NOVO N°63

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sommaire

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Starlight

HOMMAGES À FRANÇOISE NUÑEZ 6-11

Ont participé à ce numéro :

FOCUS 14-30

RÉDACTEURS Nathalie Bach, Cécile Becker, Amélie Bernaud, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Benjamin Bottemer, Emmanuel Dosda, Sylvia Dubost, Caroline Châtelet, Lucie Chevron, Nicolas Comment,Christophe Fourvel, Clémantine Gairaud, Clo Jack, Guillaume Malvoisin, Stéphanie-Lucie Mathern, Martial Ratel, Mylène Mistre Schaal, Lucas Schrub, JC Polien, Nicolas Querci, Aurélie Vautrin, Nathanaelle Viaux, Fabrice Voné, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.

ÉDITO 5

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

ÉCRITURES 33-59

Les éditions de l'Olivier 34-41, Sam Shepard, Rodolphe Barry et Dominique Falkner 42-49, Nicolas Mathieu 50-53, Des Vivants 54-57, Florence Andoka 58-59

SCÈNES 61-75

Les Vagamondes 62-64, Nathalie Béasse 65-67, Théorème(s) 68-69, Nostalgie 2175 70-71, Aurélie Gandit 72-73, Bajazet 74-75

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Bearboz, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Nicolas Comment, Richard Dumas, Romain Gamba, Delphine Ghosarossian, Anne Immelé, Benoît Linder, Renaud Monfourny, Zélie Noreda, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle.

SONS 77-86

D’Autres Formes 78-79, Fragment 80-81,

The Wooden Wolf 82-86

COUVERTURE Photo : collection privée IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : février 2022 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2022 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

ARTS 87-98

Georgia O’Keeffe 88-91, Mondes Flottants 92-93, Aller contre le vent 94-95, Espace Multimédia Gantner 96-98

IN SITUS 100-112

Les expositions de l’hiver

CE MAGAZINE EST ÉDITÉ PAR CHICMEDIAS & MÉDIAPOP

CHRONIQUES 114-124

CHICMEDIAS 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com — 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com — 03 67 08 20 87

Nicolas Comment 114-121, Stéphanie-Lucie Mathern 122-123, JC Polien 124

MÉDIAPOP 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

Livres 126 Disques 128

SELECTA

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Tu aimes le bleu ? J’avais hâte de rentrer me mettre au chaud, mais je n’ai pas pu m’empêcher de faire un léger détour pour jeter un œil à la devanture de la librairie. Cette fois, la libraire avait choisi de mettre en vitrine les livres dont la couverture était bleue. Il y avait des livres de développement personnel, de marketing opérationnel, de management participatif, un roman américain, un guide de voyage… J’aurais pu rester des heures à contempler cet assemblage d’ouvrages qui n’avaient rien en commun si ce n’est leur couleur, mais j’ai senti une présence dans mon dos. – J’étais sûre que c’était toi ! Cette voix. Il ne m’a fallu qu’une fraction de seconde pour la reconnaître. – T’as pas changé. Toujours le même ! J’aurais voulu lui dire la même chose, mais la vérité était beaucoup trop cruelle. – T’en fais une tête ! La lueur dans ses yeux avait résisté aux épreuves. – Tu m’as reconnue ? Ça faisait plus de trente ans, mais c’était impossible de l’oublier. – Je croyais que tu étais partie à l’autre bout du monde. Tu es de retour ? – Je suis revenue pour m’occuper de mon père. – Il est où ? – À l’hôpital. T’as des belles pompes. On dirait que ça marche pour toi. J’étais au bord du gouffre, mais j’ai senti que ça aurait été indécent de me plaindre. – Je m’accroche. Et toi ? Elle avait été la plus belle fille du quartier. Il y a une éternité. Elle a rigolé. – En attendant de toucher ma retraite, je squatte un petit cabanon pas loin de la mer. Il y fait meilleur qu’ici. Malgré l’obscurité, j’ai vu que ses dents étaient en mauvais état. Elle avait été une enfant choyée. Elle avait été une jeune fille pleine de vie attirée par les mauvais garçons. Elle avait fréquenté des types pas très recommandables. Elle avait travaillé dans un hôtel. Elle était partie sans laisser d’adresse. Je préférais ne pas trop savoir. – Cette nuit, je dors dans ma voiture. Quand mon père sortira de l’hôpital, j’irai vivre chez 5

Par Philippe Schweyer

lui quelques jours avant de retourner dans mon cabanon. – Tu ne veux pas qu’on aille manger quelque part ? – Je n’ai pas de pass. – Je connais un endroit où ils ne feront pas d’histoires. – Je ne veux pas tricher. – C’est moi qui t’invite. Elle a rigolé en allumant une cigarette. Ses yeux brillaient dans la nuit. – Alors, je préfère aller en discothèque. Qu’est-ce que tu regardais ? – Les livres. – Tu aimes le bleu ? – J’aime toutes les couleurs. – Tu aimes toutes les couleurs, tu aimes tout le monde, tu ne ferais pas de mal à une mouche, tu as tes trois doses, ton petit confort, ta petite bagnole… Il valait mieux en rester là avant qu’elle devienne agressive. J’ai fouillé dans mes poches pour lui donner un peu d’argent. – Je ne veux pas de ton fric. Je ne pouvais pas partir comme ça. – T’es sûre que tu n’as besoin de rien ? – J’aurais voulu que tous ceux qui m’ont aimée se tiennent autour de moi comme un mur… – C’est dans un film ? – Le Désert rouge… Monica Vitti… Tu as oublié ? – C’est loin… Un ange est passé. On n’avait plus rien à se dire. – J’étais contente de te voir. – La vie est passée trop vite. Elle a baissé la tête. – Pas pour moi. Toute la gaîté dans sa voix s’était envolée. Elle a relevé la tête pour me fixer du regard quelques instants avant de s’enfuir sans se retourner. J’avais le pressentiment que c’était la dernière fois que je la voyais. Je n’ai rien fait pour la rattraper.


Bernard Plossu, Italie, 1988


FRANÇOISE, PLEINE DE GRÂCE Par Nicolas Bézard

Née en 1957, la photographe et tireuse Françoise Nuñez s’est éteinte peu avant Noël, victime d’une maladie foudroyante. Artiste d’une liberté absolue, elle défendait, au côté de son époux Bernard Plossu, une certaine idée de la douceur en photographie. Françoise n’est plus mais ses images n’en finiront jamais de nous fasciner. Comment dire toute la peine qui fut la nôtre en apprenant la disparition de Françoise Nuñez, le 23 décembre dernier ? Elle était cette jeune beauté toulousaine aux racines andalouses rencontrée par Bernard Plossu au début des années 1980, et dont il tomba aussitôt éperdument amoureux. Elle était cette présence intense et sauvage découverte dans tant d’inoubliables photographies de Bernard – et comme on comprenait alors son besoin de le fixer à jamais sur pellicule, ce merveilleux sortilège du regard de Françoise. Elle était cette silhouette joyeuse qui court à contre-jour sur une plage, à côté de ses deux enfants petits ; cet air presque slave de madone farouche, sous la pluie d’Alicudi ; ce dos nuageux et pudique qui se retourne dans les draps de l’amour, dont Alain Bergala remarquait, dans un très beau texte [Alain Bergala, sur une photographie de Bernard Plossu, dans la revue Mettray, septembre 2015], « les omoplates en forme d’ailes d’anges ». Elle était avant tout ce talent pur et brut de la photographie, comme en attestent les images qu’elle rapporte de son voyage initiatique en Afrique en 1980 – de Djibouti à Addis-Abeba – où toute la magie est déjà-là, celle de la distance juste, de la simplicité du regard direct et sans fioriture, du noir et blanc doux qui révèle la beauté du monde.

Dans la foulée de leur coup de foudre, Françoise Nuñez et Bernard Plossu voyagent ensemble. Ils se marient en 1986, année de naissance de leur fils Joaquim, qu’ils emmènent bébé à Stromboli. Manuela naît en 1988, et la famille s’installe quelque temps sur l’île de Lipari, plus longuement en Andalousie, où Françoise a ses racines, puis durablement à La Ciotat, dans le sud de la France. Pologne, Portugal, Inde, Turquie, Grèce : les voyages seuls, à deux ou à quatre, se succèdent. L’Inde, qu’elle n’a de cesse de retrouver, devient une obsession pour Françoise Nuñez, « un endroit où chaque découverte vous nourrit, vous interroge ». Mais nulle recherche d’exotisme dans ce besoin d’ailleurs, le voyage est chez elle une aventure intime, une façon de mettre sa sensibilité au service de ce qu’elle voit et de dépasser le regard touristique, celui qui ne donne forme à rien, qui n’a pas de point de vue. À l’étranger, Françoise fait confiance au temps long, vit au rythme des gens, parcourt les rues, prend les transports en commun. Elle rencontre, reconnaît, ne force jamais. Elle patiente, comme devant un poste de radio dont on tournerait délicatement le bouton, en quête de la bonne fréquence, du son qui jaillira soudain, pur et clair. Elle vagabonde librement, son immersion est totale et son bonheur, semble-t-il, aussi. Peut-être que Françoise n’a jamais été aussi heureuse qu’avec son appareil photo tout cabossé en main, dans une ville ou un pays inconnu, quand la solitude rejoint la plénitude, et qu’on se sent parfaitement soimême, à la bonne place, vivant. 7


Françoise Nuñez, Ethiopie, 1980

On a souvent dit que les images de Françoise Nuñez ressemblaient à celles de Bernard Plossu. C’est vrai et c’est faux à la fois. Bien sûr, leurs deux regards s’abreuvent à cette même source de la rigueur et de la sobriété que procure l’usage du 50 mm, le seul objectif capable de rendre compte d’une expérience du visible à dimension humaine. Bien sûr, la plénitude de leurs gris s’accorde, et ce n’est pas un hasard s’il incombe rapidement à Françoise, tireuse hors pair ayant appris son métier auprès de Théo Caddau, dans l’atelier de Jean Dieuzaide, de partager l’exclusivité du développement des images de son époux avec Guillaume Geneste, autre virtuose du « labo humide ». Mais Françoise Nuñez a trouvé instinctivement et très précocement son monde à elle, et sa manière de le voir. Il suffit, pour s’en convaincre, de passer du temps avec ses livres de photographies. Dans cette Inde jour et nuit, par exemple, dont elle a si bien su capter la blancheur flottante et les ténèbres mystiques. Françoise aimait cadrer verticalement. Et quand nombre de photographes se cramponnent aux formes pleines pour construire leurs images, Françoise semblait partir du vide, du blanc plus ou moins gris de la matière photographique, concrétisé en Inde par le ciel, l’eau, la brume de chaleur, le coton des vêtements, les sourires qui montrent de belles dents, les pétales de fleurs, le calcaire des édifices, la nacre des yeux, l’ivoire des éléphants. Cette attirance pour le blanc et ses nuances proches révèle une affinité possible entre certaines images de temps suspendu de Françoise et l’art de la peinture chinoise sur rouleau – la pensée asiatique ayant intégré depuis toujours ce que l’art occidental n’a que tardivement formulé : la place décisive du vide dans les systèmes de représentation.

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Françoise faisait un usage étonnant du cadrage, processus censé habituellement polariser notre attention au centre de l’image. Son geste était celui d’un élégant pas de côté, d’un décentrement, et elle avait une manière bien à elle, absolument spontanée, de distribuer les éléments visuels au sein de son cadre, de les faire circuler, rebondir, se télescoper, d’en retenir certains, d’en laisser s’échapper d’autres, avec le souci de ménager des passages du visible vers l’invisible, du montré vers le caché. Il y a dans son travail une force active des bords du cadre et de la périphérie de l’image. Une poésie de l’amorce instable prélevée au flux de la rue, qui placée dans un endroit décisif de la composition – le plus souvent dans cet avantplan bord cadre qui la fragmente – entame un joli dialogue avec ce qui se joue dans la profondeur. C’est l’existence partielle, au seuil de l’image, d’un garçon qui flotte dans sa chemise au Kerala, d’une barre de navire à Valparaiso, du dos d’un passant pressé à Addis-Abeba – silhouettes chipées au tout-venant et qui donnent à ressentir l’étendue d’un monde sur lequel l’œil de la photographe glisse furtivement, sans jamais insister. Extrême concentration et pas de repentir possible dans cette façon itinérante de photographier : ce qui est vu l’est une fois unique qu’il ne faut pas manquer. À la différence de l’infatigable diariste du réel qu’est Bernard Plossu, Françoise Nuñez éprouvait le besoin de couper franchement avec son quotidien, d’embarquer pour un ailleurs, afin d’accomplir au mieux son travail photographique. Nombre d’images de Françoise ont été prises dans le mouvement même du voyage, depuis des trains, des bus, des autos en marche. À l’instar des figures qui peuplent le champ généreusement ouvert de ses photos, Françoise aimait se tenir au seuil de la chose vue, sur un qui-vive lui laissant une possibilité d’engagement ou de retrait. Dans une image extraordinaire faite en Éthiopie en 1980, elle capte l’agitation d’un train bondé, quelques secondes avant qu’il ne s’ébranle. Au milieu des turbulences propres à ce genre de scène, une dissonance nous interpelle. Il s’agit d’un jeune homme isolé, posé en équilibre sur le bord d’une fenêtre, et dont la présence modifie à elle seule le climat du tableau. Le mystère plane sur ses intentions : cherche-t-il à sauter du train ou veut-il au contraire s’y faire une place ? Il reste figé dans une position d’attente ou de mélancolie, alors que la foule autour de lui échange, interagit. Il est à la fois seul et immergé, et c’est exactement l’attitude qu’adopte Françoise pour nous projeter au cœur de cette comédie humaine en miniature. Certains trains ne devraient jamais partir de gare, car les adieux sont trop déchirants. Celui qu’a pris Françoise Nuñez s’en est allé beaucoup trop tôt. Nous pensons aujourd’hui à sa famille douloureusement restée à quai, Bernard Plossu, leurs enfants et petits-enfants.


Françoise Nuñez, Ethiopie, 1980

AVEC FRANÇOISE NUÑEZ, BERNARD PLOSSU ENTRE NOUS Par Guillaume Geneste

Avec Françoise, nous partagions la passion pour le tirage depuis fort longtemps. À la différence d’un tireur professionnel qui tire pour plusieurs photographes aux styles très différents, Françoise ne tirait que ses propres photographies et celles de son mari Bernard Plossu. Si la pratique de leurs photographies respectives ne se ressemblait pas autant que l’on pourrait le croire à première vue, la couleur de leurs tirages était assez similaire. Bernard comme Françoise avait la même passion du gris en photographie, de « l’anti tapé à l’œil » comme me l’écrit Bernard dans un mail. Depuis des années, Françoise avait pour mission de développer les films des photographies que Bernard prenait et donc le privilège de faire les premiers tirages, le plaisir de la découverte de ses images naissantes.

De mon côté, je tire principalement, depuis plus de trente ans, les commandes que différentes institutions publiques ou privées passent à Plossu et les tirages de collection qui sont d’un format supérieur au 30 X 40cm, ceux que Françoise ne pouvait traiter. Je développe parfois des films que Bernard se procurait lorsque son stock s’épuisait, et qu’une fois coincé en haute montagne il se devait de trouver sous peine de ne plus pouvoir photographier. Ne tombant alors que rarement sur son film préféré, la TriX, il se rabattait sur de la Tmax que Françoise n’aimait guère et ne voulait pas développer. J’en avais alors la charge. Avec Fr ançoise nous partagions la vie photographique d’un homme avec un goût commun 9


Françoise Nuñez, La rose, Pologne, 1994

et certain pour sa photographie, avec le devoir de traduire sur le papier toutes ses nuances de gris si subtiles, de poser juste, où la marge d’interprétation était infime comme Françoise le disait dans un Hors-Série de Réponses Photo. En 2010, Françoise et moi avions dû répondre aux mêmes questions, confrontant notre point de vue sur le tirage des photographies de Bernard Plossu dans cette revue. Nos réponses étaient en tous points semblables et c’est seulement à la dernière question qui nous demandait si l’on voyait une différence entre les tirages que nous faisions au début et maintenant, que Françoise avait répondu oui, disant qu’au début elle tirait plus sombre. Pour ma part, je ne voyais guère de différence mais regrettais comme elle, la disparition du papier Record-Rapid au ton si chaud qui donnait des tirages si particuliers et si riches. Pour toutes les autres questions, nous avions le même avis et parfois les mêmes mots pour y répondre. 10

En fin d’année dernière, le jour de l’enterrement de Françoise, Joaquim leur fils me prit à part et me dit solennellement qu’il avait une requête à me faire. Et c’est droit dans les yeux qu’il me demanda de bien vouloir lui apprendre à tirer, non pas pour devenir tireur, mais désireux de voir comment sa mère procédait techniquement, lui qui l’avait toujours vue faire enfant, sans jamais lui avoir posé la question : « Dis maman comment tu fais ? » Joaquim me dit qu’il en avait parlé avec Françoise la nuit qui précéda son départ. Je fus très ému et acceptai bien sûr de lui montrer comment elle procédait. Je lui promis que nous allions programmer une séance de tirage au printemps prochain. Quelques jours après, nous sommes allés à nouveau à La Ciotat pour voir Bernard qui m’a fait entrer dans la pièce où Françoise tirait. Les larmes me sont montées aux yeux, ressentant dans ces lieux qui me sont si familiers, la présence si forte de Françoise devant son agrandisseur, devant les cuvettes, là où elle se tenait et développait il y a encore peu de temps. La chambre noire est un espace clos si intime qui concentre toutes les émotions, un lieu de traduction et d’interprétation où l’apparition par essence est permanente. La chambre noire est aussi un endroit où le monde extérieur rentre par la radio que j’aperçus posée dans un coin. Bernard me confia alors tout une série de films déjà développés que Françoise n’avait pu contacter, des 24 X 30 qu’elle avait tirés sans avoir eu le temps de les redresser ainsi qu’une dizaine de négatifs pour faire des tirages qu’elle n’avait pas encore pu faire. Bernard lavait souvent les tirages une fois que Françoise avait fini sa journée. Être ici et devoir assurer la relève me touche infiniment et me fait profondément plaisir, un plaisir que je n’aurais jamais aimé et cru pouvoir ressentir. Un plaisir que je partagerai aussi à travers elle, avec son fils Joaquim. Avec Françoise, nous échangions parfois au téléphone sur certains points techniques, me demandant conseil mais n’osant me déranger que très rarement. Nous nous étions parlé il y a encore peu de temps, car Françoise venait de faire l’acquisition d’un nouvel agrandisseur, un modèle de chez Leitz que j’avais eu à mes débuts. Une seule fois j’ai eu le plaisir de tirer une photographie de Françoise Nuñez, c’était pour un numéro de Résonance édité par Filigranes, j’en avais fait le tirage où l’image intitulée « La rose » était accompagnée d’un texte de Véronique Pittolo. J’espère que dans les années à venir, les institutions et les galeries lui rendront hommage et que j’aurai le plaisir de tirer ses photographies. Mareuil-sur-Arnon, le 30 janvier 2022


Bernard Plossu, Françoise, Mexique, 1981 11



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focus Par Emmanuel Dosda

Don’t Look Up Le jeune rappeur préfère assumer sa vulnérabilité plutôt que de punchliner. Avec son 7 titres autoproduit, Sobre, Nebbiu fait l’éloge de l’économie de moyens et de l’austérité artistique : beats ascétiques bien placés, ambiance trap nébuleuse apaisée, textes engagés… L’artiste strasbourgeois – spécialiste du développement durable à CharlevilleMézières – sait de quoi il parle lorsqu’il évoque urgence climatique et engagement politique. nebbiu1.bandcamp.com

Les métamorphoses Difficile de décrire son impression face aux sidérants clichés de SMITH qui dégagent tant de beauté nimbée de mystère. Artiste transdisciplinaire se moquant des genres et des frontières, il fixe son objectif et notre regard sur un monde fluide peuplé d’êtres en transition, faisant rimer approche scientifique et émotion plastique. Son génie mérite bien deux expositions à la galerie de La Filature mulhousienne du 15 mars au 7 mai dans le cadre du festival Les Vagamondes et du 24 mai au 24 juillet lors de la Biennale de la Photographie. lafilature.org

Traum –Smith

This Is Spinal Pop Sortie l’an passé sur la toile, sa relecture Sang pour sang en français du sublime Diamond Sea de Sonic Youth annonçait la couleur – pop indé bleutée – d’Excuse My French (Hot Puma Records). Une petite poignée d’années après le bien nommé Songs from la Chambre, le dernier album du spinalien Julien Bouchard résonne plus que jamais comme du Elliott Smith vosgien que l’on écoute le Cœur serré. hotpumarecords.com/fr Julien Bouchard © Jean Elliot Senior 14


focus

Spoken w(or)d Les trois Strasbourgeois de Goldencut ne sont pas tombés de la dernière pluie radioactive : ils ont de l’or dans les doigts qu’ils mettent au service de nombreux projets rock, hip-hop, electro – substances que l’on retrouve ici, en vrac. Le rap rugueux de ces ennemis publics déclarés de l’empire américain et des dérives capitalistes nous rend addict. L’écoute du cinq titres Room to breathe (Tipping Point) est plus que nécessaire en ces temps où l’odeur malsaine des idées moisies incommode et inquiète. En concert le 12 mars au Festival Ind’hip hop de Pelpass aux Ateliers Eclairés à Strasbourg goldencutband.com Room To Breathe © Tim Boubay

Funtographie D’après Thomas Mailaender, le fun est une affaire sérieuse. Le photographe-alchimiste revisite les techniques anciennes (comme le cyanotype) et les archives photographiques vernaculaires pour créer des images rétro-pop d’un troisième type. Pour la série Illustrated People, par exemple, il a appliqué des négatifs sur le corps de personnes puis les a insolés avec une lampe UV… Du 2 avril au 25 mai, il transformera La Chambre en labo aux murs Ultra-violets. la-chambre.org

Thomas Mailaender, Herbier, cyanotype, 2014

Par-delà les nuages Nouveau projet de l’hyper-prolixe strasbourgeois Yérri-Gaspar Hummel, directeur artistique du festival Exhibitronic, artiste multimédia et butineur sonique, Iguan, fait lézarder notes et fréquences tout au long d’un premier album, Heaven’s Door (Studio Lab’ut). En duo avec Claire Trouilloud, il frappe à la porte du paradis en propulsant compositions ambiant improvisées et effets vocaux hors-sol. En tournée en mars studiolabut.bandcamp.com 15


focus Par Emmanuel Dosda

2022, l’Odyssée de l’espace Décollage imminent de la base spatiale de Baïkonour Tour / Vol. 2. La photographe / cheffe de bord Sylvie Bonnot nous attend jusqu’au 26 mars à la galerie Interface de Dijon pour la visite cosmique d’un lieu désertique du Kazakhstan où le tourisme de masse est devenu bien plus important que les vaisseaux en partance pour l’espace. interface-art.com

Ergolier 001, 2021, Sylvie BonnotPhotographie, gélatine argentique issue d’une photographie du CNES, transposée sur papier BFK Rives60 x 80 cm © CNES/ESA/Arianespace/CSG Service Optique, 2007

Radio gaga Le lien entre Philippe Cohen Solal (Gotan Project, Outsider), Pierre Maillet (le plus cinéphile des hommes de théâtre) ou l’autrice successfull d’Ultramarins Mariette Navarro ? Ces artistes participent, auprès de comédien.ne.s, musicien.ne.s ou metteur.e.s en scène proches de la Comédie de Colmar, à la série d’émissions Com’ à la radio. Des podcasts zoomant sur des thématiques qui traversent la programmation du théâtre colmarien : le rêve, l’enfance, l’art et la folie, la famille, la nature, la nuit… comedie-colmar.com

Data face ! Les inégalités en chiffres et en lettres, noir sur blanc, pour prendre en pleine tronche la faible représentation des femmes dans la sphère artistique et politique ou les violences qu’elles subissent. L’installation numérico-sonore Murs Invisibles du Collectif Iakeri, du 5 au 19 mai à la brasserie culturelle dijonnaise Un Singe en Hiver, nous place face à l’évidence. Au mur. unsingeenhiver.com 16



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© Michael Wilson

La musique dans le capot Brad Mehldau est un pianiste. Brad Mehldau est transgenre. Brad Mehldau a le cul posé entre la chaise de Bach et celle de l’electro la plus revancharde. Brad est un génie. Magistral quand il s’agit de porter la chanson à la hauteur des hymnes. Impérieux quand il s’agit de transgresser les normes. Bach-boogaloo, ou Beatles-cowboy, le pianiste ne pinaille jamais. La musique, c’est de la musique. Point. Un terrain de jeu pour gosses versatiles et pleins d’urgences. Il est capable de démonter génialement le It’s All Right With Me de Cole Porter et de mettre des baffes sonores à Radiohead [merci]. Depuis le début des années 1990 avec son art du trio revivifié, il navigue, avec la même aisance entre son statut d’improvisateur hors pair et celui de formaliste plein de révérence à l’égard de l’héritage musical, pris au sens le plus large. Depuis il s’applique à produire de l’émerveillement. Au cinéma, où il signe des bandes sonores envoûtantes pour Kubrick, en politique, où il livre un brûlot brûlant anti-Trump et pro-Bach, plein de chœurs énervés et d’espoir contrariés. En concert aussi, évidemment, grâce à un répertoire idéal tissé de compositions originales et classiques chipes au jazz ou à la pop. Ses Beatles sortant ivres d’un saloon-piano-bar sont fascinants d’humour et d’émotion. Brad Mehldau est un pianiste, parfaitement équilibré, dans les moments suspendus entre douceur et fièvre comme dans la surprise de ce qui est joué à chaque solo public. Dans une maison d’opéra, pas mal de possibles s’avèrent possibles. Tautologie joyeuse. Par Guillaume Malvoisin — BRAD MEHLDAU, concert le 12 mars à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr

© Rémi Guagliata

La Péniche revient dans le jeu Fermée depuis le début de l’automne 2021, la Péniche Cancale rouvre. Son absence pendant cette période a montré à quel point le bateau festif et culturel, ouvert depuis 2009, est un lieu essentiel de la culture dijonnaise où l’électro, le rock et la cuisine de qualité s’associent à merveille. Les soirées dansantes étant autorisées à nouveau, les vendredis Dancefloor et les boums Love Boat les samedis soirs font leur retour. En mars, le vétéran dijonnais de l’indie pop-folk, Lozninger fera un passage dans le bateau le temps d’un concert exceptionnel. Mais surtout le vendredi 1er avril, ce sera le retour des soirées Blonde Platines avec la diggeuse Kornelia Binicewicz aux manettes pour l’occasion. Ce dispositif original met en valeur le DJing au féminin. La Péniche, l’asso Risk et Radio Dijon Campus accompagnent ou perfectionnent des dj aspirantes lors d’ateliers depuis plusieurs mois. Les participantes sont mises en avant lors de soirées qui leur sont consacrées et/ou jouent en première partie de têtes d’affiche. Un dispositif pilote. Les nuits vont devenir plus belles du côté du Port du Canal. Par Martial Ratel — PÉNICHE CANCALE, Au Port du Canal, à Dijon www.penichecancale.com

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L’Ouverture de Toussaint © JC Polien Bouger les lignes - Histoire de cartes / Cie L’oiseau mouche & Trois-6ix-trente © Camille Graule

Futur au présent Casque VR, lunettes 3D, siestes soniques, théâtre d’anticipation et dessins augmentés : la sixième édition de la Saison numérique bat son plein dans les villes et villages du Doubs. Depuis le début du mois de janvier, et jusqu’au 3 avril prochain, spectacles, expos, performances, ateliers, concerts et autres conférences se succèdent un peu partout dans le département, tous follement différents, mais avec un point commun essentiel : l’utilisation de la technologie numérique au service de l’art (du) vivant. Pêle-mêle, on peut ainsi partir à la recherche d’une vie animale cachée dans les rues de Montbéliard grâce au parcours artistique en réalité augmentée d’Adrien M & Claire B & Brest Brest Brest… Faire une plongée insolite en trois dimensions dans l’univers de photos de famille old school de Marcel Duvernoy transformées en anaglyphes… Profiter d’un opéra pensé pour un seul instrument, se perdre et se trouver (ou inversement) grâce à des cartes aux frontières (é)mouvantes, partir à la rencontre du monde d’un jeune trisomique façon bulle sonore, rêver durant des siestes musicales interactives – d’ailleurs également proposées au sein de foyers d’accueil médicalisés ou de maisons d’accueil spécialisées. Soit au total une vingtaine de compagnies, artistes et collectifs rassemblés pour une série d’événements fédérateurs, avec comme fil rouge – au-delà du numérique – la jeunesse, les territoires ruraux et le handicap. Parce que le futur s’écrit maintenant… Par Aurélie Vautrin — SIXIÈME ÉDITION DE LA SAISON NUMÉRIQUE, festival jusqu’au 3 avril, lieux multiples, dans le département du Doubs www.doubs.fr

Black lives matter L’année dernière, le rappeur américain-franccomtois d’adoption Napoleon Maddox avait squatté, avec son crew, les couloirs de La Rodia sous l’œil complice du Moloco, pour imaginer un show dédié à Toussaint Louverture, héros s’il en est de la Révolution haïtienne… Une figure oubliée des livres d’Histoire, qui permit pourtant à l’île de Saint-Domingue de s’affranchir de l’horreur de l’esclavage avant de mourir en prison sur l’ordre d’un certain Napoléon Bonaparte. Pour le rappeur-beatboxer de Cincinnati, Ohio, désormais établi à Besançon, il y avait cette envie de rendre hommage à l’homme, tout en tissant des liens furieusement modernes avec notre société actuelle… Preuve, s’il en fallait encore, de son engagement, grand habitué qu’il est des créations fortes et fortement politiques. Quelques mois plus tard, le groupe faisait résonner les murs d’enceinte du Château de Joux, juste en dessous de la cellule où mourut le général franco-haïtien quelque deux cents ans auparavant. « Jouer à cet endroit, ce fut une sorte de vengeance spirituelle surnaturelle », racontait alors l’enfant adoptif du pays. Et l’aventure continue aujourd’hui puisque Napoleon Maddox et son groupe – le franc-comtois Sorg, le saxophoniste haïtien Jowee Omicil et l’artiste malien Cheikh Tidiane Seck – investissent à présent le New Morning, à Paris, pour une date exceptionnelle de leur show où rap, hip-hop, jazz et blues s’entremêlent – les cultures, l’émotion et la rage aussi. Impressionnant. Par Aurélie Vautrin — L’OUVERTURE DE TOUSSAINT, concert le 23 février au New Morning, à Paris www.lemoloco.com www.larodia.com

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Pinocchio (Live) #2 © Jean Louis Fernandez

Marco d’Agostin, Saga © Alice Brazzit

Let’s get physical Deux pièces du chorégraphe italien Marco d’Agostin seront présentées à Pole-Sud en ce début de printemps. Best Regards est un solo imaginé en hommage à Nigel Charnock, performer captivant décédé en 2012, qui ne cessa de repousser la danse aux frontières de nombreuses disciplines ; Saga est une pièce pour cinq danseurs interrogeant le thème de la parenté et de la famille. Points communs entre les deux ? La danse, évidemment, celle de Marco d’Agostin, artiste polyvalent au croisement du théâtre et du cinéma, mêlée dans une démarche fragmentaire et aléatoire qui donne à chaque représentation un petit air différent. Quoi d’autre ? La contemporanéité des sujets, ils ne sont pas pour rien dans l’éveil d’une curiosité dévorante et de tout ce qui peut poser question aujourd’hui. Se pencher sur Nigel Charnock, c’est montrer un travail pétri d’introspection exubérante, d’associations imaginaires et de liens manquants… De la même manière se construit une famille, fût-elle subie ou choisie, nucléaire ou souche, il y subsiste toujours une part de hasard, de fatum et de liens qui se font et se défont. « La vie a beaucoup plus d’imagination que nous », disait Truffaut, elle se noue de mouvements subtils, de croisements audacieux, d’improvisations instables, autant d’ingrédients qui font de Saga un paysage poétique et tumultueux nourri de quotidien et élaboré avec l’artiste visuelle Paola Villani. Ainsi soit-il pour Best Regards, né d’une lettre de Whitney Huston adressé à l’artiste anglais lors de sa disparition. Dans cette singulière lignée, Marco d’Agostin dessine son chemin particulier fait de fragmentations expressives, de reconstructions identitaires qui mélangent leurs temporalités narratives à leurs accords sensibles. Par Valérie Bisson — BEST REGARDS, théâtre les 22 et 23 mars à Pole-Sud CDCN, à Strasbourg — SAGA, théâtre les 24 et 25 mars à Pole-Sud www.pole-sud.fr 22

Gaspard de la nuit Point d’orgue dans la partition de la marionnette française, le festival des Giboulées de la marionnette continue de revendiquer le manifeste « corps-objet-image » initié par Renaud Herbin depuis son arrivée à la tête du TJP de Strasbourg. La sélection de spectacles accueillis lors du festival réitère aussi les notions d’ouverture artistique et le croisement des pratiques comme positionnement. Le festival rendra ainsi hommage, le 15 mars, à André Pomarat, fondateur de la Maison des Arts et Loisirs créé en 1974. Devenue Théâtre Jeune Public puis Centre Dramatique National, la maison n’a cessé de poser les fondations d’une création singulière et exploratrice. Avec des occasions privilégiées pour accéder à l’amorce des histoires artistiques, les Précipités d’expériences conviennent à une autre expérience du regard, celle d’entrer dans l’intimité des tentatives de création et des travaux en cours afin de devenir complices de gestes et d’expérimentations préfigurant un spectacle. Autre temps fort, les Cosmodélies qui permettent de s’ouvrir à l’esprit du jeu et de la brèche. Renaud Herbin présente plusieurs spectacles et met à l’honneur toutes les variations autour de la marionnette, fils, gaine, tringles, tiges, doigt, castelet, pantins, marottes ou théâtre d’ombres… Autant de petits êtres sortis de nos nuits et prenant forme pour nous montrer les chemins de la maturité, pour nous ramener vers les saisons de la lumière. Par Valérie Bisson — LES GIBOULÉES DE LA MARIONNETTE, festival du 4 au 19 mars au TJP, à Strasbourg www.tjp-strasbourg.com



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© Raoul Gilbert

Écrire la vie (Détail) © Maïté Grandjouan

Changements d’astres Dans le sillage des Oiseaux de Walter Braunfels présenté au début de l’hiver, qui laissait entrevoir un monde des oiseaux où l’on pourrait vivre d’art et d’amour, l’Opéra national du Rhin annonce le printemps avec un autre opéra peuplé de créatures ailées, Les Rêveurs de la lune. Sur une musique composée par Howard Moody, et d’après un livret d’Anna Moody, enfants et grands enfants sont invités à s’envoler avec le Rossignol (Floriane Derthe), la Cigogne (Brenda Poupard), le Paon (Damian Arnold) et la Huppe fasciée (Oleg Volkov). L’histoire n’est pas si naïve qu’on pourrait le croire d’abord. Elle n’est pas sans faire signe, avec une innocence allégorique, aux sombres temps que nous traversons. Le peuple des oiseaux a asséché le Lac des Rêves, pour bâtir une ville dans son lit. Il a cru pouvoir négliger les lois naturelles et surnaturelles. Mais sa démesure a entraîné une suite de détraquements, de désastres, de changements d’astres… Le reflet de la lune sur l’eau a disparu, les enfants ont perdu le sommeil, les rêveurs ne rêvent plus, la cigogne ne trouve plus de rêves pour allumer les étoiles, la nuit s’est éteinte, en un mot tout semble perdu. Le Paon a perdu la vue, l’Hirondelle a perdu la voix, la Huppe a perdu le nord. Seule la Cigogne ne se laisse pas gagner par le désespoir et semble savoir comment faire jaillir l’étincelle qui rallumera la nuit… Autour des quatre oiseaux solistes, la mise en scène de Sandra Pocceschi et Giacomo Strada réunit aussi des élèves de la Meinau, des enfants de l’Institut Bruckhof, la Maîtrise du Conservatoire de Strasbourg et l’Orchestre de la HEAR. Tout un peuple d’oiseaux et d’enfants qui nous suggère une idée inattendue : les étincelles d’espoir jailliront moins des discours de la raison que des rêves d’enfants. Par Clément Willer — LES RÊVEURS DE LA LUNE, opéra du 27 février au 4 mars à la Cité de la Musique et de la Danse à Strasbourg, le 11 mars au théâtre de la Sinne à Mulhouse, et les 18 et 19 mars au Théâtre municipal de Colmar www.operanationaldurhin.eu 24

