NOVO N°57

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sommaire

Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Aude Ziegelmeyer Relecture : Cécile Becker Direction artistique : Star★light

ÉDITO 7 INTERVIEW DE L’ÉDITION 9-13 Alexandre Bergamini

TELEX 15-18

Ont participé à ce numéro :

La sélection de la rédaction

REDACTEURS Florence Andoka, Nathalie Bach, Cécile Becker, Nicolas Bézard, Valérie Bisson, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Nicolas Comment, Sylvia Dubost, Marc Dufaud, Christophe Fourvel, Xavier Frère, Nicolas Léger, Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Mylène Mistre-Schaal, Aurélie Vautrin, Nathanaëlle Viaux, Aude Ziegelmeyer.

La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Patricia Reich

FOCUS 20-30

PORTFOLIO 32-37

Eric Antoine, Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Nicolas Bézard, Sébastien Bozon, Nicolas Comment, Alexis Delon, Richard Dumas, Romain Gamba, Audrey Krommenacker, Benoît Linder, Stéphane Louis, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Arno Paul, Bernard Plossu, JC Polien, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.

CHRONIQUE 38-45 Nicolas Comment

SCÈNES 47-62

COUVERTURE

François Bégaudeau 48-51, Sarah Baltzinger 52-53, Célie Pauthe 54-55, Guillaume Vincent 56-57, Madeleine Fournier 58-59, Mounia Raoui 60-62

Starlight IMPRIMEUR Estimprim – PubliVal Conseils

ÉCRITURES 63-70

Dépôt légal : décembre 2019 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2019 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Gorge Bleue 64-67, Alessandro Pignocchi 68-70

ÉCRANS 71-80

Christian Petzold et Paweł Pawlikowski 72-80

Ce magazine est édité par ChicMedias & médiapop ChicMedias 37 rue du Fossé des Treize / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 47 057 € – Siret 509 169 280 00047 Direction : Bruno Chibane bruno.chibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Responsable administratif : Gwenaëlle Lecointe administration@chicmedias.com – 03 67 08 20 87 médiapop 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € – Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

Daniel Johnston

ARTS 87-105

Käthe Kollwitz 88-89, Stéphanie-Lucie Mathern 90-91, Nina E. Schönefeld 92-93, Monique Wittig et Fanny Durand 94-97 Espace multimedia Gantner 98-99, Aline Veillat et Elise Alloin 100-101, David Wojnarowicz 102-103, Alex Reding 104-105

InSitus 107-111

ABONNEMENT Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France : 5 numéros — 30 € Hors France : 5 numéros — 50 € DIFFUSION

SONS 81-86

, Jaimie Branch 83-84, Bror Gunnar Jansson 86

82-83

CHRONIQUES 112-118

Marc Dufaud 112-114, Nathalie Bach 116, Christophe Fourvel 118

Contactez-nous pour diffuser Novo auprès de votre public.

SELECTA

Disques 120 Livres 121 Films 122

www.novomag.fr

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Un ami qui ne vous oublie pas Alors que je marchais à vive allure, j’ai remarqué un homme penché sur une guitare sèche toute cabossée. Assis en tailleur sur un bout de carton posé à même le trottoir gelé, il chantait un vieux tube de Neil Young : « I’ve seen the needle and the damage done / A little part of it in everyone / But every junkie’s like a settin’ sun… » Sa voix et sa façon de jouer m’ont fait repenser, pour la première fois depuis une éternité, à un ami perdu de vue qui jouait inlassablement les mêmes accords en marmonnant le même refrain à l’époque du collège. J’ai attendu qu’il relève la tête sans oser m’approcher, mais il faisait si froid que j’ai fini par abandonner pour aller me réchauffer à la Fnac. Cela faisait des années que je n’y avais pas mis les pieds, et j’ai eu le plus grand mal à reconnaître le rayon disques, envahi par un fatras de robots électroménagers dont je peinais à concevoir l’utilité. J’ai fini par dénicher un bac avec quelques vinyles. Alors que je contemplais une réédition de London Calling, quelqu’un s’est approché dans mon dos : « T’écoutes toujours le Clash ? C’était l’homme que j’avais regardé jouer de la guitare dans le froid. Maintenant, je me souvenais parfaitement de lui. Un pansement recouvrait son œil droit. - Je n’écoute plus grand-chose… mais c’est le disque que j’apporterais avec moi sur une île déserte. - Tu te souviens qu’on l’avait volé ensemble ? - J’avais oublié ça. - C’était il y a quarante ans… C’est moi qui m’étais fait arrêter. Toi, tu avais réussi à t’enfuir. Je me suis demandé comment j’avais pu oublier ça. - Qu’est-ce qui est arrivé à ton œil ? - Bavure policière. - Tu es Gilet Jaune ? - J’étais là au mauvais moment, avec ma guitare sur le trottoir comme aujourd’hui. - Tu es revenu dans le coin ? - Je suis de passage. J’ai souvent pensé à toi… essayé d’imaginer ta vie. - Je suis content de te revoir. - J’ai cru que tu ne m’avais pas reconnu. - Bien sûr que je t’ai reconnu. Tu venais en cours avec ta gratte. Les filles étaient toutes amoureuses de toi. - C’est loin ça… - Je rêvais de jouer de la guitare comme toi. - Tu sais ce qui me ferait plaisir ? 7

Par Philippe Schweyer

- Qu’on aille boire un verre pour fêter nos retrouvailles. - Je ne bois plus une goutte d’alcool depuis deux ans. - Alors quoi ? - Que tu piques ce disque pour moi. - Je peux te l’offrir si tu veux. - Je sais que tu as du blé, mais je préfère que tu le voles en souvenir du bon vieux temps. T’as peur ? - Non. - Alors ? Il a sorti un petit cutter. L’espace d’une seconde, j’ai cru qu’il allait me le planter dans le ventre, mais il s’est contenté de détacher proprement l’autocollant promotionnel. - Maintenant, tu n’as plus qu’à le glisser sous ton manteau. L’alarme ne se déclenchera pas. - T’es toujours aussi dingue. - Toi non plus, tu n’as pas tellement changé… » Je voyais bien qu’il avait morflé, mais je ne savais pas quoi lui dire. Je préférais faire comme si de rien n’était. Notre amitié était un astre mort, et ça me rendait infiniment triste de l’admettre. Je suis sorti du magasin en regardant droit devant moi exactement comme à l’époque. Dans la rue, j’ai continué à slalomer entre les badauds sans me retourner. Finalement, je me suis arrêté pour l’attendre. Je le cherchais des yeux quand une femme m’a tapé sur l’épaule : « Votre ami m’a dit de vous dire de penser à lui quand vous serez sur une île déserte. - C’est tout ce qu’il a dit ? - Il m’a aussi demandé de vous dire que rien n’est plus précieux qu’un ami qui ne vous oublie pas. » J’avais le pressentiment que c’était la dernière fois que je le voyais, mais il était trop tard pour le retrouver au milieu de la foule qui se préparait à fêter Noël. J’ai serré le disque des Clash contre moi. Quarante années étaient passés à la vitesse de l’éclair. Je suis entré dans un bar pour boire une bière. Un petit groupe d’étudiantes éméchées dansaient sur un vieux tube de Blondie. Je me suis approché pour danser avec elles. Je n’étais pas fait pour vivre sur une île déserte. PS : Une pensée pour l’ami perdu de vue Fred Chaban qui a choisi de quitter un monde trop dur pour lui.



ALEXANDRE BERGAMINI, La mort au jour

Par Caroline Châtelet ~ Photo : Bernard Plossu

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Poète et écrivain, Alexandre Bergamini part d’un inventaire prosaïque pour reconstituer la figure de son frère et penser la perte. Dans l’essai Témoins de l’inactuel : quatre écrivains contemporains face au deuil, l’enseignant et chercheur Dominique Carlat écrit : « Malheur à celui qui, venant de perdre un familier, ne parviendrait pas à rapidement surmonter l’épreuve. (…) On lui reprochera son abattement. Il est pourtant un domaine qui semble être épargné par ces règles ou conventions tacites : les arts, et la littérature en particulier, continuent de maintenir ce lien essentiel entre la création, la projection vers l’avenir et l’entretien du souvenir. » Vrai, car du Journal de deuil qu’écrit Roland Barthes suite au décès de sa mère en 1977 et dans lequel il tente dans un travail quasitopographique de circonscrire la douleur à Pour un tombeau d’Anatole, notes éparses à la puissance brute composées par le poète Stéphane Mallarmé après la mort de son fils âgé de huit ans en 1879, la littérature ne cesse de « nouer ses liens avec le deuil » [deux textes par ailleurs publiés tous deux de façon posthume, ndlr]. Mais lire de tels auteurs, de tels écrits, produit une sensation étrange : alors que le deuil semble à chaque fois singulier, et que l’on estime sa douleur – qu’on la veut, parfois, même – à nulle autre pareille, la retrouver chez d’autres nommée avec tant de justesse creuse autant la mélancolie que l’apaisement. Ces sentiments parfois contradictoires, je les ai éprouvés de manière fulgurante dans les écrits d’Alexandre Bergamini. Poète et écrivain français né en 1968, Bergamini évoque régulièrement, quoique furtivement, dans ses ouvrages – une douzaine à ce jour, qu’il s’agisse de récits ou de poésies – la mort. Celle en l’occurrence de son grand frère Vivian, figure lancinante et destinataire possible des écrits composés. C’est à ce jeune homme suicidé à l’âge de dix-huit ans que se consacre Le livre de Vivian 1962-1980 Preuves et traces, publié chez Médiapop. Là où le frère ne faisait parfois que traverser fugacement un récit, là où, d’autres fois, il en constituait la tâche aveugle, il est ici le sujet. Dans ce livre bref, ramassé, l’auteur l’approche par la photographie (autre pratique à laquelle se consacre Bergamini), scrutant au plus près les images trouvées du frère, comme les quelques objets lui appartenant. Enquête pudique et poignante, méthodique et sensible, Le livre de Vivian est un livre lumineux. S’y retrouve l’écriture 10

— J’écris d’une scène originelle, d’une blessure où je suis né comme écrivain. — Échanges par mails avec l’auteur au cours du mois de novembre si particulière de Bergamini : solaire et tendue, une langue qui aurait à la fois les nerfs à vif et la patience de trouver les mots justes pour se dire. Une langue qui renvoie dans son intimité brûlante et précise aux béances que laissent tous les morts, passés comme à venir. Autour du Livre de Vivian, rencontre avec Alexandre Bergamini. Écrire sur un sujet aussi intime a-t-il modifié votre travail ? Votre écriture ? Autopsie du sauvage (éd. Dumerchez, 2003) est un livre brûlant de fièvre et l’on me demandait comment je pouvais exposer autant de douleur intime. « Pour se protéger, il se montrait à nu » est ma devise. Ce que j’écris est intime. Même quand il s’agit d’un rapport à la politique ou à la mémoire. Dans Quelques roses sauvages, j’abordais le rapport au devoir de mémoire, à notre mémoire, à mon propre devoir de mémoire. Avec Sang Damné, le rapport à la maladie dans la société, de nos maladies, de ma maladie dans cette société française. Je relie l’universel à l’intime, et l’inverse, notre petite histoire à l’Histoire, le questionnement au cœur ; je ne me défausse pas de mes interrogations, de mes faiblesses et de mes doutes. J’en passe toujours par le corps, par mon corps. Écrire au plus près de soi afin d’être au plus près des autres. Je ne suis pas un littéraire intellectuel, je suis un boxeur. Je boxe au plus près de la peau. Mon frère Vivian avait dix-huit ans quand il s’est suicidé ; j’étais là quand cela a eu lieu ; Vivian est présent dans tous mes textes, d’une manière obsessionnelle, souvent fantomatique ou évoqué, et ce, depuis le début. Il


Vivian

— Nous devons revenir au sens premier de la parole, de l’écriture et de l’échange, qui sont le sens, la mémoire, la légende et la transmission. — 11


— Un livre est un combat, en premier un combat avec moi-même. — est la source. J’écris d’une scène originelle, d’une blessure où je suis né comme écrivain. Le livre de Vivian était un livre inévitable dans mon parcours. Cette fois, Vivian prend corps. Il reprend corps, devrais-je dire, mais je n’ose pas encore. Ce que ce texte va modifier dans ma vie d’écriture, je ne le sais pas ; je suis à l’écoute du moindre signe. Je ne sais jamais à la fin d’un livre si je vais y survivre ou si je serai définitivement K.O. Un livre est un combat, en premier un combat avec moi-même. Je suis renvoyé ensuite dans les cordes pour un temps incertain. « L’écriture est une nécessité intérieure qui vient à bout d’une résistance intérieure. J’écris toujours pour moi et contre moi », comme le dit Herta Müller. Certains de vos ouvrages (tels Autopsie du sauvage et Cargo Mélancolie) sont traversés par les questions du stigmate (la mort de Vivian serait visible sur vous) et de la survie… Ce qui me dévaste EST ce qui me construit simultanément. La vraie légèreté est celle qui vient des profondeurs. J’ai pu rencontrer des gens qui m’avaient très bien compris, par leur propre expérience, sans que je leur explique quoi que ce soit. L’humanité c’est l’altérité ; une connaissance de l’autre sans avoir besoin de mots ; puisque nous ne parlons pas le même langage ni la même langue. C’est à cela que sert la littérature également, à mettre des mots à ce qui n’a pas été vécu et compris, ou mis en mots, et à transmettre l’humanité à ceux qui sont en quête d’humanité. J’écris cela dans Le livre de Vivian : « L’autre n’est pas un étranger. L’autre est mon semblable. L’autre est mon autre. Quel qu’il soit. » Et je parle de l’expérience de l’altérité absolue que fit Jean Genet. Vous dites « On écrit moins ces choses-là qu’on est écrit par elles. » Comment être « écrit par elles » influe-t-il sur la langue ? Je suis en prise avec et en proie à. Je sors de mon obscurité, je sors de ma grotte. Il y a peu de lumière, mais elle suffit à briser les Ténèbres. Quand on écrit sur l’origine de sa propre écriture, j’imagine qu’on en passe par là. Je suis toujours à parcourir mon chemin éclairé par des allumettes et des 12

bougies. Des lueurs et beaucoup d’ombres. Il y a un vent du diable au-dehors. C’est parce que j’écris avec moi-même que je suis écrit par elles. Je fais corps, pour reprendre l’image du boxeur. Comme le boxeur de Fat City de John Huston : un pauvre type qui se démène pour survivre et qui boxe avec son cœur. La langue et la pensée sont mon sang, le silence mon souffle et ma respiration, les mots sont mes poings. L’écriture est mon ring. Les livres sont mes combats. Initialement, travailler à ce livre relevait-il d’une démarche de compréhension, réparation, dépassement du suicide de votre frère ? Une nécessité de revenir à l’essentiel. Je préfère les écrivains silencieux, ceux qui écrivent. Pas ceux qui se montrent et démontrent qu’ils sont bien les écrivains du moment. Heureusement, il y a une autre vie en dehors du circuit médiatique. Je préfère passer par l’écriture plutôt que par la conversation, comme vous le voyez. Ça se finit toujours mieux avec l’écriture. Je suis trop perméable ; trop de nerfs, pas assez de cynisme. Pas assez de réparties immédiates aussi. Je suis lent. Je regrette souvent ma parole, rarement ce que j’ai écrit. Le silence me conduit à l’écriture. Revenir à l’essentiel est une constante. Sans doute le silence lui-même, la mort du frère, sans doute l’exemplarité de quelques écrivains, sans doute une certaine littérature. Si dans la vie, je cultive plutôt la joie de chaque jour, l’écriture est un moyen d’explorer les méandres de zones ombres : ce qui ne se dit pas, que l’on ne dit pas, qui n’est pas dit, pas entendu, ou impensé, ce que l’on ne voit pas, ne veut pas voir sont les sujets qui m’intéressent. Toute la littérature puise sa force de la disparition, du suicide, de l’ombre dans nos vies et de la mort ; je parle de la littérature essentielle. Pourrait-on enfin aborder dans ce pays le problème du suicide des adolescents, un des taux les plus élevés en Europe ? Malgré tout, Le livre de Vivian est un livre lumineux ; malgré le réel. Lumineux comme la lumière d’une étoile qui se révèle dans le ciel noir. Je ne suis pas fan de la clarté, je ne supporte pas les ciels bleus uniformes, ils me tapent sur le système et me plongent dans la dépression ; je déteste les néons et la lumière électrique qui écrasent le relief, la joie et les gens. Je préfère les lueurs. Faites une soirée éclairée uniquement à la bougie, vous verrez la différence : les visages et les âmes vous apparaissent comme une révélation. Il est question de cela dans Le livre de Vivian : comment les choses nous sont révélées, malgré tout, au milieu du chaos et de la nuit en nous. Que voyons-nous vraiment, nous qui ne savons pas voir ?


Vous êtes-vous interdit d’écrire certaines choses ? Avec Le livre de Vivian, oui de nombreuses. Par respect. Souvent pour ne pas blesser les vivants. J’ai des colères enfantines en moi, liées à l’injustice, qui ne sont pas résolues et que je dois maîtriser. Ne pas nommer le prénom des autres, il m’aurait fallu demander leur accord, ils sont trop nombreux. Ne pas montrer les photos de famille. Ne montrer que le visage de Vivian et ses Photomatons. Construire ainsi un récit avec des trous, avec des manques ; afin que le lecteur puisse se projeter avec les pièces manquantes du puzzle. Ne pas montrer les photos du rapport de police, trop dures. Mais les évoquer. Une image brutale empêche littéralement de voir et de recevoir autre chose et de vous projeter, on se referme en soi, dans sa propre obscurité. L’évocation est toujours plus forte ; on ne se laisse pas écraser par le bourbier du réel. Ne pas inventer. C’est ridicule dans ce cas. Le réel suffit largement, avec ses failles et ses abîmes. Ne pas parler à la place de. En cela, je ne suis pas romancier. Je cherchais des traces et des preuves. Je me suis tenu à cela comme un enquêteur. Je ne tire aucune conclusion fiable. J’ai une conviction forte qui reste intime. J’écris sur le fil de l’indicible. Ce fil possède une autre facette tranchante, celle de l’inentendable, de l’inécoutable. Je souhaite que le lecteur chemine avec l’absence de Vivian. Que rien ne l’empêche de l’entendre, de le percevoir, de le sentir. C’est par l’évocation que Vivian peut reprendre sa place parmi les vivants. Être inventé à nouveau. Être comblé, imaginé, être aimé. Ressuscité donc. En regard de la littérature et de votre rapport au deuil, quelle place occupe la photographie dans votre travail ? La photographie comme trace de notre regard plutôt que preuve. La photographie comme archive du réel et une archive pas toujours fiable, qui se détruit sous nos yeux, à la lumière. L’album de Vivian, que je décris sans le montrer, dit aussi quelque chose du temps de la photographie, des années 60 aux années 70, du passage de la photo en noir et blanc, carrée et dentelée, au Photomaton, au Polaroïd, aux photos des années 70 aux couleurs délavées faites avec des appareils de très mauvaise qualité, mais dont tout le monde pouvait se servir, à la photographie et aux tirages amateurs. Son album s’arrête avant l’ère du numérique. Le numérique est une technologie qui travaille d’abord sur la disparition de la mémoire collective avant de « nous permettre de faire des photographies. » C’est un gouffre qui nous absorbe, un trou noir. On a démocratisé – économiquement – la photographie, puis on nous la confisque par une technologie qui

—T oute la littérature puise sa force de la disparition, du suicide, de l’ombre dans nos vies et de la mort. — change tous les dix ans. Si vous ne passez pas par le tirage papier, vous perdez tout. Tabula rasa. Avezvous une image numérique de plus de dix ans ? Avec le numérique au service de la technologie, nous sommes entrés dans le siècle de l’oubli total et de notre dissolution. Sans matière, nous n’avons plus aucune imagination. Sans histoire, plus d’existence. La photographie comme preuve de notre mémoire intime et populaire est vouée à la disparition. C’est le sujet central qui sous-tend Le livre de Vivian : la disparition de notre mémoire. Nous devons revenir au sens premier de la parole, de l’écriture et de l’échange, qui sont le sens, la mémoire, la légende et la transmission. Pier Paolo Pasolini le disait déjà en 1974, je le redis : nous sommes en danger. — LE LIVRE DE VIVIAN 1962-1980 PREUVES ET TRACES, Alexandre Bergamini, éd. Médiapop

Car l’idée de la mort n’est rien, Monsieur, de cela je suis sûr. L’idée de la mort n’est qu’une figure de rhétorique si elle reste séparée d’un être singulier. L’idée de la mort n’existe pas. Ce sont les morts qui existent. Ce sont leurs visages de pierre sur lesquels on se cogne, la nuit. Ce sont leurs traits à jamais figés qui se fichent dans nos mémoires et sans fin nous poursuivent au long de nos insomnies. Lydie Salvayre, La Méthode Mila, éd. Points 13



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telex Aude Ziegelmeyer

marco14 et CIAM4 / Naufrage avec spectateur, 2017, arrêt sur image © Rainer Oldendorf

Farah Atassi, Women on set, 2019, courtesy de l’artiste et Almine Rech gallery. Photo : Rebecca Fanuele

© Ilhem Ellouze, fusain et acrylique sur papier, 2019

RE-NAISSANCE Ouverte en septembre dernier, la galerie d’art contemporain Robet Dantec a pour ambition d’accompagner un pan émergent de la scène artistique. En ce début d’hiver, les grands fusains de la jeune artiste tunisienne Ilhem Ellouze illuminent la grisaille et révèlent par son obsession des signes et du trait, sa représentation très particulière de l’Homme au cœur de notre société. (A.Z.) Jusqu’au 29 décembre à la Galerie Robet Dantec, à Belfort galerierobetdantec.com

COUSU D’AFFECTS Comment je vis et pourquoi : c’est là, la proposition de Rainer Oldendorf à la galerie du Granit. Au cœur du film multiple, Marco, il y tisse l’odyssée de son œuvre si singulière. Les impressions de déjà-vu et les affects s’y bousculent tandis que le plasticien joue avec les diktats cinématographiques, les références politiques et culturelles, l’histoire – la sienne, la nôtre –, pour en dire long sur notre actualité. Un retour aux sources gage d’émotions fortes. (A.Z.) Jusqu’au 21 janvier au Granit, scène nationale de Belfort, à Belfort www.legranit.org

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MULTIPLES Pourquoi présenter une seule exposition, lorsqu’on peut en avoir quatre ? Au Consortium Museum, l’immense installation multi-écrans et la pluralité des identités engagées de Nick Relph, les sublimement perturbateurs bas-reliefs en aluminium de Jean-Marie Appriou et les abstractions scéniques couchées sur la toile de Farah Atassi dialoguent joyeusement avec la seconde partie de l’accrochage d’œuvres de la collection muséale intitulé « New York: The 1980s. » (A.Z.) Jusqu’au 1er mars au Consortium Museum, à Dijon www.leconsortium.fr


telex

Matthieu Stahl au Séchoir

Vue de l’installation Les quatre piliers du ciel, escalier sud, 2 x 18 peintures sur Plexiglas, photo de Lionel Georges, 14 octobre 2019 Clio

ESSENCE PICTURALE En couleur : le titre de la nouvelle exposition du Séchoir donne le ton (et les teintes) de l’événement. Métamorphosé en une cimaise géante, le white cube accueille les oeuvres chromatiques de Charlélie Couture, Emmanuel Da Silva, Jean-Michel Arnaud, Léonard Bullock, Paul Béranger etc… choisies par l'ami Cali qui a troqué pour l’occasion ses habits de scène contre un costume de « curateur ». Ensemble, elles forment une famille polychrome où les tonalités se rencontrent, se dissocient ou s’épousent. (A.Z.) Jusqu’au 15 décembre au Séchoir, à Mulhouse www.lesechoir.fr

INTEMPORELLE « Le réalisateur Éric Rohmer est mort », par cette funèbre annonce s’ouvre la chanson de l’autrice et interprète Clio. « Eric Rohmer est mort et moi, j’en veux encore » susurre la cinéphile musicienne à l’univers particulier. Mariant voix et guitare, sa légèreté contraste avec sa sobriété, élégante, radicale, grave. Entre nostalgie et mélancolie, Clio navigue hors du temps. (A.Z.) Le 10 janvier au Cheval Blanc, à Schiltigheim www.ville-schiltigheim.fr SAISON NUMÉRIQUE #4 Le festival de la culture et de la création numérique du département de Doubs revient pour une 4e édition. Concerts, spectacles, installations, ateliers et conférences mettant en avant les arts et créations numériques se succéderont de mi-janvier à mimars. (A.Z.) Du 14 janvier au 18 mars, dans de nombreux lieux du Département saisonscap25.doubs.fr 17

ART-MUR À Besançon, l’artiste-peintre francoaméricain Jean-Pierre Sergent expose sa plus grande installation. Sur 80m2, 72 peintures sur Plexiglas issues de la série des Suites entropiques se font face aux angles des deux escaliers du Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie. Sa mosaïque aux airs de puzzle est présentée en parallèle de l’exposition La Chine rêvée de François Boucher. Deux imaginaires, entre rêve et réalité. (A.Z.) Jusqu’au 4 octobre au Musée des Beaux-Arts & d’Archéologie, à Besançon www.mbaa.besancon.fr


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© Tom Tirabosco, 2019

WONDERLAND De Tom Tirabosco, on connaît ses traits sombres et envoûtants, ses subtiles contrastes entre la nudité de la feuille et le foisonnement crayeux, rural ou végétal, des situations explorées, toujours éco-engagées. Au Cartoonmuseum, son Pays des merveilles (en référence à son album autobiographique Wonderland) se déploie sur trois étages, en couleur et en noir et blanc... Une belle occasion de se plonger de l’autre côté du miroir. (A.Z.) Jusqu’au 8 mars au Cartoonmuseum, à Bâle www.cartoonmuseum.ch

© Ville de Montbéliard

AUTRES BRIGADES L’exposition Noires & Rouges et autres brigades, commémore le 80e anniversaire de la fin de la guerre civile espagnole et l’engagement des Brigades internationales au travers d’œuvres d’une vingtaine d’artistes. Initiés par les artistes Roberto Martinez et Antonio Gallego, le critique d’art Bernard Marcadé et l’écrivain Kiko Herrero, une première exposition à Paris ainsi qu’une édition d’un livre d’art ont ouvert l’événement. Au Syndicat Potentiel, la discussion est ouverte autour d’ouvrages retraçant cette histoire. (A.Z.) Jusqu’au 21 décembre au Syndicat Potentiel, à Strasbourg syndicatpotentiel.free.fr

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Tisser la modernité Dès le milieu du XXe siècle la tapisserie se dépoussière et célèbre avec inventivité la force expressive de son tissage. Depuis les pionniers de son renouveau tels que Jean Lurçat ou Sonia Delaunay, magicienne avant-gardiste du textile, jusqu’au contemporain Bertrand Lavier qui tresse les couleurs vives des néons, le Musée du château des Ducs de Wurtemberg remonte le fil de modernité et lève le voile sur un art bien d’aujourd’hui. (M.M-S) Du 14 décembre au 5 avril, au Musée du château des ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.fr



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Last Train © Bobby Allin

Philippe Katerine © Erwan Fichou et Théo Mercier

Jour de Confessions Pas la peine d’écumer les sites de ventes en ligne : le Père Katerine reçoit à guichets fermés, que ce soit à Nancy ou à Strasbourg, d’ailleurs. Il faut dire qu’il en a fait du chemin depuis son premier album, cet être étrange et complètement barré, avec sa coupe de cheveux jamais imitée jamais égalée. Presque trente ans d’une carrière fantaisiste, délicieusement cynique et résolument à la marge aussi. Et si Louxor j’adore et Le Grand Bain l’ont rendu, d’une certaine manière, quasi mainstream, Philippe Katerine s’en moque comme de son premier caca… Et en vérité, c’est tant mieux : ainsi le dandy doux-dingue continue de faire ce qui lui plaît comme il lui plaît. Sur son nouvel album, sobrement intitulé Confessions (tout un programme !), il reçoit ainsi une ribambelle d’invités prestigieux, Angèle, Léa Seydoux, Lomepal, Camille, Oxmo Puccino et même Gérard Depardieu. Un album généreux, farouchement engagé, au franc parlé toujours assumé, et sur lequel l’artiste façon dadaïste ne se pose aucune limite. À présent, on ne va pas vous mentir, un concert de Philippe Katerine, c’est comme une drôle d’expérience sensorielle, ça ne se raconte pas… Ça se vit. Et pas qu’une fois si possible ! Par Aurélie Vautrin — PHILIPPE KATERINE, concert le 3 décembre à La Laiterie, à Strasbourg, le 6 décembre à L’Autre Canal, à Nancy le 16 janvier à la Vapeur, à Dijon et le 29 janvier à la Rodia, à Besançon 20

Amis pour la vie Si on vous le répète depuis un petit moment déjà, il semblerait que The Big Picture, leur second album sorti en septembre dernier, ait mis tout le monde d’accord : les quatre potos de Last Train sont en pole position pour incarner l’avenir du rock made in France. Un rock à la fois old school et résolument moderne, un rock incarné, où s’entremêlent riffs de guitares brutes et lyrisme à la Radiohead, énergie bestiale et poésie mélancolique. Un rock magnifié par un second album adoubé par la presse inter et nationale… D’ailleurs, les quatre amis pour la vie pourront bientôt se targuer d’avoir fait leur premier Olympia à 25 ans à peine… En attendant, ils reviennent en décembre sur leurs terres grandestiennes pour un ramdam que l’on imagine déjà mémorable, connaissant l’aisance scénique des Alsaciens, façon rage à l’état brut et ode à la prise de risque. On n’aime pas, on adore. Par Aurélie Vautrin — LAST TRAIN, concert le 13 décembre au Moloco, à Montbéliard, le 12 décembre à L’Autre Canal, à Nancy et le 20 décembre à la Laiterie, à Strasbourg www.lemoloco.com



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Dan Deacon © GéNéRiQ Festival

Big Bazar Quatre jours, cinq villes, près de quarante concerts… Treize ans que ça dure ! Du 6 au 9 février, le festival GéNéRiQ s’installe une nouvelle fois à Dijon, Mulhouse, Besançon, Belfort et Montbéliard pour quatre jours de festivités. La philosophie de l’événement n’a pas bougé : mettre le dawa sur les scènes et dans des lieux inédits, avec le partage et la découverte pour mots d’ordre. Cette année, on y bouge ses cheveux sur la pop psychédélique de Mikal Cronin et son body avec l’inénarrable Dan Deacon – d’ici qu’il déclenche un « wall of death » dont il a le secret, enfilons nos armures ! – ou le duo de machinistes frenchy but very chic Atoem et le Marseillais French 79 Live qu’on a croisé au sein de Nasser ou du super trio Husbands, avec ses amis Kid Francescoli et Oh! Tiger Mountain – excusez du peu ! Vous avez dit folie douce ? Sans aucun doute. Par Aurélie Vautrin — GéNéRiQ FESTIVAL, concerts du 6 au 9 février à Dijon, Besançon, Belfort, Mulhouse et Montbéliard www.generiq-festival.com

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Bnett Wasla © Laurent Philippe

