur

Plumes © Françoise Saur

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Nous avons rencontré la photographe Françoise Saur à l’occasion de sa dernière exposition monographique au Musée des Beaux-arts de Mulhouse. Une enfance débutée en Algérie, une famille alsacienne et savoyarde, des guerres, des exils et beaucoup, beaucoup de malles, l’exposition. Ce qu’il en reste retrace les trajectoires empruntées par les ancêtres de l’artiste au travers des objets qu’ils ont laissés. Malles anciennes débordantes de chapeaux et de petits soldats de papier, argenterie décatie, myriades de boutons nacrés, médailles et correspondances d’un autre temps, voici les menus trésors que Françoise Saur a trouvés dans la maison de ses parents. Un héritage matériel sur plusieurs générations, fait de bribes de vies, de fonds de tiroirs, d’un peu de poussière et de beaucoup d’anecdotes qu’elle a photographié du bout des yeux, avec pudeur. « Ce projet découle d’un long processus, qui a débuté avec la maladie de ma mère puis son décès. Découvrir sa maison pleine de documents en tous genres, et, peut-être, de trésors, qui allaient être dispersés, m’a poussée à les prendre en photo. J’avais besoin de faire quelque chose de cette masse de sujets-objets » précise l’artiste. Pourtant, Ce qu’il en reste n’est pas une autobiographie, bien au contraire. « La photographie qu’elle soit plasticienne ou documentaire renvoie toujours à la mémoire, mais l’objectif n’était pas du tout de rendre hommage à ma famille, ou à certaines histoires personnelles. J’avais envie de proposer un témoignage plus large. » Et c’est vrai que ces reliques ont quelque chose d’universel : qui ne s’est jamais ému devant la boite à boutons retrouvée de sa grand-mère ou à la lecture d’une vieille lettre dont l’identité de l’expéditeur a été engloutie dans les méandres du passé ? Tirages intimes et grands formats mettent en scène les découvertes de la photographe avec un sens de la composition, des matières et des textures qui évoquent les tableaux des grands maîtres du 17e siècle. Des natures mortes ? « Je préfère l’expression en allemand ! Still Leben, c’est quand même mieux, on reste du côté de la vie », rectifie la photographe, en bonne germanophile. Quand on l’interroge sur l’oscillation, entre le portrait et l’objet dans son œuvre, entre le vivant et l’inanimé elle précise : « Avec le développement des réseaux sociaux et la diffusion rapide des images, les mésusages sont très courants. C’est devenu compliqué de photographier les gens. Il faut des autorisations et je le comprends. Mais si l’on vient chez quelqu’un en lui disant “Vous me signez ce papier et après je fais des photos”, c’est foutu ! Tout ce que j’ai bâti dans ma vie, tous ces gens que j’ai photographiés, c’est une relation de confiance qui s’est établie. En fait, j’adore la rencontre et entendre des histoires de vie. »

Corps des pompiers de la SACM à Mulhouse © Françoise Saur

Dans Ce qu’il en reste, ce sont les objets qui disent les vies passées. Qui racontent les itinéraires empruntés et qui activent la mémoire des disparus. En parcourant les cinq salles du musée, les anecdotes fusent. Un col amidonné retrouvé et Françoise Saur revoit sa grand-mère. « Elle passait une partie de ses journées à repasser l’uniforme de mon grandpère, concierge dans un grand établissement d’Alger, pour qu’il soit le plus élégant. » Une liasse de lettres calligraphiées et c’est l’histoire d’amour entre ses parents qui s’écrit. « Et ce broc doré à l’or fin. Il a été offert à mes tantes savoyardes par de riches Anglais de la cour venus passer quelques jours à Aix-les-Bains, en échange d’un service rendu. » D’une archive à l’autre, la dernière salle du parcours apporte un contrepoint contemporain au projet. L’artiste mulhousienne y propose une vidéo d’une vingtaine de minutes composée d’extraits de son journal photographique commencé dans les années 70. « Quand j’ai conçu cette expo et que j’ai choisi le titre Ce qu’il en reste, je voulais absolument sortir les photos mortuaires de mes proches que l’on voit dans la salle, un peu par provocation ! En même temps m’est venue l’envie de faire une vidéo composée de photos portant l’énergie de la vie. » Intitulée Prises de vie, on y voit des enfants qui courent après des cerfs-volants, des verres levés, des étreintes festives, et des éclats de rire. Habilement mises en mouvement, ces instantanés ont la saveur d’une journée d’été sans fin, d’un repas de famille dans le jardin. Et soudain, Ce qu’il en reste, ces moments partagés, résonnent avec tout ce qu’il nous reste à vivre au présent… — FRANÇOISE SAUR, CE QU’IL EN RESTE, exposition jusqu’au 15 mai au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse beaux-arts.musees-mulhouse.fr — PRISES DE VIE, photographies de Françoise Saur suivies d’une nouvelle de Nicolas Bézard, Médiapop (Mulhouse). www.mediapop-editions.fr 77


Vue de l’exposition « Tenderness » de Tursic & Mille au Consortium Museum, Dijon, 2022. Photo : Rebecca Fanuele © Consortium Museum.

Tendre inconfort Par Martial Ratel

Rencontre avec Ida Tursic et Wilfried Mille à l’occasion de l’exposition Tenderness au Consortium Museum de Dijon. 78


Pourquoi ce titre Tenderness ? Wilfried : Parce qu’on a toujours eu l’habitude de travailler à deux. Il y a cette chose évidente de l’association. Il y a aussi le fait d’avoir travaillé pendant 20 ans à Dijon et de revenir ici... Le fait du climat actuel... Un peu tout ça. Ida : Oui, il y a une tendresse particulière pour cette ville et surtout pour cet endroit, Le Consortium. W. : La tendresse, c’est une sorte d’affection subtile. Dijon-Le Consortium, ça fait quoi de revenir alors que vous étiez étudiants dans cette ville ? W. : On a vraiment commencé notre carrière ici. Moi, je faisais les montages ici. C’était formidable. En fait, on a été formé ici. Ici, et à Chagny avec Pietro Sparta. On a appris avec ce qu’on voulait faire et ce qu’on ne voulait pas faire. Ce sont des rencontres qui ont formé ce qu’on est aujourd’hui. C’est un honneur de venir ici en tant qu’exposé et pas en tant que monteur d’expo [rires]. L’exposition s’ouvre par un tableau de petit format qui s’appelle Blue Monday, pourquoi ce début ? W. : Le commissariat a été fait par Éric Troncy, Irène Bonny et un peu nous aussi. Éric voulait absolument commencer par ce tableau. Déjà, c’est un titre de New Order et c’est une expression anglaise pour le jour le plus triste de l’année, paraitil. Là, c’est une jeune fille qui met sa main dans la peinture et qui la regarde. C’est une façon de regarder peindre la peinture. Soit l’enjeu d’une bonne partie de votre travail : à quoi ça sert de poser de la peinture sur une toile ? W. : Moi, je n’en ai aucune idée [rires]. I. : Comment faire la peinture aujourd’hui, oui c’est un petit résumé de ce qu’on fait. Étudiants, quand vous avez commencé la peinture n’était plus du tout à la mode, elle était même ringarde au milieu des années 1990. I. : Oui, c’était ça qui était intéressant... esprit de contradiction. Dans cette exposition, en plus des tableaux, on remarque deux formes de sculptures, de grandes fleurs noires et des chiens de compagnie. Comment passe-t-on des tableaux à des formes en trois dimensions : c’est une suite logique, un développement ? W. : C’est un développement, oui. I. : Un développement, mais à chacun sa manière de travailler, il n’y a pas de règles. 79