En mars prochain, le TAPS Laiterie inaugurera la 24e édition de son temps fort annuel : Actuelles. Dédié aux écritures contemporaines, cet aparté artistique a toujours eu pour vocation de faire découvrir au public des textes d’art théâtral contemporain. Cette année, ont été sélectionnés cinq écrits d’auteurs et d’autrices venus de France et d’ailleurs. D’abord confiées aux mains expertes de comédiens et musiciens pour la mise en voix et la partition musicale, les pièces ont aussi été pensées architecturalement à travers le regard de quelques étudiants en scénographie de la Haute École des Arts du Rhin (HEAR). Au carrefour de l’humanité et de l’animalité, de la folie ou de la clairvoyance, Polywere de Catherine Monin déploie de « nouvelles perception du temps, de l’espace et du corps ». De son côté, Suzanne Joubert questionne avec Home Movie, la vie dans toute son authenticité, tandis que Gloria Gloria de Marcos CaramésBlanco narre les « vingt-quatre heures d’une émancipation qui émerge, chaotique et furieuse ». Enfin, il sera aussi question des souvenirs intimes mais universels de la sphère familiale. Ceux que l’on porte et qui accablent dans Chaisecabeau de Jóan Tauveron, ceux qui s’effacent sous la fureur d’une maladie sans pitié, Alzheimer, avec RIFT de Virginie Vaillant. Cinq pièces, cinq jours, cinq moments d’émotions à partager. Par Lucie Chevron — ACTUELLES #24, festival du 15 au 19 mars au TAPS Laiterie, à Strasbourg taps.strasbourg.eu



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Si loin si proche © Renaud Vezin

Back to bled Dans Si Loin Si Proche, le comédien-chanteurmetteur en scène-écrivain Abdelwaheb Sefsaf nous raconte son enfance, mais aussi avant-hier et aujourd’hui. L’exil, le départ, les attentes, les illusions, la réalité. Electrochoc supersonique. Des souvenirs et des impressions aussi – ceux d’une famille d’immigrés algériens qui s’en retourne vivre sur sa terre d’origine au début des années 80 après une vingtaine d’années passée en France. Un retour pour les parents, un aller pour les dix enfants nés entre temps, génération à l’identité rapiécée à coup de scotch et de bouts de ficelle pour (sur)vivre au pays des droits de l’homme et des jeunes de banlieues. Mais le retour après l’exil est-il véritablement possible ? Mélange de théâtre, de chant, de conte et de musique, ce voyage haut en couleurs, raconté avec beaucoup d’auto-dérision et pas mal de fatalisme, se focalise sur une petite histoire pour raconter la grande, celle d’hier et ses répliques sismiques actuelles – « croiser le récit rocambolesque d’immigration d’une famille algérienne arrivée en France dans les années 60 avec celui des réfugiés syriens, c’est pour rappeler que toute migration est un aller-simple » résume alors Abdelwaheb Sefsaf. Faisant ainsi de Si Loin Si Proche une tragi-comédie lumineuse bercée par la musique traditionnelle du soleil, où l’on ne sait plus très bien s’il faut rire ou pleurer – ou parfois même, les deux à la fois. Par Aurélie Vautrin — SI LOIN SI PROCHE, théâtre musical les 10 et 11 mars au Carreau, à Forbach www.carreau-forbach.com le 22 février au Théâtre de La Coupole, à Saint-Louis www.lacoupole.fr

C’est comme ça (si vous voulez) © Fortuno Busca

Attention à la marche Après Illusions, Le Menteur et La Bouche Pleine de Terre, la directrice du Théâtre de la Manufacture de Nancy Julia Vidit creuse une nouvelle fois le thème de la « crise de la vérité » sur les planches avec C’est comme ça (si vous voulez)… Une pièce de l’italien Luigi Pirandello écrite au début du siècle dernier, écho visionnaire de notre société en devenir – shootée aux chaines d’infos en continu et aux fake news en libre circulation. Ou quand l’arrivée d’un mystérieux nouveau fonctionnaire bouscule les habitudes d’une petite préfecture… Et où s’en suit un imbroglio de vrais mensonges et de fausses vérités où chacun s’entraîne dans un cercle sans fin de suppositions élevées au rang de paroles divines. Avec en prime un acte final supplémentaire écrit tout spécialement par Guillaume Cayet pour cette version de l’œuvre, « un cauchemar hilarant comme une passerelle de 1917 à aujourd’hui, selon Julia Vidit, avec l’idée d’enfoncer un clou comique plus fou, plus alarmant. » Le tout joué dans un décor inspiré des escaliers infinis d’Escher, histoire de pousser jusqu’au bout le concept de pensée piégée façon cycle infernal. « Comment vivre ou freiner un emballage collectif ? Comment redonner de la valeur aux faits concrets ? Comment faire justice ? » Autant de questions auxquelles C’est comme ça (si vous voulez) version Julia Vidit s’évertue à répondre - enfin… Plus ou moins. Et c’est là tout l’art de la caricature humaine poussée à l’extrême. Par Aurélie Vautrin — C’EST COMME ÇA (SI VOUS VOULEZ), théâtre du 1er au 6 mars au Théâtre de la Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr les 9 et 10 mars au NEST CDN Transfrontalier, à Thionville, et le 16 décembre au Escher Theater à Esch-sur-Alzette www.nest-theatre.fr theatre.esch.lu

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Maquette du costume de La Princesse de Clèves © Julie Lance

Amour baroque Twelve Ton Rose (répétitions) © CCN-BL

Double dose En mars, le CCN - Ballet de Lorraine double la mise avec un programme croisé entre modernité et vintage revisité, où se juxtaposent regards, générations et visions du monde : d’un côté, Decay où Tatiana Julien nous intime de faire une pause dans notre monde à 200 à l’heure, comme une ode poétique à l’oisiveté en pleine conscience. « J’ai construit cette pièce comme un grand ralentissement généralisé et partagé par les 25 danseurs du ballet, explique la chorégraphe. Je pense à la distance de freinage de l’avion sur sa piste d’atterrissage, à l’inertie du paquebot en face de l’iceberg, à l’urgence d’inverser le cours des choses. » De l’autre, Twelve Ton Rose, créé en 1996 par la Trisha Brown Company et réinterprété aujourd’hui par le CCN, sur une musique d’Anton Webern jouée en live par les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Lorraine. Trisha Brown, grande dame de la danse contemporaine, figure majeure de la post-modern dance américaine, prenait à l’époque un plaisir non dissimulé à pulvériser les codes pour mieux révolutionner le genre, quitte à bousculer les corps et à surprendre son monde. Seconde pièce de son « cycle musical » dédié à Webern (Opus 5, 7 et 28), Twelve Ton Rose devait d’ailleurs son nom à un jeu de mots inspiré de twelve ton rows (dodécaphonisme), une technique de composition musicale chère à Webern – nouvelle preuve s’il en fallait encore de l’immense affinité entre Brown et le compositeur autrichien. Voilà qui promet donc une bonne dose d’audace mixée à une évidente poésie lyrique. Par Aurélie Vautrin — DECAY + TWELVE TON ROSE, danse du 2 au 6 mars à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy www.ballet-de-lorraine.eu

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Donner un coup de jeune à La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, roman majeur ès classique cher (… ou pas d’ailleurs) aux ex-élèves de feu la filiale L, c’est le défi que s’est donné le chorégraphe Julien Guérin dans la nouvelle production de l’Opéra-Théâtre de Metz… Transformer ce livre d’amour, souvent considéré comme le premier roman psychologique de la littérature française, en un ballet résolument baroque et organique, centré sur l’émotion des corps et des sentiments, rythmé par les musiques d’Antonio Vivaldi. « Je veux surprendre les spectateurs en dépoussiérant une vision passéiste et désincarnée de La Princesse de Clèves, explique le chorégraphe. Parce que ce roman demeure résolument progressiste - voire féministe. » Car La Princesse de Clèves, c’est l’histoire d’une princesse mariée qui tombe éperdument amoureuse d’un duc, un amour réciproque - l’Amour, le vrai, àlavieàlamort - qui restera pourtant inassouvi, même après la mort du mari. Une histoire de choix, et de non-choix aussi, de rang, de sang, de liberté et d’aristocratie. « J’ai voulu composer un ballet qui traduise cette graduelle intensité amoureuse puis douloureuse. Faire ressortir la force émotionnelle de cet amour contraint. Que le public ressente ces émotions contraires, changeantes, heureuses, afflictives. » Le tout en mêlant à la fois fondements de la danse académique et gestuelles contemporaines, afin de souligner, s’il le fallait encore, l’intemporalité d’une histoire aux accents toujours furieusement actuels. Par Aurélie Vautrin — LA PRINCESSE DE CLÈVES, ballet du 4 au 6 mars à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole, à Metz www.opera.eurometropolemetz.eu



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Morcheeba

#BAM Trinitaires Mendelson

Fin de partie Roulement de tambour. « Ce sera le dernier album / le dernier disque / et ce sera un disque magnifique. » Les mots, lapidaires, définitifs, sont assénés par Pascal Bouaziz dès les premières secondes du septième – et dernier, donc – opus de Mendelson. Pas de retour en arrière possible. La vérité est nue, elle est sale et cruelle : après vingt-cinq années à être autant vénéré par ses pairs que boudé par le grand public, Mendelson tire sa révérence dans un auto-requiem assumé. Suicide programmé, mort assistée, fin de programme. Un testament sonore, une empreinte au fer rouge dans l’obscurité d’un monde à la déliquescence certifiée. « Ce sera la fin de la fin de la fin de l’histoire ancienne, de la page noire, de l’aventure humaine / Mendelson ne chantera plus jamais. » Aucune compromission, pas de demi-mesure ni de facilité lénifiante, jamais groupe ne fût plus hors cadre de la scène pop-rock française. Plus humain, aussi, sans doute. Exigeant, évidemment. Dérangeant, aussi, parfois, intelligent tout le temps. Désabusé, fracturé, avec des blessures qui refusent de cicatriser et le sang qui suinte encore, le groupe reprend donc la route pour la tournée de la fin, porté par la voix parlée d’un Pascal Bouaziz toujours incarné, avec notamment une date à L’Autre Canal à la fin du mois de février à ne surtout pas manquer – et on en profite pour vous conseiller le très beau livre Mendelson Intégrale (1995-2021) publié chez Médiapop Éditions, of course. Roulement de tambour. Et maintenant… Rideau. Par Aurélie Vautrin — mendelson + pascal bouaziz, concert le 24 février à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr

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Trente ans déjà que Morcheeba écume les routes, les planches, les scènes, avec pas mal de hauts et puis des bas aussi. Who Can You Trust, Otherwise, The Sea, Rome Wasn’t Built In A Day, des années fastes dans les 90-2000, le coup d’arrêt au départ de Skye Edwards, des séparations, des retrouvailles, et puis les années qui passent et les autres qui s’imposent. Mais la flamme ne s’éteint jamais vraiment, preuve en est le groupe britannique est revenu nous faire groover en 2021 avec Blackest Blue, un dixième album façon melting-pot et feu d’artifice. Où downbeat, chill, trip folk, électro-pop & soul fusionnaient pour ne former plus qu’un seul genre : celui, propre, singulier, unique, créé par et pour le groupe britannique, toujours aussi difficilement classable et c’est tant mieux. Car Morcheeba et ses dix millions de disques vendus, ce sont des corps qui s’agitent et des esprits qui s’envolent, c’est une voix rare et une classe internationale – et si le trio s’est désormais mû en duo, l’esprit est le même et les frissons le long de l’échine aussi. Petit plaisir old school ou curiosité new age, dans les deux cas, la soirée s’annonce plutôt sympa. Par Aurélie Vautrin — MORCHEEBA, concert le 4 mars à la BAM, à Metz, et le 5 mars à La Laiterie, à Strasbourg www.citemusicale-metz.fr www.artefact.org




Récits inédits Prendre une bouffée d’air pur avec Olivier Cohen, fondateur et directeur passionné des éditions de l’Olivier. Se gorger de la justesse de Nicolas Mathieu, du surf 2.0 de Florence Andoka, du superbe hommage à la Résistance de Louise Moaty, Raphaël Meltz et Simon Roussin. Et (re)découvrir le fulgurant Sam Shepard sous la plume de Rodolphe Barry, et sa correspondance avec Johnny Dark, traduite par Dominique Falkner.



Éditeur dégroupé Par Nicolas Querci ~ Photo : Renaud Monfourny

Depuis leur création, les éditions de l’Olivier apportent la preuve que l’on peut concilier exigence littéraire, équilibre économique et fonctionnement à taille humaine, même en étant rattaché à un groupe. Rencontre avec leur fondateur et directeur, Olivier Cohen, pour le quatrième épisode de la série consacrée aux éditeurs. 35

Lorsqu’il crée sa maison en 1991, Olivier Cohen a déjà parcouru beaucoup de chemin dans l’édition. Né en 1949, diplômé de l’École normale supérieure, il entre aux éditions du Sagittaire au milieu des années 1970, puis il rejoint le groupe Hachette, où le directeur de Fayard, Claude Durand – à ses yeux, un des très grands éditeurs français, auprès duquel il a appris le métier –, lui confie les rênes de Mazarine. À la fin des années 1980, il prend la direction des éditions Payot, qu’il réorganise complètement avant d’être viré au bout de trois ans. Quelques jours après son licenciement, Claude Cherki, le patron du Seuil, lui propose de créer une maison d’édition. Après réflexion, Olivier Cohen accepte de s’associer avec le Seuil, à condition de pouvoir publier ce qu’il veut. C’est ainsi que les éditions de l’Olivier voient le jour et que paraît leur premier titre, Une saison ardente, de Richard Ford. Dès le départ, Olivier Cohen a pour projet de publier de la littérature contemporaine anglosaxonne – américaine, notamment, pour laquelle il se passionne – et française, ce qui à l’époque pouvait passer pour un pari risqué. Depuis, l’Olivier a ouvert son catalogue à d’autres régions du monde – par exemple, en publiant Aharon Appelfeld, Vladimir Sorokine ou bien encore, récemment, Roberto Bolaño –, mais n’a jamais changé de ligne directrice. En 30 ans d’existence, la maison a connu plusieurs grands succès – Le Patient anglais de Michael Ondaatje, Trente ans et des poussières de Jay McInerney, Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, La Route de Cormac McCarthy, pour n’en citer que quelques-uns – et remporté de nombreux prix littéraires – du Renaudot de Guillaume Le Touze et du Femina de Geneviève Brisac, dans les années 1990, au Goncourt de Jean-Paul Dubois, en 2019.


Malgré les premiers succès, les débuts sont difficiles, et en 1995, la maison est absorbée par le Seuil, dont elle devient un département – elle redeviendra une société distincte en 2006. En 2004, le Seuil passe sous le contrôle du groupe La Martinière, lui-même racheté en 2017 par Média-Participations pour former le quatrième groupe d’édition français. En dépit de tous ces changements et des tensions engendrées, Olivier Cohen a toujours conservé une totale liberté éditoriale, ce qu’il souligne à chaque fois qu’il s’exprime. Il montre ainsi que l’on peut garder son indépendance tout en appartenant à un groupe. Aujourd’hui, les éditions de l’Olivier emploient huit personnes et publient une trentaine de nouveautés par an. Leur catalogue, l’un des plus beaux de l’édition française des 30 dernières années, comporte environ un millier de titres. Au moment de créer l’Olivier, est-ce que vous saviez déjà quels auteurs vous alliez publier ? Il y a deux aspects à prendre en compte : l’aspect subjectif et l’aspect objectif. L’aspect subjectif, c’est le projet initial. L’aspect objectif, c’est la situation dans laquelle se trouvait l’édition française au début des années 1990. Pour moi, il s’est passé deux choses capitales, à ce moment-là. La première, c’est l’effet de la mondialisation. L’édition française telle que je l’ai connue à mes débuts, c’était l’édition franco-française, les auteurs français, la mafia des prix littéraires… L’idée que l’on pouvait développer une maison avec succès en publiant des auteurs étrangers était dépourvue de sens pour presque tout le monde, à quelques exceptions près. Et puis une vague de littérature étrangère est arrivée. Ça tombait bien, puisque j’avais déjà publié ou que je connaissais déjà un certain nombre d’auteurs étrangers, notamment américains. Je les ai appelés pour leur demander s’ils seraient d’accord pour nous rejoindre. Il y a eu tout de suite cet apport d’auteurs étrangers. La deuxième chose qui s’est passée, dans les années 1990, c’est que la scène littéraire française s’est radicalement transformée, avec l’arrivée d’auteurs comme Michel Houellebecq, Virginie Despentes, Marie Darieussecq… Ces auteurs n’étaient pas forcément attirés par les « grosses » maisons d’édition. Donc c’était un moment idéal pour des maisons comme P.O.L, Verdier, l’Olivier, pour accueillir de nouveaux talents. On choisit les auteurs, mais ce sont aussi les auteurs qui nous choisissent. Un certain nombre d’entre eux sont venus à l’Olivier grâce à Geneviève Brisac, qui était une formidable découvreuse et qui a publié chez Gallimard Jeunesse puis à L’École des loisirs des gens comme Christophe Honoré, Agnès Desarthe, Florence Seyvos, Valérie 36

Zenatti… Tout ça a rapidement formé une espèce de famille. J’ajouterai que la littérature étrangère, en particulier américaine, a joué un rôle un peu magnétique. Christophe Honoré est venu parce qu’il avait aimé des auteurs étrangers que l’on publiait. Comment avez-vous réussi, dès le départ, à convaincre des auteurs reconnus comme Richard Ford ou Raymond Carver ? Ce qui a énormément joué, c’est la relation personnelle que j’avais avec eux. Lorsqu’ils n’étaient pas encore très connus, ce n’était pas une question d’argent. Je suis tombé sur un des livres de Carver par hasard, à New York, et je suis allé voir son agent. C’était ce qu’on appelle un super agent, une femme très influente. Mon enthousiasme l’a intriguée. À l’époque, très peu d’éditeurs français se rendaient aux États-Unis pour discuter avec les agents, les journalistes, les auteurs. Ensuite, quand les livres de Carver ont commencé à avoir du succès, évidemment, les à-valoir ont augmenté. Je l’ai publié chez Mazarine, chez Payot, il est mort en 1988, avant la création de l’Olivier, mais j’étais très lié avec sa femme, Tess Gallagher. Je n’ai jamais surpayé des auteurs célèbres pour les attirer à l’Oliver. Ça s’est construit. Dans certains cas, j’ai fait appel au Seuil. Nous avions toute une série d’accords, notamment au niveau des poches. Par exemple, quand Cormac McCarthy a décidé de quitter Actes Sud, deux ou trois autres éditeurs français s’intéressaient à lui. J’ai prévenu le Seuil que j’allais faire une offre pour les deux prochains tomes de La Trilogie des confins. Je pensais également qu’il fallait faire une offre pour les poches aussi, et le Seuil, avec Points, a accepté. Sinon, une maison de la taille de l’Olivier n’avait pas les moyens de s’aligner. Et Cormac voulait être publié par un éditeur ayant accès à des poches mass market. La Route a été notre plus grand succès. On a dû en vendre 180 000 en grand format, et plus de 500 000 en poche. L’argent joue un rôle dans les négociations avec l’auteur et son agent, bien sûr. Mais dans notre cas, ce n’est pas absolument décisif. Vous connaissiez personnellement ces auteurs américains ? Oui. Certains sont même des amis. Carver était un homme d’une générosité extraordinaire. C’est lui qui m’a présenté Richard Ford. Il m’a ouvert des portes partout, aux États-Unis. Il me faisait rencontrer des auteurs, des amis à lui… Pour avoir accès à ce type d’écrivains, il fallait être « introduit ». Pour Jay McInerney, c’est l’inverse. Je ne savais pas qu’il avait été l’élève de Carver. Là, c’est le hasard. J’avais reçu les épreuves de son premier roman, et la représentante française de l’agent américain,


Michelle Lapautre, m’avait envoyé ce livre qui m’avait emballé, Bright Lights, Big City. J’étais chez Mazarine, à l’époque. Je lui ai dit que je souhaitais acheter les droits du livre, mais que je n’en avais pas les moyens. Elle m’a répondu : « Oh ! Ce n’est pas grave ! C’est un premier roman ! Ce ne sera pas cher ! » J’ai dû proposer l’équivalent de 1 000 euros. Un jour, je reçois un coup de téléphone d’un éditeur américain : « Je m’appelle Gary Fisketjon. Je suis éditeur chez Knopf. Je voulais parler avec l’éditeur français qui va publier Bright Lights, Big City. » Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit qu’il était numéro un des ventes ! J’étais sidéré. On s’est rencontrés à la foire de Francfort et on est devenus amis. Fisketjon publiait Carver, mais aussi Richard Ford, Cormac McCarthy… Bien des auteurs américains publiés à l’Olivier sont venus par ce biais-là. C’était une scène éditoriale assez organisée. Ça a beaucoup changé, depuis. Mais à l’époque, cette notion d’entrée dans une sorte de réseau amical jouait beaucoup. Vous êtes même allé à la pêche avec Raymond Carver… Quand il était venu à Paris, « Ray » Carver m’avait dit « Je t’invite à une partie de pêche avec des amis. Tu viens à Port Angeles… ». Port Angeles est une île qui se trouve dans le détroit de Juan de Fuca, au nord de Seattle. Carver avait invité plusieurs écrivains, dont Richard Ford et Robert Stone. Je pensais qu’on irait pêcher dans un étang… Mais pas du tout ! Il fallait se lever à 4 heures du matin pour partir dans les fjords, sur des petits bateaux très rapides. J’étais assez paniqué. Je ne voyais pas comment j’allais pouvoir m’en tirer honorablement. Il se trouve que j’ai ferré une grosse bête. J’ai demandé à Richard Ford s’il ne voulait pas prendre ma place. Il m’a dit « Non, ce n’est pas possible. Ici, ce n’est pas comme ça que l’on fait. Soit tu sors le poisson, soit il s’en va ». Il a eu pitié de moi et m’a ceinturé pour m’empêcher de passer par-dessus bord. Et à ma grande surprise, j’ai sorti un saumon de 40 livres… Cette histoire amusante a joué un rôle, elle a créé des liens qui m’ont aidé. Avec Carver, on discutait beaucoup. Il me parlait de ses lectures. C’est ainsi que j’ai découvert l’importance de la littérature russe pour beaucoup d’écrivains américains : Isaac Babel, Tchekhov… Plus tard, James Salter a confirmé ce point de vue. Lui aussi adorait Babel, mais son modèle était Nabokov. Est-ce que vous vous sentiez plus proche des auteurs américains que des auteurs français ? J’avais une grande familiarité avec les auteurs américains, mais je n’ai jamais pensé qu’ils étaient supérieurs aux auteurs français, italiens

Invité à pêcher par son ami Raymond Carver, Olivier Cohen a sorti un saumon de 40 livres… Photo : © Raymond Carver

ou espagnols… J’avais un goût prononcé pour cette littérature-là. Et puis, j’allais souvent aux États-Unis, pas seulement pour des raisons professionnelles. La première fois que je suis allé en Amérique, j’ai fait la traversée d’est en ouest en autocar. C’était une autre Amérique, celle que j’aimais. On pouvait, sur les traces de Kerouac, traverser le pays en s’arrêtant chez les gens que l’on rencontrait, dans les bars, les stations-service. Il y a eu un âge d’or de la littérature américaine qui a duré fort longtemps et qui me passionnait. Et puis… J’ai une culture classique. Il y avait une littérature américaine de très haut niveau, mais elle n’était pas lestée par cette sorte de surmoi littéraire qui me semblait parfois étouffer la créativité des écrivains français. Il y avait quelque chose de décomplexé dans la manière avec laquelle les écrivains américains se lançaient dans l’écriture. Ce n’était pas pour autant une littérature « primitive » ou « simplette ». Certains ont fait de grosses erreurs, avec ça. Carver a été imité par des gens très médiocres qui croyaient qu’il suffisait de faire des phrases avec sujet, verbe, complément. Alors que c’était un écrivain extrêmement sophistiqué. Il lui arrivait d’écrire une dizaine de versions d’une même histoire. 37


Si, depuis plus de 30 ans, la charte graphique de l’Olivier est toujours aussi reconnaissable (l’arbre en bas à gauche, l’image en haut à droite, les caractères gris et noirs), la maison n’hésite pas à prendre des libertés, à l’occasion…

Justement, est-ce que le filon américain n’est pas un peu trop exploité, aujourd’hui ? Chaque fois qu’un roman vient d’Amérique, c’est un chefd’œuvre ! Nous sommes submergés par des livres souvent moyens. Où il est toujours question des mêmes choses : l’alcool, l’inceste, la violence aveugle… Les lecteurs finiront peut-être par se lasser. Il me semble qu’il y a une erreur quelque part dans cette forme d’adhésion massive à une littérature de deuxième catégorie, très encouragée par le creative writing, les ateliers d’écriture, qui fabriquent chaque année des écrivains qui ne durent pas très longtemps. Quand j’ai découvert Jonathan Franzen, pour moi, c’était une rencontre majeure. Aujourd’hui, il a d’innombrables imitateurs. Il nous est arrivé plus d’une fois de refuser un livre avec pour seule justification : « Pourquoi publier la copie, puisqu’on publie l’original ? » Comment est-ce que vous faites pour découvrir de nouveaux auteurs anglo-saxons, dans cette jungle ? Déjà, je ne suis pas seul. Il y a toute une équipe, à l’Olivier. Exemple, il y a cinq ans, une jeune collaboratrice m’a dit qu’il fallait absolument que je lise Sally Rooney, une auteure irlandaise dont 38

l’agent nous avait envoyé le premier manuscrit. Je l’ai lu. Je l’ai trouvé très bon. En tout cas, il y avait quelque chose. On a décidé d’acheter les droits. Ce n’était pas cher, d’ailleurs. Le livre, Conversations entre amis, a fait un tabac en Angleterre. En France, il a relativement bien marché. Arrive le deuxième, Normal People. C’était un peu plus cher… Énorme succès. On va publier le troisième. Là, c’est beaucoup plus cher… On ne pouvait pas imaginer que cette jeune femme allait vendre des millions de livres ! Il y avait un charme, bien sûr. C’était un pari. Parfois c’est le hasard. J’étais à la Foire du livre de Londres quand l’agent de Jonathan Safran Foer a mis sur le marché son premier roman, Tout est illuminé. J’ai appris qu’il avait vu la plupart des éditeurs français et qu’il m’avait oublié ! J’étais dans une rage totale. Je suis allé le voir. Je lui ai dit : « Je vous interdis de vendre les droits de ce livre à un éditeur français tant que je ne l’ai pas lu ! » Il m’a fait porter le manuscrit à l’hôtel. J’étais un peu honteux d’avoir été aussi arrogant… Dans le train du retour, j’ai lu la moitié du livre. Arrivé à Paris, j’ai appelé un grand traducteur, Jean-Pierre Carasso, pour lui dire qu’il devait lire ce manuscrit dans les 24 heures. Il l’a lu et m’a dit « Je n’ai pas arrêté de pleurer en lisant ce livre, c’est magnifique. Je suppose que tu veux que je le traduise ? » J’ai appelé l’agent et notre proposition a été acceptée. Comment est-ce que vous choisissez les traducteurs ? Et pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de traducteur attitré pour un auteur ? Si on pouvait faire en sorte que ce soit toujours la même personne qui traduise un auteur, ce serait merveilleux. Malheureusement, ce n’est pas toujours possible. Et puis, ils ne sont pas éternels. François Hirsch, le traducteur de Cormac McCarthy, est mort l’an dernier. Cormac l’aimait beaucoup. Des liens de confiance et parfois d’amitié se nouent entre l’auteur et le traducteur. C’est très important, parce que la traduction, ce n’est pas seulement technique. Quoi qu’il en soit, on essaye de faire travailler les meilleurs et de leur permettre, dans la mesure du possible, de « suivre » l’ensemble d’une œuvre. Il y a des livres qui sont plus compliqués que d’autres à traduire ? Francis Kerline a mis près de trois ans à traduire L’Infinie comédie de David Foster Wallace. On avait une date limite, mais on avait été très clair avec l’agent… L’éditeur français qui devait publier ce livre en avait perdu les droits parce que ça faisait six ans qu’il devait le publier. C’est un énorme livre, 1 500 pages ! David Foster Wallace, je n’avais rien compris, à ses débuts. J’avais lu son premier roman qui m’avait profondément déplu, La Fonction du


balai. J’ai compris plus tard que c’était un adieu au postmodernisme. J’étais passé à côté. L’Infinie comédie, personne ne pensait que ce livre aurait du succès. Or on en a vendu près de 20 000 ! Est-ce que vous recevez beaucoup de manuscrits ? Environ 4 000 par an. Évidemment, le taux de publication est très faible. La majorité de ces manuscrits sont impubliables. Parfois, on le voit tout de suite. Cela dit, aucun manuscrit n’est rejeté sans qu’on ait lu au moins quelques chapitres. En 2021, nous avons publié un premier roman reçu par la poste, Blizzard, de Marie Vingtras. On en est à plus de 40 000 exemplaires vendus. C’est une éditrice de la maison, Jeanne Grange, qui l’avait repéré. Elle a vu l’auteure, elle lui a donné un certain nombre de conseils… Ce qui est amusant, c’est que Marie avait envoyé son manuscrit à d’autres éditeurs qui l’ont refusé parce qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils pouvaient en tirer. À l’Olivier, il y a un côté bienveillant dans la manière d’accueillir des manuscrits. Nous sommes quatre éditeurs. On discute beaucoup. Et c’est bon signe ! Comme disait quelqu’un qui m’a énormément influencé autrefois : « Quand tout le monde est d’accord, personne ne pense. » Vous intervenez beaucoup sur les textes ? Notre travail ne consiste pas à relire chaque phrase en disant « Là, il vaudrait mieux faire ci que ça ». On n’est pas à l’école. Ça dépend des auteurs, mais on échange souvent avec eux. C’est une conversation ininterrompue. On se téléphone, on se voit, on se parle. Mais on ne parle pas à un débutant de son manuscrit comme on le fait avec quelqu’un qui a publié dix romans. Nous vérifions aussi minutieusement les traductions, ce dont je suis assez fier. Vous publiez une trentaine de livres par an. Comment est-ce que vous faites pour tous les défendre ? C’est beaucoup de travail, mais nous sommes très motivés. Il y a deux personnes dans l’équipe qui s’occupent exclusivement de la presse et du commercial. La maison a une certaine image de marque qui fait que les libraires et les critiques sont attentifs à ce que l’on publie. Ils reçoivent à l’avance des épreuves non corrigées ou des exemplaires du livre, quand c’est possible. On les appelle, on leur en parle. Après, ça les intéresse ou pas. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne laisse jamais tomber. On se mobilise autour de chaque ouvrage. Maintenant, on ne se mobilise pas toujours de la même manière, par exemple, s’il s’agit des Détectives sauvages, de Roberto Bolaño, qui a déjà été publié ailleurs, ou

Entre 2010 et 2015, l’Olivier a publié les œuvres complètes de Raymond Carver. Photo : © Marion Ettlinger

d’un premier roman. Pour reprendre l’exemple de Blizzard, le premier tirage était de 4 000 exemplaires. Mais les réactions des libraires étaient telles qu’on l’a réimprimé avant la date de mise en vente. Et puis ça s’est emballé… L’auteure a été invitée à l’émission de rentrée de « La grande librairie ». Il y a eu une énorme curiosité autour de ce livre. Alors oui, on s’en est beaucoup « occupés ». Mais je ne dirais pas que l’on s’en est occupés plus que d’autres livres. Est-ce que la presse est toujours aussi importante ? Il y a encore un certain nombre de critiques et de médias qui restent influents, notamment quand, sur une courte période, deux ou trois semaines, il est question du même livre. Mais il y a eu d’énormes changements, dans les médias… Il arrive que l’on ait une page entière dans un journal sans que cela n’ait aucun effet sur les ventes. Par contre, lorsqu’il y a conjonction entre des libraires sur Instagram, une chronique élogieuse dans un hebdo et un quotidien, l’impact est réel. Tout à coup, quelque chose se passe. Les réseaux sociaux jouent un rôle important, aujourd’hui. 39


Comment est-ce que ça se passe pour les prix littéraires ? Est-ce que vous discutez avec les jurés ? Je n’ai jamais fait de lobbying. Je ne parle qu’avec les jurés que je connais. Je sais que mon coup de fil ne les choquera pas. Mais il y a mille manières de s’y prendre. Je parlais tout à l’heure de la mafia des prix littéraires. Elle n’existe plus. Ça n’empêche pas qu’il y ait des amitiés, des connivences, des pressions de la part de tel ou tel éditeur. Les grandes maisons arrivent toujours à placer certains de leurs auteurs dans les jurys. Mais cela ne veut pas dire que ces derniers sont aux ordres ! Ce n’est plus une « entente » comme c’était le cas autrefois. C’est beaucoup plus subtil. Lorsque nous avons reçu des prix littéraires, c’est toujours parce que les jurés avaient aimé le livre. À l’époque de votre Goncourt, en 2019, la maison traversait une période agitée, suite au rachat de La Martinière par Média-Participations. Est-ce que ce prix a changé quelque chose pour vous ? Oui. Les nouveaux actionnaires ont compris que ce que l’on faisait ici avait une vraie valeur, ce qui n’était pas forcément évident pour des personnes qui gèrent 50 sociétés. Je pense que l’on a apporté à ce groupe un certain prestige et la preuve que l’équilibre financier était possible. C’est ce qu’on attend d’une maison comme la nôtre.

En 2021, les éditions de l’Olivier ont lancé une collection de rééditions en semi-poche de titres emblématiques de leur catalogue, dont le graphisme est conçu par Maya Palma.

Est-ce qu’il est plus facile ou plus difficile qu’avant d’être visible en librairie ? Il faudrait plutôt parler d’une tendance qui s’est renforcée. Quand un auteur a déjà eu du succès, on sait que la mise en place de son nouveau livre se passera bien. Pour les autres, en revanche, c’est de plus en plus difficile. C’est un des effets pervers de l’informatisation. Les libraires et les représentants ont des historiques de ventes. Si on vise une mise en place de 4 000 exemplaires pour l’ouvrage d’un auteur dont le précédent ne s’est vendu qu’à 1 200, cela semble presque impossible ! Heureusement, ce n’est pas rédhibitoire. Sinon ce serait désespérant. Les « primo-romanciers » ne sont pas concernés, puisqu’il n’y a pas d’historique, pour eux. Si bien qu’il est parfois plus facile de lancer un nouvel auteur que de soutenir un écrivain ayant publié cinq livres qui ne se sont pas bien vendus. C’est absurde, mais c’est comme ça ! 40

Les actionnaires ne vous mettent jamais la pression ? Ils savent que ce que l’on fait ne va pas rapporter des millions tous les ans. Nous n’aurons pas le Goncourt tous les ans, ni La Route. Mais il est important de montrer que nous ne sommes pas condamnés à perdre de l’argent en ayant une production de qualité. Comment est-ce qu’on apprend à vivre au sein d’un groupe ? Il faut user de fermeté et de diplomatie, expliquer ce que l’on fait, trouver un langage commun. Il peut y avoir des tensions. Il y en a eu ! Ça a beaucoup tangué, il y a trois ans… Et puis finalement, nous sommes parvenus à un accord qui est sans doute le meilleur accord que j’aie jamais signé avec un groupe d’édition. En France, on a tendance à opposer les groupes et les indépendants. Comme disait Claude Durand, le patron de Fayard : « Un chef d’entreprise doit toujours rendre des comptes à une banque, à des actionnaires, à la direction d’un groupe. » Et il concluait : « Je préfère rendre des comptes à la direction d’Hachette qu’à des banquiers. » Pour ma part, je considère que si notre indépendance éditoriale est respectée, et que notre indépendance


économique est liée à notre capacité à ne pas perdre d’argent, alors nous sommes indépendants. Il arrive que le patron de tel ou tel groupe se retrouve être le banquier… Il y a eu l’industrialisation de l’édition, puis la financiarisation de l’édition… Tout dépend du rôle attribué à la finance par la direction du groupe. Dans certains groupes, même si la pression sur les résultats est forte, ce n’est pas l’objectif qui écrase les autres. C’était le cas quand Arnaud Nourry dirigeait Hachette. Il était là pour obtenir des résultats, mais je pense qu’il respectait l’autonomie des éditeurs nommés à la tête des différentes maisons. Il existe d’innombrables nuances dans la manière de diriger un groupe. Tout dépend de la philosophie du patron. Il est évident que Vincent Bolloré n’a pas la même vision de l’édition qu’Arnaud Nourry… Vous avez eu plusieurs grands succès. Est-ce que c’est quelque chose qui s’anticipe ? Non. Par exemple La Route. Je trouvais le livre admirable, mais terriblement déprimant. La preuve de mon incapacité à prévoir un succès ! L’édition grand format de La Route s’est vendue à 180 000 exemplaires, alors que nous n’avions vendu que 18 000 exemplaires du précédent, No Country for Old Men. Dix fois moins ! Je pensais le contraire. Que No Country for Old Men serait un grand succès… Ça a été un succès en poche, après le film des frères Coen. Le Quai de Ouistreham vient d’être adapté au cinéma… Que représentent les droits dérivés pour votre maison ? Tout dépend de l’accord que l’on a avec l’auteur. Je parle des auteurs français, puisque les auteurs étrangers conservent leurs droits secondaires. Quand le livre est traduit dans 30 pays, ça compte. Pendant une période, la littérature française était peu appréciée à l’étranger. Mais ça a changé depuis une quinzaine d’années. De l’extérieur, on peut avoir l’impression que la ligne éditoriale de la maison n’a pas trop évolué, depuis le début… Il y a eu des transformations à certains moments, mais l’esprit est resté le même. On n’a jamais vraiment changé de cap. Pendant une période, on a lancé de nouvelles collections, comme « Soul Fiction ». C’étaient des expériences. Plus récemment, nous avons lancé une collection d’essais, « Les Feux », et en 2021, pour les 30 ans de la maison, la « Bibliothèque de l’Olivier », une collection de rééditions de certains de nos titres.

