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sommaire ÉDITO 9
Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr 06 22 44 68 67 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Starlight
INTERVIEW DE L’ÉDITION 11-14 Celia Levi
TELEX 17-20
La sélection de la rédaction
FOCUS 22-48
Ont participé à ce numéro : RÉDACTEURS Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Lucie Chevron, Nicolas Comment, Coralie Donas, Emmanuel Dosda, Sylvia Dubost, Marc Dufaud, Christophe Fourvel, Xavier Frère, Nicolas Léger, Guillaume Malvoisin, Mylène Mistre-Schaal, Aurélie Vautrin, Gilles Weinzaepflen, Clément Willer, Aude Ziegelmeyer.
PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Eric Antoine, Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Nicolas Comment, Alexis Delon, Richard Dumas, Romain Gamba, Benoît Linder, Stéphane Louis, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.
La sélection des spectacles, festivals et inaugurations
PORTFOLIO 50-57 Pascal Bastien
CHRONIQUE 58-64 Nicolas Comment
SCÈNES 65-78
Viviane de Muynck , Steven Michel 68-69, David Geselson 70-71, 72-73 Benoît Lambert , Christophe Perton 74-75, Emilie Capliez 76-78 66-67
Célia Houdart
COUVERTURE Starlight IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : octobre 2020 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2020 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés. CE MAGAZINE EST ÉDITÉ PAR CHICMEDIAS & MÉDIAPOP CHICMEDIAS 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com — 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com — 03 67 08 20 87
80-83
ÉCRITURES 79-89
, Guillaume Michaut 84-85, Brecht Evens 86-87, Paul Morris 88-89
ÉCRANS 91-100
Wim Wenders 92-93, Festival Entrevues Elsa Charbit 94-97, Festival Entrevues Net Found footage 98-100
SONS 101-118
David Demange , KG 104-106, Dominique A 107-111, Gilles de Kerdrel 112-115, Fugu 116-118 102-103
ARTS 119-138
Pierre Giner 120-121, Joris-Karl Huysmans 122-123, Yves Klein 124-125, Anne Delrez 126-127, Christo & Jeanne-Claude 128-129, MBAA Besançon 130-131, Marie Terrieux 132-133, Alain Willaume 134-138
MÉDIAPOP 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr
InSitus 139-146 CHRONIQUE 148-157
Marc Dufaud 148-150, Christophe Fourvel 152-153, Nathalie Bach 154, JC Polien 156
ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 €
SELECTA Disques 158 Livres 160
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épilogue 162
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LE MONDE D’APRÈS
Par Philippe Schweyer
C’était la première fois que j’allais au cinéma depuis la fin du confinement. Comme il n’y avait personne, j’ai baissé mon masque pour respirer plus librement. La salle sentait un peu le renfermé. Après les bandes-annonces, la lumière s’est rallumée. En me retournant j’ai constaté que j’étais le seul spectateur dans la salle. Alors que je commençais à m’impatienter, le projectionniste est venu m’annoncer que la séance était annulée, mais que je pouvais rejoindre le réalisateur au bar pour discuter avec lui en attendant son taxi. C’était plus simple pour sa comptabilité de m’offrir un verre que de rembourser mon billet. J’aurais très bien pu refuser le deal, mais j’avais très envie d’une bière fraîche. Le réalisateur était en train de se frotter frénétiquement les mains derrière le comptoir quand je me suis approché de lui. Malgré l’élégance et la finesse de ses vêtements, on percevait immédiatement l’épaisseur de son vécu. Il m’a tendu une cannette de bière du bout des doigts en me souriant d’un air las. On aurait dit qu’il venait de se réveiller, mais il avait manifestement besoin de parler : « Alors, vous avez aimé ? Je ne savais pas s’il faisait semblant. Prudemment, j’ai décidé de faire comme si la projection avait bien eu lieu. - Ça fait du bien de revenir au cinéma. - Si ça ne tenait qu’à moi, je recommencerais tout à zéro. - Le film ? - Pas le film, la vie. - Ah la vie… - Elle est belle, hein ? - La vie ? - Non, l’actrice.
Il a bu sa canette d’un trait. Je ne voulais pas lui faire de peine. - Très belle. - Elle a disparu. Depuis la fin du tournage, elle ne me répond plus. Je l’ai cherchée partout. J’étais certain de la trouver, mais la montagne est trop vaste… - Elle est peut-être en ville. - Elle n’aime pas la ville. C’est une femme pure qui n’a besoin de rien. J’aurais dû rester près d’elle pendant le confinement, au lieu de m’enfermer avec son image dans ma salle de montage. - Elle reviendra. - J’étais sûr qu’elle serait là ce soir. Elle ne reviendra plus. - Au moins vous avez fait un film. - Il n’y a plus de film. J’ai tout perdu. - Vous en ferez d’autres. La vie est pleine de surprises. - Quelle importance puisqu’elle n’est plus là. - Il y aura d’autres femmes. - J’avais tout pour être heureux, mais je ne pensais qu’à mon putain de film. J’aimerais tant la retrouver pour marcher avec elle dans la montagne et que tout redevienne comme avant. » Il m’a tendu une autre canette tout en me fixant du regard. Après avoir bu la sienne sans me quitter des yeux, il s’est hissé sur le comptoir et s’est mis à pousser un long cri de douleur. On aurait dit le brame d’un cerf en quête de femelles pendant la saison des amours, un hurlement terrible venu du fond des temps. J’avais envie de le serrer dans mes bras pour lui apporter le peu de réconfort qu’un homme digne de ce nom doit être capable d’offrir à un homme brisé par la vie, mais ce n’était pas le moment pour moi d’attraper le virus.
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CELIA LEVI, L’ATTRAIT DE LA CULTURE
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Publié aux éditions Tristram, le roman La Tannerie de Celia Levi offre une chronique de notre temps vue par son microcosme culturel. Par Caroline Châtelet ~ Photos : Renaud Monfourny
La saison dernière, plusieurs articles se sont fait l’écho de dysfonctionnements dans des structures culturelles. De Paris à Lorient, de Vire à Aubervilliers, les exemples de crises sociales, de pratiques managériales agressives ou de grèves se sont multipliés. À celles et ceux qui s’étonneraient que ces chapelles de l’art et de la culture, avec toute leur batterie de bonnes intentions et de valeurs émancipatrices, se révèlent des lieux de violence sociale, l’on rétorquera que comme toutes entreprises, elles n’échappent pas au climat néolibéral ambiant. Mais au-delà de ces cas signalés, visibles, la souffrance au travail et l’exploitation existent dans une grande partie (la totalité ?) du secteur culturel, et demeurent largement acceptées, trop peu évoquées. Ce sont, entre autres, certains des mécanismes souterrains permettant l’aliénation des salariés que capte Celia Levi dans La Tannerie. Dans son quatrième roman, l’autrice française raconte l’histoire de Jeanne, jeune bretonne débarquant à Paris et embauchée à la Tannerie. Ce vaste lieu culturel situé à Pantin, en banlieue parisienne (territoire en phase de gentrification active), déploie dans d’anciens bâtiments industriels une programmation artistique pluridisciplinaire, mêlant privatisation d’espaces, restaurants, boutiques et programmations artistiques ambitieuses. L’on retrouve là, au passage, cet usage consistant à nommer une structure culturelle par l’ancienne fonction des murs occupés – manière de capitaliser sur le passé du lieu tout en le fétichisant, soit en neutralisant bien souvent son histoire sociale et politique. Mais d’autres neutralisations se jouent dans les murs de la tannerie contemporaine : celle de la puissance des œuvres ; du sens des mots – les discours hypocrites enrobant doucereusement le projet relevant d’une novlangue creuse ; des ambitions affichées d’ouverture, de militantisme, de diversité ou de réflexion politique par des pratiques (tarifaires, sécuritaires, managériales, exigeant la 12
rentabilité) ; neutralisation, encore, de toutes les revendications des salariés. Récit d’apprentissage d’une jeune femme, La Tannerie brosse également le portrait d’un lieu et de ses contradictions, ainsi que de ceux qui y travaillent – tous en proie à l’individualisme. Traversé de références à L’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert ou au Bonheur des dames d’Émile Zola, le vaste roman se déploie dans une langue sèche – plus minimale que celle des précédents romans de Celia Levi, manière, qui sait, d’épouser la faiblesse des aspirations de Jeanne et de ses collègues. Surtout, cette fiction capte avec acuité notre époque, ses déroutes et ses impuissances. Rencontre avec Celia Levi. Comment est né La Tannerie ? Ce livre est né d’un sentiment de révolte – comme mes précédents romans –, mais aussi d’une expérience professionnelle. Le lieu, l’extannerie, est un microcosme, la cristallisation emblématique du récit représentant notre société et je pouvais aborder à travers lui nombre de sujets contemporains qui me tiennent à cœur. Cela me permettait également d’un point de vue littéraire de mettre en scène des personnages extrêmement divers et de travailler le rapport à la langue. Tous ces lieux culturels comme la Tannerie – quoi qu’ils en disent – sont des entreprises, qui s’appuient sur une novlangue facilitant la servitude volontaire et l’aliénation de l’employé. Mais le récit et toutes les questions sociales traitées, comme Nuit debout
ou l’installation de migrants à proximité de la Tannerie, le sont sous l’angle du quotidien. Certes centraux, ces événements n’ont aucune incidence directe sur la narration : c’est « l’horreur discrète de la vie normale. » « L’horreur discrète de la vie normale, » c’est-à-dire ? À la fin des Employés : aperçus de l’Allemagne nouvelle, le sociologue et journaliste Siegfried Kracauer évoque la jeunesse radicale d’extrêmegauche dans la République de Weimar. Celle-ci lutte contre des causes extrêmes, sans mesurer « l’horreur discrète de la vie normale. » La Tannerie – qui est l’un de ces lieux poussant comme des champignons aujourd’hui – représente l’hypocrisie de notre monde. Ce type d’établissement tient des discours promouvant des valeurs de démocratie, d’ouverture aux quartiers, de lien social, d’intégration, propose des programmations subversives alors que les employés sont mal traités, que ces lieux participent à la gentrification des quartiers populaires, à l’exil de leurs habitants. La potentialité subversive des œuvres est alors annihilée : au service de telles institutions, elles finissent par servir de caution. La question de la neutralisation de la puissance subversive des œuvres pourrait être adressée à nombre d’institutions culturelles… Oui, et je ne sais pas dans quelle mesure je n’y participe pas également. Lorsque j’ai commencé ce livre, j’étais animée d’une rage subversive. Être publiée, voir le livre accepté, à quel point cela ne vide-t-il pas le roman de son contenu ? N’est-ce pas participer à cette neutralisation ? Ce sont des questions sans fin… Comment le travail sur la forme permet-il d’éviter cette neutralisation ? C’est pour cela que pour moi, ce ne pouvait être ni un pamphlet, ni un roman à thèse ou militant, il s’agissait de brosser le portrait d’une époque. Peut-être faut-il accepter que la littérature prenne toujours parti pour la littérature. Elle est liée avec le réel, mais comme l’écrit Maurice Blanchot « la littérature par son mouvement nie en fin de compte la substance de ce qu’elle représente. » Si dans certains pays écrire est un geste politique, je n’ai pas cette prétention et ne suis pas sûre que mon geste soit une praxis. Mais il peut peut-être contribuer à créer un climat. Aviez-vous conscience des particularités de ces lieux culturels, ou l’écriture vous a-t-elle permis de les nommer ? Je le pressentais avant même d’y travailler, mais ce qui m’a frappée c’est la fascination exercée
par ces lieux. Il est impossible de comprendre pourquoi les salariés ne se révoltent pas – alors qu’il y a des écarts de salaires criants – si l’on n’intègre pas l’attrait que ces endroits peuvent exercer. Ces lieux se présentent comme des utopies réalisées, où chacun est libre de pratiquer son art, de s’approprier les espaces. Ils offrent donc une image de vitalité, d’ouverture et de brassage culturel. On ne peut pas ne pas les aimer et leur pouvoir de séduction est comparable à celui de la machine au XIXème siècle ou de la marchandise dans Le Bonheur des dames. L’écriture me permettait de rendre sensible ce mécanisme. Était-il clair d’emblée que ce récit passerait par un personnage ? Oui. Je n’ai aucune formation de journaliste et s’il y a dans La Tannerie des traits sociologiques ou documentaires, la veine dans laquelle je m’inscris est très romanesque, c’est celle de la tradition du roman du XIXème siècle. Je ne voulais pas d’un narrateur omniscient qui concevrait du mépris pour ses personnages et j’ai plutôt pensé Jeanne comme une sonde : nous entrons dans le récit avec elle. Si son personnage était moins neutre, nous nous attacherions à elle plutôt qu’au lieu et Jeanne permet d’être comme une page vierge sur laquelle s’inscrit l’histoire, sans l’orienter. Sa naïveté, sa faiblesse font éclater l’absurdité ou le ridicule de certaines situations avec plus de force. Le lieu, le vocabulaire sont traités sur un mode satirique. Jeanne participe autant du système qu’elle en souffre. Elle est un peu lâche, mais porte une sincérité et presque une forme d’idéalisme. Je ne voulais pas faire du personnage une écervelée. Elle cherche une harmonie et est sensible à ce qui se déroule autour d’elle. D’ailleurs, tous les personnages recherchent quelque chose et cela les sauve un peu. Contrairement à vos précédents romans, où les personnages principaux ont des prétentions artistiques ou politiques, il y a ici une réduction des aspirations de Jeanne... Sa seule prétention serait d’être à la mode. Si elle cherche un idéal – dans le travail ou l’amour – son désir est surtout un désir d’intégration. Le fait qu’elle se sente un peu en décalage, en situation d’infériorité, est aussi une question d’origine sociale et de représentation d’elle-même, liée au fait qu’elle ne soit pas originaire de Paris. Sa perception de ce qu’est Paris, une métropole, de ce qu’est être jeune passe par cet écart. Cette perception se retrouve dans les terrasses que fréquente les personnages, et j’ai construit le roman en imaginant la terrasse de café comme un prolongement de la Tannerie. Selon 13
les philosophes et sociologues Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. On pourrait presque renverser la proposition : dans le monde du spectaculaire marchant, quand le spectacle est intégré le travail devient un prolongement de l’amusement. C’est l’aliénation poussée à son point culminant. À ce titre, ce que représente la terrasse de café décomplexée trouve sa manifestation la plus choquante à Paris. Même si les personnes peuplant ces terrasses ne sont pas forcément issues des classes dominantes et sont elles-mêmes méprisées, précaires et souffrent de solitude, en arriver à enjamber des tentes de migrants, des personnes SDF, pour rejoindre ces cafés, a quelque chose d’obscène et de très violent socialement. Pourquoi avoir choisi « ces » événements, soit Nuit debout et la présence des migrants ? Pour moi, la matière romanesque doit être travaillée par l’histoire et Nuit debout est un événement historique. La force de ce moment a été de prendre à la lettre le discours citoyenniste, de se revendiquer de 1789, de débattre de Robespierre ou de la Commune. Pas comme des événements passés, mais comme des moments historiques en s’interrogeant sur comment les faire revivre pour les remplir de présent. Ce n’était pas nostalgique mais un temps éternel. Il y avait un ferment révolutionnaire extrêmement fort là-dedans et je savais que cela serait le point central du livre. Au début, les personnages ne voient pas de rupture entre l’idéologie de la Tannerie et celle de Nuit debout. Ils perçoivent dans le vivre-ensemble, la défense du collectif, la critique du travail, un prolongement d’un lieu à l’autre. Mais Jeanne comprend petit-à-petit que Nuit debout est à l’opposé de la Tannerie, et que ce mouvement demande un engagement. Elle est fascinée, de manière sensible, n’arrivant pas à mettre de mots dessus. C’est comme une épiphanie. Après si c’est central dans la mesure où cela se situe au milieu du roman et en constitue l’arrière-fond, cela ne modifie pas l’intrigue. Quel serait pour vous le lien entre tous vos romans ? Je crois que c’est le rapport à la nature, au monde sensible. Ce sont des personnages qui sont tous à un moment ou un autre écrasés par un système, qui se sentent impuissants. Ils sont tous à la recherche de quelque chose, une harmonie, un monde juste. Ce sont à chaque fois des romans d’apprentissage. Mais si mes personnages n’adhèrent pas à leur époque, s’ils ne sont pas des héros de leur temps, ils en sont quand même 14
contemporains. Dans mes livres, le point de vue est celui des vaincus et non des vainqueurs. À des degrés divers, Les Insoumises, 10 yuans un kilo de concombres et La Tannerie déplient la manière dont la politique peut détruire des relations sociales, des vies… Dans 10 yuans … c’est encore plus violent, c’est le sujet central du livre. Shanghai est une ville qui a été massacrée d’un point de vue architectural, des quartiers entiers sont rasés en quelques semaines et leurs habitants expropriés. Ici, dans les villes occidentales, le processus est un peu plus progressif, et il se met en place avec une participation plus active de la population. C’est cela qui est compliqué : tout le monde, à un degré différent, y participe, à part ceux qui en sont les victimes. Dans tous vos romans, également, les personnages rêvent plus leur vie qu’ils ne la vivent… Ils ne sont pas tellement dans le concret, plutôt dans le cliché. Je constate qu’il y a un jeu sur le fait de convoquer le passé, de se référer au patrimoine culturel, à une chose un peu fossilisée, une image de pacotille. Ils en appellent à la culture de la domination, et leurs rêves se situent parfois à la limite de la publicité, tout comme leurs représentations historiques sont très clichés. Mais en se réappropriant cette culture, ces stéréotypes peuvent devenir subversifs, et servir à des fins émancipatrices. C’est cette dialectique que j’essaie de créer. Après il y a aussi là une question de vraisemblance : Nous vivons dans une période hautement publicitaire et même en voulant échapper à son époque, on se réfugie dans un passé figé. Je considère que si ce patrimoine historique et culturel bourgeois n’a rien d’une réelle alternative, la façon dont on l’utilise peut l’être. Vous dites qu’écrire naît d’un sentiment de révolte, que permet l’écriture ? Je ne suis pas certaine que ça l’apaise sur le long terme. Mais quand j’écris j’oublie un peu ce sentiment et le roman, sa construction, prennent le dessus. Toutefois, je ne me vois pas comme écrivaine, autrice, romancière, j’ai du mal à assumer cette idée. Peut-être parce que je pense toujours que ce sera le dernier. Je vis aussi très bien sans écrire, et lorsque j’écris, c’est que cela devient impérieux, que l’écriture est dictée par un sujet, la colère. — LA TANNERIE, Celia Levi, éd. Tristram, août 2020
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telex Aude Ziegelmeyer
© Vincent Ducard
FESTIVAL DENSITÉS #26 Concerts, performances, cinéma ou relaxation. Entre le son détonant des Dustbreeders, le ciné onirique de Natacha Nisic, la performanceinstallation bruitiste de We Use Cookies et Romain Al., et beaucoup d’autres, la 26ème édition du festival Densités déborde de talents. Du 23 au 25 octobre à Fresnes-en-Woëvre, en Meuse vudunoeuf.wordpress.com
© Charles Delcourt, Isle of Eigg, Babsie Dog, 2016
Jacques Villeglé, Les Murs ont la parole, Estampe numérique, 2018
JACQUES VILLEGLÉ, LES MURS ONT LA PAROLE Avec élégance, la galeriste Delphine Courtay expose les estampes et les affiches lacérées de l’artiste incontournable Jacques Villeglé. Compositions travaillées et signes hiéroglyphiques y donnent la parole aux murs, et à travers eux, à la mémoire. Jusqu’au 31 octobre à la Galerie Delphine Courtay, à Strasbourg www.delphinecourtay.com
CHARLES DELCOURT, ISLE OF EIGG L’île d’Eigg, connue pour ses habitants-propriétaires et écocitoyens, se découvre dans les clichés de Charles Delcourt. À La Chambre, entre photo-documentaire et composition picturale évoquant le romantisme, l’enjeu de notre siècle – la recherche et l’invention d’alternatives énergétiques viables, y est célébré. Jusqu’au 8 novembre à La Chambre, à Strasbourg www.la-chambre.org
Irma (Hurricane), Edition 1, Aluminium/pneu, 2020
Geneviève Charras
LE RÊVE DU COLLECTIONNEUR Livres, jouets, vêtements, bijoux, tous sur le thème de la danse, voilà les innombrables trésors dont regorge la collection de Geneviève Charras et qui seront exposés pour le plus grand plaisir des yeux au Petit Cabinet. Du 22 octobre au 11 janvier au Petit Cabinet du Pont de Pierre, à Strasbourg genevieve-charras.blogspot.com
Gilles Kempf
NOS SECRETS SONT POÉTIQUES En octobre, la Cie L’astrolabe et le duo ENCORE envahissent le Syndicat Potentiel dans une performance immersive mêlant spatialisation sonore et poésie – celle de Stéphane Nowak, pour en dévoiler les secrets. (Entrée libre sur réservation.) Du 16 au 17 octobre au Syndicat Potentiel, à Strasbourg syndicatpotentiel.free.fr compagnielastrolabe.wordpress.com 18
HURRICANES De l’immaculé du white cube émergent les contours d’un ouragan fait de caoutchouc. L’artiste suisse Carlo Borer, représenté depuis 2010 par la galerie Radial Art Contemporain, y expose ses interrogations temporelles, entre rigidité industrielle et métal organique, toujours fatalement sublimes. Jusqu’au 24 octobre à la galerie Radial Art Contemporain, à Strasbourg www.radial-gallery.eu
telex Aude Ziegelmeyer
© Emilie Vialet et Guillaume Greff
ATELIERS OUVERTS 2020 C’est le retour des Ateliers Ouverts portés par l’association Accélérateur de particules et de fait, la (re)découverte des artistes régionaux et de leur espace de création ! Cette année, les deux week-ends de rendez-vous proposent de se balader au cœur de 101 ateliers à Strasbourg, Mulhouse, Schiltigheim ou encore Neubois. Nouveautés 2020 : la COOP rejoint l’évènement, tandis que 6 ateliers seront de la partie à Bâle ! Les week-ends du 3-4 et du 10-11 octobre, dans toute l’Alsace et à Bâle www.ateliers-ouverts.net
Shara Hughes, Giving In But Giving Big, 2018.
CONSORTIUM Que se hâte le mois de novembre, que l’on puisse se plonger dans les toiles féériquement cataclysmiques de Shara Hughes, se perdre dans l’inquiétante cabane de bois noir de Paloma Varga Weisz et se retrouver dans les sculptures de chairs contorsionnées de Sarah Lucas. Du 13 novembre au 25 avril au Consortium Museum, à Dijon www.leconsortium.fr
JOURNÉE RÉGIONALE DE COLLECTE DE FILM AMATEUR Pour la 3ème édition de la Journée régionale de collecte du film amateur, nous voilà à nouveau invités à introduire nos films privés dans le patrimoine culturel. L’initiative se poursuit sur le site Internet « Cinématique du Rhin Supérieur » où (re)découvrir ces morceaux de vie, restaurés et numérisés. Le 10 octobre dans divers lieux de collecte dans le Bas et Haut-Rhin rhinedits.unistra.fr
MICROSIPHON Pour sa quatrième édition mettant le fait-main à l’honneur, Microsiphon revient avec des microéditions, des expos, des performances, un DJ set et des ateliers plastiques. Trois jours d’arts graphiques et de créations alternatives à ne pas manquer ! Du 9 au 11 octobre à Mélodie en sous-sol, au Gambrinus, au Greffier et à Motoco, à Mulhouse www.microsiphon.net 20
Les Possédés d’Illfurth
SCÈNES D’AUTOMNE EN ALSACE Pour cette 8ème édition des Scènes d’Automne, la jeune création du Grand-Est est célébrée dans un ballet de spectacles vibrant d’énergie. En ouverture, Loto, spectacle mêlant drame et comédie musicale de Baptiste Amann mis en scène par Rémy Barché, à découvrir le 12 novembre à la Comédie de Colmar. Du 12 au 26 novembre à Mulhouse, Colmar, Kingersheim, Illzach, Saint-Louis, Thann et Cernay. www.lafilature.org + comedie-colmar. com + www.lacoupole.fr
CATALOG1 & CHLOÉ MONS En parallèle de l’exposition collective CATALOG1, réunissant artistes résidents et associés du Séchoir, est organisé une soirée dédiée à Chloé Mons le 17 octobre. Au programme, lecture par cette dernière de son nouveau roman, Jachère – Portrait en mouvement (Médiapop Éditions), suivie d’un concert (première partie assurée par Petite Chapelle). Réservation (très) conseillée pour ne pas en perdre une miette ! Du 2 octobre au 20 décembre au Séchoir, à Mulhouse www.lesechoir.fr
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Jos van Immerseel ©DR concertgebouw
Odes à la joie « Quelle joie pour moi dès que je peux errer parmi forêts ou buissons. » Quiz : De qui sont ces paroles ? Non ? Attention, on corse l’affaire, les mots « Amish » et « Ayatollah » sont proscrits. Time’s up. Il s’agit d’une citation de Beethoven. 225 ans avant les catas climatiques, le compositeur célébrait déjà les promenades dans la nature en ouvrant son autre grande somme, si on la place en regard de son intégrale symphonique. Corpus magistral, monumentale œuvre pianistique, son ensemble de sonates. 32 numéros qui s’élèvent à la hauteur du Clavier bien tempéré de Bach, certains le décrivent même comme une façon de Nouveau Testament. Retour à la nature, aux rochers et aux herbes, à ceux que Beethoven a mis dans La Pastorale, sa sixième symphonie. Ce sont ceux aussi qu’il a placé dans les mesures de la Sonate n°15, revêche, farouche comme un bouquet d’herbes folles, volatile, volubile et finalement surnommée, elleaussi, pastorale par l’éditeur du génie allemand. Ce n°15 est à l’ordre du jour du parcours beethovénien de Jos van Immerseel sur pianoforte que programme l’Opéra de Dijon en octobre. Un parcours en 3 soirées parmi les 9 concerts que la maison dijonnaise consacre au 250ème anniversaire de Beethov’. 3 soirées équilibrées entre soubresauts juvéniles et maitrise radicale des structures musicales. On y entendra aussi les trois premières sonates, à la main gauche assénée, aux remous affutés. On y entendra le (presque) très connu, la Clair de Lune prenant son monde à rebours. On y entendra des recoins plus discrets, une musique plus frontale aussi. Il y a dans ces sonates des poussées de Beethoven contre les limites de son propre jeu, de sa propre écriture, contre les limites sonores de son instrument. Et de le réussir, à bien entendre La Sonate opus 26, inquiète parade à la joliesse, vivante bravade qui fleurira, elle aussi, en symphonie, dans les circonvolutions de la 3, dite héroïque. Beethoven s’y affiche en rageur rustique et volontaire et Jos van Immerseel, en passeur patient. Au cœur d’une saison où sont joués sur tapis vert enchantements, sortilèges et autres tours de passe-passe, les trois soirées consacrées au pianoforte devraient sonner comme échos sortis de cavités étincelantes. D’autres, en d’autres temps intitulaient leurs pièces Landscapes. « Parmi les arbres, l’herbe, les rochers ! Aucun homme ne pourra aimer la nature autant que moi. » Immerseel, génie paysager du piano mondial pourrait bien réussir à faire pousser des climats et des vallées de sa table d’harmonie. Par Guillaume Malvoisin — BEETHOVEN | 5 OCTAVES #1, opéra les 27, 28 et 29 octobre à l’Opéra de Dijon, à Dijon www.opera-dijon.fr 22
Akzak
Slave to the rythm Aux carrefours des territoires se trouvent Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, créateurs de leur compagnie en 1988 et directeurs associés du Centre chorégraphique National de Franche-Comté à Belfort rebaptisé VIADANSE en 2015 dans la perspective d’impulser une nouvelle dynamique au projet et à l’institution. Restant fidèles à leur imagination, les chorégraphes mènent de front leurs projets créatifs au gré des résidences et des invités. Avec pour thèmes de prédilection l’entremêlement des cultures et l’intelligence sensible du corps, ils réaffirment un travail lié à la réunification de notions contradictoires faisant naître une danse à la charge poétique expressive et à la signature graphique énergique. Leur dernière création, Akzak, co-produite avec le Grrranit de Belfort, évoque une jeunesse aux singularités entremêlées constituée en « bloc d’humanités ». Douze jeunes danseurs, pour la plupart originaires du continent africain entrent en dialogue avec un percussionniste virtuose, Xavier Desandre Navarre, et créent sur scène une pièce chorale de dimension politique qui serait comme un catalyseur d’hospitalité, de fraternité, de solidarité afin de réactiver l’imagination et l’écoute. Fattoumi et Lamoureux créent, outre Europe, des liens avec des structures émergentes en danses contemporaines qui se confrontent aux difficultés de continuer et de faire connaître leur travail hors de leur pays. Les jeunes interprètes sont souvent autodidactes, menant de front plusieurs métiers et participant à des ateliers de danse contemporaine. Aksak signifie « à contretemps » dans la musique ottomane, un contretemps ressenti dans le rythme des corps et de la lumière nous rappelant les réalités plus âpres vécues en contrepoint de la dynamique collective. Par Valérie Bisson — AKZAK, l’impatience d’une jeunesse reliée, Compagnie Fattoumi/Lamoureux danse les 12 et 13 novembre au Grrranit, scène nationale de Belfort www.grrranit.eu www.viadanse.com 24
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Erdo, Virginia Woolf © Vincent Beaume
La rue leur appartient Des sculptures de feu et un fantôme féministe, des animaux musiciens, une biquette et un pianistepaysan, des fleurs, des arbres, une « platz » et un chantier participatif, de la soupe et des msemens, de l’amour, de la passion et de la colère, de l’intime et de l’universel, de la réalité et de la fiction, de la corde lisse, de la ficelle et des toiles d’araignées, des marionnettes et du cirque équestre, des traditions, des cascades, de l’humour et du danger, des maillots de bain et des gardes champêtres, des silences, des éclats de rire et des larmes au coin des yeux, du suspens et des souvenirs… Scènes de Rue, c’est tout cela et bien plus encore. Un festival d’expériences inattendues à chaque coin de rue, où petite.s et grande.s histoire.s se croisent et se bousculent dans un joyeux bazar profondément festif et foncièrement humain. Le rendez-vous des bricoleurs de la poésie et des magiciens de la fantaisie depuis plus de vingt ans maintenant… Programmé habituellement à la mi-juillet, le festival propose cette année une édition spéciale, « particulière, mais tout autant émouvante, généreuse et conviviale », nous promet Emmanuelle Telega, chargée de la coordination de l’événement. Au programme : théâtre de rue, cirque, performances, acrobaties, constructions, danse… Soit deux jours de spectacle non-stop, vingt-quatre compagnies, six créations et de nombreux projets accueillis en résidence pour un festival aux allures de retrouvailles, entièrement gratuit et accessible à tous. On aime et on soutient ! Par Aurélie Vautrin — SCÈNES DE RUE, festival les 17 et 18 octobre à Mulhouse www.scenesderue.fr 26
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Ciseaux. Crayons.