W. : J’avais une scie sauteuse et j’avais envie de l’essayer [rires]. Les chiens, c’est un classique dans l’histoire de l’art : la peinture de familiers, ici des bichons et des chihuahuas. I. : Ce sont des détournements. Les chiens sont là pour détourner l’attention, détourner des pièces qui sont aux murs. Ils parasitent. Ils changent le sens. Ils changent le point de vue dans la pièce. Et puis, il y a quelque chose d’empathique avec ces chiens. W. : Et puis, ils sont dans l’histoire de la peinture depuis que la peinture existe. On en trouve dans les grottes néolithiques. Le chien aide l’homme à chasser. Il a pris plusieurs rôles dans l’histoire de la peinture. Quand on voit n’importe quel tableau, il y a souvent un petit chien... I. : ... qui sert de vecteur d’émotions. Sur la plupart de vos tableaux, il y a une patine. Vous avez peur qu’on les trouve juste beaux ? W. : Non, j’aime bien que le temps passe. I. : Ça dépend de ce que l’on considère beau. C’est la question du bon goût. W. : Quand on travaille des pages de magazines, on les reprend sans arrêt. Elles s’abiment à chaque fois qu’on les reprend. Le modèle prend des tâches. J’aime bien comparer ça au portrait de Dorian Gray... Le monde change. On n’est plus dans le même monde qu’il y a 20 ans quand on était ici, étudiants. Aujourd’hui vous occupez une place non négligeable dans le monde de l’art. Est-ce que ça vous met la pression ou bien vous êtes dans une légèreté comme dans vos premières années ? W. : Nos premières années étaient vraiment inconfortables et on cherche toujours l’inconfort. I. : L’artiste n’est jamais « confortable » sinon il ne serait pas artiste, c’est même la définition de l’artiste. W. : Il y a beaucoup de peintres qui trouvent une façon de peindre et qui la répètent à vie. Nous, non, on essaye de casser le jouet. I. : Le seul intérêt, c’est que la chose que je fais m’intéresse et me surprenne. C’est le seul intérêt, sinon ça ne sert à rien. — TURSIC & MILLE, TENDERNESS, exposition jusqu’au 22 mai au Consortium Museum, à Dijon www.leconsortium.fr


Feuilles de choix Par Benjamin Bottemer

Calavera de los patinadores (Calavera des balayeurs), années 1890 gravure au burin sur plomb, coloriée au pochoir en bleu et jaune éd. Vanegas Arroyo, coll. Mercurio López Casillas, Mexico

La rétrospective inédite consacrée au graveur mexicain Posada par le Musée de l’Image à Épinal lève le voile sur un grand artiste de l’imagerie populaire.

[Calavera de Don Quichotte] Esta es de Don Quijote la primera, la sin par, la gigante calavera (Et voici l’immense, la première, l’incomparable calavera, celle de Don Quichotte) gravure au burin sur plomb, éd. Vanegas Arroyo, coll. Mercurio López Casillas, Mexico

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José Guadalupe Posada (1852-1913) fait partie d’un panthéon immense et invisible : celui des artistes dont les images se sont inscrites dans l’inconscient collectif et ont imprégné durablement la culture populaire. Ses calaveras seront reconnues aussi bien par le passionné de peintures muralistes mexicaines que par le fan de dessins animés Disney, l’amateur de bandes dessinées, de tatouages ou de cinéma de genre. Mais l’œuvre du graveur, brièvement redécouvert en France par les surréalistes dans les années 30, est d’une richesse et d’une diversité étonnantes, bien au-delà de ces fameuses figures squelettiques qu’il a contribué à populariser et qui constituent le pan le plus connu de son travail. Le Musée de l’Image en témoigne en proposant, pour la première fois en France, une rétrospective rassemblant 170 originaux de Posada, principalement issus d’une collection privée. Dans un état de conservation remarquable, ces estampes permettent aussi de constater la grande maîtrise technique dont a fait preuve celui qui a œuvré toute sa vie dans le champ d’une littérature destinée aux milieux populaires dont il était lui-même issu. Naviguant de la satire au drame, les gravures de Posada ont été en grande partie publiées par Antonio Vanegas Arroyo, qui a édité des centaines de petits ouvrages imprimés sur du papier de mauvaise qualité. Seules deux gravures réalisées pour un recueil d’éphémérides et un autre de poésie apparaissent dans l’exposition. Toutes les autres se déclinent en livrets (ou cuadernillos), feuillets (les hojas sueltas), affiches, cartes, plateaux de jeux... la presse satirique en plein essor entre la fin des années 1880 et le début des années 1910 constitue un support privilégié pour le graveur, qui y fait ses débuts, illustrant événements d’actualité et faits divers. Littérature jeunesse, livres de cuisine, images religieuses, chansons... Posada fait feu de tout bois, déclinant une imagerie foisonnante et iconoclaste dans laquelle le Musée de l’Image a reconnu une tradition voisine de celle des images d’Épinal ; une petite partie de l’exposition est d’ailleurs issue de ses collections. Au fil des œuvres sélectionnées ici (on estime que Posada est l’auteur de plus de dix mille estampes), on observe le même soin, la même méticulosité. Habitué aux travaux de commande et aux publications à deux sous, Posada apparaît comme un artisan de l’image au sens le plus noble du terme, accordant une grande valeur à un art aussi dénigré par la haute société de l’époque qu’il est précieux pour les plus modestes. Sur les deux niveaux consacrés à l’exposition, on peut constater à chaque instant le soin apporté au détail, la précision des imprimés à la main,

Nuestra Señora de Zapopán (Notre-Dame de Zapopán) gravure au burin sur plomb, éd. Vanegas Arroyo, coll. Mercurio López Casillas, Mexico

monochromes puis en deux ou trois couleurs, d’abord par le procédé de la gravure sur plomb avant que Posada n’adopte la zincographie. Paysans, soldats, révolutionnaires, saints et démons, femmes au foyer ou enfants, souvent très expressifs, apparaissent dans des postures et situations variées, sublimés par l’utilisation de teintes d’une finesse étonnante, tout comme le travail de colorisation, alors que Posada ne disposait pas de l’impression mécanisée. On tente, face à certaines de ses œuvres, de faire le portrait politique de cet artiste considéré comme un révolutionnaire par les intellectuels de l’entredeux-guerres. Cependant, ses illustrations à charge aussi bien contre « les bandits zapatistes » que contre le pouvoir en place, ses gravures dévotes côtoyant des cavaleras en pleine bamboche ne semblent pas vraiment confirmer cette assertion. Reste le plaisir des yeux, en plus de redécouvrir plusieurs pans de l’histoire et de la société mexicaine de cette période, dont Posada s’est fait le chroniqueur et le passeur. Son œuvre, intemporelle, réjouissante et fascinante, est présentée ici au sein d’une scénographie tout en sobriété, qui laisse entièrement la place au talent d’un maître méconnu. — POSADA, GÉNIE DE LA GRAVURE, exposition jusqu’au 18 septembre au Musée de l’Image, à Épinal museedelimage.fr 81



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Fabien Giraud & Raphaël Siboni, The Everted Capital (-585 – 2022)

Fabien Giraud & Raphaël Siboni The Everted Capital (Katabasis) Fabien Giraud et Raphaël Siboni reprennent leur épopée filmographique en trois actes, The Unmanned, débutée en 2014. Après avoir pris l’histoire à rebours et exploré les méandres du temps, le dernier chapitre de leur projet expérimental et performatif, nous propulse dans le quotidien d’une communauté d’immortels soumis à de multiples transformations. Le Casino Luxembourg, lieu de projection et de tournage, devient alors le premier plan d’un épilogue au goût conjoint d’éternité et d’apocalypse. (M.M.S.) Du 2 avril au 4 septembre Au Casino Luxembourg– Forum d’art contemporain, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu

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Michael Rakowitz, The invisible enemy should not exist. Courtesy Galerie Barbara Wien, Berlin. Vue d’exposition Réapparitions, 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz. Photo Fred Dott.