Ce qui nous lie En 1998, Héla Fattoumi enflammait la Biennale de Lyon avec Wasla (littéralement « ce qui relie », en arabe), solo emblématique et sensuel qui voyait la danseuse et chorégraphe puiser dans ses racines tunisiennes pour évoquer l’émancipation du corps de la femme, et transformer la danse en transe. Aujourd’hui, en collaboration avec éric Lamoureux, elle réinvente la performance pour l’adapter en une partition pour quatre femmes, faisant ainsi s’envoler son message entre l’intime et le général, entre les cultures et les générations... Et la résonance est d’autant plus forte que les danseuses sont toutes issues du Ballet de l’Opéra de Tunis – lieu où s’est d’ailleurs déroulée la première représentation de cette re-création. Par Aurélie Vautrin — BNETT WASLA, danse le 4 février à Espace des Arts, scène nationale Chalon-sur-Saône www.viadanse.com



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Koenigsallee, Bochum © Lukas Hoffmann

Valère Novarina, L’Animal Imaginaire © Pascal Victor

L’art de la variation « Le langage est une arme, un assemblage de projectiles. Le spectacle est une offensive. Le théâtre est un art lapidaire. » Depuis sa première pièce, au milieu des années 80, Valère Novarina s’interroge sur la place du langage, la force des mots, la poésie de la langue. Pourquoi l’homme est-il doté de la parole ? Bousculant les codes établis de l’esthétique théâtrale contemporaine. Replaçant la philosophie au centre de la scène. Métamorphosant ses pièces en expériences si singulières que, pour les qualifier, on a fait de son nom un adjectif – la fameuse « dramaturgie novarinienne. » Pour sa dix-huitième œuvre, L’Animal Imaginaire, créée en septembre dernier au Théâtre de la Colline, l’artiste franco-suisse continue son exploration des circonlocutions de la parole, multipliant les personnages dans un échange verbal, poétique, éthique, sur le sens du sacré. « Mes textes pourraient tous s’appeler “variation sur une idée fixe”. Un spectacle est comme une forêt : miroitante, jamais la même. Toujours “autre.” J’ai souvent commencé le nouveau texte à partir des copeaux, des chutes tombées de l’établi. […] Il faut retrouver l’acuité des mots, leur tranchant, parfois en ne changeant qu’une syllabe. Un rien provoque la métamorphose. » Alors pour souligner son propos acéré, Valère Novarina puise dans le cirque, l’opéra, le ballet pour faire de cet Animal Imaginaire une expérience à la fois sensorielle, corporelle, psychique. Complète. Par Aurélie Vautrin — L’ANIMAL IMAGINAIRE, théâtre le 9 janvier à La Coupole, à Saint Louis www.lacoupole.fr

Naturellement Dans le cadre des 20 ans de la Regionale, La Filature expose quatre artistes partageant le même espace géographique et la même fascination pour la photographie d’éléments naturels. Aussi complémentaires que distincts les uns des autres, ils modèlent l’image, façonnent les formes et tissent la composition pour donner à voir l’invisible. Les plans rapprochés, puis éclatés, de Lukas Hoffman, bouleversent, détournent, se jouent de nous et de nos sens, pour finalement nous sourire, rassurants. À ses côtés, les chimigrammes de Silvi Simon allient photographie, chimie et expérimentation plastique : manipulant du papier photosensible, un révélateur et un fixateur, l’artiste produit de précieuses icônes abstraites, qu’on ne se lasse pas de contempler. Parmi eux, les grands tirages de Florian Tiedje se mettent en scène dans un véritable théâtre d’émotions ; la souche d’un arbre y est disséquée, observée, mesurée, partagée… Elle fait le lien avec les élégantes coutures visuelles et formelles de Liliana Gassiot, qui clôt ou ouvre l’exposition, selon l’humeur. Sous l’objectif de ces quatre artistes, les signes organiques, naturels ou artificiels, font apparaître l’inattendu, le vrai. Par Aude Ziegelmeyer

— LE PROPRE DU VISIBLE EST D’ÊTRE SUPERFICIE D’UNE PROFONDEUR INÉPUISABLE, exposition jusqu’au 21 décembre à La Filature, Scène nationale, à Mulhouse www.lafilature.org

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Nous pour un moment © Elisabeth Carecchio

La vie aquatique Après Je disparais, Jours souterrains et Rien de moi, Stéphane Braunschweig retrouve l’univers si particulier d’Arne Lygre, dramaturge norvégien qui n’en finit plus de questionner l’existence dans un théâtre on ne peut plus contemporain. « Avec sa façon si troublante d’avancer pas à pas dans l’inconnu, commente l’ancien dirigeant du TNS et actuel directeur du Théâtre de l’Odéon, mais aussi de faire naître la fiction sous nos yeux, d’inventer et de dissiper des rencontres, l’œuvre de Lygre semble épouser la précarité et l’incertitude de nos vies. » Dans Nous pour un moment, sept comédien.ne.s interprètent ainsi une vingtaine de personnages, passant indifféremment d’une identité à l’autre, d’une existence à l’autre, tour à tour “amis”, “connaissances”, “inconnus” ou “ennemis”. Une plongée dans l’ambiguïté des relations humaines, éternellement changeantes, dans la pluralité versatile de nos identités, forcément ambiguës, où tout semble, à chaque instant, pouvoir basculer – « une plongée » stricto sensu d’ailleurs, Stéphane Braunschweig ayant fait le choix d’un décor aquatique englobant toute la scène. En attendant de découvrir l’adaptation les pieds dans l’eau, sachez que le texte d’Arne Lygre est disponible aux éditions de L’Arche depuis le mois de novembre.

Pomme © Lucie Sassiat

À croquer Avec son pseudo so yummy et son petit air faussement naïf, Pomme pourrait facilement se faire passer pour l’une de ces starlettes de majors clonées à la chaîne. Et pourtant, dès la première écoute, on comprend que la demoiselle a du talent à revendre, la voix flottant quelque part entre Barbara et Joan Baez, les textes bien ancrés dans leur monde – pour preuve, s’il fallait n’en citer qu’un, la beauté de son titre L’Anxiété, issu de son nouvel album, Les Failles. Car Pomme fait partie de cette génération de chanteuses qui, de Clara Luciani à Angèle en passant par Juliette Armanet, assument qui elles sont, avec leur petit supplément d’âme, sur scène et en-dehors. Un vent de fraîcheur à la fois doux comme une brise d’été, et fort en bouche comme un grand cru auquel on goûte avec envie. Par Aurélie Vautrin — POMME, concert le 22 janvier à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr

Par Aurélie Vautrin — NOUS POUR UN MOMENT, théâtre du 22 au 30 janvier au TNS, à Strasbourg www.tns.fr

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Cascadeur

Comparution immédiate © Eric Didym

La roue de l’infortune La journaliste Dominique Simonnot collabore une nouvelle fois avec Michel Didym pour traduire à la scène ses « Coups de barre » assénés aux lecteurs du Canard enchaîné depuis 2008. Elle y relate les « CI » (pour comparutions immédiates) : délit, arrestation, garde à vue et jugement immédiat, c’est l’extrême opposé de la légendaire lenteur du système judiciaire. Toute une France y défile : celle des toxicomanes et des agresseurs, des voleurs et des sans-papiers. Autant de cas souvent examinés à la va-vite par des avocats commis d’office dépassés, des juges et des procureurs épuisés. Entre tragédie et comédie, c’est un véritable théâtre de la comédie humaine qui se tient chaque jour dans les tribunaux français. Dans ce second volet intitulé Comparution immédiate, une loterie nationale ?, créé deux ans après Comparution immédiate, une justice sociale ?, tout est vrai, pas un mot, pas un dossier n’est inventé. Bruno Ricci campe à nouveau une galerie de personnages hétéroclites dans des scènes issues des prétoires et des prisons. Sont livrés sans fioritures les récits d’une justice souvent expéditive, les décisions qui peuvent varier selon la ville, l’horaire ou le degré de lassitude de ceux qui l’exercent. C’est aussi l’image d’une humanité, de ses doutes et de ses faiblesses qui est renvoyée par ces morceaux de réalité bruts. Par Benjamin Bottemer — COMPARUTION IMMÉDIATE 2 – UNE LOTERIE NATIONALE ?, théâtre du 17 décembre au 4 janvier au Théâtre de la Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr

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Symphonie pour Cascadeur Il a suffi de quelques titres à Cascadeur pour planer en maître sur l’electro-pop indé. Trois albums, The Human Octopus, Ghost Surfer et plus récemment Caméra pour se forger une solide réputation de chanteur extra-terrestre, de musicien hors pair, de voyageur dans le temps et dans l’espace. En mars prochain, il va relever un nouveau défi : embarquer avec lui l’Orchestre national de Metz pour deux dates en version symphonique. « C’est la Cité Musicale qui me l’a proposé, confie l’homme au casque. L’idée de briser des barrières dans un milieu où tout est compartimenté m’a plu tout de suite, parce qu’en réalité tout est boucle, mélange, influence. » Le travail de réécriture est conséquent : il s’agit à présent d’adapter les partitions existantes à un orchestre de trente-cinq musiciens, plus un chœur d’une quarantaine d’enfants. Et comme le chanteur messin n’est pas à un défi près, il en profitera pour dévoiler plusieurs titres inédits. « Il nous faut également trouver le bon équilibre : le fait d’être aussi nombreux sur scène ne doit pas emprisonner la musique. L’humain doit prendre le dessus – même si je vais, par moments, tenter de faire jouer l’homme comme une machine… Il y a tout un jeu de trompe-l’œil qui me plaît beaucoup. On va essayer d’être ensemble avec des bagages différents… On dirait presque un problème de société, non ? » N’est-ce pas. Par Aurélie Vautrin — CASCADEUR & ORCHESTRE NATIONAL DE METZ, concert les 6 et 7 mars à la BAM, à Metz www.citemusicale-metz.fr



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Vertikal © Karo Cottier

Fil à plomb En choisissant de s’affranchir des contraintes de l’apesanteur, le chorégraphe Mourad Merzouki relève un nouveau défi. Dans son spectacle Vertikal, fable poétique et crépusculaire sur l’espace, il permet à ses dix danseurs d’évoluer le long de parois tendues de câbles et de réécrire les lois de la physique et de la chorégraphie. Lâcher prise en quittant ses appuis au sol, c’est inventer un nouveau rapport à l’espace, au corps. C’est bien ce qui a dû donner du fil à retordre à ce spectacle, mais aussi aux danseuses et acrobates de la pièce ; réglage des agrès, longueur d’élastique pour les filles évoluant sur les parois, taille des filins pour les danseurs de hip-hop en suspension, ajustement des baudriers… Le chorégraphe invente un langage et donne à la danse hip-hop une toute nouvelle dimension avec l’aide des compositions musicales d’Armand Amar qui allient la puissance des cordes à l’électroacoustique. Au sol, sur les murs, dans les airs, les danseurs occupent tout l’espace, mariant cette stupéfiante danse verticale aux gimmicks du hip-hop. Cette transfiguration produit un vertigineux spectacle arachnéen où tout le monde parvient à prendre de la hauteur et à glaner un peu de magie. S’oublie alors la technique pour ne retenir que l’apparente facilité, la grâce d’un ballet surprenant et céleste.

Trio Joubran © Karim Ghattas

Orient Express Samir, Wissam et Adnan, originaires de Nazareth, font résonner leur oud de par le monde depuis plus de quinze ans, mêlant tradition et modernité, airs ancestraux et résonances électro. La musique comme porte-étendard de leur cause, comme arme, comme résistance… Après sept longues années de silence discographique, les frères Joubran reviennent avec The Long March, un nouvel album adoubé par Pink Floyd, mixé par le célèbre producteur parisien Renaud Letang et plus que jamais engagé dans la lutte pour la reconnaissance et la libération du peuple palestinien. À ce titre, difficile de rester insensible à l’écoute de Carry the earth, où résonne la voix floydienne de Roger Waters et les mots du poète Mahmoud Darwich, en hommage aux quatre jeunes garçons assassinés en jouant au football sur une plage de Gaza… Émotion.s à prévoir donc pour leur toute première venue du côté de la Philharmonie le 18 janvier prochain. Par Aurélie Vautrin — TRIO JOUBRAN, concert le 18 janvier à la Philharmonie, à Luxembourg www.philharmonie.lu

Par Valérie Bisson — VERTIKAL, danse le 24 janvier au Carreau, à Forbach www.carreau-forbach.com 30



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Nowhere Par Patricia Reich


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Journal à rebours, II. Chronique du temps qui passe Par Nicolas Comment

Nicolas Comment est photographe, auteur-compositeur et écrivain. Pour Novo, il nous livre le fruit de ses rencontres. Épisode 2 : Yves Simon. 38

Time passes slowly up here in the mountains We sit beside bridges and walk beside fountains Catch the wild fishes that float through the stream Time passes slowly when you’re lost in a dream Bob Dylan, Time passes slowly (1970)


Épisode 2 Voix off Hasard du calendrier, je commence ce texte le 7 novembre 2019, très exactement un an après ma dernière visite à Yves Simon. Je viens de le vérifier dans un carnet. J’ai pourtant l’impression que c’était hier. N’en déplaise à Dylan, le temps passe vite… D’ordinaire ponctuel, j’étais arrivé franchement en retard au rendez-vous. Sur place, Yves, qui m’attendait depuis quarante minutes, était en train de lire le journal et me gronda gentiment quand il me vit entrer dans le café : « Ah ! Te voilà enfin... Tu sais que j’allais partir ! » Je bredouillais quelques excuses dues à des complications logistiques liées à la naissance de ma fille et arguais de l’impossibilité, désormais, de pouvoir se déplacer rapidement en taxi, dans Paris. Yves avait le choix de l'alibi : la circulation parisienne ou l’enfant. Il choisit l’enfant et nous échangeâmes longuement sur mon expérience récente de la paternité. Yves Simon n’avait pas eu d’enfant mais ses questions étaient précises, pressantes. Je m’efforçais donc de l’éclairer tout en prenant peu à peu conscience qu’il s’interrogeait en fait lui-même sur la faisabilité d’être un jour père à son tour : « Avec mes droits d’auteur, mon enfant devrait pouvoir s’en sortir. Mais il me faudrait pouvoir jouir encore au moins d’un minimum de vingt années d’existence pour être à ses côtés... » C’était mathématiquement jouable et je ne le décourageais pas. Lui qui avait déjà évoqué l’absence d’enfant dans ses chansons (Trop p’tit la vie, 1981, J’pense à elle tout l’temps, 1983, À qui pense Gainsbourg, 1987) et qui semblait pourtant avoir tranché – « Jamais je n’aurai cet enfant qui pleure / Un enfant qui rit auprès de moi » (Cet enfant, 2007) – méditait donc encore sur la Question… Tandis que je le raccompagnais chez lui, Yves me confia qu’il était à cette époque en train de rédiger son autobiographie et la notion de transmission prenait sans doute pour lui tout son sens… En traversant le Pont Neuf qui mène à la Place Dauphine, après m’avoir demandé mon âge, il me confia : « Tu verras. L’âge délicat, le cap à passer, c’est 50 ans. Après, c’est beaucoup plus simple... » En observant les flots beiges de la Seine qui se brisaient contre les piles toujours acérées du plus vieux pont de Paris, je me récitais ces paroles dans ma tête : « Tout au bout de la mer / L’autoroute s’est fermée / Une vieille Studebaker / La nuit s’est crashée / Ma jeunesse s’enfuit / Et la vie aussi (Ma jeunesse s’enfuit, 1981)… » 39

J’étais en fait venu lui demander des détails sur sa rencontre avec David Bowie au château d’Hérouville, une nuit où après boire en compagnie de Jacques Higelin (chanteur sur lequel je commençais alors un livre : Jacques Higelin, Hoebecke, 2019), le pâle anglais aux yeux vairons qui errait dans le parc sous la lune les avait embrassés tous deux au petit jour. Yves venait tout juste de terminer l’album Macadam (1976) et devait le lendemain céder sa place à l’étoile du rock, qui lui dit simplement : « Je sens que tu as laissé de bonnes vibrations. » Yves détailla pour moi cette anecdote qu’il narre dans son livre Jours ordinaires (1988) puis me parla de Pierre Barouh dont il fut un des intimes et de la mystérieuse mort de Michel Magne, le fondateur du mythique studio d’Hérouville. Comme souvent avec Yves, la discussion glissa rapidement sur les femmes et, pour ce qui concernait mes recherches sur Higelin, je me contentais de noter dans un carnet une remarque que lui avait faite Jacques, à l’époque : « Tu as réussi pendant mon absence ! » En effet, en 1973, cependant qu’Higelin quittait Saravah et s’éclipsait de la scène parisienne pour vivre en communauté, Yves Simon obtenait le succès avec Au pays des merveilles de Juliet (1973). Une chanson écrite en hommage à l’actrice Juliet Berto et à la Nouvelle Vague où l’élégance de son flow et l’usage savant du talk over agissent sur l’auditeur un peu à la manière d’une voix off… J’en profitais également pour lui demander pourquoi il avait pris soin de citer dans un autre magnifique morceau qu’il dédia au Cinéma, Le film de Polanski (1975) – la chanson d’Higelin Remember, écrite pour Françoise Dorléac et présente sur l’album Higelin & Areski (1969) : « Tu t’es passé / Aux écouteurs / Ce truc d’Higelin / Remember »… Était-on en droit d’y déceler une éventuelle influence de Jacques Higelin sur son écriture ? Sa réponse fut la suivante : « J’ai toujours fait en sorte d’écrire sur l’actualité dans mes chansons… Et si j’ai subi une quelconque influence, ce serait plutôt celle de Gainsbourg pour le parléchanté de Juliet… Ou bien, à la rigueur, de David McNeil et de sa chanson Hollywood (1973) », qu’il fredonna : « Sa mère dansait dans les bars imitant Jean Harlow / Son père lançait des poignards au cirque à Buffalo / Puis un jour on lui a dit go west et il a pédalé / De New-York à Los Angeles sur un vélo volé ».


Blanc seing

Calamity Jane Il se trouve que c’était indirectement grâce à Higelin que j’avais rencontré Yves, dix ans plus tôt. En effet, j’avais eu la chance, l’année précédent notre rencontre, de filmer l’enregistrement de l’album de Jacques, Amor doloroso (2006). Ce film intimiste (projeté quelques fois, mais resté inédit) avait été visionné par un producteur qui l’avait montré à quelqu’un chez Barclay, dans l’espoir que je réalise un documentaire similaire sur Alain Bashung. Ayant appris, par une indiscrétion, que je connaissais Bashung personnellement, le producteur avait tenté sa chance et je l’avais laissé faire… Mais Alain, qui n’avait pas envie d’être filmé dans l’intimité du studio, n’apprécia pas plus que ça le film. Le projet n’aboutit donc pas et mon unique collaboration avec Bashung se résuma à un polaroïd réalisé pour la pochette de La ballade de Calamity Jane – un album réalisé en trio avec Chloé Mons et Rodolphe Burger – ainsi qu’à une ou deux séances de babysitting pour leur fille Poppée, assurées par ma compagne de l'époque, alors très proche de Chloé, quand le chanteur, l’année suivante, fut contraint d’être hospitalisé. Malgré cette relative intimité avec Alain, je n’ai, en fait, jamais osé le photographier. Quelque chose me retenait dans sa façon d’être au monde si simplement lorsqu’il n’était pas en représentation. Bashung, dont le charisme sur scène rayonnait était dans la vie quelqu’un d’extrêmement discret, de presque transparent, quasi-évanescent... À chaque rencontre, j’étais désarmé par sa candeur. Dans l’intimité, Bashung était comme un grand chat qui se lissait le poil et que nul n’avait envie de déranger… Sa pudeur l’honorait.

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Toujours est-il que j’appris qu’Arnaud Le Guilcher, le « chef de produit » de Barclay avait également montré mon film à Yves Simon en lui passant quelques-uns de mes bouquins photos. Le documentaire, cette fois, plut grandement à l’artiste et mes photographies aussi. Barclay décida donc de me commander un travail sur l’enregistrement du nouvel album qu’Yves venait d’écrire et qu’il était en train d’enregistrer avec Jean-Louis Piérot (ex-Valentins), au studio Acousti (devenu depuis le studio Saint Germain) : Rumeurs (2007). Un studio idéalement situé au 54 de la rue de Seine, dans les artères quotidiennement foulées par Yves Simon qui pouvait donc s’y rendre à pied chaque matin sans bouleverser son emploi du temps. Le concept était fort simple : j’avais carte blanche. Pour commencer, Yves me fit facétieusement parvenir les clés de son appartement. Un beau matin, en son absence, je me rendis donc place Dauphine et entrais dans son immeuble comme un détective privé… Je glissais les clefs dans la serrure, ouvrit la porte et commença à photographier librement tout son petit bric-à-brac de chanteur-écrivain : Fender Stratocaster, médiator Dunlop, autographe de Verlaine, Macintosh vintage… En me retournant, j’aperçus une silhouette devant une fenêtre. C’était, en contre-jour, l’actrice Patrice Flora Praxo, positionnée de dos dans la posture du chiasme polyclétéen : un collier de perle lacté sur son cou d’ébène… « Elle rêve alors de galaxies / De comètes alanguies / Elle porte un prénom / De garçon. » (Patrice, 2007). C’est seulement plusieurs jours après avoir mené ma « perquisition », que je rencontrais enfin Yves, alors en pleine séance d’enregistrement. Je lui confiai qu’une des premières choses que j’avais photographiée en entrant chez lui était la nuque de sa compagne. L’anecdote l’amusa et une complicité s’installa d’emblée entre nous. Je suivis alors toutes les étapes de l’enregistrement de l’album avec lui, en studio, mais aussi beaucoup dans les cafés de SaintGermain-des-Prés où l’écrivain avait ses habitudes. Chaque soir, après les séances, Yves invitait sa petite équipe à trinquer d’une caïpirinha à la terrasse du Bar du Marché, rue de Buci.


Studio Acousti Au studio, Yves fumait… La pipe et le cigare. C’était d’ailleurs ma seule contrainte : j’avais interdiction de le photographier avec sa pipe. L’ami de Brassens – dont Yves Simon fit les premières parties pendant trois semaines, en 1972, à Bobino – avait gardé quelques habitudes du maître. J’en fis tout de même quelques clichés et l’un d’entre eux fut in fine utilisée pour la pochette de l’album… Je rencontrais Jean-Louis Piérot et Philippe Balzé, réalisateur et ingénieur du son de l’album, tous deux affairés au placement précis de précieux micros allemands Neumann (M49B ou U47) à tube des années 40 dont certains étaient encore estampillés de la croix gammée du Troisième Reich… Avec une Martin D18 flambant neuve sur les genoux, Yves enregistrait ses voix, d’un trait : « Pas plus de trois prises… » disait-il. Comme tout vrai auteur-compositeur – comme Brassens encore –, Yves avait l’habitude de chanter en s’accompagnant la guitare. Mais pour des questions de son et de précisions, plusieurs guitares acoustiques avaient dues être préalablement enregistrées. Et Yves s’en trouvait embarrassé : sans jouer de son instrument, il ne retrouvait pas le feeling de ses maquettes. Philippe Balzé obstrua alors la rosace de la Martin pour que chanteur puisse mimer les gestes du battement de guitare en chantant comme à la maison, sans risquer d’entacher le son... Il est toujours très émouvant d’assister aux prises voix d’un chanteur. C’est sans aucun doute le moment le plus intime, le plus fragile de l’enregistrement d’une chanson. Parfois, je me trouvais dans la cabine, assis à ses côtés, lorsqu’Yves enregistrait son chant. Jamais il ne me demanda de sortir. Dans les blancs, entre les couplets et les refrains, JeanLouis Piérot m’autorisa même à faire cliqueter le rideau de mon appareil : j’étais en argentique… L’ambiance était franchement amicale. Bientôt je fis presque partie de l’équipe. Parfois Yves m’appelait pour me signaler la présence d’untel ou d’untel ; la venue d’une actrice, telle Angela Molina – Cet obscur objet du désir – brune parmi les brunes... Observer Yves enregistrer un duo avec une telle femme était, en soi, une leçon de séduction… À la fin de l’enregistrement, Barclay publia un petit livre promotionnel où mes photographies étaient ponctuées de textes de certains des complices d’Yves Simon : Philippe Claudel, Yves Bigot, Chris Marker, Rachid Taha, Gérard Manset, Tony Gatlif, etc.

en chanson (« C’est place de Brouckère que ta photo est tombée, un lotus bleu s’est fané. ») Son souci du détail et des mots justes – « où l’indécis au précis se mêle » (Verlaine) – en ceci « photographe » à sa manière… Yves était un chroniqueur de nos vies urbaines. Un reporter des sentiments à la dérive. Ses chansons étaient comme des instantanés qui captaient des éclats du réel… À la manière d’un Cartier-Bresson photographiant à toute vitesse dans les phares d’un taxi les jambes d’une femme sautant par dessus une flaque d’eau dans la nuit parisienne… Miroirs noirs et talons aiguilles : « Femme de Skaï / Tu brilles, tu sors / La nuit, tu fuis, tu mors / Sur les pavés mouillés. » Yves Simon, c’était aussi, le savant usage du rejet dans J’t’imagine (1981) : « Dans ces collants noirs de

La Chute du Mur Yves Simon, je l’avais découvert à l’extrême fin des années 80, en exhumant de la discothèque municipale de ma ville natale ses vinyles des années 70 et 80 ; tous un à un et de A à Z écoutés plusieurs fois… J’y découvrais son sens inné de la mélodie, pure comme la ligne claire d’une bande dessinée 41


jogging / L’autre matin tu es sortie / D’un radio-taxi. / À la gare étais-ce toi ce regard / Au dessus d’un foulard, / En soie, imité léopard. » D’apparence si simples, ses textes, étaient des épures. Ses vers étaient nets et tombaient comme des couperets, découpant la réalité comme les plans d’un film – « De ces collines / Où tu m’attends / À Los Angeles / J’ai bien reçu / L’aérogramme / Arrivé par express. » – dont le rythme du montage transformait le réel en une sorte de précipité rouille – « Sur ces collines / Près de la mer / J’ai vu Henry Miller. J’ai bien reçu / L’aérogramme / Arrivé par express. » (L’aérogramme de Los Angeles, 1975) Yves, Simon… Prénom double : chanteur mais écrivain, écrivain mais musicien… À la fois folk et new-wave. Classique et moderne. En sommes poète, dans le sens verlainien du terme : « sans rien en lui qui pose ou qui pèse ». Est-ce l’Est ? Nous étions encore au XXe siècle, sous le règne de François Mitterrand. J’avais quinze/seize ans et m’identifiais alors totalement aux Enfants du siècle qu’Yves chantait sur son album Liaisons (1988). Moi aussi, j’avais vu et aimé Mauvais Sang (« L’amour, l’amour c’est ça qui désaxe / comme dans les films de Carax… ») tandis que sur les ondes passait la chanson Nés en France – hymne des années « Touche pas à mon pote » – qui venait rappeler aux oreilles de ma génération la différence entre le droit du sol et le droit du sang... L’Europe balbutiait. Sortie en 88, l’album Liaisons contenait une chanson qui appelait de ses vœux la réunification de Berlin : Unter der Linden (1988) … L’année suivante, enfin, le Mur tomba. Et je m’en souvenais très bien, vingt ans plus tard, lorsque j’osais transmettre à JeanLouis Piérot une maquette contenant mes toutes premières chansons. Il se trouve, justement, que plusieurs d’entre elles avaient été écrites à Berlin. Si bien que lorsque Jean-Louis, enthousiaste, me proposa de produire un premier E.P. de six titres, je lui suggérai d’enregistrer d’abord mes chansons berlinoises et d’en faire un mini-album concept. Yves l’apprit, me demanda d’écouter la maquette, l’apprécia et dans un geste que je n’oublierais jamais, alla directement présenter mon projet chez Barclay en disant : « Il faut absolument signer ce garçon ! » Le directeur artistique se montra curieux mais jugea le projet trop dandy, trop écrit, trop arty… Yves, déçu, me dit pour me rassurer : « Je n’ai connu que deux échecs dans ma vie de passeur : toi et Gérard Manset dont j’avais présenté un livre chez un éditeur, qui l’a refusé. » Le projet sortit néanmoins, mais distribué au compte goutte en librairie, sous la forme d’un livre-disque accompagnés de mes photographies de Berlin : Est-ce l’Est ? (Filigranes, 2008). 42

Cité ardente Quelque temps plus tard, Yves organisa un petit voyage en Belgique pour réaliser les photographies de presse de Rumeurs (2007). Il avait imaginé d’aller à Liège et nous prîmes donc ensemble le Thalis. Yves pris soin de sélectionner un train qui partait vers midi, de manière à ce que nous jouîmes de la collation offerte par le transporteur belge. Fils de cheminot, il aimait voyager sur le rail et conduisait le moins possible. « Et dans ma mémoire / La casquette de mon père / Deux étoiles sur fond noir / Des gars du chemin d’fer. » Durant le voyage, il me raconta qu’il possédait néanmoins une Porsche que lui avait offerte Jane Birkin mais qu’il ne la sortait jamais du garage. Jane, en lui cédant l’engin, aurait cherché à s’en débarrasser me


dit-il, car elle pensait avec malice que Gainsbourg lui avait acheté la voiture pour qu’elle... « se tue » au volant. Je revois encore Yves demander, avec toute la diplomatie qui le caractérise, une seconde petite bouteille de Bordeaux à l’hôtesse, sous le charme. Une chacun… Ce qui fait que nous étions presque pompette lorsque notre train entra sous les arcs d’acier trempés de la flambant neuve gare de Liège-Guillemins. Sur place, Yves m’entraîna directement au quartier rouge, dans la lugubre rue Varin dont il avait entendu parlé dans la presse. Un mini-chancre urbain jouxtant la rutilante gare, historiquement dédié à un étrange commerce de salons où voisinaient sur une centaine de mètres une dizaine de vitrines exhibant comme de la viande les corps de prostituées sous des néons roses. C’était sinistre et triste. Beaucoup de femmes de

couleurs, beaucoup de femmes âgées… Nous ne nous attardâmes pas devant la douleur de ces dames. Mais en quittant ces rues, je sentis que je marchais aux côtés d’un écrivain, d’un romancier. Cette curiosité de voyageur, d’ethnologue, c’était un peu de la part beatnik de Yves qui interrogeait dès 1973, un poète beat dans J’ai rêvé New York : « Monsieur Gregory Corso, poète, qu’est-ce que la puissance ? – Rester debout au coin d’une rue et n’attendre personne. » En passant devant le bar de l’Escale, j’eus une pensée pour Jack Kerouac : « L’espoir, c’est un néon au bout d’une ruelle » (Les Anges vagabonds). Le soir, avant de repartir nous fîmes des images sur les escalators clinquant de la nouvelle gare, dont cette photographie qu’Yves choisit pour la pochette du single Aux fenêtres de ma vie (un duo avec Françoise Hardy) et pour le bandeau de son roman La compagnie des femmes

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paru chez Stock, en 2011. Nous partîmes ensuite ensemble à La Rochelle, pour les Francofolies, où Yves devait donner un concert exceptionnel après 30 ans d’absence… Lorsqu’il apparut sur scène, toute la salle se leva : standing ovation. Yves, au bord des larmes, déplaça d’une case le capodastre sur son manche de guitare et s’adressa au public, ému, en disant : « C’est un accord de sol mineur… Putain, 30 ans... Quand même ! » Après avoir présenté ses musiciens, il attaqua son set par Manhattan, une chanson de quarante ans d’âge, boisée et vieillie comme un bon vin. Cette ode à New York, pochade instantanée, est un petit chef-d’œuvre du folk français – « Sur un trottoir de Harlem / Deux p’tites filles sautent à la corde / Près d’un piano déglingué / Qu’on décharge d’une vieille Ford ». (Manhattan, 1975) Sa puissance d’évocation évoque, là encore, les photographies en noir et blanc de Mary Ellen Mark ou de Raymond Depardon (Harlem, 1981). Quadrille Il y eut aussi ce clip que nous réalisâmes ensemble pour la chanson Irène Irène (2007). Yves Simon, originaire de Contrexéville, était monté à Paris pour faire l’IDHEC et il pensa sérieusement, un temps, être cinéaste. J’écrivis un synopsis, très simple, qu’il supervisa. En guise de chef opérateur, j’appelais un ami étudiant au Fresnoy, qui avait travaillé avec les Straub… Mais il nous fallait trouver une comédienne pour incarner le personnage d’Irène. Le producteur organisa donc un casting, et une vingtaine de filles, peu ou prou prêtes à tout, défilèrent devant ma caméra.