Manon Debaye
Bon, ben voilà, ce satané virus nous aura coupé de notre festival de l’illustration préféré : Central Vapeur, initialement prévu du 19 au 29 mars. Et ça, c’est vraiment pas sympa. En plus que cette année, c’était la débandade d’événements appétissants pour fêter les 10 années d’existence de cette association qui défend l’illustration, la bande dessinée et le dessin à Strasbourg and beyond ; et qui mériterait d’ailleurs plus d’attention de la part de nos chères institutions, pourquoi ? Ben parce qu’il nous semble bien que le territoire est plein à craquer de (jeunes) gens qui dépotent et qui le feraient rayonner, ce territoire (pour jargonner un peu), il n’y a qu’à regarder le programme de Central Vapeur. Étendons-nous plutôt sur les quelques événements reportés à la fin de cette année : d’abord, le dialogue de dessins entre Frédérique Bertrand et Manon Debaye et leur histoire de sororité brillamment dessinée aura lieu dans la salle d’expo du Garage COOP. Marion Duval et ses dessins tirés de son album Toi-Même seront eux exposés sur le quai des Bateliers. Enfin et surtout, le Salon des indépendants qui reste un temps idéal pour refaire toute sa collection de bouquins, de sérigraphies et d’impressions en tout genre, est déplacé au Garage COOP et « réduit » à sa dimension régionale. Mais enfin bon, on l’a écrit plus haut, il y a largement de quoi faire par chez nous : les Éditions 2024, Zad Kokar (illustrateur et musicien) et ses amis, les éditions Pratique, le fanzine de bande dessinée L’Équinoxe, la revue Gros Gris ou le collectif BanBan, et deux-trois belles brouettes d’autrices et d’auteurs, d’illustratrices et d’illustrateurs… On y va, et plutôt deux fois qu’une. Par Cécile Becker — MINI CENTRAL VAPEUR, salon du 31 octobre au 1er novembre au Garage COOP et quai des Bateliers, à Strasbourg centralvapeur.org/site-festival/2020
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mauvaise
Bad debbie tucker green, c’est la singularité à l’état brut. Les mots dans toute leur violence, leur cruauté, leur agitation, leur déchainement. Ceux qui filent droit comme des balles, avec le sang qui gicle sur le cœur et dans les tripes quand ses comédiens les prononcent à voix haute. Afro-caribéenne britannique, debbie tucker green – à écrire sans majuscules, tout comme les titres de ses pièces, par rejet des conventions orthographiques courantes – est sans conteste l’une des nouvelles voix enragées de la dramaturgie d’Outre-Manche. De celles qui écrivent comme elles taperaient du poing sur la table ou appelleraient à la révolte le poing levé. Prolifique, sans concession aucune, profondément engagée, et ce dès son apparition sur la scène anglaise au début des années 2000. Pas de chemins de traverse. Pas de retour en arrière. Dans chacune de ses pièces, debbie tucker green raconte le mal. Inceste, violence domestique, meurtre, maltraitance, génocide. En nous plongeant toujours dans l’intimité et les méandres poisseux des secrets qui finissent par éclater au grand jour, tripes et boyaux à l’air libre. Dans mauvaise, une famille noire : un père, une mère, trois sœurs, un frère. L’une des sœurs – « La Fille » – veut faire dire et reconnaître l’enfer qu’elle a vécu enfant. « C’est par la forme que tucker green parvient à traduire la blessure, l’effraction d’une limite, l’irruption de l’excès ou son inverse : le manque, explique Sébastien Derrey, à qui l’on doit la mise en scène de la pièce présentée au TNS par la Cie migratori K. merado. Dans ce désordre on relève les traces, les indices d’une violence effacée. La blessure du traumatisme affleure dans les silences. C’est une poétique de l’affleurement. » Ainsi, tout, chez tucker green, est soigneusement travaillé. De la distribution des acteurs aux procédés dramatiques employés. La répétition des mots, des phrases, comme un martèlement assourdissant, comme une boucle sans fin qui symboliserait le traumatisme de la victime, agonisant dans un espacetemps suspendu. Violence et complaisance d’un monde inhumain. Une véritable expérience pour cœurs bien accrochés, qui correspond parfaitement à la volonté de l’actuel directeur du TNS Stanislas Nordey de laisser la parole aux autrices jusqu’à la fin de son mandat – et même au-delà. Par Aurélie Vautrin — MAUVAISE, théâtre du 26 novembre au 5 décembre au TNS, à Strasbourg www.tns.fr
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La foutue bande © Zoé Chantre
Bande à part Pour continuer à faire rayonner la culture en cette ‘époque particulière’, le TJP se réinvente et propose une saison 2020-21 relativement inédite : dix spectacles présentés en co-réalisation avec Pôle Sud et le Maillon, et quatorze « sessions d’artistes » – entendez par là « des parcours d’expériences artistiques, ludiques et réflexives avec une équipe invitée, offrant des moments privilégiés de rencontre et de découverte avec les artistes », comme nous l’explique Stella Dumon-Nitusgau, nouvelle chargée de communication du TJP. Et ça démarre à la mi-octobre avec La foutue bande – de loin la Palestine présenté par le collectif Le 7 au soir, qui nous entraîne dans un voyage initiatique au coeur d’un territoire au bord de l’asphyxie, coincé entre mur, mer, et conflits armés : la bande de Gaza. « Parce que nous croyons que la tentative peut beaucoup, là où le refus de (sa)voir ne peut rien » souligne Yvan Corbineau, metteur en scène de ce puzzle riche en émotions, patchwork de témoignages récoltés depuis plus de dix ans. « La Foutue bande c’est autant de lectures que d’écritures, autant de découvertes que de désarrois, de cris que de larmes. » Mêlant les styles, les tons, les formes – poèmes, contes, SMS, chansons, monologues, appels radio (…) – le texte de Yvan Corbineau et Elsa Hourcade propose ainsi une exploration de notre monde et de notre Histoire, particulièrement intense, furieusement réelle, et résolument actuelle. Par Aurélie Vautrin — LA FOUTUE BANDE, DE LOIN LA PALESTINE théâtre, du 14 au 16 octobre, TJP, Strasbourg www.tjp-strasbourg.com
Walk the walk © GianmarcoBresadola
En avant, marche ! « C’est quand même triste d’être vissée à sa chaise à mon âge » chante Camille, c’est pourtant bien la réalité quotidienne de la plupart d’entre nous, du bureau à la voiture en passant par la table. Comment se fait-il que le bien nommé bipède qui a fait l’effort de se relever puisse se retrouver ainsi sur le cul ? C’est la question que se pose le célèbre compositeur et installateur danois Simon Steen-Andersen dans sa performance scénique pour quatre percussionnistes, tapis de course, vidéo, objets, lumière et fumée… Un vaste programme destiné à remettre en lumière le mouvement, à priori anodin, de la marche. La marche est l’une des actions les plus simples qui puisse se dérouler sur une scène de théâtre, un moyen de passer d’un bout à l’autre de la scène, mais ce mouvement est aussi intrinsèquement musical, inséparable des notions de pouls, de vitesse, de rythme, de direction, de synchronisation et d’énergie cinétique. La marche peut définir un espace, être porteuse de sémantique et d’attentes et demeure, non sans raison, un thème de prédilection des comédiens, au cinéma et à la télévision, allant de l’euphémisme au burlesque et comportant finalement un potentiel théâtral infini. Sur le principe de la chronophotographie, ce mouvement est décomposé, mis en scène et en musique, afin de lui redonner son heure de gloire, celle où un certain Nietzsche affirmait que c’était pendant ces moments-là que lui venaient ses meilleures idées. Par Valérie Bisson — Walk the walk, Performance musicale chorégraphiée à Pôle Sud, dans le cadre du festival Musica à Strasbourg les 2 et 3 octobre www.pole-sud.fr www.festivalmusica.fr
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La magie lente
Folie humaine Dix ans après avoir été diagnostiqué schizophrène, un patient apprend qu’il est victime d’une erreur médicale, et plonge dans son passé avec l’aide d’un nouveau psychiatre pour déterrer ce traumatisme d’enfance qui a détruit sa vie… âmes sensibles s’abstenir, la pièce de Pierre Notte, écrite au scalpel par Denis Lachaud, fait mal. Mal à en crever. Plonge dans les tréfonds poisseux de l’âme humaine en passant au crible l’enfance, les abus, les obsessions, les peurs, les effrois, la famille, le silence, la honte, l’erreur de diagnostic, la révélation. Vie brisée. Opération à cœur ouvert. « Il y a dans les fondements de la psychose quelque chose d’éminemment théâtral » souffle Denis Lachaud. Un texte très cru qui résonne d’autant plus que le comédien Benoît Giros, seul sur scène, endosse tour à tour les costumes du patient, du médecin, de la victime, du bourreau, des voix qui résonnent dans sa tête. « La barbarie est en nous, et l’espace théâtral l’interroge, complète Pierre Notte. La magie lente, c’est ça, la quête d’un homme cassé appelé à se reconstruire dans un écrin d’une simplicité extrême. Rigueur radicale, rythme tenu, tension préservée, musique théâtrale d’un mystère qui avance, d’un temps qui va de l’obscurité vers la lumière, de l’enfermement vers la liberté. » Le spectacle vivant comme espace de recherche, comme « laboratoire des fracassés ». Une pièce nécessaire, saisissante, glaçante incandescente, à voir avec le cœur bien accroché. Par Aurélie Vautrin — LA MAGIE LENTE, théâtre, du 25 au 27 novembre, TAPS, Strasbourg www.taps.strasbourg.eu
Tamikrest, le 24 novembre à 20h30 à l'Espace Django
Avant/Après À regarder la programmation de l’Espace Django, presque rien n’a changé. Parce que la salle strasbourgeoise, bien au-delà des formes habituelles de représentation et de partage, sort régulièrement de ses murs, réinvente au quotidien de nouveaux liens à son public et particulièrement celui du Neuhof, et ce, depuis ses débuts. Ainsi, depuis le déconfinement, les événements n’ont pas manqué. Huit concerts aux fenêtres ont eu lieu (La Bergerie, Dirty Deep…), les raids urbains n’ont cessé de tourner dans les parcs, les écoles ou structures d’accueil pour aller à la rencontre des habitants du quartier menés notamment par Gyraf, artiste associé au jeune public ; en plus d’autres actions culturelles favorisant la transmission. Percussions corporelles, découverte des instruments du monde, ateliers d’initiation à la musique contemporaine (avec HANATSUMiroir), découverte des coulisses d’un concert, fresque participative ; la machine était lancée et est loin de s’essouffler. À l’heure où les concerts reprennent petit à petit, et parce que l’artiste Laake lui non plus, ne s’est pas arrêté (après son sublime concert Arte donné peu avant le confinement, il a proposé plusieurs formes intimistes notamment pour accompagner la sortie de son album, 0), on ira avec joie se poster devant son piano amplement modifié par ses beats électroniques. Enregistré avec huit musiciens classiques, ce premier album confirme le travail forcené de l’artiste. Celles et ceux qui apprécient Woodkid ou Nils Frahm ne seront pas déçus. Et puis, comme dans ce monde d'après, on aimerait bien abolir le concept de frontière, favoriser les croisements et danser fort – on se postera devant le groupe touareg Tamikrest. Un mélange savoureux entre musique traditionnelle, pop et rock d'ici et d'ailleurs. Quand le son devient matière à lutte... Tout un programme ! Par Cécile Becker — LAAKE, Tamikrest et autres réjouissances à l'Espace Django, Strasbourg. www.espacedjango.eu 34
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© Rory Gardiner
Le dedans et le dehors Les Journées de l’Architecture, organisées par la Maison européenne de l’architecture du Rhin supérieur à cheval entre l’Alsace, le BadeWurtemberg et la région de Bâle, fêtent leur 20 ans. Avec un thème qui se veut de circonstance : le fait maison. En résonance avec les aventures intérieures, culinaires, bricoleuses, dont les mois confinés ont pu être l’occasion, il ravive l’interrogation quant aux espaces du dedans. Deux grandes figures de l’architecture seront invitées pour évoquer leurs conceptions des manières futures de construire et d’habiter, dans leurs dimensions sociales et écologiques. L’architecte mexicaine Tatiana Bilbao, pour qui l’architecture durable n’est pas une simple catégorie de l’architecture tant elle recoupe l’ensemble de ses enjeux économiques, sociaux et politiques, donnera une conférence au Maillon à Strasbourg le 24 octobre. L’architecte allemand Werner Sobek, à l’origine d’une conception intrigante du triple-zéro, soit zéro énergie, zéro émission, zéro déchets, sera quant à lui invité à la Oberrheinhalle d’Offenburg le 31 octobre. Mais l’étirement du temps passé dans la dimension intérieure donne aussi hâte de sortir. Ça tombe bien : l’architecture est à la fois un art du dedans et du dehors. Plusieurs déambulations à pied ou à vélo sont au programme : à Strasbourg dans les quartiers du Neuhof et de la Meinau, à la gare de Mulhouse et à la Cité de l’Auto, ou à Oberbergen, au bord du cratère du Kaiserstuhl « un verre de vin à la main. » Par Clément Willer — LES JOURNEES DE L’ARCHITECTURE, rendez-vous jusqu’au 31 octobre dans toute l’Alsace, à Baden-Württemberg et à Bâle www.m-ea.eu/les-rendez-vous
Rainer Werner Fassbinder, Le Mariage de Maria Braun, 1979
Les rôles de sa vie C’est le rendez-vous incontournable pour tous les spectateurs curieux ou épris de cinéma de langue allemande. Après une 15e édition très réussie qui avait mis à l’honneur l’épatant Christian Petzold, le festival Augenblick se déploiera en novembre prochain dans les cinémas indépendants d’Alsace. La grande actrice Hanna Schygulla, icône du cinéma de Rainer Werner Fassbinder, sera l’invitée de prestige d’une manifestation soucieuse de proposer à son public une trentaine de films pour la plupart inédits, proposés en versions originales. En plus de grands classiques de Fassbinder qui ont offert à Schygulla une renommée internationale (Lily Marleen, Le mariage de Maria Braun), le festival revisitera les carrières indissociables du fer de lance du « Nouveau cinéma allemand » et de son égérie habituée aux rôles de femmes fatales et magnétiques. Des copies restaurées du premier longmétrage de Fassbinder, L’amour est plus froid que la mort et de sa relecture d’un grand classique de la littérature allemande, Effi Briest, seront projetées, tout comme des films de Volker Schlöndorff, Margarethe von Trotta ou Fatih Akin. Ces derniers montreront à quel point l’aura de cette actrice – qui sera présente à Strasbourg les 4 et 5 novembre pour rencontrer le public, a continué d’inspirer des générations de réalisateurs germanophones. En marge d’une compétition portée par de jeunes cinéastes ayant à cœur d’aborder des sujets actuels et sensibles, les sections panorama, documentaire et jeunesse réserveront, comme à chaque édition, leur lot de belles surprises. Par Nicolas Bézard — FESTIVAL AUGENBLICK, festival du 3 au 20 novembre dans l’ensemble des salles du réseau Alsace Cinémas festival-augenblick.fr 36
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Un baiser ruine la société La rentrée lyrique a commencé à l’Opéra National du Rhin. Ballets, opéras ou récitals sont présentés cet automne à l’Opéra de Strasbourg, à la Filature de Mulhouse ou au Théâtre municipal de Colmar. Ce sera l’occasion par exemple d’aller voir l’opéra Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, pour écouter ce qu’ont à nous dire aujourd’hui encore deux amants du fond des âges. Il sera joué à partir du 16 octobre, dans une mise en scène de MarieEve Signeyrole, dont les productions récentes comptent La Damnation de Faust à Hanovre ou La notte di un nevrastenico à Montpellier, et sous la direction musicale de la cheffe d’orchestre Ariane Matiakh, dont l’expérience s’est forgée à la tête des plus grands orchestres européens, de l’Orchestre symphonique de Vienne à l’Orchestre symphonique de la Radio de Berlin. Dans les temps bibliques immémoriaux où une lutte à mort opposait le peuple hébraïque au peuple philistin, un envoûtement secret touchait le guerrier hébreu Samson. Une meute de trois cents renards ou une simple mâchoire d’âne le rendaient invincible. Un jour, Samson tombe fou amoureux de Dalila. Mais elle appartient au peuple ennemi. Une nuit, elle lui coupe sa longue chevelure. Cela rompt l’envoûtement protecteur. Et entraîne la chute de Samson et des siens... « Un baiser ruine la société, » disait Georges Bataille, d’une manière qui fait signe vers la déchirure entre amour et politique rejouée ici dans sa modernité brûlante. Par Clément Willer
Samson et Dalila, 2015, Courtesy galerie Les Filles du Calvaire
— SAMSON ET DALILA, opéra du 16 octobre au 28 octobre à l’Opéra de Strasbourg, à Strasbourg, et du 6 au 8 novembre à la Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu www.lafilature.org 38
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Vaughn Bell, Village Green, installation view photos at MassMOCA by Kevin Kennefick
Le village green des galeristes Cœur battant de la création contemporaine et de sa circulation marchande, la foire européenne d’art et de design ST-ART soufflera cette année ses 25 bougies. Depuis sa fondation par Alain Lamaignère en 1995, la foire strasbourgeoise automnale est devenue un moment incontournable de rencontre entre grands collectionneurs et galeries françaises – dont les galeries parisiennes Denise René, Louis Carré, Lelong, Bernard Zürcher, Beaubourg, Jean-Jacques Dutko ou Di Méo – mais aussi une occasion de flânerie curieuse pour un large public. Cette année, par la force des circonstances sanitaires qui ont contraint à l’annulation de nombreux événements, la tenue de ST-ART aura une importance symbolique : il s’agira du premier grand événement autour duquel se réuniront enfin collectionneurs et professionnels du marché de l’art. ST-ART sera aussi l’occasion d’une exposition organisée par Patricia Houg, directrice artistique de la foire, intitulée FUTURAE : l’artiste questionne le monde. À laquelle participent les artistes Jérémy Gobé, Ha Cha Youn, Clay Apenouvon, Ackroyd & Harvey, Luc Lapayre ou encore Vaughn Bell. Une œuvre captivante de cette dernière, Village Green, donnera le ton : l’installation invite à pénétrer par la tête dans de petites maisons en plexiglas suspendues au plafond, pour respirer l’odeur des fougères et des mousses, tout en se souvenant peut-être d’une vieille chanson des Kinks (We are the Village Green…). Par Clément Willer — ST-ART, foire du 27 au 29 novembre au Parc des Expositions, à Strasbourg www.st-art.com 40
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Laake © Isabelle Chapuis
Top of the Laake La musique de Laake, c’est le genre à te propulser loin, très loin. Tu ne sais pas vraiment où – pas vraiment quand non plus. Le genre à te faire perdre tes repères, tes références, tes frontières. Tes limites. Quelque part entre techno futuriste et classique ancestrale. Entre ombre et lumière, passé et futur, douceur et furie, entre mélopées instrumentales et voix fantomatique, beats virtuoses et envolées lyriques. Entre bande originale d’un film de SF et trip sous acide d’une beauté vertigineuse. Une musique expérimentale, organique, vibrante, élégante, envoutante, où l’on plonge, où l’on s’envole, parfois même les deux à la fois et les yeux fermés aussi. À trente ans et quelques années de plus, Laake, de son vrai nom Raphaël Beau est compositeur, musicien, producteur, virtuose du piano - et complètement autodidacte. Oui, oui. Après deux EP, 69 (2015) et Piaano (2017), il a sorti O en début d’année… O pour Orchestraa, un premier album façon symphonie électronique profondément romantique – dans tous les sens du terme. Accompagné d’un quatuor à cuivres et d’un quatuor à cordes, le jeune homme va encore plus loin dans l’intime comme dans l’épique, en envoyant valser les codes habituels pour nous offrir un moment hors du temps façon transe chamanique. Le résultat est d’une beauté absolue. Tout simplement ! Par Aurélie Vautrin — LAAKE, concert le 10 octobre à La Boîte à musiques – BAM, à Metz www.citemusicale-metz.fr
Suzy Storck © Jean-Louis Fernandez
Femme.s Actuelle.s Dans la vie ordinaire d’une femme au foyer ordinaire, un jour comme tous les autres. Un quotidien qui se répète heure après heure en une boucle sans fin, et puis la chaleur, la fatigue physique, la fatigue psychologique – un moment d’inattention. Pourtant huilé par les années de rengaine intensive, ce rouage qui se bloque, infime, malheureux – et soudain la machine dérape, sans possibilité de retour en arrière. Tel est le point de départ de Suzy Storck, une pièce écrite au scalpel par Magali Mougel, talent à suivre originaire des Vosges. « Magali propose une langue pour le théâtre, une métrique rigoureuse qui donne à son sujet une force et un impact direct sur les spectateurs, souligne Simon Delétang, metteur en scène de cette pièce-uppercut-en-pleinetête, et actuel directeur inspiré du fameux Théâtre du Peuple de Bussang. C’est une langue accessible qui traite d’un sujet d’aujourd’hui avec ce qu’il faut de distance pour permettre un dispositif théâtral radicalement efficace. » Furieusement dans l’air du temps, sans concession aucune, Suzy Storck donne la parole à « la femme invisible » de notre société, la fameuse ménagère bien trop souvent mise sous silence, et crie à voix haute le renoncement, l’abandon, la résignation. Une parole forte et nécessaire qui claque comme un coup de fouet dans la partition au cordeau d’une pièce qui ne peut, dans tous les cas, laisser personne indifférent. Par Aurélie Vautrin — SUZY STORCK, théâtre les 16 et 17 novembre au CDN Théâtre de la Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr
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© Maxime Faury Lewis OfMan
Dandy Cool Croyez-le ou non, mais le vrai nom de Lewis OfMan, c’est Lewis Delhomme — eh oui, le cool kid est bel et bien frenchie. Et s’il a déjà mis le Tout-Parisbynight à ses pieds, sachez que sa notoriété a également largement dépassé les frontières de Navarre depuis un bon bout de temps… Car à vingt ans à peine, le petit surdoué affiche une liste de remix et de collabs longue comme le bras, avec entre autres grands noms Keziah Jones, Vendredi sur Mer, alt-J, Phoenix, Lana del Rey, Bon Gamin et The Pirouettes. De quoi laisser rêveur ? Tu m’étonnes. D’autant qu’à la fois compositeur, musicien, chanteur et producteur, le gamin aux doigts d’argent est parfaitement autodidacte, avec un déclic pour la musique il y a seulement (déjà ?) dix ans. Aujourd’hui, ses compos pétillent comme une bulle de champagne dans une jolie coupe dorée, et on le voit ronronner de plaisir à l’idée d’entremêler les influences en tout genre. Quelques accords de synthé et nous voilà propulsés quelque part entre paillettes disco des 70’s, rayons de soleil sur la Riviera italienne, et battle de breakdance dans les rues d’Atlanta le mois dernier. En résulte une ambiance ouatée « mélodic-groove » résolument ancrée dans notre époque, du genre à te faire voyager sans bouger de ton fauteuil, si ce n’est pour aller frétiller du bas du dos sur le dancefloor. Avec en prime, un petit côté dynamiteur pop délicieusement mutin et furieusement salvateur. C’est clair : il va falloir garder un œil sur lui. Par Aurélie Vautrin — LEWIS OFMAN, concert le 7 novembre à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr 44
FULGURANCE En deux ans d’existence, la Maison Fulgurante de la Photographie, lieu d’expositions collectives à Strasbourg, n’a pas perdu de son audace. Quatre des photographes talentueux de l’escadron constituant le collectif, Henri Vogt, Pascal Bastien, Lucine Charon et Maxime Faury, reviennent en force avec un nouveau défi : « Maintenir le collectif et encourager la création contemporaine. » Du Cotentin, à la Côte d’Azur en passant par la Loire-Atlantique et le Golfe du Lion, ils nous entraînent chacun leur tour au cœur de paysages de vacances, de vie et d’errance. Du 28 septembre au 2 octobre Henri Vogt ouvrira le bal, suivi de Pascal Bastien du 19 au 25 octobre, puis de Maxime Faury du 26 octobre au 1er novembre et de Lucine Charon du 2 au 8 novembre. En avant-première, certains textes et images de leurs pérégrinations solitaires et côtières seront diffusés sur leur compte Instagram. Par Aude Ziegelmeyer — POUR PRENDRE LE LARGE À PLUSIEURS, exposition jusqu’au 8 novembre à la Maison Fulgurante de la Photographie, à Strasbourg fulgurance.photo @fulgurantes.correspondances (Instagram)
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Pedro Soler & Gaspar Claus © Cyrille Choupas
Droit au choeur Design graphique © Jean-Claude Chianale
Danse Fiction Après une saison 2019-2020 fortement (et forcément) bousculée, le CCN Ballet de Lorraine a choisi de s’interroger sur notre rapport à la fiction - sur ce besoin nécessaire de créer autour de nous un imaginaire, irréel ou hyper-réaliste, pour mieux appréhender notre propre monde. « Ce sujet nous paraît pertinent à une époque où nous sommes touchés par des circonstances aussi extrêmes qui nous encouragent à remettre en question, et, dans certains cas, à ré-imaginer notre existence » explique Peter Jacobsson, le charismatique DG du Ballet de Lorraine. Ou comment et en quoi la danse permet de raconter une histoire qui défie le temps et les codes d’un monde en mutation… « Ce thème permet également de tisser notre chemin depuis les références historiques jusqu’à la création d’aujourd’hui, autant de preuves et d’illustrations de notre soif insatiable pour l’art de la fiction. » Une ‘Fiction Addiction’ qui offrira sept nouvelles productions découpées en trois programmes, dont le premier débutera au mois de décembre avec deux pièces successives : NO OCO, dans laquelle Loïc Touzé repoussera une nouvelle fois les limites de la danse en s’intéressant au « non-formé, à l’inorganisé, à ce qu’il y a de plus fondamental dans un être »… Puis Static Shot, signée Maud Le Pladec, une ode au septième art entre pièce chorégraphique, installation scénique et dispositif cinématographique, le tout dédié au plaisir et à l’extase. Sacré programme ! Par Aurélie Vautrin — FICTION ADDICTION, Saison 2020-2021 au Ballet de Lorraine, Nancy www.ballet-de-lorraine.eu 46
Pour la troisième année consécutive, la chapelle du Château de Lunéville accueille jusqu’au mois de décembre une série de concerts où se mêlent les goûts, les couleurs et les esthétiques. Musique baroque - en lien avec l’histoire du lieu, mais aussi musique classique, musique du monde, musique actuelle… La petite salle à l’acoustique tout particulière se prête à merveille au changement de style. Ainsi, d’ici la fin de l’année, y résonnera notamment le jazz manouche de Minor Sing - en concert décentralisé du Nancy Jazz Pulsations, mais également l’ode aux femmes compositrices du flamboyant Trio Morgenstern en mode piano-violon-violoncelle ; les vibrations rock-orientales d’Interzone, le duo composé de Serge Teyssot-Gay - guitariste de feu Noir Désir, et Khaled Jaramani, professeur d’oud au conservatoire de Damas ; avant de s’enflammer sous les cordes andalouses du projet père-fils Pedro Soler & Gaspar Claus. Autre bonne nouvelle : la cession de rattrapage des concerts du printemps a si bien trouvé son public cet été que Jean-Claude Masson, le programmateur de la saison culturelle du Château de Lunéville, pense ajouter une série de concerts estivaux à la dizaine de rendez-vous déjà programmés pour 2021. Autant vous dire que l’on n’a pas fini d’en entendre parler. Par Aurélie Vautrin — CONCERTS AU CHATEAU DE LUNÉVILLE, De septembre à décembre, Lunéville www.chateauluneville.meurthe-et-moselle.fr
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Légende: Pascal Schumacher © Fredrik Altinell
Ad Astra Douceur, élégance et légèreté… Pour SOL, son premier album en solo, le vibraphoniste et compositeur luxembourgeois Pascal Schumacher nous offre une parenthèse suspendue dans la course effrénée de nos vies, un moment de calme et d’apesanteur, de libération et de lâcher prise façon méditation transcendantale. Une beauté minimaliste, avec vibraphone, marimba, chimes et synthétiseurs, comme un voyage dans l’intime, à la fois très loin dans les nuages et bien ancré au plus profond de soi. La scène de la Philharmonie, Pascal Schumacher la connaît bien : il y a joué aux côtés de Kenny Barron, Jeff Herr, de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg… Mais c’est la première fois qu’il y vient seul, accompagné uniquement de ses instruments, et d’un jeu de lumière signé par le Collectif Scale. « Lorsque tu joues en solo, tu es seul face à toi-même, face à tes moments de force comme à tes moments de faiblesse – qui ne sont d’ailleurs pas forcément les pires, confie l’artiste. Il y a une grande beauté́ dans la fragilité́ de chacun – c’est souvent un point de départ pour des effets magiques. Jouer en solo, c’est une expérience d’une grande intensité. » Et puis il y a cette reprise du thème mythique de L’Exorciste, Tubular Bells, qui vient éveiller nos sens dans une lumineuse plongée au cœur de nos souvenirs, ou Lift, qui mixte sonorités ancestrales et futuristes. Autant d’instants émotions lovés dans un écrin de tendresse et de volupté aérienne… La solitude comme espace de liberté insoupçonné. Par Aurélie Vautrin — PASCAL SCHUMACHER, concert le 24 octobre à la Philharmonie, Orchestre Philharmonique Luxembourg, à Luxembourg www.philharmonie.lu 48
Retour à Babadag Par Pascal Bastien
Nous redescendions du Moldoveanu, le sommet le plus élevé de Roumanie, la révolution était encore dans tous les esprits, les emblèmes communistes avaient été découpés et jetés. Jeunes étudiants ingénieurs, Titi et Diana nous avaient fait faire un beau voyage dans leur pays sortant du chaos, ils sont partis s’installer au Canada, on y cherchait des jeunes qualifiés, j’aimerais avoir de leurs nouvelles.
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Arrivés au refuge, la țuică et les bières coulaient à flot, le tout était accommodé de pain, d’un ersatz de Vache qui Rit et de saucisson. Tout à coup, un homme cria : un ours ! Sur le port de Tulcea, un gros tuyau charrie une eau brune, un homme pêche accompagné de ses deux enfants, à chaque fois qu’il met sa ligne à l’eau, il en ressort immédiatement un poisson.
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Aux portes de la mer Noire, sur le delta du Danube, c’était le levé du soleil, des pêcheurs nous avaient foutu hors du bateau où nous passions la nuit, je n’ai toujours pas compris pourquoi, j’avais l’impression qu’ils avaient eu peur d’un contrôle, puis ils avaient amarré sans nous. Nous avions attendu l’ouverture d’un bistro pour nous réchauffer, les volutes jaunâtres sortant de la cheminée de l’usine nous hypnotisaient.
Michaël est un ancien marin, officier du pacte de Varsovie. À la retraite maintenant, il vient à Constanța pour soigner ses articulations avec la boue noire du lac Techirghiol. Le train était reparti en direction de Brașov, la ligne faisait un arrêt à Babadag, notre guide indiquait un camping sympa. Le camping n’a jamais existé, il nous fallait repartir, il n’y avait qu’un seul train par jour, le train avec lequel nous étions arrivés.
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La dame au buffet de la gare parlait un peu français, on lui a acheté du papier toilette qu’elle vendait à la feuille. Il n’y a pas de café, la boisson à la mode était un mélange de Coca Cola et de café soluble, c’était assez dégueulasse, mais bon, c’était nouveau. On essaya de dormir à la belle étoile dans les vignes, mais nous fûmes récupérés par un ancien policier du régime. Il nous accueillit dans une petite maison aux murs de béton brut, on y partagea un oignon et du fromage frais avant de nous endormir sur la dalle du salon. Au milieu de la nuit, il nous réveilla pour nous faire subir un interrogatoire ubuesque. Les magasins sont pleins maintenant, je sors de la luxueuse maison d’Elena et Nicolae Ceaușescu, devenue un musée. Contrairement au reste de la population, ils y vivaient grassement avant de devoir se sauver en hélicoptère, d’être arrêtés et exécutés le jour de noël 1989. www.pascalbastien.com instagram : @bastien_pascal
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Chronique du temps qui passe Par Nicolas Comment
Nicolas Comment est photographe, auteur-compositeur et écrivain. Pour NOVO, il nous livre le fruit de ses rencontres. Épisode 4 : Christophe. Le 29 mars 2020, le docteur Aline Strazieri tweeta : « Il est connu à présent que le chanteur #Christophe positif au #Covid19 est dans notre service de réanimation. Toute l’équipe réa fera le maximum comme pour chaque patient, mais une pensée particulière pour lui, c’est à [sic] sa chanson que je dois mon prénom. #Raoult #CoronaUpdate. » Aline... Par la grâce de ce slow et d’un texto rassurant, j’étais alors certain que Christophe se réveillerait… Pourtant, le 10 avril, ses fans apprirent que le chanteur, toujours en réanimation, venait d’être transféré à Brest, hôpital de La Cavale Blanche… Pour ses admirateurs, c’était comme une statue qu’on déboulonnait. Comme si on avait arraché le Balzac de Rodin du boulevard Raspail pour le déplacer… rue de Siam. Christophe inanimé et emporté contre son gré, loin de Montparnasse, loin de la rue Campagne-Première… Lui, qui vivait juste au-dessus du crossroad où JeanPaul Belmondo meurt à la fin d’À bout de souffle : « Qu’est-ce que c’est dégueulasse ? » Le doute commença à s’installer : Quoi ? « Le dernier des dandys » (Paris Match) transféré dans un TGV médicalisé… à Brest ? Cette nuit-là, je m’endormis avec la vision du fanal rouge d’un train disparaissant dans la nuit pluvieuse et me réveillai avec le souvenir d’une photographie de Josef Koudelka montrant une énorme statue renversée de Lénine transportée par bateau durant le tournage du Regard d’Ulysse de Théo Angelopoulos… Ils avaient la moustache en commun, pas la crinière léonine... Et puis, le 16 avril, dans la nuit, la mauvaise nouvelle tomba des étoiles. Au petit matin, je soulevai délicatement les draps pour
Paris, 2011
l’annoncer à ma compagne. Elle ne dit mot : son œil gauche brilla et puis très lentement une petite larme se décrocha et s’écrasa sur l’oreiller. La belle se rendormit presque aussi sec : journée pourrie. J’observai un moment la petite tache sombre sur le drap rose qui ne s’évaporait pas et retournai dans la cuisine. J’avais envie d’écrire. De faire couler quelques gouttes d’encre, à défaut de larmes. 58
Épisode 4 VERS L’INCONNU J’attrapai une photographie qui prenait la poussière sur une étagère et datait de ma première rencontre avec Christophe. Comme une madeleine de Proust, l’image fit revenir à moi les souvenirs d’une première nuit blanche passée à ses côtés... Je fixai ces instants en m’adressant à lui et terminai ma lettre sans réfléchir… Mais où lui envoyer ? J’hésitai, et postai mon message sur Facebook, c’est-à-dire, nulle-part : « vers l’Inconnu » comme Christophe disait si souvent... Peu après, j’ai pensé : peut-être eut-il mieux fallu se taire ? Mais, en plein cœur du confinement, n’étions-nous pas, déjà, tous terrés ? « Christophe, Je ne sais plus où sont les autres photos. Celles du bateau, celles des objets, chez toi. Je n’ai pas envie de chercher. Je n’en ai pas le courage. Trop dérisoire, trop tôt. Mais j’ai quand même besoin d’écrire quelques lignes sur toi. Pour faire le deuil, un peu... Pour saluer l’ami perdu. J’ai trouvé ce petit tirage, qui trainait sur une étagère, entre deux livres. Cette photo que j’avais prise le jour de notre rencontre. C’était il y a neuf ans. En mai : le 9 ou bien le 10. Vers 8 heures du matin… Tout ce rouge sur toi, c’est la trace de la nuit, le bleu, au second plan, c’est le jour qui se lève. Nous venions de passer une nuit blanche. C’était la première fois qu’on se parlait, vraiment. On s’était croisé quelques jours auparavant, en backstage, à La Gaîté Lyrique. En coulisses, nous avions juste échangé quelques mots, mais en partant je t’avais proposé – sans trop y croire – de passer prendre l’apéro, un de ces jours… C’est le privilège des timides que de savoir oser, parfois. Tu es venu… J’habitais alors dans un petit entresol, blanc et vide, quai de l’Hôtel de Ville. Un genre de petit atelier d’artiste, mais tellement bas de plafond que ma tête le frôlait quand je me tenais debout. Toi, ça t’allait… Tu es rentré en disant : “C’est vraiment bien chez toi. Il n’y a rien. Moi je croule sous les objets. J’aimerais m’en débarrasser. Je vais tout vendre !” Et puis, tout à fait candidement, tu m’as offert un disque, en prononçant très exactement ces mots : “Comme je ne savais pas si tu connaissais ce que je fais, je t’ai apporté ce disque, pour me présenter.” C’était
Bevilacqua que tu venais tout juste de remastériser. Ton autoportrait. Et puis tu as offert des DVDs d’Indiens à Milo. Des DVDs sur les Indiens. Tu aimais les Indiens. Je t’ai proposé un verre mais tu m’as demandé du thé. Il était 20 heures et tu venais de te lever : j’ai compris, en fait, que tu petit-déjeunais… Sur le canap’ se trouvaient déjà Audrey, Vaness’, Milo. Tu as attrapé un tabouret en plastique, tu t’es contorsionné comme un petit diable et tu t’es recroquevillé sur un genou plié ; en suspension, les bras ballants, comme un Yogi… Comme un Indien. Moi, je regardais ton bracelet d’argent qui balançait dans le vide et envoyait tout plein de petits éclats blancs sur le lino… La nuit commençait à tomber. Alors, sans quitter ta position, tu as attrapé une vieille boîte à rythme – une Korg KR55 – que j’avais laissée prendre la poussière dans un coin. C’est à ce moment précis que les filles ont pris conscience de ta souplesse. Ton extraordinaire souplesse de petit homme. Tu as commencé à parler du Son. De ton amour du Son. Et tout y est passé. Toute la création… Vers une ou deux heures du matin, tu as suggéré d’appeler Brigitte Fontaine – qui habitait juste en face, sur l’île Saint Louis – pour l’inviter à nous rejoindre : tu as mis le hautparleur sur ton téléphone et vous avez échangé quelques mots d’amour d’artistes… Pas ce soir : Brigitte était un peu fatiguée… Pas toi. Tu as commandé des sushis et une bouteille de champagne… “Du Ruinart !” as-tu précisé sur ton mobile en le tenant bien à l’horizontale comme si tu sifflais dans une flute traversière… Tu parlais de ton prochain disque. Tu voulais faire tout un disque sans batterie. “Que des cordes, que du synthé…” À un moment, vers quatre heures, Audrey et Vaness’ sont parties se coucher. Mais toi tu es resté. Tu m’as dit : “Veux-tu qu’on écoute le disque que je t’ai apporté ?” D’accord. Je l’ai passé. Et nous l’avons écouté tous les deux, en entier, tandis que le jour se levait. De temps à autre, tu commentais ou me signalais un passage… Tandis qu’“Enzo” ou “Le Tourne-cœur” envahissaient l’espace, j’observais la lumière du jour qui entrait doucement par la fenêtre et venait éclairer ta chevelure d’aluminium... Il était beau ton album. C’était tout de ta vie à un moment donné. Très exactement de la Poésie. Quand le disque s’est arrêté, tu as demandé l’heure. Et tu as proposé d’aller acheter des croissants à la boulangerie pour prendre un café en terrasse. Il faisait 59
fait qu’à chaque fois que j’écoute de la musique, je pense à toi...) Ton bateau ! Ton petit voilier voguant dedans la Baie des Canoubiers… Que tu étais si fier de sortir du port, tout seul ! Ton petit bateau où tu vivais l’été comme dans une maison de poupée. Aussi bas de plafond que l’entresol où nous nous étions rencontrés, la première fois. Toi, le petit fils d’immigrés italiens à l’esprit si élevé et à la voix si haut perchée que jamais plus elle ne retombera sur le sol… Comme ta musique, comme tes chansons : toujours dans l’air, jamais sous terre. N., 17 avril 2020. » DISTANCES SOCIALES
Christophe sur son voilier, 2014
vraiment très beau. Le ciel déjà était bleu roi et le soleil qui perçait dans la rue Geoffroy-l’Asnier nous chauffait les épaules. Ses rayons accrochaient les petites pierreries de ta veste et semblaient vouloir signifier que c’était toi, le Roi. Nous sommes entrés dans la boulangerie, avons commandé quelques viennoiseries mais, cette fois, j’ai insisté pour payer. Tu es sorti et tandis qu’elle me rendait la monnaie, la boulangère m’a glissé, en aparté : “Je le connais bien votre ami, c’est Michel Polnareff !” Au café, j’étais plié de rire en te retrouvant. C’était franchement drôle... Je n’ai pas osé te raconter l’anecdote mais tu semblais content que je rigole de bon cœur. Tu étais heureux que les gens soient heureux autour de toi. Tu faisais le bien. Tu étais généreux. Tout semblait plus léger avec toi… Et aujourd’hui que tout est lourd, elle me revient ta légèreté, ta Grâce. Ta très grande classe… Tout me revient en vrac : tes textos qui fusaient au petit matin, tes invitations à diner à minuit, tes invitations répétées à venir jouer au poker le soir chez toi et que j’ai presque toutes déclinées, leur préférant ces diners en tête à tête chez un Viet de ta connaissance ou “Chez Denise”, même à quatre heures du matin ! Tout me revient dans un grand halo mauve, semblable à l’intérieur “lilas” de ton piano, ta couleur préférée : les soirées chez Frank, à Tanger… Ton goût pour la brocante ! Tes shorts en jean découpés ! Et ce jour où tu m’as donné ton casque (qui 60
Le soir même, notre blonde voisine Patricia, et son petit Antonio vinrent nous rendre visite. Tant pis pour la distanciation sociale… Nous avions de toute façon décidé de rompre le confinement pour que nos enfants, qui se manquaient tant, se voient enfin. Naturellement, Milo joua du Christophe sur Deezer et tandis que les petits dansaient sur Aline, je consultai ma page Facebook ; les commentaires et les cœurs rouges fusaient : 694 likes... 122 commentaires… Sur le premier barreau ébréché de ma toute petite échelle underground, je mesurais l’incroyable popularité de Christophe. L’amour qu’il suscitait, l’immense émotion que sa mort provoquait. En plein « cauchemar climatisé », les gens, séparés physiquement les uns des autres, avaient besoin de communier. Les réseaux sociaux, qui tournaient à plein régime durant le confinement, témoignaient de cette Foi : l’artiste – qui avait choisi son nom de scène à cause d’une médaille de Saint Christophe offerte par sa grand-mère – était bel est bien Sacré pour son public… Un peu plus tard dans la soirée, Libération publia en ligne une autre lettre, signé Jean-Michel Jarre. Par delà la mort, l’auteur des Mots bleus avait également ressenti le besoin de l’adresser directement au Beau bizarre. Enfin, vint le déconfinement. Nous avions tant souffert, à Paris, coincés dans nos petits appartements, avec nos enfants en bas âge, que nous partîmes dès le premier jour, nous ressourcer dans la maison d’une amie, en Normandie. C’est là que je reçus un texto d’Audrey m’invitant à lui rendre visite, à Grimaud. Je sais que c’était sa manière, pudique, de nous proposer de venir saluer la mémoire de Christophe avec elle. Là où nous avions été heureux, tous ensemble, là où nous avions vécu des instants de grâce dans la lumière phosphorescente du golfe de Saint Trop’ – la mer allée avec le soleil – sur les flots et les mots bleus où mouillait le voilier de Chris : à Port Grimaud.