Michael Rakowitz. Réapparitions Michel Rakowitz considère ses œuvres comme des fantômes ou plutôt comme des réapparitions venues hanter les musées occidentaux. Depuis plusieurs années, l’artiste irakien reconstitue patiemment les objets disparus du Musée National d’Archéologie de Bagdad, pillé en 2003, à partir de matériaux recyclés. Sa démarche, en plus de soulever les enjeux culturels qui touchent l’Irak, nous ouvre les yeux sur la valeur relative des objets, l’itinérance des œuvres et leur impermanence. (M.M.S.) Jusqu’au 12 juin Au 49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org

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Verre – 30 ans d’innovations au Cerfav Vitraux aux tesselles folles, délicats verres soufflés, sublimes textures de vases poudrés et gravés au jet de sable, jardins de cristal et poussières d’étoiles… le musée des BeauxArts de Nancy voit verre avec sa dernière exposition. En suivant plusieurs fils conducteurs (éclats, textures, équilibres…) elle met en scène le talent de la création verrière contemporaine locale, issue du Cerfav (Centre européen de recherches et de formation aux arts verriers) de Vannesle-Châtel. (M.M.S.) Jusqu’au 18 septembre Au Musée des Beaux-Arts de Nancy musee-des-beaux-arts.nancy.fr

Maya Thomas, Cloison modulaire © Nicolette Humbert 86


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© Ariana Roshan, Rencontres à l’Atashgah

La cartographe d’Aspanopolis Du bout de son stylet, l’illustratrice iranienne Ariana Roshan guide nos pas sur les routes de la cité d’Aspanopolis. Intemporelles, ses vues urbaines mêlent accents steampunk et architecture mauresque dans de saisissants contrastes de couleurs, où le vert est réveillé par l’incandescence des rouges. Entre perspectives futuristes, moucharabieh, drones et mystérieuses fumerolles, on devine que cet univers de contes abrite de fascinants sortilèges et quelques belles chimères. (M.M.S.) Jusqu’au 30 avril À la Station LGBTI, à Strasbourg www.lastation-lgbti.eu 87


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Charlotte Khouri, You’ll always be taller than a newspaper. Courtesy de l’artiste.

You’ll always be taller than a newspaper Charlotte Khouri L’année dernière, Charlotte Khouri avait boosté nos tubes cathodiques à grand renfort de pop culture dans sa vidéo Culture Générale Générale. Au CEAAC, la sémillante plasticienne s’attaque à l’univers du journal avec un réjouissant combo de vidéos, de performances et de décors colorés évoquant les plateaux télé de notre enfance. Vêtue d’une combinaison de pilote de rallye, l’artiste détourne les codes des médias avec humour tout en nous questionnant sur la course permanente à l’information. (M.M.S.) Jusquʼau 4 septembre Au CEAAC, à Strasbourg www.ceaac.org 88


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Folon Un rêveur enragé Dans le cadre des Rencontres de l’Illustration, l’univers singulier de Jean-Michel Folon fait une halte au musée Tomi Ungerer. Douces aquarelles aux teintes oniriques, affiches de cinéma ou encres de chine plus engagées retracent le parcours de l’artiste belge dans une économie de moyens terriblement efficace. De poète aquarelliste à dessinateur des grands maux de la société contemporaine, Folon. Un rêveur enragé, nous entraine dans un labyrinthe d’images où l’on se perd volontiers pour mieux se retrouver. (M.M.S.) Jusqu’au 3 juillet Au Musée Tomi Ungerer Centre International de l’Illustration, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

Jean-Michel Folon, sans titre. Collection Fondation Folon, La Hulpe © Fondation Folon / ADAGP Paris, 2022. 89


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Rodney Graham, Vexation Island, 1997 © Rodney Graham/Cnap Crédit photo : courtesy Lisson Gallery

Nos îles Quoi de plus mystérieux, de plus dépaysant et de plus propice à la rêverie qu’une île ? Entre paradis terrestre et archipel des solitudes, découvertes exotiques et repli sur soi, la dernière exposition de la Fondation François Schneider explore la polysémie ilienne. 20 artistes (plasticiens, vidéastes ou photographes) embarquent nos pupilles dans un voyage peuplé de vahinés et de robinsons, de coquillages sonores, de rocs façonnés par les vents et de plages de sable blanc. (M.M.S.) Du 29 avril au 18 septembre À la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org 90


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BPM 2022 Baptisée Corps Célestes, cette 5e édition de la Biennale de la Photographie de Mulhouse évoque notre fascination pour le cosmos, les astres, les étoiles et l’imaginaire qui les accompagne comme les constellations. Les corps célestes, infiniment lointains, nourrissent les rêves de conquêtes, mais permettent aussi de relier la vie terrestre au cosmos et possiblement d’expliquer les origines de la vie sur terre – les atomes sont d’origine stellaire. La programmation de cette édition veut réunir les destins des humains à celui des astres. À l’instar des pulsars, ces étoiles émettant de façon périodique un rayonnement très intense, chaque existence n’est-elle pas un corps céleste ? (A.I.) Du 10 Juin au 17 Juillet Dans 15 lieux d’expositions à Mulhouse, Thann, Hombourg et Freiburg, 26 photographes exposés www.biennale-photo-mulhouse.com

Taiyo Onorato & Nico Krebs, future Memories W1, 2021 © the artists 91


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© photo Alex Flores atelier Céline Martin Housen

Ateliers Ouverts 2022 Une frénésie arty s’empare de vous dès l’arrivée des premiers pollens printaniers ? Allez pousser les portes des repères des créatifs de toute la région grâce à la nouvelle édition des Ateliers Ouverts ! Du labo intimiste à la grange reconvertie en chantier collectif jusqu’au méga atelier ayant fait son nid dans une friche industrielle, chaque lieu de création porte en lui un petit secret. D’un univers à l’autre, dressez votre propre cartographie des talents contemporains au fil des 136 ateliers représentés. (M.M.S.) Les 14, 15, 21 et 22 mai de 14h à 19h Dans toute l’Alsace www.ateliers-ouverts.net

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Pedro Barateiro, Love Song Le bruit du monde semble fasciner Pedro Barateiro. Avec Love Song, bande-son narrative de 45 minutes, l’artiste portugais livre une singulière histoire où Céline Dion, le vent des Açores et des bribes d’enregistrements issus de sa vie quotidienne se mélangent. Vidéos, Installations à base de chapeaux de cowboy en cuivre, de boussoles déroutées et sculptures cinétiques qui chatouillent les abîmes forment un ensemble séduisant à découvrir jusqu’au 15 mai. (M.M.S.) Jusqu’au 15 mai Au Crac Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com

Pedro Barateiro, Love Song. Courtesy de l’artiste. Production CRAC Alsace. Photographie : Aurélien Mole.

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© Alistair McClymont - Magenta

Irisations Qui n’a jamais rêvé de sentir un arc-en-ciel, de courir après une bulle de savon éternelle, de voir la minéralité des images ou de discerner les vagues électro magnétiques de la lumière ? À la frontière du poétique, du technologique et du métaphysique, Irisations explore la phénoménologie de la lumière en compagnie d’une petite quinzaine d’artistes contemporains tels qu’Alistair Mc Clymont, Pe Lang ou Flavien Théry. Un parcours multisensoriel hautement magnétique. (M.M.S.) Du 9 avril au 16 juillet À l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net 94


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Jules-Emile Zingg, L’étude ou les musiciens ou La leçon de musique, Collection musées de Montbéliard © Pierre Guenat

Dualités, les collections beaux-arts revisitées L’exposition Dualités remixe avec succès les fonds du musée des Beaux-Arts de Montbéliard. En mêlant œuvres anciennes et contemporaines, figuratif et abstrait, peinture et sculpture, la scénographie cultive les échos, les résonnances et les contrastes entre les univers artistiques. Alors, quand l’orientaliste Georges Brétegnier rencontre un Alexandre le Grand sculpté du 17e siècle à qui Patrick Loste fait un clin d’œil abstrait, c’est une histoire de l’art aussi surprenante que malicieuse qui s’expose. (M.M.S.) Jusqu’au 8 janvier Au Musée du Château des Ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.fr 95


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Louise Bourgeois, Extreme Tension, The Easton Foundation by ProLitteris and VAGA at Artists Rights Society (ARS), NY. Photo Christopher Burke.