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Je dus même empêcher l’une d’elle de se présenter entièrement nue face à l’objectif. Pendant deux, trois jours, je filmais pour Yves des bouts d’essais que la production lui envoyait le soir même. Sans surprise, nous sollicitâmes tous deux la même fille. La plus discrète, la moins vulgaire : une quadrille de l’opéra de Paris. Le synopsis racontait une journée type du personnage de la chanson qui se levait au matin, en petite culotte, puis s’habillait jusqu’à son départ définitif, le soir. Le corps de la danseuse étant parfait, on filma sa beauté. Mais le clip fut censuré par Barclay. La maison de disque craignait que Yves Simon ne passe pour un fieffé pervers aux côtés d’une si jeune femme, à moitié nue. Barclay dépêcha donc un réalisateur aguerri pour remplacer certains plans et ajouter un playback. Au montage, Yves dut se battre pour garder quelques plans à caractère érotique. Dont cette scène qu’il avait lui même inscrite au scénario et où il relevait délicatement la fermeture éclair de la « petite robe noire » de l’actrice. Notre clip fut donc défiguré et je ne peux donc pas dire qu’il est signé. La sortie de l’album Rumeurs eut lieu au Flore. Je me souviens que Bernard Lavilliers était là. Je passais un long moment à discuter avec lui de Léo Ferré : il connaissait tous ses textes par cœur. Soudain mon ami chef opérateur s’écroula. Il venait d’être victime d’un malaise vagale en plein cocktail et je dus l’accompagner aux urgences.


interview « Avec Nicolas Comment, c’est un peu à part car on a déjà travaillé ensemble dans le passé […] Quant à sa reprise, je ne m’en suis pas occupé car je lui faisais confiance, j’ai choisi Regarde-moi car il a un phrasé dans ses propres chansons, dans ses propres textes qui était idéal pour cette chanson. D’ailleurs, il ne m’a pas déçu. » Ouf. En recevant le livre Génération(s) éperdue(s), qui reprenait tous ses textes de chansons, je découvris qu’il avait en fait écrit ce morceau à la mort de son père… Par hasard, place Dauphine.

« Regarde-moi » On se quitta donc, Yves et moi, sur ce petit échec – je n’ai jamais réalisé d’autre clip pour Barclay – et les années passèrent jusqu’au jour où je reçus un appel de lui. Je me trouvais place Saint-Paul, à la terrasse de l’Éléphant du Nil, quand j'entendis la voix flûtée de Yves me dire « Nico ? J’aimerais que tu fasses une reprise d’un de mes titres pour un disque qui doit sortir chez Because. J’ai pensé que tu serais parfait pour reprendre Regarde-moi. C’est une chanson à laquelle je tiens beaucoup et que je chante systématiquement sur scène. Je vais d’ailleurs t’envoyer une version que j’ai faite à l’Olympia. » D’Yves Simon, quel titre aurais-je choisi s’il ne me l’avait demandé ? D’Unter den linden à Dites lui deux trois choses que j’ai oubliées d’elle, de Barcelone à Racontetoi, j’adorais et considérais au moins une dizaine de ses chansons comme des chefs-d’œuvre… Mais je ne me souvenais pas de Regarde-moi, présente sur son premier album. Peu importe, j’acceptais sur le champ. En rentrant chez moi, je lus le texte de cette chanson de 1973, incroyablement actuelle. Avec mon complice Éric Simonet, j’en fis très vite une version électro. Au moment de rendre le titre, j’étais un peu fébrile car nous nous étions permis de modifier quelques accords du refrain. Mais Yves me laissa un message pour me dire qu’il avait beaucoup aimé ma version. Il précisa dans une

À propos de père, d’enfant, de filiation, il me revient un soir d’avril 2017, je dinais en terrasse à La Rose de France avec mon père et ma femme : c’était une belle soirée de printemps et nous avions longtemps cherché un lieu à l’écart du trafic automobile, avant de nous attabler par hasard dans ce restaurant de la Place Dauphine. Au moment du dessert, Yves passa. Il m’aperçut… « Nico ! ». Mon père lui proposa de prendre un verre qu’il accepta. Yves était en train de mettre un point final à son recueil de chansons Génération(s) éperdue(s) et je lui demandais s’il avait déjà écrit pour d’autres que lui même. Il me répondit qu’il avait jadis composé quelques titres pour Sylvie Vartan et plus récemment, quelques chansons pour Charlotte Gainsbourg, restées inédites. Yves nous raconta alors une anecdote à propos de Serge Gainsbourg qui ne se séparait jamais d’une mallette contenant du cash et un roman inédit. Ce roman n’était à sa connaissance jamais sorti et Yves se demandait bien ce qu’il était devenu... Puis il eut comme un sanglot. Yves s’en excusa en nous expliquant qu’il venait de perdre sa mère... Je le raccompagnais jusqu’à sa porte où il m’avoua qu’il venait également de se séparer de sa compagne, Patrice. « Je viens de perdre deux femmes essentielles dans ma vie. » À peine rentré chez moi, mon téléphone sonna, c’était Yves : « Tu m’excuseras auprès de ton père, car dans l’émotion, j’ai complétement oublié de payer mon verre de vin ! » Comme Dylan passait au Zénith la semaine suivante, je lui proposais de m’accompagner. Il me répondit : « Je n’ai pas le courage. Déjeunons ou dinons plutôt ensemble un de ces jours. » Au Zénith, en 2017, Dylan ne chanta pas Time Passes Slowly… Mais deux ans plus tard, alors que je me rendais au Grand Rex pour voir Bob à nouveau, je repensais au touchant désir d’enfant d’Yves qui avait entre temps retrouvé l’amour, en me disant que Dylan avait finalement bien raison : le temps passe tout doucement pour ceux qui vivent perdus dans un rêve.

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Le roseau avec la neige Montrer sur scène non ce qui devrait être, mais ce qui est. Ployer sans rompre et tenter la prise. 47


FRANÇOIS BÉGAUDEAU, Bouillonnements Par Nathalie Bach ~ Photo : Richard Dumas

Auteur associé à la Comédie de Colmar, François Bégaudeau signe le texte de Piscine(s), une création mise en scène par Matthieu Cruciani. 48


— L’art, c’est prendre acte de la violence du monde. — Le 27.09, à la Comédie de Colmar Jacques Chirac est mort hier. Ça vous en touche une sans remuer l’autre ou bien ? Alors celle-là, je ne m’y attendais pas ! [Il s’esclaffe, ndlr] C’est bien une expression à lui non ? Bien sûr, sinon je ne me serai pas permise… Eh bien ça m’indiffère. Enfin non, dans le sens où tout m’intéresse, mais ça pas plus qu’autre chose. Et si vraiment je devais dire quelque chose sur lui, je n’oublie pas le premier ministre qu’il a été en 1986, thatchérien, ultralibéral avec des propos semi racistes. C’était une droite très dure. En matière d’ultralibéralisme, nous y revoilà. Tout à fait. Il y a eu à peu près 25 ans de sociallibéralisme un peu pépère et là c’est vrai qu’avec Macron on tient de nouveau un Thatcher numéro deux avec une offensive libérale extrêmement brutale dont on ne voit que le début d’ailleurs, avec les retraites par exemple. L’agenda va être particulièrement sévère. Et dans ce contexte difficile, vous avez écrit Piscine(s), apparenté ici à un “objet” de luxe. Pourquoi ce S entre parenthèses ? C’est une petite afféterie qui vient à la fois de Matthieu Cruciani et de moi, partie d’une interrogation commune sur le souvenir, sur ce qu’est une vie. Ne serait-ce pas un ressassement, une répétition des mêmes émotions, des mêmes chocs ? De la même façon, dans la pièce, il y a différents lieux dont le point commun est une piscine. Est-ce toujours le même lieu ou est-il différent, toute la pièce joue sur cette ambiguïté. On le sait bien le temps spirituel, psychologique n’est pas linéaire. C’est un sujet qui intéresse Matthieu depuis très longtemps, Piscine(s) est une forme de réponse à son invitation, j’ai d’ailleurs crucianisé mon écriture parce que je savais que c’était des zones importantes pour lui. Il y est question de métamorphoses. Le sujet le plus frontal, c’est qu’on parle d’une bande de gens, qui sont amis, qui pourraient avoir 30, 40, 50 ans. En l’occurrence, ici ils en ont plutôt 45, et avec Matthieu on s’est toujours dit : « c’est nous ! » Comme classe sociale, comme faits 49

générationnels ou comme faits de société, comme une espèce de moyen terme sociologique de la bourgeoisie. Ceux qu’on nomme « les bobos » ? Ah, il faut arrêter avec ce mot, parce qu’il est très péjoratif alors que nous avons voulu faire une pièce critique, autocritique et auto-interrogative. Quel genre d’individus sommes-nous et dans quel monde vivons-nous ? Vous vous reconnaîtriez dans quelle classe sociale ? Ce serait l’individu libéral moyen, dans le sens où il n’adhère pas, mais il est pris dans le monde occidental libéral et ça donne quoi comme, justement, comme individu ? Celui qui n’a pas connu la guerre, celui qui n’a pas connu de chocs fondamentaux, qui évolue dans un relatif confort, mais de plus en plus périssable à cause de l’horizon écologique et de tout un tas de choses. Où est-on avec ça ? Ce drôle de sentiment de vie relativement pacifiée qui repose sur un équilibre tout à fait précaire. Nathalie Quintane l’a exploré à sa façon avec : Que faire des classes moyennes ? J’aime beaucoup ce livre. Moi quand je parle de l’individu moyen, je parle de moi sociologiquement et anthropologiquement parce que j’ai tout un tas d’identifiants qui sont la moyenne de notre pays, je suis blanc, je suis un mec, j’ai 48 ans, dans une zone sociale intermédiaire, mais qui n’est pas tout à fait la classe moyenne. Celle dont parle Nathalie et à laquelle elle s’en prend, c’est cette classe qui a toujours été au bout du compte du côté de l’ordre existant, alors que paradoxalement elle aurait pu être du côté des forces contestataires, elle a plutôt choisi d’épouser la cause de la bourgeoisie. Toute la tradition marxiste a toujours été perturbée par cette notion de classe moyenne, ça cassait le côté un peu binaire de prolétariat et de bourgeoisie, qu’est-ce que c’était ce truc au milieu qui en plus n’était pas souvent du bon côté, du bon côté de la barricade je veux dire. Ce qui, je crois, est en train de changer tellement elle est en train de se prolétariser et de rejoindre les Gilets Jaunes. Dans la pièce, nos amis sont d’une classe un peu supérieure, ils ont une piscine ! Et même si le fait d’avoir une piscine s’est un peu « démocratisé », on est là dans une bourgeoisie moderne, assez cool. Une bourgeoisie cool ? J’aurais dit à une certaine époque une bourgeoisie macronienne, mais ceux-là sont en train de devenir pas cool du tout. Il reste la devanture… Je parle d’une bourgeoisie aux options sociétales plutôt


éclairées, plutôt ouvertes, qui est pour la PMA, qui n’est pas foncièrement raciste, très largement postcatholique. On a tous du cool en nous… On vous a pourtant traité de stalinien. C’en est presque flatteur ! « Stalinien », déjà cette expression, pff… C’est toujours très drôle de voir des gens s’agiter et perdre leur discernement. Eh bien voilà, justement, je peux être cool dans la conflictualité sociale, je ne vais pas agresser les gens, je reste dans un espace plutôt pacifique. Regardez, ici même nous sommes dans un très beau hall de théâtre, les gens ne parlent pas trop fort, nous avons un échange très courtois. Dans Piscine(s), l’un des personnages, Paul, suite à un choc émotionnel fort, a tout d’un coup des envies de propos d’une brutalité presque primitive. Entre tous ses amis avec lesquels il a grandi, construit une piscine, avec qui il a fait affaire, joué au poker il dit à un moment : « Je viens restaurer la cruauté. » Il voit ces corps pacifiés qui n’ont plus aucun rapport avec la violence, ne sont-ils pas en train de se dévitaliser, de s’atrophier. Lui, il a envie de réveiller l’animalité primitive. L’idée de la monstruosité est une forme nécessaire. Si l’art n’a pas un rapport avec la violence, il est très vite exsangue. L’art, c’est prendre acte de la violence du monde, des choses et de la vie, à toutes échelles. Sans cela on reste dans une bulle. La dernière pièce que j’ai vue c’était Retour à Reims. Si j’y pense, c’est que l’adaptation du livre de Didier Eribon m’a laissée songeuse, justement à cause d’un lissage émanant d’un certain théâtre qui se voudrait subversif. Mais je n’ai pas encore lu le livre qui est parait-il remarquable. Je vais aller dans votre sens, enfin d’une certaine manière, parce que je pense que c’est un livre surestimé – mais moi je n’ai pas vu la pièce ! – sur l’analyse réelle de la sociologie intime, moi qui aime tant son croisement avec la psychologie sociale. Et je trouve qu’Eribon avait fait un travail beaucoup moins sérieux que je ne l’avait fait avec Deux singes ou ma vie politique qui va beaucoup plus au charbon dans le sens où Eribon n’explique pas vraiment son évolution à lui, sa famille d’origine ouvrière devenue Front National et sa propre généalogie intellectuelle et là-dessus il n’est pas sérieux. Comment passe-t-on du prolétariat à la haute culture, en tous cas à la recherche pointue, puisque Didier Eribon est un chercheur tout à fait éminent. Ni lui ni Édouard Louis, avec lequel il fonctionne beaucoup en binôme, n’ont fait un travail sérieux pour expliquer cette bascule sociale. 50

Moi, c’est un sujet qui me passionne. Vous êtes très vigilant quant au sérieux. Je ne le suis pas dans la vie, mais je ne rigole pas avec l’écriture d’un livre, surtout avec un tel sujet, il faut s’éreinter à creuser. Comment un être devient ce qu’il est, pour moi c’est un sujet majeur. C’est le sujet. Sans avoir, comme Eribon, le culte du professeur et du savoir. Je ne crois pas qu’il suffise de rencontrer de bons profs pour que la culture apparaisse comme désirable et devenir un intellectuel. Chez lui, l’homosexualité a beaucoup joué, mais justement là aussi il ne creuse pas assez. Quand on annonce à ses semblables qu’on va penser devant eux, on a je crois un devoir de rigueur, il faut en avoir mal au crâne, mal au dos. L’art n’exclue pas la rigueur, mais permet la fantaisie. L’écriture théâtrale par exemple permet de ne pas penser tout ce que l’on écrit. Vous croyez à l’énoncé de théâtre politique ? Je n’ai pas grand-chose à ajouter à ce qu’a parfaitement, et dans un livre tout à fait industrieux, montré Olivier Neveux, Contre le théâtre politique. Ce qui porte le nom de politique en ce moment au théâtre ne l’est pas, c’est de l’édification morale, montrer tout ce qui est mal de dire, de penser et de faire. Les pouvoirs publics sont en forte demande, notamment depuis les attentats. L’injonction républicaine. Jacques Rancière appellerait ça la police. La police de la pensée, qui ne dit pas son nom. La pire. Alors que le théâtre politique c’est tout le contraire, c’est mettre sur le plateau la conflictualité, le dissensus. Dans Piscine(s), l’antagonisme est de nous à nousmême. Je suis très sensible, parfois, à la notion brechtienne de pièces didactiques, celles qui doivent faire réfléchir et déstabiliser le spectateur et faire trembler ses convictions. Vous faites de l’entrisme en quelque sorte ? J’ai plutôt eu de la chance au théâtre en me retrouvant dans des aventures qui se passent bien, Piscine(s) en est un exemple, personne n’est venu nous emmerder. De toute façon, c’est la grande affaire du théâtre depuis toujours, comment et jusqu’à quel point composer avec ceux qui vont financer. J’ai eu affaire, dans le théâtre privé à d’autres injonctions qui ne sont pas les mêmes, elles sont plus cash. Ce n’est pas mieux, mais c’est moins retord. Le mot culture a quel sens pour vous ? Je n’ai jamais décroché de la belle formule de Godard : « La culture est la règle, l’art c’est l’exception. » Nous sommes rares à organiser notre vie autour de


l’art, ce sont des vies intempestives. Nous parlons beaucoup de ça avec Matthieu. Il va devenir de plus en plus bizarre de passer vingt heures de sa vie à lire Les démons de Dostoïevski ou L’homme sans qualité de Musil, ce sont des attitudes qui deviennent étranges. Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire Piscine(s) ? C’était au moment où j’écrivais Histoire de ta bêtise qui portait sur la bourgeoisie comme classe sociale et j’avais envie de faire un truc plutôt sur l’anthropologie libérale, ce qui n’est pas la même chose, à savoir quel type de vie nous font avoir nos objets technologiques, nos travaux, les villes dans lesquelles on habite, qu’est-ce que ça fait à nos corps de marcher dans des quartiers piétons, ne finissent-ils pas par s’oublier dans ces espaces à coussins d’air ? C’est aussi à cause de ce rapport à l’espace que Matthieu a choisi de travailler avec la chorégraphe Cécile Laloy. Voir à quel point l’époque influe sur nos corps. Par exemple, dans les films des Frères Lumière, il y a cette raideur. Regardez mon corps, il est parfaitement libéral, c’est ça mon drame ! Et mon cerveau est marxiste !

—L a police de la pensée qui ne dit pas son nom. La pire. —

Que représente pour vous le comble du luxe ? L’art. Parce que pour l’obtenir il faut du temps, de la disponibilité, de l’esprit. J’aime l’aristocratie et la classe ouvrière, j’ai grandi en croyant à l’aristocratie ouvrière, qui existait et qui allait au théâtre. Après j’ai fait du punk-rock qui a toujours été pour moi une musique de l’aristocratie ouvrière, c’est-à-dire des gens des classes populaires qui s’accordent un luxe, celui de dire son refus d’aller à l’usine comme leurs parents et de préférer faire du punk. Que chacun ait l’arrogance de s’accorder le luxe de l’art, de la pensée et de la protestation. Ne laissons pas le luxe à nos classes dominantes qui en font un si mauvais usage. Le luxe matériel, c’est pour les “pauvres” gens qui ont des Rolex, ils sont tristes. C’est tellement plus beau quand on sent comment les corps populaires ont dévié de leur destin sociologique, de leur assignation pour s’octroyer quelque chose qui leur était interdit. Punk, vous l’êtes toujours ? Cette émotion-là ne m’a jamais quitté. La joie et la fraternité, parce que c’est là que ça se passe. — PISCINE(S), spectacle du 21 au 30 janvier à la Comédie de Colmar www.comedie-colmar.com

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SARAH BALTZINGER ET GUILLAUME JULLIEN, Dissection d’un conte Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Audrey Krommenacker

La chorégraphe Sarah Baltzinger et le compositeur Guillaume Jullien explorent les entrailles du conte Barbe Bleue dans Don’t you see it coming. 52


Après le fulgurant Fury, spectacle pour six danseurs, la chorégraphe et danseuse Sarah Baltzinger revient au solo, toujours aux côtés de Guillaume Jullien pour la création musicale. Un dialogue qui leur permet d’approfondir encore leur relation basée sur une lecture sensible et intimiste où son et mouvement sont étroitement liés. Avec Don’t You See It Coming, création en résidence à l’Arsenal de Metz et au 3CL de Luxembourg, Sarah Baltzinger s’inspire du conte Barbe Bleue de Charles Perrault pour ce qui constitue le second volet de sa recherche autour des thèmes de l’héritage et de la transmission, deux ans après What Does Not Belong to Us. Qu’est-ce qui vous a attiré dans le conte de Barbe Bleue, et comment l’avez-vous réinterprété ? Sarah Baltzinger : Barbe Bleue reste très actuel, il nous permet d’évoquer beaucoup de réalités dont chacun peut faire l’expérience aujourd’hui : la solitude, le doute, la transgression, les rapports dominant/dominé... Sa violence et sa cruauté ont aussi suscité notre intérêt. En faisant des recherches, on a appris qu’il a été commandé à Charles Perrault par le roi pour éduquer les populations, avec une morale judéo-chrétienne omniprésente : une femme qui trahit la confiance de son mari sera punie. Même si celui-ci est un assassin... Guillaume Jullien : Plutôt que de raconter Barbe Bleue, nous avons voulu nous en servir comme d’un support. Il s’agit de faire ressentir plutôt que d’expliciter. Le fait qu’une femme y soit à la fois victime et mise en cause est un aspect qui vous a particulièrement intéressé ? SB : C’est l’un des aspects de Don’t You See It Coming, cela illustre des jeux de pouvoir qui sont encore d’actualité : les violences physiques et psychologiques envers les femmes sont toujours omniprésentes. Mais on veut que l’ambivalence, l’incertitude soit au cœur du spectacle : on ne dépeint pas Barbe Bleue uniquement comme un bourreau et son épouse comme une victime. Tout est une question de perspectives, de perceptions. Parlez-nous de la place de la musique et du son dans le spectacle. GJ : L’esthétique et l’énergie seront totalement différentes de Fury, ce sera plus intimiste, sans instruments acoustiques, avec des synthés analogiques. La spatialisation du son, tout comme le travail sur les lumières, seront primordiaux. Ces deux éléments participent aussi à se substituer à un décor qui restera minimaliste. SB : La place de la musique sera d’autant plus importante qu’il s’agit d’un solo ; nous avons vraiment voulu imaginer un univers, une connexion entre deux corps vivants en plateau. La musique

créera une atmosphère, une étrangeté, et sera aussi le moyen d’introduire la parole de manière détournée, d’évoquer la répétition... Don’t You See It Coming sera votre troisième création. Comment votre travail en commun a-til évolué ? GJ : J’anticipe mieux les attentes de Sarah. En création, je peux l’observer danser de temps à autre, ou pas du tout, faire des tentatives au casque puis les diffuser sur les enceintes et observer ses réactions... On affine, on repense et on fait énormément de changements avant d’être satisfaits. SB : Le geste et le son ont un rapport très fort et très fin entre eux, ça n’a rien à voir avec les débuts, où l’on travaillait chacun de notre côté. On a une discipline de travail précise, le besoin de cristalliser certaines choses tout en laissant place au mouvement, à la spontanéité... Il faut toujours être sur le fil, je pense que c’est ce qui crée l’émotion. GJ : Laisser la place à l’incertitude, c’est la meilleure façon d’exploiter la relation qui existe entre nous au profit du spectacle. Sarah, que représente le retour au solo après Fury, une création pour six danseurs ? SB : Fury a peut-être été l’expérience la plus riche et importante de ma vie d’artiste, mais j’en suis sortie totalement vidée. Après cela, le solo constitue un passage important : cela va m’aider à définir davantage ma signature chorégraphique, et aussi à renforcer le lien avec Guillaume. D’autant que l’on va ensuite préparer une création où nous ne serons pas en plateau. GJ : Don’t You See It Coming nous permet à tous les deux d’analyser notre pratique. Nous sommes face à nous-mêmes, on ne compte quasiment que l’un sur l’autre en matière de retour, même si pour la danse il y a peu de choses que je peux apporter à Sarah. SB : Ça, c’est le rôle de Jill Crovisier, qui est assistante à la chorégraphie. Son intelligence, sa créativité et son regard m’aident énormément lorsque cela devient difficile pour moi de prendre du recul. De manière générale, le solo va nous permettre, à Guillaume et à moi, d’aller plus loin dans le travail de création, en termes d’énergie, d’atmosphère, et d’approfondir nos identités respectives.

— D ON’T YOU SEE IT COMING, danse les 29 et 30 janvier à l’Arsenal de Metz, le 5 février à l’Adagio de Thionville, les 27 et 28 février au Kinneksbond de Mamer (avec What Does Belong to Us) www.arsenal-metz.fr www.sarahbaltzinger.eu 53


CÉLIE PAUTHE, Ensemble

Par Nathalie Bach ~ Photo : Marc Cellier

Le lancement du projet de coopération transfrontalière artistique franco-suisse MP#3 porte une ambition d’envergure nouvelle et bienvenue. L’appellation MP#3 rappelle l’idée fondamentale d’interactivité. Il est évident que ça nous est venu par ce jeu de mots avec ce qui nous lie à beaucoup d’endroits. La première chose étant de tisser, pour les deux saisons à venir, tout ce qui relie nos territoires, au mouvement qui se propage. Le rapport à l’horlogerie et au mouvement perpétuel nous a semblé tout à fait opportun. Ce qui nous rassemble aussi, en dehors de nos affinités artistiques, c’est le désir de créer un grand projet toutes les trois, c’està-dire Natacha Koutchoumov (sans oublier Denis Maillefer bien sûr, puisqu’il dirige la Comédie de Genève en tandem avec elle), Anne Bisang qui est 54

à la tête du Théâtre Populaire Romand et moimême avec le CDN de Besançon Franche-Comté. Trois femmes, trois directrices de structures, trois artistes, ce n’est pas un hasard. On connaît votre attachement au combat féministe. Oui, il y a vraiment une dimension que l’on revendique. Il y a tout un axe du projet qui est fléché sur les artistes femmes et, au-delà de la dimension paritaire, en ce qui concerne le volet appelé « Création d’équipes artistiques émergentes françaises-suisses », il était important d’avoir une vigilance particulière à la jeune création portée par des femmes puisqu’on sait bien, notamment en termes de visibilité et plus particulièrement d’accès aux moyens de production, qu’il y a une espèce de plafond de verre pour les jeunes metteuses en scène. Elles ont souvent du mal à passer à des formes plus ambitieuses et peuvent rester longtemps dans une humilité forcée de propositions par manque de moyens. Pour nous, c’est vraiment une volonté de passer la barre. C’est la première fois qu’un geste aussi fort s’inscrit dans un projet d’une telle ampleur ? À vrai dire, je ne me rends pas bien compte dans le sens où cela nous a paru finalement très naturel puisque nous avons toutes vécues ces difficultés nous-même !


— Pour nous, c’est vraiment une volonté de passer la barre. — Le 16.10, par téléphone Quels sont les points d’accointance principaux entre ces trois structures ? La création, bien sûr, qui est le cœur des missions de nos trois théâtres, une forme d’exigence artistique, esthétique, sur des gestes à la fois très contemporains et des écritures de plateau qui traversent le monde d’aujourd’hui, d’artistes qui s’inscrivent vraiment dans leur temps, politiquement aussi. Et puis une volonté de partage par rapport à des démarches qui viennent d’ailleurs et nous éclairent différemment. Par exemple, le premier projet international que nous soutenons ensemble est celui de Christiane Jatahy avec Le présent qui déborde qui est un travail magnifique. Il y aura d’ailleurs des masters class gratuites données par des artistes étrangers. Mais MP#3, c’est aussi une sensibilité très grande au local, au régional et à la diversité. Cela veut dire donner à voir la création à différents stades de notoriété avec un accompagnement et une visibilité institutionnels particuliers. C’est le cas de Marie Fortuit qui vient de créer chez nous Le pont du nord, une artiste extrêmement prometteuse. Et puis il y a le troisième volet, celui de l’itinérance qui prend la forme d’un appel à projets vers les compagnies de nos régions, dont le théâtre en appartement, à destination de toutes les compagnies de Bourgogne Franche-Comté. Ce projet est complètement porté par le CDN de Besançon avec une tournée de 45 dates qui seront aussi dans le canton de Neuchâtel et le canton de Genève. C’est notre façon de lutter contre les inégalités d’accès à la culture qui sont parfois liées au simple fait géographique. On a le sentiment d’une mouvance nouvelle depuis quelque temps, c’est-à-dire le désir de renouveler une décentralisation en revenant à ses premières ambitions. C’est très juste ! Et c’est même comme si nous avions envie de renouer avec la génération de nos pères, pairs et d’ailleurs grands-pères ! Ça nous rassemble beaucoup avec Anne et Natacha, la singularité de nos théâtres. Par exemple, le TPR à La Chaux-de-Fonds est un lieu historique, une coopérative dans les années 60, un lieu si important dans tout ce qu’il a pu inventer comme modèles

alternatifs. La Comédie de Genève a aussi une histoire très forte qui entre dans une phase de mutation incroyable puisque dans un an, elle va prendre possession d’un autre théâtre dans un quartier qui s’invente lui-même. Réinventer un autre théâtre, c’est aussi un enjeu sociétal, urbain. Et puis nous avons toutes les trois et de façon très militante, une attention forte à cette jeunesse d’aujourd’hui qui doit avoir la possibilité de se croiser entre Genève et La Chaux-de-Fonds. Vous avez bénéficié d’une subvention européenne. Oui, c’est d’ailleurs plutôt rare dans le domaine culturel, il faut le saluer et le défendre. C’est Interreg qui est un sous-dispositif du Feder (Fonds européen de développement régional) qui alimente tous les grands projets européens, et qui est vraiment destiné à la transfrontalité, à tout ce qui peut aider la circulation des œuvres, des publics, de toute forme de patrimoine matériel ou immatériel entre les territoires frontaliers. Quelle est votre principale attente par rapport à MP#3 ? Le mouvement ! D’ailleurs, un festival aura lieu au printemps. Ce sera l’occasion d’une grande table ronde, avec les artistes présentes, et nous pourrons nous demander ce que nous aurons appris des défis que nous nous sommes lancés, de tous ces liens à tisser, de toutes ces portes à pousser. Apprendre de nous-mêmes. — BÉRÉNICE, spectacle du 7 au 11 janvier au CDN Besançon Franche-Comté, à Besançon www.cdn-besancon.fr — ANGELS IN AMERICA, théâtre du 13 au 18 janvier à la Comédie de Genève, à Genève www.comedie.chr — SMALL G – UNE IDYLLE D’ÉTÉ, spectacle du 16 au 19 janvier au Théâtre populaire romand, à La Chaux-de-Fonds www.tpr.ch

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LES VAGAMONDES, Festival saute-frontières Par Caroline Châtelet

Pour leur huitième édition, le festival les Vagamondes porté par la Filature continue de nous ouvrir aux multiples territoires de l’art. © Elisabeth Carecchio

Le festival les Vagamondes, qui depuis sa création s’est principalement dédié aux cultures du sud et plus particulièrement du pourtour méditerranéen, axe son nouvel opus sur la Catalogne. La région espagnole qui est depuis trois ans régulièrement citée dans l’actualité pour son aspiration à l’indépendance – et également pour les violentes répressions menées par l’État espagnol à l’encontre des indépendantistes – constitue un fertile terreau artistique. Mais outre ce focus sur la création catalane, des artistes d’autres contrées, comme de Tel Aviv seront à découvrir. Parmi les spectacles de théâtre, de danse, les concerts, les expositions ou les rencontres proposées, l’un condense par son propos toute l’ambition des Vagamondes : car en adaptant librement Les Milles et Une Nuits, le metteur en scène Guillaume 56