Le piano intérieur Lilas, Paris, 2015
LUMIÈRE
Bibelots de Christophe, Paris, 2015
DUFOUR 50 Port Grimaud, une ville nouvelle inventée de toute pièce par l’architecte mulhousien François Spoerry. Une « cité lacustre » construite en 1966 sur d’anciens marécages. Une pseudo « Venise provençale » faite de lotissements entourant une vaste marina idéalement située sur la Riviera… Chaque été, Christophe y louait un voilier « Dufour 50 » où il résidait durant deux mois. Il y installait à l’intérieur un petit home-studio minimaliste : un mac portable, quelques claviers, une guitare électrique, des boîtes à rythmes dernier cri et « son » fidèle micro EV RE20… Christophe n’y vivait pas entouré de consoles hightech recouvrant tout du sol jusqu’au plafond… Le bateau loué était presque vide. Et le design, pratique, n’avait rien d’extravagant. Ce n’était pas comme dans son appartement de Montparnasse qui – avec sa vaste fenêtre courbe donnant sur le boulevard – ressemblait au bec d’un Boeing. Au cockpit d’un Boeing, blindé de LEDs multicolores qui clignotaient dans l’ombre. « Je chine le son, » disait-il… Partout, des instruments, des jeux, des livres d’art, des tableaux, des jukeboxes chargés d’antiques 45 tours de blues qui crachotaient autour d’une grande table de cuir noire, cloutée (pour le poker). Des photos, beaucoup de photos – de Betty Page, de Bowie, de Bashung, de Tessa Kuragi, de lui-même… Et puis de drôles de bidules, pour la plupart érotiques, composant tout un petit musée des « horreurs » éclairé jusqu’au bout de la nuit d’une lumière rose mordorée…
Car Christophe aimait… la Lumière. N’en déplaise à ses thuriféraires branchés, une fois ses distances prises d’avec les chroniqueurs mondains de la Capitale – à Grimaud, comme à Tanger – Christophe vivait aussi le jour. Il s’y remettait « à l’endroit » (dixit). À Port Grimaud, le noctambule des dérives parisiennes naviguait en plein jour et bronzait au soleil sur la plage avant de son voilier de location. Il aimait jouer aux boules en plein cagnard. Se mêler à la population locale. Participer à la brocante du Jas des Roberts où il vendit luimême, assis derrière son stand, ses propres jeans « devenus trop petits » aux badauds. Et le Figaro du 15 septembre 2014 de préciser : « La présence du célèbre artiste français derrière les tréteaux de ce marché en plein air suggère clairement que “c’est la crise”. En effet, le chanteur annonce qu’il vend même sa voiture : une Méhari qu’il aurait bien utilisée comme stand à pantalons, si le règlement ne l’en avait pas empêché... » (rires) Sa Méhari… Ses Méharis plutôt, qu’il ne conduisait pas – l’État ayant depuis belle lurette retiré son permis au dernier des Bevilacqua (pour excès de vitesse) – mais que pilotait comme une chef Audrey, sa maquilleuse chérie, sa compagne au long cours, restée jusqu’au bout son amie. Une fille du coin : c’est elle qui l’avait emmené et fixé dans cette région, sa région… Et je les revois tous deux, capote baissée et cheveux au vent dans leur Méhari Plage – jaune Atacama ou beige Kalahari (j’ai juste un doute) – tout comme je le revois lui, assis en tailleur dans sa cabine en train de faire tourner comme un lanceur de couteaux les lames d’une paire de ciseaux acérés dans un vieux jean. Et de l’offrir à Audrey en disant : « Je crois que celui-là, il devrait bien t’aller... » Christophe jaugeait alors scientifiquement de l’aune de la découpe du short qu’il venait de tailler pour les hanches de sa belle dans un Levis vintage de 54… Christophe customisait lui-même ses fringues. Sa mère, il me semble, avait été couturière. 61
CAHIER JEANNE D’ARC
L’ANGE DU BIZARRE
J’ai sous la main, le cahier « Jeanne d’Arc / Boul’Mich, 96 pages » que j’avais emporté sur le bateau de Christophe, il y a six ans. Je l’ouvre et lis :
Christophe m’a fait venir sur son bateau pour travailler sur des textes de chansons, mais en réalité, nous ne faisons que prendre du bon temps… Avec Audrey et quelques amies, il nous emmène faire des sorties en mer, nous fait découvrir SaintTropez, ses restaurants favoris. Il m’affirme que Boris Bergman et Bashung bossaient comme ça : en passant du temps ensemble et en vivant avant tout. Je me laisse faire. Je ne cherche pas à lui placer une chanson à tout prix. Je sais qu’une dizaine d’autres bougres (et bougresses) travaillent sur ses morceaux… Quelques mois avant, il m’a passé six ou sept maquettes de son futur album : il y chante en yaourt mais tient à ce que les sonorités et le nombre exact de pieds y soient dûment respectés… C’est un petit casse-tête que d’essayer de couler des mots en français dans son moule mélodique. À la vérité, il tient surtout à adapter un texte que j’ai écrit sur Tanger : « L’Ange du bizarre ». Sauf que cette chanson, je tiens quand même à la mettre sur mon propre (et modeste) album : Rose planète (2015). Un beau soir, encre jetée au milieu de la baie des Canoubiers, j’ose lui passer les mixes de mon disque à venir sur sa Bose. Lorsqu’arrive la chanson, après avoir reconnu ses paroles, il me dit simplement : « Mais... tu la mets sur ton disque ?! Bon. D’accord… Je comprends ! » Christophe ne fera qu’une seule prise voix dans le bateau, au bout du septième jour… qu’il ne gardera pas :
« 17. 7. 2014. Sur le bateau de Christophe… Dedans la Baie des Canoubiers, face aux volets bleus de La Madrague. La mer est d’huile. C’est le bonheur plat. Chris nomme et date tous les bateaux qui croisent aux environs : “Wally Tender !”, “Aquarama ! Riva de 1960 ou 65 !” Tandis que Patrick, le skipper, me parle du “vortex plastique” – l’immense nuage de déchets qui se déplace dans les océans – Christophe m’avoue qu’il aimerait écrire une “chanson sordide.” Comme un crime. Il s’explique : “Moi, j’aime le beautiful trash !” Et prononce cette phrase pour exemple : “La barre était très haute, mais (car il y a un… “mais”), légèrement fendue vers le milieu.” » Le 21 avril 2020, dans Voiles et voiliers, Patrick Aguilar témoignait : « Je lui avais appris à manœuvrer le voilier dans Port Grimaud, ce qui n’est pas évident avec une unité de 15 mètres sans propulseur d’étrave. Mais il prenait beaucoup de plaisir à sortir et rentrer le bateau lors de nos navigations journalières. Il aimait également beaucoup prendre l’un de ses deux pointus, ces barques de pêches emblématiques de la Provence méditerranéenne propulsées par une voile latine […] Il m’avait même récemment confié sa volonté, dans un futur proche, de naviguer plus au large, de réaliser de longues traversées pour observer le ciel, regarder les étoiles, voir des crépuscules grandioses comme le dit si bien sa chanson Les Paradis perdus… mais cela ne se fera pas malheureusement… »
« Toi que jamais je n’aurai / Que jamais je n’honorerai… » La chanson sur Tanger deviendra Tangerine sur l’album Les Vertiges du chaos (2016) que JeanMichel Jarre, récemment revenu aux affaires, lui a suggéré d’ainsi nommer parce que Christophe lui aurait avoué être plein doute, en plein chaos, à cette époque. On y entend la voix d’outre tombe d’Alan Vega... Marc Hurtado, un proche du chanteur de Suicide, m’a récemment raconté toute la vérité sur ce titre. Pour le moment, je ne la divulguerai pas. ÉCRIRE DIT-ELLE Écrire des chansons pour quelqu’un d’autre ne m’est jamais apparu comme une évidence. J’y vois même quelque-chose d’un peu artificiel, de typiquement « variété française. » Je comprends tout à fait pourquoi Manset, après avoir donné plusieurs titres à Bashung pour son dernier album, prit ensuite soin de réenregistrer lui-même la chanson Comme un Lego, pour se la réapproprier… En guise de contrat moral, Christophe m’avait simplement dit : « Je te propose que tu écrives pour moi et tu verras qu’au final tu auras écrit aussi pour
Home-studio, Port Grimaud, 2014 62
toi. » C’était vrai. À Port Grimaud, nous avions commencé à écrire une chanson sur Vince Taylor. Je l’ai terminée durant le confinement, quelques jours seulement avant la mort de Christophe : « Anglais de cuir sanglé / À Calais débarqué / Par le signe marqué : “In hoc signo Vinces” Surgi d’un scopitone / Des blousons noirs l’icône… » OH LADY ! Je rouvre mon cahier. 19.07.2014 : « Christophe me parle de Bobbie Clarke, le batteur de Vince : de sa double grosse caisse qui fascina tous les chanteurs du Golf-Drouot dans les années 60. À cause de ma chanson Camille, écoutée la veille, il me fait entendre des slows qu’il considère comme des classiques français : il me passe Oh Lady des Chats Sauvages. Et m’assure que Dick Rivers est bel est bien « le Alan Vega français. » Il prend soin de préciser que les disques du début des années 60 se doivent d’être absolument écoutés en mono. Pour me montrer la différence, il repasse les morceaux deux fois : une fois en stéréo et une fois en mono. Nous écoutons ensuite Les Fantômes. Les Shadows français. Christophe évoque longuement la figure de Dany Maranne – le roi de « la schlap » (la baston) qui fut son ami avant de devenir un voyou notoire, mort en 1988, assassiné sur sa moto… » Le soir-même après le diner, quittant la petite cabine où nous avons notre couche, je grimpe sur le quai pour fumer une cigarette face au petit pont qui, par les bons soins d’Audrey, est devenu officiellement le pont Christophe-Les Mots bleus. Griffonnée sur un Post-it, je retrouve cette note dans mon cahier : « Je monte sur le pont et Oh Lady se montre, comme un interdit : un rectangle de tissu noir brillant pour tout vêtement, des sabots de liège. Comme un chat sauvage, la jeune femme rentre de la plage, et sur la passerelle du bateau qui fait face au bateau de Chris, elle lape et douche lascivement son corps cuivré dans le soleil couchant. » Que de rêves je fais / Oh Lady / Yaille yaille yaille oh lady / oh lady Hou, oh lady yaille Lady oh oh / Oh lady yaille yaille yaille / Oh lady / Hou, hou, hou /Oh lady hou hou hou hou… Les Chats Sauvages, Oh Lady.
Audrey dans son atelier, Grimaud, 2020
20 JUILLET 2020 Nous sommes arrivés chez Audrey, à Grimaud. L’émotion est palpable mais la joie de se retrouver l’emporte. Petit à petit, Audrey commence à nous faire le récit de la mort de Christophe. Le 12 mars, elle était avec lui sur le plateau de Taratata, lors de sa toute dernière apparition publique. Il y chante d’une voix de soie une version déchirante d’Alcaline, le morceau que Bashung lui avait pudiquement dédié : Si tu veux j’peux t’aider / Ça m’a l’air un peu lourd à porter / Sûr, t’as rien oublié ? / Les bateaux que tu me démontais […] Où veux-tu qu’j’te dépose ? / Tu m’as encore rien dit / T’aimes plus les mots roses / Que je t’écris ? Ils se quittent le vendredi 13 mars, au petit matin. Audrey évoque leur goût des chiffres symboliques ; des signes : le serpent mort qu’elle croise sur sa route le 17 avril, sa chaîne de baptême qui rompt le soir-même… Et l’horaire précis du texto qu’elle envoie à un ami – « Crois-tu que c’est son heure ? » –, à 20h36 : c’est à dire à l’instant même de la mort de Christophe. Sa certitude alors de sentir à distance sa présence et le moment exact de sa disparition… Je la crois sur parole : ces deux-là étaient reliés. Et puis des chiffres encore, les numéros et codes qu’elle donne à la famille. L’enterrement en catimini auquel elle est une des rares à être conviée, mais où elle ne se rend pas… L’absence de pierre tombale… 63
SUSTAIN Puis, Audrey nous montre la chambre où nous allons dormir. Dans un coin repose, solennellement, le piano droit, noir et lilas, de Christophe : celui de sa dernière tournée… Je le regarde avec défiance : n’est-elle pas là, sa véritable pierre tombale ? Audessus du piano, une photographie de Christophe jeune, entouré par deux luminaires étoilés. L’ensemble est comme un petit temple païen, une jolie tombe, oui. Audrey m’invite à jouer un morceau. J’hésite un peu, puis m’exécute. Je tente de retrouver sur le piano – moi qui ne sais pas en jouer – les accords « sophistiqués » des Paradis perdus. J’appuie à fond sur la pédale de sustain… Le son envahit tout l’espace de la chambre. J’essaie de me rassurer en pensant à ce que m’avait un soir confié Christophe : « Je vais te dire un truc… Le piano blanc qui descendait à l’Olympia : c’était faux ! Je ne savais pas en jouer ! Ce n’est que tout récemment que j’ai appris à jouer du piano. Grâce à Christina. » Audrey tient à nous laisser sa chambre. Elle s’est récemment installée dans un atelier en sous-sol. Elle aime dormir dans cette cave voûtée, templière, qui est comme une crypte et où elle a installé une chapelle dédiée à la mémoire de Chris. Je pense en moi-même : l’amour d’une femme pour un homme, ça doit ressembler à ça... Exposée sur un chevalet, la couverture de Libération du lendemain de la mort de Chris, avec ce mauvais jeu de mot habituel : « L’émoi bleu. » Des bougies, un peu partout… Et, dans une alcôve, une anfractuosité du grand mur de pierres apparentes : le dernier album de Chris, portant cette dédicace : « Pour mon Audrey. L’amour est si difficile à aimer. » Elle me le montre du doigt : « C’est vrai, non ? » C’est Christophe qui lui avait conseillé d’investir cet endroit pour en faire un atelier. Leur rêve commun à tous deux : y peindre... Dans son antre, avec sa chevelure sauvage, elle me fait songer à Vali Myers, l’héroïne de Love on the Left Bank. PAILLOTE PIRATE Le lendemain avec Carine, une amie que nous avions connue sur le bateau de Christophe, nous partons nous baigner à Ramatuelle. Sur la plage, j’avise une grande paillote qui fait bar-restaurant et je laisse les filles aller se baigner seules. Je les attendrai là. Je suis bien, je médite sur la vie, l’amour, le vide et le vent en observant claquer un drapeau de pirate au bout d’un mat, crâne et fémurs sur fond de ciel azur… Et je pense que Christophe, à défaut d’être entouré, est quand même mort accompagné... Je songe au leggings argentés de Laetitia Casta dans le dernier Taratata et à la robe à carreau beige d’Élodie Frégé (qui lui chanta Aline, droit dans le cœur, lors de son avant-dernière apparition télévisuelle...) 64
Paillote pirate, Ramatuelle, 2020
Ces deux très jolies femmes auront été, sans le vouloir, ses jeunes Parques, ses Moires… Lachésis… Atropos ? Mais soudain mon portable vibre. C’est Audrey : Frank est dans la baie sur son voilier. Il doit venir nous rejoindre à la nage. Je quitte mes pensées et ma paillote et pour les retrouver... Le voici, le beau Frank, à peine sorti des eaux et tout bronzé. Frank de Tanger, chez qui nous avions passés plusieurs soirées avec Chris, lorsqu’il vivait dans la Casbah… Ces retrouvailles font chaud au cœur. Mais nul ne dit mot sur l’absent… Le silence de la mer s’installe. Au loin, un hors-bord de la police fluviale tourne et s’approche. Son pilote nous fait de grands signes : l’emplacement où Frank a jeté l’ancre n’est pas conforme. Il faut qu’il reparte sur le champ et déplace son voilier. Alors, Frank nous salue et repart comme il était venu. Fier comme Artaban, il rentre à nouveau dans l’eau et disparaît au loin dans la baie… En quittant la plage, lorsque nous repasserons devant la paillote pirate, Audrey me glissera : « Savais-tu que c’était l’endroit préféré de Christophe dans le Golfe ? ». Non, je ne savais pas.
SLUMBERLAND 2020 De Molly Bloom à Nina Simone en passant par Little Nemo, la scène rêve d’un onirisme vital, souvent politique, et féministe, pour mieux en insuffler au réel.
VIVIANE DE MUYNCK POUR LA VÉRITÉ DU TEXTE
Par Caroline Châtelet
© Stephan Vanfleteren
Un mois après avoir joué à la Filature, Jan Lauwers et Viviane de Muynck reviennent à Mulhouse avec une nouvelle création. 66
Cette fois, ce n’est pas pour jouer La Chambre d’Isabellapièce pour neuf acteurs et œuvre majeure du répertoire de la Needcompany, que le metteur en scène flamand et la comédienne investissent le plateau de la Filature. Le duo va y créer Molly Bloomdernier chapitre d’Ulysseromande l’irlandais James Joyce publié en 1922. Dans ce monologue, Molly, épouse infidèle de Leopold Bloom, retraverse sa vie et ses tumultes intérieurs. Interprété par Viviane de Muynck, l’une des plus grandes comédiennes flamandes contemporaines, ce spectacle promet de révéler tout le sublime de la sensibilité de Molly Bloom, femme forte et complexe. Rencontre. Vous aviez déjà précédemment interprété le monologue de Molly Bloom, notamment en 1999 avec Jan Lauwers. Pourquoi le reprendre aujourd’hui ? Cela fait vingt-cinq ans que je travaille avec Jan Lauwers et je dis toujours qu’il m’a donné un corps, la liberté et la possibilité de faire ce que je veux sur un plateau. Travailler avec lui sur l’histoire de cette femme est passionnant, et cela me renvoie à ce qui se passe aujourd’hui, notamment à travers le mouvement #metoo et les dénonciations d’abus sexuels. Si – soyons clair – je suis contre l’abus de pouvoir et trouve important que la parole se libère, un nouveau puritanisme refait parfois surface, prenant une direction que je trouve dangereuse. Le fait d’attaquer des artistes connus, comme c’est le cas en Flandres, déclenche des conséquences qui sont pour moi complexes. Le texte de James Joyce, écrit en 1920, est d’une liberté énorme, ouvertement sexuel également, et nous amène à prendre de la distance. Notre point de départ a été de ne pas changer un mot, mais de se fixer sur les relations, le regard de Molly sur les hommes : amis, amant, premier amour. Elle nous fait traverser tous les épisodes de sa vie, le passé, les souvenirs l’innocence perdue, l’espoir de retrouver un jour l’innocence de sa jeunesse. Cette recherche de « qui suis-je ? Comment suis-je ? Qui aurais-je pu être que je ne suis pas ? De quoi ai-je besoin pour me développer encore ? » sont des questionnements que l’on retrouve dans ce texte et qui pour moi sont essentiels. Comment le fait de travailler ce texte à des âges différents en modifie-t-il votre perception ? Il est évidemment possible de jouer ce texte plus jeune, mais dans ce cas-là, la perception qu’on en a est très différente, on perçoit le personnage comme à travers un brouillard. Avec le temps, on acquiert le savoir d’une vie, ainsi que le pressentiment que tôt ou tard, l’on s’approche de la fin. Le jouer en étant plus âgée amène à interpréter ce personnage en étant soimême lestée de toutes les rencontres, les expériences,
tout ce qu’on a travaillé au cours de sa vie. C’est très émouvant et intéressant de partager cela avec un public, d’autant qu’on en arrive à être soi-même comme un média, faisant revivre la personnalité de Molly Bloom. Jouer Molly Bloom, c’est – je le dis en toute sincérité – l’apogée de toute ma carrière. La forme et la syntaxe particulières du texte (sans ponctuation) construisent-elles le personnage ? Il faut vraiment rechercher comment Molly Bloom parle. La manière dont elle s’exprime est la seule possible et il importe de s’appuyer sur le texte pour montrer quand elle saute d’une idée à l’autre ; pour donner du poids à ses moments de silence et de rapidité de paroles ; pour rendre toute la complexité d’une pensée qui s’interroge en essayant de trouver un apaisement de l’âme. Les questions que se posent Molly Bloom pourraient sembler futiles, mais elles répondent à une recherche d’une certaine vérité sur soi, d’un examen en profondeur. Jouer en français fait-il évoluer votre perception du texte ? C’est toujours ainsi lorsqu’on porte un texte en plusieurs langues : on découvre des choses qu’on n’avait pas saisies auparavant. Après, ce sont des petites nuances qui, si elles ne modifient pas la perception du texte dans sa globalité, amènent à certains endroits une plus grande richesse. Je me rappelle avoir joué Macbethde Shakespeare en français après l’avoir joué en néerlandais puis en anglais. Par une phrase en français, une seule, j’ai tout à coup saisi le fond de la pensée du personnage. C’est ce travail qui m’intéresse : rechercher non pas la virtuosité, mais la profondeur de la pensée d’un personnage et la partager avec le public. Le monologue amène quel type de lien avec votre personnage ? Lorsqu’en tant que comédien on partage une scène avec un autre acteur, un tiers-monde se déploie et commence à exister par l’intermédiaire du jeu avec l’autre personnage, acteur, performer Pour un monologue, c’est un peu différent, il y a une grande responsabilité. Ce n’est pas plus difficile, disons que cela amène une autre complexité. Cela peut parfois être plus dur, mais en même temps c’est le travail qui mène, avec l’exigence d’aller dans tous les coins et recoins du personnage pour trouver une chose essentielle : la vérité, celle du texte. — MOLLY BLOOM, théâtre du 4 au 6 novembre à La Filature, à Mulhouse www.lafilature.org 67
Steven Michel Le rire de Baubô
Il t’a dérobé ton savoir, il a fermé ta mémoire à ce que tu as été… Il a inventé ton histoire. Monique Wittig, Les Guérillères, 1969
Par Valérie Bisson
La rentrée du Maillon est placée sous le signe d’un premier Temps fort, moment dédié à l’approfondissement de questionnements rencontrés lors de la saison et qui convoque des intervenants différents, artistes mais aussi chercheurs, acteurs du monde associatif autour de différentes formes de rencontres avec le public.
Mailles, Portrait de Dorothee Munyaneza © Richard Schroeder 68
Ces premiers rendez-vous s’étendent du 17 au 28 novembre et ont pour thématique la sororité et les mobilisations féministes d’aujourd’hui avec trois spectacles phares : Learning Feminism from Rwanda de Flinn Works, Mailles de la Cie Kadidi et enfin Big Sisters de Théo Mercier, plasticien, et Steven Michel, chorégraphe, récompensés en 2019 par un Lion d’argent à la biennale de la Danse de Venise pour leur précédente collaboration Affordable Solution for Better Living. Big Sisters a été présenté pour la première fois en mars 2020 à Bonlieu Scène nationale d’Annecy. Vous renouvelez votre collaboration avec Théo Mercier, pouvez-vous nous en dire un mot ? Pour Affordable Solution for Better Living, nous étions partis sur la question de la construction sociale du genre et avions mis en scène un archétype masculin de type caucasien, endossant les responsabilités du bon père de famille. En collaborant avec la célèbre marque de meubles suédois Ikea, nous voulions mettre en lumière la façon dont les techniques de marchandisation envahissent l’espace domestique et les esprits. Il nous paraissait logique de passer à la suite, à savoir parler du féminin et de ses représentations. Avec Théo, nous utilisons des disciplines et un vocabulaire différents mais finalement nos outils sont similaires. J’aime assembler des éléments disparates pour créer une sculpture organique, une hybridité. C’est ce que j’avais fait dans They might be Giants avec un corps multiple, sans tête identifiable, initiateur de mouvement, qui redonnait vie, recyclait l’existence… Que souhaitiez-vous faire en creusant les questions du genre ? En mettant en scène quatre « Guérillères », pour reprendre le titre du livre de Monique Wittig, nous envisagions de montrer une femme dans ses différents âges, trois au départ. Mais les rencontres ont guidé notre création et nous sommes passé de trois à quatre danseuses âgées de 23 à 65 ans, ce qui a modifié le propos. Chacune avait un vécu, une expérience, une enfance, des envies. Nous ne voulions rien imposer, ni esthétique, ni narration. Big Sisters est un projet qui s’est conçu à
plusieurs, à 12 à vrai dire, le propos s’est élargi avec le témoignage des danseuses, les représentations dont elles ont été l’objet au cours de leur vie, leur corporéité. Nous voulions redonner aux femmes leur place de sujet et le spectacle s’est construit comme un écosystème où chacun aurait sa place, ou un film expérimental… Pensez-vous qu’en décloisonnant les genres, nous pourrons arriver à une forme de dialogue plus vaste, plus constructif ? Nous avons vraiment été portés par l’écriture de Monique Wittig, Guérillères [Éditions de Minuit, ndlr] qui n’est pas de forme narrative, il s’agit plutôt d’une écriture explosée, aux confins de la poésie, de la mythologie, voire de la SF, mais aussi par les écrits de Donna Haraway, pionnière du cyberféminisme, d’une pensée post-moderne qui refuserait l’idée même de féminin. Big Sisters se déploie dans ce style kaléidoscopique alternant entre portraits et autoportraits de corps qui peuvent être tour à tour fantômes, vaisseaux, missiles, planètes… Rien n’est prédéterminé, seuls les enjeux contenus dans les regards et les fantasmes qui alimentent les mises en scène des corps féminins sont définis. Exploser les genres, c’est aussi révéler le combat millénaire d’une libération historique, politique et finalement poétique. Big Sisters est comme une créature qui célèbre l’énergie vitale et nous invite à prendre conscience de notre merveilleux pouvoir individuel et à le mettre en œuvre. — BIG SISTERS, danse les 26 et 27 novembre au Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne, à Strasbourg www.maillon.eu — LEARNING FEMINISM FROM RWANDA, spectacle-conférence du 17 au 19 novembre au Maillon — MAILLES, spectacle les 19 et 20 novembre au Maillon 69
David Geselson
Strange fruit Par Valérie Bisson
Le silence et la peur de David Geselson, c’est l’histoire d’une quête intime éperdue de reconnaissance corrélée à celle d’une lutte politique vitale qui résonne encore. 70
cicatrices qu’elles laissent dans les corps et qui se transmettent de génération en génération de part et d’autre de l’Atlantique. Nina Simone, presque trop connue pour que l’on puisse s’en approcher, est sans doute irreprésentable sur un plateau de théâtre. Jouer une Nina Simone, chanter comme Nina Simone, est un pari risqué, on sera toujours à côté du réel. Pourtant, il y avait là quelque chose d’infiniment attirant. Parce qu’elle est, malgré elle, l’héritière directe d’une bonne partie de l’histoire des États-Unis et d’une part majeure de notre histoire commune. Que vous a apporté le fait de faire jouer des acteurs Afro-Américains ? Beaucoup d’humilité et un peu moins d’ignorance ; à titre d’exemple j’étais assez ignorant du colorisme et ne savais pas à quel point cette forme de racisme, souvent interne aux communautés Afro-Américaines, avait été induit et pour ainsi dire fabriqué par les Américains qui les avaient esclavagisés. Les hommes exploités dans les maisons étaient souvent plus clairs de peau que ceux qui travaillaient dans les champs. Les propriétaires d’esclaves tentaient de monter les communautés exploitées les unes contre les autres, faisant parfois valoir le pseudo « privilège » — qui en était évidemment tout sauf un, des plus clairs de peau. C’est un des acteurs qui a attiré mon attention sur une petite ligne du texte qui mettait en jeu du colorisme de manière assez idiote et sans que j’en aie réellement conscience : évidemment la ligne a sauté du texte ! © Simon Gosselin
La vie de Nina Simone sert de point de départ à cette pièce librement inspirée par cette grande figure féminine de l’histoire Afro-américaine ; sa musique et les divers écrits qui lui ont été consacrés en sont les fils de trame. Au fil de ses lectures, David Geselson a pu mettre en scène, dans Le silence et la peur, la vie, l’histoire, l’épopée de 70 ans qui débute aux États-Unis et qui se termine dans une solitude presque totale en 2003, à Carry-leRouet, France. La pièce retrace la vie d’une immense musicienne et aussi une partie de l’histoire des AfroAméricains, comment avez-vous mêlé ces deux aspects ? La façon dont la vie de Nina Simone est chevillée à l’Histoire Afro-Américaine m’a semblé être l’occasion de travailler à l’écriture d’un spectacle. Une histoire de conquête et de combats pour la liberté, une histoire de blessures aussi, des
Vous avez impliqué des acteurs Afro-Américains au cours de la création, pour quelles raisons ? L’essentiel de la création s’est fait avec des comédiens Afro-Américains : pour construire du commun nous avions besoin de rencontrer des personnes qui avait vécu cette histoire dans leur chair. Il me fallait questionner cette histoire, cette identité, beaucoup plus complexe que ce que nous pouvons projeter ou penser savoir. Ce n’était pas tant une histoire de légitimité que celle du partage et de l’impensé de tout un pan d’un vécu AfroAméricain. Ce que représente Nina Simone est inépuisable en matière d’émotion et en matière d’engagement politique, à travers son art et audelà ; j’ai essayé de le penser et d’en témoigner au mieux. — LE SILENCE ET LA PEUR, spectacle du 1er au 3 décembre au CDN Besançon Franche-Comté, à Besançon www.cdn-besancon.fr 71
BENOÎT LAMBERT
Plaidoyer pour nos jeunesses Par Lucie Chevron
Papy Charles est-il un bon juge en matière d’art ?, Céline Champinot, création Lycée Charles de Gaulle, 2020 © Claire Gondrexon.
Survivant de la crise sanitaire, le festival I-Nov-Art, Créations partagées inaugurera sa première édition en novembre prochain. Rencontre avec le metteur en scène directeur du Théâtre Dijon-Bourgogne, Benoît Lambert. 72
Partager l’art avec la jeunesse : telle est l’idée fondatrice du projet de Benoît Lambert. Avec I-Nov-Art, « ces jeunesses » comme il préfère les nommer, deviendront le cœur de chaque création. Au programme : trois pièces de théâtre, un court métrage, un feuilleton radiophonique et une exposition plastique. Six projets conduits par des professionnels associés du Théâtre DijonBourgogne et lycéens de la capitale bourguignonne et ses alentours. Depuis 2013, année qui marque votre arrivée à la direction du TDB, vous prônez l’éducation par l’art. La vie avec l’art est une vie meilleure. Je ne pense pas qu’il y ait de vie sans arts. Selon moi, sa pratique et sa fréquentation devraient être considérées comme beaucoup plus structurante dans la formation des jeunesses, de leurs imaginaires. Aujourd’hui, l’art a du mal à ne pas être considéré comme une « chose supplémentaire. » C’est malheureux, mais dans notre société, il y a clairement une hiérarchie entre ce qui semble être important et ce qui ne l’est pas. La fracture générationnelle, le contexte général assez violent dans lequel les jeunesses de notre pays sont en train de grandir cultivent leurs imaginaires. Au TDB, la moitié de notre public a moins de trente ans. Nous travaillons pour eux, avec eux et en lien avec leurs problématiques. Une éducation par l’art signifie-t-elle donner des clés à ces jeunesses pour les aider à mieux appréhender et comprendre notre monde ? Je considère n’avoir aucun surplomb ou savoir de réserve sur elles. Elles n’ont pas besoin qu’on leur donne des clés, elles sont surinformées. Par contre, nous pouvons leur offrir des temporalités différentes pour jouer et dire des choses. J’aimerais qu’un lieu d’art soit un espace qui autorise les gens à faire, dire et penser. La fréquentation de ces lieux est formatrice et émancipatrice. Dans l’art, il n’y a pas de contre-sens, tout est possible. Parfois, celui qui regarde va bien au-delà de ce que l’artiste voulait proposer, et c’est magnifique. Comme disait Marcel Duchamp, « c’est le regardeur qui fait l’œuvre. » En tant que Centre Dramatique National, vous avez un rôle important à jouer à l’échelle du territoire. I-Nov-Art s’inscrit dans la continuité de ce que vous avez intitulé le Théâtre « à jouer partout. » Deux axes : la jeunesse, mais aussi du soutien aux jeunes artistes. L’idée du festival est née du Théâtre « à jouer partout. » En arrivant à Dijon, j’ai créé ce dispositif d’insertion pour de jeunes comédiens issus des Écoles Supérieures d’Art Dramatique. Avec eux, nous créons des formes légères diffusées en BourgogneFranche-Comté, notamment dans les lycées. C’est une politique de décentralisation vers les
établissements scolaires. Petit à petit, un lien presque organique s’est tissé entre acteurs et spectateurs. J’ai une passion pour les acteurs. C’est un métier qui présuppose des apprentissages mais je trouve beau pour un artiste de pouvoir faire des œuvres avec des non-professionnels. Il y a des beautés singulières qui naissent de ces rencontres-là. Pourquoi avoir fait le choix de multiplier les pratiques artistiques ? Nous sommes une maison d’art, il est donc important de dialoguer avec les disciplines. Dans tous les domaines, l’art est un endroit d’expression d’une sensibilité. Au théâtre, au cinéma, à la radio ou dans une exposition, il y a cette idée de mise en jeu, de « se mettre en jeu. » Quand je parle d’éducation par l’art, je pense à l’éducation par le jeu. Le jeu, c’est fabriquer un écart entre soi et « Soi », c’est construire de la différence, du désaccord. Ne pas se punaiser dans une identité et faire semblant d’être un autre a de profondes vertus. La saison précédente, vous avez mis en scène How deep is your usage de l’Art ?, spectacle qui questionnait la validité des images et discours qui nous entourent. Est-ce une problématique que vous avez intégré au festival ? Tout à fait. C’est la question de l’art et de ses usages. Quel est notre rapport à l’art ? Qu’est-ce que nous en faisons ? Il y a une sorte de lamentation rituelle sur les fréquentations culturelles de la jeunesse : « Ils écoutent de la musique de merde, lisent de la sous-littérature, etc. » Ça revient à mon idée du jeu, de l’écart qu’il crée. De même pour l’imaginaire. Il n’y a rien de pire qu’un imaginaire consonant. Un imaginaire est toujours composite et infiniment plus complexe que toutes les représentations caricaturales et réductions que l’on peut produire. Les différents projets s’inscrivent-ils dans un certain engagement sociétal ? Je n’ai pas la naïveté de confondre la pratique de l’art et le militantisme. Pour autant, on ne consacre pas sa vie à l’art sans avoir une certaine vision du monde, notamment celle d’un monde dans lequel il y aurait davantage de temps pour ces activitéslà. L’engagement a profondément à voir avec cette question du temps : combien de temps consacrezvous à l’art ? Nous passons trop de temps à faire des choses sans intérêt au nom du travail et de l’efficacité. — I-NOV-ART, CRÉATIONS PARTAGÉES, festival du 3 au 21 novembre au Théâtre Dijon-Bourgogne et Théâtre des Feuillants de Dijon, à Dijon www.tdb-cdn.com 73
Christophe Perton Camera obscura Par Valérie Bisson
Le metteur en scène Christophe Perton réanime Les Parents terribles de Cocteau. Rencontre. Avec une œuvre étrangement tombée en désuétude, Jean Cocteau n’en demeure pas moins un auteur important du début du XXe siècle. La puissance évocatrice de ses textes est à la hauteur de ses œuvres graphiques, c’est ce qu’a voulu montrer Christophe Perton en remettant dans la lumière Les Parents terribles, pièce écrite en 1938, qui connut un succès populaire retentissant avant d’être immortalisée au cinéma avec Jean Marais, l’acteur chéri. Quel était votre rapport avec l’auteur avant de monter Les Parents terribles ? Je l’avais lu, comme beaucoup, dans ma jeunesse. Je pensais qu’il était intéressant de redécouvrir les auteurs du début du XXe et je me suis d’abord concentré sur Jean Genet que j’avais beaucoup aimé et puis j’ai découvert que Cocteau l’avait soutenu lorsqu’il était dans la tourmente. Alors, je suis revenu à Cocteau, d’abord par son œuvre graphique puis par ses pièces, dont Les Parents terribles dans sa version édulcorée qui m’a pourtant impressionnée, j’ai eu envie d’en faire quelque chose. Il y a beaucoup d’idées préconçues au sujet de Cocteau, il a été amalgamé à d’autres auteurs et a été au cœur de querelles artistiques et littéraires puis mis à l’écart, tout cela est entré dans l’inconscient collectif. Il y a pourtant chez lui une puissance et une langue indéniable. JeanLuc Godard a beaucoup souligné l’importance de l’œuvre de Cocteau autant comme cinéaste que comme auteur. 74
En quoi ce texte est-il si atypique ? Les Parents terribles est une pièce inouïe, une très grande pièce qui possède un aspect universel, Cocteau invente un mythe à part entière, celui d’une mère folle amoureuse de son fils. Médée était amoureuse de Jason et non de ses enfants, Jocaste aime Œdipe mais c’est un amour dont la racine s’ignore ; je ne connais pas d’autre mythe qui raconterait l’amour fou d’une mère pour son fils.
Photos : Vincent Bérenger. De gauche à droite : Muriel Mayette-Holtz, Charles Berling, Emile Berling, Lola Créton.
La langue et la musique sont une partie importante de mon travail et de la mise en scène, cela était vrai pour Cocteau aussi qui était proche de grands musiciens, une composition musicale accompagne la langue et l’action de la mise en scène. Un mot sur la mise en scène et les comédiens ? Cocteau pose comme situation simple et symbolique la chambre d’Yvonne et l’appartement de Madeleine, le point central est le lit, une scène dans la scène. Il a cherché à débarrasser la scène des accessoires, chaque objet doit être utile à faire avancer l’action ; j’ai conservé le minimum, il y a très peu d’objets et je n’ai pas cherché à en rajouter. Tout l’univers qui entoure la chambre, camera obscura, est comme un lieu obscur et magique, qui s’appelle d’ailleurs la roulote et évoque le rôle de cartomancienne de la famille qu’est Yvonne. Les magnifiques comédiens que sont Muriel MayetteHoltz, Charles Berling, Maria De Medeiros, Émile Berling et Zoé Schellenberg portent les trois actes donnés sur des tempos différents écrits comme des symphonies qui se complètent, un premier acte très enlevé, presque du boulevard, un deuxième plus tragique, mais baigné d’humour et un troisième qui bascule dans le fantastique et nous arrache de la réalité, cela donne au texte une dimension d’épopée universelle, presque cosmique, c’est toute la force et la puissance de l’art de Jean Cocteau. — LES PARENTS TERRIBLES, théâtre les 3 et 4 novembre au GRRRanit scène nationale de Belfort, à Belfort www.grrranit.eu Comment avez-vous travaillé la mise en scène pour éviter les écueils d’interprétation psychanalytiques ? Je laisse le spectateur libre de sa lecture mais conduire la mise en scène sur ce chemin aurait été un écueil magistral. La pièce est d’une efficacité redoutable, je me suis vraiment fié à la mécanique du texte qui peut créer des résonances multiples. Le texte est à la fois très clair et très profond. 75
ÉMILIE CAPLIEZ REPRENDRE LANGUE
Little Nemo ou la vocation de l’aube d’après l’œuvre de Winsor McCay et Une vie d’acteur de Tanguy Viel sont portés à la scène par Émilie Capliez, codirectrice de la Comédie de Colmar.