Louise Bourgeois x Jenny Holzer The Violence of Handwriting Across a Page Quand une icône de l’art contemporain pose son regard sur l’une des artistes les plus influentes du 20e siècle, cela donne une exposition hautement subjective, façonnée par l’intime et d’une originalité sans pareil. Au Kunstmuseum, Jenny Holzer a regroupé et scénographié une sélection d’œuvres de son amie, Louise Bourgeois. En 9 salles thématiques, ses choix nous guident dans l’univers hétérogène et la radicalité malicieuse de Bourgeois où l’écrit fait office de catharsis. (M.M.S.) Jusqu’au 15 mai Au Kunstmuseum Basel | Neubau et Hauptbau, à Bâle www. kunstmuseumbasel.ch 96


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Jean Jacques Lebel. « La Chose » de Tinguely, quelques philosophes et « les Avatars de Vénus » Les mystères du happening sont généralement impénétrables. Les mots ayant toujours peiné à saisir toute la complexité et l’originalité de ce geste artistique lié à l’instant. La dernière exposition du Musée Tinguely entreprend pourtant de documenter la genèse et le déroulement du « premier » happening européen. Organisée par Jean-Jacques Lebel, cette performance vénitienne inédite impliquait une œuvre de Tinguely. Elle sert de point de départ à la découverte de l’œuvre protéiforme de Lebel, esprit rebelle à la philosophie dadaïste. (M.M.S.) Du 13 avril au 18 septembre Au musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch

L’enterrement de la Chose de Tinguely, En route dans les gondoles © Cameraphoto Venezia, The Getty Research Institute, Research Library, Fonds Allan Kaprow / Archives Lebel.

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Chronique du temps qui passe Par Nicolas Comment

NICOLAS COMMENT EST PHOTOGRAPHE & AUTEUR-COMPOSITEUR. POUR NOVO, IL NOUS PARLE DE SES « RENCONTRES ». Le 5 juillet 1994, vers 17h – je me souviens précisément de cet horaire parce que je prenais encore soin, à l’époque, de tenir mes carnets – j’entrais à Lyon, quartier Saint-Jean, rue des TroisMaries, dans une vieille boutique spécialisée en Bande Dessinée et vinyles : « Boul’Dingue ». Étaitce pour échanger un Corto Maltese ou demander la cote d’une sérigraphie d’Enki Bilal ? Pour un Mœbius, un Druillet ? Peu importe… Toujours est-il que le type qui tenait la caisse me lance : « Vous avez vu… Dylan ! Il vient tout juste de sortir. Je lui ai serré la main ! Ça fait plaisir… » Bob, ce soir-là, jouait effectivement au théâtre antique de Fourvière. Mais j’avais beau avoir une place de concert dans ma poche, je n’avais pas vu Dylan sortir de la boutique, non. « Vous l’avez croisé. Je vous jure… » ajouta le type. « Je viens tout juste de lui serrer la main… C’est rien, je sais… Mais tout de même, c’était Dylan ! » Je n’avais pas même le souvenir d’avoir croisé quelqu’un en entrant, et encore moins Dylan que j’avais (re)découvert à l’automne en regardant le live MTV Unplugged diffusé le 17 novembre 1994. Dans cette série d’émissions, mes copains avaient tous été scotchés par le live acoustique de Nirvana, mais moi j’étais resté coincé sur Dylan et l’écoutais en boucle depuis des semaines. En 1994, déjà, l’œuvre de Dylan était conséquente et j’avais donc passé les derniers mois à écouter exclusivement ses disques, pour essayer de percer le mystère de cette voix, le brouillard de ses textes. J’avoue que, sur le moment, le type de chez « Boul’Dingue », je ne l’avais pas cru. Était-il possible qu’une star interplanétaire entre à l’improviste dans un banal magasin de Bande Dessinée d’occasion à 98

Lyon, fût-il aussi pointu ? Franchement, non : ce type avait surement rêvé, sinon pourquoi aurait-il inventé des salades ? En fin d’après-midi, j’étais monté à pied jusqu’au théâtre de Fourvière – c’est une colline, et ça grimpe… – en tâchant quand même, cette fois, de garder les yeux grands ouverts.

Dylan, in absentia, Louison éditions, 2022 © photo : Jean-Marie Périer


Épisode 8 : Bob Dylan Je pensais : au cas – improbable – où je recroiserais à nouveau Dylan, que pourrais-je bien lui dire ? Je ne maîtrise pas assez sa langue pour pouvoir l’aborder ! Il eut pour cela fallu préparer une invective originale – un truc sur les peintres de l’Ash Can School, ou bien, à minima, une question sur un héros parfaitement oublié de la Beat Generation, Mason Hoffenberg, par exemple ? Mais en anglais, je m’en pensais bien incapable… Des années plus tard, en 2013, à Tanger, m’est arrivée cette autre chose « improbable », juste après une performance des légendaires maîtres musiciens de Jajouka au Palais Moulay Hafid... Patti Smith était là, devant moi, à un mètre, et mâchait un chewing-gum de kiff, à la cool : le « mahjoun ». Il ne devait rester qu’une dizaine de personnes dans la petite salle décatie. Le set de Jajouka était terminé, mais Patti restait, tranquille, à discuter avec son guitariste, Lenny Kaye. J’étais à côté d’elle et regardais les biaudes qui dépassaient de sa veste en me disant « c’est Patti Smith de New York, je devrais quand même essayer de lui parler, ici, à la cool, à Tanger »… Si j’avais allongé le bras, j’aurais pu poser la main sur son épaule. Mais, là encore, il me fallait trouver une phrase... Quelque chose d’un peu singulier, à lui dire. Je me grattais la cervelle en observant ses biaudes, quand, à un moment, Patti s’est tournée vers moi. À cause de mes cheveux en bataille (ou bien m’ayant simplement confondu avec une de ses connaissances ?), Patti Smith s’est calmement approchée de moi, en me fixant, tendrement. J’ai alors vu ses pupilles de jeune femme briller dans la nuit tangéroise, puis j’ai simplement détourné le regard, en baissant les yeux. Cela se nomme timidité et j’aurais fait exactement la même chose si j’avais reconnu Dylan au sortir de chez « Boul’Dingue », rue des Trois-Maries, à Lyon, le 5 juillet 1994, vers 17h… Le soir même, inconfortablement assis sur les énormes pierres du théâtre antique de Fourvière, j’avais déjà oublié l’anecdote en observant Dylan entrer sur scène et chanter « Ce n’est pas moi babe / je ne suis pas celui que tu cherches ». Et je ne m’en souviendrais pas plus, lorsque durant le confinement de 2021 j’écrirais sur la table

Mason Hoffenberg et Bob Dylan dans les coulisses de l’Olympia à l’occasion de son 25ème anniversaire © Barry Feinstein, Paris, 1966

en formica de ma cuisine le livre Dylan, in absentia (2022). Mais ceci m’est tout à coup revenu ce matin en discutant au téléphone avec Philippe Schweyer du contenu de cette huitième « Chronique du Temps qui Passe » dédiée à Bob Dylan donc, que je n’aurais fait que croiser... Car j’en suis aujourd’hui convaincu, le type de « Boul’dingue », en fait, ne m’avait pas menti. I WANT YOU (extrait de Dylan, in absentia, chapitre I) Music Row, Nashville, Tennessee, 10 mars 1966. […] Après plusieurs va-et-vient entre New York et Nashville, Bob Dylan s’apprête à boucler son chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre de boucles brunes et de ronds de fumée. Au stylo Bic, Dylan 99


peaufine ses derniers textes. Depuis presque une année, secouées dans un jet par les vols d’une tournée internationale, n’auront cessé de tomber de sa tignasse fauve, notes et lettres entremêlées. Chargée de l’odeur du tabac et des sueurs sucrées salées d’Edie Sedgwick et de Sara Lownds, de sa chevelure électrostatique se détache la poussière de la route qui se dépose bientôt comme de la poudre blanche sur ses brouillons A4. Derrière ses Ray-Ban à double foyer neigent et pleuvent des mots. Pétrole et Pétrole Hahn : le plastique même des lunettes noires de Bob Dylan est en train de fondre et de se couler dans la forme ronde du tout premier double vinyle de l’histoire du rock : Blonde on Blonde. Enjambement de trois lettres oblongues : B.O.B.