Le seul changement notable, c’est l’accent mis sur la fiction française. Non pas au détriment de la littérature étrangère, mais disons que par goût, par nécessité, développer la fiction française est un de nos objectifs majeurs. Cette impression est peut-être aussi due au fait que la ligne graphique n’a jamais bougé. Les couvertures n’ont pas changé, en 30 ans. Et elles n’ont pas vieilli du tout. C’est John McConnell, un très grand designer, qui a conçu la charte graphique de l’Olivier. Je lui ai fait signe il y a quelques d’années, pour lui demander s’il ne fallait pas la moderniser. Il m’a dit qu’il allait réfléchir… Finalement, il m’a rappelé et m’a dit : « J’ai réfléchi. On ne change rien. » La manière dont il a conçu la maquette de nos livres est incroyable. Il était venu à Paris, à l’époque de la création de l’Olivier. On avait passé une journée à aller dans les librairies, où il achetait des livres par paquets. Il les a emportés à Londres, où je suis allé le voir quelques mois plus tard. Dans son bureau, il avait étalé par terre tous les livres qu’il avait achetés. Il se baladait avec son cigare et une grande règle métallique, et il disait « Ça, nul ! Ça, déjà vu ! ». À la fin, il restait Actes Sud, Bourgois et les Éditions de Minuit. Puis il a projeté sur un écran blanc la signature de la maison, une signature énorme, l’arbre, et une toute petite image. « Et cette image changera à chaque livre, il m’a dit. Qu’est-ce que tu en penses ? » J’étais navré ! Quelle prétention, cet arbre ! Mais il m’a dit : « Tu sais, un jour, cet arbre sera aussi célèbre que la coquille de “la” Shell ! » Et vous, en tant qu’éditeur, en quoi avez-vous changé ? Je pense être plus respectueux que par le passé avec les auteurs et leurs manuscrits. J’avoue que j’avais parfois des idées préconçues sur ce que devait être un roman, comment il fallait écrire, etc. Par bonheur, j’ai oublié tout ça. Je me sens beaucoup plus libre en présence des auteurs, et prêt à m’intéresser à ce que j’aurais appelé autrefois leurs erreurs. Bizarrement, je dirais que je suis plus sûr de moi parce que j’ai moins de certitudes. La littérature est quelque chose de tellement vaste, de tellement varié, de tellement inattendu. Au fond, c’est pour ça que je continue de faire ce métier avec beaucoup d’intérêt : pour être surpris, pour découvrir des manières de penser, de sentir, auxquelles je ne m’attendais pas. Pour moi, c’est la manière la plus intéressante de pratiquer ce métier. La seule, finalement.

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Sam Shepard, la part du silence

Par Emmanuel Abela

Belle coïncidence : paraissent simultanément un roman sur la vie de Sam Shepard et la traduction de la correspondance qu’il entretenait avec son ami Johnny Dark. L’occasion de davantage s’attacher au célèbre comédien américain que l’on méconnaît encore en France en tant que dramaturge, poète et écrivain.

Sam Shepard et Jessica Lange, Santa Fe – Nouveau-Mexique 42


Les éclats du mystère Avec Une lune tatouée sur la main gauche, Rodolphe Barry consacre une merveilleuse fiction à Sam Shepard. Entretien. Pour vous, comment se fait la rencontre avec Sam Shepard ? J’ai découvert Sam Shepard à l’âge de dix-sept, dix-huit ans. J’avais vu Les Moissons du ciel, mais c’est à la sortie de Paris-Texas, en 1984, que j’ai commencé à m’intéresser à lui. Le film m’avait impressionné, et découvrir qu’il en avait écrit le scénario à partir de son recueil Motel Chronicles m’a fait me précipiter sur ses livres. À l’époque, seuls Motel Chronicles et son tout premier livre, Lune Faucon, étaient traduits, mais c’était déjà beaucoup ! J’ai trouvé dans ces livres tout ce qui me fascinait, l’Amérique sauvage, ses grands espaces, ses souffles de liberté, la route, le voyage, le rock’n’roll, mais aussi une voix singulière et profonde qui évoquait la solitude, les mirages de l’amour, l’incommunicabilité entre les êtres. Qu’est-ce qui vous a séduit dans son écriture ? L’écriture de Shepard, entre prose et poésie, était nouvelle, spontanée, nerveuse, c’était celle d’un type qui parle d’emblée sa propre voix. J’ai commencé à glaner ici et là des informations le concernant, essentiellement dans les revues de cinéma. Internet n’existait pas, c’était peu de choses, mais suffisantes pour être accroché. Il a fallu attendre dix ans pour voir la parution de son recueil de nouvelles, Balades au Paradis, mais Shepard était toujours dans un coin de ma tête. Je l’ai ainsi attendu de livre en livre, toujours plus fasciné d’autant que son écriture gagnait en maîtrise et en épaisseur. Comme je l’écris dans le livre « Que Sam Shepard existe sur terre était une pensée réconfortante. L’air de l’époque ne convient pas à tous les poumons, ses livres distillaient ces bouffées de liberté qui réveillent, libèrent, et même inspirent. » Avec le temps, j’ai découvert que sa vie et son œuvre étaient d’un seul et même tenant, que l’écriture était pour lui un instrument d’exploration intérieur afin de mieux se connaître, de se libérer de ses limites et de ses manques. Un être profond, cultivé, tourné vers une recherche spirituelle, loin du cliché du cow-boy renvoyé par Hollywood. Un homme tourné vers l’essentiel qui a voué sa vie à l’écriture. Je l’ai ainsi formulé : « J’hésite à lui avouer que parmi ceux de ma génération qui apprécient la littérature américaine, pas mal portent Fante, Kerouac et Bukowski dans leur cœur, une sainte trinité parfois élargie à la poésie foudroyante de Cormac McCarthy et à la phrase nue de Raymond Carver, et que ses livres

recèlent le meilleur de ces feux qui nous guident dans la nuit, qu’ils représentent une sorte d’idéal d’écriture. » D’où l’idée de lui consacrer un livre… J’en m’en rends compte aujourd’hui, mais peutêtre devais-je écrire Devenir Carver puis Honorer la fureur, qui raconte la vie de James Agee, avant de me consacrer à celle de Sam Shepard… Il fallait être prêt et armé pour ça. Sa mort en 2017 a été le déclic. En France, beaucoup l’ont admiré dans L’Étoffe des héros, beaucoup louaient sa belle gueule, d’autres connaissaient sa relation avec Patti Smith ou Jessica Lange, la plupart ignoraient qu’il était un écrivain de premier plan et que sa vie était un roman. Vous adoptez le parti-pris de la fiction, mais au final vous nous livrez une biographie fournie. Pensez-vous que la fiction était le seul moyen d’aborder ce personnage complexe ? Si j’ai choisi de mettre en scène un narrateur qui part rejoindre Sam Shepard sur le tournage d’une série TV, c’est dans un but d’« identification » à ce personnage, il fallait qu’il soit incarné, vivant, pour entraîner le lecteur. Un simple dispositif romanesque que je n’ai pas inventé, beaucoup s’en sont servi depuis Hunter Thompson et ses reportages Gonzo. Ce narrateur qui rencontre Shepard et comprend qu’il doit se pencher sur la vie de cet écrivain qui le fascine m’a semblé le moyen le plus juste. Ses interventions au cours du long récit de la vie de Shepard sont l’occasion de faire part de ses interrogations, de l’avancée de ses recherches et de ce qu’elles suscitent chez lui. Le lecteur le suit dans son enquête, ce qui donne par exemple : « Johnny ne répond pas à mes appels. Peut-être a-t-il déménagé… En désespoir de cause, j’envoie un message à Lizzy dont je n’ai plus de nouvelles depuis un bail. Silence radio. M’ont-ils donné tout ce qu’ils pouvaient ? Je me remets au travail. Je ne suis pas Shepard depuis le ciel, je marche dans ses pas, j’écoute son souffle, je l’observe patiemment jusqu’à voir par ses yeux. Je deviens son ombre. » Dans son Limonov, Emmanuel Carrère procède un peu de cette façon. Mais il me faut préciser qu’en dehors de ce choix narratif, la majeure partie de la vie de Shepard relatée dans ce livre est authentique. Même si une réflexion de Hunter Thomson comme « aligner des faits ne vous mènera pas pour autant à la vérité » me parle. Contrairement à l’idée reçue, un trait de fiction peut agir comme un « révélateur » de vérité. Pour le dire simplement, peu importe les moyens utilisés, ce qui compte est de s’approcher au plus près d’un homme, d’un cœur, d’une âme, et de le donner à ressentir aux lecteurs. 43


Votre fiction relate la construction d’un ouvrage sur Sam Shepard, il en résulte des effets de mise en abyme vertigineux où l’on ne sait plus détricoter ce qui est du réel du récit inventé. L’essentiel est que le livre soit vivant, qu’il transmette une expérience. J’aimerais que le lecteur ait l’impression d’avoir vraiment rencontré Sam Shepard. D’avoir entendu sa voix. Ses silences. On suppose un travail documentaire très conséquent. Une approche méthodique. D’abord, lire et relire l’œuvre de Shepard pour en tirer la substance biographique, mais aussi en capter l’énergie, le « souffle ». Puis un long travail de recherche : documents en tout genre, photos, interviews, critiques, notes biographiques, témoignages, thèses universitaires, essais sur le théâtre américain, articles de journaux du Kentucky… Chercher jusqu’à épuiser l’occurrence « Shepard » sur Internet. En résulte un puzzle gigantesque et incomplet qu’il faut reconstituer et compléter autant que possible. Ce qui dans le livre donne : « Je me suis replongé dans l’œuvre de Sam Shepard avec l’avidité d’une première fois. Après des mois de recherche, des piles de documents susceptibles de m’apprendre quelque chose à son sujet ont formé mon décor quotidien. Ma pièce de travail, avec ses murs recouverts de pages punaisées, a pris l’allure d’un bureau de détectives cherchant à identifier un serial killer. D’une certaine façon, je menais une enquête. J’avais mes sources, j’accumulais et recoupais des informations. Je voulais des faits, des preuves. J’ai poursuivi mon investigation, plus persuadé de jour en jour d’avoir à faire à un véritable héros de roman ou du moins à celui de sa propre histoire, et plus anxieux à l’idée que ces témoignages, bribes d’interviews, photos, articles de journaux amoncelés n’étaient que des papiers morts, des cendres sur lesquelles j’allais devoir souffler un sacré coup pour lui donner vie. Et par l’écriture, consumer la distance entre nous. » Au cœur de votre documentation se trouve la correspondance entre Shepard et son ami, Johnny Dark. Quelle place lui accordez-vous ? C’est d’abord une magnifique correspondance. Vivante, drôle, touchante, hilarante autant que déchirante parfois. Shepard et son ami Johnny s’y livrent sans filtre, se mettent à nu, sûrs d’être compris l’un par l’autre. Ces centaines de lettres échangées depuis 1972 jusqu’à la mort de Sam ont été pour eux un soutien et une stimulation permanente qui les a parfois sauvés du désespoir. Un exutoire. Cette correspondance intime, preuve d’une confiance absolue, est aussi l’histoire d’une sublime amitié qui rappelle le lien sacré qui unissait Jack Kerouac et Neal Cassady. Bien sûr, j’y ai appris beaucoup de choses, des lieux, des dates, 44

des événements intimes, mais aussi leurs peurs, leurs addictions, leurs états d’esprit et leurs secrets. J’y ai senti ce « souffle » que je devais faire passer. Au final, le portrait que vous livrez, même s’il est complet, garde pleinement sa part de mystère : qui est Sam Shepard ? Toute sa vie, Shepard a cherché à le savoir, à s’approcher de lui-même. À travers sa longue quête de connaissance de soi − commencé par l’intermédiaire du Centre Gurdjieff de San Francisco −, il a mis au jour certains manques, certaines limites qui jouaient sur son caractère et lui pourrissaient la vie. Il vivait mal. Se sentait paumé. Le rapport difficile à son père avait causé pas mal de dommages. C’est pourquoi le besoin de s’affranchir de ce qui empêche de voir clairement, de penser clairement, d’agir en toute conscience était présent chez lui. Je crois qu’à la fin de sa vie, malade, condamné, il a atteint cet état de grande clarté. Son dernier livre, dicté en partie à son amie Patti Smith, L’espion en moi, en témoigne. Comme je le fais dire à son ami Johnny Dark : « Je me demande encore quelle lumière resplendissait dans son âme pour qu’il soit ainsi ? Celle d’un type qui a placé son besoin de liberté au-dessus de tout. Un homme qui ne craint pas son destin. Qui a atteint ce détachement qui permet la vision pure. Comment te dire, le type avait la grâce. C’est juste une question de grâce. » Je dois préciser que mon ambition n’a pas été de percer le « mystère Shepard », mais d’en saisir les éclats. Lui qui s’attache à la citation shakespearienne « être ou ne pas être » manifeste visiblement des difficultés à « être », voire une impossibilité. Qu’est-ce qui l’empêche ? C’est un vaste sujet ! Parvenir à être, c’est-àdire à « être soi », n’est pas donné. Ça réclame un long travail. Shepard l’a compris. Longtemps, il a senti en lui une confusion et un mal être, c’est pourquoi il a entrepris d’éliminer une personnalité de surface pour partir à la découverte de celui qu’il était profondément. Il a cherché à éliminer les obstacles, les écrans, ses peurs d’enfant, une image de lui-même, son égo… Tout ce qui viciait ses perceptions et donc son comportement. Se dégager de son enfance ne présente rien d’évident. Ce qui l’empêche le plus, c’est peut-être la figure du père. Il se rend compte tardivement q u’i l r e p r o d u i t l e s m ê m e s m é c a ni s m e s autodestructeurs que lui, alcoolisme, goût pour l’isolement, irascibilité, au point que la journaliste Treva Wurmfeld l’interroge : « Êtesvous votre père ? » Nous savons qu’il ne l’est pas,


mais qu’il conserve quelque chose de cela au fond de lui. Est-il vraiment ce qu’il combat ? C’était là sa grande peur ! Tout faire pour ne pas ressembler à un père violent et irascible et le voir apparaître dans les traits de son visage ou sentir sa présence bouillonner dans son sang. Son alcoolisme le renvoyait à son père, son caractère difficile le renvoyait à son père, certains échecs… C’est pourquoi le thème de l’hérédité est au cœur de toute son œuvre. Peut-on échapper à ses origines ? Peut-on s’affranchir de ce qui nous détermine ? Au final, Sam Shepard n’a-t-il pas cherché qu’une seule chose : rester « libre » ? Il préférait le retrait, le silence, la contemplation à n’importe quoi d’autre. Et l’écriture, bien sûr. Et les chevaux qui le renvoyaient à une part sauvage et pure. Se sentir libre dans sa vie ne va pas sans l’acquisition d’une liberté intérieure. Finalement, le sujet de votre livre n’est-il pas l’écriture justement que Sam pratique, quelles que soient les circonstances, nourrissant ses pièces de ce qu’il vit au quotidien ? Alléluia ! L’écriture est au centre de sa vie. C’est une façon de vivre. Un rapport au monde. Malade, diminué, il a écrit jusqu’au bout. L’écriture maintenait vivant son sentiment d’exister. On sent bien chez vous le lien qui existe entre ce qui est vécu par Sam Shepard et ce qui en résulte sur le papier. Le passage le plus troublant c’est quand on retrouve des éléments du monologue de Nastassja Kinski dans le film Paris Texas dans ce que Sam formule à sa femme au moment de la quitter. Quitter sa femme, son fils, ses beaux-parents, Johnny et Scarlett, a été un déchirement pour Shepard. Il a beaucoup souffert de cet épisode, et cette culpabilité ne l’a jamais quitté. Mais rejoindre Jessica Lange était plus fort que tout, son chemin passait par elle. Lorsque Wim Wenders lui a demandé d’écrire un long monologue pour Nastassja Kinski, il s’est souvenu de ces instants déchirants quand il a annoncé à O-Lan qu’il partait. Quelle que soit sa forme, poésie, théâtre, scénario, prose, l’écriture est pour lui le moyen de se livrer. Et de se délivrer. Vous nous livrez également un portrait de l’Amérique par le biais de ce personnage hautement américain, qui embrasse les doutes, la culpabilité, le génie aussi du pays. On traverse les époques, et il est important de donner des repères sur la vie politique et culturelle dans laquelle les personnages évoluent. S’il est un

pur produit américain, je pense que Sam Shepard a également une sensibilité « européenne ». Il aimait Samuel Beckett et Peter Handke autant que Cormac McCarthy. François Truffaut et Ingmar Bergman autant que John Ford. Les Rolling Stones autant que Johnny Cash. En y réfléchissant, c’est peut-être ce qui en fait sa singularité… Qui se douterait que Sam Shepard a lu Marguerite Duras ? Parmi les passages les plus saisissants, je relève la description de son état amoureux quand il s’éprend de Jessica Lange. Là, toutes les barrières s’effondrent, il est à nu comme il ne l’a peut-être jamais été. Il l’a dit lui-même, rencontrer Jessica lange a été l’événement le plus important de sa vie. Le coup de foudre a été réciproque, et la passion qui s’en est suivie on ne peut plus fiévreuse. « Lorsqu’ils étaient ensemble, ils dégageaient un feeling particulier qui sautait aux yeux, comme s’ils s’éclairaient l’un l’autre. » Une histoire d’amour dont sont nés deux enfants et qui a pris fin après vingt ans de vie commune. Concernant Shepard, il y a forcément des malentendus qui s’installent, ils sont tenaces : on connaît sa carrière d’acteur, mais beaucoup moins celle de dramaturge et de scénariste. À l’étranger tout du moins. Shepard était reconnu pour son théâtre aux États-Unis. Ce qui lui a valu le prix Pulitzer pour L’Enfant enfoui. À une époque, il était même considéré comme le dramaturge américain le plus important. Ses pièces sont montées en continu depuis leur création et jouées

Rodolphe Barry

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Il est un ami que vous mentionnez dans l’ouvrage sans le nommer à propos d’un autre Sam, Beckett, c’est Charles Juliet, auteur notamment de Rencontres avec Samuel Beckett. Au-delà de la simple allusion, on sent une importance particulière de cette présence-là dans l’ouvrage ? Il se trouve que Charles Juliet est le premier écrivain que j’ai rencontré. J’étais jeune, confus, je n’avais encore rien écrit. Je crois que j’avais besoin de me faire confirmer certaines intuitions, que je ne faisais pas fausse route. Au gré de nos rencontres, de nos échanges, est née une forte amitié qui perdure aujourd’hui. Charles m’a encouragé, écouté, et par le biais de bien des lectures permis de gagner du temps. C’est à lui que je dois la découverte de Raymond Carver et de James Agee. Des conseils comme : « Entre deux adjectifs, choisis toujours le moindre. Le moins pour le plus, tu dois avoir ça en tête », « Dès la première phrase, veille à être crédible, c’est essentiel ! » ou encore « Quand on a travaillé et travaillé, qu’on a éliminé tout ce qui n’était pas nécessaire, et même un peu plus, qu’on pense en avoir terminé, c’est là que le vrai travail commence ! » étaient précieux. Je lui dois beaucoup. Il se trouve que dans une lettre, Sam Shepard cite des propos qui figurent dans le récit que Charles Juliet a fait de ses Rencontres avec Samuel Beckett. Imaginer Shepard en train de lire le livre de mon ami m’a ému. Deux mondes importants à mes yeux se rejoignaient. La rencontre pourrait sembler étonnante, elle ne m’a pourtant pas surpris. Les deux hommes partagent bien des préoccupations… par les plus grands acteurs. Malheureusement, à l’exception de trois ou quatre pièces, son théâtre n’a pas été traduit en France. La parution de ses recueils de textes en prose disséminés chez différents éditeurs a brouillé leur réception. Un livre aussi magnifique que Chroniques des jours enfuis, aujourd’hui indisponible, n’a même pas été repris en édition de poche. Alors évidemment, pour le grand public, il est l’acteur « sex-symbol » incarnant malgré lui le mythe américain. Vous vous êtes attaché à l’homme, beaucoup moins à son œuvre même si on suit le processus de création de ses pièces au fil du récit. Vous n’entrez pas dans le style ni la forme de ses œuvres. Avez-vous craint l’analyse littéraire ? Oui, bien sûr, je tenais à ne pas ennuyer le lecteur. Certaines pièces sont évoquées en détail, de leur conception à leur mise en scène, mais je voulais garder un rythme, un souffle romanesque, donner à percevoir la teneur des œuvres sans pour autant en proposer une analyse fastidieuse. 46

Un mot pour conclure sur votre éditeur, Finitude ? J’ai la chance d’être soutenu par des éditeurs exigeants et passionnés. Emmanuelle et Thierry Boizet animent une structure à taille humaine qui permet des échanges et un travail soutenu sur les manuscrits. Parce qu’ils ont l’œil et l’oreille, ils perçoivent très vite ce qui peut faire progresser un texte. Ce n’est pas forcément facile à vivre sur le moment, il y a parfois pas mal à revoir, mais ça en vaut toujours la peine au final. S’il ne leur échappe pas qu’un livre tel qu’Une lune tatouée… n’a que peu de chances de se voir propulsé en tête des ventes, ils le défendront avec la même énergie que s’il en avait le potentiel. J’ajouterais qu’un « visuel » est créé pour chacune de leur parution, ce qui rend leurs livres à la fois uniques et élégants. Qui fait ça aujourd’hui ? — UNE LUNE TATOUÉE SUR LA MAIN GAUCHE, Rodolphe Barry, Finitude


Sam & Johnny, chercheurs d’âme Constatant l’absence de traduction française de la correspondance entre Sam Shepard et Johnny Dark, Dominique Falkner s’est lancé dans l’aventure qui aboutit à une édition française. Récit. C’est l’histoire de deux hommes, amis pour la vie : Sam Shepard et Johnny Dark. Ils s’écrivent pendant près de quarante ans des centaines de lettres dans lesquelles ils se racontent au quotidien, sans détour : ils se disent leurs joies, mais aussi leurs doutes avec une sincérité désarmante. De leurs échanges, naît l’une des correspondances parmi les plus troublantes qui soient. Comme le titre américain l’indique – The Two Prospectors –, ils se mettent en quête, non pas d’un gisement d’or, mais plutôt l’un de l’autre. « Dans leurs lettres, ils sont chercheurs d’âme », nous précise avec poésie Dominique Falkner, restaurateur à Key West, en Floride, par ailleurs auteur de romans et d’un carnet de voyage. Cette correspondance, Dominique la découvre dans sa version originale américaine dès sa sortie en 2013. Depuis qu’il s’est installé aux États-Unis en 1986 il s’est familiarisé avec l’œuvre de Shepard dont il lit les pièces de théâtre, nouvelles et poèmes au fil des publications. Avec le dramaturge à la renommée grandissante, il se sent une familiarité qui lui sert de guide dans son exploration du pays, à New York tout d’abord puis à Chicago, et enfin à Key West. « Auparavant, en France, je n’avais jamais entendu parler de lui, nous relate-t-il. Très vite, il devient l’un de ces auteurs que je suis avec assiduité. » La correspondance confirme son attachement. Il la lit une première fois, y revient sans cesse et en fait son livre de chevet. Prosélyte, il la recommande à un ami en France qui lui répond : « Mais le livre n’est même pas traduit ! » Dès lors, ce manque il souhaite le combler. Comme il a déjà vécu en tant que traducteur l’aventure d’une publication en 2001, celle du poète amérindien Mark Turcotte [Le Chant de la route ; et autres poèmes, chez la Vague Verte], il soumet l’idée d’une traduction à un éditeur. Il se tourne vers les éditions Médiapop dont il apprécie « les textes hybrides, ouvrages de photos ou publications à la marge ». Sollicité spontanément, l’éditeur mulhousien se montre vivement intéressé et acquiert les droits pour cette première traduction française. Dominique Falkner l’affirme : « Cette correspondance est primordiale pour la compréhension de l’œuvre de Sam Shepard. » Elle éclaire la genèse de ses œuvres durant quatre décennies, nous relate la douloureuse séparation d’avec O-Lan, la première femme de Sam, en l’occurrence la fille de Scarlett, l’épouse de

Johnny – ce qui fait de ce dernier l’ami mais aussi le beau-père du dramaturge –, son amour éperdu pour Jessica Lange... « Sam Shepard n’a jamais écrit ses Mémoires, même si ses livres sont truffés d’allusions à sa vie. Dans les lettres, il se révèle. On le découvre en temps réel en train d’écrire ses pièces ou de jouer dans ses films. » Au fil des pages, on sent une gradation dans les questionnements réciproques des deux épistoliers qui rivalisent d’affection l’un pour l’autre. Johnny parle à l’égal de Sam, il lui manifeste une admiration lucide, se montre compréhensif, y compris quand il sent son ami capable de multiplier les passages à l’acte. Il le renseigne sur sa famille, sa femme et son fils Jesse et lui sert parfois d’intermédiaire. On se rend compte au fil des conversations qu’il devient

Dominique Falkner

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Johnny Dark et Sam Shepard, 1984 Nouveau-Mexique

en quelque sorte un père de substitution pour Sam – il est de fait son beau-père –, attentionné et généreux, mais sans chercher à l’être véritablement, la différence d’âge n’étant que de quelques courtes années. Dominique le confirme : « Oui, on peut le dire ainsi : Sam a toujours souffert d’avoir ce père colérique et peu soucieux de sa personne. Johnny, l’ami, devient autant un frère qu’un père. » On le sait, certaines lettres ne figurent pas dans la sélection. Pour autant, l’intimité – voire l’honnêteté est là – avec des lettres livrées quasiment sans retouche. Dominique nous précise les choses : « Johnny n’a rien réécrit effectivement, Sam non plus, à quelques rares exceptions près. Il avait cependant longuement hésité à les publier ainsi. » Pour la traduction, était-il si aisé de distinguer les deux langues ? Selon Dominique, et on le constate à la lecture, « tous deux parlaient à peu près la même langue ». Tout au plus, doit-il se familiariser avec une pratique de l’argot américain, née dans les années 50 ou 60 et des expressions empruntées à l’univers des poètes Beat que les deux hommes convoquent malgré eux. « J’ai pu le constater cependant : Sam est un peu plus dans la retenue que Johnny, mais il finit par dire les choses tout de même. On sent la confiance qui les lie, ils sont si proches depuis longtemps ! » Ce qui transparaît effectivement de la manière la plus manifeste, c’est leur amitié, 48

une affection réciproque débordante. « Oui, c’est incroyablement fort, et ça dure jusqu’à la fin, nous confirme Dominique. Ils sont restés liés de manière indéfectible, malgré la célébrité de Shepard et les différences de conditions de l’un et de l’autre. » Pour les bénéfices de la traduction, Dominique a eu l’occasion de s’entretenir avec Johnny à maintes reprises, parfois même à un rythme soutenu, afin de préciser le sens de l’une ou l’autre tournure et d’obtenir des informations sur les situations vécues. « C’était étonnant pour moi : j’avais la correspondance sur la table et je recevais quotidiennement des mails de Johnny. » D’où, on le suppose, une émotion particulière... On le constate, Dominique a mené une enquête soignée pour se montrer précis et rendre ainsi un bel hommage au dramaturge disparu en 2017. Il en résulte une traduction sensible et respectueuse. Précise au point que l’on mesure combien ces échanges étaient essentiels à la vie de Sam. Johnny est l’ami, certes, mais il est plus que cela : il devient autant confident que confesseur, celui qui sans le sermonner l’amène à s’interroger, toujours avec tact et élégance. Ce qui est peut-être le plus touchant ; c’est ce qui amène Sam à se livrer comme il le fait au cours de leurs échanges nourris, dans sa plus parfaite nudité et avec une honnêteté parfois troublante. Non sans une pointe d’humour et un sens de l’autodérision qu’ils partagent ensemble. Vu le volume conséquent de lettres figurant dans la version originale, la traduction était prévue sur une période d’un an et demi, mais Dominique l’a menée en un temps très court de « sept à huit mois ». Il nous dit aujourd’hui son plaisir – sa fierté aussi sans doute – de voir le projet aboutir, avec ce sentiment d’« avoir appris » beaucoup de choses dans l’intervalle sur la relation qu’entretenaient Sam et Johnny. Si bien qu’il s’attache désormais à un nouveau projet éditorial, très complémentaire, dans la mesure où il écrit un nouvel ouvrage sur les derniers mois de la vie de Shepard. Grâce à la complicité de Johnny et par l’intermédiaire de Jesse, il accède à de nouvelles archives précieuses, jusqu’alors inexploitées, qui suivent la publication de la correspondance au cours des années qui vont de 2014 à 2017. Il découvre des photos et de nouvelles lettres inédites et des échanges nombreux entre les deux hommes, notamment sous la forme de conversations enregistrées. De son propre aveu, cet ouvrage il l’écrit tout d’abord en anglais. Mais on suppose par avance le plaisir qu’il aura à le traduire lui-même, ce qui offrira non seulement une extension à la correspondance existante, mais une nouvelle merveilleuse plongée au cœur de l’univers shepardien. On ne peut que souligner par avance notre impatience…


— SAM SHEPARD & JOHNNY DARK. CORRESPONDANCE 1972-2011, Traduit de l’anglais par Dominique Falkner, Médiapop Éditions www.mediapop-editions.fr — Rencontre avec Rodolphe Barry et Dominique Falkner à la librairie 47° Nord à Mulhouse le 25 mars 49



Là-bas au Connemara Par Aurélie Vautrin ~ Photo : Arno Paul

Quatre ans après son prix Goncourt pour Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu ressort son scalpel pour Connemara, nouveau roman fraîchement publié chez Actes Sud, dans lequel il autopsie une nouvelle fois le monde qui l’entoure avec une justesse sans égale. Parce que la vie c’est une folie et que la folie, ça se danse. Parce que les êtres se croisent mais se perdent en chemin, que les nuages noirs viennent du nord tam tatam tatatatatam, et les espoirs qui brûlent et les mirages qui s’évaporent, et les mensonges et les attentes, deux êtres au croisement d’une existence, lequel a vraiment réussi sa vie – et puis qu’est-ce que ça veut dire finalement ? De son écriture précise comme un tir de sniper, il nous livre Hélène et Christophe, vaguement camarades au lycée puis amants vingt ans et une vie plus tard. Les époques qui s’entrechoquent, les rêves et les (dés)illusions aussi, la vérité nue, celle qui questionne et celle qui blesse, celle qui laisse des traces comme une cicatrice que l’on frotte du bout des doigts mais ne disparaît pas. Résolument engagé, éminemment politique, jonglant avec les langages comme d’autres des torches en feu, égratignant au passage les travers de la start-up nation façon plaie ouverte avec os apparent, Nicolas Mathieu réitère l’exploit de raconter la vie comme personne depuis bien longtemps. Entre deux interviews radio et un plateau télé, le Vosgien-et-fier-de-l’être s’est posé avec nous quelques minutes pour un échange drôle et sincère, où se mêlèrent Homère et Faulkner, Stephen King et Michel Sardou. Du bonheur à l’état brut façon injection pure en direct dans les veines. 51

Sortir votre nouveau livre à quelques semaines des élections présidentielles, avouez, vous avez fait exprès ? [Rires] Alors, oui et non, ce n’était pas prémédité, je n’avais pas fait de « rétroplanning » ni de « calendrier prévisionnel » à ce point-là si vous voulez ! J’ai commencé à écrire ce livre il y a presque trois ans – et c’est vrai que j’ai fait en sorte de le finir maintenant plutôt que plus tard, pour qu’il ne perde pas de son actualité. Mais vraiment, à l’origine, il n’y a pas de plan marketing machiavélique de ma part ! Écrire, c’est toujours une histoire de contraintes pour vous, de rigueur, de travail acharné ? Oui toujours. Je me force à écrire mille mots par jour, comme avant, parce qu’on en sort toujours quelque chose. Travail, rigueur, discipline, travail. Aussi parce que quand j’arrête d’écrire


trop longtemps, je commence à ne pas aller très bien… Même si l’exercice reste toujours un peu angoissant, forcément. Pourquoi avoir choisi Sardou pour le titre de votre nouveau livre, et pas Renaud ou Johnny par exemple, pour ce qu’ils racontent du « peuple » ? Parce que Les Lacs du Connemara est à la fois une institution pour un lieu des élites – c’est LA chanson traditionnelle des remises de diplômes en HEC – et en même temps, elle est très populaire dans les bals, les fêtes de famille, les mariages… Et le roman s’intéresse un peu à ça, qu’est-ce qui est commun, partagé, connu par tous, et qui, dans le même temps, constitue aussi une ligne de démarcation, signale des écarts, des goûts différents. Parce que cette chanson ne symbolise pas la même chose pour tout le monde. Johnny, tout le monde connait c’est vrai, mais il n’y a pas cet équivalent « d’emblème » pour l’élite. Et puis Les Lacs du Connemara a ce côté épique qui m’intéressait, je veux dire cette chanson, ça pousse, c’est une cavalcade. D’ailleurs, il y a pas mal de titres de Sardou – qu’on l’aime ou qu’on le déteste – qui sont construits sur ce modèle-là. Cette chanson c’est une épopée, mais l’épopée des classes populaires. Et c’est aussi ce que je fais : montrer la grandeur des existences qui n’en ont pas forcément a priori. Justement, donner corps à cette France souvent méprisée, comme c’était déjà le cas dans Leurs enfants après eux, c’était à nouveau une évidence ? Vous n’avez pas été tenté de faire complètement autre chose, peut-être pour vous détacher du Goncourt ? Alors si, j’en ai eu envie. Mais à dire vrai… Je fais ce que je peux ! [Rires] Je ne saurais pas traiter tous les sujets… Je suis sur une esthétique de la justesse, j’essaie de rendre le monde le plus justement possible. Cela suppose donc que je le connaisse bien… Plus je m’éloignerais de moi-même, plus cet effort serait difficile à accomplir, je crois. C’est pour ça que j’écris ces romans-là, qui racontent des vies que je connais. Même si dans celui-ci, il y a tout le travail sur le consulting, les cadres, qu’il n’y avait pas dans les précédents. Je me souviens de vos « brèves de l’open space » racontées il y a quelques années sous forme de billets courts sur Instagram : l’envie de malmener le fameux langage managérial était déjà là… Oui vous avez raison ! Je n’avais pas forcément fait le lien, mais c’est vrai que toutes ces anecdotes que je vivais à ce moment-là m’ont donné envie de faire la peinture des open space sur un ton disons, un peu satirique, et pas uniquement réaliste. Désabusé aussi ? Oui, forcément. Même si ça m’a vraiment amusé de le faire ! Jouer avec tout ce vocabulaire de la fameuse « start-up nation », ce langage que certains 52

voient comme une science irréfutable. Et je sais que beaucoup se sont amusés en découvrant ces passages dans le livre. Maintenant, pour le côté désabusé… Je parle du monde tel qu’il est, alors évidemment, il n’y a pas de quoi se taper sur les cuisses tout le temps, n’est-ce pas. D’ailleurs la colère est omniprésente dans votre livre… C’est même le premier mot qu’on y trouve, « La colère venait dès le réveil. Il lui suffisait pour se mettre en rogne de penser à ce qui l’attendait, toutes ces tâches à accomplir, tout ce temps qui lui ferait défaut. » Vous êtes en colère, vous ? [Rires] Oui… Oui, bien sûr. Même si je me méfie des mots comme « se révolter », « dénoncer ». Disons qu’il y a des choses qui m’affectent, qui me font réagir parce que je suis une plaque photosensible, sans doute trop d’ailleurs, et cet affect-là, je n’avais pas envie de le renier dans mon écriture, parce que je ne fais pas une littérature de la consolation ou de la réconciliation… D’autant que la colère me semble avoir une valeur à la fois politique et esthétique – et puis ça ancrait le roman aussi. Dans le sens où, le premier – ou du moins l’un des premiers mots de la littérature occidentale c’est justement ce mot, « colère »… Je rappelle que L’Iliade commence sur « Chante la colère d’Achille ». Alors voilà, j’ai voulu que mon livre s’ancre làdedans, dans cette littérature non pas revendicative du tout, ni dénonciatrice, mais disons avec un rapport antagoniste au monde. Connemara c’est aussi une histoire de revanche, est-ce que votre revanche à vous c’est de passionner une certaine « intelligentsia française » en racontant la vie de ceux qu’on regarde habituellement de haut ? [Silence] Peut-être, oui. En tout cas, c’est de leur proposer ce monde-là, et de le restituer tel que je pense qu’il est, et non pas comme ils ont tendance à l’envisager. Par exemple, au moment de l’élection de 2017, qui est un des sujets du bouquin, il y avait « la France de l’ouverture » et « la France du repli sur soi », ce qui est selon moi une totale connerie, évidemment, où ceux de l’ouverture s’arrangent pour avoir le beau rôle et s’évitent de comprendre ce qui se passe en dessous, etc. Alors en présentant ce livrelà, avec en plus l’estampille Connemara, avec tout le côté un peu provocant que ça implique, « je ne vous laisse pas le choix », oui oui, il y a sans doute une certaine revanche contre des idées reçues. La Lorraine aussi est partout dans le livre, c’était primordial d’ancrer votre histoire dans des lieux proches de vous ? Ce n’est pas du tout un parti-pris amoureux : si j’habitais ailleurs, j’aurai fait ça ailleurs… Là encore je parle du monde que je connais. De la même manière que Stephen King place toutes ses histoires dans le Maine… Je ne crois pas qu’il se


soit dit un jour : « Il est temps qu’un auteur chante les beautés du Maine. » Simplement, il lui est plus facile de parler de quelque chose qu’il connait. C’est la même chose pour moi. On ancre. Alors oui à force on en voit les limites les beautés les horreurs et les vertus, mais je ne me sens pas être le chantre de la Lorraine ! [Rires] Disons qu’au départ, c’est surtout par commodité, et puis à force d’y travailler tant et tant, ça finit par produire quelque chose d’intéressant.