Par Nathalie Bach ~ Photos : Dorian Rollin
Vos deux créations portent en elles, de façon totalement différentes, le désir, le rêve, la projection. Une occasion de se saisir du réel ou de s’en échapper ? Le sujet de l’onirisme dans l’œuvre de Winsor McCay a pour moi plusieurs entrées. Il y a la question de l’adresse que je destine à celle de l’enfance au départ, mais qui nous regarde tous. Je pense qu’il y a une volonté de s’échapper un peu du réel et de montrer les champs des possibles, du rêve et du chemin qu’on peut donner à voir aux enfants aujourd’hui. Qu’est ce monde, cet environnement et que leur donnons-nous comme liberté d’imagination future, quelle projection d’avenir ? L’histoire est simple, un petit garçon, Nemo, s’endort toutes les nuits durant lesquelles il est appelé par le Slumberland, le pays des songes dans lequel règnent une princesse et son père. La jeune fille s’ennuie, c’est une enfant seule qui a choisi de réveiller Nemo pour qu’il vienne jouer avec elle. C’est vraiment l’histoire d’une quête. C’est une BD sublime qui a fortement influencé l’histoire de la bande dessinée. Elle a été publiée au début du siècle par le New York Herald dans les fameuses Sunday 76
Pages sous forme de série, ce qui était nouveau et qui a permis de retrouver ce petit personnage pendant des décennies. C’est particulièrement passionnant puisque c’est d’aventure en aventure et souvent dans un monde en mutation, tant par la découverte de l’architecture que par les nouvelles technologies, que Nemo se construit et s’interroge potentiellement sur son devenir et sur son désir. Un sujet d’autant plus factuel dans la violence de cette période de pandémie où la parole des enfants a été occultée. On ne les a pas écoutés, mais ils nous ont entendus et nous entendent beaucoup. Quand je destine mes spectacles aux enfants, je pars du principe de ne faire aucune concession, sans me mettre à leur place mais en respectant cette capacité de perception qui est la leur quand bien même elle nous est étrangère et sans rien leur présupposer. Nemo me touche, me ramène à quelque chose de ma propre enfance et de celle qui est en chacun de nous mais il est aussi question de l’enfance de l’art et de savoir à partir de quel moment un individu s’autorise à développer une imagination, un projet ou de prendre en main l’écriture d’une histoire, peut-être la sienne. En l’occurrence, il fallait choisir l’angle d’attaque sans chercher à rivaliser avec la puissance de cette œuvre et de cet art graphique. J’ai pris le parti de l’adapter en un conte musical avec toutefois la difficulté de trouver comment interpréter Nemo sans tomber dans le cauchemar des adultes qui se déguisent en enfants au théâtre ! [Rires] La question de la verticalité, de la chute, très présente dans l’œuvre m’a évoqué le mât chinois. C’est comme cela que j’ai proposé à la circassienne Joana Nicioli d’incarner Nemo. La belle surprise, c’est aussi la présence de Françoiz Breut, la petite Frenchie que les Américains nous envient. En dehors d’être la musicienne et la chanteuse que l’on connait, elle est aussi plasticienne et illustratrice. Je l’avais entendue lors d’une interview évoquer Little Nemo, un déclic pour moi. La rencontre de l’univers de Françoiz, sa féérie, ses compositions sublimes croisées avec le monde de Winsor était une évidence. Elle et son musicien Stéphane Daubersy dialoguent sur scène avec le comédien Paul Schirck sous les acrobaties de Joana. C’est comme ça que cirque, musique et théâtre sont venus cohabiter. Je voulais aussi raconter l’histoire d’un artiste en enfant, les petits portraits de Nemo ressemblent beaucoup à leur créateur et derrière cette apparence de début de siècle très guindée, Winsor a amené une fantaisie complètement révolutionnaire.
D’autant qu’à l’origine Little Nemo ne s’adressait pas spécifiquement à un jeune public. Oui, et c’est justement la question de la double lecture qui me plait. Cet aspect acidulé, coloré qui sans arrêt vrille dans quelque chose de plus angoissant, c’est aussi une autre partie de notre construction très importante pour les enfants, ça leur permet de s’approprier l’histoire à un autre endroit. Et de mélanger avec eux le public adulte, donc souvent les familles, m’est très important. Comment se fait-il que le geste artistique vers les enfants, en France en tout cas, soit toujours si minimisé ou envisagé avec une certaine condescendance ? Une condescendance liée pour moi à la question de la pédagogie et plus exactement de l’art et de la pédagogie, c’est-à-dire à partir de quel moment cet objet est suffisamment cadré, rassurant, signifiant, pour être un objet éducatif « raisonnable », rationnel, à partir de quand faiton assez confiance aux enfants en tant qu’êtres humains. Ce sont des questions qui m’interrogent parce que ce sont les adultes et le public de demain, ce n’est pas rien, c’est une sacrée responsabilité de faire des spectacles pour les enfants. Pour certains Little Nemo sera leur premier spectacle, quels souvenirs vont-ils en garder ? Quand je m’adresse à eux, qu’est-ce que ça veut dire ? C’est un public extrêmement exigeant. Comment ces cinquante jours de confinement ont influé sur votre travail ? De façon importante, parce que ce temps d’arrêt m’a fait demander de quelle façon j’avais envie de reprendre la parole dans un monde de plus en plus angoissant et encore une fois je repense aux enfants qui ont tout perçus, tout compris, je me suis recentrée sur le fait d’avoir vis-à-vis d’eux l’adresse la plus simple possible sur les choses les plus fondamentales. À partir du moment où nous avons eu l’autorisation de nous retrouver au plateau, ma première envie a été de partager ce moment, d’ouvrir les répétitions au public, c’était une nécessité. Le manque, social, créatif, affectif a été très fort, c’était physique. En assurant la nouvelle direction de La Comédie de Colmar (anciennement Comédie de l’Est) depuis janvier 2019, vous et Matthieu Cruciani avez tissé en très peu de temps un lien exceptionnel avec le public. Celui-ci vous a envoyé en retour un message fort en ne demandant pas le remboursement des places. Pour autant, comment se porte la maison ? Elle se porte bien, pendant cette période on a pu mettre à l’épreuve, et humainement, ce que c’était le 77
c’est aussi pour cela que nous avons créé des petites formes cet été qui vont continuer à vivre. Créer, malgré tout. Votre seconde création, que l’on avait déjà pu découvrir dans le cadre de Par-delà les Villages, s’intitule d’ailleurs Une vie d’acteur. C’est un projet que j’ai imaginé pour et avec Pierre Maillet que je connais depuis très longtemps, un acteur formidable mais aussi un cinéphile époustouflant. Il a tissé tout au long de sa vie un lien très étroit et particulier avec le cinéma qui a jalonné son parcours d’homme et c’est ce chemin là que j’ai trouvé très beau à mettre en lumière, notamment par l’écriture de Tanguy Viel qui a su apporter toute sa finesse et son intelligence permettant à Pierre de raconter sa vie. La surprise sera cette fois la venue de Vincent Dedienne que nous avions eu la chance de croiser à La Comédie de Saint-Étienne et dont la rencontre avec Pierre Maillet contribue à faire palpiter le lien entre le théâtre et le cinéma, entre le cinéma et le rêve. On en revient, comme dans Little Nemo, au temps qui passe et aux désirs de l’enfance et comment et pourquoi certains se concrétisent. J’aime la liberté du rêve, elle n’a pas de frein.
travail d’une équipe. 25 personnes qui travaillent à nos côtés en permanence, c’est aussi le moral de ces 25 personnes avec l’activité partielle pour certaines d’entre elles. Vous êtes vous-même artiste, les effets collatéraux de la pandémie sont pour certaines compagnies par exemple, des opportunités qui ne reviendront pas. Le maintien du lien avec les artistes a été essentiel, nous avons autant que possible essayé d’amortir le choc en honorant la totalité des contrats en cours. Concernant le report des spectacles, sachant qu’une saison se prépare longtemps à l’avance et que la prochaine était déjà bouclée, notre philosophie a été de ne pas fragiliser ceux avec lesquels nous nous étions déjà engagés, nous ne voulions pas déprogrammer certains artistes pour en mettre d’autres à la place et puis nous avons proposé d’autres formes d’accompagnement, d’autres projets et des résidences. En tout cas, une volonté d’être solides pour ceux qui sont plus fragiles que nous. L’autre travail était d’étudier tous les aménagements à venir, demi-jauge, quart de jauge et toutes les conformités liées aux contraintes sanitaires. Ce qui fait la spécificité d’une maison comme La Comédie de Colmar, c’est d’être un lieu de création et notre capacité est de faire des spectacles et de s’adapter, 78
Nous sommes au mois de juillet, en ayant justement la difficulté de la projection et du rêve, comment vous sentez-vous ? Je suis un peu inquiète, parce que nous allons peut-être revivre des épisodes semblables, il est impossible de faire comme si rien ne c’était passé. Ma façon de pallier ces angoisses est de travailler tout en prenant en compte les inquiétudes des artistes mais aussi des spectateurs et la fragilité des lieux culturels. Le théâtre reste un endroit sacré qui a une incidence sur les populations. J’y œuvrerai quoiqu’il arrive du mieux que je peux même si cette période a étriqué nos rêves. Votre rêve le plus immédiat ? Continuer à créer, à regarder autour de soi et à réfléchir ensemble. Pour pouvoir continuer à prendre la parole. Et à la partager. — UNE VIE D’ACTEUR, théâtre du 19 au 21 novembre à la Comédie de Colmar - Centre dramatique national Grand Est Alsace, à Colmar — LITTLE NEMO OU LA VOCATION DE L’AUTRE, théâtre du 1er au 8 décembre à la Comédie de Colmar www.comedie-colmar.com
HIÉROGLYPHES ET POÉSIE Célia Houdart se fait scribe et nous dévoile un portrait contemporain des plus sensibles tandis que Guillaume Michaut construit sa poésie au grès d’un rythme atemporel, Brecht Evens envahit le Cartoonmuseum de son langage des cases si particulier et Paul Morris ébranle l’innocence de l’enfance à coup de réalisme cru.
CÉLIA HOUDART TOUT UN MONDE ÉCRIT Par Nicolas Bézard (texte et photo)
Sorti pendant cette période de confinement où « quelque chose nous a gravement éloigné les uns des autres », Le Scribe est, comme tous les romans de Célia Houdart, un éblouissement. 80
Chandra, jeune mathématicien indien, s’éprend de Paris et de la profusion d’écritures qui la recouvre. Dans un style elliptique, d’une acuité et d’une précision exceptionnelle, Célia Houdart fait le point sur notre réel en permanence travaillé par d’innombrables vitesses, tensions et temporalités. De ce monde où langages et sensations cohabitent, elle rapporte des images dont la vérité nous touche. En épigraphe du livre on trouve une citation d’India Song de Marguerite Duras. Quel lien entretenez-vous avec cette auteure ? Elle fait partie de ces écrivains qui reviennent régulièrement. Ce qui me fascine dans son cycle indien, c’est qu’il a donné lieu à des livres, des scénarios, des films, tout un matériau extrait d’une Inde imaginaire où elle n’a jamais mis les pieds. Elle parvient à nous raconter les bords du Gange en filmant un étang en forêt de Rambouillet. Je trouve ça très fort. Duras était une grande expérimentatrice dans toutes les écritures qu’elle avait à sa disposition. Ses œuvres cinématographiques m’ont beaucoup touchée. Le long travelling dans Son nom de Venise dans Calcutta désert, quelle beauté ! Votre écriture frappe par sa concision, la justesse de ses images. Elle est entièrement tournée vers les sensations, comme une sorte d’appareil perceptif total. Votre investissement dans d’autres disciplines artistiques vous a-t-il aidé à la préciser ? Certainement. J’ai dû m’éloigner d’un certain académisme qui correspondait à ma formation intellectuelle, et c’est d’abord auprès du théâtre que cette émancipation s’est produite. J’étais assistante à la mise en scène, un rôle qui me permettait de faire répéter les textes aux comédiens, et donc de travailler mon oreille. Je précise que je suis la fille d’un couple de marionnettistes, et que d’avoir passé toute mon enfance auprès de ces parents artisans et artistes m’a indiqué une pratique possible qui est celle de l’art, de l’engagement du corps. Puis, je suis partie en Suisse, à Genève, où j’ai côtoyé de jeunes artistes — notamment des photographes autour de l’école de Vevey. Cela a éveillé chez moi un intérêt pour une forme de minimalisme sensible, sensuel, un goût pour la précision. Je n’ai pas senti très tôt une vocation pour l’écriture. C’est quelque chose qui a pris son temps, qui a mûri au contact d’autres disciplines. Par exemple, les pièces sonores que j’ai réalisé avec Sébastien Roux ont aiguisé ma capacité d’écoute des textes, des mots, des sons en général. J’ai aussi fréquenté des personnes de la danse contemporaine qui m’ont passé commande de textes à un moment
où cette discipline se mettait à parler. On m’a proposé d’écrire des choses qui étaient dites sur la scène, et je crois que ce rapport non théâtral, physiquement impliqué dans le texte, comme une forme de partition pour des corps en mouvement, m’a profondément désinhibé. J’ai écrit mon premier roman Les merveilles du monde sous le signe de la photographie et de la Suisse, puisque c’est à Vevey, un été, que j’ai été témoin du phénomène que je décris dans le livre, cet orage dont la violence a brisé les vitres de l’appartement de l’amie où j’habitais et qui a modifié ma perception. J’ai vécu mon engagement dans ce texte comme une sorte de mue, de modification. Soudain j’ai compris que je pouvais tenir un récit qui soit sous l’influence d’une situation physique, sensorielle, optique, tout en étant soutenu par cette amitié photographique que j’entretenais. Je me suis laissé porter par tout cela. Vous partez toujours d’expériences perceptives ? Très souvent, oui. Dans le cas du Scribe, un voyage en Inde, une envie de redessiner un paysage qui m’est familier : le cœur de Paris. La disparition de Paul Otchakovsky-Laurens, votre éditeur, a-t-elle changé quelque chose dans votre manière d’aborder ce livre ? Sans lui, je n’aurais jamais entrepris un roman sur l’écriture. Mais après son décès, cette question se posait de manière profonde et bouleversante. Je ne peux pas écrire un roman sans qu’il y ait une raison très intime de le faire. Dans le cas du Scribe, ce fut comme si des choses qui depuis longtemps étaient là, en moi, avaient trouvé une occasion d’être écrites. Ceci dit, je redoutais d’écrire une histoire où il soit question d’un écrivain — c’est un tel lieu commun. Vous tourniez autour, avec des personnages de photographes, de musiciens ou de sculpteurs dans vos précédents textes. C’est juste. Je n’ai pas non plus l’ambition de passer en revue tous les arts. Mais je me dis parfois que c’est exactement ce que je suis en train de faire ! [Rires] Ces personnages étaient déjà aux prises avec des questions d’écriture. En effet. J’ai cherché ce qui était premier dans l’acte d’inscrire, ce qui précédait ma rencontre avec l’écriture. Qu’est-ce qui la révélait en moi et m’encourageait à poursuivre ? Il s’agit moins d’un roman sur mon rapport à l’écriture que d’un questionnement sur ce geste d’abord lié à l’activité des scribes, qui étaient responsables des poids et mesures auprès des pharaons. J’avais envie de remonter ce fleuve ancien. 81
— Je ne peux pas écrire un roman sans qu’il y ait une raison très intime de le faire. — Le 21.07, au Frac Franche-Comté, à Besançon Chandra, le protagoniste de ce nouveau roman, pratique les mathématiques comme s’il s’agissait d’un langage, mais aussi d’une activité engageant le corps. Je crois beaucoup à cet engagement de la main qui va prolonger une pensée, à la pensée qui passe par le corps. Cela me fascine. La neurobiologie s’est penchée sur ce phénomène : ce qui se passe en nous lorsqu’on écrit à la main, ce que l’on perd en ne le faisant plus. Je suis partie de souvenirs d’amitiés avec des mathématiciens. J’étais frappée par leur capacité à être dans un langage. Je trouvais qu’il y avait une grande poésie dans la mise en place de ces raisonnements mathématiques, ces jeux de la pensée, ce goût des formes. J’ai été attiré par ce monde, tout en acceptant de ne pas le comprendre. Le plus important était de lâcher prise, de se laisser guider par cette discipline abandonnée par la littérature. Et cela m’a fait du bien de me mettre dans la peau d’un chercheur. Le Scribe est aussi un hommage à ces années d’étude que j’ai moi-même vécues. Tous vos livres célèbrent l’idée d’un travail qui donne forme à quelque chose. C’est l’idée que toute pensée est d’abord brouillonne, qu’on ne peut pas aller vers des choses qui s’affinent si elles ne sont pas d’abord grossières et pleines d’erreurs. Comment ce sur quoi nous agissons finit par nous agir en retour ? Ce façonnage réciproque des êtres et du monde m’interpelle. Chandra n’est pas un génie d’emblée, la maladresse et le doute l’habitent, mais en même temps il cherche à s’inscrire dans le réel. Je ne voulais pas que les mathématiques isolent ce jeune homme de sa famille restée en Inde, de Paris, de l’amour. Le texte devait accueillir cette simultanéité du monde, cette coexistence de pensées, de pratiques, de vies, sans pour autant être trop touffu ou bavard. Il y a chez vous un aspect très documenté de l’écriture. J’aime rencontrer les personnes compétentes dans les domaines que j’investis. J’ai aussi des carnets au long cours, sorte de pierres d’attente où je consigne des bouts de phrase que j’ai lus, des images, des sensations, des accords entre des mots et des adjectifs qui m’intriguent, et qui trouveront peut-être un jour leur place. Parfois, ces notes 82
remettent en marche un drôle de circuit mental et je vois tout se rallumer, à la façon de ces vieux tableaux à diodes du métro que l’on actionnait pour voir s’afficher les différents itinéraires possibles. Vous pratiquez un art de la notation sensible, du détail, que l’on pourrait volontiers qualifier d’impressionniste. Je suis récemment tombé sur ces mots d’Ernest Hemingway, qui me semblent correspondre à votre positionnement d’artiste face au réel : « Je cherchais à traduire des petits faits qu’on ne remarque pas et qui constituent les émotions […] Ce sont des choses qui vous émeuvent avant que vous sachiez le fond de l’histoire. » Ça me touche ce que dit Hemingway. Car le fond de l’histoire, qu’est-ce que c’est ? Je redécouvre Sarraute en ce moment. Pour elle, le langage l’emportait sur l’histoire. Et pourtant, ses livres racontent tant de choses sur notre humanité… La vie me fait penser à une partition dont il s’agirait de jouer toutes les notes, avec tous les instruments de l’orchestre. La partition de l’histoire, c’est un ensemble de détails qu’il s’agit de rendre sensible. J’essaye de tordre le cou à cette expression : « se perdre dans les détails. » Je pense que c’est plutôt l’inverse : On se trouve dans les détails. On précise quelque chose pour le rendre lisible et certainement pas pour s’y perdre. C’est le contraire qui me fait violence : la simplification du réel, ou bien l’instrumentalisation d’un personnage pour les besoins de l’intrigue. Me lancer dans l’écriture d’un roman en ayant déjà en tête un « pitch » résumable à quelques idées me paraît inconcevable. Ça n’est pas rendre hommage à la littérature que de la forcer à ce point. Votre prose a sensiblement évolué depuis Les merveilles du monde. J’ai le sentiment que votre phrase charrie encore davantage d’éléments expressifs ou sensoriels qu’auparavant. Elle témoigne sans doute d’un désir d’accueillir plus généreusement les choses du monde. L’Inde a élargi ma palette. J’y ai trouvé une richesse sensorielle, une plasticité nouvelle. Chaque projet d’écriture permet d’explorer le réel avec une foulée différente. Dans le cas du Scribe, j’ai ressenti une respiration plus ample, plus profonde. J’ai toujours été frappée par le fait que les grands sportifs ont un pouls qui bat lentement, avec une tension un peu basse. C’est la question de la juste tension. Parfois, démarrer dans le calme permet d’accueillir une grande vitalité. Je pense aussi aux peintres qui, en vieillissant, font des grands formats parce qu’ils ne voient plus grand-chose. Ils adaptent leur langage à l’évolution de leur corps, en fonction de là où ils en sont arrivés dans leur vie.
En regard d’écritures presque primitives, Le Scribe met en exergue des langages empruntant des voies nouvelles, à l’image des liens YouTube que s’échangent Chandra et ses amis. J’ai voulu créer une sorte d’entonnoir qui laisserait entrer toutes les écritures, des plus contemporaines au plus archaïques. J’ai repensé à cette phrase de Barthes : « j’ai une maladie, je vois le langage. » Je me suis dit que j’allais moi aussi me laisser agir par cela. Lorsque je voyage dans un pays où se déploie une écriture inconnue, cela m’obsède. Je retrouve cette euphorie de l’enfant qui apprenant le langage, s’amuse à lire tout ce qui se présente à lui. Pour moi, il n’y a pas d’un côté le Scribe du Louvre, les inscriptions de Restif de la Bretonne, le langage complexe des mathématiciens, et de l’autre les liens YouTube ou les mots que l’on s’échange sur Skype. J’avais envie de mettre tout cela à plat, dans un désir encyclopédique un peu délirant, pour défaire les constructions, les hiérarchies. Donner un coup de sonde dans cette question de l’écriture, et voir ce qui venait. Et j’ai vite compris que c’était la coexistence de tous ces mondes écrits qui m’intéressait, car elle produisait de l’inattendu. Le roman fait constamment dialoguer deux villes, Paris et Calcutta. Cela m’a donné l’occasion de déjouer certains clichés. La violence, par exemple, n’est pas forcément là où on l’attend. La pauvreté, les corps malmenés, non plus. Dans ces deux villes résonnent des poussées autoritaires, des tensions économiques ou sociétales de tous bords. S’il y a bien une mondialisation, elle se joue aussi dans la récurrence de ces motifs. Votre écriture semble ne jamais avoir été autant en phase avec le contemporain. C’est comme si je m’étais préparé, à la façon d’un sportif, pour tenter de capter ce présent. Le temps était venu pour moi de m’y confronter. Nous arrivons à un moment de notre histoire assez décisif. Je ne sais pas exactement quoi en penser, mais je sais qu’il faut en prendre acte. C’est là, c’est maintenant, et il faut en faire état, sans dramatiser. D’où la présence dans ce texte d’une certaine forme de légèreté, d’humour ? Je tenais à ces bouffées de cocasserie. L’humour est très présent en Inde. Certaines divinités arborent un large sourire. Et même au milieu du chaos, le rire n’est jamais loin. C’est une façon de faire face, de réagir, de suspendre le cours des choses. C’est une parade face à la dureté de certaines réalités, quand la pensée ne peut plus rien.
Ce mélange d’insouciance et d’inquiétude m’a fait penser à une figure que vous évoquez au début du roman, le cinéaste Satyajit Ray. La Trilogie d’Apu a irrigué l’écriture de ce roman, comme une espèce de partition souterraine. Cette œuvre m’a bouleversé. J’ai même fait quelques emprunts de noms d’acteurs de Satyajit Ray pour nommer mes personnages. La modernité de ce cinéaste m’éblouit. Il ose le lyrisme, il n’a pas peur des grandes émotions, et en même temps sa mise en scène est d’une économie extraordinaire. Apu, cet enfant qui dort avec sa mappemonde, je trouve ça très beau. Quand Chandra met dans ses bagages son équerre et ses instruments de géométrie, c’est un hommage direct à cette scène. Vous êtes en résidence à Besançon à l’invitation du Frac Franche-Comté, qui vous a laissé carteblanche pour écrire sur une œuvre de votre choix présente dans la collection. Votre attention s’est portée sur une pièce de Dector & Dupuy, La chaise de Pondichéry. C’est comme si l’imaginaire du Scribe trouvait un écho dans cet objet et me donnait l’occasion de prolonger des questionnements très personnels autour de la question de l’usure des choses, du dessin, du design. J’enseigne dans une école de design et je me dis que ce terme, au fond, accueille un certain nombre de mes préoccupations. Quand je dessine, je me pose toujours la question de l’assise des corps, de leur tenue, de leur inscription dans le monde. Cette œuvre est la réincarnation, dans un autre matériau, d’un des objets les plus communs au monde puisque cette chaise en plastique monobloc dessinée en 1947 a été utilisée depuis par un milliard de personnes. Une chaise qui par ailleurs a été méprisée, bannie de certains lieux car jugée trop laide. Celle qui a intéressé Dector & Dupuy venait de Pondichéry, elle était usée. À leur demande, elle a été refaite en teck par un ébéniste indien, et j’ai été émue par la manière dont ils ont pris acte de cette forme, l’ont élevé au rang d’œuvre d’art susceptible d’entrer dans une collection. Un texte sera édité par le Frac, et j’en ferai une restitution en février prochain, à côté de la chaise en question. — LE SCRIBE, Célia Houdart, éd. P.O.L
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GUILLAUME MICHAUT VIES ATEMPORELLES
Par Florence Andoka ~ Photo : JC Polien
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« La normalité embue/elle se croit le seul univers vivable/je lui paie son écot, » le ton est donné. Publié dans la collection Théodolite des éditions La clé à molette, Conscience et violence est le premier recueil de poèmes de Guillaume Michaut. Conscience et violence compte une soixantaine de poèmes en vers libres, souvent structurés en quatrains riches et concis. C’est votre premier recueil, comment l’avez-vous construit ? J’écris depuis longtemps des poèmes et j’en ai détruit beaucoup aussi. Pour Conscience et violence, la forme s’est construite au fil de l’écriture, même si certaines phrases ont pu ressortir alors qu’elles m’accompagnent depuis vingt ans. Il y a toujours quelque chose de souterrain qui travaille, mais à un moment donné il y a une tension entre l’intention et la forme qui se joue et le poème doit être comme ça. Forme et sens se créent en même temps. Il m’arrive aussi d’écrire des sonnets, surtout quand je lis de la poésie en vers réguliers, mais sinon je suis dans des rythmes dissonants, la musique est toujours là. Votre univers, à commencer par le titre du recueil, est marqué par la présence de la philosophie. On a aussi le sentiment que l’écriture accompagne l’existence. Y a-t-il des auteurs en particulier qui vous sont familiers ? Je suis un lecteur boulimique, je peux me battre un petit peu sur la philosophie, la mystique hindouiste. Je suis fasciné par l’imaginaire humain quel qu’il soit, et ça passe aussi par l’imaginaire religieux, les mythes amérindiens, grecs ou aborigènes. Même si un philosophe rationalise, pour moi la philosophie ne contrôle pas l’imaginaire humain, elle en est une part. Beaucoup d’auteurs m’accompagnent quelle que soit leur discipline, je peux parler de Stephen King comme de Matthieu Messagier, d’André Breton, d’Antonin Artaud ou de Margaret Mitchell. Je suis capable de faire le grand écart, de décrire des axes. J’ai un respect énorme pour la poésie de Messagier. D’ailleurs c’est un autre poète, Manuel Daull qui m’a permis de publier Conscience et violence, en me lisant et en me conseillant d’adresser mon manuscrit à Alain Poncet des éditions La Clé à molette.
Votre poésie n’est pas attachée à un lieu et une époque précise. Il n’y a pas de renvoi explicite à des évènements, pas de trace d’oralité, pas d’anglicisme, aucune pratique propre à l’époque… Ce recueil aurait pu être écrit il y a vingt, trente ou soixante ans et même plus. Il n’y a qu’un seul nom propre c’est Rachmaninov, donc ça se situe après Rachmaninov. Je suis à la recherche du moment qui n’appartient pas à telle ou telle époque. Forcément, j’écris avec les mots que je connais aujourd’hui, mais les sensations que j’essaie de faire passer sont des sensations atemporelles, celles que l’on aurait pu vivre dans une grotte à Lascaux. J’ai aussi le goût d’un vocabulaire exigent. Je voudrais que le lecteur soit projeté dans le réel et le virtuel en même temps. Je produis très peu et très difficilement. Je ne suis pas un graphomane. Aujourd’hui, je termine un deuxième recueil. Il est court aussi, il s’intitule Les agonistes, n’a pas encore d’éditeur, le style, le jeu des métaphores y sera semblable, mais les poèmes seront plus longs. Les thèmes restent les mêmes, l’enfance, la folie, la beauté de l’imaginaire. Les agonistes renvoient à l’agôn en grec, ici ce sera la confrontation amoureuse, et aussi aux agonisants, tous les gens qui sont dans la rue ou dans des situations où les autres les trouvent malades alors qu’ils ne le sont pas forcément. — CONSCIENCE ET VIOLENCE, Guillaume Michaut, éd. La clé à molette
à l’amitié du pire je choisis de perdurer à l’amour de périr je dévale la diagonale au velours de ne plus rire je prescris le viscère au labyrinthe des intestins j’esquive le minotaure à la personnalité qui se délite je réaffirme et je nous pourvoie d’un réel dédoublé à l’amitié d’un couteau toujours entre les deux yeux le tout jamais m’affine et m’identifie Guillaume Michaut, Les Agonistes, inédit
Brecht Evens Compositions viscérales Par Benjamin Bottemer
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En quelques albums foisonnants et fascinants, Brecht Evens est devenu l’un des auteurs belges à suivre. Le Cartoonmuseum de Bâle propose une rétrospective de son travail.
Dix ans après avoir été récompensé par le Prix de l’Audace au festival d’Angoulême pour son premier album Les Noceurs, Brecht Evens a confirmé et dépassé le statut de jeune prodige de la bande dessinée. Son dessin fourmillant de détails et de couleurs nous captive tout autant que la comédie humaine à laquelle se livrent des personnages volontiers instables. Si ses planches prennent la forme de tableaux parfois vertigineux, « son travail graphique n’est jamais décoratif : chez Brecht Evens, le dessin raconte l’histoire, » prévient Anette Gehrig, directrice du Cartoonmuseum de Bâle et commissaire d’exposition de Night Animals. « Les couleurs expriment les émotions, le dessin est connecté aux dialogues et ses personnages sont très forts. » Le musée suisse propose une exploration de l’œuvre de l’auteur belge : oiseaux de nuit et démons intérieurs dans Les Noceurs et Les Rigoles, son dernier opus en forme d’épopée dans la jungle urbaine, le milieu artistique et ses hypocrisies dans Les Amateurs ou encore un huis-clos aussi poétique que dérangeant avec le très personnel Panthère. En faisant preuve d’une maestria graphique toujours bluffante, déconstruisant le langage classique de la BD tout en nous plongeant au plus près de ses personnages, Brecht Evens nous fait traverser la page. Dès ton premier album, tu t’es affranchi d’un certain nombre de codes de la bande dessinée, notamment avec l’absence de bulles ou de cases : tu les perçois comme des contraintes ? À 18 ans, j’avais un style cartoon dont j’étais fier, c’est en arrivant à Saint-Luc [l’École supérieure d’art de la ville de Gand, ndlr] que l’on m’a presque interdit d’utiliser des bulles et des cases ! On m’a « déconstruit » en m’apprenant à voir d’autres possibilités. M’affranchir de certains codes a été un saut radical, depuis j’ai le sentiment que je peux tout intégrer à mon style, des miniatures persanes aux gravures sur bois médiévales jusqu’à la peinture japonaise. Grâce à cette approche, j’ai pu « agrandir » mon dessin. Quelles techniques utilises-tu et comment sontelles au service du dessin et de l’histoire ? L’aquarelle est idéale pour fondre décors et personnages par la transparence : l’ensemble est plus organique, rappelle davantage les mouvements de la vraie vie. J’utilise aussi des encres de couleurs, des feutres et beaucoup de gouache, avec laquelle tu peux avoir des effets plus boueux, mais aussi plus opaques... En bande dessinée, on peut faire passer des émotions grâce à des astuces et des jeux graphiques : par exemple, le visage d’un personnage peut devenir une tache pour montrer qu’il se renferme sur lui-même.
L’aspect foisonnant et coloré de ton dessin est particulièrement saisissant, mais tes dialogues sont également très travaillés, plein de nondits qui dévoilent beaucoup de choses sur tes personnages. J’aime beaucoup les dialogues où les mots dissimulent les intentions, les convictions... Le vrai enjeu dans mes livres est de deviner qui sont réellement les personnages. On les rencontre dans une certaine situation, dans un certain état, on a des aprioris sur eux puis on les découvre ; je fais tout pour qu’on ne puisse pas livrer un jugement définitif sur eux. J’essaye toujours de construire mon histoire pour que le lecteur reste au plus près d’eux : dans Les Rigoles j’ai pris un risque en faisant débuter l’action tardivement, mais je voulais prendre le temps de mettre en place leur univers. Les Rigoles apparaît comme ton album le plus ambitieux, c’est aussi une sorte de version alternative des Noceurs, où l’on retrouve des situations, des lieux, des personnages... Deux livres évoquant la ville, ses oiseaux de nuit mais aussi ce qui se cache derrière cette vie festive et nocturne ? Les Rigoles est un peu le grand frère des Noceurs, qui était mon projet de fin d’études : un album plus mature, un puzzle qui est aussi une célébration de la ville, de la fête et de la nuit, un portrait plein d’amour, mais qui n’en masque pas les côtés sombres. On y retrouve un mélange de plusieurs villes même si pour Les Rigoles, Paris, où je vis depuis sept ans, m’a beaucoup inspiré : c’est d’ailleurs une cité faite de plusieurs villes. Sur quoi travailles-tu actuellement ? Sur un album dont le personnage principal sera un jeune garçon qui grandit dans un environnement familial clos, presque sectaire, élevé par son père qui lui présente le monde comme rempli d’ennemis cachés en lui expliquant qu’il faut qu’il devienne un héros. Le garçon vivra quelques jours totalement fantasmatiques où réalité et fiction vont se mélanger ; ça pourra être perçu comme une aventure magique ou comme un délire mental : ce sera au lecteur de voir... — NIGHT ANIMALS, exposition jusqu’au 31 janvier au Cartoonmuseum, à Bâle cartoonmuseum.ch
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Paul Morris Effroyable chagrin Par Nathalie Bach ~ Photo : Renaud Monfourny
Chronique d’une absolue solitude, Le trou de Paul Morris éclaire d’une écriture au calme glaçant les ravages d’une enfance sans enfance. En pleine face. « Peur » et « honte » sont les mots qui reviennent le plus. Je ne m’étais moi-même pas aperçu de cette récurrence, c’est totalement inconscient. Sans doute ai-je voulu réduire au minimum le vocabulaire de cet enfant à son état affectif. Au-delà du caractère romanesque, on peut y voir une forme de supplique, même si elle est informulée. Alors, c’est aussi inconscient de ma part [rires], parce que l’enfant en question est complètement restreint à lui-même, sans guère d’altérité. En ce sens, Le trou peut se lire comme l’étiologie d’un éventuel sociopathe ? Bien sûr, une de mes volontés était de montrer à quel point le fait de grandir dans un environnement délétère ouvrait une faille. Un être humain est une sorte de baudruche plastique qui se bâtit sans repères d’ordre rationnel ni normes et ici, cette construction n’est relayée par personne. 88
L’enfant, dont on comprend à demi-mots qu’il vit dans une « famille d’accueil » ne porte ni nom ni prénom, un désert de plus ? Pour le coup c’était très conscient de ma part ! Alors, dans ce « je » anonyme, il y a beaucoup de vous ? Sans revendiquer quoi que ce soit d’autobiographique, c’est-à-dire avec la distance qui s’impose et l’expérience qui a nourri ce texte on peut dire que oui. Mais à l’intérieur de cela, il s’agissait pour moi, à partir de l’enfance, de soulever d’autres questions en faisant parler ce garçon avec le langage le plus pauvre possible. Ce qui m’intéressait était de n’être dans aucune victimisation et que cette froideur qui peut paraître complètement aberrante voire surréaliste soit un quotidien dans lequel l’enfant évolue avec innocence. J’aurais d’ailleurs pu surenchérir dans la cruauté, faire basculer tout ça dans une tentative perverse plus prononcée. J’ai préféré rester sur le fil. Beaucoup de sujets sont évoqués autour de cette errance, comme celui de l’enfance face à la pornographie numérique, avec cette fameuse scène où l’on passe allègrement de Pornhub à la chaîne Gulli. Oui, parce que dans ces flottements de bascule je me pose la question de savoir ce que veut dire de confronter un enfant à une certaine forme de brutalité qui ne s’adresse qu’aux adultes. C’est pourtant notre monde, raconté ici par un être très jeune, ce qui permet de grossir le trait. Cela pose notre rapport au réel face à notre univers d’adultes où la violence, dont celle du rapport social, est beaucoup plus sournoise. J’ai eu envie que cette scène puisse paraitre outrancière parce que de toutes les façons, avec ce roman, je n’avais pas envie d’écrire quelque chose d’inoffensif, c’est peut-être là mon plaisir de pervers polymorphe qui perdure en moi ! Je veux dire par là que je n’ai pas voulu que ce soit gênant pour être gênant mais qu’au contraire cela ouvre le débat et nous mette en face de nos contradictions, d’un certain progrès, d’un certain état des lieux. Justement pourquoi ce titre, cette béance qui offre une multitude de sens ? Dans un premier temps pour moi, le trou c’était surtout la taule. Et puis c’est devenu ce non-lieu, ce désœuvrement total dans cette famille indifférente. C’est vrai aussi qu’à cet âge-là pour un garçon, c’est une période de la sexualité très particulière, floue, inquiétante et magique. Ce titre est comme une polysémie autour d’un mot avec aussi ce rapport à la mort qu’a ce garçon qui veut à tout prix être baptisé pour ne pas rester dans les limbes. 89
Le rapport qu’il a à Dieu aussi, je veux dire de façon organique et intuitive notamment par sa relation à la nature. Je pense qu’on est tous sensibles par essence à la question religieuse. Et les seules choses qui ne soient pas mortifères pour cet enfant ce sont la forêt, les odeurs d’humus, les animaux, charnellement présents. C’est cette puissance de vie qui lui laisse une fenêtre pour tenter de sortir de la bêtise humaine dans laquelle il est malheureusement obligé d’évoluer chaque jour pendant cinq saisons. « Je me crois en enfer, donc j’y suis, » écrivait Rimbaud. Le roman débute et se termine en été, ce jeune garçon traverse ce temps en activant tous les leviers de survie. C’est drôle parce qu’en écrivant j’ai beaucoup pensé à Rimbaud, à son côté panthéiste et aussi à sa précocité. Justement, dans Le trou quelle distance peut mettre l’enfant avec sa vie ? Il parle à ses nounours qui lui parlent en retour, c’est là finalement la seule vie sociale qu’il ait. Et il y a ces cahiers qu’il découvre dans sa chambre, écrits par le locataire d’avant et dont il va écrire la suite. Si comme moi on aime la psychologie des profondeurs, on se dit qu’un enfant peut être amené à développer une organisation du monde en développant un certain animisme, un spirit avec tout ce qui est possible. La fascination de pouvoir créer un univers est intense. Et là, j’ai aussi envie de parler des adultes quand vient la question de la création. Est-ce une forme de refoulement, celle de la violence par exemple ? Pour ma part, je préfère la contempler sous forme écrite ou cinématographique. Est-ce une sublimation des affects et de ce rapport trouble à cette notion de réel ? Création et schizophrénie sont pour moi assez peu séparés. Le trou, c’est aussi un pied de nez à Sarkozy qui voulait déceler et stigmatiser une délinquance possible dès l’âge de trois ans ! L’horreur ! J’aurais pu d’ailleurs développer une autre dimension, celle d’un héritage presque marxiste, mais si j’avais dû le faire j’aurais plutôt insisté sur le fait de savoir de quelle côté de la barrière commence notre vie et de quelle façon rétablir l’égalité des chances. Ce qui aurait pu être dramatique avec Sarkozy, c’était la certitude de rester dans les limbes ! Qu’insuffle en priorité votre roman ? La conjuration du désastre. — LE TROU, Paul Morris, Médiapop éditions www.mediapop-editions.fr
DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA PELLICULE Tel Alice après le lapin blanc, Nicolas Bézard nous entraîne à la poursuite de Wim Wenders. Elsa Charbit revient en force nous parler d’Entrevues et d’une tradition expérimentale du cinéma d’images trouvées, échangées, numérisées.