Vincent (dont le spectacle sera également à l’affiche du CDN de Besançon en janvier) se saisit d’un ouvrage passionnant par son hétérogénéité. Mêlant les genres littéraires, les aires géographiques, les périodes historiques, les styles, etc., ce monument de la littérature mondiale élaboré sur plusieurs siècles a permis depuis sa première traduction au XVIIIe siècle de témoigner de la diversité et de la complexité des cultures d’Orient. Rencontre avec Guillaume Vincent. Quelle est la genèse de ce spectacle ? J’avais travaillé auparavant sur les contes de Hans Christian Andersen pour un spectacle pour enfants. C’est là que j’ai commencé à découvrir les contes et les histoires fantastiques et merveilleuses. Cet amour m’a conduit naturellement vers Ovide


et Les Métamorphoses, et c’est après cela que j’ai découvert les textes des Mille et Une Nuits. Le point de départ a été le conte de Shéhérazade, qui est l’une des plus belles histoires de la littérature. Grâce à ses connaissances, son savoir, son talent, cette femme arrive à stopper la barbarie. Shéhérazade parvient même à soigner le tyran, comme si la parole pouvait non seulement sauver, mais aussi guérir. Avec l’envie de raconter l’histoire de Shéhérazade, je me suis plongé plus avant dans les contes. Puis, nous avons commencé à répéter avec les comédiens – le travail sur ce spectacle a duré deux ans –, chacun choisissant des contes que nous nous racontions, et la sélection s’est faite de manière empirique au plateau. Comment vos précédents travaux sur Andersen et Ovide ont-ils nourri ce spectacle ? Avec ce recul de retrouver le plaisir de se faire conteur, et d’être un conteur un peu polymorphe. Les Mille et Une Nuits sont des récits anonymes, il n’y a pas d’unité comme on peut en trouver chez Ovide. Des siècles les séparent parfois, des continents également – certains récits se déroulent en Inde, d’autres en Chine, en Irak, en Égypte, etc. – et les différences stylistiques sont très importantes. C’était important pour nous de pouvoir restituer l’hétérogénéité de cette matière-là. Le spectacle se balade, en effet, entre les périodes historiques et les pays. Pourquoi avoir notamment situé l’un des premiers contes dans une Bretagne folklorique ? Ce qui m’a amené initialement à situer ce conte en Bretagne tient à plusieurs raisons. La comédienne qui devait au départ interpréter ce récit était d’origine bretonne. Ensuite, il se trouve que le musicien Florian Baron était de culture bretonne, et qu’il jouait à la fois du oud et de la bombarde. Il y avait également des détails, comme le fait que dans le costume breton les pantalons pouvaient évoquer des costumes orientaux. Mais l’idée principale était de désorienter les spectateurs, et d’interroger ce que pouvait être le folklore selon d’où l’on parle. Après, le choix que certains contes se passent en Égypte, d’autres en France ou ailleurs nous permet d’être dans un dialogue entre Orient et Occident. Que représente la figure d’Oum Kalthoum, présente dans le spectacle ? L’idée provient au départ de l’un des contes, où des chanteuses se livrent des batailles d’éloquence. Nous avons travaillé sur plusieurs figures de chanteuses du monde arabe, comme la libanaise Fairuz, la syrienne Asmahan, et des chanteuses ou danseuses de l’âge d’or égyptien. Si au final cette

— Shéhérazade parvient même à soigner le tyran, comme si la parole pouvait non seulement sauver, mais aussi guérir. — Le 27.11, par téléphone séquence a disparu, nous avons conservé Oum Kalthoum qui est une figure quasi mythologique, presque élevée au rang d’une déesse et dont la vie épouse une partie de l’histoire de l’Égypte dans l’avant et l’après Nasser [second président de la République d’Égypte de 1956 à 1970, ndlr]. Vous avez travaillé d’après la traduction de Joseph-Charles Mardrus, version qui, selon l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, tire sa réussite de son infidélité créatrice – Mardrus se faisant écrivain, illustrateur plus que traducteur. Pourquoi ce choix ? C’est vrai que Mardrus prend beaucoup de libertés par rapport au texte. Il a une langue assez unique et il arrive à restituer la poésie dans toute sa splendeur et son mystère. Il déploie aussi énormément d’humour, il a beaucoup de gourmandises par rapport au langage. Mais nous nous sommes également référés à la dernière traduction française, celle de Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel, pour voir un peu les écarts entre ce qui se trouvait dans le texte d’origine et ce qui a pu être rajouté ou extrapolé par Mardrus. — LES MILLE ET UNE NUITS, théâtre, les 15 et 16 janvier au CDN Besançon-Franche-Comté, les 21 et 22 janvier à La Filature, à Mulhouse www.cdn-besancon.fr www.lafilature.org — LES VAGAMONDES, festival du 14 au 25 janvier à La Filature, à Mulhouse 57


MADELEINE FOURNIER, For intérieur Par Valérie Bisson ~ Photo : Luc de Preitere

La jeune interprète Madeleine Fournier s’impose depuis deux ans avec Labourer, un premier travail solo qui mêle sobriété formelle et esprit facétieux.

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— J’avais envie de porter les ambivalences ensemble, dans un rythme continu ou discontinu. — Le 18.11, à Strasbourg Danseuse chez Loïc Touzé et co-créatrice de quatre pièces avec son camarade Jonas Chéreau, Madeleine Fournier creuse son sillon dans le paysage chorégraphique français avec son association O D E T T A. Si Labourer évoque le travail de la terre, l’homophonie joue également avec l’élément initial de la création, le pas de bourrée. Danse paysanne énergique, construite sur des mesures syncopées de deux ou trois temps, elle nous ouvre les portes d’un monde rural riche de sens. Au-delà du simple jeu de mots, le titre du spectacle permet de tisser des liens entre différents univers. « J’ai redécouvert le pas de bourrée il y a trois ans, lorsque je prenais des cours de house et apprenais parallèlement la bourrée à trois temps, danse traditionnelle auvergnate. Je me suis rendu compte qu’il y avait un lien entre ces deux danses, elles sont toutes deux des danses sociales et entretiennent un rapport très fort avec la musique. La danse et la musique y sont d’ailleurs indissociables : une bourrée est à la fois une danse et un morceau de musique. Apparemment simples, ces danses sont en réalité assez complexes. C’est pourquoi leur apprentissage demande de passer de nombreuses heures à répéter un même pas. C’est en répétant ce pas de bourrée que je me suis dit qu’il était une sorte de figure archétypale du pas de danse. La forme simple de ces trois pas me permettait de traverser à loisir différents styles, époques, groove. » C’est dans la construction rythmique et les aspects communautaires de cette danse que Madeleine Fournier a puisé sa substance. « Malgré son apparente simplicité, le pas de bourrée ne se laisse pas apprivoiser facilement, il faut s’en imprégner. Toute une partie de la pièce traite de ce rapport entre le pas et le rythme. Lire la variation dans la répétition, entrer dans une grande boucle qui fait basculer dans quelque chose d’autre me paraissait important. Dans la durée, on se retrouve aspiré par le rythme et cela s’inscrit dans le corps, entre dans le domaine de la sensation. » Le rapport presque organique développé entre la danse et la danseuse véhicule des idées qui ne sont pas celles d’un discours sur ou d’une mise à distance : « J’ai suivi plusieurs stages en Auvergne, j’ai participé aux bals, parce qu’on entre dans cette

danse en la pratiquant. Je suis tout simplement tombée amoureuse de cette danse telle qu’elle se danse aux Brayauds [association et école de musique et de danse traditionnelle, ndlr]. Au début, j’ai cherché à comprendre son origine historique, géographique, comme pour vouloir mieux la maîtriser, mais on m’a rapidement fait comprendre que l’on ne savait rien de ses origines et que finalement ce n’était pas si important. Cette danse existe au présent, elle est pratiquée et continue de se transformer, et c’est justement ça sa beauté. La bourrée se danse à deux, à plusieurs, en bal. J’ai isolé la figure, le corps qui danse la bourrée pour le solo. Par contre, je ne me sens pas seule au plateau, j’ai en mémoire les rapports avec les autres corps dans les bals, les rapprochements et les éloignements, les regards. J’ai dans mon regard sur la danse cette idée de bouger et d’être bougée, d’être habitée, que des choses invisibles liées à mon imaginaire me mettent en mouvement. » Afin de souligner l’exigence formelle et l’austérité du rythme, Madeleine Fournier a fait appel à Clément Vercelletto, musicien, compositeur et metteur en scène, qui mêle sources acoustiques et électroniques. La danseuse est accompagnée par différents types de tambours (caixa, tamburello, tom basse, caisse claire…) : « Les instruments sont automatisés par des boomers qui envoient des impulsions électroniques, des vibrations, activées depuis la régie pour créer un dialogue entre eux et moi. Le dispositif sème le trouble, on ne sait pas trop d’où vient le moteur du mouvement, si c’est de la danse ou des instruments, mais l’énergie circule. » Dans cet écosystème de pensée engageant la terre et le corps, un corps féminin, Madeleine Fournier, souligne l’image de la fertilité : « Ces deux mots m’évoquaient plusieurs choses, le monde paysan, la culture, le travail de la terre, le labeur physique, l’engagement, l’investissement du corps dans une tâche, dans une danse. En anglais “labour”, signifie également accouchement. On retrouvait l’idée du travail de l’accouchement, du cycle, menstruel, saisonnier, des cultures, de la végétation… » Entre ce qui serait culturel ou naturel, la jeune chorégraphe opte pour une juxtaposition de choses jugées contraires ; organiques, mécaniques, répétitives, fluides. Point d’orgue d’un spectacle en trois tableaux, un film en noir et blanc sur la croissance des végétaux, archive éducative et scientifique, est diffusé par un projecteur d’un autre temps. « La vie est un mouvement qui nous dépasse un peu, elle est souvent paradoxale, j’avais envie de porter les ambivalences ensemble, dans un rythme continu ou discontinu. La nature est ainsi, je suis de plus en plus émerveillée par ce qu’elle offre, c’est une attirance à partir de laquelle j’ai envie de continuer à travailler. » — LABOURER, spectacle le 21 janvier à Pole Sud, à Strasbourg www.pole-sud.frr 59


MOUNIA RAOUI, La fureur de dire

Par Nathalie Bach ~ Photo : Renaud Monfourny

Avec Les MômesPorteurs, seconde création de sa compagnie Toutes nos histoires, Mounia Raoui grave son jeu et ses mots, au cœur des notes d’Areski Belkacem. Ce spectacle apparaît comme un diptyque, c’està-dire comme faisant suite au précédent, Le dernier jour où j’étais petite. Tout à fait ! Il était pensé comme ça à l’intérieur de moi comme une intuition au prolongement du Dernier Jour. C’est comme ça que je fonctionne, j’aime la continuité du geste précédent, pour finir par n’être qu’une seule œuvre. C’est d’autant plus assumé que je suis seule à l’écriture des textes donc la seule à prendre la parole et à interpréter les choses autour des mêmes thématiques d’ailleurs ou obsessions, enfin à partir de ce qui me travaille, mais qui forcément bouge, évolue. Tu seras seule en scène ? En jeu oui, mais j’ai la grande chance d’avoir Marcel Loeffler et son accordéon au plateau, c’est un honneur ! Quand nous nous sommes rencontrées pour la première fois, il y a à peu près un an et demi, 60

tu soulignais avec force les métamorphoses que nous vivons en nous chaque jour. Ça fait vraiment partie des choses qui m’habitent et me font me mouvoir. Areski lui aussi pense ça, qu’on vit des expériences et qu’elles nous transforment, c’est la seule façon d’avancer. Comment s’est faite votre rencontre ? En fait, c’est bien plus qu’une rencontre, moi, je fraternise avec lui depuis une décennie maintenant, il est d’ailleurs déjà présent dans Le Dernier Jour où j’étais petite où passait un morceau de lui qui s’appelle Mon enfance. Et puis, en 2013, on avait fait ensemble une carte blanche au Théâtre Gérard Philippe qui s’appelait Il n’y a plus rien mais on est là. Je reprenais le texte de Léo Ferré, Il n’y a plus rien, auquel j’avais ajouté mes propres textes et Areski était venu jouer en live avec moi avec son bassiste et son fils Ali qui est pianiste. Proposer Les Mômes-Porteurs à Areski, c’était aussi une façon de faire évoluer notre relation humaine, personnelle


à travers ce projet. Il est allé bien au-delà de mes espérances en créant onze morceaux. La fraternité est un terrain très important chez toi. Oui, c’est le cas aussi avec Jean-Yves Ruf qui co-signe la mise en scène avec moi comme nous l’avions déjà fait pour Le dernier jour où j’étais petite. Jean-Yves, je n’ai pas fini de le rencontrer, ni sa personne ni l’artiste qu’il est. Et puis la fraternité, je pense que c’est ce qu’on se doit, les uns et les autres, ce risque aussi, on ne se doit pas moins que ça, surtout en ce moment où l’air de la défiance est si fort. Le reste, c’est du pipeau en fait, des constructions, des rôles… Quand on y pense, Areski et toi, c’est d’une telle évidence ! C’est ce que tout le monde nous dit ! C’est plaisant de l’entendre évidemment, mais cette collaboration a surtout été une leçon de chaque instant. J’ai beaucoup observé Areski dans sa manière de procéder et d’ailleurs chacun a beaucoup écouté l’autre avant de se prononcer et de poser quelque chose. Il a cette manière de toujours déporter les textes et de les emmener à un endroit où toi tu ne savais pas qu’ils étaient et il a aussi cette manière sublime et très rare de considérer que faire de la musique, c’est créer des espaces, ça crée de la magie. Et c’est ça qu’on fait aussi quand on fait du théâtre, qu’on pose un geste ou qu’on écrit. Quand tu parles d’espaces, je pense tout à coup qu’il s’en est ouvert pas mal chez toi. Tu te préservais beaucoup, presque sauvagement. À l’époque, j’avais essayé de te faire parler de tes origines, de ta ou plutôt de tes cultures, sans succès. Et là, j’ai l’impression qu’avec cette création, tu te livres différemment. J’ai tendance à redire quelque chose qui était déjà présent dans Le Dernier jour, tu sais, quand on parle d’origine, la seule commune à tous, c’est l’enfance, dont je considère aussi qu’elle est notre destination. Je n’ai pas l’impression de faire un travail d’appartenance à un territoire ou à un autre, je suis pour qu’on soit dans une identité qui soit sans arrêt mobile. Donc tu n’en diras toujours pas plus ? Ah ah ! Bon si tu veux, mais oui, je peux te dire que je suis d’origine algérienne. Je sais pertinemment que le mot “origine” dit tout et rien à la fois, mais ça peut créer des accointances, Areski est “d’origine” kabyle. Je ne sais pas si ça crée des accointances, mais là où tu as raison, c’est qu’avec Areski, avec le

— J e crois que le vrai courage, c’est le risque de se faire confiance. — Le 15.11, par téléphone temps et dans notre manière de fraterniser, je sens qu’il y a une algérianité commune ou plutôt qui se rencontre entre nous. Plus simplement une orientalité ? Encore mieux. Et je suis d’autant plus d’accord avec ça qu’Areski va de plus en plus vers son orientalité dans sa musique. Ça s’entend. C’est juste magnifique. Mais toi aussi, jusque dans ta diction qui s’est lâchée, qui s’autorise plus ses terres, dans ce parlé-chanté qui n’est ni du rap, ni du slam. Et tous les deux, c’est vraiment très fort. Areski m’invite à me libérer, il fait ça dans son regard, dans son écoute et dans les musiques qu’il a créées. Une telle invitation, ça ne se refuse pas surtout quand elle est faite par quelqu’un qui t’accompagne de cette façon. Tu penses bien qu’il ne m’a pas dit : « vas-y, libère-toi, démerde-toi, regarde comme c’est fun ! » [rires] Dans un de tes textes, tu écris : « Je suis de ceux qui ne savent pas où ils mettent les pieds, dans la langue. » Mais en fait tu sais très bien. C’est ce rapport au langage qui me fait être là et qui me fait travailler, qui ne cesse d’évoluer et de se libérer. Je connais ton amour pour Jean Genet, moi, ton écriture me fait tant penser à Artaud, cette façon de parler au corps avant tout. Prendre la parole, c’est tellement physique ! Avec Areski nous abordons la musique et l’écriture de la même façon, c’est-à-dire que ça s’écoute et que ça se reçoit et que ça se donne avec tous les sens, effectivement ça s’adresse au corps d’abord. C’est aussi pour cette raison que ce n’est pas un spectacle qui comporte des morceaux, ils en constituent au contraire la charpente et ça fait un spectacle de théâtre en permettant d’en assumer pleinement la forme poétique. Dans un premier temps, une de mes consignes par rapport à l’écriture était la contrainte oulipienne « Je me souviens » qui ramène à la mémoire, aux fantômes, à l’enfance, l’adolescence et je me suis aperçue que ma manière de répondre à ce concept était assez politique dans les souvenirs que j’avais. 61


— Quand on parle d’origine, la seule commune à tous, c’est l’enfance. — Mais tu as toujours été très politique et sous une forme déjà singulière dans ton spectacle précédent. Mon but n’est pas tant d’être politique que de m’emparer poétiquement de la charge politique de mon existence. Tu écris que ta langue maternelle, c’est l’enfance ? Ah, c’est assez magnifique ça ! Ah ah non, je dis que ma langue maternelle, c’est le silence ! Promis je te ferai une dédicace ! Je m’en réjouis ! Je voulais revenir à ça parce que tu dis qu’il t’a fallu beaucoup de temps avant de trouver les mots justes, avant qu’ils ne sortent. C’est un travail de fond, solitaire. Et que chacun devrait avoir le droit de mener parce que c’est une des grandes expériences de la vie, et si ce n’est pas le cas, la seule façon de leur rendre ce droit, c’est d’inspirer aux gens leur imaginaire pour leur permettre de s’y reconnecter. Je ne sais pas comment tu l’as senti, mais les textes de ce spectacle sont une manière de détourner les injonctions qui nous sont faites qui sont de nous définir, que ce soit par notre poids, notre taille, nos papiers d’identité, tous ces critères normés qui nous empêchent de voir qu’on est tellement plus immenses que tout ça. Nous réduire à cela est une brutalité. De la même manière on nous demande tellement de bouger qu’on est même plus capable de dire la couleur des yeux d’une personne avec laquelle on a passé un long moment. La vraie couleur des yeux je veux dire, pas juste de dire “elle a les yeux verts il a yeux bleus”, c’est toujours bien plus que ça et on en est privé. Dans Le théâtre et son double, Artaud écrit « Jamais, quand c’est la vie elle-même qui s’en va, on a jamais autant parlé de civilisation et de culture. » Ce livre, c’est ma bible ! « Sur les routes où mon sang m’entraîne il ne se peut pas qu’un jour je ne découvre une vérité. » Je crois surtout que plus que tout c’est l’art de vivre que nous avons perdu, nous sommes égarés. Collectivement, il y a une inertie, quelles que soient les classes socioprofessionnelles, tout simplement parce que les individus sont tétanisés face au système qui les rend responsables de tous ses dysfonctionnements. 62

C’est une des raisons pour lesquelles j’essaie d’être le plus possible dans le présent, de trouver une manière de m’exprimer à partir de tout ce qui me provoque. [Un très long silence] Pour te dire la vérité, j’ai l’impression qu’ils sont tous fous en fait, une folie qui s’empare de tous et de chacun, j’te jure même les théâtres c’est juste devenu un marché du travail. C’est une chose qu’on a laissé faire depuis ces vingt dernières années, le monde du travail a été complètement défiguré et c’est ce qui se joue aussi dans les théâtres et je le regrette infiniment, j’ai le regard navré de ce que je vois. J’te jure, Nathalie, c’est vrai, moi j’veux pas tomber malade de leur maladie. Là aussi avec Areski, on est d’accord, c’est un passionné du théâtre. Si tu décidais d’une autre vie, où tu ne serais pas forcément comédienne, tu ne ferais plus qu’écrire ? Ce serait la version idéale de ma life. Je m’autorise à écrire parce que je suis en état d’urgence, je voudrais m’accorder le droit de prendre le temps. Ça me plairait beaucoup de voir où ça me mènerait, sans forcément que ce soit pour le théâtre, ce que je fais vraiment depuis 2015 et qui est aussi une manière d’assumer d’être responsable de mes activités et de les créer et c’est quelque chose qui est juste. Mais j’aimerai simplement savoir ce que ça me permettrait d’aller creuser de moi, dans une autre forme. Alors, Amor Fati ? C’est un beau serment à se faire à soi-même qui permet de faire une déclaration d’amour à la vie et puis aussi à ma propre mère. Fati, c’était son diminutif… « Cette blessure » dont je viens, dont je meurs… Oh, Ferré ! Et puis René Char ! « Nous n’appartenons à personne, sinon au point d’or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous, qui tient éveillé le courage et le silence. » Seul l’amour nous sauvera ? Comme un beau coup de frisson, oui. — LES MÔMES-PORTEURS, spectacle du 21 au 25 janvier au Maillon, à Strasbourg et le 30 avril à la Salle Europe, à Colmar www.maillon.eu salle-europe.colmar.fr — LE DERNIER JOUR OÙ J’ÉTAIS PETITE, Mounia Raoui, Médiapop Éditions


L’acte de dire Une éditrice exigeante, un auteur en mouvement. Loin de toute posture, l’écriture comme la promesse d’un devenir nécessaire. 63


GORGE BLEUE, Bibliodynamie

Par Mylène Mistre-Schaal ~ Photos : Pascal Bastien

À l’occasion de la création de Gorge Bleue, sa fondatrice, la Strasbourgeoise Marie Marchal nous raconte sa version de la maison d’édition indépendante : conviction, curiosité et enthousiasme en guise de solides fondations.

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GARDER LA LIGNE Un premier roman et deux essais plus tard, Gorge Bleue suit une ligne éditoriale qui se dessine au gré des affinités et des rencontres tout en ayant une vision très claire de ses envies. « J’accueille des textes qui nous disent quelque chose du monde d’aujourd’hui, de l’autre et des autres, de ce qui touche au groupe, à la minorité, ou encore à la majorité » confirme l’éditrice qui donne la voix à des écritures plurielles, sans aucune limite de forme. « Fiction, essai, poésie ou théâtre, je veux que ce soit des livres qualitatifs qui évoquent les enjeux contemporains, collectifs, qu’ils parlent à un groupe. » Pari réussi. Au nom de le Démocratie, au carrefour de la philosophie du droit et du droit constitutionnel, s’adresse à nous en tant que peuple et citoyens tout en faisant écho au mouvement des Gilets jaunes. Le roman de Madeleine Roy (Les Tombes) interroge à sa manière la place des femmes dans la littérature tandis que Vulves aborde le rapport des femmes avec leur sexe, dans une perspective féministe. LE LIEU ET LA COULEUR

Difficile de ne pas se laisser gagner par l’énergie contagieuse, volubile, de Marie Marchal alors que les contours de sa maison d’édition prennent forme, avant son lancement officiel le 23 octobre. Marie « fonctionne à l’enthousiasme » et revendique depuis toujours un certain sens de l’indépendance. « Touche-à-tout des métiers du livre », elle a exploré les méandres de l’édition indépendante en tant que co-organisatrice de Hors Concours, le prix de l’édition qui n’a pas de prix et en menant la barque de L’Autre Salon au Salon du livre de Colmar pendant 6 ans. Son goût pour les chemins de traverse et les « autres voies » dessine un itinéraire teinté d’anticonformisme qui se fait auprès de ceux « qui s’extraient du plan de carrière classique. C’est un milieu où les moyens mis en œuvre sont en adéquation avec des idées, de la passion, mais aussi des convictions politiques et éthiques. » Alors qu’elle officie en tant que libraire, c’est en accompagnant le projet d’écriture d’une amie très proche, que l’idée de devenir éditrice lui effleure l’esprit et finit par s’y ancrer. « J’ai vu son livre exister » nous dit-elle. Nous sommes en 2017 et c’est un déclencheur. 66

À l’évocation de Gorge Bleue, on imaginait une version au féminin d’une barbe bleue émancipée, d’autres pensaient à l’oiseau migrateur du même nom… Pour sa fondatrice, ce nom est simplement la conjonction d’un lieu et d’une couleur « avec la touche de mystère nécessaire pour laisser l’imagination s’activer… » Marie raconte, « l’attrait pour la couleur bleue me vient d’un texte que j’ai écrit il y a de cela quelques années, dans lequel je parlais du ciel nocturne. Pour moi, c’est la couleur idéale, pure, royale. » La gorge, avec ses sonorités vibrantes et gutturales, serait son pendant charnel, plus terre à terre. « C’est aussi le lieu de l’articulation entre la pensée et la parole, et mon travail consiste avant tout à valoriser des voix » nous précise-t-elle. ENGAGEMENTS MULTIPLES Revenons à la voix. « Celle de l’auteur est incarnée par le livre tandis que celle de l’éditeur s’exprime dans le silence. Ou plutôt dans les choix silencieux qu’il effectue. Et l’éthique en fait partie. » Convaincue, elle poursuit, « je n’écris pas, mais je veux qu’il y ait autant de sens dans ma manière de publier que dans les textes que je publie. » Quitte à se jouer des codes et à faire un peu de hors-piste. Marie est une éditrice engagée, une passeuse d’idées déterminée. Chez Gorge Bleue, les livres sont imprimés en France, sur du papier issu de forêts renouvelables et certifié Ecocert. De même, les auteurs perçoivent l’intégralité de leurs droits


à la sortie officielle des ouvrages, ce qui aussi est rare qu’audacieux puisqu’habituellement, le droit d’auteur est proportionnel aux ventes. « On m’a dit que j’étais un peu folle, mais je trouve ça tellement plus juste. Tout simplement parce qu’à l’impression le travail d’écriture qui est le travail de l’écrivant est terminé. » La prise de risque fait partie intégrante de sa démarche de laborantine du livre. « J’ai un petit tirage (1000 exemplaires), une petite structure à l’échelle associative ce qui me permet de tester des choses et de mettre à l’épreuve ce que je connais de la chaîne du livre… De toute façon, pour se lancer en connaissance de cause dans le monde de l’édition d’aujourd’hui, il faut être un peu taré ! » ajoute-t-elle un grand sourire dans les yeux. « Mais j’ai des objectifs réalistes, la croissance n’en fait pas partie et je ne cherche certainement pas à faire fortune… »

penser l’édition différemment. Gorge Bleue est une équation à plusieurs voies, la tête dans les nuages et les pieds sur terre, avec une sérieuse envie de renverser la vapeur.

— J’accueille des textes qui nous disent quelque chose du monde d’aujourd’hui, de l’autre et des autres. — Le 24.09, au Square Delicatessen, à Strasbourg

TROIS D’UN COUP Autre singularité, qui classe la nouvelle maison d’édition strasbourgeoise dans la catégorie des affranchis du productivisme : Gorge Bleue ne publie que 3 livres par an, en même temps. Pour des raisons écologiques et économiques, mais aussi, nous le devinons, pour des raisons poétiques, « pour troquer l’immédiateté contre la quête, le hasard et la surprise. » Au j o u r d ’ h u i , e n l i b r a i r i e , l ’a m o u r d u r e généralement trois mois. Après ce délai légal, le livre peut être renvoyé au distributeur. Une durée de vie éphémère qui fait du livre un objet de consommation comme un autre avec un espace et un temps de vie limités. « On est toujours dans la projection, un ouvrage en chasse un autre, c’est la dictature de la nouveauté. » Face à cette marée incessante, Gorge Bleue prend son contre-pied. « J’ai dans l’idée d’étendre le concept d’actualité à plus de trois mois, de donner une année aux ouvrages pour rencontrer leurs lecteurs. Pour avoir tout le temps de les mettre en perspective, de les challenger et d’organiser des conférences. » Outre des ateliers d’écriture festifs et une conférence prévue dans le cadre de la Quinzaine des éditeurs indépendants, l’éditrice envisage également une exposition à la galerie Les 2 Portes de Besançon. « C’est par le biais de l’image que je souhaite valoriser le livre en exposant les tirages des illustrations en couverture. J’ai aussi imaginé un dialogue entre les autrices et les illustratrices. » Et pour Gorge Bleue, l’année ne fait que commencer… Au croisement « entre l’abri et le laboratoire », Marie Marchal imagine sa maison d’édition comme un lieu d’accueil pour les textes. Un lieu d’expérimentation aussi, où l’on fignole des solutions artisanales pour

Madeleine Roy, Les Tombes Les Tombes est un premier roman hybride où les écritures s’emmêlent pour mieux nous faire entrer au cœur de l’acte d’écrire et de ses rouages. Entre deux morceaux de fiction, la narration s’arrête pour mieux s’analyser. Pour regarder au-delà du récit et mieux comprendre les tâtonnements, décortiquer les conditionnements de l’écrivaine, l’essence des personnages, Lilas et Marylin, qui parfois échappent à leur créatrice. Une exploration formelle virtuose, pour un roman qui ne cesse de chercher comment s’écrire. Alexia Tamécylia, Vulves « Il y a des gorges en travers de nos chattes. Et des voix ricochent dans nos sœurs. » Le ton est donné : direct, sans filtre, plutôt déculpabilisant et surtout d’une grande justesse. Au fil des 18 chapitres de son essai, Alexia Tamécylia fait entendre les voix féminines et féministes de 21 femmes qui se retrouvent pour parler de leur sexe, de leur sexualité et de leur rapport à la parentalité. Dans ce « Gynécée contemporain », les voix fusent avec naturel, s’emmêlent, se contredisent et soulèvent des questions plus que jamais brûlantes d’actualité. Marie Cretin Sombardier, Au nom de la démocratie Au nom de la démocratie se définit comme « une investigation sur les pistes de la démocratisation de la France révolutionnaire de 1789 à nos jours. » Docteure en droit public et juriste de formation, Marie Cretin Sombardier aborde le projet démocratique comme « moteur de l’histoire politique moderne. » Intérêt général, intérêts particuliers et représentativité, de Robespierre à Macron en passant par Mélenchon, elle décortique nos mythes politiques sur fond de crise des Gilets Jaunes.