— Il y a autant de manières de réussir sa vie que de métabolismes. —

Je sais que vous n’écrivez pas pour ça, mais quand on vous dit que vos romans seront étudiés plus tard comme témoins de notre société actuelle, ça vous fait quoi ? À dire vrai, ça m’a l’air d’être plus ou moins un malentendu ! J’avoue ne pas y croire, franchement. Il y a des milliers de livres qui sortent chaque année… J’ai mon moment en ce moment, c’est vrai, mais peut-être que dans quinze ans je n’en vendrai plus que deux cents. On ne peut pas savoir… Par exemple, il m’arrive d’aller acheter des livres chez Emmaüs, parce que j’aime bien les vieux livres, je trouve que ça sent bon, et bien on y trouve tous les grands vendeurs des années 70… Vipère au poing il y en a quarante sur l’étagère ! Konsalik, Druon, tout le monde les a oubliés, plus personne ne les lit. Ce sont des bouquins, des auteurs, qui ont marqué leur époque, mais qui ont disparu aujourd’hui. Et comme le passage du temps, c’est mon grand sujet, je sais que je suis aussi pris là-dedans et que peutêtre, dans quelque temps, je serais effacé… Donc je ne crois pas que mes bouquins seront un jour « les grands jalons de notre époque », [rires], vraiment, je ne dis pas ça par fausse modestie. Je pense surtout qu’il faut être très humble là-dessus, peut-être que ça se produira, ou pas, je ne m’en soucie pas.

Si finalement on nous a menti depuis longtemps sur le « but à atteindre », ça veut dire quoi « réussir sa vie » dans notre société d’aujourd’hui ? Ah, ça… Ce n’est pas qu’on nous ait menti depuis longtemps, c’est que chaque époque produit ses valeurs, et ses valeurs engendrent une idéologie. Aujourd’hui, l’idéologie de la réussite passe par l’économie, le transfert de classe, l’accumulation des biens, les dépenses de prestige, voyages, vêtements, voitures… C’est un package qui veut dire « réussite » pour plein de gens. Maintenant, peut-être qu’il y en a d’autres, que plein de gens s’épanouissent d’une autre manière, peut-être qu’il y a aussi des modes alternatifs d’envisager la réussite, on voit beaucoup de gens abandonner leur métier pour faire d’autres boulots plus épanouissants, donc j’ai envie de dire que la réussite il faut que chacun la trouve à sa manière… Je pense qu’il y a autant de manières de réussir sa vie que de métabolismes. En tout cas, un truc qui est central pour moi – et là, je préviens on tombe dans le cul-cul pur et simple, c’est quand même l’Amour qui, à mon avis, est la clé de voûte d’une vie réussie. Oui, oui, malgré tout ! Je veux dire, les enfants, le couple, les parents, les amis, les alliances… Il y a évidemment d’autres choses, mais quand même, une vie sans amour, c’est sec.

Il y a dans Connemara un vrai choc des générations, est-ce que vous pensez que la génération qui arrive est plus consciente de ce qui fait le sel d’une vie ? Hum… Non. Ce serait faire une hiérarchie, et je ne ferais pas ça. Mais en revanche, vous avez complètement raison, on ne me l’a pas beaucoup fait remarquer, mais il y a effectivement un choc des générations, face au personnage d’Hélène, sa stagiaire Lison lui fait violence – parce qu’elle est jeune, qu’elle a une manière de vivre différente, qu’elle est plus politisée, qu’elle échappe davantage au règne du travail, qu’elle est puissante alors qu’Hélène aura beaucoup subi. Mais ma position de romancier, ça ne peut pas être une phrase du type « J’ai foi en la jeunesse, ils seront meilleurs que nous ! » [Rires] Je laisse ça aux politiques, ou aux démagogues – ou aux trous du cul. Et puis il ne faut pas oublier que Lison aura elle aussi quarante ans un jour, et même si elle est peut-être vouée à un avenir un peu différent, elle n’est pas jeune à jamais.

« L’amour n’était pas cette symphonie qu’on vous serinait partout, publicitaire et enchanté. L’amour c’étaient des listes de courses sur le frigo, une pantoufle sous un lit, un rasoir rose et l’autre bleu dans la salle de bains. Des cartables ouverts et des jouets qui traînent, une belle-mère qu’on emmène chez le pédicure pendant que l’autre va porter de vieux meubles à la déchetterie, et tard le soir, dans le noir, deux voix qui se réchauffent, on les entend à peine qui disent des choses simples et sans relief, il n’y a plus de pain pour le petit-déjeuner, tu sais j’ai peur quand t’es pas là. Mais justement, je suis là. » Connemara, Nicolas Mathieu, page 97.

Le 04.02., au téléphone

Pour terminer, désolée par avance, mais je ne peux pas m’empêcher de poser la question : avezvous eu un retour de Michel Sardou ? Non… Pas encore ! Peut-être un peu plus tard, qui sait ? — CONNEMARA, Nicolas Mathieu, Actes Sud 53


Les couleurs de la France

Par Emmanuel Abela

Publiée dans une merveilleuse édition toilée chez 2024, la bande dessinée Des Vivants raconte les premiers instants de la Résistance. 54


Avec Des Vivants, les scénaristes Louise Moaty et Raphaël Meltz et le dessinateur Simon Roussin nous relatent le parcours de ces ethnologues du musée de l’Homme à Paris qui, dès juin 1940, décident d’entrer en clandestinité ; vite rejoints par des religieuses, une femme de garagiste, un avocat ou encore un colonel à la retraite, ils créent un journal et organisent des évacuations vers l’Angleterre ou la zone libre. Les personnages prennent vie dans une bande dessinée d’une rare beauté qui nous replonge au cœur d’une période méconnue, celle des premiers temps de la Résistance française. Le lecteur est profondément ému par la volonté affichée de chacune de ces figures – une détermination sans faille ! – qui conduit à la constitution d’un premier réseau tout juste après la débâcle de mai 1940, à un moment où tout est à créer et à imaginer. À l’heure où l’on instrumentalise les codes de la Résistance à tout-va, la grande sobriété du trait de Simon Roussin, précis, fluide et délicat, rend hommage avec une certaine justesse à l’incroyable destin de ces femmes et de ces hommes qui ont su dire « non » au nazisme, tout en leur restituant leur place véritable dans l’Histoire : Boris Vildé (« Maurice »), cofondateur et chef du réseau, Yvonne Oddon, Sylvette Leleu, Alice Simonnet, Germaine Tillion, Anatole Lewitsky (« Léon »), René Sénéchal, Agnès Humbert et tous leurs compagnons. L’histoire de ce premier réseau est méconnue du grand public. Qu’est-ce qui vous a alertés sur la possibilité de la révéler ? Louise Moaty et Raphaël Meltz : Les membres du réseau du musée de l’Homme sont comme vous le dites peu connus, alors qu’ils ont eu une place cruciale dans l’invention de la Résistance. Nous nous sommes passionnés pour chacun d’entre eux, de l’anthropologue d’origine estonienne à la garagiste de Béthune en passant par l’avocat juif... Mais c’est aussi ce moment de naissance, de surgissement qu’il nous a semblé intéressant à faire découvrir aux lecteurs d’aujourd’hui.

On imagine un travail documentaire préalable considérable : on imagine aussi la nécessité d’aborder les choses avec méthode, en interrogeant les sources. Comment vous y êtes-vous pris ? L.M. et R.M. : En nous appuyant au début sur les livres d’histoire et les témoignages publiés. Puis en nous plongeant dans différents fonds d’archives – ceux du musée de l’Homme, les Archives nationales, la Bibliothèque nationale, etc. – afin de constituer le corpus le plus épais possible, regroupant l’ensemble des textes de première main, c’est-à-dire venant directement des membres du réseau. Avant de commencer le scénario, nous avions un document de base qui aurait constitué un livre de 1000 pages. Vous avez pris le parti de ne faire figurer que des éléments avérés et documentés dans les dialogues. Craigniez-vous de trahir l’Histoire ? L.M. et R.M. : C’est surtout que nous ne voulions pas trahir leurs propres voix en réinventant des dialogues : nous avions de quoi bâtir une histoire uniquement à partir de leurs mots, dès lors pourquoi en rajouter d’autres ? Dans cette approche ultra-réaliste, n’y avait-il pas un risque d’assécher le scénario en évitant parfois certains dialogues intermédiaires souvent nécessaires ? L.M. et R.M. : C’était un risque, mais nous l’avons pris en toute connaissance de cause ! Notamment parce que la bande dessinée – et la bande dessinée telle que Simon la pratique – permet de remplir les vides, de construire une narration faite d’ellipses. À nos yeux, il ne s’agit pas d’une approche ultraréaliste : d’abord parce que c’est impossible de raconter le réel sans mettre une part de subjectivité, et ensuite parce que, comme notre matériau est morcelé, nous ne cessons de combler les trous. Cette manière de construire le livre consiste simplement à faire entendre les véritables voix de nos personnages : plutôt qu’assécher le scénario, ça nous semblait pouvoir nourrir l’émotion du lecteur... 55


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Pendant ce travail documentaire, avisiez-vous Simon de l’évolution des choses ? Comment transmettiez-vous cette matière amenée à être dessinée ? L.M. et R.M. : Nous avons toujours été dans un dialogue avec Simon, puisque nous sommes allés le voir dès le début pour construire ce projet à trois. Nous avons fait un essai au départ pour nous assurer qu’il était possible de construire tout le livre sur ce modèle. Puis nous avons envoyé à Simon, avec le scénario, l’ensemble des textes sources, pour qu’il puisse lui aussi s’en nourrir. Quelle était la forme du scénario original ? Simon Roussin : Le scénario ressemblait à celui d’un film, découpé en séquences avec des indications de lieux, d’ambiances de nuit ou de jour, de « jeu » des personnages. C’était important qu’il ne soit pas déjà découpé en cases et que je puisse proposer un rythme et une première mise en page pour pouvoir ensuite retoucher le texte, couper ou rajouter des choses. De cette façon, nous avons travaillé par allers-retours tous les trois, à toutes les étapes du livre. Simon, on sent la volonté d’inscrire ce récit à la fois dans un contexte de manière intemporelle, tout en lui restituant son actualité. S.R. : J’avais envie de m’éloigner le plus possible du réalisme en créant un espace fantomatique, un peu flou comme un souvenir de cette époque. Les personnages déambulent dans la bande dessinée tels des fantômes ou des personnages de théâtre, chacun avec son costume et son monologue intérieur. Il fallait que je sois à la fois très fidèle à ce qui a existé tout en assumant la reconstitution factice de cette réalité. Avez-vous eu, vous-même, des craintes de trahir la gravité du sujet par le trait ? S.R. : Bien sûr. Pour ne pas trahir cette gravité et tomber dans un pathos vulgaire, j’ai fait des choix de mise en scène et de dessins : garder une pudeur dans la représentation de la violence et de l’émotion en représentant les personnages de loin ou de dos, en dessinant des plans de coupe sur leurs mains ou le décor, en épurant au maximum mon dessin. Et vous, Louise et Raphaël, comment avez-vous réagi en découvrant les personnages prendre vie sous le trait de Simon ? L.M. et R.M. : Pour nous c’était très émouvant de voir soudain s’incarner des personnes qu’on fréquentait de manière intime depuis si longtemps. Tout au long de la phase de dessin, nous continuions le dialogue permanent avec Simon, n’hésitant pas tous les trois à adapter le scénario ou le découpage pour gagner en intensité et en clarté. Pour nous il y avait un énorme plaisir à continuer à cheminer avec ces personnages pendant ces

presque deux années (le travail préparatoire nous ayant pris, lui, huit mois). Qu’avez-vous découvert sur cette époque que vous étiez loin de soupçonner au départ ? L.M. et R.M. : C’était une période que nous connaissions bien tous les trois, mais le fait de mettre vraiment le nez dans les rouages de cette « invention » de la Résistance était passionnant : les Résistants de 1942-44 sont très connus, ceux de 1940-1941 beaucoup moins, ces « autodidactes de la conspiration » comme le dit Claude Aveline, un des écrivains du réseau. On imagine que ça n’était pas la moindre de vos finalités que de rendre hommage à ces héros, vivants malgré tout, et de les révéler dans cette histoire complexe de la Résistance. S.R. : Le fait qu’il n’y ait pas de narration extérieure permet de donner à ces personnages leur statut de « vivants » : nous nous sentions tous les trois comme leurs porte-paroles. Dans votre ouvrage, on trouve également un hymne à la liberté qui s’appuie sur l’élégance, l’intelligence et la poésie. Cette élégance permet de faire face à toute forme d’oppression autoritaire et totalitaire. Le message mérite-t-il d’être entendu aujourd’hui plus que jamais ? L.M. et R.M. : Sans oublier qu’il s’agissait pour plusieurs d’entre eux d’immigrés récemment naturalisés ou de Juifs... Évidemment, dans un contexte actuel de quasi-révisionnisme sur la France vichyste, il est important de faire revivre l’Histoire du côté de ceux qui luttaient contre une double oppression, allemande et française. D’après vous, ces héros pétris de culture et de philosophie nous apprennent-ils quelque chose de nous-mêmes, aujourd’hui ? Nous montrent-ils une voie possible ? L.M. et R.M. : Oui, il faut les lire tous, de manière approfondie : c’est pour ça que nous avons voulu mettre des notes et une bibliographie détaillée, pour pousser les lecteurs à aller plus loin, à cheminer encore avec eux ! — DES VIVANTS, Louise Moaty, Raphaël Mertz, Simon Roussin, Éditions 2024 editions2024.com

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Et toi, comment te débrouilles-tu avec l’ennui ? Par Lucas Schrub ~ Photo : JC Polien

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C’est la question que finit par directement nous poser Florence Andoka. Et qui ne s’est jamais demandé de quelle manière tuer le temps ? Qui, dans un moment d’égarement, ne s’est jamais retrouvé à errer dans les méandres d’Internet ? Une errance que l’expression surfer sur la toile a transformé en un loisir, une activité ludique et divertissante, au même titre que n’importe quelle autre. Avec Dans ton tube, un court texte de 80 pages, Florence Andoka nous invite à explorer l’espace infini de la plateforme YouTube et à nous pencher, au-delà de la création de contenu vidéo, sur l’univers du marketing d’influence. L’ouvrage procède lui-même tantôt de l’errance, tantôt du loisir, à ceci près que la combinaison de plongée est venue remplacer la planche de surf. À l’horizontalité étale qu’une vague parfois venait perturber succède la logique de la verticalité : l’autrice nous immerge par les mots, nous entraîne dans une descente abyssale pour toucher à une réalité enfouie - qui risque à tout moment de nous faire chavirer, enfin, au cœur de l’espace « de partage ». C’est une fille qui monte une chaîne YouTube. Cela commence toujours de la même manière et l’anaphore, vecteur d’une puissance poétique, est aussi une manifestation de la logique de l’algorithme, des codes qui régissent le lieu. Le poète, le démiurge, celui qui crée est alors remis en question, en même temps que l’espace apparent de liberté. Un piège se referme. Un piège pour qui ? Un piège pour quoi ? C’est une fille qui monte une chaîne Youtube. Cela se répète donc. La mécanique est lancée, nos envies anticipées. Plus besoin de penser ! L’informatique peut le faire pour nous, nous évitant le surmenage. C’est une fille qui monte une chaîne YouTube. Des questions sont posées, des idées énoncées et déjà, le contenu change, les visages se métamorphosent. DIY. VLOG. TUTO. HAUL. Le syndrome de la zappette nous atteint. Il n’est plus question de découverte ou de dégustation, mais d’une consommation jusqu’à l’excès, jusqu’à saturation, jusqu’à l’oubli. Seul encore nous attrape le slogan d’une publicité venue interférer avec les images en mouvements, venue nous retenir, venue nous barricader les issues de secours. C’est une fille qui monte une chaîne YouTube. C’est aussi vous. C’est aussi moi. Ce sont des identités et des altérités qui communiquent et cohabitent. Ce sont toutes ces filles qui s’exposent à notre regard.

La bienveillance et la nuisance sont au bout de nos doigts – Robert Mitchum dans La nuit du chasseur –, sur les touches de notre clavier, à portée d’un clic. C’est une fille qui monte une chaîne YouTube. C’est finalement une fausse répétition. Celle que nous nous faisons d’un métier que nous ne connaissons pas. Nourris de clichés et de préjugés. Et pourtant, une richesse infinie se déploie, à chaque page, dans une langue contrastée dont l’oralité interpelle, frappe le tympan, assourdit parfois jusqu’au déséquilibre. Et même si l’on risque la noyade, il subsiste encore, à la fin, ce plaisir immense de renfiler masque et tuba, de plonger à nouveau. Toute trouvaille relève autant de la recherche que de la suggestion, et c’est toujours un pied dehors, un pied dedans que s’effectue la balade. Un pied dehors. Un pied dedans. Deux pieds qui donnent la cadence, le rythme. Celui d’une marche, d’une course. Au-dedans, la plateforme de partage de contenus, ce nouveau métier de marketing d’influence. Au dehors, nous spectateurs, nous lecteurs. Florence Andoka livre une réflexion dense qui attise la curiosité. Une réflexion limpide, fluide qui ne s’interdit pas une incursion en territoire poétique. Le fond et la forme se rejoignent alors, se répondent en un jeu de miroir, de superpositions. Et à nouveau tout est changeant, en mouvement, toujours sur le point de se métamorphoser, se réinventer. Nous lisons un livre, pourtant demeure cette impression d’écouter, d’assister à une représentation, une performance, seul·e·s derrière nos écrans. C’est une fille qui regarde une chaîne YouTube. Elle découvre autre chose, le temps d’un confinement. Elle découvre le monde du marketing d’influence et, immédiatement, l’effet d’un pharmakôn : à la fois remède et poison. Elle est fascinée, l’envie d’écrire la saisit. L’écriture comme un automatisme en réaction aux images qu’elle visionne, à ce que celles-ci provoquent, font ressentir. Désir ou manque. L’écriture libérée de toutes contraintes formelles qui devient le miroir de son sujet. C’est une fille qui écrit un livre. Florence Andoka, une autrice talentueuse qui collabore avec des artistes, des revues et des institutions. Une autrice déjà publiée aux éditions Vanloo, Médiapop, Derrière la salle de bain. Une autrice en quête de nouvelles explorations à commettre. — DANS TON TUBE, Florence Andoka, Gorge bleue 59



Plurielles singularités

S’il y a une chose qui réunit Frank Castorf, Anne Monfort, Nathalie Béasse, Pierre Maillet, Aurélie Gandit, et le festival Les Vagamondes, c’est bien leur radicale liberté.


Sans frontières Par Sylvia Dubost

Changement de direction pour Les Vagamondes, le festival de La Filature qui, des cultures du Sud, s’oriente vers les questions de société. Un changement moins radical qu’il n’y paraît. En leitmotiv d’une mouture à l’autre, la notion de frontières à dépasser, comme nous l’indique Benoît André, directeur de La Filature et programmateur du festival.

La dernière nuit du monde © Kurt van der Elst

Pourquoi avoir changé la ligne artistique du festival ? Le festival existe depuis longtemps et Monica [Guillouet-Gélys, directrice de la Filature jusqu’en janvier 2020, NDLR] l’avait axé selon un prisme qui lui tenait à cœur : celui des cultures du Sud. De mon côté, je voulais privilégier un autre aspect. L’humanisme est depuis toujours au cœur du festival, cette dimension me tient à cœur mais je voulais l’aborder dans une perspective plus large, l’ouvrir à d’autres sujets comme l’avenir de la planète, le respect des migrants, l’intelligence artificielle, qui sont au cœur des préoccupations des artistes… Je voulais aussi élargir la notion de frontière, déjà au cœur du festival, à des frontières symboliques. 62

L’une des idées qui sous-tendaient les Vagamondes était de l’ouvrir à des publics aux cultures différentes, qui ne viennent pas à La Filature : qu’advient-il de cette idée ? Cette volonté est toujours à l’œuvre, et j’essaye de l’étendre à la philosophie globale de La Filature. La démographie de Mulhouse nous conduit effectivement à l’accentuer, avec des projets de propositions artistiques dans l’espace public, un accueil de pratiques amateurs, l’ouverture d’un restaurant qui manque depuis des années, et des partenariats renforcés avec par exemple le Noumatrouff, qui pourra proposer ici des spectacles plus ambitieux avec une jauge plus importante. Cela amène aussi à La Filature des publics différents. Les soirées d’ouverture [Sofiane


Neighbours © Brian Ca

Saidi, Malik Djoudi, Acid Arab…, NDLR] et de clôture [Angélique Kidjo et l’orchestre symphonique de Mulhouse, NDLR] du festival seront aussi des endroits où l’on perpétue cette volonté d’ouverture vers des publics très larges, qui peuvent se croiser. Qu’est-ce qui distingue ce festival du reste de la programmation ? D’abord la concentration des propositions, la possibilité de voir beaucoup de choses en un temps assez court. Il permet aussi de proposer des choses plus confidentielles, où des artistes moins identifiés côtoient des artistes reconnus. Le festival permet de mettre tous ces spectacles en perspective et, à travers des formes spectaculaires, de faire un travail de fond sur les questions que la société nous pose aujourd’hui. C’est le festival du monde d’après ? À terme, j’aimerais une thématique particulière par édition. L’idée de cette première édition est de faire un état des lieux de toutes ces thématiques qu’on pourrait aborder par la suite, et de se demander effectivement où l’on va. On aborde ainsi la question du corps augmenté avec Huang Yi & Kuka ou les deux spectacles inspirés par le texte de Jonathan Crary, Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, autour des recherches qui visent à mettre fin à la nuit, car c’est du temps perdu : La dernière nuit du monde de Laurent Gaudé et Fabrice Murgia, et 24/7 du collectif Invivo. On évoque aussi les enjeux du développement durable avec Coyote de Patrice Thibaut, qui s’est immergé dans les cultures amérindiennes, la question du mensonge politique avec L’homme qui a tué Mouammar Kadhafi du collectif Superamas. On aborde évidemment la question de la migration,

traitée ici sous l’angle de ceux qui héritent de cette histoire, avec Tünde de Tünde Deak et Le Chant du père de Hatice Özer. Avec Pour autrui, Pauline Bureau évoque la GPA, cette frontière que la société hésite aujourd’hui à franchir et, au-delà, la maîtrise du corps des femmes. L’année prochaine, j’aimerais programmer un festival autour de la question du genre, en allant au-delà du masculin-féminin, car il y a d’autres manières d’être transfuges. Les Vagamondes montrent comment la culture peut contribuer à faire évoluer une société. La frontière est au cœur du festival depuis toujours : comment l’entendez-vous ? C’est une notion tellement large… On dit que c’est ce qui sépare et ce qui relie en même temps, ce qui divise et qui réunit. Quels sont les sujets qui nous séparent aujourd’hui ? La grande question est : est-on capable de faire disparaître ces frontières ? Les sujets qui nous séparent sont ceux qui devraient nous relier. Pour cela, il faut être capable de se positionner de chaque côté de la frontière. Alors mettre en perspective plusieurs spectacles sur le même sujet, avec des approches différentes, c’est passionnant. En cette année d’élection présidentielle et de sortie de Covid, ce sera particulièrement intéressant ! Que nous disent les Vagamondes sur la création scénique en ce moment ? Elles reflètent le réel engagement des artistes sur les questions de société. Je ne réunis que des artistes qui ont un regard engagé sur le monde. En France, on a la chance d’avoir un paysage artistique suffisamment ouvert pour que les artistes puissent 63


— L’HOMME QUI TUA MOUAMMAR KADHAFI, spectacle le 16 mars à 20h, à La Filature « Un spectacle qui se veut ne pas être un spectacle mais qui s’assume comme tel. » Benoît André dit bien ici toute l’ambivalence sur laquelle joue cette production du collectif Superamas. Elle se présente comme une interview d’un agent de la DGSE venu révéler quelques vérités cachées sur la mort de Mouammar Kadhafi. Mensonge, manipulations et faux-semblants, sur le fond comme sur la forme, sont au cœur de ce spectacle extrêmement documenté.

Pour Autrui © Christophe Raynaud de Lage

se positionner sur de vrais sujets de société. Ce n’est pas le cas partout. Dans certains pays, on a de plus en plus de mal à trouver des spectacles intéressants car les conditions économiques font que les artistes développent surtout des projets commerciaux… Vous parlez beaucoup des sujets des spectacles, mais quelle importance accordez-vous à la forme ? Je ne cherche pas à mettre en avant une certaine approche du plateau : la diversité est au rendezvous aussi à ce niveau-là. Je suis aussi à la recherche de découvertes, d’expérimentations, d’expériences à vivre de manière sensorielle. Le spectacle 24/7 du collectif Invivo par exemple est à vivre deux fois, une fois de manière « classique », une fois avec des casques de réalité virtuelle, et la construction dramatique joue la complémentarité des deux versions. Y a-t-il de la place pour l’imaginaire ? Je pense qu’il y en a dans chacun des spectacles. Du moment qu’un artiste s’empare d’un sujet, il y a toujours une dimension poétique. — LES VAGAMONDES, festival du 15 au 26 mars à La Filature de Mulhouse www.lafilature.org La programmation commentée par Benoit André — LE CABARET DE L’ESPACE, spectacle le 15 mars à 20h30, à la Filature C’est LE moment festif du festival, sur scène en tout cas. Sofiane Saidi rencontre Malik Djoudi, Flèche Love, la Chica et Acid Arab pour une soirée musicale où les influences et les origines font l’amour : rock, soul, raï et électro se percutent et se fondent en un concert qui promet d’être explosif. 64

— TÜNDE, spectacle le 17 mars à 19h à l’AFSCO, à Mulhouse Son père est venu de Hongrie s’installer en France avec une volonté d’intégration parfaite. Pourtant, il donne à sa fille un nom totalement hongrois et difficilement prononçable. Au moment de prendre sa retraite, à la faveur d’un revirement étrange, il décide de retourner dans son pays natal où il n’a plus aucune attache. Tünde Deak sonde avec délicatesse les choix de son père et l’impact qu’ils ont eu sur sa propre vie. — POUR AUTRUI, spectacle les 22 et 23 mars à 20h à La Filature C’est le chemin sinueux et plein de surprises de Liz et Alexandre, leur amour, leur désir d’enfant, la force insoupçonnée dont ils doivent faire preuve lorsque ce chemin devient cahoteux. C’est aussi celui de cet autre couple avec lequel, ensemble, ils vont imaginer une autre façon de donner la vie. Pour autrui de Pauline Bureau pose des questions existentielles éternelles sous un prisme nouveau. Une aventure spirituelle racontée avec beaucoup de sensibilité. — 24/7, spectacle le 24 mars à 19h et 21h, le 25 mars à 18h et 20h au Théâtre de la Sinne Pour pallier le temps perdu par un sommeil qu’on ne peut éliminer totalement, une start-up développe un casque de réalité virtuelle permettant de récupérer en seulement trente minutes. S’inspirant du livre de Jonathan Crary, Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, le collectif Invivo fait vivre au spectateur une expérience à la croisée de la sciencefiction et de la réalité, du rêve et du cauchemar.


Ceux qui sont simplement là Par Sylvia Dubost

Tout semblait immobile © Wilfried Thierry

Aux éclats © Jean-Louis Fernandez

Ceux-qui-vont-contre-le-vent © Christophe Raynaud de Lage

Entre danse, théâtre et performance, Nathalie Béasse invente au plateau une écriture toute singulière. Devancés par des titres oniriques et poétiques, ses spectacles sont des tableaux habités qui explorent les limites et les glissements du réel. Ils bousculent les codes et les hiérarchies du théâtre pour nous inviter à une approche plus sensible du monde. Le Maillon à Strasbourg nous invite à passer dix jours et trois spectacles en sa compagnie. Entretien. 65


De quels thèmes, quels sujets, parlez-vous ? Ce qui m’intéresse, ce sont les va-et-vient entre l’imaginaire et le réel, se plonger dans l’imaginaire et se réveiller pour voir comment cette plongée modifie la réalité. La vie peut basculer à tout moment, à partir de petites choses, très quotidiennes. Une bouteille qui tombe d’une table peut tout changer… Quels peuvent être les points de départ de vos spectacles ? Mon travail part parfois d’une image, de gens autour de la table ou sur une balançoire, d’une comptine, d’un jeu dans une cour de récréation et les fils se tirent au fur et à mesure. On y chute beaucoup, les acteurs comme les objets et les décors… Derrière la chute, il y a le burlesque, la fragilité, la méchanceté aussi. Comme les enfants qui vont tomber et après éclatent de rire. J’essaye beaucoup de réactiver l’enfance, avec pas grand’ chose, des bouts de bois et des morceaux de terre… C’est pour ça aussi qu’on construit, déconstruit beaucoup dans mes spectacles, comme des tours de Kapla.

Nathalie Béasse © C. Bellaiche

Comment décririez-vous votre travail, votre recherche ? Avant tout, avant d’être du spectacle vivant, c’est une expérience sensorielle et émotionnelle. Une sorte de fresque en mouvement. Mon travail est très pictural, il part de la couleur, de l’espace, du son, du mouvement, plus que d’un texte, et tente d’ouvrir d’autres portes, celles de son imaginaire, de son intérieur, de permettre un autre rapport à la perception. Le public doit débrancher de son rapport à une narration classique, accepter de ne pas comprendre, de ne pas être sur l’autoroute. Il peut alors entrer dans un autre monde, une autre manière de comprendre les choses. Mais c’est très écrit, très dirigé, c’est de la broderie. Tout est cousu délicatement, chaque mouvement raconte quelque chose, chaque chose est à sa place. 66

Vous ne travaillez que rarement à partir d’un texte : quelle est pour vous la place des mots ? Au début, quand j’ai commencé à faire des spectacles, il n’y avait pas de mots du tout. Je n’étais pas à l’aise avec ça, j’étais dans un rapport très pictural, chorégraphique. À chaque fois que je tombais sur un poème, un texte de théâtre, j’avais impression qu’il ne disait pas assez de tout ce que j’avais envie de dire. Que si je ne mettais pas de mots, on pouvait comprendre plus de choses. J’avais impression que les mots allaient simplement illustrer ce que j’étais en train de montrer. Puis je suis arrivée à des poèmes amérindiens très proches de ce que je voulais raconter, et j’ai commencé à glisser de la poésie dans mes spectacles. Et, au fur et à mesure, quelques extraits de Shakespeare. J’avais envie d’affirmer les choses : quand on passe par les mots, on affirme les choses ! Maintenant, j’essaye de frotter le silence, le son, les mots, dans un rapport non d’illustration, mais très charnel, physique. Je les prends comme un mouvement plus que comme un sens, alors je choisis toujours des textes très ouverts, poétiques, métaphoriques. Et je suis de plus en plus à l’aise avec ça. C’est une matière en plus à malaxer. Il y a aussi une réelle dimension plastique dans vos spectacles, une esthétique très précise et très cohérente. Oui, il y a une palette assez éteinte au niveau des couleurs, comme si le temps avait fait son travail.


Les matières sont importantes, la laine, le velours… J’ai fait les Beaux-Arts, je suis très sensible à la peinture, au cinéma, au montage. Ma manière de travailler et mon vocabulaire sont plus proches des arts plastiques et du cinéma que du théâtre. Je travaille un spectacle comme une peinture qu’on équilibre au fur et à mesure, avec une couleur, un objet, et les scènes se montent comme au cinéma. Vos couleurs et vos matières sont très organiques : on pourrait les trouver dans la nature. Il y a beaucoup de couleurs terre, beaucoup de verts. La nature est très forte dans mon travail. Qu’est-ce que ça veut dire, la forêt ? Il y a ce rapport au conte, à leur cruauté, à la symbolique de la forêt, à l’inconnue, la peur, avancer malgré les ronces, et il y aura toujours une maison éclairée au bout du chemin. Il y a d’ailleurs dans vos spectacles une forme d’obstination fragile, quelque chose de l’ordre du « On va y arriver », malgré tout. On va y arriver : il y a ça dans mon travail. Les obstacles me font avancer, même en création. Ça nourrit beaucoup mon travail, les accidents. Quand ça arrive, cela ne me bloque pas. Je prends beaucoup de plaisir à inventer, chercher, creuser. On ne trouve pas le trésor ? On va en trouver d’autres, plus petits. Arriver à la fin de la création, arrêter de chercher, c’est très compliqué pour moi !