LA BALADE DE WIM Par Nicolas Bézard (texte et photo)
Qui ne s’est jamais senti transporté, ébloui ou ému devant un film de Wim Wenders ? Qui n’a pas accompagné Alice dans les villes, écouté du rock dans un camion avec Rüdiger Vogler, senti son cœur défaillir en découvrant Nastassja Kinski dans son pull- robe rose angora ? Déambulation avec une légende vivante du cinéma, venue nous parler d’un des plus grands peintres du XXe siècle.
Wim Wenders chez Beyeler
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Tu es arrivé un peu plus tôt que tout le monde en ce froid et lumineux matin de janvier. Des raies de soleil se déplaçaient insensiblement dans les salles presque vides de la fondation Beyeler, projetant leur géométrie complexe sur les tableaux de Edward Hopper. Dans ton costume trois pièces au pantalon flottant remonté jusqu’à mi-ventre, tu avais l’allure dodelinante d’un Charlot d’un mètre quatre-vingtdix sans canne ni chapeau, mais qui aurait gardé les stigmates d’un gag mal exécuté – une discrète attelle de poignet figeait ta main gauche. Profitant de ce moment d’intimité avec les œuvres du peintre américain, tu méditas devant un coucher de soleil sur une voie ferrée, t’attardas longuement près d’une grange dans le Massachusetts. La salle des marines fut vite expédiée – un visiteur indélicat ayant eu tôt fait de sortir son téléphone après t’avoir reconnu. Qu’importe, tu prendrais tout le temps que te réclame ton imaginaire pour descendre la rampe de Stairway (1949), ce petit format esseulé sur un immense mur blanc – accrochage inspiré – dont l’escalier débouche sur une forêt sombre, sourde, menaçante. Te souvenais-tu que cette même descente d’escalier t’avait inspiré un travelling dans Every Thing Will Be Fine ? Un de tes derniers films qui aurait pu, sans l’indulgence que l’on doit à ceux qui nous ont fait tant rêver, nous brouiller pour de bon avec ton cinéma. Repensais-tu encore à cette année 1973 et à ce choc que produisit en toi la découverte, au Whitney Museum de New-
York, des œuvres de celui qui allait devenir ton « ami américain » ? « Aussitôt après le Whitney, j’ai acheté un livre de reproduction de ses peintures. Plus tard, lorsque nous préparions L’Ami américain avec mon chef opérateur Robby Müller, nous avons détaché les illustrations du volume pour les épingler aux murs de nos chambres d’hôtel. Nous avions une idée précise de ce que nous voulions en termes d’ambiance et de couleur, et les images de Hopper étaient notre modèle. On peut apprendre de chaque peintre, mais personnellement, c’est de Edward Hopper que j’ai appris le plus. » Tandis que tu te penches sur un détail de High Noon (1949) – étonné comme nous par les proportions impossibles de cette maison que l’on croirait de poupée – une petite foule d’admirateurs s’est rassemblée dans ton dos. Soudain, tel le lapin d’Alice au pays des merveilles, tu sors une énorme montre à gousset de l’intérieur de ta veste, prend le temps de l’étudier quelques secondes puis, dans une improbable volte-face, te retournes vers l’assemblée de curieux que tu confonds avec tes yeux rieurs. Qu’aurais-tu à leur dire, sinon que ce n’est pas toi qu’il faut regarder, mais les tableaux ? Peut-être leur avouer ton amour obsessionnel pour le peintre née à Nyack, dans l’état de New York : « J’ai écrit sur lui pendant un certain temps. Je me suis posé mille questions à son propos. Mais plus j’écrivais, et moins je pouvais en dire quelque chose. Deux ou trois choses, c’est désormais tout ce que je sais à propos d'Edward Hopper. Il a peint de telle façon que nous pouvons projeter beaucoup de choses dans ses images. Je pense à Cape Cod Morning (1950). Tout ce que l’on voit, c’est une femme, son attente, et derrière, une forêt. Non pas la forêt du romantisme allemand, qui nous accueille, nous enveloppe. Là, c’est un sous-bois qui ressemble à notre inconscient : quelque chose dans lequel on aurait peur de pénétrer. Un endroit fermé, inaccessible. Mais je vous affirme cela alors que Hopper, lui, ne l’a jamais dit. Donc je n’aurais pas dû le dire. J’aurais dû simplement vous dire : regardez ses tableaux. » Donata, ta femme, t’a rejoint devant Gas (1940). La nouvelle de ta présence s’est répandue comme une traînée de poudre dans le musée. Partout on murmure ton nom comme on s’échangerait un mot de passe. Par un jeu de vases communicants, les salles attenantes à celle où tu te trouves se sont vidées. On se bouscule pour voir l’icône, l’idole,
celui qui a reçu la Palme d’or en 1984 pour Paris, Texas. Imperturbable, tu murmures à l’oreille de Donata : « Tu sais quoi ? Je suis convaincu qu’il y a beaucoup de choses qu’il n’aurait pas peintes s’il n’avait pas vu de films. » Au fond, c’est d’abord cet artiste qui t’a donné l’envie de partir à la rencontre du paysage américain. « Pour faire ce film sur Hopper, je suis allé à Cape Cod, mais tout était construit. Alors je suis allé à Butte, Montana. Je m’y étais déjà arrêté des années auparavant. Entre temps, la ville avait perdu un tiers de ses habitants, mais les immeubles et la lumière des tableaux de Edward Hopper étaient encore là. » Parlons ici de ce qui fâche un peu, de cette onéreuse production en 3D financée par Roche et BNP Paribas, que tu as réalisée spécialement pour l’exposition. Des voix se sont élevées pour fustiger l’aspect gadget ou marketing de Two or Three Things I Know about Edward Hopper. Nous aurions ici du mal à les contredire. Et pourtant, quelque chose fonctionne dans ce film où tu renoues avec un plaisir qui nous semblait-il t’avait quitté ces dernières décennies : celui de regarder, de faire des images qui laissent en paix, qui ne barbouillent pas les yeux des gens. Parce que les images t’ont toujours intéressé davantage que les histoires, et que les histoires n’étaient souvent pour toi qu’un prétexte pour trouver des images : « Quand on commence à raconter une histoire, on casse quelque chose de la peinture. Il ne fallait donc pas raconter trop de choses. Je voulais permettre aux gens de poursuivre par eux-mêmes la narration, laisser les choses ouvertes, pour que chaque spectateur puisse méditer le film. » Tu précises enfin qu’avec cette 3D, tu as voulu traduire à l’écran cette immersion que nous ressentons tous en face des tableaux de Hopper. Ce sentiment d’être aspiré dans l’image. On veut bien te croire, et on te pardonne d’avoir oublié que les modestes films en 2D des Frères Lumière, au commencement du cinéma, étaient si immersifs qu’ils provoquaient des mouvements de panique dans les lieux où ils étaient projetés. On te pardonne aisément car pendant ces quelques heures où tu nous as pris par la main pour nous parler de tes admirations hopperiennes, les images du peintre américain se sont confondues avec les tiennes, et tu nous as fait voyager. Merci pour la balade, Wim. 93
ELSA CHARBIT Entrevues entre les gouttes Par Caroline Châtelet ~ Photos : Olivier Roller
Contre vents et Covid, le festival Entrevues organise sa 35ème édition, forcément remodelée et aux enjeux cinématographiques soulevés par la crise sanitaire. Rencontre avec sa directrice artistique, Elsa Charbit. Quels choix le contexte vous a-t-il amené à faire ? La compétition est maintenue dans sa forme habituelle, avec une sélection pour les longs métrages et une autre pour les courts et moyens – dédiée comme toujours aux première, deuxième et troisième œuvres, toutes formes confondues. Avec la crise sanitaire qui a entraîné l’annulation des grandes manifestations comme le festival de Cannes et le report de nombre de projets, nous n’avons par contre reçu « que » 1845 films éligibles à la compétition – contre 2311 l’an dernier. Sur le reste de la programmation, il y a aussi plein d’envies auxquelles nous avons dû renoncer. Si une petite fenêtre de tir a permis à des festivals de se tenir entre juillet et septembre, les signaux sont de nouveau peu rassurants. Nous avons donc préféré anticiper des conditions difficiles pour l’accueil du public et avons nettement réduit la voilure : là où Entrevues programmait en moyenne 120 films, le festival en proposera autour de 80 cette année. Un autre aspect important du festival, qui est la présence des lycéens en option cinéma, a également dû être abandonné. Quelles programmations avez-vous maintenues ? Cela a été un jeu d’équilibre, puisqu’il s’agissait de réduire la programmation tout en maintenant ce qu’offre le festival depuis toujours : la défense d’un jeune cinéma d’auteur fait de recherche et d’expérimentations et la transmission d’une cinéphilie plus classique, ainsi que des moments de débats et de rencontres avec celles et ceux qui font le cinéma. Si nous avons décidé de renoncer à la Transversale, nous avons conservé la Fabbrica, qui offre de précieux moments d’échange avec un ou une artiste et ses collaborateurs proches, en l’occurrence le réalisateur, scénariste et acteur Bruno Podalydès. Nous proposerons également un Panorama dédié au Net Found footage. Ce sujet très contemporain m’intéresse depuis longtemps et résonne aujourd’hui étrangement avec une forme de confinement, de distanciation physique, de rapports sociaux virtualisés. Pour le jeune public enfin, une programmation sur le thème du cirque et, en écho, pour les adultes, quelques séances nocturnes pour laisser une part belle au cinéma de genre et notamment aux films fantastiques.
— Le cinéma s’est révélé plus que jamais être une fenêtre ou un échappatoire. — Le 17.09, dans un café, à Paris Pour le reste, nous conservons les avant-premières, les séances spéciales et avons décidé de renforcer les avant-premières de films de patrimoine avec plusieurs petits cycles liés à des re-sorties – ce qui rejoint la logique de la politique des auteurs chère au festival – autour de Jean Vigo, Claude Chabrol et Tsai Ming Liang. La cinéphilie classique et contemporaine étant indissociables à mes yeux, il est important d’accompagner le travail fait par les distributeurs de patrimoine. Particulièrement avec ce qu’a révélé la crise sanitaire : beaucoup de salles se sont retrouvées le bec dans l’eau avec des sorties de films reportées et des classiques habituellement visibles dans les salles d’art et d’essai ont été programmés dans des multiplexes. En somme, des cinémas menant un travail remarquable toute l’année se sont fait voler leur fonds de commerce. Les moments de crise comme ceux que nous traversons rebattent les cartes et soulèvent nombre d’interrogations… 96
Quelles sont celles que vous souhaiteriez particulièrement aborder cette année ? Il y en a une que nous allons accompagner à travers des journées professionnelles ouvertes à tous : le coronavirus a amené un arrêt net de l’exploitation en salles et suscité une panique quant à leur réouverture. En effet, comment gérer l’arrivée des nouveaux films conjointement à celle de tous ceux n’ayant pu bénéficier de leur sortie prévue ? Si l’on ajoute à cela la multiplication des copies pour les blockbusters – Tenet de Christopher Nolan est sorti en France sur plus de 1 000 copies, un chiffre énorme – et du nombre de séances – un film comme le prochain James Bond repoussé en 2021 occupera dans un multiplexe plusieurs salles, avec désormais l’alibi de la distanciation – un goulot d’étranglement s’annonce pour le cinéma d’auteur. Quelle place pour ces plus petits films ? Sur quelle durée ? Ces sujets donnent lieu depuis longtemps à un bras de fer entre les pouvoirs publics et des structures militant ardemment pour le cinéma d’auteur indépendant, telles que la SRF (Société des réalisateurs de films) ou l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion). La crise sanitaire actuelle rend ces problèmes encore plus criants et qu’Entrevues puisse être un lieu où professionnels comme spectateurs se saisissent de ces débats est important.
— La découverte d’un film et de ses enjeux esthétiques sera décuplée sur grand écran, comme la démesure d’un visage filmé en gros plan. — Le confinement, avec sa pléthore d’œuvres disponibles en ligne et à la télé, a-t-il influé sur votre manière d’imaginer la programmation ? Non. Mais cela donne envie, plus que jamais, de présenter des films sur grand écran et dans de belles conditions, afin de contrecarrer l’habitude qui s’installe du cinéma à la maison. Même si avoir un choix immense chez soi est formidable, il est essentiel de conserver ce rapport à la salle. C’est une banalité, mais les films étant encore pensés pour cela, la découverte d’un film et de ses enjeux esthétiques sera décuplée sur grand écran, comme la démesure d’un visage filmé en gros plan. Après, certains réseaux de cinéphilie apparus pendant le confinement pour partager des films très rares et introuvables en DVD ou sur des plateformes ont été salutaires. J’ai été l’une des heureuses âmes errantes accueillie par La Loupe, un groupe à l’initiative de jeunes gens de Belgique et que Frank Beauvais [réalisateur de Ne croyez surtout pas que je hurle et membre du comité de sélection d’Entrevues en 2019, ndlr] a vite rejoint. Ils ont rapidement été dépassés par l’engouement que ça a suscité, ça a été du délire. Mais pour les cinéphiles, c’était un cadeau absolu dans ce moment où le cinéma s’est révélé plus que jamais être une fenêtre ou un échappatoire, « le mur du fond » du confinement en quelque sorte, pour reprendre la belle formule du poète, dramaturge et critique Jacques Audiberti. Cette oasis absolue a pu me donner des idées de films peu connus, notamment dans le cadre de recherches thématiques, et la période m’a plus généralement confortée dans l’envie de faire ce Panorama questionnant notamment notre rapport aux écrans. Assiste-t-on à un changement de paradigme, à une mise en œuvre différente de la cinéphilie ? Je crois que cela accélère et confirme les limites de l’édition des supports physiques, comme de la salle. Tout le monde n’a pas accès aux salles de cinéma d’art et essai. Les plus grands cinéphiles de générations antérieures se sont souvent formés grâce à la télévision : pour ceux éloignés des
cinémas, l’émission hebdomadaire du Cinéma de minuit à la TV était « la loupe » d’aujourd’hui. Qu’il y ait d’autres formes de circulation des films possibles, moins conditionnées à un environnement socioculturel, est important. Le rôle d’Internet, qui est aujourd’hui comme une gigantesque cinémathèque à écrans ouverts, repositionne les acteurs de la profession et questionne en profondeur nos métiers. Cette profusion d’images et cet enfermement subi résonnent avec Ne croyez surtout pas que je hurle [Cf. NOVO 56] conçu sur le principe du Found footage, soit le réemploi d’images cinématographiques préexistantes… Absolument. Au moment où Frank écrit ce film, nous n’étions pas du tout à l’heure du confinement. Lui, y partage une expérience solitaire et boulimique, à l’écart du monde, dans un rapport d’intimité aux œuvres – il visionne chez lui plus de quatre cents films en quelques mois. Sa pratique passionnée et addictive du visionnage présente dans son film, cette expérience de l’ordre de l’autoconfinement résonnent incroyablement avec l’époque et l’aventure qui sera celle de La Loupe et dont il a été une des chevilles ouvrières. Et c’est magnifique que ce film arrive jusqu’à la salle de cinéma et offre au collectif les images et les fruits d’une expérience aussi singulière et intime qui est celle de sa cinéphilie. — ENTREVUES, FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM, festival du 15 au 22 novembre à Belfort www.festival-entrevues.com
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AU MIROIR D’INTERNET Par Florence Maillard
Au festival Entrevues Belfort, une programmation dédiée aux films de Net Found footage met en lumière un cinéma puissamment évocateur, véritable anthropologie du monde contemporain.
Eau argentée
Vie et mort dʼOscar Perez
Société du spectacle 98
jeunesse, d’une génération... Et il tend un miroir difficile, très dur, révélant une grande solitude. Il pose en même temps la question du cinéma comme arme, pour résister ou pour détruire. Ce cinéma par le prisme de l’écran, de la distance, de la mise en scène de soi reformule aussi la question du réalisateur. Qu’est-ce qu’un réalisateur à partir du moment où il utilise des images préexistantes ? »
Present perfect
La section Panorama du festival Entrevues, consacrée à la jeune création « pour penser aussi une histoire du cinéma en train de se faire, » explique Elsa Charbit, directrice artistique du festival, se penche cette année sur des films réalisés au cours de la dernière décennie à partir d’images trouvées, téléchargées, parfois échangées, sur internet. « Ce sont des films que j’ai vus arriver depuis quelque temps et qui m’ont passionnée. Le Found footage est une tradition fondamentale du cinéma expérimental, qui trouve matière à renouvellement avec cet intérêt pour les images d’internet. Nous nous sommes concentrés sur des films se pensant comme du cinéma, du Net Found footage comme nous l’avons appelé. C’est un cinéma en prise avec le réel, plutôt du côté du documentaire bien que certains réalisateurs, plus rares, l’emmènent vers la fiction. Cela peut prendre des formes extrêmement diverses et aller des images les plus neutres, caméras perchées de ci de là dans le monde, à des images de réseaux sociaux avec des mises en scène de soi extrêmement fortes. C’est un point d’observation de l’époque, des pratiques, d’une 99
Des images, donc, qui vivent une autre vie dans le regard de cinéastes-monteurs. C’est d’emblée ce qui passionne dans cette rétrospective : les écarts, frottements, l’action de dévoilement ou de révélation qui a lieu entre la destination première de ces images et leur intégration au montage d’un film. Enquêtes maison sur le fil d’une intuition ou ciné-tracts pamphlétaires (All that is solid, de Louis Henderson, règle ainsi son compte au mythe de la virtualité en plongeant dans une réalité post-coloniale toute matérielle, celle du recyclage des appareils informatiques obsolètes jetés en Afrique de l’Ouest), fictions réinventant le pacte de croyance avec le spectateur ou surgissement émouvant de personnages documentaires (Present Perfect de Shenghe Zhu s’attache délibérément à une poignée de personnages isolés ou marginaux adeptes du live-streaming, une pratique qui a explosé en Chine), mais aussi vertiges de la répétition, de ces formes qui renaissent toujours les mêmes par le biais d’usages codifiés qui apparaissent, en fait, comme des symptômes : on assiste à un creusement des images, au-delà de leur première apparence ou apparition. Parfois ces images sont au premier abord ambiguës, ou schizophrènes : un aspect compulsif jusqu’au malaise de la mise en scène de soi, ou des images qui mènent à d’autres, comme ces vidéos de grand ménage domestique supposément motivantes renvoyant en quelques clics à d’autres sur l’anxiété et la dépression, réalisées par les mêmes femmes de militaires au foyer dans Clean with me (after dark) de Gabrielle Stemmer. Difficile de ne pas voir dans cette profusion affolante de pistes le miroir, aussi, d’un internet fait de liens et de progression virale : dans Watching The Pain of Others, Chloé Galibert-Laîné analyse son propre rapport à un film de Net Found footage (The Pain of others, de Penny Lane). Elle s’interroge d’abord sur le fait que les malades du syndrome des morgellons, étrange maladie de peau qu’elle découvre par ce film, sont presque toutes des femmes, y voyant une raison possible du discrédit
jeté sur leur discours, puis découvre que parmi ces femmes, certaines sont complotistes. Quelle piste suivre, privilégier, quels liens tisser pour quelle justesse du regard ? Le film, qui met en scène l’espace du bureau de l’ordinateur comme lieu de convergence des hypothèses, preuves, interrogations et intuitions, se donne comme table d’opération ouverte, quasi-interactive, invitation au dialogue pour son spectateur. Quant à un dialogue véritable, il se trouve pris en défaut : après des mois de recherche solitaire, le caractère inopérant d’une tentative de contact avec les femmes des vidéos ou au contraire excessivement gratifiant d’une simple conversation Skype avec la réalisatrice Penny Lane devient l’ultime question posée par le film. Il entre beaucoup d’illusion dans cette apparence de transparence des opérations de montage, comme dans la réalité censée filtrer de ces ponctions partielles dans le grand déversoir du net. Qui peut dire d’ailleurs que les plaies filmées par Cholé Galibert-Laîné sur sa propre peau, comme la preuve d’une empathie sursollicitée et de la viralité des images, sont bien réelles ? Les puissances du faux glissent rapidement vers celles du soupçon, et les films s’en font l’écho. Certains films montent des récits fictifs sous les atours bien réels du home movie (le bien nommé Fraud de Dean Fleischer-Camp, construit un roman familial mensonger à partir de « vraies » images d’une « vraie » famille de sur-consommateurs américains), ou frisent la fiction hallucinée quand justement il n’en est rien (Vie et mort d’Oscar Perez de Romain Champalaune, montre le destin violent et politiquement mouvementé d’un policier d’élite vénézuélien obsédé par son image, soit le selfie porté à un comble de romanesque et d’étrangeté). Rémy de Guillaume Lillo, procède différemment : le film se présente comme la dérive subjective d’un jeune homme sans argent venu s’isoler dans une campagne enneigée - un enfouissement qui ne fait qu’augmenter son mal-être, jusqu’à ce qu’intervienne une rencontre. Possible autobiographie à travers les images des autres, précis et évocateur dans le choix des plans, des cadres et du découpage, le film fabrique de toutes pièces un environnement à la fois concret et magique, dense et poétique, qui laisse aussi fasciné et démuni qu’un trompe-l’œil, redoublant la solitude du personnage (et si elle était aussi celle d’un cinéaste « filmant » sans acteurs ni décors, derrière son écran ?). Le geste de collecte et de montage des images renvoie les cinéastes à leur position première de spectateur, qu’ils mettent à leur tour en scène (par exemple en investissant la bande sonore, sous forme de dialogues à plusieurs voix autour des images de vidéosurveillance du pourtour 100
méditerranéen, dans La Mer du milieu de JeanMarc Chapoulie). D’autant plus que la position de spectateur-internaute, voire de monteur-bricoleur, est potentiellement partagée par tous. Recevoir des images, parfois par hasard, explorer, tirer un fil, accoler des fenêtres, apposer texte et image : les films font ressortir le langage vernaculaire du pays internet, un commerce devenu quotidien. Commerce : la valeur marchande de l’empathie et la comptabilité des interactions, relevée explicitement ou simplement présente au fil des films, n’est pas la moindre des ambivalences de ce continent humain. C’est là que les rapports de ce cinéma avec internet révèlent leur profondeur. Alors qu’on pourrait imaginer ces films baigner dans une atmosphère avant tout conceptuelle, la programmation se fait plutôt tour à tour glaçante et profondément émouvante. Ce cinéma fouille une matière humaine faite d’artefacts numériques et de visages, de formats et de corps (présents ? absents ? reliés ? dissociés ?), d’usages culturels partagés et d’individualités qui se manifestent dans la curieuse forme d’adresse à l’autre qui sature les réseaux. C’est une archéologie qui fait œuvre d’anthropologie. L’écart, à nouveau, est fécond, jetant un pont entre des individus qui s’exposent et des groupes invisibles (les masses de contenus similaires qui émergent derrière la pointe d’une seule vidéo : ou quand une femme devient vite toutes ces femmes), mais aussi, de manière plus inattendue, entre les femmes isolées de foyers américains tirés à quatre épingles, les netizen de Present Perfect - ainsi appelés par le pouvoir chinois - connectés mais pas moins esseulés ou en marge, et le terrible abandon du peuple syrien jeté dans la guerre civile et le silence du monde, dans le très éprouvant Eau argentée d’Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan. Des frontières sont abolies, rendues étonnamment fragiles, entre le témoignage spontané, vital et l’exhibition monétisée. Ce que ce cinéma porte jusqu’à notre regard, par le chemin qu’ils leur font emprunter, c’est combien ces images nous concernent, même et surtout quand elles semblent des bouteilles à la mer dans un océan de solitude glacée. — ENTREVUES BELFORT, festival du 15 au 22 novembre à Belfort www.festival-entrevues.com La programmation du festival Entrevues trouvera un écho dans l’exposition de la net artiste Olia Lalina jusqu’au 22 novembre à l’Espace Multimédia Gantner à Bourogne (voir page 140)
JOIE POSTAPOCALYPTIQUE Masques au nez et mains gluantes de gel hydroalcooliques, les musiciens bravent l’ouragan sanitaire et les concerts reviennent. Dieux du black métal, de la sunshine pop, de l’électro symphonique, du bon gros rock, etc. : Merci !!
Le moloco Haute-fidélité
Par Emmanuel Dosda ~ Photho : Vincent Courtois
David Demange, directeur du Moloco, et son équipe ne sont pas en panne d’idées pour laisser s’exprimer les artistes malgré les contraintes sanitaires. Entretien hors les murs.
À Montbéliard comme ailleurs, le secteur des musiques actuelles, touché de plein fouet par la crise sanitaire, doit s’adapter à cette période d’éloignement social. 102
Annulations, reports, coups de stress et de sang… Comment continuer à « danser sous la pluie » par les temps qui courent ? C’est compliqué, mais notre philosophie est de tenir compte de cette situation nous empêchant d’organiser des concerts debout – notre cœur de métier ! – sans baisser les bras. Aucun spectacle n’a lieu dans la grande salle en cette rentrée. C’est un geste fort car nous estimons qu’il n’est pas envisageable de proposer des manifestations “dégradées” au Moloco, avec cent places assises plutôt que six-cents normalement. Plutôt que d’attendre que l’orage passe, nous avons pris le taureau par les cornes, pour le public, les techniciens et les artistes, en imaginant des propositions parfois insolites, sur le territoire, dans des endroits atypiques comme le Fort du MontBart ou la Maison de Beaucourt. Je préfère inviter les spectateurs à voir des groupes comme Gliz et Dom Ferrer à jouer dans les bois, au milieu de rochers, de manière intimiste que sur des chaises en plastique au Moloco. Nous sommes un outil du Pays de Montbéliard et avons une certaine agilité, notamment grâce au festival GéNéRiQ, à aller un peu partout dans notre agglomération de 72 communes. Le hors les murs est la réponse la plus naturelle que nous pouvions apporter à cette crise. Le folk alcoolisé de Matt Elliott ou le métal dark de Regarde les hommes tomber : la programmation de cette rentrée donne le ton… Vous citez deux prop ositions un p eu postapocalyptiques, mais nous voulons délivrer un message de joie ! Plus sérieusement, c’est la dimension contemplative que nous avons dû mettre en avant, au détriment de l’aspect festif et dansant. Toute une frange de la musique est aujourd’hui sérieusement handicapée par les normes sanitaires, c’est le cas de Taiwan MC que nous avons dû annuler. Parmi vos concepts covido-compatibles, il y a le triptyque de concerts au casque au Temple SaintGeorges de Montbéliard avec des représentants de la vague néo-classique : Chapelier Fou, Laake et Lucie Antunes. Nous leur avons proposé de jouer le même set plusieurs fois dans la soirée pour accueillir le plus de monde possible. Le casque haute-fidélité permettra de rentrer dans l’intimité d’artistes qui seront placés au centre de l’espace. Ils chuchoteront à l’oreille des spectateurs, placés tout autour, dans des transats. Interrogé quant à ce dispositif, Chapelier Fou m’a confié vouloir éviter d’aller dans le sens du « puisque tout le monde est assis, je vais jouer des morceaux mous… » Un point d’équilibre est à trouver lors de cette expérience. Beaucoup d’esthétiques sont sur le banc de touche : c’est le cas des musiques urbaines
qui ont réhabilité le pogo ! Des artistes comme Chapelier Fou, qui décloisonnent les genres et dressent des passerelles entre musiques savantes et populaires, sont à même de s’exprimer dans une salle rock face à un public debout comme dans le cadre sacré d’un temple de Montbéliard. Nous avons parfois l’impression de retrouver un peu de liberté de programmation, malgré les contraintes, avec ce type de propositions et les artistes émergents que nous défendons de cette manière. Dans le contexte actuel, chaque événement est vécu par tous comme un moment privilégié, plein d’émotion. À partir du malheur, nous créons une aventure. La crise va-t-elle pousser les artistes à se réinventer et les salles à multiplier les formats originaux ? Nos équipes techniques sont capables de prouesses quant à l’aménagement de lieux insolites et nous avons cette capacité d’innovation, en des temps records. Mais avec nos jauges actuelles très limitées, entre 80 et 200 personnes, ce modèle n’est pas viable sur le long terme. Surtout, nous n’imaginons pas un monde d’après avec un public systématiquement assis, dans des salles où l’on ne danse pas, sans proximité ni sueur. Perdre à tout jamais ces moments d’intense communion ? Hors de question ! — REGARDE LES HOMMES TOMBER, SVART CROWN, concert le 4 octobre au Théâtre de Montbéliard — MATT ELLIOTT, concert le 10 octobre au Fort du Mont Bart, à Bavans — LAAKE, concert le 15 octobre au Temple Saint-Georges, à Montbéliard — CHAPELIER FOU, concert le 16 octobre au Temple Saint-Georges, à Montbéliard — LUCIE ANTUNES, concert le 17 octobre au Temple Saint-Georges à Montbéliard — TIM DUP, concert le 6 novembre à La Maison de Beaucourt www.lemoloco.com
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Souterrains #1 kg, amours et déviances Par Cécile Becker ~ Photo : Christophe Urbain
Une série de portraits souterrains. Elles et ils explorent le son, le triturent, côtoient les extrêmes, sans forcément chercher la lumière. Premier épisode : KG, chantre d’un grand n’importe quoi, bougrement bien branlé.