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ALESSANDRO PIGNOCCHI,

Repenser notre monde

Par Caroline Châtelet

L’auteur de BD Alessandro Pignocchi rend compte de l’expérience de la ZAD et de la transformation cosmologique expérimentée sur ce territoire. C’est par ses bandes-dessinées (Petit traité d’écologie sauvage, 2017 ; La Cosmologie du futur, 2018) que j’ai découvert Alessandro Pignocchi. Cet ancien chercheur en sciences cognitives et en philosophie de l’art y dessine un monde renversé, scruté par un anthropologue indien Jivaro venu observer notre société et ses mœurs menacées ; un monde, encore, où l’animisme serait devenu le paradigme de pensée. Dans des planches d’aquarelles aussi belles que stimulantes et drôles, l’auteur invite à déconstruire nos manières de penser. L’on redécouvre à quel point tous les concepts façonnant notre quotidien, nos imaginaires, nos politiques, ne sont que des constructions culturelles... Mais lorsque je retrouve Pignocchi à Paris, ce n’est pas d’Amazonie qu’il revient, mais de Notre-Damedes-Landes. Qu’est-ce qui vous a mené de l’Amazonie à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ? Cela s’inscrit dans la même lignée. Ce qui m’a amené à retourner en Amazonie (j’y étais déjà allé jeune pour observer des oiseaux, puis pour ingurgiter des drogues hallucinogènes), c’est la fascination pour les textes de l’anthropologue Philippe Descola. Par ses livres, j’ai découvert que le concept de nature comme la distinction 68

nature/culture ne sont pas universels, ce sont des conceptions occidentales relativement récentes. Surtout, j’y ai appris qu’il faut se défaire de cette distinction pour sortir de la crise écologique : la mise à distance de la nature qu’implique cette distinction fait des êtres de la nature (les plantes, les animaux, etc.) des objets que l’on exploite ou que l’on protège. En tant qu’ornithologue amateur, je pensais que la protection était la voie à suivre, alors qu’elle n’est que l’autre facette de l’exploitation. Découvrir cela a créé un petit vertige intellectuel et je suis, donc, retourné en Amazonie, pour observer concrètement un peuple n’ayant pas de concepts de nature. Si ces voyages ont été géniaux – et si j’y retourne – je n’y ai pas trouvé, pour diverses raisons, toute la matière à mes réflexions : soit, ce que voudrait dire, en Occident, se défaire d’un certain rapport à la nature. Ayant lu que c’était peut-être plus proche de chez nous, sur les ZAD et notamment à Notre-Dame-des-Landes, que cette transformation cosmologique avait lieu, je m’y suis rendu. Ce qui est passionnant est l’évolution de votre perception de ce lieu, tout comme la manière dont il vous a transformé… Une chose frappante est la façon dont j’ai perdu spontanément un certain nombre de réflexes, que je pensais constitutifs de ma personne, telle une manière un peu absurde de se mettre en avant. Après quelque temps sur la ZAD, je découvrais la sensation d’être saisi dans quelque chose qui me dépassait, et rendait mon petit ego complètement dérisoire. Pour quelqu’un comme moi – fils unique, sans aucune expérience de vie communautaire, individualiste, etc. – le décentrement produit a été très bizarre et agréable. Même si tout cela revient vite dès que l’on quitte la ZAD... Après, une autre transformation éprouvée a eu lieu lorsque j’ai dû quitter la ZAD pendant les expulsions pour participer à une conférence de presse sur celles-ci. Alors que je pensais que m’extraire de cet enfer me ferait du bien, c’était horrible. Devoir abandonner en pleine opération militaire les amis et les lieux pour lesquels j’avais une affection certes récente, mais intense, m’a plongé dans un état de vide émotionnel. Écrire a été pour moi une façon de connecter la politique à la réalité.

—U ne lutte écologique efficace ne peut être qu’anti-économique. — Le 24.09 dans un bar, à Paris


Planche de La recomposition des mondes Š Alessandro Pignocchi

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— Si l’expérience fasciste est uniforme et plate, l’expérience de la ZAD permet des moments d’intensité et d’exaltation. — C’est-à-dire ? Selon les sociologues transfuges de classe comme Pierre Bourdieu ou Didier Eribon, pour les classes dominantes et privilégiées (au sens large) auxquelles j’appartiens, la politique – même si elle peut nous horrifier – est de l’ordre du discours. C’est également ce que raconte l’auteur Édouard Louis dans Qui a tué mon père ? : lorsqu’un homme politique supprime une petite aide sociale, pour certains, cela signifie ne plus avoir de quoi s’acheter à manger à la fin du mois. Vivre l’expulsion de la ZAD a joué ce rôle : ce qui jusqu’alors me scandalisait, mais demeurait abstrait s’est ancré dans une expérience émotionnelle. Entendre à France Info une journaliste évoquer d’une voix mutine que les cabanes étaient détruites me renvoyait à une vie vécue, une réalité. Revient, également, souvent, l’idée de l’épaisseur de l’existence éprouvée… La sensation d’être dans un endroit particulier, tangible, est tout le temps là. Après, j’emploie les termes d’épaisseur d’existence et d’intensité de vie sans que ces concepts soient pour moi complètement clair. Dans Éloge des mauvaises herbes : Ce que nous devons à la ZAD [ouvrage coordonné par Jade Lindgaard et paru aux éditions Les Liens qui libèrent, ndlr], l’autrice Nathalie Quintane ayant vécu sous Franco raconte avoir parfois encore des réminiscences de ce que c’est que vivre dans un état fasciste. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’émotion dominante n’est pas la peur, mais le vide, la sensation d’être dépossédé de nos décisions, de nous. La ZAD serait l’extrême inverse de cela : tout dépend de chacun, inclus dans un nous collectif. Si l’expérience fasciste est uniforme et plate, l’expérience de la ZAD permet des moments d’intensité et d’exaltation qu’il est difficile d’éprouver ailleurs. Les deux termes évoqués tentent de rendre compte métaphoriquement du sentiment vertigineux produit par la réappropriation de domaines sur lesquels je ne pensais même pas pouvoir avoir un rôle. Plus généralement, la ZAD est une expérience forte, particulière, et ce sentiment ne vous quitte jamais lorsque vous y êtes. 70

Concernant les démarches des habitants pour pérenniser leur présence, vous évoquez l’usure administrative, soit une tentative de domestication par l’imposition de contraintes institutionnelles, administratives, économiques. Où en est-on ? Pour nombre d’anthropologues tels Philippe Descola, la crise écologique impose de tenter de se déplacer vers un rapport au monde où 1) les plantes et animaux ne seraient plus des objets que l’on protège ou exploite, mais des sujets avec lesquels on négocie et discute ; 2) les relations aux nonhumains sont intégrées à la sphère des relations sociales. L’enjeu pour l’humanité est de créer des espaces où la relation aux non-humains serait de type sujet à sujet. Or, le problème est que la sphère économique qui domine l’Occident moderne ne tolère que des objets. La suprématie de cette sphère – pour laquelle tout doit être chiffrable, réductible à sa valeur marchande – est incompatible avec un projet de société considérant les non-humains comme des sujets. Ce déplacement n’est possible que sur des territoires affranchis de cette sphère et de ce qui la maintient en place : l’État – les deux s’étant progressivement superposés. Actuellement, l’idée pour la ZAD est d’accepter en façade les règles du jeu économique qui lui sont imposées – et où le territoire est à nouveau conçu comme une ressource rentable, à exploiter – tout en maintenant en souterrain les liens et règles non-économiques tissées entre humains et non-humains, ainsi que les relations construites (échanges non-marchands, relations d’amitié, de troc, à prix libres, etc.). C’est un sujet passionnant et c’est également l’enjeu du siècle à venir : une lutte écologique efficace ne peut être qu’anti-économique, car si l’on accepte les règles du jeu économique, l’on se condamne à être inoffensif, inopérant du point de vue écologique. — LA RECOMPOSITION DES MONDES, Alessandro Pignocchi, éd. du Seuil


La somme des désirs À la surface de la pellicule : la vie. Une voie à suivre, celle d’une sensualité vibrante. 71


CHRISTIAN PETZOLD ET PAWEŁ PAWLIKOWSKI, Le constructeur et l’architecte

Par Nicolas Bézard ~ Photos : Nicolas Bézard Avec le précieux concours de Jean Perret pour P. Pawlikowski Interprète de C. Petzold : Milena Burkart

Enfants du Septième Art devenus par la suite ces grands cinéastes bâtisseurs que l’on connaît, Christian Petzold et Paweł Pawlikowski nous livrent tour à tour leurs secrets Christian Petzold de création. LE CONSTRUCTEUR Chritian Petzold, Transit, 2018

Christian Petzold, quel a été votre premier souvenir marquant de cinéma ? C’est quand j’avais 8 ans, une scène du Livre de la jungle. Mowgli est allongé sur le ventre de Baloo et ils glissent ensemble sur la rivière. Je me suis dit : « C’est ça le cinéma. » Mais la première expérience cinématographique qui m’a donné envie de faire des films, c’est la lecture du livre Hitchcock/Truffaut. En lisant ces entretiens, je me suis souvenu des films que j’avais vus à la télé sans savoir à l’époque qu’il s’agissait de ceux d’Alfred Hitchcock. Ils étaient restés gravés dans ma mémoire. Cette lecture m’a ouvert les yeux et les oreilles. Six mois plus tard, une rétrospective complète de l’œuvre de Hitchcock était donnée à la Cinémathèque de Cologne. J’avais 16 ans. Je les ai tous vus. Et après, je suis devenu cinéaste.

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Dans vos films, les personnages, les situations et les sentiments sont équivoques. Vous prenez soin de ne jamais surligner votre propos. Est-ce pour vous essentiel de donner au spectateur un rôle actif dans la construction de vos films ? Le cinéma montre le devenir. Le cinéma ne s’intéresse pas aux personnages qui savent déjà qui ils sont. Cela concerne également les spectateurs en fin de compte. Ils vont au cinéma parce qu’il leur manque quelque chose. Le cinéma, c’est de la production. De la production de sentiment, d’émotion. De la production d’argent aussi, ne nous le cachons pas. Et en voyant un film, le spectateur doit lui aussi produire quelque chose. La manière dont parlent et se meuvent vos personnages est souvent troublante, légèrement dissonante. On a presque le sentiment que vous avez déréglé chez eux quelque chose afin de les rendre encore plus proches des personnages qu’ils sont censés incarner. Comment travaillezvous avec eux ? En Allemagne, les acteurs qui ont déjà une certaine notoriété multiplient les tournages et gagnent beaucoup d’argent. Quand ils arrivent chez moi, quantité de choses sont encore incrustées dans leur mémoire physique, corporelle. Lorsque que Robert Bresson a engagé Anne Wiazemsky pour jouer dans Au Hasard Balthazar, il a remarqué qu’elle avait une manière très féline de bouger. Alors pour casser cette démarche il lui a fait porter des souliers en bois. Et c’est beau de voir comment elle essaye de résister à cette façon de marcher que le metteur en scène lui impose. Je travaille un peu comme ça avec mes acteurs. Mais je suis toujours attentif à ce qu’ils portent de bonnes chaussures [rires]. Prenons l’exemple de Paula Beer dans Transit. Je voulais qu’elle porte des escarpins fins et élégants, car je m’étais dit qu’un réfugié essaye toujours d’emmener avec lui les vêtements et les accessoires qui lui sont le plus chers. Le problème, c’est qu’à Marseille les rues sont truffées de nids de

—L e cinéma montre le devenir. — Le 19,11, au cinéma Bel Air, dans le cadre du festival Augenblick, à Mulhouse

poules, et Paula court beaucoup dans le film. Nous avons donc commandé des chaussures de flamenco en Espagne qu’ensuite nous avons fait affiner chez un cordonnier viennois. Les acteurs ont tendance à oublier que leur démarche est dictée par les chaussures qu’ils portent. Ils voient l’apparence de leurs chaussures, mais pas la manière dont elles les font marcher. D’ailleurs, vous filmez souvent ce geste d’ôter les chaussures. On pense à Nina Hoss dans Phoenix, dans Barbara, mais aussi dans ces scènes de Yella où elle se déchausse dans sa chambre d’hôtel, le soir. Je vais immédiatement consulter mon thérapeute. [rires] Il y a ce très beau film d’Andrea Arnold, Red Road. C’est l’histoire d’une femme qui travaille pour une société de vidéosurveillance, et qui voit apparaître sur son écran de contrôle le visage de l’homme qui a provoqué la mort de son enfant. Plus tard, on ne sait comment, ils tombent amoureux. Un jour de pluie, l’homme fait monter cette femme dans son appartement. En se déchaussant, il dit : « Là où on peut enlever ses chaussures, on est arrivé chez soi. » Alors il enlève les souliers de la femme et c’est sa manière à lui de lui faire comprendre qu’elle est maintenant aussi chez elle. J’ai trouvé ça très émouvant. Dans Yella, si je montre plusieurs fois cette scène avec Nina Hoss, c’est un peu pour la même raison. En ôtant ses chaussures, elle tente de se persuader qu’elle est arrivée quelque part. Au départ de vos films, il y a toujours un nécessaire travail de reconstruction à accomplir pour vos personnages. Est-ce que pour vous aussi, chaque nouveau long métrage est une occasion de vous réinventer en tant qu’artiste ? Harun Farocki qui était mon ami et avec qui j’ai beaucoup travaillé était un déconstructeur. Dans ses films comme dans ses écrits théoriques, il cherchait à comprendre les systèmes de représentation et de pouvoir en les disséquant, en les déconstruisant avec patience et minutie. C’est lui qui m’a enseigné que déconstruire ne signifie pas forcément détruire, mais que cela peut être aussi un geste politique et plastique fort. Il m’a dit un jour que j’étais un reconstructeur parce que je voulais toujours remettre les pièces dans le bon ordre. Cela a peut-être déteint sur les histoires que je raconte. Mon cinéma montre des individus qui ont été déconstruits, mis à nu par le capitalisme ou la dictature, et qui luttent pour mener une vie cohérente dans une réalité qui ne l’est plus. 73


Dans Transit, vous utilisez une voix off, vous entrelacez différents niveaux de narration et de temporalité. Vous expérimentez des champs nouveaux, et jamais votre cinéma n’a paru à ce point vertigineux et métaphysique. Est-ce pour vous le début d’un nouveau cycle ? Absolument. Harun Farocki est mort pendant le tournage de Phoenix, mais nous avions déjà commencé à travailler sur le scénario de Transit. Son décès m’a bouleversé et je n’ai pas eu le courage de poursuivre sans lui. J’ai tout arrêté. Deux ans plus tard, j’ai ressorti ce qu’on avait accumulé à l’époque avec la ferme intention de ne plus jamais me lancer dans un travail de reconstitution historique. D’abord parce que cet exercice est ennuyeux et prévisible : vous devez recomposer quelque chose que tout le monde connaît déjà très bien. L’obligation de restituer le Berlin en ruine de 1945 pour Phoenix nous a conduit jusqu’en Pologne, dans des quartiers pauvres de Cracovie. Nous y avons débarqué avec 74

nos grosses Mercedes noires flambant neuves, on a pris quelques photos, on a fumé des cigarettes puis on est reparti. Les pauvres gens qui vivaient là nous ont regardés depuis leurs fenêtres. Ils ont dû nous prendre pour des agents immobiliers qui veulent tout raser et construire un nouveau centre commercial. Tout ça m’a profondément dérangé d’un point de vue moral. Transit, le titre du livre d’Anna Seghers, c’est un mot qui ne signifie pas seulement le passage d’un lieu à un autre, mais aussi cette correspondance entre le présent et le passé. Le roman de Seghers se déroule pendant l’Occupation et soulève la question de la survie dans la désespérance. Je voulais montrer l’actualité de cette question. Nous sommes dans le présent et nous regardons le passé avec distance et parfois un peu d’arrogance. Avec Transit, je voulais signifier que le passé nous regarde aussi, qu’il peut nous enseigner des choses. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de tourner à Marseille sans avoir recours aux artifices de la reconstitution.


Dans Transit, Georg se souvient d’une comptine de son enfance. Dans Phoenix, c’est en chantant que Nelly retrouve sa voix et révèle son identité. Contrôle d’identité, votre premier long métrage, s’ouvrait sur une chanson jouée par un juke-box. Quelle place tiennent les chansons dans votre imaginaire ? Elles étaient déjà présentes au moment d’écrire le scénario. Quand je prépare le film avec les acteurs, je leur fais écouter des chansons en leur expliquant qu’elles caractérisent les personnages qu’ils incarnent. Dans les exemples que vous citez, les chansons sont devenues celles des interprètes. Ils se les sont appropriées. Avant de tourner j’aime bien leur raconter des histoires interminables à propos de ces chansons. Je ne sais pas s’ils m’écoutent, mais comme ils gagnent de l’argent avec mes films, ils sont au moins obligés de faire semblant. [rires] Une chanson peut être une identité.

Comme un antidote à Phoenix ? Oui, car je n’en pouvais plus de Phoenix. C’est un film qui a été tourné de manière chronologique, et quand on voit Nina Hoss sortir du champ dans le dernier plan, cela correspond aussi à la fin du tournage. Après cette séquence, Nina et moi n’avons pas échangé un mot pendant au moins six semaines. Non que nous étions fâchés, mais c’était la fin de l’aventure, tout simplement. Un chapitre se refermait dans notre collaboration, dans l’histoire du film et dans ma manière de regarder cette époque. Vous tournerez encore avec Nina Hoss ? Hier, j’étais à Lisbonne et je suis tombé sur une affiche de Yella dans les toilettes d’un restaurant. J’ai pris une photo et l’ai aussitôt envoyé à Nina. Je suis convaincu que nous nous retrouverons un jour ou l’autre.

On présente souvent Nina Hoss comme votre muse. Phoenix était d’ailleurs une sorte de mise en abyme de cette relation forte qui peut naître entre un metteur en scène et son actrice. Une relation dans laquelle intervient du désir, car le cinéma est avant tout affaire de désir. Mais cette mythologie très ancienne du créateur Pygmalion et de son égérie semble aujourd’hui susciter des débats dans un contexte de libération de la parole des femmes. Les six films que j’ai réalisés avec Nina traitent tous de ce rapport au Pygmalion. Elle y incarne cette femme qui attise les désirs dans des histoires où un créateur tombe amoureux de sa créature, et donc de lui-même en définitive. Ce qui est formidable avec notre collaboration, c’est que la créature s’est retournée contre son créateur. Nina s’est libérée et elle a acquis son indépendance visà-vis de moi. Il arrivait parfois qu’elle se fâche sur le plateau. Elle disparaissait et nous ne pensions plus jamais la revoir. Mais elle revenait, avec à chaque fois quelque chose de complètement nouveau à proposer. Vos films sont-ils politiques ? Tous les films sont politiques, mais je pense que les artistes ne doivent pas l’être. Quand un artiste cherche à exprimer trop clairement ses opinions, à asséner un discours avec son œuvre, le résultat est souvent catastrophique. Les films eux-mêmes sont comme des réfugiés en ce moment : personne n’en veut. Avec la malice qu’on lui connaît, Jean-Luc Godard dit qu’en France chaque film a besoin d’un visa. Mais de nos jours, j’ai l’impression que les films sont sans visa et sans transit. Ils déambulent 75


— Les films sont là pour nous déraciner, nous arracher à notre pesanteur. — en suscitant l’indifférence. Pourtant, le rôle du cinéma est capital. Les films sont là pour nous déraciner, nous arracher à notre pesanteur. Vous êtes l’invité d’honneur du festival Augenblick, qui permet chaque année de prendre le pouls du cinéma allemand. Comment se porte ce cinéma aujourd’hui ? Quels sont les cinéastes qui vous stimulent outre-Rhin ? J’aurais du mal à vous répondre. Il y a de beaux films qui surgissent, mais actuellement l’Allemagne n’a pas de véritable culture cinématographique car la télévision n’a pas besoin de films. Il va donc falloir qu’on se mette sérieusement à réfléchir. En dix ou quinze ans, les séries ont pris l’espace qu’occupait le cinéma. Je suis fan de The Wire et des Soprano, mais j’estime désormais que le filon est épuisé. La série se consomme individuellement. On reste enfermé chez soi, alors que le cinéma est une expérience à la fois solitaire et collective. Pour moi, le cinéma ça n’est pas de l’art mais de la culture. Un film doit avoir la même importance qu’une grande place dans une ville, ou qu’une bibliothèque. Et les séries, elles, n’existent que parce que le cinéma a existé avant. Elles sont comme des parasites qui seraient en train lentement de dévorer leur hôte. À travers vos longs métrages tournés dans les années 2000, vous avez mis des images sur une géographie méconnue, celle de l’Allemagne des petites villes et des zones périphériques. Vous êtes parvenu à faire de ces endroits sans qualité des lieux intriguant et poétiques. Dans Transit, le Marseille que vous montrez est tout sauf celui des cartes postales. Un lieu peut-il vous donner l’envie de faire un film ? Le rôle du cinéma n’est pas de ré-enchanter des lieux qui le sont déjà, à l’image de Central Park à New York ou des quais de Seine à Paris. Comment s’embrasse-t-on à Leverkusen ou à Wolfsburg ? Voilà les bonnes questions à se poser. Ce sont toujours les histoires qui naissent des lieux, et pas le contraire. Vous venez d’achever le tournage de votre prochain long métrage, Undine, où vous reformez le couple d’acteurs de Transit. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Berlin en sera à la fois le décor et le sujet central. L’histoire est celle d’une femme qui tue tous les hommes qui la quittent, mais si vous me le permettez, j’aimerais garder encore un peu le secret sur ce film. 76

PAWEŁ PAWLIKOWSKI L’ARCHITECTE Paweł Pawlikowski, de quelle cinéphilie venezvous ? Quand j’étais gamin en Pologne dans les années 60, j’adorais les films des Beatles. Le cinéma était pour moi une échappatoire. J’adorais m’y réfugier. Ça n’est que plus tard, au milieu des années 70, que j’ai compris qu’il s’agissait d’un art. Cette époque coïncidait avec la sortie de très grands films comme Main Streets, Taxi Driver, La Ballade sauvage, Les Moissons du ciel… Cet imaginaire américain m’attirait, et j’ai développé à ce moment-là un intérêt pour le cinéma qui n’avait rien à voir avec la cinéphilie à la française, très exigeante. Mes goûts à moi étaient


plus populaires, même si j’avais été marqué par le Néoréalisme et cette manière d’entrelacer le réel et la fiction. À cette époque, je jouais du piano dans des bars et je composais un peu. J’étais attiré par le jazz, mais aussi par la photographie, la littérature, et j’ai compris plus tard que le cinéma m’avait permis de faire la synthèse de tout ça. On vous a d’abord connu comme réalisateur de documentaires pour le département littéraire de la BBC au début des années 90, avec des films qui interrogeaient les rapports entre l’ancien bloc de l’Est et l’Occident. Vous partiez à la rencontre de personnages excentriques tels que l’écrivain russe Venedikt Erofeïev ou un improbable descendant de Fiodor Dostoïevski. Puis, vous avez décidé de diriger votre caméra vers les Balkans, alors en conflit.

Serbian Epics a été tourné au moment du siège de Sarajevo. Je voulais parler d’identité, de nationalisme, autant de sujets qui nous occupent encore beaucoup aujourd’hui. Le film pose un regard non-journalistique sur la guerre de Bosnie. Il est dénué de commentaires, car il ne s’agissait pas d’expliquer, mais de montrer ce qui s’y passait. De tous mes films, c’est peut-être celui dont je suis le plus fier, car les conditions de tournage étaient terribles et qu’il a été détesté par presque tout le monde à l’époque. [rires] Dans ce film, vous vous asseyez à la même table que Radovan Karadžić et Ratko Mladić. Oui, mais mon propos était ailleurs. Je n’ai bien sûr pas essayé d’installer une quelconque proximité entre moi et ces criminels, ni de les comprendre. Le film a sa propre logique et fonctionne comme une 77


— La grâce, je sais qu’elle ne se rencontre pas entre les pages d’un scénario. — Le 7.11, au Stadtkino Basel, à Bâle allégorie. Il est plein d’ambiguïté. Je voulais sortir du traitement médiatique classique qui consiste à tout simplifier, à tout ramener à des histoires intelligibles. Or la réalité ne ressemble pas à ça, elle est multiple et paradoxale. Il me fallait donc trouver un point de vue transversal, un rapport au temps qui soit à la fois complexe, poétique, ironique. Sous cet aspect, le film peut se voir comme une tentative d’antijournalisme. Qu’est-ce qui vous a poussé à cesser votre métier de documentariste ? Au milieu des années 90, le numérique est arrivé et a bouleversé la manière de faire des documentaires. C’est rapidement devenu une course au sensationnalisme. Les chaînes de télévision se sont mises à pousser comme des champignons et il était devenu clairement impossible d’y proposer des types d’écritures non formatées, de surcroît tournées en 16 mm. Surtout, j’avais le sentiment d’avoir fait le tour de la question. Il était donc temps pour moi de faire un pas vers la fiction et d’aborder des sujets plus personnels. Qu’avez-vous retiré de cette pratique du cinéma documentaire ? D’abord une faculté à détecter très vite ce qui ne fonctionne pas. Cela vaut autant pour la construction filmique que pour l’interprétation des acteurs. Le documentaire, c’est l’art de faire parler de réel, de le rendre expressif. Dans mon cinéma de fiction, c’est la même chose qui m’intéresse. Je cherche à capter cet instant un peu magique où les acteurs, le décor et la lumière seront en accord avec mon idée de la scène. Ce sont des moments rares et fragiles, alors mieux vaut se tenir prêt quand ils arrivent. Ensuite, cela m’a permis de trouver une méthode de travail bien à moi. J’écris quelques pages de scénario, je fais les repérages, je rencontre des acteurs pour des essais puis je réécris, nous tournons une scène ou deux, je monte, je retravaille encore le scénario avant de me mettre à nouveau derrière la caméra... Le fait d’avoir une histoire et des acteurs pour l’incarner ne suffit pas à faire un 78

bon film. La grâce, je sais qu’elle ne se rencontre pas entre les pages d’un scénario. Elle ne se trouve qu’en remettant sans cesse l’ouvrage sur le métier, au bout d’un long processus de réécriture et d’affinage. Votre manière de filmer a considérablement évolué depuis Last Resort, un de vos premiers longs métrages de fiction. Pour ce film, je voulais d’abord utiliser des plans fixes. Mais quand il a fallu préparer le tournage, je me suis dit que si je filmais sans mouvement, les spectateurs allaient s’ennuyer. J’étais encore très ignorant et peu sûr de moi. Je pensais que pour coller à la psychologie de mes personnages, je devais me rapprocher d’eux et mettre beaucoup d’énergie dans le plan. J’ai tourné Last Resort et My Summer of Love en alternant des plans larges et d’autres très rapprochés filmés à la caméra portée, simplement pour voir comment ces deux valeurs fonctionnaient ensemble. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à revoir ces films, car ils ne font pas suffisamment parler les images. Ils sont très centrés sur l’interprétation et pas suffisamment sur la dimension plastique. J’ai réalisé depuis qu’on peut combiner les deux sans avoir à privilégier l’une sur l’autre. Comment travaillez-vous avec vos acteurs ? J’essaye de les amener progressivement vers l’univers que je veux mettre en place. Avant le tournage, je passe beaucoup de temps avec eux. Je leur parle des personnages et en retour, ils viennent avec leur sensibilité, ce qui me permet de préciser les traits de caractère des protagonistes. Ce qui m’attire dans la nature humaine, ce sont les paradoxes. Mes personnages sont sans cesse traversés par des désirs et des émotions contradictoires. Je déteste les films dans lesquels les héros expriment clairement ce qu’ils ressentent. Ça, c’est du mauvais cinéma psychologique comme on en rencontre parfois malheureusement. Je veux laisser le spectateur libre de s’imaginer ce que mes personnages ont dans la tête. À l’époque de My Summer of Love, les sentiments des protagonistes transparaissaient de manière trop évidente à travers les dialogues. J’ai depuis compris l’importance de laisser des choses sans réponse, de ménager des vides que le spectateur viendra combler de luimême. Pensez-vous au spectateur quand vous réalisez un film ? Je sais que je ne veux pas que mon film soit trop abstrait ou ennuyeux à ses yeux, mais en même


temps, je ne cherche pas à faire un blockbuster, même si Ida a reçu un Oscar et a eu beaucoup de succès. J’essaye d’être attentif à ce qu’un raccord, une réplique ou une image provoque en moi. Je suis en quelque sorte le premier spectateur de mes films. Comment pensez-vous l’articulation entre l’image et le son ? Mon cinéma a tendance à évoluer vers quelque chose de calme, de silencieux. Il y a bien sûr des passages instrumentaux ou chantés dans Cold War, mais ils proviennent de l’univers diégétique du film. J’utilise rarement des musiques de fond. J’essaye en quelque sorte de concevoir les sons, les bruits et les silences comme un ensemble musical à part entière. Je suis très attentif à cette dimension rythmique, notamment pendant la phase de postproduction, car l’image est intimement liée au son. Sur certaines images, vous ne pouvez mettre qu’un certain type de son, et vice-versa. Depuis Ida, mes films sont faits de mouvements lents et d’images immobiles. Avec ses dialogues ténus, sa musique in et ses bruits raréfiés, choisis, la bande son s’est mise au diapason de cette esthétique. Une œuvre cinématographique est comme une table à quatre pieds. Pour qu’elle puisse tenir droit, chaque pied doit être de longueur égale. L’interprétation, la composition, le mouvement et le son font parti d’un tout et chaque élément se doit d’être traité avec le même soucis de perfection. Dans vos films, la lumière est un élément structurant de l’histoire. Quel lien entretenezvous avec vos directeurs de la photographie ? Nous échangeons en permanence. Nous faisons beaucoup d’essais sur la lumière en amont sur le plateau. Nous passons en revue chaque élément du décor, chaque accessoire, chaque costume, et en choisissant les focales qui conviennent, nous tâchons de faire en sorte que la scène ressemble à ce que nous avions dans la tête au départ. Je laisse mon directeur de la photographie et ses techniciens travailler, mais évidemment si je détecte quelque chose qui ne va pas, s’il y a trop de lumière à un endroit ou trop de sources dans un même plan, je corrige. Sans être un dictateur, je sais ce que je veux, mais j’essaye toujours de garder une oreille attentive aux suggestions qu’on me fait. Vous avez une façon atypique d’architecturer vos images. Plutôt que de centrer vos personnages, vous les déplacez dans un coin du cadre et bouleversez l’équilibre habituel d’un plan de cinéma. Pourquoi ?