mariage entre un expressionnisme rock et bluesy et des visions rimbaldiennes d’incohérence et de chaos […] » (Robert Shelton, Bob Dylan, sa vie et sa musique, Albin Michel, 1987). Les cheveux en bataille de B.O.B. saisis au grand angle dans le quartier glacé des abattoirs de New York par Jerry Schatzberg – le futur auteur du film Portrait d’une enfant déchue – suffisent : « Je cherchais un endroit intéressant en dehors du studio. Nous sommes allés du côté ouest, là où se trouvent maintenant les galeries d’art de Chelsea. À l’époque, c’était le district du conditionnement de la viande à New York et j’aimais son ambiance. Il faisait très froid et je grelotais. Parce que l’image choisie par Dylan pour la couverture est floue, tout le monde essaya d’en interpréter le sens, disant que cela devait représenter un plan ou un trip au LSD. Ce n’était pas le cas : nous avions juste très froid et tremblions tous les deux. Il y avait beaucoup d’autres images nettes sur la planche-contact, mais – et c’est tout à son honneur – Dylan a sélectionné cette photographie. » Tremblée, bougée, cette photographie de Schatzberg prise à l’hiver 1966 est comme une IRM, un scanner cérébral de la tête de Dylan. On y distingue clairement l’âme confuse et l’esprit diffus d’un jeune beatnik aux sourcils froncés et à la bouche pincée : un poète-rock, un punk-poète. L’album Blonde on Blonde sorti le 16 mai 1966 aurait été ainsi nommé par Dylan en référence aux coupes de cheveux jumelles de Brian Jones et de sa compagne d’alors, Anita Pallenberg. Coiffés toux deux « au bol », c’est-à-dire au carré, ils étaient bel et bien… Blonde On Blonde. On raconte également que Brian Jones, quelques jours seulement avant sa mort – l’esprit perdu dans les vapeurs d’amphétamines – restait toujours persuadé que le mystérieux « Mister Jones » de l’obscure chanson de Dylan, Ballad of a Thin Man, là encore… c’était Lui. Une violente dispute aurait même éclaté entre eux deux, le soir du Blackout, à New York, le 9 novembre 1965.

Bob Dylan ayant veillé toute la nuit pour écrire © Lisa Law, Los Angeles, 1966

À chevelure secouée, photographie tremblée… Autoportrait capillaire et mental, la pochette de Blonde on Blonde ne supportera aucune typographie : ni titre, ni nom d’auteur, ni même de tracklisting en quatrième. Seul le logo de Columbia, en haut à droite, comme un tampon de boucher au cul d’une vache. Inutile d’en rajouter pour identifier le signataire de ce « remarquable 100

Débutant leur quatrième tournée américaine, les Rolling Stones étaient effectivement à New York ce soir-là. Durant leur séjour, Brian Jones aurait passé quelque temps dans « un studio d’enregistrement » avec Dylan et Wilson Pickett. On raconte que Brian était le seul membre des Stones à pouvoir s’entendre avec Dylan, à tel point que Bob lui aurait malignement proposé une place dans son groupe. Brian Jones hésita, puis se désista. Juste avant la grande panne de courant, Brian organisa une fête dans sa suite du Lincoln Square Motor Inn, un palace appartenant au gouvernement chinois (tiens, tiens…). Il y invita Dylan. Quand Bob rentra dans la suite de mystère Jones, toutes les lumières de


Pochette de Blonde On Blonde, 1966. Photo © Jerry Schatzberg

Blackout NYC, 1965

D’autres témoignages rapportent que Bob Dylan et Keith Richard se seraient eux aussi fâchés et en vinrent aux mains dans une boîte londonienne durant la tournée anglaise de Bob. Keith Richard reprocha à Dylan d’avoir utilisé le nom même des Rolling Stones dans son tube Like a Rolling Stone. Keith aurait-il eu vent du fait que Bob avait tenté de débaucher Brian pour déséquilibrer le groupe anglais ? Les Stones en tout cas se remirent facilement de la démission (forcée) de « Mister Jones » ; Brian, pas. Because something is happening here But you don’t know what it is… Do you, Mister Jones? Anita Pallenberg & Brian Jones © Werner Bokelberg

New York s’éteignirent. Dylan aurait alors déclaré : « C’est une invasion de Martiens ?! Rallumons ! » Mais… plus rien. Seule la lune, pleine, brillait cette nuit-là sur New York, entièrement plongé dans le noir. Deux types aux lunettes noires – Bobby Neuwirth et Robbie Robertson – étaient présents ce soir-là. Bob On Bob, Black On Black : la Garde Rapprochée de Dylan ricanait d’un seul homme. Pour concurrencer les Stones, quelle plus belle idée pouvait avoir Bob que d’embarquer avec lui leur leader sur les routes d’Angleterre ? Allumant leurs mèches, les quatre garçons dans le noir tentèrent un bœuf à la lueur des bougies. Avant qu’elles ne terminent de se consumer, les musiciens s’étaient définitivement brouillés. Bill Wyman, le bassiste des Stones surnomma plus tard cette Jam session : « La déconfiture ».

Car quelque chose est en train d’advenir ici Mais vous ne savez ce que c’est N’est-ce pas, Monsieur Jones ? Bob Dylan, Ballad of a Thin Man, 1965. Mais revenons à Music Row et au concret du Studio A. Dehors, le jour à peine commence à poindre. Nous sommes en mars : les premiers rayons du soleil ne saturent pas encore les briques rouges du hangar de Columbia mais, sur les tôles du Rooftop, sur les vitres poisseuses, la lumière de la Lune s’estompe... Nous sommes entre chien et loup. Dans l’incertitude. La bande magnétique s’enroule dans les bobines historiques de la Country de Nashville. Ces magnétophones d’acier trempé de la musique américaine. Ils ont déjà tourné pour Elvis, pour Chuck Berry, pour Johnny Cash, ces vieux enregistreurs à bandes. Al Kooper, qui a tout 101


préparé, tient encore et toujours à son morceau. Il sait déjà qu’il jouera une petite boucle d’orgue désinvolte sur les couplets et ne frappera ses pleins accords qu’au moment de l’arrivée du pont. Il est déjà monté, Al, sur le pont d’I Want You…

Al Kooper, 1965.