On a l’impression que votre manière de travailler et ce qui se passe sur le plateau s’inscrivent dans un seul et même mouvement. On ne fait pas semblant ! On parle beaucoup de ce qui se passe au plateau, entre nous. Ce ne sont pas des choses plaquées le temps d’un spectacle, c’est une sorte de vague qui circule en permanence. C’est pour ça que j’ai choisi ces artistes : nous sommes tous animés par un rapport simple aux choses et aux gens. À partir de là, on peut raconter toutes sortes d’histoires, de façon intègre, avec ce qu’on est. — PAYSAGE #1 : 10 JOURS AVEC NATHALIE BÉASSE, spectacles, rencontres, ateliers, grand entretien, DJ set... du 16 au 26 mars au Maillon, à Strasbourg — TOUT SEMBLAIT IMMOBILE, théâtre du 16 au 19 mars — CEUX-QUI-VONT-CONTRE-LE-VENT, théâtre les 17 et 18 mars — AUX ÉCLATS…, théâtre du 24 au 26 mars www.maillon.eu

En dehors du parcours de création, est-ce que ce « On va y arriver » est aussi un sujet ? Ou un motif ? C’est un motif plus qu’un sujet. Dans un groupe d’individus, quand tous s’arrêtent, il y en a toujours un qui continue. Les bruits des arbres qui tombent, ils sont quatre à danser, à faire toujours le même pas, de plus en plus intensément. Au bout d’un moment, ils finissent par s’arrêter, mais il y en a un qui continue. Cela est aussi une manière d’exprimer des choses au-delà des mots. On peut exprimer beaucoup par la chute, le saut, la persévérance. Il est très souvent question d’être ensemble, de solitude, d’essayer de construire un espace où on peut tenter d’être ensemble. Est-ce cela, pour vous, le théâtre ? Oui, et le confinement m’a fait beaucoup souffrir. Le fait de quitter cet « être ensemble », c’est quelque chose quand on commence à construire un spectacle. Être ensemble physiquement est très important pour moi, j’ai besoin que les gens se touchent, dans la compagnie il y a toujours beaucoup d’accolades. On parle beaucoup de ce que c’est qu’être ensemble, de prendre soin les uns les autres, d’écouter les blessures, les tristesses des gens. 67


à corps et à Christ Par Nathalie Bach – Photo : Jean-Louis Fernandez

En adaptant librement l’œuvre de Pier Paolo Pasolini pour le théâtre, le comédien et metteur en scène Pierre Maillet envisage Théorème(s) dans un pluriel détonnant et étonnant. Votre lecture de Théorème peut paraitre singulière, a priori ce n’est pas le rire qui prime dans cette œuvre même si Pasolini y revendiquait lui-même une grande part d’humour. Alors ça, c’est vrai, quand j’ai vu le film je n’ai ri à aucun moment ! Pourtant Pasolini, notamment à propos du rôle de la servante, se demandait comment le public avait pu penser qu’il avait filmé cela sérieusement alors qu’il y voyait une sorte de fantasme un peu poétique. C’est le personnage le plus sacré mais aussi le plus drôle et elle est la seule à comprendre le message de l’ange. Pasolini est quand même extrêmement contradictoire. De cette contradiction vous semblez avoir pris le parti de l’énergie et, disons-le, d’une forme de joie. C’est une vision plus lumineuse et plus vivante de Théorème qui m’a intéressé, sans l’austérité du film qui est plutôt un brûlot politique très sombre. Pasolini écrit le film en même temps que le roman mais celui-ci n’est pas du tout la retranscription exacte du film. C’est beaucoup plus verbeux, plus détaillé avec une lecture bien plus sensible de la même histoire qui donne la sensation réelle d’un dialogue avec cette formule mathématique et pour moi c’est complètement Pasolini, c’est-à-dire extrêmement tendre, complexe avec les coups de gueule aussi. À l’origine, Théorème était voué à être une pièce de théâtre en vers, vous êtes le premier à lui rendre son destin originel en quelque sorte ? Oui, c’est vrai, mais je ne me prends pas pour lui ! [rires] 68

Mais sur scène, vous l’incarnez, pour quelle raison ? Il y a plusieurs raisons. Déjà j’ai mis beaucoup de temps à oser le faire et aussi parce que je mets le spectacle en scène. Je pense qu’il était question là d’une propre mise en abyme. Vous êtes totalement parti du roman ? Il y a des traces de la pièce qui sont dans le roman. Il s’agit des cinq monologues de la famille qui s’adressent à ce garçon, cet ange, au moment où il dit qu’il va s’en aller. La bascule, c’est qu’au-delà de l’histoire un peu facile de ce garçon qui arrive et couche avec toute la famille dans une sorte de Visitation sexuelle, il s’agit, bien sûr, pour chacun d’entre eux de découvrir leur identité profonde et la possibilité d’avoir la liberté d’être eux-mêmes. Ce qui je trouve est plus intéressant dans le roman et plus proche de Pasolini. Le film donne l’impression d’une bourgeoisie un peu « viscontienne », aristocratique, alors que ce sont des gens devenus bourgeois, ce qui est très différent. Ils ont réussi en faisant ce que la société leur demande sans se poser de questions. Tous les membres de cette famille après être entrés en contact avec l’ange par le langage du corps et du sexe découvrent leur condition d’aliéné à travers cette libération physique. Contrairement au film où la nudité est suggérée, ici vous l’utilisez, jusque dans votre propre interprétation ? Ce sont des descriptions faites dans le roman qu’on ne voit pas dans le film ou si peu. Pasolini filme plutôt les visages que les corps. Dans le


roman, c’est aussi l’extrême simplicité de ce garçon qui crée quelque chose d’absolument étrange rien que par sa présence. À partir du moment où il est là, il se passe une réaction physique chez cette famille. Le rapport à leur corps. Un malaise, une honte, un empêchement. Et puis, une sorte de crise après chaque Visitation sexuelle. « Ce n’est pas grave » ne cesse de dire l’ange. Et en effet, en tant que spectateur, ce n’est pas grave ! [rires] Par exemple, le premier « visité », le fils, dort dans la même chambre que l’ange qui, lui, dort nu. Le gamin est complètement paniqué à l’idée de sa propre nudité. Tout ça, pour dire que si l’on ne voit pas l’ange vraiment nu, théâtralement, ça ne marche pas pour que ce garçon ait cette crise dans son lit. Pareil pour la mère, etc. Et puis surtout, le rapport à la nudité, d’assumer son propre corps, c’est quelque chose qui est totalement le sujet de Théorème ! Au théâtre, on ne peut pas décortiquer les plans et surtout quand on lit le roman c’est totalement expliqué. C’est aussi ce qui fait rire, mais c’est un rire de complicité, alors que ce n’est pas drôle, il y a un effet burlesque, mais aussi parce que nous sommes tous souvent burlesques sans le savoir. Je trouve ça très beau et très touchant. La nudité, la mienne y comprise, me semblait un moyen de rentrer dans Théorème par un prisme très Pasolinien. C’est aussi pour cela que dans le spectacle il y a un autre texte de lui, Qui je suis, écrit deux ans avant Théorème, une sorte d’auto-interview, d’une lecture extrêmement accessible. C’est un bilan sur tout ce qu’il a vécu et ce qu’il va faire et qui raconte déjà comment il rêve Théorème. Qui je suis est justement une véritable mise à nu de Pasolini. Comme il l’est dans cette fameuse série de photos faites chez lui dans la tour de Chia à peu près à la même époque, ce n’est pas un hasard. Et pour moi le fait de démarrer le spectacle totalement dévêtu est aussi comme une page blanche pour tout ce qui va suivre. Un portrait d’homme ouvrant sur Théorème comme une projection possible. Faire revivre Théorème aujourd’hui au théâtre et dans le contexte que nous connaissons lui donne une dimension plutôt extraordinaire. Oui, peut-être que depuis 1968 ce texte n’a jamais été aussi proche de nous. Encore une fois, c’est une œuvre beaucoup plus vaste qu’une critique acerbe de la bourgeoisie. Avec toujours, et de façon exacerbée aujourd’hui, l’éternelle question de nos propres empêchements. C’est aussi une œuvre dans laquelle on a la sensation qu’il n’y a que le sacré qui puisse ébranler la société et par là même sauver l’humanité. Bien sûr, d’autant que Pasolini est athée et croit. Avec en plus toute la dimension italienne où la plus athée des personnes ne peut pas s’empêcher de mettre une vierge dans une pièce ! Pasolini croit

en l’autre, c’est pour ça qu’il croit en l’amour, pour lui c’est ça Dieu. D’où la présence de cet ange dans Théorème, ça passe par la sexualité mais ce qu’on voit c’est surtout quelqu’un qui ouvre, qui console, qui apaise et encourage à être soi. Est-ce que ce n’est pas le plus important dans le message ? À la foi sacraliser quelque chose qui mérite de l’être tout en désacralisant ce qui empêche. L’amour avec un grand A. Et vous, qui êtes-vous, Pierre Maillet ? Théorème, le film, condamne beaucoup par rapport au roman. Et comme dans celui-ci, et c’est pour cela que mon spectacle s’intitule Théorème(s) au pluriel, j’y ai voulu quelque chose de plus ouvert vers la vie. Que fait-on de ce qui nous arrive ? Tout en restant très fidèle à Pasolini même si dans le spectacle personne ne crie dans le désert ni ne s’enterre vivant, c’est mon rapport aux choses. Je ne trahis pas l’œuvre, mais je ne suis pas forcément d’accord avec la noirceur avec laquelle Pasolini condamne ces gens. C’est aussi un engagement de ma part. Dieu, Marx, Freud, Œdipe irriguent Théorème jusqu’au vertige. Je pense que Théorème est une vision diffractée de Pasolini, par exemple, le rôle de la servante étant évidemment l’image de sa mère. À travers mon implication et Qui je suis, j’espère surtout que l’on comprend que c’est l’œuvre d’un artiste qui se développe à partir d’un point de vue intime et personnel sans se résumer à une critique de la société. Il n’y a vraiment qu’à partir de soi et de sa propre critique que l’on peut s’essayer à cet exercice. Et puisque vous l’avez fait à votre manière à travers ce spectacle, êtes-vous malgré tout optimiste sur le monde dans lequel nous vivons ? Mais oui, absolument ! Théorème(s) est un projet qui me tient à cœur depuis très longtemps et je me rends compte qui si le l’avais monté il y a vingt ans, ce spectacle aurait été beaucoup plus sombre parce qu’aussi ma vie l’était. Le théâtre raconte souvent des choses difficiles mais il faut qu’il y ait de la vie sinon ça ne sert à rien. C’est d’ailleurs pendant la première vague de la pandémie que j’ai énormément travaillé l’adaptation. Une sorte d’opportunité dans l’épreuve. Votre foi en a-t-elle été augmentée ? Et la foi et l’envie de l’autre ! Parce que pour rejoindre Théorème, d’une manière ou d’une autre même en passant par des crises, il faut que les choses puissent se libérer. — THÉORÈME(S), théâtre du 3 au 4 mars à la Comédie de Colmar www.comedie-colmar.com 69


Bébé, ce n’est qu’un début, nous sommes en 2175 Par Clémantine Gairaud et Amélie Bernaud ~ Photo : Christophe Raynaud De Lage

touchée et séduite par cette pièce, par l’énergie vitale qu’elle contient. Je trouvais que, par rapport à d’autres de ses pièces plus sombres, celle-là avait un côté solaire. Cette chose aussi autour de la réappropriation des récits, de faire des enfants malgré tout, m’a beaucoup plu. Puis l’écriture, la langue ! En fait, la dimension extrêmement musicale m’a touchée.

Chaleur asphyxiante. Monde ravagé. Mais l’amour fleurit entre deux êtres dans l’impossibilité de se toucher. Entre brutalité et sensualité, comment vivre dans un monde qui rêve de caresses alors qu’elles sont devenues gifles ? Rencontre au CDN Besançon Franche-Comté, coproducteur de Nostalgie 2175, avec la metteure en scène Anne Monfort qui, en adaptant le texte de la grande dramaturge allemande Anja Hilling, offre au spectateur une expérience esthétique totale, révélant avec profondeur la poésie d’un texte qui mêle passion et horreur. Qu’est-ce qui vous a particulièrement touchée dans cette pièce et vous a poussée à la mettre en scène ? Je connaissais l’écriture d’Anja Hilling. J’avais lu notamment Tristesse animal noir, que j’avais beaucoup aimé. Je connais bien ses traducteurs. Quand ils ont traduit cette pièce, avant même qu’elle soit publiée, ils me l’ont envoyée. J’ai été 70

Quelles ont été vos inspirations pour la mise en scène et la scénographie ? Avec les acteurs, j’ai travaillé sur la question de l’image en cherchant comment un acteur peut reproduire à l’identique un plan de cinéma ou un tableau, ce qui exige une extrême concentration. Et cette concentration alterne avec une souplesse de jeu très directe, et des adresses précises. Certaines références appartiennent au texte, et nous les avons développées, d’autres nous sont plus personnelles, comme La Féline de Tourneur, à travers la transformation de Pagona en chat. Sur le plan scénographique, nous n’avions pas envie de représenter la sécheresse par la sécheresse, d’où un décor qui mêle l’organique et l’artefact. C’est pourquoi le décor est vivant. Grâce à la lumière, chaque chose peut devenir une autre. La pièce, c’est les souvenirs de Pagona ; c’est la raison pour laquelle les choses ne sont pas toujours cohérentes. Parfois le son reste gravé et l’image disparait, parfois, c’est l’inverse. Et enfin, cette scénographie permettait plusieurs plans de jeu : le bébé, tourné vers l’avenir, et le fond de scène, symbolisant un passé douloureux. Quelle dimension avez-vous souhaité donner à la pièce par l’intermédiaire de la musique et des sons ? La musique est clairement le quatrième acteur. Elle prend en charge toute une partie de l’histoire, notamment les accélérations, les souvenirs des films et le fait qu’il n’y ait plus tant de temps que ça à la fin. Elle participe au fait d’être dans la tête de


Pagona. C’était aussi une façon de raconter qu’à un moment la mémoire est trouée. La première partie est un récit qui se déroule de façon assez organisée : Pagona dit à l’enfant qu’il a deux pères. Puis il y a cette bascule lorsqu’elle dit : « Mais peut-être ça ne te traumatisera pas si tu en apprends davantage. » À partir de cet instant, la mémoire se troue et la musique couvre par moment ce qui est dit, comme dans un rêve. C’était assez important de raconter ça comme une chose de l’ordre du traumatisme. Dans le traumatisme, la mémoire est trouée, incohérente. Plus on avance vers la vérité, vers le fait de faire face au traumatisme, plus c’est compliqué. Dans la dramaturgie, on devait traiter ce point de bascule. La pièce ne pouvait pas continuer de la même manière, il fallait que le système narratif change. De fait, c’est plus visuel, beaucoup plus cauchemardesque, ou onirique. Parfois entre nous, on dit « C’est la partie Lynch » puisque chez Lynch la forme distordue fait souvent suite à un traumatisme psychologique. Il y a par ailleurs un axe de lecture plus symbolique et métaphysique qui coexiste avec cette dimension du trauma, c’est la tradition biblique et picturale de la Renaissance, le doré et le bleu, le thème de l’Annonciation, des Noli me tangere. Comment la poésie de la pièce a-t-elle influencé votre mise en scène ? La poésie est la première chose qui m’a séduite dans le texte. Concrètement, ça a aussi été un piège. Comme c’est très beau, on a souhaité être le plus concret possible, mais pas forcément réaliste. On voulait que les adresses soient nettes : ne surtout pas s’écouter parler mais être au contraire dans quelque chose de très vivant. Comment avez-vous travaillé autour du corps pour ce monde dans lequel la peau est omniprésente ? Ça a été une grosse question. Ils ne peuvent pas se toucher et en même temps la peau est partout. Alors, quel état de corps ? On a beaucoup travaillé sur les cuts, les moments d’arrêts et les moments où ça redémarre. La pièce parle aussi beaucoup du regard de l’autre. Il y a la question de la projection sur le corps de l’autre. Qu’est-ce qu’on joue à ce moment-là ? C’est quelque chose qui se trouve dans le regard de l’autre et en même temps qui a sa logique dans le jeu de l’acteur. On passe des fois par des images, des tableaux, et par une logique de l’acteur qui lui est propre et organique. Pourquoi la peau, si présente dans le texte, estelle si peu présente sur scène ? C’était important pour nous de jouer avec un monde où la peau est si absente, parce que tout

doit toujours être couvert. Il y a un enjeu social, les seuls endroits où on peut être à découvert sont les endroits chics, comme des hôtels, et des restaurants luxueux. Lorsque Posch raconte le viol de Taschko, il parle longuement de caresses avant de parler de pénétration. Dans ce monde où l’on est toujours couvert, les caresses, qui ont été à l’origine du profond traumatisme de Taschko, sont également le fantasme de tous. Nuria, la compositrice, a beaucoup travaillé avec la caresse. Elle a recréé des sons de chuchotements sous les couvertures, de caresses sous les draps.

— J ’espère que le futur sera différent. — D’après vous, le monde de Nostalgie 2175 sera-t-il le monde de demain ? Dans Nostalgie 2175, les choses n’ont pas vraiment changé. Le capitalisme se porte très bien et les hommes qui ont du pouvoir et de l’argent pensent toujours qu’ils ont des droits sur les corps des autres. J’espère que le futur sera différent. Mais dans cette pièce, il y a deux choses distinctes : les tableaux et le mouvement. Le mouvement, c’est une femme qui porte le récit, une certaine conscience écologique. Bien que le mouvement soit en contradiction avec une fable assez sombre, une hypothèse d’un futur réapproprié par les femmes et l’écologie me plairait plus ! Que diriez-vous pour inciter un spectateur à venir voir ce spectacle ? C’est le spectateur qui se raconte l’histoire, davantage comme une surface de projection qu’un endroit d’identification. On est dans une expérience immersive, avec la musique notamment, où il n’est pas grave de se laisser naviguer sans tout appréhender, tout comprendre. Par ailleurs, mon côté plus militant dirait que les lieux de spectacle ne sont pas des lieux de contamination, et qu’il est très important de venir au théâtre, pour la poésie… — NOSTALGIE 2175, théâtre les 15 et 16 mars à l’Espace des Arts, Scène nationale, à Chalon-sur-Saône www.espace-des-arts.com

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Le chef-d’œuvre inconnu

Aurélie Gandit creuse son sillon depuis 2007 au croisement des arts scéniques et visuels. Elle a fait de sa danse une grille de lecture pour les œuvres picturales siégeant dans les ventres clos des musées. Un parcours et une approche singulière qui s’empareront à partir du printemps 2022 du Retable d’Issenheim au musée Unterlinden de Colmar et, à l’été, de La Dame à la Licorne au Musée Cluny.

Par Valérie Bisson ~ Photo : Michel Petit

Vous entrez en résidence au musée Unterlinden courant mars-avril pour créer une Visite dansée ayant pour sujet et pour base de travail le triptyque du Retable d’Issenheim qui est en cours de restauration. Comment se passe une création en huis clos dans un musée ? Mes conférences dansées sont avant tout une rencontre avec l’œuvre, une entrée en dialogue. Pour cela j’ai besoin de temps, c’est pour cette raison que j’entre en résidence pour environ 4 semaines de création dans les musées où j’interviens. La première semaine est celle où je crée véritablement le contact avec l’œuvre, je peux dire que l’on s’apprivoise mutuellement. Je passe voir l’œuvre, je la documente et je me documente, j’écoute ce qu’elle me dit et je tâche de mêler mes lectures à l’écriture, enfin arrivera la danse. C’est un processus de création singulier, lent et minutieux. Comme le retable est en cours de restauration, j’ai eu la chance de voir ces artistes travailler, petite touche par petite touche, avec une minutie extrême. C’est aussi un peu ma façon de travailler. Pour le retable, c’est aussi la première fois que je travaille pour une œuvre unique et aussi imposante. Et ce travail entre en résonnance absolue avec celui que j’ai mené et que je présenterai à peu près au même moment autour de La Dame à la Licorne au musée Cluny à Paris. Ces deux œuvres sont très impressionnantes, par leur taille et par leur signification, elles arrivent comme un point d’orgue dans mon parcours. 72


Un mot sur votre compagnie, La Brèche… La compagnie a été créée en 2007 à Nancy, la ville où j’ai grandi et où j’ai travaillé en tant que commissaire d’exposition et guide conférencière pour le musée des Beaux-arts et le Frac Lorraine. Là, j’ai aussi fait 15 ans de danse classique, dont 4 au conservatoire de Nancy. J’ai ensuite suivi des études d’histoire de l’art à Strasbourg où j’ai découvert la danse contemporaine, ce fut un vrai choc artistique. J’ai peu à peu participé en tant que danseuseamatrice à des créations placées sous la houlette de chorégraphes professionnels et je me suis formée à d’autres styles de danse contemporaine pendant deux ans en Europe. Revenue à Nancy, je faisais des visites traditionnelles de musées auxquelles j’ai commencé à ajouter de la danse, je dansais les lignes de composition en impro. Ma première intervention fut autour de La Bataille de Nancy, accompagnée par un groupe de rock, je dansais vraiment le discours sur l’œuvre, celui qui passe d’abord par la tête puis descend dans le corps. J’ai proposé ces idées au musée, j’ai fait quelques tableaux de plus, une dizaine où je dansais dans le musée, puis de plus en plus. Les Visites dansées ont été présentées à Nancy pendant 3 ans, de 2007 à 2010, je les ai reprises en 2019. D’autres musées ont commencé à me passer des commandes autour de leurs œuvres. Mais j’insistais sur l’idée qu’il me fallait du temps pour entrer en contact avec l’œuvre et créer le dialogue, j’ai besoin d’un véritable temps de création, d’immersion, c’est ainsi que les résidences ont commencé. Sur place, je travaille avec les équipes de médiation, je choisis les tableaux, je lis, j’écris, il me faut un mois en moyenne pour faire se rencontrer les arts visuels et les arts vivants. Depuis deux ans, la compagnie est implantée à Mulhouse. J’ai traversé tout le Grand Est… et nous fêtons cette année les 15 ans de la compagnie. D’où vient cette idée de mettre en dialogue – de combler la brèche – un objet voué à être statique, magnifié, et le corps humain pensé dans sa fragilité et sa faculté de mouvement ? Je suis persuadée que le beau et les arts en général nous soignent et qu’ils nous reconnectent avec des parts de nous oubliées ou négligées. Si la danse peut permettre d’accéder à sa propre beauté, de rouvrir ça pour soi-même et si on peut le faire tous ensemble alors, pour moi, c’est gagné ! Aider les gens à entrer en résonance avec eux-mêmes et les aider à conscientiser que cela leur est accessible, à chacun, chacune, et à tout instant, est une véritable joie. L’idée est de nourrir le regard avec une mise en corps et en mouvement qui convoque autre chose que l’espace intellectuel. J’ai une formation d’historienne de l’art et je sais que notre premier accès à une œuvre se fait souvent en dehors de l’espace physique, corporel. Le corps nous donne pourtant un espace de perception très puissant. Quand je danse dans un musée, je suis

dans le même espace que les visiteurs, il n’y a pas de scène, pas de musique, pas de projecteur, et puis d’un seul coup tout change, l’accueil est absolu, il n’y a plus de séparation, mon propos est de partager et de voir ce qui se passe avec l’œuvre. Peut-on parler de dimension sociale dans votre approche, de cette dimension très actuelle du care ? La danse est une pratique de soin, le mouvement c’est la vie. Un corps assis 8 heures par jour est un corps empêché, qui se rigidifie et s’ankylose, alors, il est précieux de le remettre en mouvement. En dansant, on réinjecte de l’émerveillement dans nos vies. Par mon histoire personnelle, j’ai eu besoin de parler d’une danse qui exprimait la nécessité de sortir et de s’inscrire dans la cité, d’être en contact direct avec le réel, avec ce qui nous entoure et d’entrer dans la relation humaine. Le geste dansé permet d’ouvrir un espace émotionnel, celui de la sensation. À Mulhouse, nous avons élargi notre champ d’intervention à travers des ateliers ouverts à tous, aux scolaires et aussi à un champ social beaucoup plus vaste que nous explorons avec les femmes en précarité ou qui ont subi des violences, auprès des personnes du mouvement du Nid ou en centre pénitentiaire... Nous avons tous et toutes des pratiques complémentaires de soin du corps, yoga, auto-massage, méditation…, c’est une manière d’entrer dans le corps pour ensuite le laisser s’exprimer par la danse. Encore plus aujourd’hui, le corps doit être pris en main, il est épuisé, le corps des femmes et aussi le corps des hommes, le féminisme est un humanisme auquel j’adhère, mais les hommes ont également beaucoup à déconstruire. Finalement, le soufrant Christ en croix du Retable et l’énigmatique Dame à la Licorne sont de très beaux symboles des questionnements actuels autour des pratiques spirituelles, de l’écoféminisme ou du care. Ces deux œuvres arrivent comme un point d’orgue dans mon travail, car je danserai pour la première fois autour d’une seule œuvre, et quelles œuvres ! Avec la triple crise que nous traversons, sanitaire, économique et sociale, on voit que les hommes ont aussi besoin de prendre soin d’eux. Pour moi, et pour l’équipe de la compagnie, prendre soin du corps, de tous les corps, c’est prendre soin de soi, de l’autre et de la nature. C’est remettre le vivant, le mouvement et la beauté au cœur de la cité. — VISITE DANSÉE, dates à venir www.musee-unterlinden.com

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Écrire, est-ce convaincre ? Par Caroline Châtelet

Jeanne Balibar dans Bajazet – en considérant Le Théâtre et la peste (photo de répétition) © Mathilda Olmi

Vendredi, nous buvions un verre avec A., L. et S. au bistrot de Saint-Laurent-sous-Coiron, en Ardèche. S., Strasbourgeois de son état, s’enquit du sujet de mon prochain article pour Novo. Je lui et leur parlais alors de Bajazet – en considérant Le Théâtre et la peste. Dans ce spectacle créé en 2019, Frank Castorf – directeur de 1992 à 2017 du théâtre de La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, à Berlin – se saisit d’une tragédie en cinq actes de Jean Racine de 1672. Si Bajazet se déroule dans le sérail d’un sultan (Amurat), ce dernier, absent, constitue une inquiétante figure omniprésente. Castorf resserre la pièce entre cinq personnages : la favorite d’Amurat Roxane, son frère Bajazet (dont Roxane est amoureuse), Atalide l’amante de Bajazet, le vizir Acomat et son confident Osmin. 74

Après avoir résumé succinctement l’histoire, j’ai changé de braquet. Parce que si l’intrigue ne suffit jamais à aborder un spectacle, le travail de Castorf excède toutes les tentatives de synthèse. 1) D’abord, parce que Castorf entremêle avec virtuosité les niveaux de discours et les périodes historiques. Non contents d’agréger au texte de Racine plusieurs écrits du poète et écrivain Antonin Artaud, ainsi que des citations de Blaise Pascal et de Fiodor Dostoïevski, les choix dramaturgiques et scéniques prolongent ce geste de sédimentation. Tandis que les références contemporaines (avec des Unes de journaux affichant Trump et Macron) comme les costumes de diverses époques siglés Louis Vuitton ou Chanel rappellent la collusion entre le pouvoir politique, les médias et les grands groupes de luxe, la scénographie – constituée d’une tente bleue évoquant une burqa, d’une gargote dont l’intérieur ne sera visible que par la vidéo et d’un imposant portrait d’un dirigeant ottoman adjoint d’une enseigne lumineuse – poursuit cet anachronisme volontaire. Ce faisant, c’est la prolongation de structures de pouvoir et de domination qui nous sont ainsi données à voir, la manière dont cellesci traversent les époques comme les territoires. 2) Ensuite, parce que tout spectacle de Castorf réussit à allier théâtre et vidéo sans que jamais cette dernière ne phagocyte le plateau, amplifiant, au contraire, la dimension théâtrale. Quoique très présentes, les images donnent accès à des espaces cachés aux regards, révélant les secrets d’alcôves, relayant les émotions des personnages : leur trouble, leur douleur, leur triomphe, aussi. 3) Enfin, parce que comme le dit Jeanne Balibar (dans un article pour la revue Regards), Castorf « expose le conflit. Castorf prend acte que le théâtre est fait pour raconter les contradictions entre les personnes,


Présentée conjointement par le TNS et le Maillon, la dernière création du metteur en scène allemand Frank Castorf constitue une expérience radicale, exigeante et passionnante. les idées, les groupes, les pulsions. La matière du poème théâtral est l’antagonisme. » En prolongeant le spectacle après la mort des personnages et, donc, au-delà de la tragédie racinienne, le metteur en scène met en œuvre une opérante critique : critique du patriarcat, le renvoi en cuisine de Roxane et Atalide sonnant comme un retour à l’ordre et une mise à nue de l’illusion de leur pouvoir ; critique du pouvoir politique, les vainqueurs étant les troubles Acomat et Osmin, rompus aux manigances. Tandis que nous prenions un autre verre, j’ai douté : était-ce suffisant ? Iraient-ils ? Surtout, pourquoi étais-je à chaque fois prise d’un tel prosélytisme à l’égard de Castorf ? Je décidais alors de décrire l’inconfort que peuvent produire ses créations, la manière dont elles résistent, ainsi que le sentiment que leurs sens ne s’épuiseront jamais. L’on éprouve devant son travail une âpreté mêlée de fascination et la sensation aussi rare que fructueuse de n’y rien comprendre en y entendant tout. J’insistais sur l’énergie et la virtuosité des acteurs (Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Adama Diop, Mounir Margoum et Claire Sermonne) et soulignais la certitude de les voir déplacés par ce travail. Pour appuyer tout cela, je rapportais ce que m’avaient raconté Adama Diop et Mounir Margoum. Contrairement aux trois autres interprètes, ces deux-là travaillent pour la première fois avec Castorf. Ainsi, tous deux ne savaient pas, au début des répétitions, quel rôle ils incarneraient – seuls ceux des femmes étant déjà distribués. Après un premier jour où le metteur en scène exposa le projet (en allemand, traduit par Balibar ou l’assistante à la mise en scène), les acteurs se sont retrouvés le deuxième jour en costumes (burqa jogging pour Mounir Margoum, tenue de sultan siglée Louis Vuitton pour Adama Diop). Suivirent trois semaines et demie de travail avec une petite poignée d’heures par jour au plateau. Les comédiens y suivaient les indications de Castorf qui donnait en direct texte et mouvements, tandis que des assistants prenaient des notes et filmaient. L’équipe a, ainsi, déroulé progressivement la pièce sans jamais revenir sur une scène, recevant tous les soirs un « Regie Buch » (cahier de notes) avec le

texte à apprendre et les notations de mouvements. Après une poignée de jours consacrée à un filage acte par acte où Castorf put revenir sur des détails comme ne rien dire, voire, donner des références d’œuvres ou d’auteurs, il ne restait plus que deux jours avant la première. Deux jours qui furent consacrés au filage de la première partie pour le premier jour, de la seconde pour le second. Ce mode de travail singulier amenant les interprètes à jouer pour la première fois le spectacle dans son intégralité le soir de la création participe sans conteste de l’urgence traversant chaque opus de Castorf. Le pressentiment de voir des acteurs en dialogue intime et nerveux avec leur rôle, la sensation d’un théâtre au présent et en tension perpétuelle, s’enracinent à coup sûr dans ce mode opératoire. Ce processus qui se fonde sur une confiance totale du metteur en scène en ses acteurs – Castorf n’assistant jamais à une représentation –, laisse, également, une liberté folle à ces derniers. Exigeant pour les comédiens, exigeant pour toutes les équipes participant à sa conception, exigeant pour les spectateurs, chaque spectacle de Frank Castorf est aussi exigeant de lui-même. Et promet d’accompagner, de nourrir intimement, de déplacer celle et celui qui y assistera. La bouteille était vide. Avais-je réussi à les convaincre ? Impossible à dire. Peu importait. La seule chose qui comptait, c’est que je me devais d’y retourner. — Bajazet – en considÉrant Le ThÉÂtre et la peste, théâtre du 6 au 10 avril au Maillon (présenté avec le Théâtre national de Strasbourg), à Strasbourg www.maillon.eu www.tns.fr

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Ode à l'aventure

S’affranchissant des frontières et des cases, Alex Keiling (alias The Wooden Wolf), l’association Fragment et le festival D’Autres Formes signé La Rodia nous entraînent au cœur d’expériences sonores envoûtantes.


Chapelier Fou Ensemb7e © Ben Pi

AU C(L)UBE Par Emmanuel Dosda

À La Rodia, un festival propose D’Autres Formes musicales le temps d’un week-end 100 % interactif et immersif.

Pédagogique, mais jamais didactique, le festival D’Autres Formes a pour ambition de populariser la culture numérique en dévoilant la réalité de ce domaine artistique se situant bien au-delà des simples néons qui ballottent au rythme des beats. Avec cette première édition, « les 7 à 77 ans » vont en prendre « plein les oreilles, les mains, les pieds et les yeux », prévient l’équipe de La Rodia. Rendezvous au cœur de la matrice, dans la grande salle où est installé un immense cube de 6X6 mètres habillé de pans de tulle cristallin. En journée, cet espace accueille l’installation de Theoriz Studio : expressément créée pour l’occasion, ACT, a clubbing interactive experience déclenche des séquences musicales électroïdes selon le déplacement des visiteurs de la structure cubique qui sont 78


comme “trackés” par des halos lumineux. Pour Simon Nicolas, responsable du développement Art numérique de La Rodia et programmateur de l’événement, la musique est engendrée par la circulation du public / acteur d’ACT : « Sans son implication, rien n’est possible. Considéré comme un citoyen avant tout, le festivalier fait le constat que sa “navigation” laisse des traces, comme sur internet » et qu’il génère des algorithmes guidant son surf sur les vagues bien droites du web. « Derrière tous les écrans, il y a une personne », rappelle Simon Nicolas. « Anonyme ou non, qu’on se nomme Tartempion ou Étalon noir, pour Google, chaque IP est un Caddie à remplir en cette grande galerie marchande qu’est la toile. Avec D’Autres Formes, le spectateur, équipé d’outils numériques, peut façonner son environnement à son image. Le festival a pour volonté de faire comprendre qu’on peut prendre la main, individuellement ou collectivement, sur l’écosystème numérique. » Résolument pédagogique (notamment pour les plus jeunes quant à leur comportement face aux réseaux sociaux et technologies d’aujourd’hui), l’événement refuse d’être donneur de leçons. Ici, pas de médiation, mais des conférences du troisième type, des ateliers de gaming créatif ou autres installations, comme SMing du Studio Superbe et sa chorale interactive où chacun peut se démultiplier et devenir chef d’orchestre de sa propre partition. « Éveiller les consciences en jouant », certes. Inventer les modes de représentation de demain, bien sûr. Mais sans jamais oublier de vivre l’instant présent. Le projet n’est pas de transformer les SMAC en centres de sensibilisation scientifique. Le cube placé au centre de la grande salle mute et sert de scène pour l’ensemble des shows nocturnes. Le public n’y pénètre plus : il tourne autour des artistes qui s’y produisent, derrière les voiles translucides ou cachés par des projections qui les rendent invisibles. La Fraicheur & Leonard de Leonard y prévoient un set live techno coup de poing dans les tympans, à 360 degrés. Tout comme Instabilités, projet scientifico-électronique des laborantins Tristan Menez & Benjamin Le Baron, opérant, sans blouses blanches, à une mise en musique du principe de mécanique des fluides… Il sera davantage question de Métamorphoses du vide avec Chapelier Fou et son projet d’électro chambresque, Ensemb7e. Le Messin, formé au Conservatoire de sa ville, enchaine les va-et-vient entre électronique et classique : son passif de « conservateux » l’a amené à réinterpréter les titres de son album Muance avec l’Orchestre National de Metz pour un concert à la BAM en 2019. Suite logique de cette expérience, l’Ensemb7e se compose d’un quatuor à cordes, un piano, une clarinette et

une batterie. Il connait une belle reconnaissance depuis sa résidence aux Trinitaires et à L’Arsenal de Metz, l’an passé. Des réarrangements enchanteurs du répertoire du Chapelier qui ne nous cache pas « goûter [s]on plaisir à jouer » ses propres relectures, en acoustique, « chez [lui] », dans une nouvelle configuration : les musiciens, en cercle, se feront face tout en tournant le dos au public, convié à évoluer autour de la structure cubique. De quoi se mettre la tête au carré. — FESTIVAL D’AUTRES FORMES, festival du 1er au 3 avril à La Rodia de Besançon (en journée et en soirée) — LA FRAICHEUR & LEONARD DE LEONARD + INSTABILITES + BLUTCH + {BRAHME}, concerts le 1er avril à partir de 21h — CHAPELIER FOU ENSEMB7E + ZEROLEX TRIO + INSTABILITES, concerts le 2 avril à partir de 21h — ACT, A CLUBBING INTERACTIVE EXPERIENCE ET SMING, GAMING CRÉATIF, installations le 2 avril de 14h à 17h, et conférence pédagogique Le Web 2.0 au service des usagers ? le 3 avril de 14h à 18h — ENSEMB7E, Chapelier Fou, Ici d’Ailleurs Sortie de l’album le 18 février icidailleurs.fr www.larodia.com

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Depuis vingt ans, l’association Fragment fait résonner des sonorités aventureuses et invite l’inattendu partout.