Depuis Ida, je filme en plan fixe dans ce format natif du cinéma, le 1,33. Nous avons fait des tests avec des formats différents, mais le 1,33 était celui qui permettait le mieux de créer une tension dans le cadre sans que nous ayons à déplacer la caméra. Cette manière de cadrer est purement intuitive et n’a donc rien d’une posture intellectuelle. Certains spectateurs trouvent que cela donne au film un côté étouffant, que cela enferme les personnages dans l’architecture de l’image. J’ai lu tout et son contraire sur ma façon de faire le cadre. Pour certains commentateurs, le fait que je laisse un grand espace vide au-dessus des personnages symbolise l’absence de Dieu. Pour d’autres au contraire, elle rend palpable la présence du divin. J’ai même lu un papier qui assimilait ce vide à celui laissé par les six millions de victimes de la Shoah. Rien de tout cela ne me convainc. Pourquoi êtes-vous revenu habiter en Pologne, un pays que vous aviez quitté au début de votre adolescence ? Pour des raisons personnelles. Mes enfants étaient en âge de quitter la maison. Un nouveau chapitre s’ouvrait et j’ai décidé de revenir en Pologne pour renouer avec mes racines et me rapprocher de mon histoire familiale. J’ai trouvé un logement à Mokotów, un quartier de Varsovie, tout près de la maison où j’ai passé mon enfance. J’avais envie de retrouver des sensations, des images, des sons de ma jeunesse, et j’avais surtout besoin de comprendre ce qui était arrivé à mes parents. Mon père était juif polonais et il m’a caché son origine lorsque j’étais enfant. J’avais besoin de dissiper le mystère qui enveloppait cette période. Cela m’a amené à traiter ce sujet dans Ida. Avant, tous mes films, y compris mes documentaires, regardaient le monde avec une certaine dose d’ironie. Le temps était venu de me dévoiler davantage, de puiser dans mes souvenirs d’enfance pour redonner vie à cette période. Cela n’a pas plu à tout le monde. Le parti Droit et Justice au pouvoir en Pologne a détesté Ida et m’a accusé de ne pas être assez patriote dans ma vision de l’Histoire. J’ai également reçu des critiques de la part des féministes et de certains représentants de la communauté juive, qui y ont vu de l’antisémitisme, ce qui est un non-sens absolu. En voyant Ida et Cold War, on pense aux photographies de Robert Frank, de Louis Faurer et même à celles d’Henri Cartier-Bresson. J’admire tous ces photographes, mais aucun ne m’a directement inspiré pour ces deux films. Disons qu’ils étaient peut-être là, discrètement présents dans un recoin de ma tête, parmi tous les autres 79


— Ressentir la nécessité d’un film, c’est la seule chose qui importe vraiment. —

Pawel Pawlikowski, Cold War, 2018

artistes, écrivains et cinéastes qui m’ont influencé. Le cinéma est bien sûr une source inépuisable d’inspiration. Les films de Robert Bresson, d’Andreï Tarkovski, ou Casablanca de Michael Curtiz – que j’ai dû voir des dizaines de fois –, toutes ces œuvres m’accompagnent, mais n’agissent pas sur mes choix de mise en scène. Je prends plutôt soin de trouver une forme qui soit en accord avec ce que je veux raconter. Le style de mes images, leur architecture, procèdent de ce choix. D’une manière générale, j’aime la sobriété. Je suis toujours mal à l’aise lorsqu’il y a trop d’éléments dans l’image. C’est la même chose avec l’éclairage. J’essaye d’éviter de multiplier les sources de lumière. Les deux derniers films étaient filmés en noir et blanc et dans un format qui équivaut au 4/3. Ce format vous oblige en principe à composer votre image de manière symétrique et proportionnée. Mais ces règles m’ennuient, alors j’ai décidé de les briser et de construire l’espace différemment. C’était une comme une erreur de débutant, mais en fin de compte elle a très bien fonctionné. Arrivez-vous sur le plateau avez un plan établi ou laissez-vous une place à l’improvisation ? Avec les acteurs, jamais d’improvisation. Je leur demande d’être fidèles au texte et aux instructions. Pour la mise en scène, j’ai un plan, mais ça ne veut pas dire que je m’interdis d’en changer. Lorsqu’on repère les lieux avec mes chefs opérateurs et décorateurs, je prends des photos et j’imagine déjà une ébauche de mise en scène. Le tournage est un moment d’une extrême concentration et vous devez vous tenir prêt à modifier à tous moments 80

une réplique, un cadre ou une lumière. Le plus dur, c’est de garder une grande disponibilité à ce qui surgit sans perdre de vue ce que vous aviez prévu au départ. Pour détecter qu’une prise est la bonne, il faut avoir su garder une fraîcheur de regard, malgré tous les problèmes à régler tout le temps. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai tendance à en faire un grand nombre. Et quand vous n’y arrivez pas, vous devez être honnête avec vous-même et ne pas hésiter à stopper pour tout reprendre du début. Bien sûr, nous parlons là d’une méthode qui ne peut fonctionner que dans un contexte de petite production. À Hollywood, il y a longtemps qu’on m’aurait mis à la porte. [rires] Seulement cinq longs métrages en vingt ans : vous êtes un cinéaste rare. J’ai besoin de beaucoup de temps pour trouver la motivation et l’énergie qu’exige la réalisation d’un film. J’ai toujours quelques histoires sur lesquelles je suis en train de vaguement travailler et j’attends simplement que l’une d’elle s’impose à moi. Comme je suis d’une nature assez paresseuse, il faut qu’une histoire m’obsède et m’interpelle vraiment pour que je décide de la porter jusqu’au bout. Cela fait un an que je prépare un éventuel prochain film et je pense qu’il me faudra encore une année pour savoir si je veux réellement le faire. Ressentir la nécessité d’un film, c’est la seule chose qui importe vraiment.


Les pulsions de l’âme Lo-fi, folk ou jazz, une plongée au tréfonds de soi : ce qu’on y puise constitue une force vitale, intarissable. 81


Daniel Johnston nous a quittés, Valérie se souvient.

DANIEL JOHNSTON,

Cotton crown Par Valérie Bisson

Quand je t’ai rencontré, c’était comme souvent les rencontres ; je n’étais ni particulièrement désœuvrée, ni spécialement hermétique, ou alors le temps était plus doux et j’avais bien dormi. Tu étais touchant avec ton pull-over automnal bouloché et ton ondulante coupe au bol, tes gestes mal assurés et ton regard fuyant. Je t’ai écouté, longuement. Je t’ai regardé, intriguée comme toujours. Tu n’étais pas très beau et ta voix déraillait étrangement. Autour de nous, il y avait du monde, beaucoup de musiciens, d’artistes, et d’autres qui ne faisaient rien de particulier. Tu griffonnais des petits trucs étranges et très drôles sur le coin de 82

la table et partait dans des éclats de rire comme des tremblements de terre. Comme souvent, mais c’est ce que je préfère, j’étais face à quelque chose d’inconnu, avec à la fois une curiosité d’enfant et une peur viscérale chevillée au ventre. Je t’écoutais chanter, jouer d’un piano incertain, un peu mieux à chaque fois et, pour tenter de me rapprocher de la vérité, je convoquais mes références, tous ces bons vieux écorchés qui miaulaient leur douleur de vivre, tous ces grands sensibles qui se pensent plus stupides que les autres, tous ces êtres qui doutent, tendres paumés célestes. Il y en avait du monde sur mes étagères, toi et moi compris. Quand je t’ai rencontré, je n’allais ni bien ni mal. Toi, tu étais fou amoureux d’une certaine Laurie, tu m’en parlais et j’entendais tes mots se briser dans les aigus comme une eau salée contre une pierre de lave refroidie, les mots des sanglots étouffés et du trouble contenu. Tu t’adressais à moi et je recevais tout sans filtre ; l’émotion, brute, physique, de celle qui vous fait la peau comme une peau de poulet déplumé, parcourait mon corps d’un long et imperceptible tremblement, montait jusqu’à l’atlas, échauffait mes tempes et mon cœur tout à la fois, et finissait par me remplir d’énergie et, pourquoi pas, de joie et d’espoir. Tant qu’à faire. Tu avais réveillé ma fragilité. Viscéralement, je me sentais plonger tel un Henry Darger dans ton monde obsessionnel, coloré et cruel, naïf et effroyablement comique, il me ressemblait. Un mélange d’émerveillement et de désespoir mélancolique s’y côtoyaient, la vulnérabilité et la folie buvaient des coups ensemble dans un nonchalant et somnolant apprentissage de soi-même et de sa façon d’être au monde, fut-elle bancale. Et puis tu m’as quittée, tu avais à faire, tu vivais ton petit succès, tu jouais partout, tout le temps, tu chantais « I live my broken dream » et tu passais sur MTV avec ton tube Casper the Friendly


Ghost, tu balançais ça au monde entier. Quelle blague ! Tu as commencé à traîner avec des surfers déjantés, à griller des câbles, beaucoup de câbles. Je venais te voir à l’hôpital, mais tu n’étais plus là, tu avais détruit beaucoup de tes dessins, de tes enregistrements ; tu me parlais du diable, je l’entendais dans tes quintes diminuées sous tension qui ne se résoudraient jamais. Avec tes accords de piano, tes textes hallucinés et ta guitare sur le dos, tu parvenais à suivre ton singulier chemin. Il y avait de plus en plus de beau linge autour de toi, des rockers avec des pulls encore plus miteux que les tiens, des grandes bringues de guitaristes underground et noisy, avec les cheveux dans les yeux. Tu ne me voyais plus et je suis restée plantée là avec tes « don’t be sad, I know you will. » Rien ne divise mieux l’âme que l’impossibilité d’un amour. Un petit peu plus à chaque fois, tu creusais la faille, loin de chez toi, en mission pour Dieu, en errance à New York. Entre temps, j’avais trouvé autre chose, tu m’avais donné de cette force qui consiste à ne pas renoncer à sa singulière vulnérabilité, à contredire l’ordinaire sans perdre le contact du monde. Tu m’avais fait écouter tellement de trucs. Parmi eux, il y avait eu The Story of An Artist, l’enregistrement était vraiment pourri, le piano mal accordé, mais le son qui sortait laissait passer une émotion nue. Je voyais bien que tout était plein d’hésitation et en même temps totalement assumé, une seule prise, sans retouches, avec le bruit du doigt qui appuie sur le magnétophone. J’étais bouleversée. Ton histoire, celle que tu as enregistrée sur des tas de cassettes, que tu as composée sur des pianos, orgues ou guitares dissonants, celle que tu as écrite dans une poésie brute et chancelante, s’est jouée elle aussi en une seule prise, sans relectures postérieures, tu n’as jamais caché les coulisses. Je n’avais rien de plus à dire, on disparaissait tous les deux. T’as eu la bonne idée de partir un jour célébrant une apocalypse moderne, ça a fait moins de bruit qu’en 2001, mais on a été une poignée à être tristes quand même. Je me console parfois en écoutant ceux que tu as laissés derrière toi, Remember That I Love You de Kimya Dawson, le piano du The Devil de PJ Harvey ou de vieux Dominique A. Quand on se reconnaît, pourquoi se séparer ?

— When I knew that you didn’t love me, it was the end of my hard time. — 11.09, Austin, Texas 83


JAIMIE BRANCH, Fly or die

Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Mathieu Bouillod

Ă€ Strasbourg comme Ă Belfort, la trompettiste impose un jazz aventureux, fraternel et radical. 84


La vie est ainsi faite. Voilà un genre de maigre réponse, complètement monolithique. C’est ce qu’on récolte si on soulève, face à Jaimie Branch, les paradoxes que sa musique expose. Une musique qui s’affiche très précise, qui porte beaucoup de lumière, mais également pas mal d’urgence. Et qui finit par sonner un peu hargneuse. « Oh, cela doit forcément venir un peu aussi des musiciens de ce groupe » confesse la trompettiste, expat’ de Chicago, actuelle new-yorkaise. Expat’ donc, toujours en mouvement au fil de sa bio. Jaimie Branch l’a été de plus sur le front du répertoire. D’abord punk rockeuse parmi les kids chicagoans, puis entrée en culture hip-hop comme on entre chez le coiffeur. Avec une vague idée de la tête avec laquelle on sortira. « Tout ce que la jeunesse entretient de rapport avec la musique comme l’adrénaline, l’énergie, la danse, les bagarres, j’aimerais bien les voir surgir dans la musique que je fais maintenant. Bien entendu, je ne veux pas refaire du punk rock à l’âge adulte, mais je crois que son énergie est adaptable au jazz. » À entendre le lyrisme de crieur de rue de Miss Branch, à entendre l’intensité fraternelle de son quartet Fly Or Die, prescriptrice sans jamais être péremptoire, on comprend vite qu’il ne s’agit donc, au final, que d’une histoire d’énergie. Fly Or Die, c’est joué à l’os. Urgence. Point barre. Certains foncent tête baissée, penchés en sortie du virage avec un patch cousu sur le dos arborant, fièrement, un Ride or Die. Loin des moteurs, il est visiblement question de cela, aussi, dans le Fly Or Die soufflé par le pavillon de Jamie Branch. Mais pas de chevauchée fantastique. Chevauchée magnétique, plutôt. Et avec deux ailes collées aux pistons. Sautillant sur la rivalité légendaire entre New York et Chicago, Branch a finit par décider la scène actuelle à reprendre sa part dans la création d’un jazz libre et carrément frondeur. Après avoir essuyé les plâtres d’une formation à géométrie variable en live sur les plateaux new-yorkais, après avoir rejoint en 2016, l’écurie International Anthem, label magnétique, lui-aussi. Naît des sessions live enquillées avec une grosse demi-douzaine de comparses tels que Chad Taylor (drums), Ben LaMar Gay (cornet) ou Tomeka Reid (cello), une suite à facettes montée pièce par pièce pour un quartet – Branch, Taylor, Reid et Jason Ajemian (bass). C’est joueur, aventureux et radical. On a pu le voir à Belfort, puis un an plus tard à Strasbourg. C’est donc hargneux, mais sans oublier la danse. « J’essaie de rester proche d’une musique aussi simple et accessible que possible. Pour que des choses s’improvisent. Bien sûr, j’écris pour que ces choses se produisent, mais pas tant que ça. Je ne veux pas de Chad Taylor dans mon groupe s’il ne peut pas jouer comme Chad Taylor. Et il n’y a que lui qui sache le faire. Je ne peux pas écrire cela. »

—L e jazz est surtout une histoire d’énergie, de rébellion et de ne jamais rester en place. — Le 16.06 à Belfort L’écriture est d’une impatience et d’une précision confondantes. Les satanés pigeons des pochettes des deux albums en restent sans voix. La dame de cuivre et son souffle-tempête ont les racines gueulardes, certes. Mais super inventives aussi. Surtout. Amenant la matière et la modulation constante à bonne portée de lobe et surtout toujours au-delà de l’attente. Au sortir du set posé, imposé haut la main, à Be Bop Or Be Dead, on lui tend la perche d’une musique qui aime la vitesse. « Encore un truc avec l’adrénaline, avec l’obligation de devoir vivre au présent. Je ne suis pas quelqu’un de super zen. La scène est presque mon seul terrain de jeu. » Ça se joue donc aujourd’hui, ça convoque les blues gueulards originés dans les bordels de Louisiane. On imagine Art Farmer prendre Axel Dörner au bras de fer, avant d’aller boire un verre ensemble. Et pour le reste du show, si on accepte le raccourci qui ferait entendre Nina Simone chanter comme une trompette (écouter My Man’s Gone Now sur Nina Simone Sings The Blues), on peut sans mal accepter que miss Branch trompette un flow aussi souple que les héros du jazz rap. « Steve Lacy m’a dit un jour, que la musique n’est que de la danse. De tes gammes jusqu’à tes solos. Rien d’autre à piger là-dessus à part la danse. Quand tu danses face à des musiciens, tes inhibitions disparaissent, une énergie nouvelle apparaît et des voies s’ouvrent alors où il faut accepter ce qui vient à toi. » Un an plus tard, le set de Jazzdor s’affichait plus ouvert avec des saillies venues d’Afrique le parsemant, mais aussi plus deep, plus dark, plus intimement lié, encore, aux choses de la vie. Le Blues a pris une ration de growl de plus, les impros sonnent plus urgentes et plus brutales encore qu’à Belfort. Un an de Trump supplémentaire, peutêtre. Quand sonne le chant de Super Jaimie, c’est un chant où la tripe ne s’occupe pas tant de Soul que des couches plus basses de l’épiderme. Celles agitées par la Real Life, dure, implacable, ces temps-ci quasi-universelle. Celles qui renforcent les charges politiques de Jaimie Branch, leader d’un quartet aux aguets. À quatre pattes, la gueule ouverte. Branch reprenant le mic’ au cours des deux sets : « It’s a love song / for assholes and clowns. » Reste à choisir ton camp, Camarade. 85


BROR GUNNAR JANSSON,

Le nouvel album de Bror Gunnar Jansson explore les recoins les plus sombres de l’âme humaine, côtoyant la tradition des Murder ballads.

True crime music Par Benjamin Bottemer ~ Photo : Romain Gamba

Visage taillé à la serpe, broche papillon de nuit, expression ténébreuse, on serait tentés de dire que Bror Gunnar Jansson a la gueule de l’emploi pour évoquer son dernier album, They Found My Body in a Bag. La plupart des chansons de ce dernier évoquent agressions, violences et meurtres... mais elles n’ont rien de réellement morbide, même si le musicien suédois avoue entretenir une certaine fascination pour le sujet. « Lors de ma dernière tournée, je regardais des documentaires criminels, j’écoutais des podcasts, et ça a pour ainsi dire contaminé mes chansons, explique-t-il. La mort est un sujet qui nous prend tous aux tripes, car personne n’y échappe. » De sa voix rauque, le musicien nous conte d’une écriture sèche les histoires de Peter Madsen, assassin de la journaliste Kim Wall dans son sousmarin artisanal, d’un massacre de sorcières en Suède ou d’une violente agression survenue dans sa propre rue. On retrouve le blues-rock à l’os de Bror Gunnar Jansson, déjà à l’œuvre dans Moan Snake Moan ou And the Great Unknown, mais aussi un son beaucoup plus rock tendance stoner, aux rythmiques hypnotiques et aux lignes de basse lourdes, développé pour la première fois en trio. « Ma musique est faite de combinaisons d’idées et de sonorités, je ne cherche pas forcément à être différent d’un album à l’autre, plutôt à créer une unité entre les chansons » précise-t-il. Toujours aussi séminal que ses précédents opus, They Found My Body in a Bag est une traversée entre obscurité et fureur. L’ardeur et la force toujours grandissantes que Bror Gunnar Jansson injecte dans sa musique s’y déploient encore, et à nouveau nous possèdent. — BROR GUNNAR JANSSON, They Found My Body in a Bag, Normandeep Blues Records 86


L’incarnation inversée Après avoir été si longtemps occultée, l’élue l’emporte enfin : avec force et conviction, elle nous entraîne vers un ailleurs enchanteur. 87


KÄTHE KOLLWITZ,

Blessure ouverte Par Emmanuel Abela

À découvrir au MAMCS, une œuvre essentielle : celle de Käthe Kollwitz, immense artiste allemande engagée de la fin du XIXe et du début XXe. Käthe Kollwitz, Autoportrait de face, vers 1904, lithographie au crayon et au pinceau en quatre couleurs et en technique au crachis, Kn 85 © Käthe Kollwitz Museum Köln 88


Il suffit d’une œuvre sur papier de petite taille avec ce titre Tu saignes de nombreuses blessures, pour nous faire chavirer d’effroi – mais aussi d’émoi ! Deux femmes-larrons nues, tordues dans leurs positions inconfortables, encadrent un Christ allongé inspiré par la prédelle de Hans Holbein, alors qu’un homme, torse nu, muni d’une épée dont la partie supérieure rappelle le motif de la croix, vient toucher le flanc droit du défunt pour sonder la profondeur de la plaie. Ce Saint-Thomas des temps modernes ne semble manifester aucune incrédulité ; au contraire, son impassibilité confirme un état de fait : la souffrance, puis la mort de ce Christ étrange dont l’extrême nudité est renforcée par la couronne et le branchage d’épines qui se prolonge sur le côté, le long du corps. Comme le titre l’indique, ce Christ, incarnation du peuple, a vécu sa Passion, il a saigné et succombé sous le regard de piété de ses compagnes d’infortune. Cette entrée en matière nous plonge dans la noirceur rayonnante, quasi symboliste, d’une artiste qu’on connaît bien outre-Rhin, mais dont la notoriété reste à créer en France : Käthe Kollwitz. Et pourtant, sans le savoir, le public français est très familier d’une œuvre qui a fait sa renommée : Nie wieder Krieg (Plus jamais la guerre) qu’elle avait réalisée en 1924 pour la Journée de la jeunesse allemande centrale de la Jeunesse ouvrière socialiste, lors du 10 e anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Cette œuvre a intégré la mémoire collective comme une œuvre de résistance pacifiste et déjà antifasciste. Tout au long de cette exposition, nous restons émerveillés par l’engagement pur et indéfectible de cette artiste allemande, parmi les plus importantes de sa génération. Alors qu’on l’associait à tort au seul mouvement expressionniste, on découvre avec des œuvres des années 1890 ou de la toute fin du XXe siècle – dont bon nombre figurent dans les collections du MAMCS –, qu’elle a anticipé les codes esthétiques du mouvement, tout en jouant sur une forme de sacralité, empreinte de piété populaire, que certains artistes comme Ludwig Kirchner, Emil Nolde ou Lyonel Feininger lui emprunteront plus tard. Ce qui l’anime, comme dans la gravure mentionnée plus haut, c’est le sort du peuple : peuple meurtri, peuple accablé de douleur, plongé dans les affres d’une quotidienneté sourde, quand il n’est pas confronté aux souffrances liées aux conséquences de la guerre. Les femmes se lamentent sous le regard impatient de la mort environnante, au chevet d’un enfant malade ou vivent le deuil de cet enfant disparu ; elles expriment une révolte intérieure contre ceux, généralement absents à l’image, qui provoquent

tant de tourments. Käthe s’attache au motif même de l’affliction, matérielle et psychologique. Elle vit les choses de l’intérieur, n’hésitant pas dans ses nombreux autoportraits à manifester la solidarité qui l’unit dans une même désolation : les traits sont vifs, les espaces sont saturés d’obscurité, l’espoir semble impossible. Avec méthode, elle scrute dans la plasticité de son propre visage, de ses mains et de son corps, les marques mêmes de cette union céleste. Son père lui aurait dit qu’elle n’« était pas jolie », et qu’à ce titre elle ne trouverait nul obstacle à sa carrière artistique. Il avait raison en ceci : Käthe n’était pas « jolie », elle est belle ! Belle de cette gravité qu’on associe aux justes prises de conscience et à la noblesse d’un combat acharné contre la fatalité ; belle de cet amour qu’elle manifestait sans relâche à ses semblables. Au fil du temps, sa pratique évolue, elle s’attache à l’angulosité de la gravure sur bois, s’inspirant de ses contemporains et renouant avec la forme traditionnelle, première et populaire, des images qui circulaient à l’époque médiévale. Plus elle avance en âge, plus sa préoccupation plastique, y compris dans ses sculptures, tend à la fusion des corps dans un même mouvement passionné : une femme – parfois souriante – et son enfant, deux amants tendrement enlacés, des familles entières ; ils ne font plus qu’un, sans qu’on ne puisse distinguer dans un tout embrassant ni la tête ni les bras ni les mains et les jambes devenues immenses. L’émotion vient du fait que ces images nées dans l’immédiate après-guerre ou plus tard dans les années 30, perdurent bien au-delà de la période : on les retrouve sous d’autres formes dans l’Europe de l’Est satellisée, en Tchécoslovaquie, en Hongrie ou en Pologne ; on les retrouve dans nos campagnes occidentales dans les années 60 et 70 ; on les retrouve enfin tout autour de nous dans un monde qui ne cesse de se dérober. Käthe Kollwitz nous avait prévenus, avons-nous su l’écouter ? — KÄTHE KOLLWITZ, JE VEUX AGIR DANS CE TEMPS, exposition jusqu’au 12 janvier au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg www.musee.strasbourg.eu

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STÉPHANIE-LUCIE MATHERN, Éros et Thanatos Par Aude Ziegelmeyer ~ Photo : Benoît Linder

L’artiste-peintre Stéphanie-Lucie Mathern intrigue. Ta n d i s q u e f l e u r i s s e n t l e s œ u v r e s interdisciplinaires des nouvelles générations de plasticiens-vidéastes-poètes-auteurs-etc., d’autres, reviennent à la pure peinture. Leur pluralité ne l’est pas moins. Les artistes s’affairent, le temps presse, le temps file, le temps manque. Passé celui où Greenberg mettait en évidence les spécificités propres à tous médiums, passée la peinture simplement plane, passée la sculpture simplement volume. La révérée postmodernité est passée par là. Et après elle, l’hybridation des médiums, des idées, des vocabulaires, la dé-hiérarchisation des pratiques et des arts, le trop-plein autant théorique que plastique, politique, caractéristiques de notre temps hyperconnecté. Tout est à portée de clic, activé par la simple rencontre de l’écran et de l’empreinte digitale. Tout est multiple, tout est saturé, tout est citation. Tout est possible et plus rien ne l’est. Au cœur de ce maelström vital, la peintre, lascive ou arrogante, prend le temps de croquer le chaos.

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À ST-ART, au détour d’un stand aux faux airs de white cube, les toiles de la figure montante de la scène artistique strasbourgeoise hantent, en chair et en os, les cimaises. Face au châssis entoilé, c’est bien de chair, de sang, de peau et d’âme dont il s’agit. Exposées à la foire d’art contemporain (et de design) par la Galerie Pascal Gabert, les œuvres de Stéphanie-Lucie Mathern, lauréate du prix Théophile Schuler 2015 également représentée par la galerie Bertrand Gillig, sont aussi déconcertantes que fascinantes. Trois formats sont accrochés, deux d’une certaine taille et un, beaucoup plus petit. Les sujets représentés parcourent l’intégralité de son univers : un crâne ; un gros plan sorti d’un porno assurément hétéro ainsi qu’une main aux ongles vernis masturbant un pistolet par le canon. Délimitée, la peinture incarnée de StéphanieLucie Mathern, reste maîtrisée, presque théâtrale. Dans son poignet reposent des siècles d’art, qui accompagnent ses mouvements, sans la ralentir, mais sans l’apaiser pour autant. Le déséquilibre est constant. Des néo-expressionnistes allemands et de leurs prédécesseurs, Stéphanie-Lucie Mathern semble avoir hérité la violence des 70’s, diluée dans une tendresse à dimension sacrée. Une fragilité multiple et un trouble lumineux, qui surgissent au sein des teintes grises et bleutées des peaux sculptées à même l’aplat. Sur un fond sombre, les femmes aux visages coupés, d’anonymes vanités, animent les passions, révèlent le pathos. Mortesvivantes zombifiées ou noctambules sublimées par une constante lumière nocturne ? Les deux, assurément. L’air est pollué, l’oxygène commence à manquer et les créatures s’étouffent, asphyxiées par les orgies de fleurs et de stupre qui emplissent les cadres. L’histoire contée se développe dans un univers parallèle entre Gorge Profonde et Teeth, en périphérie de la catégorie True Crime de Netflix. De la femme, malheureuse au lit, qui apprend que son incapacité à atteindre l’orgasme est due à la présence de son clitoris au fond de sa gorge, à celle, qui se découvre une vulve dentée. Bicéphales, elles s’ouvrent et se montrent. La terrible compassion de l’artiste dégouline sur la toile et, un crâne, solitaire,

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décrépi, comme abîmé par le temps, par l’histoire et par l’art, semble se moquer de tout. Abandonné par ses compères trop affairés à participer à une messe noire, le crâne bleu repose sur un socle pourpre, violacé, un livre ou une table. Une possible référence contemporaine à Vanité (crâne sur un livre) de Wilhelm Trübner, où les héritages se déconstruisent, pour le meilleur, comme pour le pire. Malheur au crâne que la vie n’a pas quitté, à celui qui, fait de couleurs vives et acides, ne retournera jamais à la poussière. Condamné à se lamenter, à se montrer, dans une danse macabre immobile, éternelle. Stéphanie-Lucie Mathern écrit, à propos de ses toiles : « Ce qui m’importe, c’est créer une incompréhension, qui finira en attraction contradictoire. » Et alors que l’arrière-plan noir de ses toiles dissimule celui de nos écrans et nous renvoie notre reflet, on ne peut que l’approuver. — ÉTUDES POUR UN SUICIDE À L’EAU DE ROSE, Stéphanie-Lucie Mathern, éd. Chicmedias www.chicmedias.com www.bertrandgillig.fr


NINA E. SCHÖNEFELD, Fun cataclysmique

Par Aude Ziegelmeyer

Capture d’écran de L.E.O.P.A.R.T © Nina E. Schönefeld

À Strasbourg, la berlinoise Nina E. Schönefeld envahit de ses fictions d’anticipation les écrans de la Galerie la pierre large. 92

Non loin de la cathédrale, se niche cet écrin d’art contemporain qu’est la Galerie la Pierre Large – le laboratoire de l’image contemporaine (LAB). Choyé par les artistes Benjamin Kiffel et Bénédicte Bach, le LAB examine les analogies qui se déploient entre photographie plasticienne et vidéo expérimentale tout en affirmant son soutien aux artistes exposés par l’attribution de bourses d’expositions. C’est au tour de la fascinante Nina E. Schönefeld. Une première en France. Sous une voûte de briques, les écrans se répondent. Tandis que l’un passe les courts-métrages Dark Waters, Snow Fox et L.E.O.P.A.R.T., deux autres font défiler des images reprogrammées par l’artiste et la galerie. Le dispositif optimise les capacités de monstration et d’immersion du lieu, plongé dans une atmosphère bleu outremer. Le noir et blanc et les plans fixes dominent les trois films doublés d’une narration robotique conçue par l’artiste. Les multiples voix post-humaines, observent et critiquent un climat social, environnemental et politique trop similaire au nôtre pour ne pas mettre mal à l’aise. Les nombreuses et savoureuses références aux classiques du cinéma, à la littérature et à l’actualité exacerbent cette dérangeante proximité en détournant des personnages types de jeux vidéo ou de mangas (Ghost in the Shell, Nausicaä, Appleseed, Atomic Heart...). « Avant, je faisais des installations, explique l’artiste. Je suis passée au médium du film parce que j’avais cette nécessité de créer une sorte de personnage modèle, un peu comme ceux de mes films préférés. Même si j’apprécie énormément les vieux films et certains plus récents, les personnages féminins principaux sont encore très clichés. On retrouve


— You have to see the positive things, otherwise you can’t fight anymore. — Le 08.11 à la Galerie la Pierre Large, à Strasbourg quelques fois des rôles de femmes fortes dans les films de super-héros et d’action, mais généralement leur force ne réside pas dans leur intellect, mais dans leurs capacités à sauter très haut. Mes héroïnes, même si ça peut paraître un peu irréaliste quelques fois, ont des médailles d’or en mathématiques, elles pilotent des hélicoptères, ce sont des hackeuses professionnelles. » Ripley, Trinity et Sarah Connor peuvent souffler, la relève est assurée. Réalisée en 2018, Dark Waters est une création a u d i o v i s u e l l e p l a st i q u e a u ss i r a v i ss a n t e qu’angoissante, qui explore les capacités de nos outils numériques à travers le prisme de l’artivisme et, du fun. Nina E. Schönefeld y imagine qu’en 2029, les océans sont si pollués que seules les méduses survivent. Aussi toxiques que l’eau dans laquelle elles baignent, elles barbotent à la surface, cristallines et graciles, sublimement fatales. Pilote d’hélicoptère au service des gouvernements occidentaux, Silver Ocean, l’héroïne, travaille – entre deux pas de danse tirés de jeux vidéo à la Destiny – au camouflage politique de l’éco-désastre des océans. Mais son monde bascule, lorsque sa sœur cadette, Stormy, disparaît. La narratrice artificielle susurre, entre sarcasme et amertume : « Chaque fois que vous vous trouvez du côté de la majorité, il est temps de faire une pause et de réfléchir. » Dans les ténèbres d’une mer surplombée par l’astre lunaire, Silver plonge pour mieux s’élever. Sa quête, plus que familiale, en devient identitaire. De ces films, se dégage une esthétique qui n’est pas sans rappeler le mouvement cyberféministe porté par Donna Haraway, les VNS Matrix, les Laboria Cubonix et autres hackeuses technoféministes. Si ces références ne sont pas celles de la cinéphile en puissance, elles partagent pourtant cette nécessité engagée de fabriquer des hybrides culturels ayant pour vocation de bousculer les normes, de construire l’avenir pour mieux réparer le présent. Alors que notre actualité a rattrapé la science-fiction, Nina E. Schönefeld s’empare de l’intime et du familier pour déployer un avenir étrange et inquiétant, jamais dénué d’espoir ni de beauté. Ce futur mis au présent, elle le façonne au travers de signes et d’images du passé. Plantes, machines, corps et idées sont extraits de leur

matrice originelle pour nourrir son univers. À bas la mélancolie contemplative propre aux fragments historiques, elle reconfigure leur nature-même, capture et tisse une phylogénie des mythes et des êtres. La figure d’Ophélie, bien que disparue, ne se noie plus. Elle nage, flotte et plonge, main dans la main avec sa sœur. Qu’Hamlet ou Persée se gardent d’offenser la noyée devenue Méduse… Quant à nous, préparons-nous. — NINA E. SCHÖNEFELD TRILOGY OF TOMORROW, exposition jusqu’au 21 décembre à la Galerie la Pierre Large, à Strasbourg www.galerielapierrelarge.fr

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Femmes en armes Par Florence Andoka

L’auteure et militante féministe Monique Wittig était la figure de proue de la pensée antipatriarcale. Du Crac Alsace à Fanny Durand, l’art contemporain donne à voir, à lire et à entendre Les Guérillères texte politique et poétique publié aux Éditions de Minuit en 1969. Monique Wittig, 1964 (unknown)

Monique Wittig Hasard ou non, Monique Wittig est née à Dannemarie dans le HautRhin, non loin d’Altkirch. L’équipe du CRAC Alsace, menée par Elfi Turpin, expérimente depuis l’été 2017 une programmation en relation avec sa pensée, montrant à quel point elle éclaire l’époque contemporaine. 94

Comment avez-vous découvert le livre de Monique Wittig, Les Guérillères ? C’est d’abord la lecture de son premier roman L’Opoponax (1964) qui m’a amenée à m’intéresser à l’œuvre et à la pensée de Monique Wittig. Je ne saurais exactement me souvenir quand j’ai découvert Les Guérillères, mais je peux dire que je l’ai redécouvert avec l’équipe du CRAC Alsace assez récemment, en apprenant par accident durant l’été 2017 que Monique Wittig était née en Alsace en 1935 à quelques kilomètres du centre d’art et qu’elle faisait donc partie de notre territoire affectif, sans que ni l’auteure, ni la militante féministe, ne fasse encore vraiment partie de l’imaginaire de ses habitant.e.s. Nous avons alors entrepris de nous plonger dans ses textes à la lueur de cette nouvelle relation. Il y a d’abord eu la lecture intégrale de La pensée straight au CRAC, comment cela s’est déroulé ? Étiez-vous nombreuses ? Qu’est-ce qui en est ressorti ? Cette lecture collective a été le premier temps public de « l’expérience Wittig. » Nous l’avons organisée en collaboration avec le festival Libres Regards qui sensibilise les publics aux questions de genre en Franche-Comté et au-delà. Cette lecture a réuni un dimanche après-midi une vingtaine de personnes au centre d’art qui ont lu à tour de rôle et à haute voix les essais et textes critiques écrits ou dits par Wittig de la fin des années 1970 au début des années 1990. L’expérience a été déterminante et physique : quatre heures de lecture qui nous ont permis de découvrir la force et la complexité de la pensée de Wittig dans notre bouche ; de découvrir sa critique de la construction politique de l’hétérosexualité ; de découvrir les stratégies visant à déconstruire cette structure sociale, encore aujourd’hui dominante, et à dépasser les rapports de classes femme/homme, en mettant fin à la naturalité des sexes, des genres, des races, et en faisant du lesbianisme un outil d’émancipation de classe. Nous nous sommes donc familiarisé.e.s avec ses stratégies politiques qui rejoignent le projet littéraire, car la critique du régime politique hétérosexuel ne peut se séparer de la transformation du langage qui le soutient.