Au moment d’enregistrer cette cinquième prise d’I Want You, tous les musiciens de Dylan savent qu’ils en ont terminé, et que le disque de Bob est une bombe. I Want You sera la cerise sur le gâteau. Le pompon de Blonde On Blonde. Un pic dans la carrière de l’artiste. Un sommet. Le torrent de la voix de Bob, ruisseau de toute première de catégorie, dévale de ce sommet, en charriant sables et galets. C’est la voix fêlée de la jeunesse de la contre-culture. Tendre, mais rêche, haute mais rauque. Elle y est comme une femme et se brise comme une toute petite fille. Elle est un bas de soie qui se file sous la main qui le caresse. Surtout, I Want You a ce son de « vif argent », le « Mercury Sound », dont Dylan reparlera avec nostalgie à Ron Rosenbaum, dans une interview pour Playboy, en 1978 : « Oui. C’est ce son clair, vif, fluide et sauvage comme le mercure. Un son métallique, brillant comme l’or, d’une grande puissance évocatrice. Et ce son, c’est le mien. » (Bob Dylan) Les balais de la batterie – les « fagots » plutôt –, le piano presque velvetien qui plaque ses accords dans le haut médium, l’harmonica de Bob bien sûr, s’engouffrent comme de l’huile dans un mécanisme de précision… Une horlogerie : I Want you est une montre – 3 minutes, 5 secondes – un chronomètre. Elle court, elle court, la chanson de Dylan. […] 102

I Want You est la porte d’accès à l’œuvre, difficile, de Dylan : une de ses chansons les plus évidentes, les moins complexes et en même temps, elle reste farouchement, viscéralement, une chanson cryptée, un chant d’arcanes. C’est-à-dire une chanson de Dylan. I Want You une chanson de geste. Du « fin’amor » elle est la version rock & folk. C’est une chanson sur le désir jusqu’auboutiste, littéralement : à bout de souffle. Elle est Envie. C’est une érection matinale de 3 minutes et 7 secondes. Une bandaison. Mais à quelle femme fatale sont donc adressés ces mots d’amour fou ? Pour qui sonnent les saxophones d’argent, pour qui pleure l’orgue de barbarie plaintif et tintent ces cloches fêlées, ces cuivres « fourbus » ? Pour qui Dylan s’interromptil tout à coup de boire dans sa tasse ébréchée ? Pour qui bande-t-il donc, ce matin, Bob Dylan, dans le studio A de Columbia ? Pour Edie Sedgwick ? Pour Nico ? Pour Claudia Cardinale, représentée sur la première version de la pochette de B.O.B. (une photo, là encore, de Jerry Schatzberg)... Ou bien pour la fiancée même de Brian Jones, la blonde Anita Pallenberg ? Pour une seule femme ou bien pour toutes ? Pour toutes les femmes ou bien une seule ? « Bob n’a jamais écrit une chanson sur une personne précise. Elles parlent d’un tas de gens, et quelquefois de personne du tout » a confié un jour Bob Neuwirth à Bob Shelton. Bob On Bob, encore ! La thèse la plus répandue serait qu’I Want You s’adresserait à Edie Sedgwick, la superstar peroxydée de la Factory d’Andy Warhol. « She was white on white / so blonde on blonde » : elle était blanc sur blanc / blonde sur blonde a dit d’elle Patti Smith. Edie portait même, soi-disant, un enfant de Bob à l’époque : un bébé de Bob. Un b de B.O.B. Mais de quel Bob parlons-nous ? Puisqu’Edie


sort, en réalité, avec le meilleur ami de Dylan : Bob Neuwirth. Edie, que Dylan et Neuwirth ont arrachée des bras de Warhol, considérant qu’Andy la droguait, la prosti-tuait à petit feu, crut en tout cas très fort qu’une histoire était possible entre eux. Un film était en préparation, adapté de la vie de Lupe Vélez. Sauf que la vie de Lupe Vélez, c’est la vie même d’Edie, la chronique de sa mort annoncée. […]

même toute une flopée de ces costumes anglais lors de sa tournée de 66, et en changera tous les soirs, à chaque concert. […]

Dylan dans son Austin Princess, Don’t Look Back © D.A. Pennebaker, 1965.

Edie Sedgwick, Screentest © Andy Warhol, 1964.

Pourtant, comme Bob Neuwirth, j’ai le sentiment, qu’I Want You ne s’adresse à aucune femme en particulier, mais au contraire, à l’Angleterre tout entière. Elle est la plus Anglaise des chansons américaines de Dylan. Sa seule chanson « Pop ». Et c’est, je crois, un morceau que Dylan n’aurait sans doute jamais écrit sans les Beatles ni sans les Rolling Stones […] Telle Edie, enlevée à la Factory, telle Like a Rolling – chipée aux Stones – I Want You est arrachée à l’Angleterre des Beatles. C’est une prise de guerre. I Want You est un chant d’invasion. La chanson fut d’ailleurs diffusée essentiellement par des radios pirates émettant depuis des bateaux stationnés en mer et qui concurrençaient alors la BBC. En chantant I Want You, Dylan porte un costume cintré : pied de poule, à rayures, il en aura

Dans Eat the Document, film qui débute par la prise d’un rail de cocaïne (plus ou moins mimé par Dylan) sur une table de formica et se termine avec la menace d’un jet de vomi sur l’objectif – d’où ce titre « Eat the document » / Mange mon vomi (traduction de l’auteur…) – on assiste, à la fin, à une longue séquence ou Dylan divague sur la banquette arrière d’une Austin Princess Vanden Plas Saloon Limousine, immatriculée 540 CYN, prêtée par les Rolling Stones et utilisée par les Who. Il a traversé l’Angleterre, l’Écosse dans ce carrosse, Dylan ; c’est son tour-bus en quelque sorte… Et c’est pour lui tout un symbole. Nous sommes le 27 mai 1966 et John Lennon est assis lui aussi sur la banquette arrière, aux côtés de Dylan. Dans cette voiture « royale » ayant réellement été utilisée par des membres de la Couronne anglaise, ces deux princes du rock – les plus talentueux du monde à l’époque – n’ont simplement rien à se dire. Ils se toisent, se dénigrent. Bob est malade, saoul, drogué – il a pris « quelques millilitres » de… (inaudible). Et tandis que Dylan ne cesse de se frotter les yeux de fatigue, Lennon l’enjoint vainement à se tenir droit : « Viens, viens, mon garçon, ce n’est qu’un film. Ressaisis-toi ! » Mais Dylan veut simplement rentrer chez lui. Il veut voir un match de baseball, regarder la télé toute la nuit. Il n’en peut plus du fog anglais, des chambres d’hôtel humides, des fans et des petites Anglaises prêtent à tout pour coucher avec lui, des folkeux lui reprochant de s’être électrifié. Il n’en peut plus de se faire traiter de messie, de Jésus. De se faire traiter de Judas (c’est tout comme). Il ne joue pas de la musique anglaise, lui, mais américaine. Et pour 103


de la photographie utilisée en couverture de mon livre, il avait pourtant demandé quelques jours auparavant si Françoise était « bonne au lit ». Il ne put le vérifier. Il n’est qu’un repoussoir pour Hardy, un épouvantail… aux ongles noirs. Il n’est pas blond comme Brian Jones ou Jacques Dutronc, Dylan. Il n’a pas leur visage poupin. Il est maigre, sale et… drogué. Comme l’Albatros de Baudelaire – un pélican d’Amérique plutôt – il est un oiseau mazouté. Dylan veut simplement rentrer chez lui, se remplumer chez les Amérindiens. Bob Dylan attendant le ferry, Aust terminal, 1966 © Barry Feinstein