Musiques façon puzzle Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Romain Gamba 80


Pas besoin de fouiller dans les archives de Fragment pour mettre en évidence la diversité de sa programmation, il suffit de jeter un œil à l’agenda des trois mois à venir : deux cornemuses face à deux batteries, un duo vielle à roue-saxophone, des lectures de poèmes, la projection d’un documentaire, un solo de violoncelle. Musiques nouvelles, musiques expérimentales, électroacoustiques... difficile de définir précisément la ligne esthétique suivie par l’association messine. Les lignes, elle préfère les croiser, les enchevêtrer, les tisser plutôt que tracer des frontières et coller des étiquettes. « On a certains marqueurs esthétiques, on aime la musique électroacoustique, l’improvisation libre... mais ce sont surtout les notions de liberté et de mélanges qui nous correspondent » tente Fabrice Schmitt, fondateur et programmateur de Fragment, qui a en tout cas une certitude : il y a peu de place sur les scènes pour ce type de propositions. Ce dernier en faisait déjà le constat il y a vingt ans lors de sa rencontre avec Jean-Philippe Gross, cofondateur de Fragment et musicien professionnel, à l’Université de Metz. « Plutôt que de se plaindre de la quasi-invisibilité des musiques que l’on aimait, on a décidé d’agir » résument-ils. En 2001, le Théâtre du Saulcy, qui ne s’appelait pas encore Espace Bernard-Marie Koltès, fut un point de départ et d’ancrage pour Fragment. On se souvient avec émotion des concerts où, ne sachant jamais vraiment ce qu’on allait entendre, on était toujours assurés de vivre une expérience un peu à part en comparaison de l’offre musicale messine. « Les choses ont peu changé aujourd’hui, il y a des initiatives mais à mon goût ça reste timide » estime Fabrice. Et ce n’est pas faute de tenter de convertir tous azimuts : entité hautement mobile, Fragment s’installe dans les médiathèques, les églises et cathédrales, les bars, les librairies, les musées, sur les places, au Centre Pompidou-Metz et parfois dans des salles comme la BAM et l’Arsenal à Metz ou l’Adagio à Thionville. L’occasion d’attiser la curiosité chez les habitués, aux côtés des fidèles de Fragment. « Jouer dans ces lieux, et notamment dans des espaces de passage, permet de toucher des personnes qui ne seraient pas venues par ellesmêmes, explique le duo. Dès le début, on a eu envie de bouger, d’aller vers les gens. » Les convaincus ? Une cinquantaine par soirée, au rythme de deux concerts par mois en moyenne. Une fréquentation qui paraît bien modeste, mais l’association a souvent accueilli des pointures débarquant de Londres ou de Paris après avoir joué devant dix personnes. En soignant l’accueil du public et des artistes, Fragment s’est fait une réputation ; tout en menant une quasi-mission de service public pour laisser les sons courir en liberté jusqu’à nos oreilles. « Organiser ces concerts depuis

vingt ans en tant que bénévoles pour défendre ces musiques, ça a un côté militant » pointe JeanPhilippe. « On pourrait comme certains organiser des concerts privés, mais ça va à l’encontre de nos principes, ajoute Fabrice. On préfère l’ouverture et l’accessibilité, avec une politique de prix hyper bas, autour de huit euros. » Au-delà de mélanger les publics, les genres et les instruments, Fragment a un autre principe : servir à ses adeptes des mixages homogènes et authentiques, présenter de véritables rencontres artistiques ; la notion d’improvisation étant souvent au cœur des concerts de Fragment. « Quand l’accordéoniste Emilie Skrijelj et le pianiste Loris Binot invitent le percussionniste Lê Quan Ninh, on assiste en direct à la fabrication de leur musique, un moment spontané rendu possible par leur maîtrise et leur travail, exposent les deux amis. C’est ce type de démarche qui nous intéresse avant tout. » Si les fondateurs de Fragment jugent les salles de concert traditionnelles trop frileuses, ils s’accordent sur l’état d’esprit plus audacieux qui règne dans les festivals. Dans la région, Densités en Meuse, Météo à Mulhouse, Musique Action à Vandoeuvre sont sur la brèche depuis de nombreuses années. « Dans les festivals, il y a plus d’ouvertures, concède Fabrice. On a des échanges avec tous ces acteurs-là, pour faire tourner des artistes et laisser de l’espace à tout le monde. » Si organiser un festival estampillé Fragment a déjà traversé l’esprit des membres de l’association, ces derniers tiennent avant tout à « maintenir le lien » via une sorte de saison nomade, une succession de rendez-vous aux quatre coins de l’agglomération messine et un peu plus loin, avec récemment des concerts du côté de Jarny et de la Maison d’Elsa. « Tant que l’on pensera qu’il y a un intérêt à montrer tel ou tel groupe, on ne perdra pas notre enthousiasme, indique Fabrice. Que ce soit dans l’arrière-boutique d’une librairie, un squat ou au Centre Pompidou, on peut toujours proposer un événement : c’est lié aux musiques que nous défendons, qui bougent en permanence et inventent toujours quelque chose de différent. » — TRILLES / LIMPE FUCHS, concert le 18 mars à l’Atrium de Woippy — TAÏEB & GESTADLER, lecture-concert le 27 avril à la Librairie Autour du Monde, à Metz www.fragmentasso.wordpress.com

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L’HOMME DES HAUTES SOLITUDES

Alex Keiling, alias The Wooden Wolf, est un aérolite américain tombé dans les forêts du Sundgau il y a une trentaine d’années. Sa musique – une folk viscérale et chimiquement pure – atteint, dans son dernier album Songs of the night, des sommets de sensibilité. Rencontre avec l’auteur de cette envoûtante ode à la nuit.

Par Nicolas Bézard ~ Photo : Nicolas Bézard

Comment passe-t-on d’une petite enfance à Saint-Pierre-et-Miquelon à une adolescence dans le Sundgau ? Mes parents se sont rencontrés dans une grotte, en Ardèche, dans les années 70. Mon père vient d’Alsace et ma mère est Québécoise, elle venait d’immigrer en France. Une partie importante de sa famille était originaire de Saint-Pierre-etMiquelon, et mes parents sont allés y vivre quelques années, attirés par l’aventure et le côté pratique d’avoir des proches sur place. Mais ce n’est pas parce que tu as des racines quelque part que tu y es forcément le bienvenu. Là-bas, le métropolitain reste un étranger. Je suis né et j’ai vécu mes quatre premières années sur l’île, puis le mal du pays a fait que nous sommes rentrés en France. 82


Il t’en reste quelque chose ? Je me souviens d’avoir jeté une fois mes jouets par la fenêtre, et d’avoir été fasciné de les voir disparaître dans la neige. J’ai des souvenirs de blizzards interminables. Je me rappelle aussi d’un petit périple à pied sur l’isthme de dix kilomètres qui relie Langlade à Miquelon. Un endroit dingue, avec des vagues des deux côtés selon la marée. On avait récupéré des ossements de baleine échouée. Mon père avait trouvé deux côtes, ma mère une vertèbre, et mon grand frère me tirait sur une luge. De cette enfance insulaire, je crois que j’ai gardé l’amour de l’espace, du vide. À Saint-Pierre, ce silence du vide est partout. Et quand on te dit depuis tout petit que tu viens de là-bas, ça finit par déteindre sur ta personnalité. Il y a cette racine lointaine qui te rend fier et, crois-tu, un peu différent. Et le fait d’habiter aujourd’hui dans les Vosges ? L’altitude m’a toujours attiré. La solitude, la proximité de l’air pur et des dieux, la vue dégagée… Je pratique l’escalade depuis longtemps. C’est ma grande passion. Une forme de spiritualité. Je ne suis pas quelqu’un de très sociable, et cette solitude de la montagne me convient. Ce paysage dans lequel tu vis fait-il écho à ta musique ? Oui et non. C’est très beau quand je regarde par la fenêtre, mais il y a aussi le côté pragmatique de la famille. Je suis jeune papa, et ça me rattrape énormément. Le paysage en est changé. Je ne suis plus cet artiste libre de faire ce qu’il veut quand il veut, de travailler la nuit et de dormir le jour. La montagne, c’est aussi le territoire du loup. Que représente-t-il pour toi ? La noblesse, un animal plus humain que l’humain, mais que l’on continue d’avilir… Une créature qui est tout ce je ne suis pas, car je suis un loup en bois, je suis un faux loup. À choisir, j’aurais préféré être un vrai, avec des poils, et la possibilité de haïr les hommes sans me sentir coupable de quoi que ce soit. Tes albums reprennent tous une terminologie appartenant à la musique classique : chaque opus est numéroté et fait référence à des formes comme la ballade, le prélude, les nocturnes… J’ai baigné dans la musique classique toute mon enfance, c’était une grande chance, puis j’ai fait des études en musicologie. Un jour, j’ai vu le graphisme d’un disque de Brahms qui m’a plu et j’ai eu envie d’emprunter ce code pour mes propres albums. As-tu également emprunté quelque chose de cette musique dans ta manière de composer ? Oui, mais de façon inconsciente. Je pense avoir beaucoup appris de la dynamique propre à la musique classique. Ne pas masteriser tout à fond, par exemple.

Tu sembles très attaché à l’acoustique, à la manière de faire respirer chaque instrument, de ne pas l’utiliser de façon binaire. J’aime que ça grince plutôt que ce soit bien joué, j’aime entendre la vie. J’aime ce qui est rubato, peutêtre aussi parce que j’ai du mal à garder le rythme, mais l’inverse est aussi vrai : j’ai du mal à garder le rythme parce que je n’ai pas envie de le garder. La vie est rubato, le cœur est irrégulier, alors je ne vois pas pourquoi on s’obstinerait à rester sur un tempo égal. Le fil conducteur de ce nouvel opus, c’est la nuit. Et dans tes nuits, on assassine un président, on rêve d’une amoureuse, on lit John Fante en se saoulant ou en écoutant le silence qui fait du bruit. C’est un moment crucial, la nuit ? La nuit fait apparaître tout ce qu’on ne voit pas le jour malgré la lumière. Quand il y a trop de lumière, certains détails restent invisibles. La nuit révèle plein de choses, et elle me manque cruellement maintenant que je suis papa. J’aime son vide, son silence. Et s’il y a un peu d’alcool en plus, alors on est calmé, sédaté, moins embrouillé. Et même formellement, le mot « nuit » est mon préféré de la langue française. Ce dernier album, tu l’as conçu la nuit ? C’est la question que je redoute, car on va croire qu’il y a tromperie sur la marchandise. La parentalité et le confinement ont fait que je n’ai pas pu enregistrer Songs of the night la nuit, contrairement aux opus précédents. Il a fallu trouver autre chose, travailler quand ma compagne partait en balade avec le bébé. Alors, pour une heure ou deux, je retrouvais ce plaisir du mec solitaire qui peut créer – dans l’urgence bien sûr, mais j’y suis arrivé. Peut-on parler d’une contrainte productive ? Je ne crois pas. Depuis que je suis père, j’ai beaucoup moins de guitares dans les mains, de stylos entre les doigts. L’ennui a toujours été mon terreau – c’est là que tout sort, chez moi – mais avec un enfant, tu n’as plus le temps de t’ennuyer. De mon point de vue, la paternité et la création sont deux choses assez incompatibles. Tu chantes en anglais et apportes beaucoup de soin à tes textes, qui ressemblent à de petites histoires à la Richard Brautigan, à la Raymond Carver ou Charles Bukowski. Ce sont des références pour toi ? Pour les deux derniers que je connais, oui. Ces auteurs ont réussi à préserver leur espace de liberté dans ce monde américain insensé, pour ne pas dire à gerber. Il y a un côté européen chez eux. Tous ont éprouvé le besoin de se barrer, d’échapper au cauchemar climatisé. Et en même temps, ils sont différents. Carver arrive à susciter des émotions en 83


décrivant le banal plat, avec de petites anecdotes croustillantes. Bukowski, il a l’art de faire pousser des fleurs au milieu de la merde, et elles n’en paraissent que plus belles à nos yeux. Henri Miller, c’est lorsqu’il se perd qu’il m’intéresse le plus, quand il part en philosophe. Là, c’est d’une force incroyable. Mais j’aime aussi la littérature française. C’est tout sauf original, mais l’auteur français qui me touche le plus est Albert Camus. Son intelligence me coupe le souffle. Il va dans une direction qui me plaît, celle des grandes questions existentielles : qui sommes-nous ? D’où vient notre souffrance ? Le cinéma est également présent dans ta musique. D’où vient le dialogue que l’on entend en ouverture de Lonely Pants ? C’est la fin de Eyes Wide Shut, de Stanley Kubrick. Dans la dernière réplique de la dernière scène de son dernier film, il nous balance ce fuck, ce « allez vous faire foutre », et là-dessus il tire le rideau. Je trouve ça classe. Kubrick, c’est une admiration ? Oui dans le sens où chacun de ses films est différent. Il est allé dans tous les sens et il a été génial dans chacun de ces sens. C’est le cinéma que tu aimes ? Pas seulement. J’aime l’émotion, et je la trouve surtout dans les grands films populaires. Danse avec les Loups est un film qui correspond à ma personne. Je suis obligé de me retenir de ne pas le voir plus d’une fois par an. C’est mon film depuis que je suis gamin et plus le temps passe, plus je le trouve d’actualité. Ça parle d’écologie, d’absolu. Et la musique est inoubliable. Cet album est plus artisanal que le précédent. J’ai toujours eu envie de faire un album lo-fi. Mais cet opus sonne bien mieux que ce que j’aurais pu imaginer. Pendant le confinement, j’ai acheté un vieux Tascam et j’ai été bluffé par la qualité de l’enregistrement, je ne m’y attendais pas du tout. Au final, c’est peut-être mon album qui sonne le mieux. Le Tascam, c’est cet enregistreur K7 4 pistes avec lequel Bruce Springsteen a conçu seul Nebraska, son légendaire album lo-fi ? Oui. Beaucoup d’artistes ont utilisé ce médiumlà, mais je pense qu’ils ont plus joué le jeu que moi, car leurs albums sonnent différemment. Le lo-fi, c’est la spontanéité, l’éclair de génie : tu as ton dictaphone, une idée, tu chantes ton machin, et si plus tard tu tentes de le refaire, tu ne retrouveras jamais la même énergie. C’est ce qu’on appelle la malédiction de la maquette. Elle te plaira toujours plus que l’enregistrement studio.

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Tu as tout réalisé toi-même sur cet album, y compris les peintures qui illustrent la pochette. Tu peins en autodidacte ? Oui, mais il y a des inspirations, un mélange de plein de choses, Egon Schiele, Paul Klee… Ce que je préfère, c’est l’Art Brut, même si la définition qu’on en fait est aujourd’hui très vague. Ce n’est pas un hasard si on assimile l’art brut aux handicapés, car il est question de thérapie : les choses sortent, il y a un apaisement. Quant à ce que je fais, c’est difficile à expliquer. Je me cherche encore, et c’est probablement ça qui m’intéresse : l’absence de fil conducteur. C’est du jaillissement ou quelque chose de plus pensé ? C’est truffé de choses inconscientes que je retrouve aussi dans mes textes. Par exemple, le rapport très spécial à l’anatomie, à toutes ces choses sublimes et dégueulasses que dissimule notre peau : les os, les organes, les viscères. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai besoin d’en parler. Comment naît une chanson ? Parfois, il y a la magie de l’inspiration, et tout sort très vite. En quelques minutes la chanson est faite à 99 %. Parfois, elle arrivera au bout d’une journée, ou au bout de 20 ans de cogitation métaphysique. J’aime moins quand elle se fait en piochant dans les boites à paroles et à musiques, au prétexte que tel riff est vachement bien et que telle phrase claque, et que ça vaudrait peut-être le coup de les associer pour voir. Ce genre de bricolage, la plupart du temps, ça ne prend pas. Dans cet album, l’amour est une nouvelle fois au cœur de ton écriture. Oui, mais de façon plus cruelle. Je dissèque le quotidien de deux parents. Il faut s’avouer à soimême qu’une relation de couple, ça s’effrite un peu avec le temps. Et en même temps, il y a d’autres choses qui se construisent. Pour moi, la vraie construction, c’est la parentalité. On devient père, on est de moins en moins amant. Et l’amoureuse disparaît elle aussi derrière la maman. Il faudrait en être conscient et rester vigilant, continuer d’entretenir la flamme, mais ce n’est pas facile. Est-ce qu’une chanson, ça peut sauver la vie ? Ça s’est vu. Quelqu’un était au bord du précipice, et il s’est senti compris en écoutant une chanson. Il s’agit juste de se sentir entendu et moins seul. Pourquoi les gens dépressifs écoutent de la musique de dépressif ? Parce que moins + moins = plus, et que ça fait du bien de savoir que quelqu’un, quelque part, a déjà ressenti votre souffrance. J’ai tenté d’écouter La compagnie créole quand j’étais en dépression, mais ça ne marche pas. J’écoute La compagnie créole quand je suis heureux, mais quand je suis déprimé, je vais plutôt me mettre un Songs : Ohia de Jason Molina.


Comment as-tu appris à jouer de la guitare ? J ’a i c o m m e n c é p a r d u s a x o p h o n e a u conservatoire, mais c’était trop tôt. Je voulais jouer La Panthère rose, des trucs comme ça. Un jour, mon frère a trouvé la guitare de notre mère dans le grenier. Elle n’avait que deux ou trois cordes mais c’était suffisant pour jouer Nirvana. Tu imagines ? Tu as 9 ans, tu écoutes du Nirvana, et ta prof du conservatoire, elle te parle de Benjamin Britten… On a donc appris par nous-mêmes, d’après les grilles d’accords principaux que nous dessinait notre mère. On s’est entraîné, et petit à petit on a pu jouer les trucs qu’on aimait écouter. Aujourd’hui, je joue moins bien que lorsque j’avais 17 ans et que je faisais du jazz manouche. Ma technique est moins bonne, et c’est tant mieux parce que la virtuosité m’ennuie. Pourquoi ? Parce qu’avoir un bel instrument dans les mains et prendre le temps de l’écouter raisonner, c’est beaucoup plus intéressant. Plus tu ajoutes des notes, et moins tu l’entends. Que se passe-t-il en toi quand tu joues de la guitare ? Une vibration. Une guitare, quand tu la cales bien contre toi et que tu joues, c’est formidable. Et quand tu te mets à poil avec une contrebasse dans le coin d’une pièce, c’est la même chose, tu sens que ça raisonne à l’intérieur de toi. D’ailleurs, dans ta musique, il y a des bleus et des bosses, des matières rugueuses ou plus douces, comme le violoncelle, ou le Minimoog qui s’invite discrètement sur cet album. Et ta voix. Quel instrument c’est, la voix ? Dans le meilleur des cas, celui du triche pas, de la spontanéité, de l’émotion qui parle à tout le monde. La voix se moque des frontières, des langues. Un Ouzbek qui ne parle pas ta langue peut te comprendre si tu parviens à faire passer les émotions dans ta chanson. J’ai la chance d’avoir toujours entendu quelqu’un chanter à la maison. Ma mère chantait, elle faisait des tierces ou des quintes sur ce que nous chantions. Ça m’a complètement forgé l’oreille. Tu t’entends bien avec ta voix ? Pas tout le temps. J’ai le grain éraillé, car j’ai les cordes vocales légèrement asymétriques. Mais dès qu’il y a du stress, elles ont tendance à se remettre en place. La voix devient alors beaucoup plus claire, elle est comme nettoyée. J’ai enregistré tous mes albums en étant peinard, avec ma voix éraflée. Mais quand je suis en concert, je ne veux pas que les gens m’entendent avec une voix claire, parce que ça n’est pas moi.

Qu’incarnait pour toi Daniel Johnston, l’auteur compositeur interprète américain auquel tu rends hommage dans Daniel (Dream) ? Il représentait l’émotion, la fragilité, l’esprit lo-fi par excellence. Dès ses premiers morceaux, tout était là, et ça aurait été un gâchis qu’il les enregistre dans de beaux studios. Sa musique est l’expression brute de la vie. Une complainte profonde, habitée. Dans certains titres, vue de l’extérieur, on a l’impression d’avoir affaire à de petites chansonnettes un peu débiles, alors qu’elles sont formidables de justesse et de profondeur philosophiques. Si tu regardes le texte de Speeding Motorcycle par exemple, il est question d’une moto qui accélère, qui est comme ton cœur, et où il y aurait encore de la place pour mettre une nana à l’arrière… Johnston s’en fout, il fait ça avec trois fois rien, et c’est poétique et brut comme un diamant pas taillé. Lorsque l’on se place dans la lignée musicale d’un Jason Molina ou d’un Kurt Cobain, comme cela semble être le cas pour toi, comment viton avec cette image archétypale du chanteur mélancolique, dépressif, suicidaire ? Celui qui tombe dans l’imitation prend le risque d’être ridicule. Et puis le « je vais me défoncer et picoler pour faire comme... » c’est difficile à 85


mettre en œuvre. Adolescent, j’étais sans doute un peu dans le mimétisme, oui, mais maintenant je sais que je suis moi, et je ne joue aucun rôle. Évidemment je suis fier d’être assimilé à ces artistes. Si ma musique ressemble à la leur, ce n’est pas un hasard. On partage la même sensibilité, les mêmes appétences esthétiques.

les sauces. Comment susciter encore une envie, une attention valable avec ce bruit de fond incessant qui nous étouffe ? Pour reprendre le titre d’un essai de Pascal Quignard, j’en suis presque arrivé à La haine de la musique. D’ailleurs j’en écoute très peu. Je privilégie la qualité d’une écoute attentive, à la quantité.

La même colère ? Oui, une colère déguisée. J’aimerais qu’elle sorte de façon plus frontale. J’aime aussi d’autres songwriters. Vic Chesnutt par exemple – tiens, encore un qui est mort d’une overdose… Mais je pense m’être sauvé de tout ça en fondant une famille. Ça remet les idées en place. Je me suis rendu compte que de verser dans l’autodestruction, le côté sombre et torturé, c’est trop facile. À un moment, on a aussi envie d’aller bien.

Ton disque sort en vinyle. Quel support est-ce pour toi ? Le vinyle est plus grand, donc la musique est plus grande. C’est un fait. N’importe quel ingénieur du son te dira que l’ampleur des fréquences est plus grande, qu’il y a plus de sensibilité, plus de choses qui sont révélées. L’objet lui-même est plus visible, plus cher aussi. Il correspond à quelqu’un que le téléchargement n’attire pas, qui a besoin de concret, de rituel, de plaisir. Le vinyle est sans doute ce qui nous sauve un peu du marasme en ce moment.

La mise en danger, elle est dans ta pratique de l’escalade ? Tu peux te faire mal. Je me suis fait mal à une cheville l’année dernière. Mais il s’agit d’une activité très saine. Il y a bien sûr l’aspect physique, la souplesse, la motricité, la coordination, mais il y a aussi une dimension métaphysique très forte : on se libère, on s’élève. L’escalade, c’est d’abord de la concentration. On est focalisé sur sa prise, et rien d’autre n’existe que ce présent-là. C’est tout le contraire de la scène, où je pense à mille choses en même temps que je joue, et où je me sens parfois angoissé, pétrifié. À cause de quoi ? De la pression. Je suis en vitrine, dévisagé, et pas en train de chanter chez moi devant un micro. Quand je fais de l’escalade, j’échappe à tout ça. C’est un exutoire, et une très belle forme de méditation. L’industrie musicale a beaucoup changé ces dernières années, avec la numérisation, la dématérialisation des supports. On fait de moins en moins la différence entre une musique qui se consomme et une musique qui s’écoute. Quel est ton regard sur cette évolution ? En dix ans, j’ai vu les choses empirer. Le support CD est passé de mode. La musique est de moins en moins considérée. On consomme à l’aveugle sur les plateformes – on prend, on jette. J’ai connu une époque où on se rendait chez le disquaire avec nos 130 balles en poche, conscient qu’on ne pourrait s’offrir qu’un seul album. Alors on passait en revue tous les disques, on étudiait les pochettes à la loupe, on demandait à les écouter, et à la fin on faisait notre choix. Une fois rentré chez soi, la religion continuait : étude minutieuse du livret, enregistrement sur cassette pour pouvoir passer les morceaux sur son Walkman… C’était merveilleux. Aujourd’hui, on est pollué par un trop plein de musique. On en met tout le temps, partout, à toutes 86

Tu travailles sur l’écriture d’un album en français. Que peux-tu nous en dire en quelques mots ? Écrire, j’y arrive, mais pourquoi est-ce si compliqué de faire sonner les mots en français ? Quand je chante en français, ma voix n’est plus la même. C’est une langue sans accent tonique et techniquement, ça complique les choses. D’ailleurs, ce qui m’attire le plus dans la musique francophone actuelle, ce n’est pas forcément ce qui est chanté, mais les textes parlés comme dans Programme, le groupe d’Arnaud Michniak, ou Singe Chromés. La langue y est davantage mise en valeur que par le chant. Il y a évidemment des exceptions. Bertrand Cantat, ou Léo Ferré, qui proposait d’un côté un répertoire chanté et de l’autre des slams de 15 minutes d’une poésie folle. J’aime aussi les chansons d’Alain Leprest, qui est dans un entredeux. Pour ma part, je tâtonne. Je ne suis pas encore à l’aise avec mes textes en français, mais je sens que de belles choses arrivent. — SONGS OF THE NIGHT, OP.7, The Wooden Wolf, #14 Records / Araki Records / Médiapop Records www.mediapop-editions.fr


Capsule Temporelle Au Frac Franche-Comté, à la fondation Beyeler et au MAMCS, les artistes exposés ont le don de nous rappeler que considérer le passé permet de mieux appréhender le présent. À l’Espace multimédia Gantner, les œuvres d’art numérique interrogent l’évolution du travail de conservation et, plus généralement, l’évolution de la commercialisation de l’art.


Georgia O’Keeffe, l’Amérique à fleur de peau Par Nicolas Bézard

Georgia O’Keeffe, Black Mesa Landscape, New Mexico / Out Back of Marie’s II, 1930 ; Huile sur toile, 61,6 x 92,1 cm, Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe, NM, Don de la Burnett Foundation, 1997 © Georgia O’Keeffe Museum / 2021, ProLitteris, Zurich Photo: Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe / Art Resource, NY

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Dans la foulée de l’engouement suscité par la rétrospective Georgia O’Keeffe au Centre Pompidou, la fondation Beyeler consacre la première exposition de sa vingt-cinquième année d’existence à cette figure emblématique de l’art moderne américain, dont l’œuvre a été jusque-là peu montrée hors des frontières des États-Unis. Georgia O’Keeffe est née en 1887 à Sun Prairie – ville du Wisconsin dont le nom devait sans doute lui être prédestiné. Sa peinture découle d’une expérience physique, sensible, du paysage, qu’elle embrasse dans sa totalité – grandes plaines résumées à des lavis horizontaux dans les aquarelles de jeunesse, lacs stylisés, perspectives fuyantes des gratte-ciels new-yorkais, rugueux reliefs désertiques – ou bien qu’elle aborde par d’infimes détails, tels le pistil d’une fleur, et plus tard les ossements d’animaux ramassés autour de sa dernière demeure d’Abiquiú, NouveauMexique. Décuplé sur une toile de grande dimension, le détail acquiert chez O’Keeffe une valeur rythmique et formelle, devient à son tour paysage – celui d’un monde où l’intime côtoie l’onirique et se double, vers la fin de sa vie, d’une interrogation métaphysique. L’exposition Georgia O’Keeffe proposée par Theodora Vischer à Riehen tranche avec le copieux « événement » Goya auquel elle succède. Ici, les éléments expographiques (textes, frises et autres gadgets vidéo) n’envahissent pas les murs, et c’est heureux. L’accent a été mis sur l’épure et la fluidité, et l’équilibre domine dans ce parcours qui ménage intelligemment des espaces de respiration d’une œuvre et d’une salle à l’autre. Il faut dire que l’aile sud de l’édifice signé Renzo Piano, constituée de façades vitrées laissant généreusement entrer le jour, et de vastes salles blanches tirant parti d’une hauteur sous plafond conséquente, se prête idéalement à la découverte de ce travail nourri par la lumière, la couleur et l’énergie vitale. L’énergie sexuelle, a-t-on dit beaucoup aussi, entendu, et parfois simplifié un peu trop vite. Il y a que Georgia O’Keeffe fait partie de ces rares personnalités à avoir incarné physiquement, charnellement, un champ de création et une époque, à la manière d’un Ernest Hemingway pour la littérature, ou d’un Orson Welles pour le cinéma. Sous l’œil photographique d’Alfred Stieglitz, son époux, elle est devenue un visage iconique, un corps hautement sexualisé, en même temps que ce génie avant-gardiste – elle aura traversé le siècle en tirant cet improbable trait d’union entre la peinture d’Edward Hopper et celle de Barnett Newman – représentant ici l’érection d’un building depuis une rue de New York, là l’organe reproducteur d’un végétal, ou plus tard, une dépression rocheuse, évocation lointaine de L’Origine du monde de Gustave Courbet. Cette lecture lubrique de la peinture de Georgia O’Keeffe, souvent commentée et débattue, est pourtant loin d’être la plus intéressante que l’on puisse en faire – elle prend même le risque d’enfoncer les portes ouvertes de l’interprétation psychanalytique, inopérante et réductrice. Que nous soyons en présence d’un art allusif n’a en soi rien d’inédit ni 89


de choquant en regard du contexte historique – les Années folles – ou plus intime – celui de la passion amoureuse entretenue avec Stieglitz – dans lequel il naît, puis s’épanouit. Plus stimulant est le constat – établi avec clarté par l’exposition – d’une vie et d’une œuvre modelées par des remises en question radicales prouvant, s’il le fallait encore, le caractère farouchement indépendant, instinctif et jusqu’au-boutiste de cette pionnière de l’abstraction picturale américaine. La première décision importante est celle qui l’a conduite à quitter une vie d’enseignante au Texas pour New York, où elle s’installe à partir de 1918. C’est dans la métropole qu’elle parfait sa connaissance de l’avant-garde européenne, notamment en rejoignant le cercle influent réuni autour d’Alfred Stieglitz. Ce dernier avait décidé de l’exposer sans même l’avoir rencontrée préalablement, sur la foi des quelques fusains que lui avait envoyés Anita Pollitzer, camarade d’université de Georgia. En l’absence d’un grand musée d’art moderne (le MoMA n’ouvrant ses portes qu’en 1929), la galerie « 291 » fondée par Stieglitz est le lieu au contact duquel Georgia O’Keeffe découvre Kandinsky, Rodin, Cézanne, Matisse ou encore Picasso, qu’elle assimile tout en proposant une peinture unique en son genre qui dialogue autant avec ces nouveaux langages formels apparus outreAtlantique qu’avec le courant pictorialiste américain et les photographies de son ami Paul Strand. La seconde rupture décisive est celle qui l’amène à s’éloigner de la vie urbaine pour apaiser sa soif de grands espaces et de lumières authentiques, qu’elle finira par trouver sur les hauts plateaux du Nouveau-Mexique. Elle tournera alors le dos au bruit et au lustre de la reconnaissance médiatique pour s’isoler dans un ranch en pays Navajo, non loin de Santa Fe et de Taos, qui furent aussi des terres d’élection pour de nombreux artistes – de D.H. Lawrence à Andrew Dasburg, de Ansel Adams à Bernard Plossu. On devine d’ailleurs, en parcourant les trois dernières salles de l’exposition – les plus fortes –, comment, et en quoi, la fréquentation de ce coin sauvage a bouleversé tant de créatrices et de créateurs, marquant définitivement de son esprit et de sa lumière leur sensibilité. « Quand je suis arrivée au Nouveau-Mexique, c’était chez moi. C’est devenu mon pays immédiatement. Je n’avais rien vu de tel avant, et ce paysage m’allait parfaitement. C’est peut-être quelque chose dans l’air qui est tout simplement différent. Le ciel est différent, les étoiles sont différentes, le vent est différent. Je ne devrais pas trop en parler d’ailleurs, parce que ça pourrait intéresser d’autres gens, et que je ne veux pas que d’autres gens s’y intéressent. » 90

Prononcés en 1977, les mots de l’artiste témoignent du pouvoir épiphanique de cette nature hantée par la présence des peuplades amérindiennes. Si le grand public l’associe d’abord aux représentations très expressives de fleurs, la peinture de Georgia O’Keeffe n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle puise dans la palette de couleurs brunes, ocres, grises, noires, chair ou sang de ces formations géologiques antédiluviennes que l’on rencontre dans cette partie des États-Unis ; jamais aussi fascinante que lorsqu’elle fixe les constructions en adobe de Pueblo de Taos, les collines de mica ou la majesté du mont Black Mesa ; jamais aussi spirituelle, et pour tout dire émouvante, que lorsqu’elle tente de


Georgia O’Keeffe, Oriental Poppies, 1927 ; Huile sur toile, 76,7 x 102,1 cm ; Collection de Frederick R. Weisman Art Museum à l’Université du Minnesota, Minneapolis. Achat du musée. © Georgia O’Keeffe Museum / 2021, ProLitteris, Zurich

percer le mystère des cieux regardés au travers d’un os troué, le rectangle noir d’une porte qui semble aspirer la lumière, le all-over surnaturel d’un lac salé. Dans la dernière salle qui rassemble des œuvres tardives de l’artiste, le vertige de l’abstraction est palpable : toiles monumentales, formes planes, couleurs réduites à l’essentiel. On pense aux tableaux du « Color Field Painting » – Josef Albers et Barnett Newman notamment – autant qu’au long métrage Gerry de Gus van Sant. On a le sentiment d’assister à la dissolution, par le désert affranchi de son enveloppe mythique, revenu à ses signes fondamentaux que sont la bichromie, le

vide, le neutre, du style et des motifs développés auparavant chez Georgia O’Keeffe. Un acmé de sens. Une élévation de sa peinture vers un état gazeux qui repense et prolonge la vision d’une femme qui aura voué sa vie entière à l’étude des surfaces – proches ou lointaines, organiques ou minérales, éphémères ou cosmiques – constitutives d’une certaine image de l’Amérique. — GEORGIA O’KEEFFE, exposition jusqu’au 22 mai à la fondation Beyeler, à Riehen (Bâle) fondationbeyeler.ch 91


Temps suspendus Stéphane Belzère Par Aude Ziegelmeyer

Jusqu’en 2023, les bocaux de Stéphane Belzère s’accumulent au cœur du parcours permanent du Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg.