Candice Lin & Patrick Staff, Hormonal Fog (Etude #1), 2018-2019. Machine à fumée modifiée, plantes séchées à effet œstrogènique, infusion végétale (houblon, réglisse, cimicifuga, angélique de Chine). Vue d’exposition au CRAC Alsace. Image Aurélien Mole.

D’où est née cette idée de construire la programmation du CRAC à partir des Guérillères ? D’autres lectures et projets ont suivi : les livres Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes, L’Opoponax, Le Corps lesbien, Paris-la-politique, …, passant de main en main. Puis Les Guérillères est remonté en haut de la pile ces derniers mois, pour constituer le livre de chevet de l’exposition collective Le couteau sans lame et dépourvu de manche, en partie sous l’heureuse influence des discussions avec Suzette Robichon qui s’est intéressée à nos lectures et a partagé son travail autour de l’œuvre politique, théorique et littéraire de Wittig en général, et de la célébration des cinquante ans de la parution des Guérillères aux Éditions de Minuit, en particulier. Virginie Despentes et Rébecca Chaillon ont lu Les Guérillères à la Maison de la Poésie à Paris cet automne, Fanny Durand a emprunté le titre de son exposition dijonnaise à ce texte. Les Guérillères connaît en ce moment une redécouverte, au-delà des milieux militants, des études universitaires en genre ou littérature. Pourquoi ce texte de 1969 touche-t-il aujourd’hui la création contemporaine ?

Si ce texte touche aujourd’hui la création contemporaine, c’est qu’il joint avec inventivité la théorie à l’action. C’est à travers l’œuvre littéraire et le langage que Monique Wittig entend renverser le monde patriarcal. Le champ de l’art n’est pas un monde à part. Beaucoup d’artistes vivent en symbiose avec les milieux militants et théoriques. Les récits de Wittig sont très opérants au regard des formes inclusives de renouvellement des luttes féministes anti-racistes, écologistes, anticoloniales, anti-capitalistes et anti-classistes qui établissent de nouveaux rapports de force et dessinent une quatrième vague. En Argentine, par exemple, le mouvement Ni Una Menos (pas une de moins) organise en 2015 la première manifestation qui réunit plus de 300 000 personnes dénonçant le féminicide de Chiara Páez. Le nom du mouvement rend hommage aux mots – Ni una mujer menos, ni una muerta más (pas une femme de moins, pas une morte de plus) – de la poète et militante féministe mexicaine Susana Chávez, elle-même en lutte contre les féminicides et assassinée en 2011. Le mouvement, précédé d’un marathon de lectures à Buenos Aires, s’est étendu au reste de l’Amérique Latine, a soutenu les Women’s Marches contre Trump aux États-Unis, a croisé les grèves des 95


Un texte, comme une exposition, comme une œuvre, est-il une arme qui blesse la pensée sans entailler les corps ? Oui un texte, une œuvre, une exposition peuvent avoir cette capacité à faire trembler la pensée. Elles ne sont pas inoffensives. Le titre fait ici référence à un extrait du livre et au rapport paradoxal qu’on entretient face à la violence ou à la vulnérabilité générées par un système d’oppression qui nous dépasse individuellement. Quelles énergies mobiliser collectivement ?

Beatriz Santiago Muñoz, That Which Identifies Them, Like the Eye of The Cyclops (Ce qui les désigne comme l’œil du cyclope), 2016. Vidéos HD, 3 projections, son stéréo, 10' 11". Courtesy de l’artiste. Vue de l’exposition Le couteau sans lame et dépourvu de manche, au CRAC Alsace jusqu’au 12 janvier 2020.

femmes en Italie, en Espagne, en Pologne en lutte pour le droit à l’avortement ou à l’égalité salariale, ou encore le mouvement #MeToo aux États-Unis. Les protestations sont massives, internationales et la violence y est centrale. Les Guérillères, en décrivant une grande marche mythique de femmes, libérant, en mode guérilla, le monde du patriarcat, y trouve un écho retentissant. Le texte de Wittig est politique, mais il est aussi poétique. Il y est question d’« elles » qui sont les héroïnes d’une épopée contre le patriarcat. À qui renvoie ce « elles » ? C’est la guerre grammaticale. Le pronom « Elles » prend la place universelle du pronom « Ils » dans une langue française ultra genrée. « Elles » est une entité, une subjectivité multiple, un personnage qui a dépassé les catégories normatives femme/ homme, une voix non-binaire, et inclusive. « Elles » n’a plus de genre. Wittig articule par ailleurs, le « Elles » au « je » ou au « tu », c’est-à-dire l’universel à une adresse située et subjective. « Elles » disent, « je »… Par exemple : « Elles disent qu’elles ont la force du lion la haine du tigre la ruse du renard la patience du chat la persévérance du cheval la ténacité du chacal. Elles disent, je serai la vengeance universelle. Elles disent, je serai l’Attila de ces féroces despotes, causes de nos pleurs et de nos souffrances. Elles disent, et quand par bonheur toutes voudront se rallier à moi, chacune sera Néron également et mettra le feu dans Rome. Elles disent qu’une fois qu’elles auront les armes à la main, elles ne les abandonneront pas. Elles disent qu’elles secoueront le monde comme la foudre et le tonnerre. » 96

Beaucoup d’artistes sont féministes, alors co m m e n t s’e s t o p é r é v o t r e ch o ix p o u r sélectionner les œuvres ? À vrai dire, je ne sélectionne ni les œuvres, ni les artistes. C’est plutôt une dynamique inverse qui s’opère. L’exposition est le fruit d’une expérience collective au long court avec les artistes et le public. Elle est entrelacée avec les expositions et les rencontres qui les ont précédées et qui suivront. Certaines artistes telles Meris Angioletti, Candice Lin et Beatriz Santiago Muñoz, participaient déjà cet été à l’exposition Le jour des esprits est notre nuit. Marnie Slater, Patrick Staff, Liv Schulman, Tarek Lakhrissi, ainsi que les portraits de Monique Wittig et de deux de ses guérillères par Lena Vandrey (1941-2018), ont rejoint la discussion. Ces artistes mobilisent des pratiques et perspectives différentes, tout en entretenant chacun.e un fort rapport aux forces transformatrices du langage et à sa performativité, en expérimentant d’autres récits et en générant de multiples modes d’existence, corps, relations, alliances. La discussion collective va continuer au-delà de l’exposition. Beatriz Santiago Muñoz, qui travaille depuis 2016 avec le livre Les Guérillères qui structure le film dont on présente une première version dans l’exposition, va notamment produire une suite au printemps dans la région. Wittig écrit : « Elles disent, si je m’approprie le monde, que ce soit pour m’en déposséder aussitôt, que ce soit pour créer des rapports nouveaux entre moi et le monde. » Est-ce aussi une définition possible de l’art ? Absolument ! — LE COUTEAU SANS LAME ET DÉPOURVU DE MANCHE, exposition jusqu’au 12 janvier au Crac Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com


Fanny Durand Libérer un territoire, s’émanciper du pouvoir en place, qu’en est-il des femmes dans les luttes armées ? Après deux ans de recherches et inventaire, Fanny Durand donne naissance à une œuvre dématérialisée, sous forme d’archives numériques. Des visages pixellisés, des citations sans légende, deux murs se font face. Ils sont recouverts d’images, extraites d’Internet, sur lesquels sont indiqués le format des images imprimées, tandis qu’un montage sonore laisse entendre des mots : capitole, Bande à Baader, capture, RAF, bunker, terroriste, oiseau de la liberté, Cisjordanie, grève, étudiante, mitrailleuse, autodétermination… Pendant longtemps, Fanny Durand a travaillé sur l’armée, la virilité, les costumes militaires, cherchant à en extraire formes et mécanismes signifiants et puis l’artiste progressivement s’est intéressée aux femmes guerrières, ces femmes qui prennent les armes et s’engagent dans la lutte. Faut-il que sa colère soit exemplaire ?, fruit de sa recherche présenté cet automne aux Ateliers Vortex, empruntait son titre au texte de Monique Wittig, Les Guérillères. Cette exposition donnait une première forme à l’inventaire de Fanny Durand ; on y arpentait les visages séduisants de défuntes combattantes, leur étrange érotisation, leur air altier armes en mains, mais aussi l’ampleur universelle du phénomène, les femmes ayant en tout temps et en tous lieux pris les armes et combattu pour leurs idées. En janvier prochain, Fanny Durand, lancera un site internet : amazones.army. Site mondial d’un nouveau genre, à l’abri du commerce, il est l’aboutissement de deux années de recherches sur les liens unissant femmes et violence politique. Dans une perspective ouvertement féministe et donc politique, Fanny Durand est partie des Amazones, peuple féminin guerrier antique, dont la reine Penthésilée est une figure omniprésente de la culture occidentale, de Kleist à Natacha Michel, en passant par Italo Calvino et Hugo Wolf. Or, les Amazones ont été représentées, sous les plumes masculines antiques, en femmes sanguinaires et pourtant vaincues pour mieux auréoler de gloire le héros qui les terrasse. De ces guerrières mythiques, symboles d’un matriarcat ancien ou à venir, aux combattantes kurdes, en passant par les suffragettes, Fanny Durand depuis deux ans réalise un inventaire des femmes qui sont entrées dans la violence politique. Des femmes, donc, qui ont pris les armes pour entrer dans une lutte visant la libération ou la défense d’un territoire, mais aussi des luttes d’émancipation. L’artiste a choisi de favoriser la représentation de luttes contestataires non oppressives et par là même de mettre de côté les combats fascistes ainsi que les combattantes de

Photo : Cécilia Philippe

Daesh. Fanny Durand ne souhaite pas sur ce dernier exemple interpréter à tort une actualité complexe, et dit « manquer de recul et ne pas pouvoir s’affranchir de [sa] situation de femme occidentale issue d’une culture judéo-chrétienne. » Sans quitter sa position d’artiste, pour adopter une méthode historique, ce n’est pas la traçabilité des sources qui intéresse Fanny Durand, mais plutôt de rassembler et de donner à connaître un ensemble de documents qu’elle a trouvés sur Google, comme aurait pu le faire tout un chacun disposant de moyens limités, s’armant de curiosité et de patience et subissant les mésinformations intrinsèques au premier moteur de recherche du monde. Un site Internet étant ainsi avant tout une forme plastique possible donnant force et visibilité à un travail titanesque. Bien sûr, un tel inventaire est aussi un moyen d’interroger le genre puisque la fascination pour les femmes guerrières appelle à redonner de la visibilité aux femmes que l’on pense trop souvent en retrait de la lutte armée. Il est aussi question de faire vaciller les contours du féminin, l’accès à la violence étant une transgression des normes de genre où le féminin est associé au soin et à la sphère domestique. Poursuivant sa recherche et lui donnant de nouvelles formes, Fanny Durand sera présente à la soixante-neuvième édition du salon Jeune création, installée pour cette année à la Fondation Fiminco, encore en construction, en Île-de-France, à Romainville. — www.amazones.army 97


CYBORGS ET SORCIÈRES Numéros complémentaires

Par Cécile Becker

Aniara Rodado, Fragment 1 : Crème pour voler

Relecture de L’Ève future, roman fantastique de l’écrivain Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, l’exposition Hadaly et Sowana – Cyborgs et sorcières nous permet d’entrevoir d’autres possibles. 98


Il y a quelque chose de malicieux dans cette exposition. Cette petite poupée de l’artiste américaine Lynn Hershman Leeson – montrée pour la première fois en Europe, il faut le signaler – contrôlée par les internautes, qui vous fixe, vous filme et éventuellement vous suit du regard. Certains visiteurs effrayés s’en souviennent. Mais aussi À l’œil nu (Caroline Delieutraz), reprise à la mine graphite de L’Origine du monde de Courbet qui ne se révèle qu’à celles et ceux qui reculent. Ou alors cette danseuse sous cloche d’Albertine Meunier qui s’anime lorsque le mot « ange » passe sur Twitter. Et aussi cette fabuleuse vidéo d’Annie Abrahams Angry women take 1 où l’on voit des femmes devant leur webcam tentant d’exprimer leur colère et où l’on saisit l’importance du partage d’expériences communes pour élever une conscience et lui permettre de s’exprimer. Bref, on pourrait continuer comme ça longtemps et citer toutes les œuvres de cette exposition qui n’ont aucun autre rapport entre elles – si ce n’est que la grande majorité a été réalisée par des femmes, ce qui reste rare dans le monde de l’art contemporain – que l’humour, même bref, qui les traverse. Il bouleverse de manière discrète et jamais déplacée le rapport à l’exposition : parce que sourire (même si certains sujets évoqués nous rappellent évidemment les rapports de domination terrifiants toujours à l’œuvre), ça change tout. Tout d’un coup, vous partagez avec l’œuvre et l’artiste une autre complicité. L’alchimie, c’est ça. Là, à l’espace multimédia Gantner, un petit bout d’alchimie. C’est rare. Et précieux. Derrière Hadaly et Sowana, il y a Valérie Perrin, la directrice de l’espace Gantner qui, relisant L’Ève future roman mêlant fantastique et réalisme technologique, choquée par sa misogynie latente, invite l’artiste Cécile Babiole à y poser son regard pour monter une exposition. La commissaire raconte : « Quand j’ai relu le livre qui présente une espèce de Faust au féminin, Hadaly, déesse ex machina fabriquée par un homme, je me suis dit que je ne pouvais pas parler de technologie sans le faire à la lumière du retournement de point de vue sur la place des femmes. Sans toutefois faire un énième projet autour de la technologie et du corps. La présence de Sowana dans le livre, qui insuffle l’âme et la vie à Hadaly, me permettait d’ouvrir vers le côté magique et de dire que la technologie n’est pas qu’une affaire d’hommes. Il y a tout un pan de la technologie qui n’a jamais été considéré ou alors considéré comme relevant de savoirs féminins donc de seconde zone : la médecine, les sorcières, les infirmières, les sages-femmes. » Hadaly est le cyborg, Sowana la sorcière. Sauf que le cyborg que Cécile Babiole imagine a plus à voir avec celui que Donna Haraway, cyberféministe notable, dépeint dans son Manifeste Cyborg : des êtres vivants dans un monde postgenre, ni du côté de la

nature, ni du côté de la culture mais tout à la fois, « rejetons illégitimes du militarisme et du capitalisme patriarcal » (Donna Haraway, Manifeste Cyborg), qui nous offrent la possibilité de penser une utopie, débarrassée des carcans politiques et sociaux. Figure qu’elle associe à la sorcière : « Les cyborgs ne sont pas des êtres chimériques, c’est nous, on est tous et toutes cyborg, on est tous aidé et muni de prothèses diverses, chimiques et hormonales. Nous les femmes, sommes largement cyborgs, en tout cas dans nos corps. Quant à la sorcière, indépendamment du marketing, elle incarne une conscience qui avance avec l’écologie, une femme qui a résisté et qui résiste. » Certaines œuvres – l’ensemble témoigne de la volonté de Cécile Babiole de réunir différentes générations, origines et techniques – s’inscrivent particulièrement dans la transcription de ces deux figures. Fragment 1 : Crème pour voler d’Aniara Rodado, chorégraphe, artiste et chercheuse, se veut dénoncer le witch washing (la récupération des sorcières, notamment suite à la sortie d’un kit de sorcellerie commercialisé par Sephora) en préfigurant la fabrication d’une pommade que les utilisatrices appliqueront sur leur sexe afin d’en prendre soin et de « voler » – la crème étant constituée d’alcaloïdes. « On oublie les terrains d’action des sorcières qui deviennent très à la mode. Or, elles étaient très liées à leur écosystème et surtout leur terrain d’intervention est collectif. Leurs pratiques sont très ancrées dans les relations entre les communautés humaines et interespèces. Historiquement, elles fabriquaient des soins pour lutter contre les désagréments que peuvent subir les femmes : sécheresses, maladies, effet du cancer, mais aussi pour renforcer les liens qu’elles avaient avec la nature. Mon installation mélange cela et veut aussi réhabiliter le plaisir dans l’espace public. » L’installation, complexe et bourrée de références passionnantes, mêle ainsi plusieurs lectures de la sorcière, être écoféministe par excellence : le contrôle des corps, les liens avec la nature, la technologie comme outil à disposition des femmes pour revenir à l’essentiel et à la nature et pour modifier la réalité. Car c’est de ça dont il est question : Hadaly et Sowana – Cyborgs et sorcières tente de proposer et d’inventer de nouvelles formes de pouvoir, de liens et de plaisir. Très réussie. — HADALY ET SOWANA – CYBORGS ET SORCIÈRES, exposition jusqu’au 25 janvier à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne Finissage le 19 janvier à 17h, rencontre avec Cécile Babiole et projection du film Donna Haraway : Story Telling for Earthly Survival de Fabrizio Terranova. www.espacemultimediagantner.cg90.net 99


DEMAIN, Au fil du temps

Par Aude Ziegelmeyer

À la Kunsthalle de Mulhouse, Aline Veillat présente l’achèvement de deux ans de résidence et laisse la place à Elise Alloin : toutes deux repensent nos relations à un Autre souvent oublié Tandis que l’hiver pointe le bout de son nez et refroidit le nôtre, les expositions qui fleurissent en Alsace semblent tendre vers une même approche curatoriale. Une même pensée qui ne s’arrête pas à la scène artistique, mais irrigue tous les pans de notre société : de quoi demain sera-t-il fait ? Entre la recherche plastique et théorique, les deux artistes invitées par la Kunsthalle imaginent des outils de réflexions pour mieux répondre à cette question, ou du moins, pour mieux la poser. Un jeudi soir particulièrement glacé, après un trajet en taxi mouvementé depuis La Filature (et son exposition, Le propre du visible est d’être superficie d’une profondeur inépuisable), je passe les portes de la salle d’exposition située au-dessus de l’Université de Haute-Alsace pour la soirée d’ouverture de Regionale (vingt ans, ça se fête !). Immédiatement, l’œuvre monumentale Impression d’interdépendances de l’artiste chercheur Aline Veillat, accroche le regard. L’installation, constituée d’un tissu de 58 mètres de long, se déploie, flottant au-dessus du sol, à mi-chemin entre le serpent et le cours d’eau. Ce patchwork géant fait de rectangles plus ou moins identiques, aux couleurs bigarrées à tendance bleutée ou verdâtre, représente l’histoire des rivières du bassin du Rhin. « Les données quotidiennes de débits des cours d’eau ont fait évoluer un programme informatique qui transforme des motifs issus du Musée de l’Impression sur Étoffes de Mulhouse » explique l’artiste, qui souhaite que son œuvre puisse être prolongée, comme le confirme le pan de tissu laissé vierge à son extrémité. Chaque ligne de cette mosaïque textile

représente une rivière et chacun des rectangles une journée. Les décennies se succèdent et les coloris varient. De temps à autre, un motif apparaît plus distinctement, soulignant le lien entretenu entre la région et l’industrie de l’étoffe. Une relation tumultueuse, puisque dès le XIXe siècle, le paysage naturel du bassin rhénan est radicalement perturbé et des rivières détournées, pour accueillir les usines. Malgré le fait que des actions de sensibilisation soient nécessaires dans la région puisque les habitations se sont densifiées aux abords des cours d'eau, l’oeuvre est complexe à décrypter. Il est aisé de saisir qu’à une certaine période un événement s’est déroulé de par le changement de couleur ou de motif. Cependant, il est impossible d’identifier la rivière dont il s’agit ou la nature de l’incident sans la présence de l’artiste ou de Brice Martin, chercheur au CRESAT (Centre de Recherche sur les Économies, les Sociétés, les Arts et les Techniques de l’Université de Haute-Alsace à Mulhouse) auquel elle s’est associée pour la réaliser. Heureusement, l’œuvre ne réside pas dans sa compréhension détaillée des événements, mais dans l’acceptation de la nature instable, vivante et parfois cataclysmique de cette entité. De cette observation jaillit le cœur de l’exposition autant éducative qu’artistique : « Vivre avec » notre environnement, plutôt que contre. Associé au travail plastique, un espace de documentation revient sur les risques d’inondation que l’Alsace encourt en commémorant la grande crue de 1990 et les ravages mortels qu’elle a causé, ainsi que celle également catastrophique de 1919. 100


Elise Alloin, Prendre position, détail de Fessenheim, sucre et iode, 2019. La Kunsthalle © Photo Sébastien Bozon

Si au cours de ces deux dernières années, Aline Veillat s’est plongée (sans mauvais jeu de mot) dans une étude des risques d’inondation, c’est au tour d’Elise Alloin d’enfiler son bleu de travail (une robe grise, confectionnée par ses soins) pour prendre à bras-le-corps la radioactivité. « Il s’agit d’étudier comment notre relation au territoire va évoluer en fonction du démantèlement de la centrale nucléaire de Fessenheim [sa fermeture est prévue pour février, mais le projet s’étalera sur des dizaines d’années, ndlr] » explique-t-elle pour définir son travail de résidence, qu’elle conçoit au travers d’un « dialogue avec les publics. » En avant-propos de son exposition future, elle présente à la Kunsthalle l’installation Prendre position. Dans une salle à l’écart, neuf chaises sont disposées en cercle au centre de la pièce, comme des chaises musicales. Face aux assises, neuf maquettes en sucre et iode leur répondent. Ces sculptures blanches représentent

les centrales nucléaires les plus proches se trouvant sur la trajectoire des chaises. À 25km, Fessenheim, à 88km, Mülheberg, mais aussi Bugey, Bellevillesur-Loire, Cattenom, Neckarwestheim… Passé les sourires amusés de découvrir de petites maquettes sucrées et la disposition des chaises qui rappellent l’enfance à certains, l’angoisse rôde. La réalité qu’elles renvoient est bien plus amère. L’artiste ajoute : « en cas d’alerte nucléaire, je vous en conjure, jetez-vous sur une des sculptures et mangez-la ! » à la manière des comprimés d’iode distribués aux Fessenheimois, par exemple. — SE SUSPENDRE AUX LENDEMAINS – REGIONALE 20, exposition jusqu’au 5 janvier à la Kunsthalle, à Mulhouse kunsthallemulhouse.com 101


DAVID WOJNAROWICZ, Images de lutte

Par Benjamin Bottemer

La rétrospective David Wojnarowicz au Mudam est le manifeste d’un outsider dont le talent artistique foisonnant fut l’instrument d’un activisme humaniste.

David Wojnarowicz with Tom Warren, Self-Portrait of David Wojnarowicz, 1983–84 Collection of Brooke Garber Neidich and Daniel Neidich Photograph by Ron Amstutz © Courtesy the Estate of David Wojnarowicz and P•P•O•W, New York

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New York et l’éveil Cette exposition chronologique de quelques 150 œuvres s’ouvre sur les premières expérimentations de David Wojnarowicz : des photographies de ses amis affublés de masques d’Arthur Rimbaud à Times Square ou Coney Island, dans les dîners ou dans le métro, autant de lieux interlopes, de rues qui seront aussi ses premiers lieux d’exposition tels les quais de l’Hudson River et le Pier 34, lieu underground qu’il a contribué à créer. Dans la salle suivante, où résonne la musique de son groupe 3 Teens Kill 4, on fait face à une éruption de couleurs. Sur des affiches récupérées entrent en collision la publicité, les comics avec des dessins, des peintures au pochoir... On y retrouve certains symboles qui deviendront récurrents comme des cibles ou des cartes, symboles de la violence et des frontières érigées entre les êtres. La photographie réapparaît sur Fuck You Faggot Fucker, l’une de ses premières œuvres abordant directement la question de l’homosexualité et de l’homophobie. Comme pour annoncer cette transition vers un travail plus militant, un espace est consacré à des portraits de Wojnarowicz réalisés par Peter Hujar, son ami et mentor qui mourra du sida cinq ans avant lui. Plus loin dans l’exposition, on découvrira la bouleversante série de photographies montrant Hujar à la veille de sa disparition... Sa souffrance sera l’un des déclencheurs de l’engagement de Wojnarowicz. Du cosmique au politique Le recyclage des matières et des formes, la richesse iconographique et graphique va se décupler au milieu des années 80 : des peintures complexes fourmillant de détails et de références aux mythes contemporains américains sont les héritières élaborées des premiers collages. Les quatre tableaux Earth, Water, Fire et Wind, réalisés en 1987, sont parmi les plus saisissants : « Je dois y mettre tout ce que je sais du monde » déclare à leur sujet un Wojnarowicz pris par un sentiment d’urgence alors qu’il vient d’apprendre sa séropositivité. Ces allégories réunissent ses fétiches et symboles en une célébration du cycle de la vie, de l’infini où le sexe, la naissance, les forces de la nature sont omniprésents. À cette époque, il livre aussi ses Sex series, associant machines et clichés urbains à des images pornographiques, un matériau qu’il utilise pour montrer les corps et libérer un espace pour les représentations homosexuelles. Le militantisme de Wojnarowicz va encore s’accentuer : Sub-species Helms Senatorius réagit aux propos anti-gay d’un sénateur texan, tandis qu’il mène un procès face à la National Family Association, qui dénonce ses œuvres. Sont également visibles son texte pour une exposition organisée par son amie Nan Goldin sur le thème du sida, qui fait scandale, ou encore sa photographie utilisée par U2 pour le single One, vendu au profit de la lutte contre le VIH.

Force vitale Si le deuil et la mortalité sont de plus en plus présents dans la vie de David Wojnarowicz tandis que ses amis disparaissent l’un après l’autre, il ne manque jamais de célébrer la vie et la beauté. Évoquant l’exercice du pouvoir, la volonté de rendre invisible tout un pan de la population et les instruments pour y parvenir (argent, industrie pharmaceutique, armes, religion...), son œuvre interpelle aussi par cette vitalité omniprésente, même si la mort rôde. Parmi ses toutes dernières réalisations, on admire les suggestives peintures de fleurs réalisées pour une exposition à l’Université de l’Illinois : attirés comme des insectes par leur beauté et leurs couleurs profondes, on déchiffre en s’en rapprochant des textes cruels et des photographies inquiétantes... C’est toute une période sombre de l’histoire américaine qu’éclaire le travail de David Wojnarowicz, mais aussi un moment d’explosion créatrice. Captivé par la figure de l’outsider, il restera une voix iconoclaste inoubliable et peutêtre un homme et un artiste un peu plus reconnu grâce à cette fascinante exposition. — DAVID WOJNAROWICZ, HISTORY KEEPS ME AWAKE AT NIGHT, exposition jusqu’au 9 février au Mudam Luxembourg, à Luxembourg www.mudam.lu

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LA LAW WON

Par Mylène Mistre-Schaal ~ Photo : Sophie Margue

La LAW (Luxembourg Art Week) s’affirme et se démarque. Retour sur la 5e édition avec Alex Reding, galeriste et fondateur de cette foire qui se joue des codes.