Nous n’avons pas choisi la facilité. Commencer par KG oder Rémy Bux équivaut à un démarrage en côte traversé par des virages en angle droit. L’homme, qui a un jour choisi de montrer son vrai visage et pour le coup, de manière frontale (sur l’album Passage secret sorti en 2014 sur le label Herzfeld, plus de 10 ans après un silence relatif) est complexe et déborde dans tous les sens, c’est d’ailleurs ce qui fait son charme. En témoigne la liste des groupes et projets qu’il a fondés, peut-être plus d’une cinquantaine, « parfois, ils ne duraient le temps que d’une chanson, c’est-à-dire une soirée. » On citera en vrac : Asile de Nuit, Chancre Mou, Séquence de cons, Boys in the Radiator – au sein duquel on retrouvait Renaud Sachet, fondateur du label Herzfeld –, Sun Plexus bien sûr, Einkaufen aussi, Flirt, Trio de traîtres, Crève - Sale Fils de Pute, Ich Bin. Ce dernier, pour le moins nébuleux, s’est employé à brouiller les pistes, « un groupe allemand qui chante en français, un groupe corse… », peu importe : « Un grand n’importe quoi. On a fait les débiles sans le faire sérieusement musicalement, sans y mettre de nous. » S’il renierait presque son existence (« On se fout complètement de ce projet, on a passé notre temps à le dénigrer. »), Ich Bin a très certainement participé à la construction du mythe Bux, à grands renforts d’un univers graphique léché et d’une pochette-poster au poil où Mulhouse est la Capitale de France, sinon du monde. Et puis, Mon chéri qui, à intervalles irréguliers, renaît de ses cendres bien foutraques (déguisements, tuyaux et liquides en tout genre). Enfin, KG, fondé aux alentours de 1993. Impossible de le suivre à la trace, Rémy Bux en a foutu partout. Acné et climax Pour esquisser les contours du personnage, il faut remonter à la source, en l’occurrence au temps où, pré-ado, il s’est flanqué d’une guitare électrique. Ses parents, bien que tous les deux musiciens, écoutent Abba, Jean-Michel Jarre et « des trucs discoïdes. » Comme tout boutonneux qui se respecte (ou ne se respecte pas, pour ça, référez-vous à la psychologie de comptoir), Rémy Bux a cherché à se construire « contre » et c’est évidemment « dans les marges » qu’il s’est trouvé. Il aspirait à « des choses un peu plus barrées, plus violentes, à sortir de l’empâtement pop des années 90 », il est tombé en amour pour les musiques « déviantes », découvertes dans son cercle d’amis : Métal Urbain, Cocteau Twins, The Jesus and Mary Chain, ou encore Einstürzende Neubauten, « un choc. » À l’époque, il fait tout par provocation, notamment porter un manteau orné d’un délicat “Kriegsgefangener” – pour KG, prisonnier de guerre durant la Seconde Guerre mondiale on ne se refait 106
pas – et peaufine son goût pour les extrêmes. Il cherche les « musiques qui bousculent » et finit, peu à peu, par prêter une oreille plus avertie à tout ce qui lui tombe entre les mains. Il cherche « les bruits purs », les « guitares qui font saigner les oreilles », mais surtout, les ruptures qui vont venir mettre sens dessus dessous la construction d’un morceau. Il s’évertue à fouiller le détail, l’émotion qui pète, la surprise et cette attention-là, forcément utile à son métier d’ingénieur du son, fait toute la différence. Architecture du son et leggings De son studio maison, situé dans la périphérie de Mulhouse, à Sausheim – à deux pas de l’église où son grand-père était organiste –, sans forcément verser dans l’expérimentation, il accumule les essais, les sons et a déjà de quoi alimenter deux prochains albums. Il a toujours des idées bien précises en tête et aime se poser des contraintes. Là ce sera n’utiliser que des guitares électriques, plus loin, sonder la musique électronique. La constante, c’est l’envie de poncer les angles, pousser les extrêmes, « polir le morceau », aller au bout de ses idées en le faisant aussi sérieusement que les délires qui les accompagnent. Ce qu’il préfère, c’est ça, le processus de création. Alors oui, KG porte des leggings, est tout nu sous son perfecto en cuir et aime jouer devant un ventilateur, de préférence, sur le toit d’une voiture. Mais KG, c’est aussi une discographie longue comme le bras débutée avec un EP éponyme qui a notamment tapé dans l’œil du créateur du label new-yorkais Captured Tracks au point de rééditer plusieurs de ses singles sur une compilation sortie en 2017 dans le cadre d’une collection dédiée aux raretés shoegaze. Bizarrement, la mayonnaise n’a jamais pris. « Une série d’actes manqués », dira Rémy Bux, de rencontres qui ne se sont pas faites et de communication bricolée à la va-comme-je-tepousse. Au fond, ça lui conviendrait presque : « Il y a toujours le fantasme rockstar qui traîne quelque part, mais j’aurais perdu trop de libertés. Quand tu as le succès, tu ne peux plus l’arrêter, c’est une machine qui s’emballe et que tu es obligé de nourrir. Je n’ai pas la notoriété que j’espérerai mais j’ai une liberté totale. Si j’ai envie de faire un morceau où je pète dans mon micro, je le fais. Ça a quand même plus de prix que de faire le malin et de ne plus toucher terre. » Ce qui lui importe c’est d’être diffusé, la qualité musicale, et surtout, de sortir du banal. L’originalité, le décalage, les marges, toujours. Le reste n’est que littérature. « Autant que la blague aille le plus loin possible. » — KG, Jesus Weint Blut, Herzfeld
Dominique A
©Laetitia Bégou
Pas de côté Par Emmanuel Abela
Dominique A nous avait annoncé une pause, mais à la suite du confinement il nous revient avec dix nouvelles chansons enregistrées en autarcie et un livre consacré à Philippe Pascal, le chanteur de Marquis de Sade et Marc Seberg. 107
Après la lecture de ton livre, j’ai réécouté Marc Seberg. J’oubliais à quel point Philippe était un merveilleux chanteur. Moi, je n’ai pas oublié ! [rires] Ni cette évidence vocale qui emportait tout sur son passage. Je n’ai pas oublié la voix de Philippe, mais sa manière de chanter avec Marc Seberg : il passait de quelque chose de très expressif à la limite de la scansion à un chant très mélodique. J’adore sa manière de chanter avec Marquis de Sade, mais effectivement avec Marc Seberg on lui découvre une souplesse particulière. C’est drôle, je m’en suis rendu compte après-coup, mais dans le livre je ne parle pas du tout du premier album. Il me semblait compliqué de l’intégrer à la narration. Et puis, je l’ai découvert avec Le Chant des Terres [le deuxième album publié en 1985, ndlr]. Il est vrai que quand il adopte le français comme mode d’expression premier dans son chant, quelque chose se libère. Et ça semble étrange parce que généralement on perçoit le français comme une contrainte. Pour lui, pas du tout, au contraire, il l’amène vers une forme de lyrisme, ou de « rondeur. » Ce terme, je l’emploie dans le livre et je l’oppose à la raideur qu’on associe généralement à ces groupes français des années 80, jugés un peu trop figés. Je vois chez lui quelque chose de très félin, lui qui aimait tant les chats. Sa disparition nous a tous affectés. Tu nous relates comment tu l’apprends, de manière brutale. Le besoin s’est-il immédiatement manifesté de mettre en mots ce que tu as ressenti ? Je ne me souviens pas de l’impulsion première, mais j’ai eu l’impression qu’il fallait que je le fasse tout simplement. J’ai ressenti une forme de nécessité : une histoire à raconter qui recouvre la mienne. En prose, je dois l’admettre, je ne suis pas capable de sortir du terrain intime, personnel et autobiographique. J’ai eu besoin de coucher sur le papier le choc de cette disparition, d’autant plus que ces semaines-là ou les jours qui précédaient j’étais en relation avec lui et sa femme Claire. J’étais immergé dans le bain « pascalien » si je peux dire. Ça a naturellement renforcé la brutalité de la nouvelle que j’apprenais. Globalement, un ensemble de facteurs m’a conduit à écrire ce livre, avec un récit qui est venu naturellement : Philippe a accompagné près de 40 ans de ma vie, de façon parfois épisodique, mais en étant toujours là. Il s’avère qu’il était encore plus présent au moment où le drame survint. 108
À la lecture, on prend conscience qu’il a énormément compté pour toi. Oui, il fait partie de ces personnes saillantes en France dans mon parcours. J’ai d’ailleurs le projet de rendre hommage à certaines d’entre elles. Parmi elles, Sapho, Bashung bien évidemment et Philippe Pascal. J’ai été formé par ces artistes-là, d’abord de façon indirecte, puis plus directe quand je les ai rencontrés. D’écrire sur Philippe me semblait donc très naturel. Tu affirmes à un moment qu’il était l’un des seuls artistes français qui trouvait grâce à tes yeux. Oui, comment le nier ? Je trouvais chez lui quelque chose de totalement inédit. Et puis, il était le centre de gravité d’une scène et d’une période. Il incarnait l’âge d’or à Rennes. Je ne connais pas d’autre ville en France où l’on retrouve une telle symbiose entre l’esprit d’une époque, la musique qui s’y produit et les gens qui sont là pour aider cette scène à émerger. Il y a des points de rencontre qui nous renvoient à l’histoire du rock anglais. Toutes proportions gardées, Rennes a été notre Manchester – en beaucoup plus bourgeois –, même s’il manque le label, la Factory [le label mancunien qui a révélé Joy Division, puis New Order, ndlr] ou le graphiste, Peter Saville. En revanche, à Rennes, on trouve le photographe Richard Dumas, qui a documenté cette période. La photo de couverture du livre est une photo qu’il a réalisée de Philippe dès 1977, avant les premiers enregistrements de Marquis de Sade. On sent une certaine urgence dans l’écriture, avec cette idée de ne pas en faire trop. D’où le format de ce petit livre qui dit beaucoup. Oui, j’étais gêné à l’idée de remettre à nouveau un texte court, mais il me semblait nécessaire qu’on sente une condensation du temps, à l’image de la vie en quelque sorte. Ces 35 ou 40 années rassemblées en un texte d’une cinquantaine de pages nous donnent une image assez juste de la perception qu’on peut avoir sur le temps au bout d’un moment. Tu nous relates cette relation entretenue à Philippe durant toutes ces années, la quête d’une rencontre possible, le moment où tu te détaches de lui, et la rencontre finalement. Oui, c’est quelque chose que je voulais raconter ainsi. Ça renvoie aussi à ce qu’on me dit : « Je t’ai écouté au début, puis je t’ai lâché, je t’ai retrouvé ou je t’ai quitté pour de bon. » C’est le propre de la relation qu’on entretient à un artiste. Quand quelqu’un vous suit au fil du temps, on constate des allers-
Claire et Philippe Pascal, Rennes, 1984 Š Richard Dumas
— Je sens comme une forme de dédoublement, mais aussi d’excitation à faire les choses de façon souterraine. — retours, des périodes de désaffection ou de retour de flamme. J’avais envie de raconter cela : Philippe était un modèle, mais à un moment il est sorti de ma vie et je l’ai renié, comme on peut tuer ses pères. Ou ses pairs, si tu veux. [rires] Tu nous le rappelles, Philippe Pascal, c’est une voix, mais c’est aussi une gestuelle. On la compare souvent à celle de Ian Curtis, le chanteur de Joy Division, mais je trouve celle de Philippe plus chorégraphiée. Après coup, j’ai regretté de ne pas avoir développé ce paragraphe dans le livre – il est l’un des derniers que j’ai écrits. Il y a une parenté gestuelle entre Philippe Pascal et Ian Curtis, et en même temps, quelque chose s’en éloigne. On trouve une crispation commune, mais chez Ian Curtis, on a plus le sentiment de quelqu’un qui se débat, avec une forme qui s’apparente à la présence d’un monstre intérieur. Je ne doute pas que Philippe Pascal se débattait aussi, mais il devait l’exprimer de manière plus rentrée et moins excessive. Toi-même, tu t’es lancé sur ta tournée Toute Latitude dans une chorégraphie surprenante sur scène. Oui, étrangement c’est devenu un moment que les gens attendaient. Mais je ne suis pas sûr qu’il faille y voir un lien. Comme tu le dis, c’est plus de l’ordre d’un geste vaguement chorégraphié, puisque ça reste de l’improvisation, mais je n’ai l’âge ni de Philippe Pascal à l’époque de Marquis de Sade ni de Ian Curtis. Je m’y suis mis tardivement. Mon corps s’est libéré. Et puis, quand je danse je n’ai pas le sentiment, contrairement à eux deux, d’exprimer un mal-être ni de me débattre face à la vie. J’ai simplement envie de déplacer le visuel du concert vers un ailleurs. À la fin, concernant cette danse, je t’avouerai que j’avais peur du passage obligé. Personnellement, j’ai été saisi au moment où tu l’as exécutée. Je trouvais cela courageux. Oui, il faut se lancer ! [rires] 110
À propos de Philippe Pascal, tu nous révèles qu’il se retrouve dans une extrême difficulté, voire une incapacité, face aux mots qu’il cherche à poser pour les nouvelles paroles du groupe Marquis de Sade reformé. Oui, je ne veux pas utiliser le terme dans le livre, mais on peut évoquer une forme d’impuissance. D’après moi, la difficulté vient principalement du fait que son groupe n’était pas Marquis de Sade, mais bien Marc Seberg. Marquis de Sade, c’était une association étrange de personnalités différentes, voire antagonistes, si l’on s’en réfère à la relation que Philippe entretenait à Frank Darcel. Les choses n’étaient pas simples avec cette reformation : c’était en quelque sorte revenir sur un passé révolu pour lui, alors que son implication était totale dans Marc Seberg, son vrai projet personnel. Mais peut-être est-ce une interprétation de ma part ? Du coup, ça créait chez lui beaucoup de tension. Il n’était pas prêt à poursuivre cette aventure. Dans un échange de SMS, il m’exprimait sa réticence à voir paraître un disque live de Marquis de Sade. Il était à la fois dans la joie de retrouver le public, l’énergie et la puissance sonore sur scène et dans l’appréhension de ne pas se situer à la hauteur, avec une obligation de résultat par rapport à la création. Ce qui est étonnant, c’est qu’à les voir sur scène au moment de la reformation, son implication était totale : nous étions surpris par sa présence demeurée intacte et l’actualité des compositions. Oui, il y avait une force des compositions qui sautait à la figure quand tu écoutais cela en live. C’est l’impression que j’ai eue, le premier soir à Rennes : nous retrouvions une intensité, et surtout une écriture. Sous la raideur apparente, on redécouvrait beaucoup d’ingéniosité. Dans le livre, tu insistes sur ton affection pour le deuxième album de Marc Seberg, Le Chant des Terres, dont tu as repris L’Éclaircie, rétrosp e ctivement l’une des plus b elles compositions de Philippe. Cette reprise l’as-tu liée au confinement ? C’est partie d’un projet plus ancien – une sorte d’arlésienne –, un album de reprises, comme je le disais précédemment, concernant des figures françaises, connues ou moins connues, mais essentielles pour moi. Au départ, je m’étais attaché au Chant des Terres, mais je butais dessus. Certaines chansons fonctionnent moins bien dans un contexte acoustique, même si elles sont bien écrites. Là, je n’ai pas trouvé la clé. Et quand le confinement a débuté, je me suis retrouvé comme
beaucoup de gens dans une sorte de prostration, et en me saisissant de la guitare j’ai enchaîné une suite d’accords qui m’a évoqué quelque chose de familier. Il s’avère que c’étaient les premiers accords de L’Éclaircie. Ça n’est pas ma chanson préférée, mais durant le confinement je m’y suis attaché. Je sens que j’ai quelque chose à faire avec ce morceau ; je m’acharne durant une semaine. Je ne suis pas d’une nature opiniâtre, mais là bizarrement je m’accroche et je l’enregistre. Il s’avère que je fais tout chez moi, jusqu’au mastering. Une fois enregistrée, je la diffuse sur Internet. Elle obtient une diffusion plus large que ce que j’avais imaginé, avec des passages en radio nationale. C’est étonnant, mais ça me ramène à mes débuts avec une production intégralement faite maison. Il n’y a rien de prémédité, mais son propos colle parfaitement à la situation que nous traversons. Elle raconte cela de manière poétique, universelle et contemporaine, ainsi que les aspirations qui sont les nôtres aujourd’hui. À partir de là, tu enchaînes avec de nouvelles chansons pour lesquelles tu composes d’abord la musique avant les paroles, ce qui rompt avec la méthode habituelle chez toi… Le contexte a généré des choses chez moi qui n’étaient ni attendues ni voulues. Ça s’est fait de manière évolutive : les gens ont bien réagi à la reprise, ça m’a donné envie de retravailler avec mes synthés et ma boîte à rythme, et d’enregistrer des choses plus personnelles avec les moyens dont je disposais. C’est devenu un quatre titres, puis un autre, et enfin voilà un disque complet. Il y a au fond de moi un Machiavel qui sait très bien où il va, qui sait très bien ce que je fais et souhaite faire, et qui m’utilise. [rires] Je sens comme une forme de dédoublement, mais aussi d’excitation à faire les choses de façon souterraine. Et me voilà avec un disque que je n’ose appeler « album » parce qu’il n’est rattaché ni à une logistique ni à la moindre préparation de choses à venir, une tournée par exemple. Au départ, nous étions partis sur du numérique exclusivement, nous nous sommes laissé tenter par le vinyle et finalement un CD. Ce disque s’impose, alors que j’avais annoncé une pause pendant 4 ans. Et dans l’intervalle, je reviens avec un disque très minimal enregistré chez moi, en totale autarcie. Je cultive sans le vouloir la contradiction en passant par le déni de ma propre parole, mais c’est ainsi. Je dois l’admettre, quand je ne suis pas dans la création, j’ai l’impression de n’être que 50 % de moi-même ou à 50 % de ma vie. Cette période en a bloqué plus d’un, moi ça m’a donné envie de faire l’école buissonnière par rapport à des projets que j’avais par ailleurs.
Sur ce disque, on trouve l’extrême nudité liée aux circonstances – cette nudité te sied à merveille –, on te retrouve dans une forme de mélancolie latente, et en même temps on décèle beaucoup de lumière derrière tout cela. Oui, il démarre par des ambiances plus claustrophobes aux synthés, mais progressivement du fait du changement de l’orchestration vers des formes plus traditionnelles à la guitare, folk ou pop, il s’ouvre à la lumière pour en arriver à L’Éclaircie justement. C’est en cela que je perçois ce disque, comme un pas de côté mais qui me rend très heureux. On peut considérer qu’il n’apporte pas grand-chose de plus aux gens qui connaissent déjà mon histoire, si ce n’est une poignée de chansons que j’avais vraiment envie de partager… — FLEURS PLANTÉES PAR PHILIPPE, Dominique Ané, Médiapop éditions — VIE ÉTRANGE, Dominique A, Cinq7/Wagram
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Collection Paul Schweyer 112
Gilles de Kerdrel La mélodie des choses Par Valérie Bisson
Écoutons nos pochettes est le projet né de la rencontre impromptue entre Gilles de Kerdrel et son vieil album des Stranglers sur lequel il n’avait plus jeté de regard depuis belle lurette. Se saisissant de l’objet, c’est toute une partie de sa vie qui est revenue à sa mémoire. Happé par la richesse de cette réminiscence, Gilles, concepteur-rédacteur de métier et dirigeant du studio Bureaux C&G, prend sa plume et ne lâche plus cette idée. Écoutons nos pochettes est né, projet protéiforme et en mouvement qui invite à l’écriture, au partage des souvenirs, à l’écoute et à certainement plus ; magnéto Gilles… Peux-tu nous raconter la genèse de ce projet participatif qui a pour objectif de récolter des textes en lien avec une pochette de disque ? J’écoute beaucoup de musique depuis longtemps, j’ai commencé à acheter des disques vers 12 ans, à une époque où les pochettes de disques étaient un lien direct avec l’univers des groupes. Un jour, 113
il y a quatre ans, je réécoute le premier album des Stranglers et toute une histoire est remontée à ma mémoire. Je l’ai tout de suite écrite et l’ai posté sur ma page FB. Les retours ont été nombreux et positifs, les gens avaient eux aussi des choses à raconter. Assez rapidement, j’ai trouvé le nom et le principe de projet participatif. L’idée n’était surtout pas de faire une critique d’album, mais bien de raconter des souvenirs personnels liés à une pochette de disque. J’ai donc ouvert la page Écoutons nos pochettes et posté les premiers textes issus de mon premier cercle d’amis qui s’est très vite élargi à d’autres personnes qui se sont prises d’affection pour le sujet et ont contribué au projet ; aujourd’hui, il y a plus de deux mille personnes qui suivent la page.
— J’aime la prise de recul et la distance, mais mon premier filtre reste le plaisir de lire. — Le 10.09, Chez Jeannette, à Paris Le projet se décline en lectures publiques et ateliers d’écriture, comment a-t-il grandi ? Assez vite je me suis rendu compte que c’était une idée à tiroirs. Le premier était l’écriture et la collecte de textes. Le second, celui des lectures publiques. J’ai eu l’opportunité de faire deux sessions de lectures lors d’une exposition de peintures dans un pop-up store rue d’Hauteville. J’ai sélectionné plusieurs textes et demandé à des amis comédiens de venir les lire. Puis, je suis entré en contact avec le Walrus, un disquaire-bar à Paris. On en est à la cinquième session. L’idée d’Écoutons nos pochettes, c’est aussi d’ouvrir à d’autres publics la possibilité de raconter quelque chose à partir de cet objet qu’est la pochette de disque. Des appels à textes ont été mis en place avec Rémanence des mots, un atelier d’écriture parisien. Aujourd’hui, d’autres projets de lecture/écriture dans des médiathèques sont en cours. Écoutons est vraiment un projet qui permet à chacun de s’exprimer et de faire remonter ses souvenirs. Un des fils conducteurs est d’inviter à la fois « tout le monde » mais aussi des auteurs reconnus : Dominique A, Pierre Lemarchand, Lisa Balavoine, Valérie Tong Cuong, Hugues Blineau, Philippe Pollet-Villard ou Hervé Giraud ont ainsi contribué au projet, qui compte plus d’une centaine de textes publiés.
Comment procèdes-tu lors de la sélection des textes ? J’ai établi un petit brief que j’envoie aux personnes que je contacte ou qui veulent participer : peu importe le disque, c’est l’histoire personnelle qui compte et la façon dont elle est racontée. Le texte de Jean-Pierre Guillard sur les Poppys, en est un exemple vraiment parlant. Je sélectionne des textes qui ne sont pas trop dans la nostalgie. J’aime quand c’est vivant, cru, drôle, émouvant. Je lis également les textes à voix haute pour m’assurer qu’ils puissent passer « l’oral » des lectures publiques. J’aime la prise de recul et la distance, mais mon premier filtre reste le plaisir de lire. Je peux avoir différents textes sur une même pochette, c’est arrivé sur le Horses de Patti Smith ou le War de U2, ça enrichit vraiment l’idée du souvenir... Quel est ton rapport à la mémoire et à l’écriture ? Je lis depuis toujours et j’ai cet appétit de lecture qui m’a amené à mon métier de concepteurrédacteur. Je ne suis pas vraiment auteur, même si ce projet m’a un peu forcé à passer de l’autre côté : j’ai écrit une dizaine de textes « pour amorcer la pompe. » Le travail de mémoire fait remonter pas mal de trucs où se mélangent tout un prisme de sentiments, ça a un côté libérateur. Les auteurs me font ce retour : les textes se situent aux abords de l’adolescence, là où les expériences restent vives et brutes. Le support cristallise ces sentiments avec lesquels nous nous sommes construits. C’est comme si l’adolescence n’était jamais soldée, le chemin pour arriver à l’âge adulte laisse des traces. Les textes d’Écoutons nos pochettes transpirent tout ça en filigrane ; c’est flagrant pendant les lectures, cette sensibilité est tout de suite l’occasion d’échanges très intenses avec les auditeurs. Aujourd’hui il y a aussi des podcasts, dis-nous en plus. Les podcasts sont un des autres tiroirs d’Écoutons... Ils offrent aux textes une autre vie. En illustrant les ambiances avec des images sonores, ils permettent à l’auditeur une plongée plus immersive, plus personnelle dans une tranche d’histoire. On a déjà réalisé une dizaine de maquettes bientôt en ligne sur le site d’Écoutons… Où l’on retrouvera bien sûr toutes les chroniques, les prochains rendez-vous, etc. — ÉCOUTONS NOS POCHETTES, lecture publique le 17 octobre au Walrus, à Paris www.ecoutonsnospochettes.com
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Man Size En mode vaguement potache et totalement attachant, Elio Falcone publie chez Chicmédias éditions deux recueils vinyliques : Mes quarante-cinq et Mes trente-trois, rapport aux tailles de disques que ceux qui ont plus de 40 ans mettaient encore sur leurs platines pendant leur jeunesse. Deux tailles donc, pour deux ouvrages de la collection Mes disques à moi qui est partie du constat que nos disques parlent d’abord de nous, de nos vies. À Colmar, Elio Falcone a relevé un défi et réinterprète en image les pochettes de ses vinyles fétiches se mettant en scène et convoquant au passage ses deux fils et sa femme grimés tour à tour et dans un désordre genré en Clash, Stones et Beatles, en Prince ou Blondie, en Catherine Ringer et Nancy Sinatra ou en militante propagandiste de Rodtchenko pour Franz Ferdinand ; c’est drôle, enlevé, surprenant, tout le monde y passe et il y en aura pour tout le monde. éd. Chicmedias www.chicmedias.com
Fools Rush Out (de gauche à droite) : Mathieu Marmillot, Lionel Dalla Costa, Hervé Kielwasser et Elio Falcone © Joëlle Falcone (Duchess, The Stranglers, United Artist Records 1979)
Mistakes (de gauche à droite) : Baptiste Mühl, Richard, Mattéo, Elio et Romain Falcone, Etienne Rohmer © Joëlle Falcone (One Step Beyond…, Madness, Stiff Records 1979) 115
Nancy se situe en Californie à en croire la sunshine pop iodée de Fugu, méticuleux musicien et pointilleux dessinateur de vues urbaines en mutation pour de prestigieuses agences comme celle du paysagiste star Alexandre Chemetoff. La double actu de Mehdi Zannad – aka Fugu – souligne au feutre 0,1 mm une passion pour deux domaines qui nourrissent un dialogue béton : réédition de son second album de 2005, As Found, en vinyle “augmenté”, et sortie du recueil de dessins de paysages architecturaux marseillais Topo-graphies. En compagnie de celui qui voit de la beauté et du sensible dans le dessin technique, croquons l’émotion du moment, divaguons entre pop ciselée et angles brutalistes.
Mehdi Zannad, Lovell Beach House (Oskar Schindler), eau-forte au trait et aquatinte, 17×25 cm, 2018
FUGU
MISE EN PERSPECTIVE
Par Emmanuel Dosda
Votre musique évoque davantage une cathédrale gothique qu’un site industriel du XIXe siècle. Vos goûts penchent cependant davantage du côté de la seconde catégorie… C’est vrai pour Fugu 1 qui est un labyrinthe composé de petites pièces, au sens musical et volumétrique du terme. À l’inverse, As Found est une épure : il y a un côté hygiéniste, c’est très blanc, on pourrait y superposer l’image de la Lovell Beach House de Rudolf Schindler. Réduire la pop à l’essentiel, la mettre face à l’océan. J’ai longtemps cherché un parallèle entre l’évolution de l’architecture et celle de la musique. Il y a une rupture de cette association naturelle dans les années 60, après les fameux travaux de Xenakis et Le Corbusier. J’ai l’impression d’une dissonance ensuite, comme si les arts divorçaient les uns des autres. Parallèlement, la pop, qui naît à cette époque, et qu’on doit considérer comme la nouvelle musique classique, tisse un vrai lien avec l’architecture, mais il n’est pas linéaire. À titre d’exemple, la musique des Beatles balaie toute l’histoire de l’architecture. Elle incarne à la fois le classicisme grec et le Bauhaus. Je construis mes morceaux sur ce constat, l’architecture m’a appris à faire ces allers-retours dans le passé pour mieux m’ancrer dans le présent. En quoi As Found est-il brutaliste ? Peut-être parce qu’on l’a produit avec des matériaux cheap : toutes les guitares ont été enregistrées avec un Pod, une simulation d’ampli,
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beaucoup de claviers sont du CP60, un piano électrique qui sonne un peu faux. La production est dépourvue d’ornements, c’est un disque de son époque. Vous évoquez les liens entre musique et architecture dans votre livre de dessins faits à Marseille, Topo-graphies, où vous parlez notamment d’ouverture, comme un entonnoir retourné ? J’ai toujours essayé de mettre mes compositions dans des boîtes. Je donnais des numéros aux chansons de mes premiers 45 tours, un peu comme un entomologiste. Formellement, je me suis aperçu que je répétais sans cesse la structure du Boléro de Ravel, un lent crescendo qui se termine par une saturation d’instruments, de contrechants et d’harmoniques. J’avais retrouvé ça une première fois dans Witchi Tai To de Harper’s Bizarre, une de mes chansons préférées. C’est une version sunshine-pop d’un chant amérindien qui monte très lentement. Ce schéma est très visuel, il peut s’apparenter à une progression des espaces d’un bâtiment télescopique qui s’évase progressivement pour s’ouvrir sur un paysage sublime. J’ai cherché ça avec Fugu 1, en le déclinant sous toutes ses formes, mais la recette s’est avérée fatigante. Je me suis rapproché des structures traditionnelles à partir d’As Found. « Trouver un point de vue. » « Fermer un œil. » « Repérer les alignements. » « Affirmer progressivement certaines lignes. » « Préciser les inflexions ondulantes. » « Rehausser les premiers plans. » Votre méthode pour dessiner des paysages urbains est-elle similaire à celle adoptée pour la composition musicale ? La spontanéité détermine la réussite d’une chanson. Il faut capturer une sensation fugace. Je la vois plutôt en couleur. C’est quelque chose d’immatériel, proche de la poésie. La mélodie se présente comme un paysage devant moi. La mise en œuvre ou en production du morceau se construit comme une architecture, toujours au service de la mélodie. Au fond, c’est pareil pour mes dessins de rue : l’émotion est à l’origine du cadrage, de la mise en scène. Êtes-vous à la recherche d’un “nombre d’or” ? Existe-t-il un Modulor dans le domaine de la musique ? J’évolue dans une vision classiciste de la pop, qui peut donner cette impression de quête, mais le plus important pour moi est de pouvoir ramener les choses à leur nudité : une bonne chanson est du côté du vivant. C’est tout ce qui compte !
Vous écrivez ceci : « Ma conscience m’ordonne de ne pas intervenir » sur le paysage. Difficile d’exercer le métier d’architecte dans ces conditions ? Dans l’élaboration d’un projet tout va tellement vite, il faut agir sans cesse, créer de la matière à construire. C’est tout l’inverse de la contemplation, qui est une vertu qu’on nous enseigne dans les écoles d’architecture, mais qui n’existe que rarement dans la réalité du métier. Les meilleurs peuvent se le permettre : Peter Zumthor ou Alvaro Siza sont célèbres pour savoir composer avec le génie du lieu. Dans la réalité d’une agence, c’est l’abattage. Je savais donc que pour faire profession de cette phase primitive, qui consiste à observer, relever, arpenter, il fallait que je fasse un pas de côté pour échapper à la mécanique implacable du projet. Je suis resté du côté de l’art, pour le plaisir d’explorer cet éternel début. Dans votre ouvrage, le Mucem de Rudy Ricciotti et la tour CMA CGM de Zaha Hadid ne sont que des figures suggérées et lointaines. Pourquoi ne pas s’être arrêté plus en détails sur des bâtisses contemporaines ? Je vois ce travail sur Marseille comme une coupe verticale où s’entassent les différentes couches géologiques de la ville, toute en relief. Il y a des vestiges grecs un peu partout sous nos pieds. Lorsqu’on dessine pendant huit heures debout au même endroit, on prend conscience des forces telluriques. La tour CMA CGM et le Mucem ont un rapport plutôt superficiel avec la surface, ils sont posés sur la ville, je leur accorde leur place en conséquence. D’où vous vient ce goût prononcé pour les projets avortés (la Slow House de Diller + Scofidio) ou les ruines (notamment celles peintes par Hubert Robert), comme on le voit sur la planche représentant la rue de la Joliette dans le IIe arrondissement marseillais ? Probablement du parallèle avec l’enregistrement pirate de Smile des Beach Boys qu’on trouvait sous le manteau autrefois : une œuvre fragmentée, inachevée, en équilibre, dont on devine l’incroyable richesse. L’imaginaire du spectateur est mis à contribution. Les ruines sont un bon réceptacle à la mélancolie, qui inspire, comme on le sait, les meilleures œuvres. « Laisser venir le dessin comme sur un papier photo dans un bain révélateur. » Votre technique consiste à faire infuser les choses qui semblent venir d’elles-mêmes ? Le plus grand plaisir lorsqu’on fait un tirage photo est de voir l’image apparaître graduellement. 117
« D’évidence, je peux tout copier par le dessin », écrivez-vous. Avez-vous ce même talent de “copiste” dans le domaine de la musique ? Je n’ai jamais eu ce don d’exécution en musique, c’est un effort constant. Par contre, j’ai une facilité pour les mélodies, je trouve de la place là où il y en a encore, parmi tout ce qui a déjà été inventé.
Mehdi Zannad, Escalier de la gare Saint-Charles depuis le boulevard d’Athènes, Ier arrondissement, Marseille, feutre, 14x18 cm, 6 septembre 2016
— Le plus important pour moi est de pouvoir ramener les choses à leur nudité : une bonne chanson est du côté du vivant. — J’éprouve cette sensation lorsque je dessine. Dans la gravure à l’eau forte, qui utilise une chimie proche des premières photographies, il y a aussi cette notion de temps qui s’imprime. Le dessin – l’école de la patience – s’oppose-t-il à l’informatique ? L’informatique est un outil supplémentaire dans la conception du projet, comme l’invention de la perspective à la Renaissance, dont on n’a d’ailleurs pas eu besoin pour construire les cathédrales ! Le métier d’architecte est finalement assez loin du dessin. Je me situe avant ou après : je montre ce qui est là ou bien je restitue un projet dans son contexte. Je produis un document dans lequel on peut projeter de la fiction, comme un décor de théâtre. Dessin et informatique s’opposent cependant dans l’engagement du corps : le dessin mobilise la mémoire musculaire, l’équilibre, la respiration… C’est une pratique ressourçante. 118
Pourquoi revenir sur vos albums, comme vous l’avez fait avec Fugu 1 puis As Found ? Afin d’en offrir une nouvelle lecture, de préciser une pensée ? J’ai toujours pensé aux disques du point de vue de l’édition, de l’archivage, du soin de la présentation. Mon modèle est le premier album de Big Star où tout était pensé par Chris Bell, Alex Chilton et leur entourage qui gravitait dans le domaine des Beaux-Arts à Memphis. Ça allait du moindre son de guitare au grammage de la pochette. C’était logique pour moi de passer au livre d’art. Je ne suis pas à l’origine de ces rééditions, mais j’en rêvais. J’ai la chance d’avoir dans le label caennais WW2W un noyau de fans hardcore. Ils sont attentifs à tous les détails de fabrication, aux notes de pochette, pour le plus grand bonheur de ceux qui, comme moi, lisent les livrets des disques. Vous utilisez fréquemment le mot “dérive” lors de vos interventions. Qu’appréciez-vous dans la flânerie ? Comme tous les étudiants d’archi, j’ai fait connaissance avec les promenades de Jean-Jacques Rousseau, les déambulations des Surréalistes, Guy Debord ou la rue Vilin de Georges Perec, pendant mes études. On connaît l’influence de la dérive en littérature, en photo, au cinéma, dans l’art contemporain, mais en dessin, c’est beaucoup plus rare. Je ne vois que les encres de l’artiste brut Marcel Bascoulard faites à Bourges ou le travail graphique d’Alberto Giacometti dans Paris sans fin. Ce sont deux vitesses différentes, l’un est immobile, l’autre en mouvement. Ma pratique de graveur me situe du côté de l’immobile, c’est l’œil qui bouge et s’aiguise dans le lointain. — FUGU, As Found (vinyle + CD de 27 titres avec démos et raretés + livret de 20 pages), WeWant2Wecord ww2w.fr ww2w.bandcamp.com — TOPO-GRAPHIES, Mehdi Zannad, éd. Parenthèses www.editionsparentheses.com
COURSEPOURSUITE Qu’il s’agisse de remonter le temps pour s’y reconnecter ou de se (re) brancher à notre propre temporalité, les artistes d’hier et d’aujourd’hui déforment la réalité, parfois intime, pour la retrouver.
La vie au musée Par Aurélie Vautrin
Ronan & Erwan Bouroullec, Lianes, 2010 © Bouroullec, Galerie Kreo
Florence Doléac, Naufragés sur lit de moquette, 2008 © Adagp, Paris, 2020
« Ce que je voulais avec cette expo, c’est que le visiteur ait la possibilité de chiller au musée. » Artiste-trublion-agitateur, scénographe, geek invétéré passé maitre (Jedi) dans l’art des nouvelles technologies, Pierre Giner investit les 9000 m² et quelques du musée des Beaux-Arts de Nancy pour une installation mi-réelle mi-virtuelle, basée sur les collections du Centre national des arts plastiques. Son nom ? Le droit des objets à (se) disposer d’euxmêmes. Une exposition qu’il a fallu partiellement réinventer au vu du contexte… Après Zones de confort en 2015 et Le grand détournement en 2017 – tous deux à la Galerie Poirel, Nancy accueille en ce moment même le troisième et dernier volet de sa collaboration avec le Cnap, chef-lieu du design contemporain. Et quitte à faire se confronter objets d’aujourd’hui et grandes œuvres des siècles passés, autant y aller franco : Pierre Giner a donc choisi de délaisser les espaces temporaires habituels pour installer ses meubles, lampes, assises, téléphones, agrafeuses et autres objets quotidiens un peu partout dans le musée des Beaux-Arts. Qu’ils soient réellement en place, comme le fameux sofa Adada de Florence Doléac ou les Conversations de Constance Guisset par exemple, ou virtuellement projetés sur les murs à partir de (l’inépuisable) base de données du Cnap. « Il a fallu repenser certaines installations, » souligne Marion Pacot, commissaire d’exposition aux côtés de Pierre Giner. Exit les casques de VR, les tablettes tactiles – et même la possibilité de générer sa propre expo perso grâce à CNAPn, le logiciel conçu par Pierre Giner pour naviguer à sa guise dans les méandres du catalogue des 8000 pièces design du Cnap. Ce qui a forcé l’artiste à concevoir des séquences préprogrammées diffusées en continu, à travailler sur de nouvelles
applications pour renforcer l’aspect immersif et ludique de la balade… Ou encore à jouer sur les différents modes de narration en ajoutant des bandeaux d’images, des dispositifs sonores… En bref, jouer d’ingéniosité pour permettre au visiteur de découvrir les œuvres de designers contemporains comme BLESS, Ronan & Erwan Bouroullec, Stéphane Calais, Pierre Charpin, AnneJames Chaton, Lukas Dhalén, Laureline Galliot, Rody Graumans, Enzo Mari, Jasper Morrison, Olivier Vadrot... « Ce fût finalement un beau défi de devoir la réinventer malgré tout, » sourit Pierre Giner. Le droit des objets à (se) disposer d’euxmêmes fonctionne ainsi comme une promenade, une déambulation ludique à travers les œuvres et les époques, entre réalité et technologie, réel et virtuel, œuvres à toucher avec les yeux et celles à tester entièrement (mais sans chaussures). « L’idée est vraiment d’apporter une approche différente du musée et de son expérience de visite, complète Marion Pacot. Toutes les assises invitent par exemple le visiteur à admirer les collections permanentes en étant assis, couché, même avachi ou à cheval sur une banquette… C’est une exposition un peu décomplexée je dirais ! » C’est aussi un vent d’air frais aux allures de bain de jouvence qui bouscule le regard du visiteur… « Je voulais vraiment réveiller ce musée digne empli de beaux objets anciens, conclue Pierre Giner. Le transformer un peu comme une habitation. Pour que chacun se l’approprie. » Ou comment faire d’un musée un nouveau lieu de vie… — LE DROIT DES OBJETS À (SE) DISPOSER D’EUX-MÊMES, exposition jusqu’au 18 janvier au Musée des Beaux-Arts, à Nancy www.musee-des-beaux-arts.nancy.fr 121
Joris-Karl Huysmans Orchidées et syphilis Par Clément Willer Planche XXIV Syphilide pigmentaire du cou, p. 314. Franz MRACEK et Emile EMERY (trad.), Atlas manuel de la syphilis et des maladies vénériennes, Paris: J.-B Baillière et fils, 1900 © BIU Santé, Paris
La nuit, illuminé solitaire dénonçant les « purulences d’une époque qui répugne. » Le jour, docile fonctionnaire au service du Ministère de l’Intérieur. Joris-Karl Huysmans est un personnage énigmatique : il fut à la fois la plaie et le couteau, la révolte et la matraque. L’exposition qui lui est consacrée au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg est conçue par la commissaire Estelle Pietrzyk comme un cheminement à travers ses poèmes, romans et critiques d’art, mais aussi comme une mise en espace de son éclectisme et de sa déchirure. Le titre de l’exposition, L’Œil de Huysmans, rappelle que c’est sa rencontre avec la peinture qui l’a poussé à écrire : son premier article, publié dans La revue mensuelle suite à sa visite de l’Exposition universelle en 1867, fut consacré aux « paysagistes contemporains. » Mais plus que les artistes anciens et contemporains qui l’inspirent, de Jan Van Eyck et Matthias Grünewald à Edgar Degas et Odilon Redon, c’est le fil de son écriture elle-même qui guide la scénographie.
Chaque salle vise à évoquer un lieu attaché à l’imaginaire de Joris-Karl Huysmans. Une des premières suggère l’atmosphère d’une rue parisienne, semblable à celles où errait le jeune écrivain bohème, de cafés en cabarets. Des pages relatant ses flâneries, tirées notamment des Croquis parisiens, recueil de poèmes en prose paru en 1880, sont mises en regard des formes d’expression anonymes qui parsemaient alors les rues, affiches culturelles ou publicitaires. Plus loin, est reconstituée l’ambiance mondaine d’un Salon, évènement qui rassemblait chaque année les grands noms de la peinture officielle. Denis Diderot et Charles Baudelaire ont fait de la critique du Salon un genre littéraire ; Joris-Karl Huysmans s’inscrit dans leur lignée, avec la préciosité sarcastique qui lui est propre. Provocateur, il déclare à l’issue de sa visite au Salon de 1879 que : « sur les 3 040 tableaux portés au livret, il n’y en a pas cent qui valent qu’on les examine. » La prolifération vertigineuse des toiles du Salon apparaît comme une occasion d’exprimer sa propre discorde intérieure : d’un côté, il raille la « chair molle de poulpe » des personnages du peintre académique William Bouguereau ; de l’autre il révère le « maladif éclat » des figures féminines peintes par Edgar Degas. Par la suite est évoquée la demeure étrange où vit reclus le comte Jean Floressas Des Esseintes, esthète misanthrope et anti-héros du roman À rebours paru en 1884. Nuanciers des fabricants de textiles, palettes des peintres émailleurs, papiers peints d’époque font ici écho aux énumérations d’œuvres d’art, livres rares, objets bizarres que le comte Des Esseintes collectionne. Au sein de cette accumulation hétéroclite, le noble et l’ignoble s’entremêlent. Une planche tirée d’une flore scientifique représentant une orchidée « cypripedium eryandrum » côtoie ainsi une autre planche, tirée d’un ouvrage médical, illustrant une « syphilide pigmentaire du cou. » Ces dissonances renvoient à l’alternance des humeurs extatiques et désespérées du comte, tantôt « s’excitant et crépitant au contact voisin de l’ombre », tantôt songeant : « tout n’est que syphilis. » Dans les dernières salles, la tension intérieure de Joris-Karl Huysmans atteint son intensité la plus forte. L’une, documente d’abord sa fascination pour l’occultisme et pour le satanisme, exprimée dans Là-bas en 1891. Puis les deux suivantes retracent sa tentative d’élévation céleste, la manière dont sa foi esthétique s’allie à une foi chrétienne à partir du récit de sa conversion qu’est En route en 1895. Étrangement, les deux mouvements apparaissent indémêlables. Dans Làbas, il écrivait : « Du mysticisme exalté au satanisme
exaspéré, il n’y a qu’un pas. Dans l’au-delà, tout se touche. » Ascension lumineuse et abattement putride, comme les deux visages du Christ sur les deux panneaux du retable d’Issenheim qu’il avait découvert dans l’exaltation à Colmar, sont les deux faces d’une même expérience du monde. Mais sa déchirure spirituelle a une autre face encore, autrement plus inquiétante : une haine antisémite déterminée. Qui transparaît jusque dans ses critiques d’art, notamment dans les Trois primitifs en 1905, lorsqu’à l’occasion d’une visite au Musée Städel de Francfort, il regrette « les équitables, les nécessaires vindictes du Moyen âge contre le peuple des déicides. » Parfois, son écriture est jubilation désinvolte. D’autres fois, c’est la matraque qui prend le dessus. — L’ŒIL DE HUYSMANS : MANET, DEGAS, MOREAU, exposition du 2 octobre au 17 janvier au MAMCS, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu
Cypripedium eryandrum, Ouvrage Flore des serres et des jardins d’Europe, annales générales d’horticulture, Tome 2, Louis Van Houtte, Gand, 1877. Jardin botanique de l’Université de Strasbourg. Photo : M. Bertola/ Musées de Strasbourg
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Le Centre Pompidou-Metz replace la figure d’Yves Klein au cœur de toute une génération d’artistes d’après-guerre ayant soif de liberté, de reconnexion avec la matière et avec les éléments.