Stéphane Belzère, Immersion bleue 1, 2001-2003. Peinture vinylique sur toile de coton teintée. Courtesy Stéphane Belzere & a-space Gallery Roy Hofer – CH. Photo : M. Bertola /Musées de Strasbourg © ADAGP, Paris 2021

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C’est une première au MAMCS. Pour Mondes Flottants, plus de soixante-dix toiles du peintre Stéphane Belzère dialoguent avec des centaines de spécimens d’histoire naturelle issus des collections du Musée Zoologique de Strasbourg. Lézards, serpents, araignées et autres bestioles aux pattes plus ou moins nombreuses, écailleuses ou velues, se déclinent sur des étagères atteignant le plafond. Ces « flûtes » majoritairement conservées « en fluide » encadrent l’installation Les Mains des Anges qui invite les plus jeunes visiteurs à se prêter à un moulage de leur main, moulage ensuite mis en bocal aux côtés des carcasses flottantes. Une expérience ludique, un tantinet morbide, qui dévoile aux nouvelles générations le dialogue entre peinture contemporaine et sciences naturelles. Si la première s’inspire parfois des secondes, les croquant à même la toile, la rencontre que propose Stéphane Belzère va plus loin que la simple étude. En sus de reprendre la nomenclature scientifique pour nommer ses peintures, le bocal (et ce qu’il contient de plus grouillant) est un motif récurrent de son œuvre. Et ce, depuis son entrée dans la salle des « Pièces Molles » du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, à la découverte de ces squelettes, organes et fossiles si précieux pour la recherche, pourtant souvent relégués aux archives muséales plutôt qu’à la lumière des galeries. À contrecourant, l’artiste s’est emparé de ces noyés dans l’alcool, les représentant à l’identique ou les modelant jusqu’à l’abstraction sur des toiles rondes, allongées, immenses, ou au format plus modéré. En hommage à cette genèse, la toile d’ouverture de Mondes Flottants est une représentation nocturne de cette pièce. Lorsque le bocal ne se décline pas en paysages réels ou chimériques (que l’on s’imagine sans peine traverser sur fond de la Valkyrie ou de Parsifal de Wagner), il s’emplit de chairs colorées qui, en comparaison avec les spécimens en fluide, paraissent familières. Les formes hybrides, peintes avec un soin et une justesse ne pouvant être que passionnels, évoquent des membres disséqués, des sexes, des morceaux de ventre, de bras, de cuisses. Les poils qui les parent oscillent entre fourrure et chevelure, dans un entredeux indéfinissable. Dans cette « vaste parenthèse immersive », l’effet d’attraction et de répulsion, de profane et de sacré, propre au travail de l’artiste est exacerbé par le dispositif permettant de scruter ces bêtes (de chair ou de peinture vinylique) sous tous les angles, et notamment à travers elles et à travers la peinture. Les Immersions, deux toiles de très grandes dimensions d’un bleu céruléen, ouvrent et clôturent la galerie des étagères en donnant sur un ailleurs flou, observé de l’intérieur de notre propre bocal.

Ce traitement pictural de l’enfermement dans un espace stérile, épargné par la contamination, et celui du sentiment d’être des cobayes figés dans une attente perpétuelle, est d’une actualité saisissante. Réalisées au début des années 2000, ces œuvres démontrent la capacité de l’art (et de l’artiste) à transcender le temps, et nous rappellent que le début du siècle (entre terrorisme, crise, et virus pandémiques…) fait terriblement écho à nos 20’s actuelles. En deux ans de pandémie, le monde ne tourne plus exactement de la même manière, comme s’il flottait désormais dans un néant indescriptible. La sélection des expositions des institutions d’art, à l’aube d’une ère profondément bouleversée par cette catastrophe sanitaire, reflète cette mutation. Et, face à elle, notre besoin immuable de respirer de l’art, même à travers un masque. — MONDES FLOTTANTS, STÉPHANE BELZÈRE, exposition jusqu’au 27 août 2023 au MAMCS, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu/musee-d-art-moderneet-contemporaincentrepompidou-metz.fr — LES COLLECTIONS EN ALCOOL : REGARD SCIENTIFIQUE, REGARD ARTISTIQUE, visite avec Samuel Cordier, directeur du Musée Zoologique et Estelle Pietrzyk, conservatrice en chef du MAMCS le 27 février à 14h30

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De l’art et du vivant Par Nathanaelle Viaux

“Aller contre le vent” pourrait être la strophe d’un poème ou les paroles d’une chanson révolutionnaire. Non, c’est le nom de la nouvelle exposition du Frac Franche-Comté tiré du titre de l’une de ses pièces : Wandering in the wind (1976) du collectif japonais The Play. Cette exposition, composée uniquement d’œuvres du Frac, interroge la dimension performative, l’idée même du système de délégation de l’artiste aux spectateurs. 94


Aller contre le vent mélange le temps qui passe, l’éphémère, le mouvement, le passé, le présent, et nous parle du vivant. La première pièce est une vidéo de l’artiste Mario Garcia Torres : A brief history of Jimmie Johnson’s Legacy (2006). L’artiste interroge à travers différents prismes notre rapport aux musées. Il utilise le cinéma avec Bande à part de Godard puis The Dreamers de Bertolucci où les protagonistes vont tenter de battre le record de Johnson de neuf minutes et quarante-trois secondes pour visiter le Louvre. Il demandera à des performeurs de faire de même dans un musée à Mexico.

John Giorno, Dial-A-Poem, 1968 – 2012, collection Frac Franche-Comté. Exposition Aller contre le vent, performances, actions et autre rituels, commissariat Sylvie Zavatta, 2021, Frac Franche-Comté. Photo Blaise Adilon

Tout en questionnant la place de la performance dans les institutions et en retraçant son histoire, Aller contre le vent propose une forme hybride du spectacle vivant, un éternel aller-retour entre le public et l’art : les œuvres agissent sur le public qui agit sur celles-ci. Le téléphone de Dial-A-Poem de John Giorno (1968-2012), par exemple, reprend vie lorsque l’on s’empare du combiné pour écouter une voix, venue d’un autre temps, citer un poème. Le passé et le présent se retrouvent l’espace de quelques minutes, tout en posant également la question : désacralise-t-on l’œuvre si elle est touchée ? La visite se poursuit avec l’urne en porcelaine de l’artiste Saâdane Afif : The Fairytale recordings (2004-2011) qui fait référence aux urnes mortuaires égyptiennes. Les paroles de la chanson Pop Black Spirit sont inscrites sur le mur face à l’œuvre. Ces paroles ont été, au cours d’une performance, déversées par une cantatrice dans l’urne, qui fut ensuite scellée. Si celle-ci était un jour ouverte, les paroles de la chanson risqueraient de s’envoler. La poésie de The Fairytale recordings s’empare de nous, et permet à l’enfant que nous étions de renaître… Enfant qui reste éveillé tout le long de l’exposition. Louise Bourgeois disait que l’artiste reste un enfant qui n’est pas innocent, et qui est incapable de se défaire de son inconscient. Une citation qui fait écho au regard émerveillé de l’artiste japonais Shimabuku et de son With octopus (19942010), action consistant à traverser une ville en compagnie d’une pieuvre, motif récurrent dans son travail. L’artiste raconte notamment que les pieuvres aiment les objets ronds, et qu’après en avoir fabriqué, il en jeta dans l’océan pour leur en faire don… Un vrai conte pour enfants. Plus loin, l’installation Dervish Skirts d’Alex Cecchetti se dévoile au centre de l’espace : 4 jupes bariolées trônent sur des cintres. L’œuvre atteint sa complétude lorsque le spectateur enfile le vêtement et, avec, danse, chante, joue, tourne sur lui-même ou encore découpe (Éric Baudelaire, Lost to the Screen, 2018). Une expérience déstabilisante et excitante, peu commune au sein d’une institution d’art, qui investit pleinement le public. En intégrant ce dernier à la performance artistique, activée à l’aide de protocoles définis par l’artiste, l’art gagne en expérimentation et en vivant. Plutôt que simple spectateur, le public devient acteur. Il se dégage de cette exposition beaucoup de joie et d’amour : pour les artistes d’hier, d’aujourd’hui, et pour leur public. — ALLER CONTRE LE VENT, PERFORMANCES, ACTIONS ET AUTRES RITUELS, exposition jusqu’au 30 avril au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr 95


Live digital die young? Par Cécile Becker

Tabita Rezaire, Premium Connect, œuvre de la collection de l’Espace multimédia Gantner, 2017 © Tabita Rezaire

Avec 70 œuvres qui composent sa collection, l’Espace multimédia Gantner (EMG) est le seul centre d’art français à avoir entamé un travail de conservation de l’art numérique. Les institutions de l’Hexagone rechignent à s’y mettre vraiment, effrayées par l’obsolescence, l’instabilité et une supposée impermanence. De l’autre côté de l’écran, les NFT ne les ont pas attendues pour générer des milliards… 96


La France aurait-elle trois trains de retard sur l’art numérique ? C’est ce que la publication Documents – Collectionner l’art numérique, Tome 2, édité par l’Espace multimédia Gantner (EMG), sous-entend en revenant sur l’émergence de cet art, sa place au sein des collections des institutions et sa relative invisibilisation au sein de l’art contemporain. À l’image de l’art vidéo, l’art numérique a longtemps été méprisé et subit encore une certaine méfiance du milieu. Compréhensible ? À certains égards tout du moins : par son essence même, l’art numérique est lié à ses outils et techniques de production. Autrement dit, ses composants sont susceptibles de devenir défectueux, obsolètes ou incompatibles rendant difficile son appréhension, sa conservation et par extension, sa restauration. Sans compter que l’art numérique a longtemps été fabriqué, regardé, montré et critiqué par des spécialistes, passant difficilement la barrière généraliste et que l’intérêt pour certaines structures d’acheter une œuvre reproductible à l’infini reste limité. Cécile Dazord, conservatrice chargée de l’art contemporain au département Recherche du C2RMF et autrice d’un texte publié dans l’ouvrage de l’EMG, explique en partie cette difficulté : « La restauration est conçue et pensée pour les beaux-arts traditionnels (peinture, sculpture, arts graphiques, arts décoratifs) et non pour l’art contemporain. Il y a donc dès l’origine une inadéquation ou une désynchronisation du cadre et des outils de la restauration qui la rend inapte à aborder l’art contemporain et notamment la présence d’objets techniques doués de fonctionnement machinique. » Alors que « tout semble opposer les œuvres d’art et les objets techniques », elle milite pour « examiner les effets des uns sur les autres, observer comment les œuvres modifient les objets techniques et comment ces derniers modifient les œuvres en retour ; comment ces deux types d’artefacts s’hybrident ». La fin d’un dualisme ? Abolir les frontières entre le monde réel et le monde virtuel semble encore philosophiquement ardu pour la patrie des Lumières, même si l’art numérique, en tout cas lorsqu’il est montré, se manifeste sous des formes physiques : se déballe, se branche, se construit et se regarde. La conservation à l’épreuve du numérique Valérie Perrin, directrice de l’EMG qui a récemment acquis cinq nouvelles œuvres d’art numérique grâce à l’aide de l’État, via le plan France Relance, poussant à 70 le nombre des œuvres de sa collection, est loin de circonscrire cet art à une forme absolue. « Les 35 premières œuvres que nous avons acquises en 2004 étaient sur

CD Rom, aujourd’hui nous avons des installations génératives, des sites Web, des dessins, des vidéos qui interrogent Internet… En fait, ce qui nous intéresse c’est davantage de nous demander comment cet art construit le monde d’aujourd’hui, comment une œuvre va interroger l’évolution du Web. » D’une clé USB en or recelant l’œuvre Premium Connect de Tabita Rezaire à un écran de 200 kilos dont l’une des surfaces est un miroir imaginé par Yann Beauvais pour Tu, Sempre abordant l’histoire et l’évolution de la représentation du Sida, l’on constate bien que les médiums s’accumulent, posant pour le centre d’art de Bourogne « un vrai problème de stockage ». Il a même récemment été contraint de refuser le don d’un artiste… « De fait, on limite notre sélection, même si financièrement on est déjà limités… Ce n’est pas un petit centre d’art comme le nôtre qui va sauver l’histoire de l’art numérique français… » En tout cas, littéralement, il en « sauvegarde » une partie. Les solutions existent, dont certaines sont pratiquées par l’Espace multimédia Gantner : acquérir le code source des œuvres (quand c’est possible, certaines œuvres sont liées à leur support), acquérir des œuvres sur logiciel libre et documenter largement les œuvres. « La documentation technique et la documentation historique sont les meilleurs gardefous face à l’évolution constante des techniques, prône Cécile Dazord. Contrairement à une idée reçue, la conservation et la restauration ne se jouent pas au futur mais au présent. Si l’on est capable de présenter et documenter une œuvre correctement ici et maintenant – avec une reconstitution au mieux de son histoire matérielle – alors on donne toutes les clefs pour qu’elle puisse être maintenue, voire réinterprétée ou rejouée à l’avenir. » N’est-ce d’ailleurs pas déjà le cas des pièces de théâtre ? Le salut dans les réseaux ? La conservatrice pense que, pour être efficace, la conservation doit réunir historiens de l’art, conservateurs, restaurateurs, ingénieurs et techniciens. À l’Espace multimédia Gantner, on n’a certes pas les moyens de ces ambitions, mais, au fur et à mesure du temps, l’équipe a affiné ses process grâce, notamment, au ZKM de Karlsruhe, référence en la matière, qui, en 2010 a monté un projet international de recherche, Digital Art Conservation. À chaque acquisition, l’EMG soumet un questionnaire établi avec le ZKM à l’artiste et l’invite pour installer l’œuvre. Marie Ducimetière, actuellement en formation à l’Université d’Amsterdam pour auréoler sa formation en conservation d’une spécialisation numérique, a pu poser son regard sur la collection de l’EMG lors d’un stage. Pour elle, la théorie 97


Logics Of Gold, 2018 © Marie Lienhard

(l’électronique, la chimie des matériaux, les méthodes de préservation, les cours de codage, etc.) se frotte indubitablement à la réalité : « Chaque œuvre est unique. Chaque objet présente des spécificités et problématiques qui lui sont propres, explique-telle, avant de remettre le dialogue avec l’artiste au premier plan. J’essaie de rester au maximum fidèle à sa volonté. Le principe “d’intervention minimale” qui guide les conservateurs d’art plus classique est difficilement applicable lorsqu’il s’agit d’art numérique. Dans ce cas, on peut attribuer certaines valeurs à une œuvre (historique, scientifique, esthétique) et prendre des décisions en fonction de la valeur ayant le plus d’importance aux yeux des personnes concernées par la préservation de l’œuvre (le propriétaire, l’artiste, le conservateur, le public, etc.). » Fait intéressant : à ce jour, aucune formation spécifique à la conservation de l’art numérique n’existe en France, bien que des écoles d’art semblent intéressées par des projets qui s’y penchent. Résultat : les structures se sentent isolées et Valérie Perrin garde en ligne de mire un projet européen qui devrait réunir des structures voisines et transfrontalières sur le sujet… Les blockchains, elles, n’ont pas attendu que les galeries et institutions s’intéressent au phénomène. Ces bases de données qui conservent la trace infalsifiable de biens immatériels attirent de plus en plus les créateurs d’art numérique (mais pas seulement) qui revendent virtuellement leurs titres 98

de propriété sous forme de jetons non fongibles (les fameux NFT). Le dernier gros coup (outre l’omniprésence des NFT lors de la dernière édition d’Art Basel Miami) ? L’achat pour 69,3 millions de $ de l’œuvre de Mike Winkelmann alias Beeple, sorte de Beyoncé de l’art numérique version crypto. Ces collectionneurs d’art, dopés par la crise qui a durablement déplacé les regards vers les écrans et par le cours des cryptomonnaies, s’en donnent à cœur joie, motivés par (au choix) la spéculation, par le simple fait de soutenir un artiste ou une démarche open source, ou encore d’infinis possibles associés à ces achats. En effet, certaines œuvres (ou parties d’œuvres) deviennent activables par leur propriétaire quand d’autres NFT leur donnent accès à des contreparties (rencontre avec l’artiste, accès à des clubs privés ou événements VIP, etc.) De là à ce que les centres d’art, musées et galeries s’y mettent… La démocratisation est en revanche en marche, qui n’est pas sans poser la question de la propriété intellectuelle… Et comme le dirait Cécile Dazord : « Il y a un certain nombre de préjugés ou obstacles épistémologiques à surmonter ou plutôt à démonter, déconstruire » pour asseoir encore l’art numérique. Alors, déconstruisons. Mais faisons-le bien. espacemultimediagantner.cg90.net


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Rehearsal for a self-portrait, 2022 © Filip Markiewicz

Instant Comedy – Filip Markiewicz Filip Markiewicz se délecte des dérives du monde contemporain. Son travail revendique une esthétique pop, parfois grinçante mais toujours intense et qui se plait à casser les codes. À la Konschthal Esch, Instant Comedy pose un regard critique sur le théâtre des apparences 2.0 que sont les réseaux sociaux. Une exposition protéiforme qui mêle les références et les médiums et retranscrit la métamorphose permanente de nos fils d’actualité, bousculés par les bad buzz et les caprices des algorithmes. (M.M.S.) Du 26 février au 22 mai À la Konschthal Esch, à Esch-sur-Alzette www.konschthal.lu 100


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Ouassila Arras, Déplacements, 2019 – photo : Martin Argyroglo, Frac Champagne-Ardenne, 201. Courtesy de l’artiste

Degrés Est : Ouassila Arras En liant monumentalité et matérialité, Ouassila Arras, met en scène une géographie sensible. Quand elle tapisse les murs d’argile, vouée à s’effriter et à disparaître, ou qu’elle emploie du henné qui coule et se répand dans l’espace d’exposition, l’artiste franco-algérienne évoque le déplacement, la migration et la complexité des métamorphoses. Inspirée par le destin cabossé d’anciens combattants de la guerre d’Algérie émigrés en France, elle révèle la précarité matérielle et affective de ceux dont l’histoire n’a jamais été racontée. (M.M.S.) Du 25 février au 12 juin Au 49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org

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Les Trois Mouseketeers – Tout pour rien Fabienne Audéoud, Les Néandertalien.nes ont-iels disparu à cause de leur propension à la dépression ? Photo : Objets Pointus.

Trois « Mouse-keeters » aux influences british pointent leurs moustaches à la Synagogue de Delme. Fabienne Audéoud, Dan Mitchell et John Russell ont été formés à Londres dans les années 90 et manient un art aux accents punk, au style acéré, aussi audacieux que transgressif. Pensée comme un projet collaboratif réunissant de vieux camarades de jeux, l’expo Les Trois Mouseketeers – Tout pour rien, mixe leurs univers (collages, slogans, peinture ou sculpture) et crée la complicité dans l’absurdité. (M.M.S.) Du 26 février au 29 mai À la Synagogue de Delme, à Delme www.cac-synagoguedelme.org

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Festival Central Vapeur 12, Au-delà des frontières Et si on envoyait balader les frontières ? Dans le cadre des Rencontres de l'Illustration, le festival Central Vapeur dépasse les bornes à dessein avec une tripotée d’expos, de rencontres et d’ateliers mêlant édition et illustration. Pour l’occasion, il convoque les univers graphiques du Berlinois Henning Wagenbreth et du français Samuel Bas, pour un ping-pong visuel savoureux. Une expo inédite qui permet de découvrir la touche foisonnante et un brin absurde de Wagenbreth mise en contraste par l’énergie ludique des dessins de Bas, ancien étudiant de la HEAR. (M.M.S) Du 17 au 31 mars À Strasbourg www.centralvapeur.org

Henning Wagenbreth, Central Vapeur 12, exposition dialogue © Henning Wagenbreth 103


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De la présence de la nature Nids tressés, corolles, étranges carapaces ou ombelles, les sculptures de Françoise Ferreux puisent leur force dans le répertoire du vivant. Avec la sobriété de la ficelle de lin et la simplicité du dessin au feutre noir pour médiums, l’artiste alsacienne déploie ce qu’elle appelle sa collection imaginaire. Ses œuvres tridimensionnelles, où replis, volumes enchâssés, coutures et spirales s’épanouissent, racontent l’histoire d’une forme en train de naître. Aux côtés de cet herbier fantasmé, quelques dessins aux abstractions subtiles proposent une autre série de formes organiques. (M.M.S.) Jusqu’au 13 mars À l’Espace André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux

Françoise Ferreux, © 2021 | Tous droits réservés

Marc Petit Silhouettes longilignes aux chairs de bronze, visages percés d’yeux mélancoliques, matières taraudées, aux confins de l’expressionnisme… À Saverne, le sculpteur contemporain Marc Petit guide ses œuvres vers une forme d’essentiel le temps d’une carte blanche au Château des Rohan. Toutes semblent attendre le regard de celui qui pourra déceler leurs intentions profondes. Un univers singulier, parfois sombre, mais qui distille l’espoir irrépressible d’une accalmie. (M.M.S.) Du 12 mars au 20 avril Au Château des Rohan, à Saverne www.saverne.fr Marc Petit, Comptine-II, © Marc Petit 104


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Jenny Ymker, Mopping, 2016 courtesy de l’artiste

Talents contemporains, détournements Détourner, c’est faire un pas de côté pour mieux explorer l’envers du décor ou exacerber les potentialités d’un élément. À la Fondation François Schneider, les 9 lauréats du concours annuel « Talents Contemporains » explorent l’eau dans tous ses états. Banales tuyauteries devenues fontaines (Arthur Hoffner), bateaux gonflables et mers de pacotille (Céline Diais), mémoires de paysages disparus (Sujin Lim) ou transe musicale d’une cabine de douche (Thomas Teurlai) : les œuvres sélectionnées, tantôt ludiques, nostalgiques ou poétiques, bousculent joliment nos habitudes. (M.M.S.) Jusqu’au 27 mars À la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org

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Magie du rail # 394, 1949 © Rene Groebli – Courtoisie Galerie Esther Woerdehoff

René Groebli C’est un train, drapé de vapeur, qui semble traverser un nuage. Autour de lui, les lignes brillantes des rails tirent des lignes qui filent à l’horizon. Issue de la série Magie du rail, cette photographie de René Groebli suspend le temps tout en saisissant la force du mouvement. Jusqu’au 6 mars, la Filature expose plusieurs séries du photographe suisse, depuis 1940 jusqu’aux années 2000. Une belle occasion de découvrir l’œuvre de cet artiste devenu maître dans l’art d’écrire avec la lumière. (M.M.S.) Jusqu’au 6 mars À la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org 106


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Boaz, diapositive avec la participation de Meris Angioletti, 2022 @ Romain Kronenberg

BOAZ – Romain Kronenberg Avec BOAZ Romain Kronenberg conjugue les disciplines et propose une expérience hybride où récit, art et divagations sonores se complètent. À partir d’un conte à l’italienne, mêlant références mythologiques et légendes locales, il nous transporte sur une petite île de pêcheurs du golfe de Naples, Procida. Quelques fétus de paille en guise de personnages, une série de portraits in situ et d’évanescents graphismes côtoient et développent cette histoire singulière aux accents méridionaux. (M.M.S.) Jusqu’au 30 avril À la Kunsthalle, à Mulhouse www.kunsthallemulhouse.com

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Jean Tinguely, Pandämonium (pseudo) für Seppi am 16 August, Merci 1986, Museum Tinguely, Basel, Donation Josef Imhof © 2021 ProLitteris Zurich; Museum Tinguely, Base

Merci Seppi. Un cadeau merveilleux Jospeh Imhof (Seppi) a été l’assistant de Jean Tinguely pendant deux décennies de création. « Merci Seppi » raconte la complicité artistique et amicale de ces deux hommes au travers de nombreuses œuvres sur papier. De touchants courriers bariolés de mots doux, des aquarelles annotées d’indications techniques et de foisonnants brouillons y disent la fantaisie et le jaillissement fertile des idées. Une exposition à haute densité poétique qui ouvre les coulisses de l’imaginaire. (M.M.S.) Jusqu’au 13 mars Au musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch

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Party for Öyvind. Öyvind Fahlström & Friends Plus qu’une exposition Party for Öyvind est le portrait festif d’un touche à tout attachant. En convoquant le gratin artistique des sixties, le Musée Tinguely propose un concentré d’histoire de l’art plutôt détonnant. Alexander Calder, Andy Warhol, Niki de Saint Phalle ou encore Richard Rauschenberg, amis et/ou source d’inspiration d’Öyvind Fahlström, sont de la partie. Souvent cantonné au Pop Art made in Europe, l’artiste suédois, poète à ses heures, fasciné par l’esthétique des comics et explorateur des liens nouveaux entre art et technologies, se révèle bien plus versatile qu’il n’y parait. (M.M.S.) Jusqu’au 1er mai Au musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch

Christer Strömholm, Öyvind Fahlström in Villefranche-sur-Mer, 1967 © Christer Strömholm Estate

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Marijke Vasey, Vegetable Lamb, 2019 © Marijke Vasey

Marijke Vasey, Rococo disco Alexandre et Florentine Lamarche-Ovize, La flore est diverse à peu près comme des bouchons de carafe ! Suivant la tendance toujours plus affirmée du retour de l’ornementation dans l’art contemporain, le 19 Crac se fend de deux expositions monographiques hybrides pour le printemps. Les volutes et fioritures colorées de la peintre Marijke Vasey font basculer le rococo dans une autre dimension tandis que l’univers foisonnant du duo formé par Florentine et Alexandre LamarcheOvize évoque, dans un véritable élan de fraîcheur, l’artisanat du papier peint. (M.M.S.) Du 12 février au 24 avril Au 19, Crac – Centre régional d’art contemporain, à Montbéliard le19crac.com 110


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En toute discrétion. Estampes, livres et cartes de la collection Michel et Christiane Jacquemin La discrétion, c’est celle du collectionneur qui, patiemment, constitue son ensemble. Celle, en l’occurrence, de Michel et Christiane Jacquemin passionnés d’arts graphiques et fervents amateurs de gravure. En 2020, Christiane Jacquemin fait don de 600 estampes à la Ville de Besançon et dévoile ainsi une très belle série d’eaux-fortes en émotions où la ligne vient réveiller l’encre. Parmi elles, on compte une échappée forestière signée Eugène Bléry, un troublant portrait d’Anthony van Dyck, mais également un Fragonard, du Jacques Callot ou encore un paysage naturaliste de Karel Dujardin. (M.M.S.) Jusqu’au 27 mars Au Musée de Beaux-arts et d’archéologie de Besançon www.mbaa.besancon.fr

Félix Bracquemond, Alphonse Legros, peintre, gravé d’après nature, entre 1861 et 1875.

Tursic & Mille, « Tenderness » Le tourbillon pop du duo Tursic & Mille, lauréats du Prix Marcel Duchamp 2019, s’installe au Consortium. Détournements détonants d’images préexistantes, dégoulinances de peinture acidulée et harmonies aux tons pastel : leurs créations mêlent glamour et humour, une esthétique trash et ce qu’il faut de « tenderness ». Un mélange décapant qui bouscule avec audace le champ des possibles de la peinture contemporaine. (M.M.S.) Jusqu’au 22 mai Au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr

Tursic & Mille, Pharmacy, 2021. Collection Nicolas & Jeanne Greenberg Rohatyn. Courtesy des artistes et de la galerie Max Hetzler, Paris, Londres, Berlin.

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Stephen Dock, Belfast, Ardoyne, 2014 ©Stephen Dock.

Irlande du nord, Gilles Caron, 1969 + Stephen Dock, Our day will come Le Musée Nicéphore Niépce pose un double regard photographique sur le conflit nord-irlandais. Celui d’abord de la violence prise sur le vif, à la toute fin des années 60 par Gilles Caron. Ses compositions exacerbées par le mouvement captent le corps tendu d’un lanceur de pierre ou d’un adolescent prêt à décocher un cocktail Molotov. Presque 50 ans plus tard, le photojournaliste Stephen Dock, saisit quant à lui une paix fragile, un conflit larvé dont les stigmates s’écrivent dans les murs, hantent les paysages et marquent les visages. Fenêtres aveugles, graffitis ou flammes destructrices comme autant de traces silencieuses… (M.M.S.) Du 12 février au 22 mai Au Musée Nicéphore Niépce, à Chalon-sur-Saône www.museeniepce.com 112



Chronique du temps qui passe Par Nicolas Comment

NICOLAS COMMENT NOUS PARLE DE SES RENCONTRES. ÉPISODE 7 : ARIELLE BURGELIN, MUSE D'HELMUT NEWTON Chère Arielle, Merci de votre belle et longue lettre. Et pardonnez mon temps de réponse. Les fêtes qui nous arrachent au quotidien en nous plaçant de force devant des mets d’exception et sous des lumières inhabituelles m’interdisaient jusqu’alors la concentration. J’ai toujours redouté ces soirées en famille où l’on sort à minuit dans un jardin plein de givre pour digérer en respirant un peu l’air glacé. On expire alors un trait de buée blanche sur une branche de houx ou un brin de gui pareil à celui qu’un membre de la fanfare de l’Armée du Salut offre à Jack l’Éventreur dans le final de l’acte 8 de la Lulu de Pabst ; ce, juste après qu’il eut avisé un arbre de Noël en procession dans une ruelle pleine de brume, à Londres, l’hiver, la nuit. Ce soir, tout dort dans la campagne blanche, sous l’absence d’étoiles. Dans la chambre où je commence cette lettre, observant quelques rares flocons briller à travers la croisée de ma fenêtre, seule éclairée aux alentours, je songe à la neige – noire – qui tombait de votre frange, il y a quarante ans, sur vos lèvres charnues, vos yeux charbon, vos anguleuses joues et vos seins épanouis. Cette « neige négative », comme un talc de nuit, déposé sur une photographie d’Helmut Newton : Arielle After Haircut (1982). Ces dernières heures, mon esprit était accaparé et dissipé par la situation d’un ami ayant perdu sa femme, le grand amour d’une vie, l’avant-veille de Noël. Une muse, elle aussi, un poète également… 114

Disparue en quelques jours. Sauvage, brune tout comme vous, mais espagnole (plutôt qu’italienne) et dont la puissance d’incarnation se situait presque au pôle opposé de la vôtre, sur ce vaste damier noir et blanc ou s’avancent et disparaissent comme des pions les icônes : l’histoire de la photographie. Vous étiez grippée, lorsque je suis venu vous visiter le 28 octobre dernier. J’aurais presque dû m’en inquiéter, avec ce foutu variant Delta qui sévissait alors dans nos rues. Mais vous ne m’avez en rien effrayé, vous qui toute votre vie (je vous cite de mémoire) avez « fait peur aux hommes »… Près de la station de métro Felix Faure, j’avais erré autour d’une église et d’un parc avant d’emprunter les marches d’un large escalier à révolution de marbre et rampe de cuivre, menant à votre appartement. Quelques jours auparavant, sur les réseaux, tandis que je vous interrogeais sur votre collaboration avec Helmut Newton, vous m’aviez expliqué vouloir définitivement garder le silence sur cette période de votre vie, sur ces images et sur cet homme. Je vous avais répondu que je comprenais parfaitement votre souhait de rester mystérieuse ; et puis, de vous-même, vous étiez revenue vers moi en me relançant, très amicalement. Tout à coup prête à vous « ouvrir » comme vous me l’écrivez joliment dans votre lettre, me proposant un rendez-vous. Mais j’ignorais encore que vous me parleriez « pour la première fois »… « Avant que je ne disparaisse », ajoutiez-vous.


lettre à Arielle

Ému par cette phrase, j’étais donc venu vous questionner quelques jours plus tard, à propos de cette image intitulée Arielle After Haircut où vous apparaissez dans la toute-puissance de votre beauté, à vingt ans et des poussières. Cette fameuse photographie d’Helmut Newton – la plus cotée sur le marché (m’aviez-vous précisé) – et qui vous montre nue, en buste, la poitrine et le visage recouvert d’un fin duvet de neige brune : les minuscules pointes de vos cheveux noirs fraîchement coupés. Si fines qu’elles semblent se confondre avec le grain photographique, les sels d’argent… Du poivre plutôt, saupoudré sur le papier baryté… Épice d’érotisme ? Poussières de vos vingt ans. Je souhaitais vous interroger sur la mémoire de cet instant de « soustraction frauduleuse » [Maurice Heine] ; ce moment où fut coupée cette frange toute droite que vous arborez sur l’image. Vos cheveux noirs, j’imaginais les raccorder – tels de fins fils d’Ariane – à la chevelure platine d’une autre musepoète. J’imaginais les raccorder à ceux – peroxydés – de Nico, filmée dans une chambre blanche du Chelsea Hôtel par Paul Morrissey et Andy Warhol, en 1966. Face à un miroir magique qui éclaire son visage comme un réflecteur, la « Superstar » surexposée y équarrit quasi scientifiquement, à l’aide d’une paire de ciseaux étincelante, sa frange argentée. Nico souffle alors sur ses mèches pour faire disparaître de son visage la poudre blanche. Poussières d’étoiles là encore. Nico Stardust. Pour moi, le négatif même d’Arielle After Haircut. (Il faut ici préciser que je fréquentais, à l’époque où cette « extension capillaire » s’effectua dans les nervures de mon cerveau – la chambre 10 de l’hôtel la Louisiane où des images de Juliette Greco saisies in situ par Georges Dudognon en 1949 montraient la muse de l’existentialisme au saut du lit, nue sous ses draps en train de se pencher vers le sol pour placer délicatement le saphir d’un tournedisque sur un 78 tours. « C’est pour moi la plus belle photographie du monde », m’avait glissé sur place Étienne Daho qui avait attiré mon attention sur

Arielle After Haircut, Helmut Newton, 1981

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« Elle portait ma caméra à l’incandescence », déclara Newton à votre endroit. C’est Fabienne Martin de l’agence FAM, qui vous proposa l’idée de cette coupe. Sur les conseils d’une amie ayant financé ses études de droit en réalisant des défilés, vous aviez poussé la porte de cette agence de mannequinat pour pouvoir vous payer des cours de théâtre. Créée en 1977 et reconnue internationalement, FAM fut le berceau créatif de mannequins et de photographes légendaires, tels que Guy Bourdin, Franck Horvat, Peter Lindbergh, Robert Mapplethorpe, Sarah Moon, Paolo Roversi, David Seidner, Jeanloup Sieff, Deborah Turbeville, Albert Watson, etc. Fabienne Martin qui vous avait sélectionné sans book (vous ne possédiez à l’époque qu’une seule photographie de vous, réalisée en amateur) décrivait ainsi son métier : « J’ai créé l’agence FAM avec l’espoir de proposer une alternative à l’image du modèle classique, et pour rompre avec le mythe de la femme dont la seule plastique parfaite compte. Aussi, ma réflexion et mon travail m’ont poussé à rechercher des sources d’inspiration pour les photographes dont le travail reflétait à mes yeux une singularité ou une sophistication baroque […] C’est le style et la personnalité de ces femmes qui ont déterminé mes choix. Elles tracent l’empreinte d’une nouvelle vision de la féminité. »

Arielle Burgelin, Paris, janvier 2022

cette image en me montrant un fragment du tapis conservé dans les couloirs de l’hôtel… Comme Nico dans le film de Warhol, comme vous sur la photographie de Newton, Greco y expose sa frange, explosée. La coupe des femmes-poètes ? La coiffe des poètes-femmes, dont vous êtes, chère Arielle.) Dans Arielle After Haircut, cette coiffure à la chien, à la Bubikopf, disait-on à Berlin, est si bien ajustée et lissée par « la perfection du travail des meilleurs coiffeurs et maquilleurs » [Helmut Newton, entretien] qu’on dirait presque que vous portez un casque. Un casque de cuir sombre, comparable à celui dont Brigitte Helm est affublée dans le film de Fritz Lang Métropolis (1923), juste avant la scène dite de la transformation de Maria. Allongée sur une table d’opération reliée par des électrodes à une « matrice », Maria se réincarne bientôt en Nouvelle Femme, en Maschinenmensch. Helmut Newton se doutait-il qu’en vous photographiant à cet instant, une charge électrostatique vous reliait peut-être par des fils invisibles aux années 20, au cinéma muet et à Berlin ? En immortalisant votre transformation, Newton saisit une transmutation : l’étudiante que vous étiez jusqu’alors devient « top model ». Femme du Futur… Une créature sortant du four : 116

Mais cela ne fonctionnait pas : « Personne ne voulait de moi, même pas pour un test ! » m’avez-vous avoué. À 20 ans, déjà presque « âgée » pour le métier, vous n’étiez pas dans les canons de l’époque. 1m77, taille 62, hanches 91 – c’est à dire selon vous « très légèrement plus large que la moyenne » – vous possédiez une poitrine imposante : 92D. Seul le mannequin Rosemary McGrotha (son nom ne s’invente pas) pouvait alors se targuer d’avoir comme vous de telles mensurations dans le milieu. À ses côtés, vous annonciez, en fait, le futur idéal des années 19902000 et son fameux nombre d’or : 90-60-90. La directrice d’agence vous fit alors cette proposition : « On va te faire une coupe à la Louise Brooks. » Réalisée par une assistante de Jean-Louis David, votre frange fut coupée juste « au-dessus des sourcils » ce qui eut pour effet de mettre en valeur « vos yeux cernés. » Particularité dont vous fîtes longtemps après une chanson que le photographe Peter Beard écoutait en boucle et utilisera comme bande-son lors d’une de ses expositions à Paris, puis New York [Ces yeux cernés, extrait de l’album, Toute une vie à une, 1996]. Fabienne Martin commença donc à diffuser votre nouvelle image jusqu’à ce qu’un beau jour Helmut Newton l’appelle : « Mais qu’est-ce que tu as fait de ta Louise Brooks ? »