Bob Dylan & Françoise Hardy, Olympia, 1966 © Barry Feinstein

ceux qui n’auraient pas compris, il va jusqu’à utiliser un immense drapeau américain en guise de fond de scène. Il ne fait pas de la « Pop », Dylan, mais… du « Rock » ! « I just want to go home! » dit Bob à John. Il veut rentrer chez lui Dylan, retrouver Sara, sa femme et sa maison-atelier de Hi Lo Ha. Il a tranché. Il regarde son alliance. Son épouse ne sera ni Joan Baez, ni Edie Sedgwick, mais « Celle qu’à défaut d’autre nom on désigne sous le nom de Sara »1. Sara Lownds : une… Madone. La Brune pour laquelle il a écrit le plus long titre de Blonde on Blonde : Sad Eyes Lady Of The Lowlands. Sa « meilleure chanson » dit-il. Une ode d’amour mystique et, là encore, cryptée : dans « Lowlands », entendre… « Lownds ». Hors caméra, Lennon raccompagnera Bob, chancelant, en le trainant jusqu’à l’hôtel Mayfair. Le combat de coqs est terminé. Dylan gerbe sur son costume anglais. En s’endormant, il est déjà à Byrdcliffe, dans son village d’artistes. Lennon n’a qu’à aller se faire voir dans son palais de 21 pièces, Bob disposera lui d’une demeure de 30 pièces, à Woodstock. Il rêve – peut-être ? – du kangourou empaillé, rapporté récemment de sa tournée australienne et qu’il installera derrière son piano dans la chambre rouge d’Hi Lo Ha, sa maison. Il pense à sa pièce entièrement remplie de livres d’art. Il rêve de peindre. De parler avec ses voisins, artistes tout comme lui, mais pas comme les Beatles… Il aperçoit le sous-sol d’une maison rose et songe aux fesses lunaires de Sara : sa seule boussole, sa seule planète : ronde. Il veut rentrer à la maison. Il ne se sent pas chez lui, ici en Angleterre, où il n’est de toute façon pas le bienvenu. L’avant-veille, il a joué à Paris, à l’Olympia. Après le concert, sur un Teppaz, dans sa chambre de l’hôtel Georges V, il a fait entendre à Françoise Hardy deux nouveaux titres : Just Like a Woman et… I Want You. Elle n’a rien capté au message. À Jean-Marie Périer, l’auteur 1 Bob Dylan, Entretien avec Robert Shelton

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Peu après, John Lennon s’achètera bientôt, lui aussi, une Austin Princess, de 1956, mais… dans sa version « corbillard ». L’automobile est visible dans le film Imagine (1972)… Cela, on le sait, ne lui réussira pas. Quant à Dylan, enfin entré chez lui, il repensera, longtemps après, à John, et à leur sombre balade dans la banlieue de Londres. Il confondra bientôt le visage tuméfié de Lennon avec la calandre couronnée de l’Austin Princess : maudite bagnole, voiture hantée… Il enverra alors un message crypté à Lennon dans sa chanson Roll, On John publiée en 2012, sur l’album Tempest. Pour être certain d’être bien entendu, Bob la chantera – comme il se doit – d’une voix d’outre-tombe : Shine your light Movin' on You burned so bright Roll on, John Roll on, John, roll through the rain and snow Take the right-hand road and go where the buffalo roam They'll trap you in an ambush before you know Too late now to sail back home Allume tes phares Déplace-les Tu as brûlé si brillamment Roule John, roule… Roule, roule John Sur la pluie et la neige Prends la route à main droite : là où paissent les bœufs Par surprise, ils te piègeront, en embuscade Il est trop tard désormais pour retourner à la maison… Bob Dylan, Roll On John, 2012.



MES PARENTS DESCENDAIENT LE RHIN EN KAYAK Par Stéphanie-Lucie Mathern ~ Photos : Benoît Linder

FRANCIS MEYER

Nous sommes en retard. Francis attend à l’extérieur, total look jean et petites lunettes à la Araki, videur de la rue, cerbère lançant un « Tout arrive ! » Il le sait, la poésie est un insolent moyen de dire la vérité et de lier les choses. En commençant par les toilettes, je trouve le parfum Memento Mori de Killian, odeurs de café, de rhum et de cyanure. Tête de mort, qui trouve sa place parmi les autres natures mortes expressionnistes. Francis, facétieux, a mis un moulage de fente à l’intérieur du coffret. Drame de la mère qui met au monde un homme mort, disait Anna de Noailles. 106

Les crucifix, crânes et statues d’art premier se confrontent aux livres dans un frais carambolage entre le médiéval et le primitif, infernal cabinet de curiosités. Il préfère le mot Wunderkammer, cabinet des merveilles. Le pèlerinage n’a pas de fin et ouvre les portes de la compréhension. L’œuvre est comme nous, toujours à la recherche de ce qu’elle peut devenir. Francis Meyer est collectionneur, il interviendra sur l’Art africain dans un colloque du 6 au 7 mai, intitulé Idoles d’hier et Images d’aujourd’hui, organisé par l’Université de Strasbourg. Son intervention


Voir, toucher, manipuler, présentera et donnera à voir des statues africaines. Des œuvres nécessaires pour appréhender pleinement notre humanité, la part maudite et essentielle de nous-mêmes. Chacun de nous porte en lui le fantasme d’une société secrète, des réminiscences de rites initiatiques qui encourageraient à approfondir notre identité, proche du tumulus funéraire. L’art n’est jamais loin de la magie, mouvement créé par la dissymétrie et la frontalité. Son premier achat était une chauve-souris de Hans Bellmer. Il y a 50 ans, rappelle-t-il. Payé en plusieurs fois avec son salaire de prof de lettres. Il faut autant de talent pour dépenser son argent que pour le gagner. Il parle de vocation, dit avoir été bon pédagogue, avoir puni rarement. Il est toujours question de transmission chez Francis Meyer. Tout commence par la mort, la dernière danse pour venir jusqu’aux arts premiers, la genèse. Collectionnés depuis vingt ans. Je veux tout savoir, et l’important c’est d’avoir du nez, rappelle-t-il. Francis prend note de ce qui l’entoure et sait voir au-delà de ses habitudes. Il faut savoir faire résonner les choses ensemble, l’ancien avec le contemporain (Bonnard, Manet, et son cadeau de mariage, une gravure de Gauguin), le votif avec la simple esthétique. Il encourage la perception sensible avec un regard généreux et vif sur le monde. Il s’approprie pour s’enrichir et entendre des voix d’ailleurs. Celles de peuples sans écriture à la mythologie complexe dans une profusion de bois, matériel simple et brut. Les statues, Christ d’une autre croyance, sont des gardiennes du temple où de nos états d’esprit, pouvant à certains moments rétablir l’envie de cultiver l’altérité. Même si parfois – comme l’homme des cavernes – il faut décider immédiatement si on a affaire à un ami ou un ennemi. Sur la question de la foi, il se dit agnostique. La résonance s’est faite avec cet univers éloigné de sa culture, mais pas forcément de son vécu. La base de tout, c’est les livres, lance-t-il. Et je me souviens de certaines plaisanteries sur le suicide, disant que tant qu’il reste des piles de livres, il n’y avait pas lieu d’y penser franchement. Lévi-Strauss a fait du bien. Malraux a commis une erreur avec l’univers des formes. Il lit les Cahiers de l’Herne d’Hannah Arendt (elle était quand même très moche, lance-t-il pour réveiller les morts), et finit par la citer, dans le vide de la pensée s’inscrit le mal. Les arts ne font que dialoguer, sa musique c’est plutôt le jazz (Thelonious Monk !) et le classique, des choses qui ne troublent ni la lecture ni l’écriture. Alsacien – nous blaguons en dialecte (lipf des butterarschel!) en buvant crémant et fleur de bière. Francis est fils unique. Il a grandi à la Montagne Verte, avec un jardin au bord de l’Ill. Son père,

—T out l’univers visible n’est qu’un magasin d’images et de signes auxquels l’imagination donnera une place et une valeur relative. — Baudelaire Malgré-nous, pilote de char, survivant en Russie, est rentré à pied de la frontière russe. Francis Meyer lie l’esprit au corps – lever 5 heures, cent pompes. Il a fait de la lutte, de l’haltérophilie et a aussi joué en Nationale 2 de volley. Il aime les rituels, commence par les premières nouvelles du jour du canal 27, un café noir, et trois tartines de pain complet (2 confitures de fruits rouges et 1 au miel). Toutes les pièces, je les ai en triptyque. S’ensuit 2 heures de lecture et d’écriture, repas, une marche rapide en ville, promenade des chiens pour finir par dormir à poil et bien. Savoir jongler avec la rationalité et le cri primal. 107


HORS CHAMPS Par JC Polien

L’album Figure 8 devait sortir peu après le 4 avril 2000, jour de ma rencontre avec lui. Comme à l’accoutumée, et sachant que l’artiste disposait généralement d’un temps limité en période de promo, j’étais parti en quête d’inspiration dans le quartier de Pigalle, bien avant l’heure de mon rendez-vous dans un hôtel de la rue de Dunkerque. J’étais resté en arrêt devant le n°56 de la rue, qui abritait l’entreprise PROFEU, un distributeur en extincteurs. Le chef d’atelier m’avait promis à peine une dizaine de minutes pour quelques prises de vues dans le lieu du stockage. De retour à son hôtel, j’ai conduit alors le chanteur, très introverti et peu loquace, jusqu’au n°56… La météo annonçant un temps médiocre, Elliott Smith portait une parka noire que je lui avais demandé de garder pour le shooting du dehors. Puis, selon mon souhait, il ôta docilement sa veste une fois installé à l’abri, près des stocks, puisque son t-shirt faisait un parfait rappel avec le rouge des extincteurs. J’ai dû faire avec lui une douzaine de vues. Il s’appliquait à suivre mes instructions à la lettre, sans poser aucune question, en gardant un mutisme étonnant ! Rarement séance fut aussi fluide, comme une sorte de « vite fait, bien fait ».