Horizons partagés Par Benjamin Bottemer
Yves Klein, Sculpture aérostatique, 1957 124
Si le nom de l’inventeur de l’International Klein Blue, la couleur bleue qui l’a rendu célèbre, est en haut de l’affiche de l’exposition proposée par l’institution messine, celle-ci est placée sous l’égide d’un double dialogue. Avec ses contemporains d’abord : les Japonais du groupe Gutai, les spatialistes européens des groupes ZERO et NUL, artistes allemands et italiens qui, face aux traumatismes de la Seconde Guerre mondiale, veulent se réapproprier le monde, ses matières, ses couleurs et avec lesquels Klein multipliera les échanges. L’autre dialogue qui se joue ici est celui avec les éléments et avec ce Ciel comme atelier, d’après le nom de l’exposition qui se déploie au sein d’une Grande Nef tout en ouvertures et en verticalité, idéale pour évoquer le travail de celui qui traça son nom dans le ciel niçois en 1946. Dépasser la toile Dès l’entrée, l’explosion de l’Anthropophagie bleue du français côtoie les courbes et les éclats carmin d’une toile du japonais Kazuo Shiraga. Suivent les Anthropométries de l’époque bleue de Klein et les Footprints d’Akira Kanayama, suggérant des traces humaines laissées après une explosion dans « une ère atomique où tout ce qui est matériel et physique peut disparaître du jour au lendemain, » prévient Klein. On entre ensuite dans une « zone blanche » : pureté et renaissance plutôt que désolation, tel est le désir exprimé par ceux qui dans les années 60 s’emparent de la monochromie blanche. Présentées dans un contenant blanc où des miroirs augmentent les perspectives, matières et manipulations créent le mouvement et le volume : Piero Manzoni, influencé par les monochromes de Klein, Yayoi Kusama et son hypnotique Net Obsession, le Manifeste blanc et les lacérations des Concepts spatiaux de Lucio Fontana semblables aux marques qui frappent les œuvres d’Oskar Holweck... Des tentatives de traverser, de dépasser la toile. Un exercice loin d’être celui du vide à répétition, plutôt un espace propice à l’infini et à la réécriture. Le feu purificateur succède au blanc : Klein, Otto Piene, fondateur du groupe ZERO ou Bernard Aubertin créent des combustions plastiques et métalliques. Des œuvres/performances comme Le Grand livre de feu du « pyromaniaque » Aubertin ou la relecture effectuée au lance-flammes par Klein de l’un de ses monochromes IKB ; à nouveau, on troue la toile : « l’infini passe par là, » pose le précurseur Lucio Fontana. Le monde réinvesti Pour Yves Klein, les éléments doivent aussi permettre de (re)construire la ville de demain : de sa collaboration avec les architectes Werner Ruhnau et Claude Parent naissent ses Architectures de l’air utopistes. Les maquettes de la Ville hydro-spatiale
Charles Wilp, Yves Klein travaillant à l’Opéra-Théâtre de Gelsenkirchen, 1958
de Gyula Kosice rappellent une cité sortie de l’imagination d’un auteur de bande dessinée comme Mœbius. Entre terre et ciel, cette fois, surgissent les stèles d’Heinz Mack renvoyant la lumière en plein Sahara, les Cosmogonies constellées de l’IKB de Klein qui les baptise « états-moments de la nature. » Puis viennent ses fameux monochromes bleus et ce Pigment pur bleu surmonté de sa Pluie bleue, puis un espace où sont suspendus les « hamacs » colorés de Sadamasa Motonaga, en dialogue avec les premiers monochromes colorés de Klein ; en somme, une vraie plongée dans la nature avant l’entrée dans le cosmos. Des « Visions cosmiques » nées à l’époque des débuts de la conquête spatiale : globes terrestres, formes circulaires, lumières dans le ciel nocturne projetées par Otto Piene, disques mobiles frappés de clous mis en relief par la lumière chez Günther Uecker... L’étape finale d’un voyage au sein de ce Ciel comme atelier, qui s’achève par la prophétique stèle Ci-gît l’espace, réalisée par Klein quelques mois avant sa mort en 1962, à 34 ans. C’est essentiellement autour de ces trente-quatre années que s’articule Le Ciel comme atelier, signe du dynamisme d’une période où des artistes s’inspirant mutuellement ont multiplié les contacts et les expositions collectives. Portrait croisé d’un artiste et de tout un mouvement, l’exposition du Centre Pompidou-Metz met en exergue la profondeur, la sensibilité et la fusion avec leur environnement qu’ont entretenu ceux qui, à partir d’un « monde année zéro, » se sont réconciliés avec celui-ci, ont réinventé une humanité grâce aux couleurs et aux éléments. — LE CIEL COMME ATELIER. YVES KLEIN ET SES CONTEMPORAINS, exposition jusqu’au 1er février 2021 au Centre Pompidou-Metz, à Metz www.centrepompidou-metz.fr 125
Boîte à souvenirs Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Romain Gamba
La Conserverie à Metz recueille et expose une matière unique : la photo de famille. Une infinité de destins et d’émotions confiés aux bons soins d’Anne Delrez, sa fondatrice. 126
Devant le lieu, sis dans une ruelle discrète du centre-ville messin, est installé un présentoir à cartes postales. Pas de vues de la cathédrale ici, uniquement les visages d’inconnus, enfants, adultes et personnes âgées ; derrière la vitrine, d’autres clichés qui n’avaient pas vocation à sortir de leurs albums et des cartons où on les avait peutêtre relégués. Les photos de famille constituent la matière première de la Conserverie, un lieu unique en France qui organise des expositions à partir d’un fonds de 35 000 images issues de dons de particuliers et à l’aide de prêts concédés à l’occasion d’expositions collectives. Installée derrière son ordinateur, entourée d’albums en attente de numérisation, la fondatrice Anne Delrez accueille les visiteurs depuis bientôt dix ans. « J’ai rouvert dès le lendemain du confinement avec en premier lieu l’envie d’accueillir à nouveau les gens. Souvent, observer ces photographies suscite beaucoup de choses, ça les renvoie à leurs propres photographies, à leurs souvenirs, à leurs proches disparus ; on pleure beaucoup, ici, » dit-elle avec un sourire tendre.
(Re)dessiner l’histoire
Émotions hors-cadres En parcourant du regard les murs de la Conserverie, on est convaincu de la force de ces images et de la pertinence de les montrer : elles respirent la vie, déclenchent des sentiments troublants, des interrogations sur ces visages et ces destins qui nous touchent intimement. Un peu floues ou œuvres de photographes dotés d’un talent certain, ces instantanés laissent autant de place à l’appropriation qu’à l’imagination. « Je ne fais pas de grandes théories sur ce que je fais, sur l’art, sur la perception : je n’ai pas d’autre prétention que de susciter des émotions, » explique Anne Delrez. L’une des expositions fondatrices de la Conserverie fut Charles et Gabrielle, composée de ses propres photos de famille mettant en scène son grand-oncle et sa grand-tante. « Voir les réactions des gens, les échanges que cela provoquait, ça a confirmé mon intuition, » raconte-t-elle. « Quand j’ai débuté, beaucoup ne voyaient pas l’intérêt de la Conserverie, puis il y a eu une prise de conscience de l’importance de documenter sa vie et du fait qu’il existe un lieu pour conserver ces images. » En marge des expositions créées par Anne Delrez comme En Barque, Ça ressemble à quoi le bonheur ? ou encore La Photographie du portefeuille, le lieu invite aussi des artistes à jouer le rôle de commissaires d’exposition ou à proposer leur propre vision de la photo de famille. « Pour moi, la Conserverie n’est pas une galerie, c’est mon projet artistique, où tout fonctionne ensemble, du fonds jusqu’aux ateliers que j’organise avec les publics. »
En 2019, l’exposition Abécédaire, assortie d’une publication (en dix ans, la Conserverie a édité une belle collection d’ouvrages) invitait chacun à composer son propre album à partir du fonds numérisé. L’immense base de données s’enrichit de jour en jour, toutes les images étant également conservées en physique. Chaque don a sa propre histoire : Anne Delrez évoque ce vieux monsieur qui lui a confié son unique album de famille, cet album troublant retraçant la vie d’un homme de sa naissance à sa mort prématurée ou encore une famille qui lui a fourni quelque 5 000 photos, presque un siècle d’histoire familiale. Un don qui a donné naissance à l’exposition Le Fonds de Madame Pemerle. « La famille s’est réunie et a décidé de me confier toutes ses photos plutôt que de diviser entre les enfants, » indique la fondatrice. Celles-ci continuent à alimenter les expositions de la Conserverie, notamment celle en cours, intitulée Père. « Souvent, sur ces images, l’homme joue le rôle du père, en toute conscience ou pas, ou alors parce qu’on lui a demandé de poser ainsi, » décrit Anne Delrez. « La photo de famille aussi est une construction du réel, un rapport entre celui qui photographie et son sujet, où la présence de l’appareil déforme la réalité. Sur les photos, il fait toujours beau, on fait toujours un pique-nique... Bien avant les réseaux sociaux, l’album de famille est un objet où l’on dessine l’histoire de sa propre vie. » — PÈRE, exposition jusqu’au 24 octobre à La Conserverie, à Metz laconserverieunlieudarchives.fr cetaitoucetaitquand.fr 127
CHRISTO ET JEANNE-CLAUDE Éloge funèbre
Par Lucie Chevron
Christo et Jeanne-Claude, Valley Curtain, Rifle, Colorado 1970-72, 1972, Photographie, Collection Würth, Crédit photo : Wolfgang Volz, © Christo
À Erstein, le Musée Würth rend un dernier hommage aux Rodin-Claudel des temps modernes. 128
Au cœur d’une zone industrielle, entre les entrepôts et camions vagabonds, une mystérieuse et sculpturale bâtisse blanche aux lignes épurées : le Musée Würth. À l’intérieur, la plus grande collection des œuvres de Christo et Jeanne-Claude sur le plan mondial. En écho à l’empaquetage posthume de l’arc de triomphe prévu pour l’automne 2021, l’exposition rétrospective présente, tel un memento, une vingtaine de projets emblématiques du couple – du plus ancien au plus récent. Comme un dernier au revoir du collectionneur allemand à une amitié de longue date, une photographie des amants disparus accompagnés de Reinhold Würth accueille le visiteur. Le ton est donné. Intimiste. Plongé au cœur de l’atelier newyorkais des artistes, l’exposition Christo et JeanneClaude invite à découvrir les coulisses de leur vie, témoignage d’une existence consacrée à la création. L’envers du décor. Préalables nécessaires à chacun de leurs imposants projets, esquisses, croquis, dessins et maquettes méconnus peuplent l’imposant cube immaculé de blanc. Signés Christo, ces gigantesques vestiges médusent par leur taille, fascinent par leur précision. Les techniques sont multiples – fusain, mine de plomb, craie –, le collage prédomine tandis qu’échantillons de tissus, fragments de cartographies, plans de coupes de bâtiments et vues aériennes se juxtaposent. Au fil des salles, l’exposition révèle brillamment la face cachée de Christo Vladimiroff Javacheff dit Christo : le dessinateur et technicien de génie. « L’œuvre d’art ce n’est pas l’objet, mais le processus, » disait-il. Et pour cause, à chaque projet, des années d’élaboration. Hardware. Plus qu’une marque de fabrique, un fondement : prendre le temps de concrétiser matériellement les constructions mentales de l’artiste. Travail de la perspective, jeux d’ombres, de lumières, de matières et de couleurs sont mis en exergue dans l’exposition. Quant à Jeanne-Claude, plus négociatrice et commerciale qu’artiste à proprement parler, elle fut la clé de voute menant à la réalisation de leurs projets. Une empreinte somme toute imperceptible. Qu’il s’agisse de convaincre une soixantaine de « farmers » américains ou Jacques Chirac, à l’époque maire de Paris, rien ne l’aurait effrayée. Jeanne-Claude la Guerrière. De ces années de maturation dont le Musée Würth présente les archives naîtront des œuvres historiques. Véritables sculpteurs de textile, Christo et Jeanne-Claude ont imprégné les esprits de leurs gargantuesques empaquetages : une côte australienne en 1968 et 1969, le Pont Neuf à Paris en 1985, le Reichstag à Berlin en 1995. Qu’il soit
— Le dessin est un chemin vers le réel. — Christo laqué, froissé, plié ou tendu, le tissu éclipse pour dévoiler autrement formes et volumes. « Il ne savait pas que sa vie entière serait marquée par le tissu ! » disait Jeanne-Claude. Un geste fort, poétique, reconnaissable entre tous : masquer pour mieux révéler l’essence des architectures. Mais attention, point de politique, seulement de l’esthétique. Craignant une récupération de leur art à des fins de propagande, le couple s’acharnera corps et âme à réfuter toute symbolique. Que penser alors de leur Mastaba flottant sur le lac Serpentine de Londres, une œuvre composée de 7 506 barils de pétrole ? Et que dire de l’empaquetage du majestueux édifice allemand, emblème d’une guerre divisante ? Leur unique volonté ? Offrir au public une expérience physique du réel en dehors des musées. Vivre. Ressentir. Partager. « L’œuvre d’art, c’est ce qui ne sert à rien, » disait Christo. Traverser en voiture, à moto ou en kayak une gigantesque toile orange fixée entre deux montagnes dans le Colorado ; déambuler sous pas moins de 7 500 portiques drapés d’un tissu réfléchissant la lumière du soleil à Central Park ; marcher par centaine sur l’eau du lac Iseo en Italie, etc. Éphémères, ces installations colossales l’ont été : quelques jours, une semaine, parfois deux, un mois au maximum. Software. Présentées dans la rétrospective Christo et JeanneClaude, des photographies signées Wolfgang Volz et captations filmées accompagnent les dessins. Faire revivre ces œuvres à tout jamais disparues, ultimes traces de leurs courtes existences. À quatre mains, ils ont marqué l’imaginaire collectif et impacté depuis les années 1960 l’art contemporain. Désormais, c’est dans les souvenirs, les mémoires et les quelque cent-trente œuvres de la Collection Würth que le passage du couple franco-bulgare naturalisé américain survit. Christo et Jeanne-Claude, un hommage à soixante années consacrées à l’art, un art du vivre pour vivre l’art. — CHRISTO ET JEANNE-CLAUDE, COLLECTION WÜRTH, exposition jusqu’au 20 octobre 2021 au Musée Würth, à Erstein www.musee-wurth.fr
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Avant H&M Par Florence Andoka
Aux Passages Pasteur, où peut-être chacun fait désormais ses courses ou seulement se faufile à l’abri de la pluie d’une rue à l’autre, qu’y avaitil, avant nous ? Présentée au Musée des Beauxarts et d’Archéologie de Besançon, l’exposition Le Passé des Passages invite à remonter le temps. 130
Les Passages Pasteur n’ont pas toujours été une galerie marchande de centre-ville avec grandes enseignes et parking intégré, cette zone plus ou moins grouillante selon les heures et les jours, reliant la sortie du lycée Pasteur au bas de la Grande rue. Il y a encore dix ans, il y avait là un îlot. Dans ce dédale de bâtiments divers où des gens habitaient, on pouvait voir le ciel d’une cour à l’autre, entre voitures et cages d’escaliers, clubs en sous-sol et adolescents en goguette. Mais avant cela encore, qu’y avait-il à cet endroit ? Le quartier est commerçant depuis longtemps mais on y trouvait notamment un petit cimetière à l’époque carolingienne, ainsi que de nombreux ouvriers horlogers aux XIXème siècle, tandis que la rue Pasteur au Moyen-âge se nommait encore la rue des Chambrettes, et que la rue du loup devait être percée. Les travaux de construction de la galerie marchande que l’on connait aujourd’hui ont été
Ensemble du IIIème siècle, Jean-Louis Bellurget, INRAP
précédés de fouilles archéologiques sur le site de 2010 à 2011, de nombreux vestiges datant du Ier au XXème siècle ont été découverts et sont aujourd’hui présentés au public pour la première fois. L’archéologie est un champ où le collectif est plus que jamais une nécessité, tant par les moyens humains que financiers qu’elle suppose, Le Passé des Passages est donc le fruit d’une collaboration entre les équipes du MBAA ainsi que celles de la Direction du Patrimoine Historique de la Ville de Besançon, mais aussi de l’Institut National de Recherches Archéologiques Préventives. Plus de soixante-dix céramiques ont été restaurées pour l’occasion, chaque tesson ayant été nettoyé individuellement, tandis que certains éléments en bois ont été lyophilisés selon un processus durant une année entière. Même si on a vu ces dernières années nombre de jeunes artistes faire de l’imagerie antique, l’un des motifs de leur œuvre, l’archéologie demeure
une discipline peut-être moins plébiscitée que les Beaux-arts. Ainsi, pour cette première exposition d’archéologie au MBAA depuis sa réouverture il y a quatre ans, Nicolas Surlapierre, directeur de l’institution et commissaire général de l’exposition a choisi de créer une scénographie actuelle, avec un parcours qui remonte le temps, nous invitant ainsi à nous éloigner progressivement de ce qui pourrait nous être connu ou familier et de reproduire le geste même de l’archéologue, creusant toujours plus profondément le sol pour éclairer le passé. — LE PASSÉ DES PASSAGES. 2 000 ANS D’HISTOIRE D’UN QUARTIER COMMERÇANT, exposition jusqu’au 4 janvier 2021 au Musée des Beaux-arts et d’Archéologie de Besançon, à Besançon www.mbaa.besancon.fr 131
Fondation François Schneider Un travail de passeur
Par Coralie Donas
La Covid a bousculé la programmation de la Fondation François Schneider à Wattwiller, mais n’empêchera pas la tenue de l’exposition des lauréats du concours Talents contemporains.
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Marie Terrieux, directrice de la Fondation, nous présente les artistes de cette édition et l’évolution de ce concours qui récompense chaque année des œuvres sur le thème de l’eau.
a utilisé des techniques artisanales des indiens Aymaras et a passé un pacte avec la cheffe du village, en s’engageant à rendre le territoire identique après son intervention.
Chaque année, l’exposition des lauréats du concours s’intitule simplement Talents contemporains. Pour la première fois, l’exposition porte un titre, Fragments éphémères ? La difficulté lorsqu’on expose les œuvres d’un concours, c’est que ce n’est pas le résultat d’un choix de curateur, cela ne permet pas de créer un scénario autour des œuvres. Elles ont un thème commun, l’eau, qui ne tisse pas automatiquement un lien entre elles. Cette année, j’ai trouvé un fil rouge dans les productions, qui évoquent le fragment, le fugace, la fragilité, d’où ce titre de Fragments éphémères.
Les œuvres exposées sont celles des lauréats de la 8 e édition du concours et vous venez de récompenser les artistes de la 9e. En ce moment vous lancez donc la 10e édition du concours, avec des changements ? Oui, depuis sa création le concours est très ouvert et nous recevons chaque année environ 1 200 propositions, dont une partie est d’une qualité discutable. Les candidats devront désormais justifier d’un parcours artistique solide, être passé par une école d’art ou avoir exposé dans une galerie ou un centre d’art, en bref, montrer qu’ils sont insérés dans une démarche artistique. C’est le cas des artistes que nous récompensons depuis neuf ans, ils sont engagés dans un processus artistique qui nécessite beaucoup de travail et de discipline. Autre changement, le prix récompensera deux œuvres liées à la pratique sculpturale ou l’installation. La Fondation François Schneider, qui sera leur premier lieu d’exposition, est un bâtiment très grand où la scénographie de grands volumes fait sens. Cela permet aussi d’orienter les propositions vers un savoir-faire plus artisanal, face à une surenchère de propositions de vidéos. Les dotations accordées aux artistes et qui nous permettent d’acquérir leur œuvre restent importantes mais baissent un peu, de 20 000 à 15 000 euros. C’est malheureusement un effet du Covid, même si nous avons moins souffert que d’autres institutions. Autre changement, le prix récompensera désormais quatre, et non plus sept artistes. Cela leur donnera une meilleure visibilité, ce qui est aussi l’objectif du prix.
Comment s’incarne cette fugacité dans les œuvres ? Des artistes ont voulu réaliser un rêve que l’on peut tous avoir, celui de retenir un bout de nature, un phénomène éphémère. C’est ce que l’on retrouve dans l’œuvre de Hao Jingfang et Wang Lingjie, des artistes chinois installés à Mulhouse, qui travaillent sur la temporalité et réalisent des installations in situ. Ils ont imaginé un arc-en-ciel constitué de milliers de microbilles de verre, qui se révèle et disparaît au gré des déplacements des visiteurs. Capucine Vandebrouck a capturé une flaque d’eau en l’entourant de produit hydrophobe et réalise ainsi un tableau vivant, qui a une durée de vie limitée. Rachael Louise Bailey a travaillé elle sur le temps long, en ramassant pendant plusieurs années sur les côtes anglaises des rebus de chambres à air. Elle en a fait une boule de pollution, sphère inquiétante et belle, qui a été installée dans le jardin de sculptures de la Fondation. Depuis 2011, le concours Talents contemporains distingue des œuvres qui explorent le thème de l’eau. Est-ce que la thématique limite, ou ouvre les possibilités ? Je me suis posé la question à mon arrivée à la Fondation en 2017. Mais le sujet est infini. L’eau permet aux artistes de parler de sujets géopolitiques, comme les migrations, les guerres de l’eau, d’explorer le côté scientifique, l’évaporation par exemple, de s’engager sur des thématiques en vogue comme l’écologie et l’environnement… Sans oublier le côté philosophique de l’eau, les métaphores et les mythes qu’elle convoque, les grands textes auxquels elle fait référence, l’Odyssée, Moby Dick, ou encore les rites liés à l’eau. C’est dans cette démarche que s’inscrit Guillaume Barth, avec son œuvre Le deuxième monde, Elina, une sculpture éphémère en sel réalisée dans le désert bolivien Salar d’Uyuni, dont nous présentons ici une vidéo et des photos. Il
Justement, comment les œuvres sont-elles valorisées ? Avec celles que nous venons d’acquérir, nous rassemblons désormais environ 70 œuvres dans une collection unique en Europe sur le thème de l’eau. Elle commence à être reconnue et identifiée, comme en attestent les prochaines expositions qui se tiendront à Shangaï, à Genève ou encore sur les remparts d’Aigues-Mortes. À chaque fois, une dizaine ou une trentaine d’œuvres y seront montrées. Nous prêtons aussi les œuvres dans le cadre de festivals. La Fondation poursuit un travail de passeur. Ephémère. — TALENTS CONTEMPORAINS 8e ÉDITION, FRAGMENTS ÉPHÉMÈRES, exposition du 17 octobre au 3 janvier à la Fondation François Schneider, à Wattwiller (68) www.fondationfrancoisschneider.org 133
ALAIN WILLAUME LE SILENCE DES PÉNOMBRES
Par Nicolas Bézard ~ Photo : Alain Willaume
En marge de sa série Échos de la poussière et de la fracturation mise à l’honneur par la Biennale de la Photographie de Mulhouse, Alain Willaume, photographe des extrémités du monde, médite avec nous sur les fondements de sa photographie et les turbulences d’une époque troublée. This is The End: ce sentiment affleure dans vos images. La fin est partout, qu’elle soit gé ogr aphique, nous t r ansp ortant là où finit le monde, ou temporelle, puisque vous photographiez des lieux et des personnes fragilisés, sous la menace d’une disparition. Pour vous qui parcourez la surface du globe depuis plus de quarante ans, la fin du monde telle que nous l’avons connu est-elle inéluctable ? Ça y ressemble diablement s’il est vrai qu’une fin, ou à tout le moins un ébranlement majeur, se déroule en ce moment même sous nos yeux, avec le surgissement d’un virus qui a mis en mars dernier le monde à l’arrêt et qui continue à en bouleverser les fondements. Pour l’heure, on fait tous comme si le désastre planétaire était sous contrôle, mais les failles de ce gigantesque raté collectif apparaissent de plus en plus au grand jour et le virus est toujours là. L’espèce nuisible que nous sommes devenus se heurte à une réaction violente de la nature que nous bafouons sans vergogne. Outre le funèbre décompte médical quotidien, ce qui est vécu par certains comme un « châtiment » a pris un tour cruellement ironique pour nos sociétés narcissiques occidentales : le masque, s’il nous protège, impose aussi l’effacement du visage. Il affecte notre « lisibilité » et dissimule 134
notre vulnérabilité, c’est-à-dire précisément ce qui selon Levinas est au fondement du rapport entre les hommes. En nous amputant partiellement de nos visages et en nous forçant à distendre nos relations sociales et affectives pour (peut-être) survivre, le virus nous fait entrer dans l’ère de la défaite : notre supposée invincibilité civilisationnelle – too big to fail – a littéralement « perdu la face » et les conséquences de ce changement de paradigme sont incalculables. Si mon livre Coordonnées 72/18, qui rassemble quelques-uns des « masqués » que j’ai commencé à collecter dès 1985, a pu être qualifié de dystopie, il apparaît, à peine un an plus tard, beaucoup moins fictionnel dans ce monde d’après : nous passons désormais au large de nos semblables, devenus presque aussi suspects que les « pauvres » ; la notion de voyage, une des clés de voûte de notre sentiment de liberté et de conquête, s’est complètement rabougrie ; le concept sacré de « projet d’avenir » s’est dissous dans une incertitude malsaine, la consistance même du temps, de la durée, est devenue gluante… Et la liste des dégâts collatéraux est loin d’être close. Dernier détail, mais révélateur : l’un des titres que j’avais proposé fin 2018 à Xavier Barral pour le livre (et qu’il avait refusé) était « L’arrêt du monde » !
L’image qui traduit peut-être le mieux cette idée de fin est celle des chutes du Niagara et de la minuscule silhouette qui se tient au bord du vide. Pouvez-vous nous parler de cette image – et de ce personnage que vous avez rajouté « numériquement » ? Retouchez-vous souvent vos photographies ? C’est une histoire à rebondissements… L’espèce de planche qui émerge de la chute d’eau m’a fascinée lorsque je l’ai remarquée. Ce petit rectangle noir accentuait l’extraordinaire puissance hypnotique, le pouvoir d’aspiration du site. Il semblait si incongru, aussi facile à effacer qu’une vulgaire poussière sur le fichier… Je me souviens qu’au cœur du fracas des chutes d’eau dont j’étais environné au moment de la prise de vue, ça avait réveillé ma fascination pour les extrémités du monde. Et ça a aussi ravivé le souvenir du personnage d’une peinture-icône qui m’accompagne partout depuis 1986, quand je l’ai achetée, à peine sèche, à Bernard Quesniaux. Intitulée Sous la cape, c’est une toile assez grande, semblable à une peau tannée clouée au mur. Sur un fond terreux indéfini, une silhouette noire et solitaire, à la matérialité incertaine, semble comme en déséquilibre. On ne sait si l’homme est écrasé par l’immense cape noire qui flotte au-dessus de lui ou si, grâce à elle, il va décoller et s’arracher au vide qui l’environne. L’énigme de cette œuvre chemine en moi depuis toutes ces années, et ce faux plongeoir apparu soudain au bord du gouffre m’a irrésistiblement donné envie de faire naître un compagnon de chute ou d’envol à l’homme à la cape. Quant à la question de la retouche, je pense que la réalisation d’une photo est déterminée par plusieurs paramètres – selon un dosage variable : le réel, le songe, le hasard et la technique. Il y a une grande diversité d’approches et de techniques dans votre photographie : argentique, numérique, noir et blanc, couleur, images granuleuses, tantôt contrastées, tantôt plus douces… Y a-t-il un outil qui correspondrait mieux qu’un autre à votre vision ? Mon rapport à la technique est très conflictuel et je la traite avec un dédain coupable ; j’ai d’ailleurs une véritable phobie des modes d’emploi ! C’est le sujet seul qui dicte le choix des armes et impose sa technique particulière. Je n’ai aucun tabou et ne m’interdis aucune expérimentation ; pas d’a priori, ni de critères de qualité, ni même, au-delà de mes obsessions récurrentes, de sujet de prédilection. Je suis toujours prêt à tout essayer. Ce non-processus m’a longtemps joué des tours : je n’étais réductible à aucun étiquetage, à aucun genre ni style particulier et, jusqu’à ce que Tendance Floue me propose de
rejoindre le collectif, j’ai longtemps erré à l’écart des courants, cherchant seul (et souvent à tâtons) comment mettre en images mon approche du monde. Pour les outils, pas de fétichisme ; j’opte pour telle pratique ou tel appareil en fonction du sujet et des conditions de prise de vue et je suis heureux que les développements technologiques aient tant élargi le champ des possibles. Vos photographies disent quelque chose de brûlant, d’actuel et de sensible sur l’état de notre monde. Elles prennent même un temps d’avance sur l’actualité, en anticipant des événements à venir : je pense à votre série L’empire du dessous, réalisée en 2015 pendant qu’un Coronavirus MERS sévissait en Corée, et dont les portraits de visages masqués résonnent de manière troublante avec la situation actuelle. Le bon photographe est-il un visionnaire ? C’est quelqu’un qui est dans un rapport critique avec son temps, qui pose des questions et fait voir l’interférence entre réel et irréel. C’est quelqu’un qui doute, mais aussi qui s’engage. La vision du photographe est par nature puissante (elle s’impose), et les informations portées par une image sont par essence incertaines (l’imaginaire de chacun intervient dans la lecture qu’il en fait) : il est donc crucial que le photographe soit digne de confiance. Mon intérêt pour le masque est ancien : il m’a d’abord permis dans les années 1980 de m’approcher de l’art du portrait, quand ma timidité me tenait plutôt éloigné de mes semblables (quelqu’un de masqué se laisse plus aisément photographier car il sait justement qu’il est méconnaissable). Puis il est devenu au fil du temps un élément récurrent de mon vocabulaire pour signifier simultanément notre vulnérabilité et notre violence(1).
— Au sujet de la lumière, je dirais que le soleil m’aveugle, photographiquement parlant. — Entretien réalisé le 29.07
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Alain Willaume, Chutes du Niagara 2003. Courtesy Alain Willaume / Tendance Floue
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Ce qui ressort de votre série Échos de la poussière et de la fracturation, au-delà de cette réalité qu’elle rend sensible – l’extraction planifiée du gaz de schiste dans une région sauvage d’Afrique du Sud – c’est leur puissance d’imaginaire. Cette facilité qu’elles ont à dire un réel, et en même temps de nous transporter dans un univers de fiction à la Mad Max, où désert, déglingue et technologie cohabitent. De nous mettre en présence de visions métaphoriques assez irrésistibles, telle cette croix chrétienne qui dans le reflet d’un bassin se transforme en flamme. Vos images font resurgir le souvenir d’autres images. Un chapelet de bâtiments coiffés de coupoles évoque une base martienne dans un film de S-F. Un homme en vêtement de ville, les bras en croix au milieu de l’étendue désertique, renvoie à l’errance de Travis, au début de Paris, Texas. Une femme vue de dos, un jeune garçon pensif engoncé dans une épaisse chemise à carreau, et ce sont les films de John Ford ou les photographies de la Farm Security Administration qui viennent en tête. La douceur de vos gris est proche de celle d’Au fil du temps de Wim Wenders, qui regardait alors son Allemagne natale comme s’il s’agissait de l’Amérique de Walker Evans – le film est par ailleurs une autre histoire de limite, de frontière et de fin d’un territoire. Qui sont les artistes qui vous ont donné l’envie de faire des images ? Bien que j’aie commencé très tôt à faire des photos, il m’a fallu du temps pour construire ma culture photographique et c’est surtout la musique – Soft Machine III et Robert Wyatt, Nico, Robert Ashley, Brian Eno et Jon Hassell, Michael Mantler, Meredith Monk… – qui m’a d’abord transmis le virus de la mélancolie et de la fréquentation des mondes invisibles. Ensuite, ce sont les premiers films de Garrel (La Cicatrice intérieure), de Wenders (L’État des choses surtout, mais aussi, oui, Au fil du temps et Paris, Texas) puis Providence d’Alain Resnais – avec sa sublime musique composée par Miklós Rósza – qui ont élargi mon territoire d’images, bientôt rejoints dans mon panthéon par Henri Michaux et Francis Bacon. Mais L’Imprudence, un des derniers albums de Bashung, est toujours en tête de ma playlist… Ces artistes ont nourri mes images. Quant à la photographie, des modèles, des maîtres, je n’en ai jamais vraiment eu car j’aime et j’admire une infinité de photographes. Et en fait, je crois qu’avant tout c’est la puissance de la photographie elle-même que j’aime passionnément. S’il fallait néanmoins citer deux œuvres contemporaines liées à l’image, je choisirais Highway Wreck de David Claerbout, pour l’extraordinaire vertige spatio-temporel qu’il ouvre au sein d’une photographie, et The Castle de Richard Mosse, véritable Guernica du début du XXIe siècle.
Dans votre livre Bords du gouffre, il y a ces mots de votre compagnon de lettres Gérard Haller qui ont inspiré le titre de l’exposition collective à laquelle vous prenez part au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse : « C’est dans le noir. Ils regardent. On les voit mal d’abord, on a du mal à les discerner – et peut-être ont-ils peur, eux-mêmes, de s’avancer au bord de ce noir tout autour qui paraît les cerner. » Vous avouez un penchant pour les lumières difficiles, charbonneuses ou ténues, que par instinct la plupart des photographes préfèrent éviter. Voit-on mieux dans la pénombre ? Depuis notre rencontre en 1989, la clairvoyance de la poésie de Gérard Haller est telle que je ne sais jamais si ce sont mes images qui la portent ou si ce sont ses mots qui ont généré mes images... C’est une rencontre rare. Et je suis très heureux (et fier) qu’Anne Immelé ait choisi quelques-uns de ses mots pour titrer cette exposition. Au sujet de la lumière, je dirais que le soleil m’aveugle, photographiquement parlant. Il brouille ma boussole mentale et dessèche ma vision. Il montre trop de choses. Je lui préfère le silence des pénombres, qui tient à distance le commun des mortels et fore un trou dans le réel par lequel s’échapper. Peut alors se déployer le théâtre d’opération des énigmes, des paraboles, des questions. Peut s’ouvrir un vide dans le monde des vivants, où résonnent les échos du non-dit et se font entendre, malgré les leurres assourdissants de l’actualité, le murmure de menaces plus profondes, les liens secrets entre les hommes et les paysages, et bien des voies d’échappées offertes par le vent. On a le sentiment qu’avec ce livre intitulé Coordonnées 72/18, vos images, fruit de plusieurs décennies de voyages, ont trouvé leur ordre et leur matérialisation idéale, en parfaite adéquation avec le fond d’humanité qu’elles renferment. C’est un jalon, un passage important dans votre vie de photographe. Vers où ou vers quoi vous projetezvous désormais ? Par la grâce de Xavier Barral(2) et de Corinne App(3), j’ai été libéré de l’énorme charge qui s’était accumulée sur mes épaules et j’ai pu en effet franchir un dangereux goulet d’étranglement. Mon regret, immense, est d’avoir perdu Xavier, brutalement décédé à peine le livre publié. J’aurais voulu partager avec lui le monde d’après ce livre. Depuis, j’ai repris ma route de photographe, désormais empoisonnée par la COVID-19. Malgré les entraves à la liberté de circuler que je ressens durement, j’ai recommencé à photographier, y compris sous la mer, rencontré de nouveaux interlocuteurs avec qui dialoguer et je persiste 138
à ouvrir d’autres boîtes de Pandore (archives ou disques durs oubliés, débris visuels de toutes sortes)… Bref, je continue de naviguer à vue. Et d’autres projets collectifs passionnants avec Tendance Floue sont en cours d’élaboration. Mon désir à plus long terme serait de pouvoir redéployer tous ces matériaux sous la forme d’un grand espace d’exposition, un peu dans l’esprit des trains fantômes que j’aimais parcourir adolescent, sorte de cloud métaphysique et sensoriel, sonore, littéraire et visuel… Mais le temps des rêves reviendra-t-il ? Pour notre culture occidentale, le masque chirurgical est aujourd’hui vécu comme une marque d’infamie : nous nous voyons comme des vaincus et cela nous défait. Même Trump, pathologique « invulnérable », a dû se résoudre, le 12 juillet 2020, à apparaître publiquement avec un masque, quatre mois après le début de la pandémie ! « En France, où l’hystérie antimusulmane a fait du voile le signe cryptique de la haine de la République, et a conduit à l’interdiction de cacher son visage dans l’espace public (LOI n° 2010-1192 du 11 octobre 2010), ce soudain renversement de paradigme a des allures de bonnet d’âne. Mais le choix du niqab ou de la burqa comme des allégories de la dissimulation renvoie bel et bien à la disparition des signes de l’identité et de l’expressivité, que le masque occulte lui aussi. » (André Gunthert, Blog L’image sociale, 20 mai 2020) Et il semble qu’on ne débatte même plus sur les dangers de la reconnaissance faciale en Chine ou ailleurs, faute de visages à pouvoir reconnaître. (2) l’éditeur. (3) la graphiste. (1)
— CE NOIR TOUT AUTOUR QUI PARAÎT NOUS CERNER, exposition collective jusqu’au 10 janvier 2021 au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse dans le cadre de la Biennale de la Photographie de Mulhouse www.biennale-photo-mulhouse.com (voir aussi le hors-série N°21 de Novo, www.novomag.fr) — COORDONNÉES 72/18, Alain Willaume, David Chandler, Gérard Haller, éd. Xavier Barral — COORDONNÉES 72/18, exposition du 6 novembre au 19 décembre à la galerie La pierre large, à Strasbourg www.galerielapierrelarge.fr
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Olia Lialina, Something for Everyone Pour Olia Lialina, pionnière du Net Art, la toile fait écran. Depuis les années 90, l’artiste russe explore les possibilités d’internet et fait de ce qui fut d’abord un outil, un support artistique. À coup de captures d’écrans, d’urls et de flux, elle nous embarque dans un monde expérimental joyeusement ludique. Parfois volontairement kitsch, ses œuvres font un clin d’œil nostalgique à l’esthétique du web d’avant, celui des blogs, des banners et de leurs gifs tape à l’œil. (M.M-S) Jusqu’au 22 novembre à l’Espace multimédia Gantner, à Bourgogne www.espacemultimediagantner.cg90.net
Olia Lialina, 2. Hosted, 2020 © Olia Lialina
Between Ears, New Colours À l’origine, Between Ears, New Colours, croisait le travail de deux artistes, Hagar Schmidhalter et Elena Narbutaité. Leur travail sur la spatialité y était mis en écho, se jouant des effets de miroir entre l’intérieur et l’extérieur et de la perception des phénomènes sonores ou visuels. Mais, alors que l’exposition est prolongée pour plusieurs mois, elle bénéficie de la métamorphose du temps qui passe. Pour l’occasion, de nouvelles œuvres sont intégrées au parcours, et une troisième artiste, la vidéaste Rosalind Nashashibi est invitée à y poser son regard. Le duo devient trio et entame une belle réflexion sur les échanges et l’amitié artistique. New colours, again ! (M.M-S)
Hagar Schmidhalter, Open Windows (2020). Photographies. Vue d’exposition par Aurélien Mole.