Louise Brooks… « La fille au casque noir » qui choisit de rester silencieuse quand triompha le cinéma parlant. Celle-là même qui fut l’ambassadrice (américaine) de ce carré court à frange apparu décisivement en 1929 dans le film Lulu de Georg Wilhelm Pabst, et disait d’elle : « Je suis une blonde aux cheveux noirs. » Incarnation de la tendance Flappers des années 20, l’actrice et danseuse y interprétait le personnage légendaire de Loulou, inspiré à l’écrivain Frank Wedekind par Lou Andreas Salomé, qui aurait refusé ses avances. Dans son livre Die Büchse der Pandora, paru en 1902, Loulou ouvrait en effet la boîte de Pandore, libérant tous les vices… « Je prends le ciel et je fourre toutes les étoiles dans mes cheveux », déclare Louise dans le film. Lorsque vous vous présentez au casting, vous n’avez jamais entendu parler d’Helmut Newton. Au milieu d’un aréopage de filles lardées de cuir et chaussées de talons aiguilles vous étiez vêtue d’un simple kilt noir, d’un pull à col roulé et « de chaussures de claquette » de chez Repetto. Nulle trace de maquillage : « Cela faisait pleurer ma grandmère, tellement je n’étais pas coquette. » Ingénue, vous ne saviez pas encore que pour Newton, le plus important en photographie était le choix du modèle. L’artiste ajoute dans son autobiographie que « ce choix est brutal, irrationnel, mon rapport au mannequin est exclusivement fonction du résultat escompté, de la photo visualisée. » Alors et parce que, selon vous, « Helmut aimait les femmes, pas les jeunes filles », le photographe vous sélectionna sans hésiter en poussant des cris de joie : « Wonderful! I love you! It’s my new love! » Pour vous, tout s’enchaîna alors… Ce fut alors au tour des grands photographes de défiler devant vous : Irving Penn, Laurence Sackman, William Klein… Du jour au lendemain, vous enchaîniez les shootings et apparaissiez dans les magazines de mode du monde entier. Bientôt, sur les podiums, Karl Lagerfeld retouchera à genoux ses créations, pour les adapter sur mesure à votre plastique. Arielle After Haircut fut, toujours selon vous, réalisée par Newton lors d’un shooting pour Azzedine Alaïa. Vous précisez : « De mémoire, mais pas sûre à 100 %, Arielle After Haircut a été prise, au début de ma relation professionnelle de modèle avec Helmut, en 1982, mais pas le premier shooting, sur un shooting suivant pour des gants, pour Vogue France, à Paris, et The Haircut s’est faite, au moment où le coiffeur finissait de couper la frange, trop longue, avant la prise de vue. » Sur le moment, vous êtes surprise qu’Helmut Newton – « devenu comme fou » – vous mitraille

avant-même la séance : « Il faut s’imaginer comme dans tout shooting qu’il y avait du monde qui me regardait, intimidée, dévêtue, mais stoïque (coiffeur, maquilleur, assistante-maquilleuse, directeur artistique du Vogue français, assistant-photographe, styliste, plus deux molosses avec des armes à feu à cause des bijoux hors de prix que j’allais porter). Hélas pour moi, suis très pudique, alors sur la photo, je tente de cacher un sein, mon regard part sur le côté, on ne sait pas où exactement. » Je dirais, chère Arielle, que ce regard ne « part » pas, mais rentre en vous. Il ne va nulle part, raison pour laquelle il est si profond. Votre regard retient, suspend l’instant. Il est ce qu’Henri Langlois, à propos de Louise Brooks, définissait comme « le naturel que seuls les primitifs gardent devant l’objectif […] la fiction disparaît avec l’art, on a l’impression d’assister à un documentaire, la caméra a l’air de l’avoir surprise à son insu » [Henri Langlois, Écrits de cinéma]. Cadre dans le cadre, vos cheveux noirs taillés au cordeau enchâssent ce regard qui porte « ce masque d’ironie, cette ironie diffuse plaquée sur un corps, qui donne à tout ce qu’elle dit ou fait ou porte une légèreté instantanée, un air de dire : ça ne m’appartient pas, ça ne fait que passer, je ne suis qu’un tracé vide, ça pourrait être quelqu’un d’autre, n’importe qui, vous, le tracé compte plus que celui qui le fait » ainsi que l’écrit Jean-Jacques Schuhl, toujours à propos de « Miss Brooks » dans Telex N°1 (1976). À l’aube des années 80, le critique d’art, Bernard Lamarche-Vadel – que vous n’avez pu croiser aux Bains Douches (vous qui détestiez les boîtes de nuit) – mais qui fut le premier à défendre l’œuvre d’Helmut Newton en France, écrit fastueusement ceci à son propos : « Quelle est la souveraine émotion qui m’emporte autant à l’entour d’une statue que face à un cliché ? » Il préfaçait alors l’exposition de la série des « Grands Nus » exposés en 1981 à la galerie Daniel Templon. Dans le catalogue publié conjointement aux éditions du Regard, BLV synthétisait son essai par cette phrase, brandit comme un slogan : « La photographie n’existe pas, l’histoire de la statuaire continue. » Ainsi dans Arielle After Haircut, vous semblez être une Vénus couverte de sa propre fourrure. Telle celle de Sacher-Masoch, née de la pierre… Une sculpture contemplée juste après sa taille, non encore nettoyée, non encore polie – encore à l’atelier. Mais dès les images « officielles » réalisées juste après, vous semblez assumer votre statut, votre stature. Lors de ce shooting pour Azzedine Alaïa vous m’écrivez qu’« intérieurement » vous étiez « une statue au souffle coupé entre deux rives. » Entièrement nue mais gantée ; sur un socle, allongée ou debout de tout votre long, couverte 117


de bijoux sur un polaroid, vous paraissez accepter l’idée d’être devenue… une œuvre d’art. Comme dans votre poème d’amour, La sieste : « Persée traversa l’Éthiopie, et vit une femme d’une grande beauté, enchaînée à un rocher, pensive elle souriait. » En 1982, Helmut Newton est au plus mal. « La pire année de ma vie », dit-il dans son autobiographie. Son couple bat de l’aile : Newton vient de vivre à Berlin une histoire adultérine passionnée avec Hanna Schygulla, l’égérie de Fassbinder [Le Mariage de Maria Braun, 1978 ; Lili Marleen, 1981]. Mais June, sa femme, est bientôt contrainte de subir une lourde opération chirurgicale à l’Hôpital Saint-Antoine. L’idée même de la perdre terrasse le photographe. Newton est perdu. Leur déménagement de Paris à Monaco pour échapper au fisc l’a plongé en dépression. Monte-Carlo lui déplait autant que Londres, qu’il déteste, et Newton ère, seul, dans la Principauté. Le docteur Dax, son médecin, lui conseille alors des « régulateurs d’humeur », antidépresseurs qui, associés à une très forte consommation d’alcool, n’arrangent rien… C’est le chaos. Helmut est incapable de s’occuper de lui-même, et encore moins de June, convalescente. Il songe un temps à arrêter la photographie et cherche à revendre tous ses appareils photo. À travers sa femme, il entre-aperçoit la mort. Mais June, couturée du pubis jusqu’au-dessous des côtes tient bon. Pour conjurer le sort, Newton réalise quelques clichés de sa compagne, sur son lit d’hôpital. Le portrait qu’il réalise d’elle, sereine, sur un balcon à Monte-Carlo, en 1982, – où June arbore exactement la même coupe de cheveux que vous – me semble avoir lointainement un lien avec Arielle After Haircut. Une projection ? « Mes photos préférées sont celles qui provoquent un sentiment de déjà-vu » [Helmut Newton, Autobiographie]. Sa vie durant, Newton aura réalisé des images pour se protéger de la maladie. Ne s’approcha-t-il pas si près de la beauté sinon que pour tenter de repousser la mort ? Réversibilité…

Bientôt, en conduisant une Porsche dans les épingles monégasques, Newton refait peu à peu surface. Poussant le bolide un peu plus loin, il découvre Bordighera, station balnéaire italienne qui lui redonne envie de photographier. Il vous y emmènera et travaillera avec vous, pour le Vogue Italia, sur la longue série « La Povera E La Ricca, due star » où votre profil croise celui de Simonetta Gianfelici dans la célèbre photographie dite du « baiser ». Cela tombe bien : l’Italie est votre seconde patrie : « J’avais un côté cinéma italien, Riz amer avec Sylvana Mangano dans mon look (film que j’ai découvert plus tard), les cernes, l’animalité d’Anna Magnani peut-être. » Ainsi dans votre poème Fille du vent : « Lascive nonchalante dans toute l’Italie » / Ôterai-je ma chemise ? » Plus tard, pour la revue Amica, mais toujours en Italie – à Milan – Helmut Newton réalisera avec vous ce fameux polaroid utilisé en couverture de son livre Pola Woman (1992).

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard, Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ? Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux émanations de ton corps enchanté ; Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières ! Charles Baudelaire, Réversibilité

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D’après vous, Helmut Newton travaillait vite. Il vous donnait rendez-vous à 9h et à midi la séance était terminée. Newton se contentait de regarder le ciel et d’observer la façon dont tombait la lumière, car, encore d’après vous, « il avait la photo dans sa


tête. » Newton qui ne dessinait pas, notait en effet toutes ses idées et visions dans un carnet : « Je consigne donc sous forme de notes, les objets, la lumière, les composantes de ma photographie. Sueur sous les aisselles, lèvres gonflées, baiser, épaule de l’homme, main de la femme, intérieur du coude, interaction des muscles… » confia-t-il à Lamarche-Vadel. Il ajoute : « Mes photos sont absolument programmées, mais je suis attentif à l’évènement qui peut surgir, j’espère toujours une évolution de l’idée première. » Ainsi en est-il d’Arielle After Haircut. Helmut Newton, qui situait sa pratique à l’exacte opposée de celle d’Henri Cartier-Bresson et qui faillit même se faire casser la figure par ce dernier en tentant un jour de le photographier chez Maxim’s, réalise avec Haircut l’un des très rares « instants décisifs » de son œuvre. Helmut Newton : « J’ai souvent essayé avec obstination de travailler en cherchant un tel instant. Mais les échecs sont cuisants et douloureux. Je refuse absolument la spontanéité. » Pas cette fois. Vous écrivez : « Helmut était un séducteur qui aimait tout le temps photographier, car c’était aussi un voyeur à la recherche de trous de serrure. Je me souviens qu’il avait mis un pansement, pour cacher la marque de son appareil, pour que personne ne sache avec quoi il travaillait. Helmut était aussi un grand prédateur, donc être forte et ferme, ne jamais lui montrer aucune fragilité, ce qui était usant. Le seul point commun que nous avions, c’était la curiosité et l’humour noir à tous les degrés, humour impensable aujourd’hui. » Vous riiez, vous jouiez, mais ne jouissiez pas ensemble… Il s’agissait bien pour vous d’un rôle de composition. La femme-tueuse, « coupeuse de bites » (dixit) était en fait très loin de vous. Pourtant « le fouet, c’était toujours pour moi ! » Les yeux souvent « très fermés », vous n’étiez certes pas « une beauté saine », mais cette « caricature de la brune ténébreuse » n’était pas vous. Pierre, votre mari, présent lors de notre entretien ajouta : « Elle est l’inverse de ses photos ! » Avec le recul, vous réalisez aujourd’hui que vous étiez candide. Vous ne vous êtes pas rendu compte que vous aviez « touché au fruit défendu en devenant l’égérie d’un photographe sulfureux » [extrait du documentaire Arielle, mannequin]. De votre grande pudeur, j’ai retenu que vous étiez incapable de vous mettre en maillot sur une plage, ni même d’aller aujourd’hui chez le gynécologue. William Klein vous appelait « Sainte-Thérèse ». Aussi vous rejetiez parfois certaines demandes régulières et insistantes d’Helmut : « Même pas en rêve. Je ne fais pas le tapin ! » lui lanciez-vous, souvent, crûment. Vous l’auriez même une fois traité de « nazi ». Comme Alan Vega, dans la chanson de Suicide Cheree, Helmut Newton

Helmut-Newton, Arielle, Polaroids, 1982.

vous aurait simplement répondu « Je t’adore » : « Helmut Newton, très bel homme, parlait beaucoup aux filles, souvent pour leur dire qu’elles étaient sublimes. Il est d’une génération où on faisait des compliments aux femmes que l’on aime. Je l’entends me dire “ma chérie, darling, je t’adore”, avec son accent allemand très sexy. Mais quand il n’aimait pas une fille, ou une pose, il était très dur, imbuvable, infect. » Vous étiez pourtant séduite : « Ce fut une grande histoire platonique. » Et de cet amour impossible naquit la série et l’ouvrage Arielle’s portfolio (1982). Dans le cadre de son travail personnel, vous acceptez à nouveau de poser totalement nue et gratuitement pour lui. Mais sous conditions : non maquillée, non épilée et sans colifichets ni talon aiguille. Nue sans rien de plus, vous m’avouez alors avoir devant lui « sacrément brisé l’armure ». Durant cette séance réalisée dans l’appartement des Newton à Monte-Carlo, vous lui proposez des poses étranges pour « habiller votre nudité ». À la limite du burlesque : « La mise en scène de ma féminité, ça n’est pas moi, et là, j’étais ce que je suis profondément, androgyne, réservée et mélancolique. C’est l’humour qui m’a sauvé la vie. » Libre de vos faits et gestes, on sent clairement que vous cherchez à lui échapper. Sur plusieurs photographies du portfolio, les jambes et 119


Benetton, il prit une gifle. Et puis, c’est ce « Souvenir à Milan après un défilé, une meute d’hommes me poursuivait, suis arrivée à les semer, ça m’a inspiré cette prose Le gibier. Mais je cours vite. » : « En meute, ils me cherchent, s’avancent, me traquent, reculent, reviennent, m’encerclent, comme un gibier – terreuse au fond d’un trou, faire le mort, le caillou, la pierre, l’atome, l’absente, ne pas bouger, ne pas respirer, non être – soleil couchant, la meute ne m’a pas trouvée, dépitée, renonçant, s’est éloignée - sauvée, me suis réveillée, c’était un mauvais rêve, pauvres gibiers ! » « Je suis poursuivie par l’exaltation », disait Louise Brooks qui résumait par ces mots l’effet que Joséphine Baker provoqua à la Revue Nègre, entrant en scène vêtue d’une simple ceinture de bananes : « Ils se déchaînent comme dans une ménagerie lorsqu’on approche la viande de la cage. »

Scorpions, Still Loving You, 1984 ; Collection personnelle

les chaussures d’Helmut Newton apparaissent dans le cadre. Autoportrait spontané ou témoignage de son impuissance et de sa frustration à ne pouvoir vous posséder ? Sur une image de la série, le photographe va jusqu’à mimer le geste de piétiner d’une de ses célèbres baskets blanches le carré noir de sa Louise Brooks. Face au désir, poli mais insistant d’Helmut, vous aviez tenu à ce que June soit présente. Pour vous, c’est elle qui fut la véritable muse d’Helmut : « Il y en a eu d’autres forcément, mais sa véritable muse fut sa femme photographe Alice Springs, alias June Newton. Mannequin (je déteste ce mot, ce qu’il renvoie, du plastique) ; j’ai refusé de travailler avec des photographes, j’ai souvent décliné à l’époque. J’ai toujours refusé de faire des catalogues, bien payés, mais laids. Que ce soit dans mes photos, mes chansons, mes poèmes, j’ai recherché le beau, l’intemporel. » Décidément, vos formes subversives suscitaient trop de passions. En allant simplement faire vos courses chez Tatie, vous déclenchiez des accidents sur le boulevard Barbès. Laurence Sackman vous enferma plusieurs heures dans une chambre en vous forçant à lire Hamlet de Shakespeare, dans le texte. Quant à Oliviero Toscani qui se jeta sur vous pour vous peloter les seins durant un shooting pour 120

Alors « à cause de mon anatomie, qui rendait fous certains, voulant donner un autre sens à ma vie, j’ai cessé rapidement de faire des photos, au bout de 4 ans ». Et du bel avant-propos de Stéphane Barsacq, à votre recueil de poèmes Devenir Paysage [Invenit, 2022] je conserve ceci : « Arielle Burgelin n’a eu de cesse de vouloir se réinventer, mais en se dépouillant. Elle a choisi de renoncer au mannequinat. Elle a pris une route plus étroite avec cette volonté de ne pas plaire pour de mauvaises raisons. » Vous êtes partie ailleurs. Vous avez travaillé comme psycho-astrologue : « Une astrologie, sans prévisionnel, proche des éléments de Bachelard, de toutes les quadratures. » Puis avez bifurqué vers la graphologie. Vous avez étudié, dévoré en bibliothèque des livres de poésie, de philosophie. Bachelard, Cioran. Et puis vous avez fait des disques. De très beaux disques – Mortelle, 1999 – des clips, des concerts… « Le fait d’avoir été une muse, comme le fait de faire de la musique, oui tout se répond, et toujours selon le même chiffre », dit encore Stéphane Barsacq. Muse, musicienne, et aujourd’hui poète : « Mon parcours professionnel est divers, car je suis en quête de sens, mais je n’ai rien fait en dilettante, toujours à fond et ce fut compliqué, car j’avais des enfants à charge, et parfois un manque de place pour travailler et recevoir les patients, comme graphologue chez moi à Paris. Les enfants sont grands, je suis grand-mère, je savoure ma liberté, car en plus des miens, mon mari a eu 4 enfants devenus grands aussi, à une période ça faisait 6 enfants à nourrir, à aimer, assurer l’intendance. » Vous voyez chère Arielle, je ne suis pas « parti sur un autre projet ». Je n’ai pas dévié de mon sujet – Arielle After Haircut –, j’ai suggéré d’éventuellement l’élargir en sentant que nous ferions vite le tour de l’anecdote et que vous aviez d’autres choses


à me dire. J’étais prêt à vous écouter. Mais vous parliez si vite. À un moment, mon stylo n’avait plus d’encre et votre mari m’a lancé, je l’espère ironiquement, « vous n’êtes pas professionnel ! » J’ai répondu par l’affirmative en précisant que je ne n’étais certainement pas un « professionnel de la profession ». En tout cas que je n’étais surtout pas un journaliste. La preuve, chère Arielle, que je n’étais pas venu vous rendre visite pour écrire un « papier ». Et croyez bien que quand bien même j’écrirais un « papier » sur vous, il n’aurait pas la forme d’un article, mais de cette lettre. Dans les fumées de nos cigarettes, la pénombre de votre appartement, je vous revois vous alanguir, en odalisque, sur votre canapé au moment où j’allais partir. Pierre avait tout enregistré sur votre iPhone. Et puis j’ai vite compris que je n’aurais jamais le fichier sonore de nos échanges. C’est sans doute mieux ainsi. En m’invitant à taire certains détails, vous en omettez certains autres, éludés par pudeur : vos enfances, votre adolescence, vos relations avec vos « Jules », comme vous dites. La dimension tragique de votre existence par moment, la trajectoire héroïque de l’après-mannequinat. « J’en suis sortie au bout de 4 années et j’ai repris et financé des études en quête de sens à donner à ma vie et d’aller de l’autre côté du désespoir, sens de mon livre de poésie Devenons un paysage, à paraître chez Invenit. “Vous êtes sur Terre c’est sans remède”, écrivait Samuel Beckett, alors je meurs et ressuscite, puis dépasse, m’ordonnant de transformer ma boue en or. » Dans ma besace, j’avais pris soin de glisser un vieux 45T du groupe de hard rock Scorpions. 1984 : j’ai dix ans lorsque ma mère m’offre ce disque. J’observe sa pochette comme un talisman. Volute de vos paupières, masse de votre chevelure renversée, secrète pliure de votre cuisse où – sur la crête iliaque – un garçon en blouson de cuir feint de vous tatouer un scorpion. Il dépose de concert un baiser dans votre cou : entre clavicule et carotide, dans ce creux de douceur et d’ombre si joliment nommé « trapèze »… Vers l’âge de dix ou onze ans, pour le pré-ado solitaire que j’étais, c’était pour moi l’image de l’amour même. Cette pochette – déclinée sur le mini album de Scorpions Gold Ballad (que je ne possédais pas, mais lorgnais comme un fou derrière le chariot de ma mère, au supermarché) était alors pour moi le nec plus ultra de l’Érotisme… Et si Duchamp a pu affirmer qu’en peinture c’est le regardeur qui fait le tableau, qui pourrait nier qu’en photographie, c’est aussi le modèle qui fait l’image ? Still Loving You… D’un lyrisme presque outré, la chanson des Scorpions est implacable. 1,7 million

d’exemplaires de ce slow impeccable seront vendus en France. Ses paroles – le saviez-vous, Arielle ? – font référence à la partition de l’Allemagne, à l’époque toujours divisée entre Est et Ouest. Klaus Meine y évoque le mur de Berlin : « Love, only love can break down the wall someday/I will be there, I will be there » : « L’amour, seulement l’amour peut abattre le mur un jour / Je serai là » ; « Your pride has built a wall so strong/That I can’t get through/Is there really no chance/To start once again? » : « Ta fierté a construit un mur si grand / Que je ne peux pas passer à travers / Y a-t-il vraiment aucune chance / De recommencer ? » [Schenker / Meine] J’ignorais bien sûr à l’époque que cette pochette était signée Helmut Newton, né sous le signe du Scorpion en 1920, à Berlin. De sa jeunesse vous me confiez : « Suis très admirative du juif allemand, qui à Berlin s’est caché où il a pu, miraculeusement choper un train pour Trieste, puis s’envoler pour l’Australie. Sa rencontre avec celle qui allait devenir sa femme, June, comédienne a tout changé. Il l’a beaucoup photographié, première inspiratrice, reine de ses muses. Il s’en est sorti avec bravoure, courage, très pudique sur cette période atroce. Adoré par ses parents, ça lui avait donné une confiance en lui phénoménale, une forme de toute puissance. Avant les évènements tragiques en Allemagne, antisémites, il avait travaillé longtemps à Berlin, dans le studio d’une photographe talentueuse très en vue, Yva ; juive elle fut déportée dans un camp de concentration, où elle mourut ; une blessure béante pour Helmut, qui était très proche d’elle. » « Son vrai nom était Frau Simon […] Je vénérais jusqu’au sol qu’elle foulait », dit d’elle Helmut Neustädter, dans son autobiographie. À ne pas confondre avec Yva Richard – photographe française fétichiste des années folles – Else Ernestine Neuländer-Simon dite « Yva » fut celle qui enseigna à Newton l’usage de la « lumière noire » : « Ce que je nomme “lumière noire” c’est une lumière caractéristique de Berlin, qui offre des images très contrastées proches de la gravure. Berlin n’est pas fait pour le soleil. J’adore ses lacs et ses forêts que survolent de lourds nuages. » Enfin je me demande, chère Arielle, si The Haircut n’est pas au fond un paysage. Ce qui serait plutôt raccord avec le titre de votre recueil de poèmes à paraître en juin, Devenir paysage… Et si j’ai parlé de neige négative, de talc noir, de miroir renversé, c’était peut-être en pensant à la poudre grise du magnésium qui se dépose sur le sol après un coup de flash. Mais il est tard… Nous en reparlerons. Je ne termine pas cette lettre avant de vous l’envoyer. Sinon elle ne partira jamais. À bientôt. Nicolas 121


C’est parce que c’est impossible que c’est intéressant Par Stéphanie-Lucie Mathern ~ Photos : Benoît Linder

JEAN MATHIS Quand on arrive chez les gens, on se demande toujours ce qu’ils ont changé pour nous, ou pour eux. Simplement pour donner une meilleure image. Car ici, on parlera d’images et du passage du temps. Il est 16h, rue des Sarcelles, et nous sommes chez Jean Mathis. Au milieu des Germain Roesz, Jean Claus, René Hetzel (une belle sanguine dans les toilettes) et Daniel Depoutot, nous traitons des problèmes de reproduction des peintres et du plaisir des visites d’atelier. Il dit aimer les années 10 en peinture, Klee, Kandinsky et Picabia. Les nymphéas de Monet, aussi. Nous parlons des incendies et des négatifs qui ont survécu, protégés par le mur. Dans la bibliothèque, Novövision d’Yves Adrien, Pierre Guyotat, Ezra Pound – qu’il dit commencer. Et Burroughs – son préféré. Il aimerait prendre des photos comme Burroughs écrit ses livres – en cut-up. Le photographe est-il introverti est une question que Barthes aurait pu poser dans La chambre claire. C’est l’éternel observateur. Celui qui ne sera jamais sur la photo. Le photographe est certainement effrayé par l’enjeu, appuyer sur un bouton. L’appareil n’a pas de retardateur. La responsabilité semble démesurée, l’autoanalyse perpétuelle. Jean Mathis, après, adolescent, avoir pris des scènes de gens et de genre en photos pour les consigner, a été photographe publicitaire pour Adidas et se souvient encore de la chorégraphie de la feuille qui vole chez l’imprimeur et se pose à plat. Puis il finit comme responsable national des ventes chez Hasselblad et fréquente les plus grands : Sieff, Knapp, Roversi. Lindberg arrive en grosse Mercedes. Avedon venait en concorde à Paris. Le photographe de mode qui n’a pas de frais de matériel important est ridicule, dit-il. Mais ils restent toujours humbles avec un côté maniaque.

Son héros était Gilles Caron, surtout pour ses photos sur la guerre d’Israël avec Depardon, en retrait à l’époque. Ils ont suivi l’armée en anticipant. Son modèle ? Ralph Eugene Meatyard. Son ambition à 20 ans ? Faire un livre photo par an et en vivre. Il s’est testé pendant une année de chômage. Résultat, il ne s’est pas senti à la hauteur. En 1982-1983, il commence la série Baala, un avant-après, sorte de voyage dans le temps et l’ego, où l’Alsace se mêle à la Thaïlande. J’ai vécu 30 ans avec une Thaïlandaise, dit-il. Il parle d’opéra en images, avec un pas de côté à la Ionesco. « À la fin de la guerre, il développa à Baala la culture de l’asperge... son goût pour les montres de luxe causa sa chute. » Le livre l’intéresse sous forme de best-of littéraire, on joint le mot à l’image, jusqu’à transcrire la musique. Il y a une image, une narration, et un rapport au vide et au rythme. Il se dit chercheur et veut trouver un lien entre les différents arts. Il tentera même de traduire le Cantique des cantiques en photo-musique en 2006. Son rêve secret était de devenir compositeur – son petit décoiffé à la Beethoven le prouve. Il aime John Cage et les Lieder de Mahler (surtout le chant de La 4e Symphonie – la lévitation), le début du Rheingold de Wagner où l’on voit des anges et des fées, mais aussi Jimi Hendrix. Il suit les conseils de Peter Knapp qui lui disait : La plupart des gens sont intelligents, mais ils n’ont pas l’œil. Il faut un texte. Jean Mathis a encore – dans le grand malentendu général – le fantasme de vouloir être compris, s’adresser à tout le monde, et faire des choses qui n’ont jamais été faites. Il est heureux quand il photographie autant que quand il cuisine (demandez la recette des huîtres chaudes). Dans sa chambre noire, un joli capharnaüm, une seule photo de lui placardée, un souvenir sentimental, au milieu des cotillons, des Barbies au crâne rasé et des mèches africaines. 122


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HORS CHAMPS Par JC Polien

Cette image a été prise lors du festival GéNéRiQ que je couvre depuis quelques années. Il s’apparente un peu à un laboratoire musical dont la moitié des concerts est gratuite. L’idée est d’y convier des groupes plus ou moins émergents ou confirmés, dans des configurations plus insolites que les salles de concert traditionnelles, tels une cathédrale, une

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faculté de Lettres, un Conservatoire, des BeauxArts ou encore un bar, où j’ai donc rencontré Brendan Perry, la soixantaine aujourd’hui, venu chanter en solo. La photo m’évoque ces moments de ma jeunesse où j’écoutais beaucoup cet Irlandais dans son groupe Dead Can Dance, mondialement connu dans les années 1980, et dont il fut le membre fondateur. Le dernier soir du festival, ce dimanchelà, j’étais assez exténué d’avoir eu à courir après les vingt-quatre groupes programmés de jour comme de nuit. Je l’ai retrouvé à l’Antonnoir, un café-concert et bar de nuit, refait à neuf hormis les loges laissées en l’état et qu’il fallait rejoindre en passant derrière la scène par un escalier. D’ailleurs, plutôt que des loges, le lieu est un espace ouvert et convivial où artistes, techniciens, gens de la prod se côtoient, dînent, ou boivent un verre. Il était informé de notre séance puisque j’en avais fait la demande officiellement. Alors, je l’ai conduit dans une pièce adjacente, au papier peint qui vous renvoie au passé instantanément. Étant toujours aussi directif, je lui ai proposé de mettre ses mains en position pour satisfaire à mon intérêt et à mon attirance de plus en plus nets pour l’iconographie religieuse. Comme nous ne sommes pas des sauvages, nous avons entamé à la fin un brin de conversation au sujet de son actualité et de ses projets. C’est alors qu’il m’a fait part de son prochain concert à Paris, au Grand Rex, le 10 mai 2019. Instinctivement, je me suis départi d’un « Oh ! C’est le jour de mon anniversaire ! » Là, il me réplique très spontanément : « Je t’invite ! » Et il me laisse son numéro et son email personnel. Autant avouer que j’ai été aussi touché que surpris. Je me suis revu sur le lit de ma jeunesse, écoutant Summoning of the Muse… Quiconque m’aurait annoncé alors que Brendan Perry me dirait un beau jour de sa belle voix de baryton « You’re my guest », je lui aurais balancé mon polochon à la figure !



lectures

Mon nom est personne De Alexander Moritz Frey – La dernière goutte OSKAR ED, MON PLUS GRAND RÊVE De Branko Jelinek – Presque Lune Traduit pour la première fois en français, le slovaque Branko Jelinek nous fait forte impression avec cet ouvrage de 330 pages, qui fait suite à une trilogie inédite chez nous. Ouvrage dense à l’atmosphère étouffante, Oskar Ed, Mon plus grand rêve est une succession de chocs graphiques et narratifs. Nous y suivons Oskar, jeune garçon torturé et éternelle victime, embarqué par ses parents vers une destination inconnue censée résoudre les drames et ressouder les liens brisés. Pour tromper l’ennui ou la réalité, Oskar se replie dans son imaginaire, tantôt refuge, tantôt menace incontrôlable. Oskar Ed, Mon plus grand rêve est une expérience (une vraie !) entre Kafka, Charles Burns et David Cronenberg. (B.B.) MONUMENT NATIONAL De Julia Deck – Les Éditions de Minuit Il y a tout juste 10 ans, Viviane Élisabeth Fauville tuait sa psychanalyste et se mettait dans un fameux pétrin ; c’était sans compter sur la discrète et patiente narratrice qui allait lui donner un sacré coup de main. Entre temps, celle-ci s’est permise de fuir incognito, tantôt au bord de la mer, tantôt en Suisse, et s’est même payé le luxe d’accéder à la Propriété privée en acquérant un pavillon bobo-écolo… Avec Monument national, la célébrité gagne du terrain. Julia Deck persiste et signe, dérangeant les lignes et les perspectives et portant sur notre réalité contemporaine un regard mêlé de poésie et d’humour ravageur. Monument national joue avec ironie de la comédie sociale, à laquelle nous participons en le niant éhontément, et passe à la loupe les mécanismes de domination et d’aliénation de notre quotidien. (V.B.) 126

Après une longue pause de près de trois ans, les éditions La dernière goutte signent leur grand retour en exhumant le roman ironique et plein de fantaisie publié en 1914 par Alexander Moritz Frey, auteur injustement oublié, né à Munich en 1881, et qui devra fuir l’Allemagne où les nazis brûlent ses livres. Mon nom est personne (rien à voir avec le western spaghetti) raconte l’histoire extraordinaire d’un mystérieux inconnu qui achète pour une somme fabuleuse un parc municipal autour duquel il s’empresse d’ériger une muraille de trente mètres de haut. Dévorés par la curiosité, les habitants vont tout faire pour découvrir ce qui se trame derrière le mur. Tirées de l’édition de 1920, les gravures de Otto Nückel (1888-1955) reproduites dans le livre achèvent de lui donner une tonalité terriblement actuelle. (P.S.) L’ARBRE DE COLÈRE De Guillaume Aubin – La Contre Allée Le genre, la nature sauvage, les peuples autochtones : on avait peur, en lisant le résumé de ce livre dont l’héroïne est à la fois homme et femme, et dont l’histoire se passe au Québec au moment de l’arrivée des Européens, de tomber sur une imitation de roman nord-américain. On avait tort : l’auteur ne cède à aucune mode (les thèmes servent le récit et invitent à réfléchir, sans que l’on ait l’impression de recevoir une leçon), à aucune facilité (en prenant le point de vue de Fille-Rousse, sa jeune héroïne, Guillaume Aubin s’attaque à de vraies questions de langue), à aucune naïveté (les tribus font preuve entre elles de violence, d’injustice et de cruauté). C’est parfois très beau (l’évocation de la nature, les légendes), parfois très cru (les guerres, les rites de passage). On s’attache au destin de ce personnage impossible à catégoriser, qui s’affirme au gré des épreuves. Un très beau premier roman. (N.Q.)



sons

PINEGROVE 11:11 / Rough Trade Records Ce groupe de country alternative en provenance du New Jersey reste fasciné par la symétrie et la géométrie, comme en atteste ce titre énigmatique de 11:11. Toujours porté par un élan progressiste, Evan Stephens Hall s’attaque ici aux problématiques environnementales. Loin de crier à propos de ce qui va de travers, il s’attache à éveiller les consciences sur l’importance de l’unité face à l’inaction des gouvernements. Un album d’une extrême sensibilité pour lequel ils se sont offert les services de Chris Walla (Death Cab For Cutie). Souvent étiqueté d’“emo”, Pinegrove, qui distribue une majeure partie de ses ventes à des associations, est définitivement tourné vers l’extérieur. (C.J.) NATION OF LANGUAGE A Way Award / Play It Again Sam S’inspirant de la musique qu’écoutaient leurs parents, ces vingtenaires branchés de Brooklyn n’ont pas fini de faire parler d’eux. Passée la déception de l’arrêt forcé des tournées, le trio a mis le temps libre qui leur était imposé à profit pour enchaîner avec la production d’un second album. Avec A Way Forward ils lancent un gros pavé dans la mare de la new wave. Un condensé de tubes qui ravira les fans de synthés de la première heure grâce à l’aura vocale de Ian qui n’est pas sans rappeler celle d’Andy McCluskey (Orchestral Manœuvres in the Dark). Les plus jeunes générations s’y retrouveront aussi certainement tant leurs rythmes entraînants s’attachent aux codes de l’électro-pop moderne. (C.J.) 128

ALDOUS HARDING Warm Chris / 4AD Produite par John Parish, Aldous Harding multiplie les explorations audacieuses d’un folk gracieux et joyeusement fragile. Avec un titre introductif comme Ennui, nous aurions pu craindre les mélos cristallins – guitare sèchepiano-voix nue – qui donnaient la tonalité dominante à ses précédents albums. Pourtant, le chemin ne semble pas aussi monochrome qu’attendu tant l’artiste néo-zélandaise nous surprend avec ses riffs, grelots et aspérités de voix tour à tour enjouée, rocailleuse ou chuchotée. Lawn, premier morceau issu de l’album, annonce la couleur d’un opus coloré b-side pour des journées printanières easy listening aux petits accents psyché. (V.B.) GUN CLUB Preaching the Blues / The Flood Gallery Au début des années 80, le Gun Club était pure déflagration. Jeffrey Lee Pierce avait su faire la jonction du blues psychédélique et des aspirations terriennes de certains groupes country-rock soniques américains, aboutissant à une forme comme nulle autre pareille. Un coffret de 45T retrace les fulgurances d’un parcours impeccable, avec en prime deux inédits de l’album Miami, produit en son temps par Chris Stein de Blondie – JLP n’était autre que le président du fan-club du groupe new yorkais, d’où sa blondeur légendaire. Comme le chante si bien cette voix trop tôt éteinte, « We can fuck forever but you will never get my soul. » Pour l’éternité, donc. (E.A.)






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