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lectures

TÈ MAWON De Michael Roch – La Volte Le monde envie Lanvil, la mégalopole caribéenne, modèle de société technologique, sécuritaire et sanitaire. Mais pour certains, elle est « un joyau en surface, pourri au cœur ». Un sentiment de révolte gagne aussi bien les habitants des étages inférieurs de cette cité verticale que ceux des étages supérieurs. Les uns veulent moins d’injustices, les autres, rompre avec l’illusion que leur servent les écrans. Les personnages de ce roman de SF caribéenne – le premier du genre – appartiennent aux deux mondes et luttent pour renverser l’ordre établi. Chacun est doté d’une langue – une sorte de créole, l’argot des cités, un français parfait… – et de motivations propres. Tous aspirent au bonheur et à la liberté. Le Tout-monde, la terre des ancêtres – la terre marronne du titre – n’est pas seulement un lieu mythifié, c’est aussi une idée poétique et philosophique. On « highquiesce ». (N.Q.) SOUVENIRS DE LA KOLYMA De Varlam Chalamov – Ed. Verdier Russie, 1922 : Lénine lance la Nouvelle Politique Économique et Varlam Chalamov (1907-1982), fils de prêtre orthodoxe, se voit interdire l’entrée à l’université. Russie, 2022, Memorial, la plus ancienne ONG russe et la plus connue pour ses travaux sur les répressions de la terreur stalinienne, est dissoute. En Sibérie, à 6 000 kilomètres de Moscou, le goulag de la Kolyma a été pendant plus de 30 ans, la plus terrible zone de déportation du régime stalinien. Libéré de ce camp en 1951, Varlam Chalamov écrit Les Récits de la Kolyma, recueil de 1 700 pages publié en français en 2003, compulsivement, par fragments, dans le souci constant d’interroger le pouvoir de la langue sur la réalité de la mémoire. Souvenirs de la Kolyma est un volume inédit qui poursuit le travail d’édition complète des œuvres fondamentales du poète. (V.B.) 110

Épigraphies d’un fleuve De Matthieu Messagier – La clé à molette Alors que Matthieu Messagier nous a quittés le 1er juin 2021 et qu’une grande soirée permettra enfin de célébrer dignement en compagnie de ses amis le poète et sa poésie à la Parole Errante à Montreuil le 29 avril, La clé à molette rassemble trois de ses textes (L’Alose aux épars, De la tanche et de son principe complétif et L’Angélus des nénuphars) dans un très joli livre de la collection Théodolite. En le découvrant, on se remémore ce qu’écrivait Christophe Fourvel dans Novo n° 60 : « Matthieu aura vraiment tout fait pour que l’on ne soit pas triste d’apprendre sa mort. Mais il faut reconnaître qu’il n’a pas tout à fait réussi ». (P.S.) Sur le volcan De Theo Hakola – Actes Sud Si on a souvent raison de se méfier des chanteurs qui se rêvent écrivain, Theo Hakola, d’abord connu comme leader charismatique d’Orchestre rouge et de Passion Fodder, nous prouve avec ce sixième roman publié en France, et traduit de l’américain, qu’il faut se méfier des a priori. Celui que le NME avait joliment surnommé le « Baudelaire à guitare électrique » n’a rien perdu de sa fougue et est désormais un écrivain capable de nous embarquer dans un périple rocambolesque à travers l’Europe (Budapest, Belgrade, Budva, Athènes…) avec en ligne de mire les fondamentalistes qui nous pourrissent la vie et qu’il combattra sans doute jusqu’à son dernier souffle, derrière un micro ou à son bureau, armé d’un humanisme revigorant dont on espère qu’il est contagieux. (P.S.)



sons

ORVILLE PECK Bronco / Columbia

TINDERSTICKS Past Imperfect / City Slang

S’il est un homme qui parvient à faire voler en éclats les barrières qui séparent la musique country de la pop, c’est bien Orville Peck. Déjà avec Pony en 2019, le cow-boy à paillettes avait donné un grand coup de pied dans la fourmilière conservatrice. Assumant ouvertement son homosexualité, il avait fait grand bruit et inspiré d’autres artistes, Lil Nas X par exemple. Avec ce deuxième opus, des arrangements purement country à base de bottleneck et d’harmonica empruntent des voies psychédéliques qu’il sublime de sa voix de crooner. La justesse se situe à la hauteur des frissons qu’elle procure avec ce condensé de sensibilité à l’état pur qui invite à s’affirmer soi-même, quelles qu’en soient les conséquences. (C.J.)

Trente années d’une vie méritent bien un nouveau best-of pour cette formation qui compte parmi nos préférées depuis ses débuts. Une face par tranche d’âge, et le sentiment d’un quasi sans-faute pour cette formation anglaise, unique et si élégante – c’est dire. Avec discrétion, la petite troupe de Stuart Staples and co, abreuvée à l’œuvre de Townes van Zandt autant qu’à celles de Lee Hazlewood et de Serge Gainsbourg, a su passer les orages presque sans dommage pour nous parvenir intacte : singulière, sublime. Et surtout prête à poursuivre l’aventure avec la même soif d’intégrité. (E.A.)

BLACK COUNTRY, NEW ROAD Ants From Up There / Ninja Tune La bonne surprise de ces derniers mois. Et même si le groupe semble dans l’incapacité de stabiliser son line-up – le départ regrettable de son chanteur au début de l’année a défrayé la chronique –, il s’impose d’emblée comme l’un de ces espoirs dont l’Angleterre avait fini par nous priver. Dans une veine folk, pop et jazz, ce septet prolifique puise à bien des sources avant-gardistes. Et ça s’entend au fil des chansons : un gimmick répétitif à la Steve Reich, une rythmique anguleuse façon Père Ubu ou une subtile plongée en apnée inspirée de Peter Hammill, les possibilités semblent infinies pour ces génies d’un genre nouveau qui soufflent un vent frais sur la pop. (E.A.) 112

OFEGE Try and Love / Tidal Waves Voyant la fin des cours approcher, cinq adolescents nigérians décident de frapper aux portes des studios pour repartir avec un souvenir enregistré. Après avoir essuyé plusieurs refus, ils se voient tendre un stylo pour signer des contrats avec EMI auxquels ils ne comprennent rien. Ils repartent avec leurs disques gravés, satisfaits. Melvin Ukachi raconte comment, l’été qui suit, il surprend son album en publicité pleine page du Daily Times. Dès la rentrée, les jeunes hommes sont des stars à Lagos… Repris maintes fois dans des compilations psyché, Try & Love fait désormais figure de joyau caché des années 70, et pour cause, leur funk psychédélique, inspiré autant par Hendrix que par Fela, est aussi bluffant qu’efficace. Les essayer, c’est les aimer. (C.J.)






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