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Jusqu’au 10 janvier au CRAC Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com.
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Taro Izumi, Tickled in a dream … maybe? (The cloud fell), 2017 © 2020, Museum Tinguely; photo: Gina Folly
Taro Izumi. ex Robots aspirateurs suspendus, murs d’écrans et superposition d’images, fresques et poussière de crayon... Bienvenu dans le kaléidoscope visuel et mental de Taro Izumi. Au musée Tinguely, l’artiste japonais a conçu son expo de manière organique. Chaque pièce du parcours dévoile une ambiance qui lui est propre, tel un corps, vivant, vibrant, tantôt bavard ou silencieux. Une esthétique sans étiquette mais délicieusement toquée ! (M.M-S) Jusqu’au 15 novembre au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch 141
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Elina Brotherus, This is the first day of the rest of your life Elina Brotherus s’empare de l’autoportrait et en fait son terrain de jeux. Avec fantaisie, la photographe finnoise se met en scène à l’occasion de véritables « paysages états-d’âme. » Dans la série qu’elle réalise pour les grands magasins de la Samaritaine, présentée pour la première fois, ses vêtements se fondent avec le décor et les nuances se répondent : une robe couleur de mousse dans le sous-bois, un drapé irisé au bord de l’eau ou rayures sur rayures face au mur. (M.M-S)
Giraffe © Elina Brotherus pour les Grands Magasins de la Samaritaine
Marcos Carrasquer : Et si c’est pas maintenant, quand ? À l’Espace André Malraux, l’univers grinçant de Marcos Carrasquer, se compose de scènes foisonnantes de vie, transpirantes de réalisme, saisies sur le vif et dans le détail. Couples qui s’embrassent à pleine bouche, corps aux chairs marbrées de vie, visages aux traits outrés qui rappellent Bosch, Bruegel et leurs comparses... Des scènes crues en mode « no filter » que l’on compare souvent à des vanités contemporaines. (M.M-S) Jusqu’au 25 octobre à l’Espace d’Art Contemporain André Malraux, à Colmar www.colmar.fr/espace-malraux
Marcos Carrasquer, Kleenex, 2019
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Jusqu’au 29 novembre à la Filature, Scène nationale, à Mulhouse www.lafilature.org
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Véronique Arnold, I need your words, 15, 2020. Broderie de fil sur lin, 50 x 50 cm © photo : Dominique Bannwarth
Le monument, le labeur et l’hippocampe Papiers peints ambigus qui subvertissent le motif (Hélène Bleys), beauté brute de l’architecture industrielle habitée des gestes et du savoir-faire de ceux qui y ont travaillé (Igor Grubic), œuvres brodées qui suivent le fil de l’oubli et plongent dans les archives de l’usine DMC (Tanja Boukal) ou témoignages d’ouvrières du textile qui s’écrivent à même le tissu (Véronique Arnold)… « Le monument, le labeur et l’hippocampe », s’attache à la mémoire des lieux pour mieux la réactiver. Une expo collective en forme de clin d’œil à l’histoire industrielle de Mulhouse. (M.M-S) Jusqu’au 15 novembre à la Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com 143
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L’œil extravagant de Christian Lhopital C’est un univers graphique foisonnant servi par une touche éthérée où le motif semble dilué par l’imagination. Quelque part entre rêve et cauchemar, Christian Lhopital nous plonge dans un état second qui brouille les frontières entre le fantasme et le réel. En rassemblant 40 ans de dessins, petits ou grands formats, Le 19 CRAC plonge dans l’œuvre fantasmagorique et dans l’œil extravagant de l’artiste lyonnais. (M.M-S)
Christian Lhopital, Vitrine 02, 2020
Du 10 octobre au 17 janvier à Le 19, CRAC – Centre régional d’art contemporain à Montbéliard www.le19crac.com
Dualités, les collections des Beaux-arts revisitées En prenant pour point de départ les antagonismes entre les fonds d’art ancien et d’art contemporain des musées de Montbéliard, Dualités instaure des connexions inattendues entre les siècles et les esthétiques. En mêlant peinture et sculpture, abstraction et figuration, l’exposition rassemble plusieurs œuvres autour de 4 grands thèmes qui jouent les oxymores. Avec, entre autres, les œuvres de Jean Messagier, Félix Vallotton, d’Hervé Di Rosa et de Najia Mehadji. (M.M-S) À partir du 19 septembre au Musée du château des ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.fr
Franck FAY, - P. 9701, 1997, Coll. musées de Montbéliard © Jack Varlet
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French doctors : une aventure humanitaire De militaire, José Nicolas est devenu photographe. À force de fréquenter les conflits qui minent le monde, il a pris le pari de les documenter, à coups d’instantanés en noir et blanc. Proche de médecins du monde et des French doctors qui donnent leur nom à cette exposition, il saisit Beyrouth assiégée, les missions humanitaires en Afghanistan ou au Kurdistan. Ses photographies, en capturant les regards des hommes, des femmes et des enfants au cœur des conflits, offrent une plongée saisissante dans les revers de la guerre. (M.M-S) Jusqu’au 15 novembre à La Cité Musicale, à Metz www.citemusicale-metz.fr
Afghanistan 1984 © José Nicolas
Céline Condorelli : Deux ans de vacances Avec Deux ans de vacances, le Frac Lorraine nous donne envie de prolonger l’été. Partant du constat que le travail de l’artiste devient visible dans le temps de loisir du visiteur, Céline Condorelli explore la dualité travail-temps libre. En dialogue avec les œuvres des trois Fracs du Grand Est, ses installations donnent une dimension nouvelle à l’espace d’exposition. Structures colorées rappelant les aires de jeux, marquages au sol comme sur un terrain de sport, toupies… L’artiste convoque des supports ludiques pour mieux brouiller les frontières entre loisirs et culture. (M.M-S)
Céline Condorelli, Tools for Imagination, 2019 Courtesy de l’artiste
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Jusqu’au 24 janvier au 49 Nord 6 Est - Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org
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Luxembourg ART WEEK 2020 La LAW est la jeune foire d’art contemporain qui monte. Depuis 6 ans maintenant, elle se taille une place de choix sur l’échiquier européen. Avec une sélection de plus de 60 galeries internationales, elle constitue un panel d’exposants établis ou émergeant. Pour cette nouvelle édition, la LAW s’étoffe d’une section inédite, « Focus, » qui met l’accent sur une scène artistique spécifique. En 2020, c’est Bruxelles, étoile montante de la création contemporaine, qui sera mise à l’honneur. (M.M-S) Du 20 au 22 novembre à la Halle Victor Hugo, à Luxembourg ville luxembourgartweek.lu
Nosbaum Reding, Luxembourg Art Week 2019 © Mike Zenari
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NO SURRENDER Par Marc Dufaud
Marc Dufaud, auteur du film Pieces of my Life sur son ami Daniel Darc, nous livre des extraits de son journal. Épisode 4. Été 2020 : l’été n’aura été chaud ni dans les teeshirts ni dans les maillots n’en déplaise à feu Éric Charden… Nulle part ! À part peut-être sous les masques ! Bref, un été sea covid and sun, c’est dire si on s’est marré ! Parce que depuis des mois, les masques on les met (quand il y en a, ce qui n’a pas toujours été le cas) on les enlève et puis sur ordre au gré des décisions et des « rebonds », on les remet en bons citoyens disciplinés, décidés à ne pas se poser de questions puisqu’il y va de la santé publique. Pourvu que notre accès à internet reste ouvert, quitte à devenir notre seul lien avec autrui en se substituant à la réalité physique, on semble mûrs pour accepter de vivre en autarcie au cœur d’une époque où l’émergence du « sans contact » comme moyen de paiement était prémonitoire ! Il y a un an sortait Pieces Of My Life – il y avait des affiches dans la ville, des annonces dans les magazines, des projections dans Paris et puis à partir de fin juillet un peu partout en France. Un an donc… Ça offre le recul nécessaire pour apprécier les choses en dehors de toute nostalgie – j’y suis hermétique – et creuser un peu, s’attarder sur ce qui sur le moment n’apparaissait pas. Certes, la gestation de POML a été compliquée, moins cependant et hélas que la suite, et le prix à payer est plutôt élevé sur un plan affectif et matériel même si pour ce qui concerne le second, je m’en sens responsable. L’amertume est un luxe que je m’interdis parce que s’il ne restait que ça à exhiber, mon Dieu quel échec ! C’est un sentiment néfaste tirant vers le bas, qui dévore votre santé, marque l’âme et le visage de plis disgracieux ; je m’en défie et m’en préserve autant que je peux. Il me reste surtout le souvenir de ces projections à travers le pays, l’intérêt des gens pour le film 148
et leur bienveillance à notre égard via tous les messages reçus notamment sur Facebook. J’ai aimé ces moments de partage avec les autres, avec tous ces gens qui à la faveur d’une projection venaient me dire deux mots, me poser quelques questions ou simplement me confier combien le film les avait touchés. Parfois l’émotion me terrassait ; je m’y attendais et certains soirs au prix d’un véritable effort je parvenais à passer outre. Je me souviens de ce trentenaire m’interpellant dans le métro quelques jours après la sortie du film au moment où je descendais de la rame. Un court instant ma parano a failli prendre le dessus avant que je ne me ravise en le voyant lever le pouce en ma direction et me lancer « merci pour ce film ! » J’ai éprouvé sur le coup le sentiment d’avoir accompli quelque chose qui parle aux gens et puis aussi une certaine fierté quand même, à cause de la présence de mon fils à mes côtés ce jour-là. Oui c’était gratifiant au bon sens du terme. Ce sentiment d’avoir été utile faisait du bien. Les mois suivant, je les ai traversés en zombie... Mais quitte à le seriner, le film existe, c’est l’essentiel pour moi. Grâce à l’accueil qu’il a reçu il se pose comme un film « rock » incontournable. Daniel Darc en est la figure centrale et pour le dire en quelques mots : c’était le projet ! Je lui et je me devais ce film. Il y avait quelque chose de cet ordre. Ce qui n’a rien à voir avec l’idée un peu superficielle selon laquelle « il aurait voulu ce film » ou ce genre de choses, je connais assez Daniel pour savoir que ça n’aurait eu aucun sens pour lui. Il y avait quelque chose de plus profond dans cet impératif. Comme une promesse faite qu’il était impérieux de ne pas trahir pour ne pas trahir ce qu’on a été. Alors à un an de distance, le film trouve peu à peu sa place en moi. Il n’est donc absolument pas un hommage, ni même, du moins pour ce qui me concerne une fois encore, un aboutissement ou une finalité, dans la mesure où, pour ma part, il s’insère dans une histoire intime plus vaste à la fois sur le plan humain et sur le plan « artistique » ou créatif. Et si lorsque l’on s’est lancé dedans, on a pu un moment aborder mes images comme des rushes, au final, Pieces Of My Life n’a certainement pas assemblé une simple somme de footages que j’aurais archivés des années durant. Loin de là. Comme les poupées russes, POML est la figure la plus visible et la plus récente qui encapsule pas moins de 4 films sur 25 ans à ceci près qu’à la différence des poupées russes aucun n’est une réplique exacte du précédent ou du suivant : les passerelles entre les uns et les autres sont
nombreuses. Or dans leur forme comme leur contenu et par leur existence même aussi, tous ces films reflètent nos vies à divers moments. Ils en sont une transposition visuelle. S’étant construit à partir d’eux et de leur histoire, POML résume en creux cette histoire, il la synthétise. Bien sûr, ces films antérieurs n’ont pas vraiment eu d’écho ni suscité autant d’intérêt que le long métrage de 2019 – c’est peu de le dire – même s’ils étaient connus d’un petit cercle. Et sous bien des aspects – surtout techniques – ils ne sont sans doute pas aussi aboutis, mais chacun d’eux avec ses forces et ses failles est plus que signifiant à la fois sur un plan humain et sur un plan artistique ou plus exactement sur la polymérisation des deux. Chaque film renferme son histoire et des rencontres qui s’enroulent autour de cette loyauté durable entre Daniel et moi, cette croyance de l’un en l’autre. Au-delà de l’anecdotique et du « merci » évident que je dois à celles et ceux qui ont de loin ou de près contribué à ces films et leur ont permis d’exister, eux-mêmes ont été marqués de façon diverse plus ou moins décisive par cette expérience. Je sais qu’elle a compté pour certains de manière très positive et c’est également ce qui fait de tous ces films une expérience ciné et humaine unique. Outre le « désir cinéma » des uns, l’amitié des autres, outre ma capacité alors à fédérer, il y avait la personnalité de Daniel. Elle a laissé une empreinte sur ceux qui ont croisé sa route. Tous ont été en quelque sorte éclaboussés par cette rencontre. J’en suis à la fois conscient et l’exemple parfait puisque finalement ces films ont tissé entre lui et moi un lien indéfectible qui a pris le pas sur le reste. Car, comme l’explique la voix off au début de POML, l’ensemble des films que j’évoque ici constitue à peu de choses près l’ensemble de mes films ! Ma soi-disant « filmographie » circule et ne tient à peu de choses près qu’à ces quelques objets ultra-confidentiels (et désormais à POML). Outre l’ironie que cela peut susciter et qui m’indiffère (moi-même ça m’amuse un peu), cela m’interroge. Parce qu’au-delà de ce qu’on appelle les causes directes, ponctuelles, qui sont d’ailleurs des éléments d’explication valables (les problèmes de production rencontrés dès 1993 par Les Enfants de la blank, mon renoncement au cinéma ou encore mes propres errements dans une période difficile de ma vie) je ne fais pas l’économie d’une réflexion globale sur le sujet. Et dans cette optique, je ne suis pas certain que cela suffise à faire de moi un cinéaste. À la vérité, la question n’est pas très intéressante en soi, mais à l’aune de ce qui précède, il se trouve que le lien évoqué plus haut n’a pas 149
simplement pris le pas sur le cinéma ; le cinéma a été le vecteur d’une fraternité essentielle. Pour comprendre, il faudrait sans doute revoir « le film » depuis le début… En 1990, j’avais écrit en exergue de mon dossier/ synopsis originel la phrase de Mekas « l’artiste doit s’opposer à la société dans laquelle il vit. » Il ne s’agissait pas ici d’une opposition frontale, politique plutôt d’une espèce de profession de foi, la revendication d’une façon de faire peut-être pas underground mais souterraine. Dans l’urgence. C’était ce cinéma que je voulais et que je pouvais faire. Et c’est exactement comme ça que j’ai abordé Le garçon sauvage en 1992. La foi qui m’animait alors brassait une urgence personnelle et le sentiment pour ne pas dire la certitude du caractère nécessaire de cette entreprise (à savoir le portrait d’un artiste 150
que je considérais, en dehors de tout affect personnel, comme sous-estimé). On a donc fait ce premier film en cinéma 16mm en-dehors du système, sans production, sans financement, sans la moindre autorisation de tournage, en montant la nuit en parfaite clandestinité dans des salles qu’il fallait débarrasser le jour venu… Jusqu’aux projections organisées à l’arrache, en se démenant pour trouver une salle équipée d’un projecteur 16 ! En soi, ça n’avait rien de révolutionnaire, je veux dire, je pense que depuis la Nouvelle Vague et l’émergence du cinéma expérimental ce genre de façon de faire existait. Cependant dans les années 90 à une époque où il n’y avait pas encore de numérique, on n’était pas non plus légion à tendre vers ça. Je ne prétends pas que c’est toujours idéal, ni même que c’est la seule façon de faire des films, mais ces contraintes ne me pesaient pas.
En contrepartie de la servitude qu’impose une économie restreinte, elle offre une réelle liberté créative et ne signifie nullement un manque d’ambition. C’était très inspirant. Tout se faisait avec une spontanéité, une radicalité et une énergie terrible. Le film ressemblait à ce qu’on vivait, il en était l’expression, le pendant filmique. Il y avait surtout une véritable symbiose entre la façon de faire ce film et Daniel. Le film lui ressemblait. Je crois qu’il s’y retrouvait dans un moment où son isolement était patent. S’il est bien un lien qui unit tous ces films, c’est ce mix entre urgence et pénurie jusqu’à Pieces Of My Life où Thierry comme moi nous sommes finalement lancés dans cette aventure en passant outre toute logique économique, en glissant cette donnée au second plan sans pour autant cette fois la négliger tout à fait sur le long terme. Ni lui, ni moi, chacun selon nos moyens, n’avons été économes au sens large du terme ! Le prix à payer a été salé pour l’un comme pour l’autre, même si l’accueil qui lui a été fait change un peu la donne pour peu qu’on s’en donne et nous en donne les moyens ! Ce qui me ramène à cette idée de « désir cinéma. » À la vérité, je ne suis pas certain d’avoir les moyens (ni la capacité) de faire un autre film – il faudrait d’abord que je me fasse confiance et qu’on me fasse confiance ce qui n’est pas gagné. Auraisje les moyens d’y consacrer autant d’âme et de temps, les moyens d’accepter autant de choses ? Pas certain. Cependant, POML m’a redonné le goût de l’image. Les quelques clips et petits films que j’ai réalisés et montés depuis notamment ceux autour de Daniel (les « Puce Moments ») publiés pour certains sur Fb sont un signe de ce retour. Ils me ramènent à mon expérience globale, parce que par la force des choses, je les ai réalisés pour bonne part avec un matériel obsolète, monté sur Movie maker, banc de montage tout à fait rudimentaire (à côté iMovie ça relève de la superprod !). Et j’ai adoré ça !
Entre ces deux visions l’abîme est violent et profond - et j’ai tendance à croire qu’il faut résister à ces injonctions, résister à cette invention selon laquelle on entre dans le « monde d’après » celui où santé rimerait avec soumission. Si la diffraction entre ces deux moments me saute au visage c’est parce que Daniel, par ce qu’il incarne et ce qu’il fut, s’impose comme un symbole fort et j’espère assez efficace de liberté, de subversion, d’une certaine forme de résistance intrinsèque à ces injonctions. Sa photo placardée dans Paris un an plus tôt est une image forte nous rappelant ce qu’il ne faut pas perdre de vue, ce qui a à voir avec notre humanité, avec l’amour, la fraternité, l’art mais aussi la nécessité de ne jamais céder…
En cette fin août, retour des masques à grand renfort de messages du genre « n’approchez pas vos proches » cependant que collés serrés masqués dans les rames chaque matin tous filent à leur poste… cherchez l’erreur ! Dans les couloirs, affiches, affichettes, autocollants, le même matraquage infantilisant. Il y a un an, les affiches du film ornaient les murs de la ville, des quais et des correspondances du métro : ça avait quand même une autre gueule que cet été covid. 151
Apprendre à aimer les crayons Par Christophe Fourvel
À l’issue de ces 55 derniers jours, la revue britannique « The Lancet » est formelle : souhaiter une bonne santé en janvier à ses proches ne leur assure pas une immunité suffisante contre les virus des mois d’après. À l’issue de ces 55 derniers jours, les survivants qui pensent que cette pandémie est un complot des services secrets chinois, russes ou américains pourront se vanter sur les réseaux sociaux d’avoir échappé à une attaque des services secrets chinois, russes ou américains pendant 55 jours au moins, et c’est vrai que ce n’est pas donné à tout le monde. À l’issue de ces 55 derniers jours, la nécessité des gestes barrières comme le mode de transmission du virus nous auront inévitablement remis en mémoire le professeur ou l’élève de la classe qui étaient connus pour postillonner allègrement sur le visage de son auditeur le plus proche. Nous aurons d’abord cru à une fatalité qui s’en prenait démocratiquement aux riches comme aux pauvres, à l’Occident comme à l’Orient, trouvant d’abord Covid bien plus à gauche que Paludisme ou Ebola. Et puis non, finalement, pas tant que ça. Plus tiers-mondiste certes, mais plutôt à droite sur les échiquiers nationaux et je dirais même plus. Ainsi, à l’issue de ces 55 derniers jours, dans les indispensables divagations contre les carreaux de nos fenêtres, certains esprits fort imaginatifs 152
auront sans doute conçu un virus super-héros réducteur d’inégalités, logeant peut-être sa malignité dans les œufs d’esturgeon ou la matière plastique dure des balles de golf. Beaucoup auront inventé une pandémie au service de la révolution dans un nouveau sous-classeur de l’anticipation. À l’issue de ces 55 derniers jours, nous avons eu tout le temps de nous délecter des archives des discours de Raymond Barre, de François Fillon, de tous les hommes politiques en situation de gouverner mais avec un faible pour ces deuxlà qui aimaient plus que tout serrer les crans de nos ceintures parce que les caisses de l’état sont toujours vides, parce que la dette n’est plus supportable et parce que l’on ne peut pas imaginer dépenser un euro de plus pour plus d’égalité sociale ou limiter la détérioration des services de l’état. Quel est le dirigeant impudent et pince sans rire qui osera le premier, dans l’avenir, prononcer cette phase devenue hilarante ? À l’issue de ces 55 derniers jours, nous n’arrivons toujours pas à concevoir que la pollution provoque 8,8 millions de morts par an dans le monde. C’est étrange, cette impuissance du cerveau humain à s’alerter du mal invisible comme de ce qui relève d’une pluralité de causes. À l’issue de ces 55 derniers jours et après avoir croisé un premier troupeau de quads pendant mon footing bucolique, je crois qu’il n’existe
qu’une politique efficace pour sauver la planète : elle consiste à injecter un colorant dans l’air qui rende visible les particules fines et le CO2 que nous inhalons. À propos de coloration toujours, à l’issue de ces 55 derniers jours, ceux qui hésitaient à ne plus se teindre les cheveux auront une meilleure vue sur leurs cheveux sans teinture. Cette acuité accrue face à son miroir peut paraître anecdotique mais elle ne l’est pas tant que ça, car elle questionne notre rapport au vieillissement et à notre conception du glamour après 55 ans qui sont deux sujets d’inquiétude essentiels de nos existences. Il est vrai que pendant ces presque deux mois, nous avons pris un peu l’habitude de couper les cheveux en quatre. À l’issue de ces 55 derniers jours, tous les couples confinés n’ont aucune excuse pour ne pas connaître les 64 positions du Kamasutra. Pas dit qu’ils aient une seconde chance. (D’ailleurs, ne pouvons-nous pas nous empêcher de rajouter pendant ces jours de vacuité où notre esprit volette sans répit parmi ses constructions éphémères et absurdes, que 64 (des positions du Kamasutra) est aussi l’année de naissance de pas mal de gens qui ont 55 ans révolus (l’âge de la remise en question des teintures) pendant ces 55 derniers jours). À l’issue de ces 55 derniers jours, ceux qui ont hésité à embrasser pour la première fois celui ou celle qui pourtant n’attendait que ça le 16 mars 2020 ont dû maudire leur timidité comme jamais. Ou la vénérer, si celui ou celle qui n’attendait que ça s’est avéré positif au Covid-19. À l’issue de ces 55 derniers jours, ceux qui, parmi les confinés, pensaient apprendre l’arabe ou l’hindi dès qu’ils seraient à la retraite savent désormais ce qu’il en est de la difficulté à satisfaire une telle envie. Mais quoi qu’il en soit de la réussite de nos grandes entreprises intellectuelles pendant ces 55 derniers jours, nous aurons assisté pour la première et peut-être dernière fois, à la belle, à la très belle vengeance de l’artiste méditatif et esthète sur le businessman hyperactif ; le premier imposant pour une fois son rythme de vie au second. À l’issue de ces 55 derniers jours, la production mondiale de poèmes courtois a-t-elle connu un pic de croissance inédit ? À l’issue de ces 55 derniers jours, certains auront eu la confirmation de la place irremplaçable de la lecture et de l’appétit de connaissance dans un monde vidé de ses distractions et de ses approvisionnements en outils et matériaux de construction. Nous avons découvert, un peu ébaubis, que l’on pouvait très bien vivre sans suivre un ou deux matchs de foot par semaine à la
télévision ; sans connaître chaque jour les résultats de basket, de tennis, de hockey-sur-glace. Donner un peu plus de place sur la terre aux animaux sans en être profondément affecté. À l’issue de ces 55 derniers jours, nous nous serons étonnés d’avoir vécu tant de jours, de semaines, d’années sans avoir de pensée, vers 19h30, pour les morts de la journée : les accidentés de la route, les malades du cancer, du cœur, du machisme frappeur, de la bêtise crasse comme de l’intelligence perverse. Certains se seront demandé au moins une fois si cela représente plus ou moins 425, 522 ou 613 personnes. D’autres se seront juré de le faire mais auront vite oublié. À l’issue de ces 55 derniers jours, nous aurons senti qui de nos proches, de nos amitiés, de nos amours, nous manquaient vraiment. Et certains auront redécouvert le silence. À l’issue de ces 55 derniers jours, il nous sera peut-être arrivé d’éprouver un sentiment d’appartenance à l’humanité ; d’être en phase avec des gens dont on se croyait différent au point de douter de faire partie de la même espèce. À l’issue de ces 55 derniers jours, nous avons eu l’opportunité d’éprouver un tout petit peu mieux ce que cela doit faire d’être Congolaise ou Congolais ; Angolais ou Angolaise ; d’être régulièrement frappé par des pandémies pour lesquelles il n’existe pas de traitement vraiment efficace. Mais un tout petit peu seulement, l’indifférence en moins et c’est déjà beaucoup. Oui, je dirais même plus, c’est déjà beaucoup. À l’issue de ces 55 derniers jours, tous ceux qui pensaient que les vrais héros de notre contemporanéité ne sont pas ceux que l’on croit se sont sentis un peu moins seuls. À l’issue de ces 55 derniers jours, nous avons certainement cédé au désir de revoir certains films qui font comme des sous-titres aux chapitres de nos vies. Qui versent un peu de l’émotion qu’ils contiennent dans nos souvenirs intimes. Nous aurons eu une pensée pour l’imprévisible des routes et les inexorables tonneaux qui closent parfois les choses de notre vie. À l’issue de ces 55 derniers jours, nous avons vu pousser les fleurs comme jamais et compté les morts comme jamais. Nous aurons appris à écrire au crayon sur nos agendas et non plus à l’encre, quand bien même les rendez-vous et les impératifs que nous notons pour les mois à venir sont confirmés par d’autres, tout aussi vulnérables que nous-mêmes. Oui, à l’issue de ces 55 derniers jours, nous avons appris à aimer les crayons et les gommes comme jamais. 153
Regard n°14 Par Nathalie Bach
Si tu vois d’autres garçons Ne me dis pas de quelle façon Je te veux nue derrière les persiennes Ta langue dans la mienne Si tu penses à mes chansons Et mes airs de vieux con Dis-moi comment être plus qu’un été Dans ta vie je ne veux pas que passer Si je tombe c’est de toute ma peine Perdue sur ton corps Celle que je réfrène Surtout quand tu t’endors Ton cul en plein soleil Mes mains qui s’émerveillent Tes cris à bas bruit J’aimerai en faire ma vie Si tu vois d’autres garçons Ne me dis pas leurs contrefaçons A te prendre tu restes mienne Nue derrière les persiennes
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Hors Champs Par JC Polien
L’audace présente un atout d’envergure dans l’exercice de la photographie. Dans ce domaine, je peux affirmer sans rougir que le culot chez moi, ajouté à une certaine forme d’indocilité, m’ont servi en bien des points. Comme souvent, j’avais demandé une autorisation préalable à la boîte de production de l’artiste. Pour des raisons 156
obscures, elle n’eut jamais l’obligeance de me la transmettre. Qu’importe ! La boîte de magicien grand format à l’effigie de Garcimore, que j’avais dénichée quelques jours plus tôt dans un bricà-brac, m’avait grandement inspiré une photo avec Philippe Katerine et je n’y dérogerais pas ! Le jour J, j’ai foncé à La Rodia jusqu’aux loges du chanteur. À la porte entrouverte, j’ai frappé puis demandé poliment à ses musiciens où trouver l’artiste qui en réalité se tenait bien à droite de mon champ de vision. C’est alors qu’il s’est manifesté nonchalamment et qu’il me suivit bien volontiers vers le Club, une petite salle de concert de trois cents places, qui ce soir-là ne recevait aucun ensemble. Elle est assez sombre, mais elle a le mérite de me laisser disposer de l’espace du plateau, de prendre le temps nécessaire à une petite mise en scène et d’y expérimenter également, pour mes portraits, un éclairage constitué seulement d’une lampe LED destinée en général à éclairer l’intérieur des placards ou des armoires. Dans l’intervalle, j’avais remis en mémoire au chanteur que j’étais l’auteur de la pochette de son 1 er album. Il m’a rétorqué que c’était impossible puisque la photo de l’album était de son père. J’ai rectifié alors : « Je parlais juste du design de la typo ! Il est vrai qu’à l’époque, le nom apposé à l’artwork n’existait pas… », ce à quoi il répond : « À cette époque, tout le monde se foutait du droit à l’image ! » De là, peu après mes menues installations pour lesquelles, placide, il patienta, notre séance fut assez expéditive. Il prit la boîte de jeu sans sourciller, avec cet air un peu goguenard qu’on lui connaît. En un clic efficace, je détenais en tout état de cause la photo que je m’étais imaginé !
sons
THE FLAMING LIPS American Head – Bella Union
KELLY LEE OWENS Inner Song – Smalltown Supersound
Il est toujours très touchant de prendre des nouvelles des Flaming Lips : même si Wayne Coyne, tout jeune père, semble s’ouvrir à une nouvelle vie, il reste fidèle à ce personnage attachant qui nous est apparu au mitan des années 90 : fantasque et pourtant si lucide. Il en va de même pour sa musique, cette sorte de fantasmagorie pop très colorée qui nous raconte la réalité de notre temps. Inutile d’y résister, nous succombons dès les premières notes de guitare et nous laissons emporter dans de sublimes odyssées psychédéliques ; celles-ci prennent bien des détours pour nous ramener, tel l’Ulysse antique, d’où nous sommes partis, transformés. (E.A.)
La blancheur de son discours musical renoue avec l’esprit des pionniers de l’électronique, comme si le temps n’avait guère de prise sur leur sublime invention. Cette jeune galloise part de la boucle électronique pour composer pas à pas des chansons fragiles et délicates qui, susurrées au creux de l’oreille, finissent par nous envahir complètement. Les pieds ancrés au sol, la tête dans les nuages, elle nous entraîne loin à travers le ciel vers une forme de spiritualité qui puise au quotidien de nos errances intérieures. À signaler la présence sur un titre de son compatriote John Cale, merveilleux laborantin des sons qui, avec bonheur, nous invite une fois encore à regarder vers l’avenir. (E.A.)
PORRIDGE RADIO Every Bad – Secretly Canadian
SOLARIS GREAT CONFUSION Untried Ways – Médiapop Records
Ce disque est sorti quelques jours avant le printemps – quel printemps ? Autant dire que pour nous il porte la marque de l’enfermement. Ce projet très personnel de Dana Margolin, figure entière et androgyne de Brighton qui évoluait en solo dans un premier temps avec une approche lo-fi avant de constituer un groupe véritable, nous dit avec force la claustration qui se dissimule entre les mots. Il y a de l’urgence, il y a de la souffrance, il y a de la violence ; il y a cette volonté de dire malgré tout. Il y a aussi et surtout cette manière très prolétaire de se foutre de tout qu’on retrouve avec bonheur inscrite au cœur de la nouvelle génération punk anglaise. Étrangement, ça nous réjouit. (E.A.)
Ne trouve-t-on rien de plus délectable qu’une chanson ? D’autant plus quand celle-ci vient s’inscrire au plus profond de nous. Depuis quelques années, Stephan Nieser nous en révèle quelques-unes comme des secrets enfouis avec une forme toujours plus pure. C’est le cas de cette poignée de pièces si subtilement orchestrée sous la forme d’un septet pop avec l’ajout d’un violoncelle et d’un accordéon : comme cette vieille âme de Robert Wyatt, dont il reprend The Age of Self, il s’attache à la douce mélancolie d’un temps qui se fige pour l’éternité : une lumière intérieure s’allume, elle n’est pas près de s’éteindre. (E.A.)
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lectures
DICTIONNAIRE DES CINÉMAS CHINOIS Sous la direction de Nathalie Bittinger – Hémisphères Éditions C’est par l’intermédiaire de festivals comme celui de Turin ou des 3 Continents que les cinémas de Chine, de Hong Kong et de Taïwan ont été découverts en Europe au début des années 80. Certains lecteurs gardent un souvenir ému des larges dossiers que leur consacrèrent les Cahiers du cinéma de cette époque, sous les plumes avisées de Charles Tesson et d’Olivier Assayas notamment. Ce rôle essentiel de passeur continue d’être assuré aujourd’hui par des auteurs non moins aguerris et passionnés, à l’invitation de Nathalie Bittinger qui dirige ce volume indispensable à toute bibliothèque cinéphilique. Analyses de films, biographies de figures fondatrices et études réflexives s’y enchaînent sous la forme astucieuse d’un dictionnaire célébrant, de belles illustrations à l’appui, l’éternelle vitalité des cinématographies du monde chinois. (N.B.) YOGA D’Emmanuel Carrère — Éditions P.O.L La promotion de Yoga a été largement faite, jusqu’à en agacer certains et partout l’on a vu et entendu Emmanuel Carrère se prêtant avec sympathie au jeu de la tournée promotionnelle. N’en déplaise à la critique, comme à tous ceux qui se délectent ou s’identifient au malheur des autres, Yoga n’est pas tant un livre sur la dépression, l’internement et les électrochocs, qu’un livre sur le yoga ; l’épisode mélancolique de Carrère n’apparaissant qu’à la troisième partie du livre comme une expérience sur le chemin du travail spirituel. (F.A.) 160
Thésée, sa vie nouvelle De Camille de Toledo – Verdier Dans sa fuite vers l’Est et dans les trois cartons d’archives qu’il emporte avec lui, Thésée retrace une histoire politico-poétique et familiale dans un récit fragmenté qui dit avec ardeur sa réflexion sur l’écriture de l’indicible, de l’invisible, de l’impensable. à partir de sa relation avec les ancêtres, il aborde la transmission transgénérationelle, notamment par le nom. Thésée, le narrateur, celui qui reste, est ainsi le témoin qui se doit de transmette sans se trahir, trahir sa lignée, l’Europe, sa responsabilité du monde dans lequel il évolue. Livre-palimpseste, Thésée dit, dans une imbrication de la fiction et du documentaire (photos, radiographies, lettres), l’histoire de la guerre, de la destruction, et de la renaissance. (V.B.) MES ADIEUX À ANDROMÈDE D’Andrea Inglese — Éditions art&fiction Un poète assis regarde la porte close du cabinet de toilettes. Dans ce lieu, dans cette position, face à une reproduction de La Libération d’Andromède de Piero di Cosimo, chef-d’œuvre de la Renaissance italienne, l’auteur découvre et mesure la profondeur de son amour pour l’Andromède mélancolique avec qui il partage sa vie depuis 9 ans, et dont il est le Persée. Le récit – en prose et en vers – atteint son acmé quand l’amour, qui envahit tout l’espace, s’immisce jusque dans les éthers du politique, suggérant « alternances de gouvernement » et « remaniements de la constitution... » Celle des amants ? (G.W.)
épilogue
Par Philippe Schweyer ~ Photo : Dorian Rollin
Pour finir en beauté, un petit clin d’œil à Rodolphe Burger flashé par le photographe Dorian Rollin à l’avant d’une berline (plus précisément une DS ou déesse, véhicule seyant parfaitement à un Général De Gaulle ou à un Demi-Dieu de la guitare) à l’arrêt sur le parking du Super U de Sainte-Marie-auxMines où il venait d’offrir un concert aux « premiers de corvée » de son supermarché préféré. C’est grâce à ces femmes et ces hommes privés des joies du télétravail, que Rodolphe Burger a pu se ravitailler régulièrement en saucisses blanches et en tablettes de chocolat suisse Torino pendant les semaines passées retranché avec Léo Spiritof, son compagnon de jeu et de son, dans son ancienne ferme aménagée en studio d’enregistrement. Mettant à profit tout 162
le temps qui soudain s’offrait à lui pour travailler à l’avancement de ses multiples projets, Rodolphe s’est aussi lancé dans des « live » intimistes que nous fûmes des milliers à suivre en direct et qui n’ont fait qu’exacerber notre désir de le revoir très vite « en chair et en os » sur une « vraie » scène. Pour prendre notre mal en patience en attendant le printemps, on écoutera tout l’automne et aussi sans doute tout l’hiver son dernier album Environs sorti au début de l’été, avec un penchant particulier pour les morceaux Valse hésitation, Lenz II d’après le Lenz de Büchner et Fuzzy, langoureuse reprise de Grant Lee Buffalo. Sans oublier une énième version de La Chambre avec Philippe Poirier, illuminée par la voix bleutée du regretté Christophe.