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Redécouvrir et décloisonner Au fil des années, la Luxembourg Art Week s’est taillé une place à part sur le marché de l’art contemporain. Convivialité, proximité et découverte sont les mots d’ordre de cette jeune foire qui se veut aussi ouverte au plus grand nombre. « Avec une ville de 100 000 habitants et un pays de 500 000, il est évident que l’on ne peut pas que servir la ligne dominante du milieu de l’art » nous confie Alex Reding. « Les très grands noms de l’art contemporain avec des prix qui atteignent le million, ce n’est pas pour ici, je crois. Même si cette année, on peut trouver du Soulages ou du Poliakoff ! » Et c’est vrai que le mélange assumé des registres et des époques donne une couleur tout à fait singulière la LAW : « Nous avons une mixité qui n’existe pas sur les grandes foires. Ici, les galeries peuvent se permettre de présenter de la très jeune création mêlée à des artistes dans leur pleine maturité. Le côté “redécouverte” est d’ailleurs très présent, cette année, avec de l’art des années 50 et 60 par exemple. » Plusieurs galeries se distinguent par leurs positions atypiques, mêlant artistes historiques et création contemporaine, comme la Valerius art gallery. Sur ses cimaises, les sérigraphies d’Andy Warhol, les sculptures de Raymond Hains et les grandes toiles bariolées du street artiste Eric Mangen se font de l’œil. Une mixité qui « rassure et donne des points de repère au grand public pour qui la création contemporaine n’est pas toujours accessible de prime abord. » Pas de doute, on regarde mieux l’art contemporain quand on sait d’où il vient. Et la LAW s’efforce d’être à la portée de tous les publics : « Nous nous ouvrons aux ateliers d’artistes et aux associations qui sont engagées pour la promotion d’artistes, nous avons un cycle de conférences en partenariat avec l’université du Luxembourg, un kidscorner et l’entrée est gratuite… Tout ça fait que le côté populaire reste présent et visible » rappelle le CEO de la foire. International Call Pour célébrer sa cinquième année d’existence, la LAW s’étoffe de plus d’un tiers de nouvelles galeries (65 contre 50 l’année dernière). Une évolution proportionnelle au succès qu’elle rencontre et synonyme de son ouverture d’esprit. Aux côtés de la Main section et de Take-off, partie consacrée à la création émergente, une nouvelle section donne une impulsion inédite à l’événement. Nommée First call, elle comprend sept galeries internationales de grande qualité, principalement allemandes, belges ou françaises et qui participent pour la première fois à l’évènement luxembourgeois. « Leur présence augmente le niveau de la foire, tandis que pour elles, c’est l’opportunité de

— Nous avons une mixité qui n’existe pas sur les grandes foires. — Le 08.11 à la Luxembourg Art Week, à Luxembourg découvrir le marché luxembourgeois et son potentiel » précise Alex Reding. « Cela permet des initiatives tout à fait exceptionnelles comme le superbe solo show de la galerie Eva Meyer, qui consacre un accrochage monographique à Man Ray. » Un pari audacieux qui permet de redécouvrir des œuvres graphiques rares de celui que l’on connaît avant tout en tant que photographe ! Parmi les primo-entrantes, la Adrián Ibáñez Galería venue de Colombie, se positionne sur le marché de plus en plus tendance de l’art sudaméricain. Carrefour de l’Europe Avec 17 galeries issues du Grand-duché et de nombreux artistes luxembourgeois représentés, la LAW est d’abord le reflet du marché de l’art et de la scène locale. En même temps, elle ne cesse de s’ouvrir à l’international. Aux pays frontaliers d’abord, mais aussi à des horizons plus lointains. Quand on l’interroge sur ces dynamiques, Alex Reding explique : « Nous n’opposons pas dimension internationale et régionale. Pour nous, il s’agit du même mouvement plutôt que d’une opposition. » Au Luxembourg, 70 % de la population active n’est pas luxembourgeoise. De fait, la ville et la vie sont devenues éminemment internationales. Une mixité qui vient avant tout des pays frontaliers nous explique-t-il, avant d’ajouter : « Il est vrai que du point de vue du marché de l’art, les Allemands connaissent peu les Français et les Français connaissent peu les Allemands, mais nous, nous connaissons très bien les deux ! La LAW crée une émulation intéressante, puisque finalement, ils se côtoient. Il y a une vraie grande Europe, ce qui n’est pas le cas pour les événements parisiens par exemple. Les galeries françaises sont dominantes et l’étranger, même s’il vient de Belgique est quand même quelqu’un qui vient d’autre part. Ici, ce sentiment n’existe pas, les gens ne se sentent pas d’être de quelque part. C’est une vraie identité européenne. » Et il suffit de se promener entre les stands, pour entendre qu’effectivement, les langues et les influences fusent avec beaucoup de naturel tout en offrant un panorama varié de la création contemporaine. — www.luxembourgartweek.lu 105



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in situ

Une des provinces du Rococo. La Chine rêvée de François Boucher. Le regard tourné vers l’extrême d’orient, les « chinoiseries » de François Boucher plongent le visiteur dans la géographie toute subjective de son imagination ! L’exposition prend pour point de départ une série de dix peintures réalisées pour les ateliers de Beauvais. Autour d’un des fleurons de sa collection, le musée de Besançon convoque 120 œuvres et objets ethnographiques pour mieux découvrir la Chine rêvée du peintre sous le prisme rococo du XVIIIe siècle. (M.M.-S.)

François Boucher, Le Chinois galant, 1742 © The David Collection, Copenhague, B275, photographie Pernille Klemp.

Resonating Spaces Pour son exposition d’automne, la Fondation Beyeler bouscule le white cube et fait résonner l’espace. 5 artistes entament un dialogue dans lequel les vides sont aussi importants que les pleins. Avec le son, le dessin ou encore la sculpture, ils donnent une dimension nouvelle au parcours. Matières réfléchissantes ou semitransparentes, espace sculpté par le son mystique de coquilles de conques, petits et grands formats qui se répondent… Mises en relations les unes avec les autres, les œuvres interagissent librement et ouvrent sans cesse de nouvelles perspectives. (M.M.-S.) Jusqu’au 26 janvier à la Fondation Beyeler, à Bâle www.fondationbeyeler.ch

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Jusqu’au 2 mars au Musée des Beaux-Arts et d’archéologie, à Besançon www.mbaa.besancon.fr


in situ

Un tout de nature Les paysages de Juliette Jouannais s’inventent en relief et saisissent une nature ludique et abstraite où jaillit la force de vie. Les couleurs et les formes s’hybrident comme dans un buisson vibrant des couleurs du printemps. À leurs côtés, les photographies de Jean Luc Tartarin saisissent des sous-bois mystérieux, parfois brumeux où l’ombre et la lumière contrastent fortement. Avec un accent pop ou romantique, tous deux subliment les forces d’une nature… enchantée ! (M.M.-S.) Jusqu’au 16 février à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis fondationfernet-branca.org

Juliette Jouannais, 2019, ©Juliette Jouannais

Brigitte Bourdon : Scripturacontinua Mulhousienne d’adoption, Brigitte Bourdon prend le temps et la mémoire pour matières premières. Pour son exposition au Musée des Beaux-Arts, elle fait référence à la scriptio continua, un type d’écriture ininterrompue qui puise ses racines au Moyen âge. Poèmes visuels, écriture à la machine à coudre et textes brodés donnent lieu à des œuvres particulièrement riches qui mettent à l’honneur le textile comme matière intime et vivante. De nombreux ateliers invitent petits et grands à mieux connaître les œuvres de cette artiste locale. (M.M.-S.) Jusqu’au 12 janvier au Musée des Beaux-Arts de Mulhouse www.musees-mulhouse.fr

Brigitte Bourdon, Les écritures, 2004. 109


in situ

L’eau dessinée

Isaac Wens et Sylvain Venayre, À la recherche de Moby Dick (Tome 1, page 186) © Isaac Wens et Sylvain Venayre, édition Futuropolis.

Insondable et changeante, tantôt évaporée ou fluide glacial, l’eau irrigue depuis des années le monde de l’illustration et de la bande dessinée. En rassemblant 200 œuvres sur papier, la Fondation François Schneider remonte le cours du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. C’est une véritable plongée dans la profondeur de nos mythes, celui des odyssées sur la grande bleue ou et de leurs avatars SF amphibie, celui des rituels spirituels ou sociaux lié à cette source de vie, ou des paysages sans cesse redessinés par ses flux. De Moebius aux Fables Nautiques de Marine Blandin, l’illustration est décidément un puits créatif sans fonds. (M.M-S) Jusqu’au 29 mars, à la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org 110


in situ

Rainer Gross Installation « Colmar » En 2019, l’Espace André Malraux a été marqué par la présence multiple de Rainer Gross. À toutes les échelles, le plasticien allemand a laissé ses œuvres de bois envahir l’espace, onduler et habiter les lieux. Après son installation monumentale in situ, + Galerie, deuxième volet du cycle qui lui est consacré, met en valeur son travail d’atelier au travers de sculptures plus intimistes. Volumes imbriqués, volutes de bois ou formes géométriques minimalistes… Les lignes et les rythmes s’entremêlent ! (M.M.-S.) Jusqu’au 22 décembre à l’Espace André Malraux, à Colmar www.colmar.fr

Rainer Gross, 2019 © Christian Kempf, Studio K.

If then else If then else nous rappelle que tout est condition et vogue sur l’océan des possibles. Prenant le langage et la communication pour matières premières, le collectif belge LAB[au], les met à l’épreuve des algorithmes et du langage mathématique. Les séries Origami, jouent avec la tessellation du triangle et leur combinaison crée des motifs infinis. Jeux de formes, alphabets de chiffres traduits en lettres ou champs de trèfles à quatre feuilles, chacune des œuvres interroge à sa manière les notions de hasard, de finitude et de relativité tout en subvertissant subtilement nos certitudes. (M.M.-S.)

Vue de l’exposition LAb[au] – If Then Else au Casino Luxembourg Forum d’art contemporain. Photo : Eric Chenal.

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Jusqu’au 5 janvier au Casino Luxembourg, à Luxembourg www.casino-luxembourg.lu


DERRIÈRE LE MIROIR Par Marc Dufaud

Taxi Girl en 1982 : Laurent Sinclair, Daniel Darc et Mirwais. Photo : Youri Lenquette dans Best n°163, février 1982

Marc Dufaud, auteur du film Pieces of My Life sur son ami Daniel Darc, nous livre des extraits de son journal. Épisode 2. Lundi, début septembre, en fait c’était le deux, je n’étais pas à Paris. Deux septembre 2019, 9 heures du matin, Georges m’adresse un texto : « Laurent RIP. » Laurent Sinclair était le clavier de Taxi Girl. Il avait 57 ans. Les médias relayeront l’info dans la journée. J’ai immédiatement appelé Georges. « Tu sais, me dit-il la gorge nouée, j’ai rencontré Laurent en premier, on venait d’arriver à Paris, je l’ai connu avant Daniel. » Pour une fois, on a peu parlé, il n’y avait pas grandchose à dire. J’ai raccroché et je suis resté tétanisé, surpris par la soudaine tristesse qui m’a saisi. Je ne m’attendais pas à ce que ça me transperce à ce point. J’ai cherché un peu de réconfort là où il n’y en avait que du factice. Ça n’a pas aidé ! À l’aune de ce que venait de me dire Georges, quelque chose qui ne m’avait jamais frappé jusquelà m’a sauté au visage. Je me suis souvenu d’une séquence dans mon second film Les Enfants De la Blank de 1995 : un extrait de la captation d’un concert d’Alain Kan au Rex Club en 1988-89 (Daniel m’avait donné cette VHS pour que je puisse en insérer une partie dans le film). Ce soir-là, Alain Kan était accompagné par Georges à la guitare et Laurent aux claviers. Invité comme special guest à venir faire un titre 112


en fin de set, Daniel Darc déboule de méchante humeur le visage fermé. Il attrape le micro et d’une voix blanche murmure « Une bande magnétique, un soupir lui échappe. » Soudain, il s’arrête. Bras levé, il lance avec morgue un « Merci, bonsoir ! » plein de défiance et quitte la scène sans un regard pour personne. Laurent aux claviers meuble avec les nappes de synthé de Cherchez le Garçon et puis comprenant que Daniel ne reviendra pas, il jette l’éponge sur ces mots « Décidément ça n’a jamais marché. » À son tour, il s’éclipse, dégoûté, tandis qu’en off, on entend une voix que je connais par cœur, conclure : « I think he wants to play the star. » C’est Georges évoquant l’attitude de Daniel ! C’était bel et bien la première fois où Georges et Daniel non-jouaient ensemble. Quelques mois plus tard, ils seront inséparables et leur longue association musicale allait permettre, entre autres, l’album Nijinsky. — J’ai connu Laurent au milieu des années 2000 sur une période assez courte qui s’étend de la fin de l’enregistrement de CrèveCoeur à l’Olympia de Daniel, soit deux ou trois ans. En 2014, lorsque le projet de POML a commencé à prendre forme, j’ai pensé à Laurent. Puisqu’il était question de faire un portrait intimiste de Daniel à travers les époques, sa présence me semblait essentielle. C’était même une idée-force à défaut d’être fixe. À l’origine, tel qu’il avait été conçu, le film devait reposer sur trois figures, trois piliers qui me semblaient aussi légitimes que parfaitement cinématographiques : Laurent pour les années de jeunesse, le lycée Balzac, Taxi Girl, Georges ensuite, et Fred (Lo) pour les années 2000, avec moi en circulation (au départ, il ne devait s’agir que d’une voix off, mais en travaillant avec Thierry on a opté pour ma présence atténuée à l’image). Ce triptyque aurait eu de la gueule ! Mieux, du sens. Les pseudos respectifs de Laurent et Daniel attestaient de leur complicité/rivalité avec sa référence aux Persuaders, un Yin et Yang version pop culture (Lord Brett Sinclair, l’élégant vs Danny Wilde, le mec de la rue). D’ailleurs, aux touts débuts de Taxi Girl, c’est Laurent qui prenait la lumière (Daniel incarnant l’ombre, ça va de soi). Les premiers articles de Patrick Eudeline dans Best le dépeignaient comme un Petit Prince urbain, charmeur et doué, capable de toutes les audaces. À cette époque, de tous les membres de Taxi Girl, il était sans conteste, le musicien le plus accompli, ce que Daniel a confirmé et toujours maintenu. On connaît la suite, l’éviction du groupe après Seppuku, la chanson Quelqu’un comme toi accompagnée des 113

notes de pochette... Bref, un destin à la Brian Jones tandis que les Glimmer Twins frenchies, Stass/ Rozoum, prenaient le pouvoir. Au début des années 90, Daniel et Laurent se parlaient à nouveau. Laurent rentrait du Vietnam où il avait vécu quelques années. Je me souviens de quelques conversations téléphoniques entre eux. En les entendant hilares, je constatais que ces deux-là avaient en commun une histoire de jeunesse pleine de bruit et de fureur, de fureur de vivre. Daniel me l’a passé une ou deux fois en ligne pour organiser un tournage, mais, déjà, nous n’avons jamais réussi à caler la moindre date. En 2004, au moment où ils finissaient CrèveCoeur, Daniel et Fred avaient proposé à Laurent de venir jouer les claviers sur un ou deux titres de l’album. Ça ne s’est pas fait. C’est à cette époque que je l’ai connu. Il affichait la même silhouette étique que sur les photos époque Taxi Girl. Son visage de gosse malicieux encadré par ses dreadlocks avait un peu vieilli, mais il conservait une folle allure adolescente. Il y avait en Laurent une désinvolture existentielle très surprenante, un appétit de vivre contrarié par la réalité elle-même et une aisance à s’inscrire dans le présent qui tranchait avec l’attitude plus tourmentée de Daniel. Laurent était ami avec Elvire, mon éditrice chez Trouble-Fête ; elle lui avait offert mon roman qu’il avait lu. Ou plutôt, disséqué, s’étant mis en tête d’en faire une analyse complète avec moi. Je trouvais l’idée plutôt marrante. On se voyait souvent au café, parfois chez Elvire ou Daniel. Il lui arrivait de m’appeler tard certains soirs : « Marc, tu veux bien prendre le livre page tant... » et chacun de nous, notre exemplaire sous les yeux, nous le décortiquions. Il me demandait des éclaircissements sur tel ou tel paragraphe, me faisait des commentaires ici ou là, il envisageait même des corrections possibles pour la prochaine réédition (c’est dire son optimisme !). On passait comme ça de longs moments en ligne. J’ai oublié les conseils prodigués, mais j’ai gardé en mémoire son intérêt et sa bienveillance et surtout le son de sa voix gouailleuse et intelligente. Par la suite, il s’est exilé de longs mois en province pour suivre une cure dans un lieu retiré. J’avais de ses nouvelles épisodiques par Daniel ou Georges. Marqué par le destin, Laurent a vécu des moments difficiles ; outre ses démons, il a affronté quelques drames aussi, drames qu’il a traversés comme il a pu en se cabossant un peu plus. Vers 2014, en apprenant qu’il était de retour en région parisienne, à Aubervilliers d’abord puis à Levallois, j’ai donc essayé de le joindre pour le


film. Je l’ai dit plus haut, j’y tenais absolument. Je ne voulais pas d’une talking head, un simple témoignage face caméra, il fallait qu’on trouve un angle spécial. J’avais rassemblé pas mal de photos de jeunesse à partir desquelles je travaillais à définir des séquences possibles. Je ne storyboarde pas, mais je gribouille un peu : j’ai donc fait des dizaines de croquis en imaginant une ballade dans les rues d’Aubervilliers, ou une conversation informelle dans un rade banlieusard (qui aurait fonctionné comme pendant les séquences de Georges filmées dans son pub favori à Hôtel de Ville incluses dans Pieces Of My Life). Plusieurs fois, j’ai appelé Laurent. Sans réponse. Je lui laissais des messages vocaux, des textos. J’ai ensuite chargé une de ses amies de lui transmettre mon projet mais rien ne venait et les semaines filaient. On a dû commencer le montage mais je n’avais pas abandonné pour autant l’idée. J’ai réitéré mes appels, mes sms... Au fil des mois, le film prenant forme, il est devenu évident que ça ne se ferait pas. Je n’ai jamais su s’il avait eu ces messages ou non. J’espère que oui et qu’il ne souhaitait tout simplement pas participer au film, alors il n’y aurait à rien regretter. Mais son absence dans POML est encore plus cruelle aujourd’hui. J’ai appris il y a peu qu’il avait été voir le film cet été. Je n’en sais pas plus. Heureusement, il reste une longue séquence visible sur YouTube filmée en 2016 par Pierre Mikaïloff réunissant dans un café Laurent et Patrick Eudeline : un dernier très beau, très drôle aussi, témoignage au cours duquel ils évoquent leurs souvenirs avec une réelle connivence. — Le bleu du ciel... Jeudi 5 septembre au PèreLachaise. Obsèques... C’est une foule nourrie et émue qui converge vers le centre du cimetière. Il y a du monde, je ne saurai dire combien, des amis, quelques personnalités, des musiciens, des chanteuses, des journalistes... Être solaire, pétri de contradictions, Laurent était aimé. D’une gravité que je ne lui connaissais pas, très affecté, Patrick, que je n’avais pas vu depuis un moment, fait preuve d’une réelle élégance. Georges, Guillaume, Raph sont à mes côtés, Fred nous rejoint. On s’est tous dirigés vers le glacial funérarium souterrain. On y accède en descendant une vingtaine de marches pour pénétrer dans une salle aveugle en déclinaison. On est déjà quelques mètres sous terre ici – ici-bas. 114

Le cercueil est exposé en contre-bas au pied de plusieurs rangées de bancs disposées en demicercles comme dans un amphi. Un diaporama composé d’une centaine de photos est diffusé sur l’écran géant accompagné par la musique de John Cale : c’est émouvant et terrifiant à la fois. Ce précipité photographique, voilà donc tout ce qu’il reste de soi, d’une vie. Des intimes descendent au pupitre dire quelques mots le cœur serré et la voix trouée par l’émotion. Il y a eu un moment d’une beauté surréelle, d’une intensité folle : Marlon, son fils trentenaire et sa sœur cadette serrés l’un contre l’autre se sont placés devant le cercueil et ils ont dansé une sarabande enfantine en braillant un chant joyeux autour du cercueil de leur père, rires et larmes mêlées. Ils étaient très beaux tous deux, tous trois, dans cette célébration intime presque païenne. Chacun ensuite est venu s’incliner ; j’ai laissé deux roses sur le cercueil, une pour moi, une pour Elvire. Quelques semaines plus tard, nous étions à Bruxelles pour une nouvelle projection du film. Sachant à quel point la musique de John Cale m’avait bouleversée, Fred m’offrait Fragments of a Rainy Season avec Close Watch. L’album qui ne quitte plus ma platine CD. Never win and never lose There’s nothing much to choose Between the right and wrong Nothing lost and nothing gained Still things aren’t quite the same



Regard n°13 Par Nathalie Bach

Ce matin j’ai entendu ton rire Chargé d’oiseaux qui dansaient Au fond de ta gorge Rose, pâle et chaude de leur envol Il y avait aussi le fauve d’un écureuil Glissé dans ta salive Tabac noir au goût d’or Fruitant le long de tes baisers Ce matin j’ai entendu mon cri De surprise, attenté à mon cou Ton amour joie fouinait mes cheveux Jusqu’à la garde permise, jusqu’à la gagne soumise Mes yeux ont survolé ton cœur et sous le drap Dans ta bouche des chevaux de feu galopant ma langue Venaient s’oublier jusqu’à mon corps vénus Nous entrions ensemble debout dans le même temps Ce matin j’ai entendu ta vie, elle courait dans le jardin A l’ombre de tous les malins, à l’ombre de tous les venins Sous l’arbre d’habitude j’ai cherché la caresse Des jours comme Ce matin je n’ai pas vu le matin L’heure des autres est venue balayer L’heure du monde, féconde où je reste Seule et sans ennui 116



Poussières de colère (1)

Lettre à madame la libraire d’Une Petite prose à Boudry, canton de Neuchâtel, Suisse.

Par Christophe Fourvel

C’est à la 29e minute d’une émission de télévision de la Radio Télévision Suisse romande (RTS). Cela s’appelle La Librairie francophone, soit une version télévisée de ce qui était et est encore un moment radiophonique, diffusée dans quatre pays (France, Belgique, Canada et Suisse). Au fil de l’émission, des libraires expriment un coup de cœur ou un coup de gueule à propos d’un livre qu’ils sont censés avoir lu. Pour la dame en question, c’était, ce 6 mai 2019, un coup de gueule à propos du livre en deux volumes d’Elisabeth Horem, Feu de tout bois, paru aux éditions Bernard Campiche. Je cite : « C’est vingt-cinq ans de sa vie, c’est son journal et puis jusque-là pourquoi pas, c’est une auteure assez connue qui a eu pas mal de prix [sic] mais le problème, c’est plutôt les 2 029 pages sur deux tomes. Et ça, moi, je dis une chose à ce type d’auteur et à ce type d’éditeur, c’est pitié pour les libraires qui lisent ce qui arrive et aussi pour les jurés des prix littéraires parce que ça représente quand même dix livres à deux cents pages... qu’on lira pas. » Fermez le ban ! Il serait un peu trop facile de répondre à cette dame sur le champ qu’elle désigne elle-même comme le lieu de la bataille. On pourrait évidemment dérouler une liste des chefs-d’œuvre qui ont le tort définitif de dépasser les deux cents pages, en finissant, bien sûr, en ultime coup de couteau suisse, par les 17 000 pages du Journal d’Amiel. Absurde de supposer chez cette dame, cette ignorance de ce qui fait le cœur battant de la littérature, c’est-à-dire son outrance, son dédain des normes, sa surpuissance inconsciente. On pourrait donc sourire, opter pour l’humour et l’accuser de discrimination à l’égard des (livres) obèses. Mais ce n’est pas la maladresse d’une libraire qui nous met tant en colère. Non, notre colère vient d’abord du fait qu’il ne s’agit pas de n’importe quel pavé, mais d’un livre absolument remarquable, écrit par une humaniste qui a effectivement évoqué vingt-cinq ans de sa vie en 118

deux volumes, ce qui est finalement assez peu, quand on sait qu’elle vécu en grande partie ce dernier quart de siècle dans des villes aussi inflammables et fascinantes que Bagdad, Damas ou Tripoli. Un livre qui tente de rendre compte d’une vie de création et d’un monde aux prises avec ses démons complexes ne se balaie pas, Madame, en mettant les rieurs de son côté. Feu de tout bois vaut bien la bonne dizaine de petits livres de 100 à 200 pages que les lobbys de l’édition vous mettent chaque mois entre les mains. Et puis un journal, vous savez comme moi qu’il se butine, se parcourt, se révèle à nous par petites touches choisies en fonction du temps qu’il nous est loisible de lui consacrer. Moi, j’aurais plutôt profité de ce quart d’heure warholien pour rendre hommage à l’éditeur, capable de se lancer dans une entreprise aussi noble et généreuse que risquée. Mais, plus que contre vous, ma colère, encore une fois, va vers ces objets obscènes que sont la télévision, la radio, lorsque celles-ci s’empressent d’offrir à quelquesuns des micros et des rires pour toiser quelques autres. Car tous les gens du plateau de la Librairie francophone, présentateur en tête, se sont bien sûr esclaffés à votre suite. J’ai repensé à toutes ces scènes d’humiliation et de pouvoir (littéraires et vécues) où le savoir passe pour ridicule devant la bêtise, le talent devant la suffisance, la poésie devant la propagande, parce que les rieurs sont du mauvais côté. Un peu de respect, Madame, pour ceux qui produisent des œuvres sincères, monstres, et nourrissent ainsi l’humanité de leurs excès magistraux. Pour finir sur une note plus drôle et me tenir un instant à la hauteur de votre intervention, je dirai qu’effectivement, l’avantage des petits livres, c’est que quand ils nous tombent des mains, ils ne nous cassent pas les pieds. Mais, par chance, Madame, nos métiers valent mieux que ça, et nous ne sommes là, ni vous ni moi, pour plaisanter.



sons

TINDERSTICKS No Treasure but Hope – City Slang

RICHARD DAWSON 2020 – Weird World / Domino

Heureux ceux qui découvrent les Tindersticks, un monde de volupté s’ouvre à eux. Le douzième opus de nos Londoniens préférés continue de creuser un sillon entamé il y a un peu moins de trente ans de cela : ils tendent à une forme d’épure qui les fait toucher du bout du doigt l’essence même de leur art. Un piano désaccordé, un orgue rouillé, une guitare affable qui rappelle certains gimmicks twist dans les films italiens des années 60, les cordes toujours aussi majestueuses, la voix étrangement cajoleuse de Stuart Staples donnent une tonalité caressante à une œuvre qui se situe comme un aboutissement. Le trésor est enfoui, mais il ne demande qu’à remonter à la surface. (E.A.)

Lui, il n’en fait qu’à sa tête si bien que son cas nous semble irrésolvable. Après Peasant, un album dont on ne s’était pas encore remis, notre poète déjanté de Newcastle s’attaque à une nouvelle œuvre tout aussi déroutante : la rencontre improbable entre la tradition folk anglaise dans ce qu’elle présente de plus ancrée dans la terre et une forme de pop bubblegum, bande son imaginaire de nos comics les plus fous. Il en résulte quelque chose de particulièrement étrange qui renvoie autant à un Captain Beefheart qui se serait adonné à l’électronique qu’à un Kevin Coyne d’aujourd’hui. Ce disque insondable aux entrées infinies nous permettra de passer l’hiver, et bien au-delà, jusqu’à la prochaine trouvaille de notre insatiable trublion. (E.A.)

EMILY JANE WHITE Immanent Fire – Talitres Elle est notre amie secrète : celle dont on ne parle jamais, mais qui nous accompagne depuis plus de dix ans dans l’ombre. Elle maintient cette trajectoire assez unique d’un folk noir qui s’électrifie au fil des albums pour atteindre, comme c’est le cas ici, sa belle part de lumière. On la connaissait intime, on la découvre plus politique. Est-ce la sérénité, voire une maturité assumée, mais la voilà en train d’explorer avec force de nouveaux aspects d’elle-même en pleine conscience de ce qui l’anime au quotidien. Loin de toute insouciance, mais avec une décontraction nouvelle. Avec le bien nommé Immanent Fire, nous ne sommes plus très loin du grand œuvre pour notre tendre Californienne. (E.A.) 120

ROBYN HITCHCOCK & ANDY PARTRIDGE Planet England – Ape House Dieu qu’on aime le psychédélisme quand celuici émane d’une composition pop ultime. Nous pouvons faire confiance à ces deux-là pour nous satisfaire : l’ardent Robyn Hitchcock et le paisible Andy Partridge, ex-XTC, s’y connaissent en matière de psychédélisme pour l’avoir exploré sous toutes ses formes au début des années 80 et tout au long de leur carrière. Là, avec cet EP 4 titres, ils réalisent un mini chef-d’œuvre qui paie son tribut aux maîtres du genre. De manière humble mais extatique et jouisseuse – en peu de mots, si anglaise –, avec le sentiment d’une jeunesse qui ne semble jamais s’émousser. On attend la suite. (E.A.)


lectures

TOUS LES HOMMES N’HABITENT PAS LE MONDE DE LA MÊME FAÇON De Jean-Paul Dubois – Éditions de l’Olivier La bienveillance fait-elle de la bonne littérature ? Jean-Paul Dubois a son idée sur la question. Dans ce roman écrit comme tous les autres en 31 jours, l’auteur de Tous les matins je me lève promène son regard mélancolique des mines d’amiante de Thetford Mines aux vierges dunes de Scandinavie. Le doux, le drôle et l’acide se mêlent pour décrire l’itinéraire douloureux de Paul Hansen, intendant en chef de l’Excelsior, résidence de luxe dont il fixe les rouages et secoure les habitants. Avant de recevoir le Prix Goncourt, Jean-Paul Dubois était cet écrivain qui racontait la fraternité des hommes pour l’élever au rang d’art. Il le restera. (N.B.) BLEUETS De Maggie Nelson — Éditions du sous-sol 240 entrées pour dire le bleu ; mais lequel ? Le bleu du ciel, le bleu Klein, celui de la note ou de l’heure, de l’outremer ou juste ce bon vieux blues qui se dessine parfois quand les jours changent de couleur et s’assombrissent jusqu’à perdre leur teinte bleu marine. Docile, vive et insolente, Maggie Nelson aligne les contradictions et mélange les genres dans un texte qui ne se veut ni poésie, ni roman, ni essai et qui parvient à embrasser les trois styles de la plus belle des façons. Prétexte à l’amour et à la philosophie, le bleu qu’elle dessine est celui de l’expérience intime lorsqu’elle s’imprime en nous comme un tatouage de vieux marin rompu au tangage et regagnant peut-être enfin le port et la terre ferme. (V.B.)

AVANT QUE J’OUBLIE D’Anne Pauly — Éditions Verdier L’événement est tragique : la mort du père. C’est cependant hors de cette dimension que la narratrice se lance dans le récit du décès, des obsèques, mais aussi de la vie que fut celle de son père. Et de ce que fut sa vie, à elle, à l’ombre d’un homme dont elle dit ne plus savoir grand-chose, elle qui énumère les plus infimes détails, ceux du quotidien : portefeuille, peigne, livres et ceux d’une longue vie traditionnelle, cabossée et finalement insoumise. Avec la curieuse sensation de ne pas, ne plus, n’avoir jamais fait partie de son monde à lui, Anne Pauly parle de transfuge de classe, de son regard distancié et résigné sur l’état de la vie et de la réappropriation de sa liberté dans une langue moderne, juste et claire. (V.B.) DÉDALES De Charles Burns — Cornélius La nouvelle créature de Charles Burns (Black Hole, la trilogie Toxic...) réunit toutes les obsessions de l’auteur américain : fantasmagorie, érotisme, marginalité, mutation… C’est cette fois-ci dans l’inconscient labyrinthique de Brian, jeune artiste féru de séries Z traversé d’images monstrueuses et charnelles, que nous plongent ces Dédales dont voici le premier volume d’une trilogie annoncée. Les visions de Brian s’accentueront encore après sa rencontre avec Laurie ; une étrange attraction naît alors entre les deux jeunes gens. Burns développe son univers à travers une nouvelle variation toujours aussi fascinante et dérangeante. (B.B.) 121


dvd

OZU EN 20 FILMS De Yasujiro Ozu – Carlotta

STOP MAKING SENSe De Jonathan Demme – Carlotta

Un film d’Ozu ne se regarde pas comme tous les films : il se délecte tant il nous installe dans une autre temporalité qui n’est ni celle de la vie ni même celle du cinéma : sa temporalité à lui, mêlée de quotidienneté et de mélancolie. Là, avec pas moins de 20 films dont 10 présentés dans leur nouvelle restauration, l’occasion s’offre à nous de prolonger ce plaisir indéfiniment. Chacune de ces réalisations se pose à la fois dans leur singularité – des récits de vie relatées à hauteur d’homme et de femme –, mais aussi dans toute leur universalité, comme un message adressé à l’humanité tout entière. Délicat et tendre à la fois. (E.A.)

Serions-nous en présence de l’un des meilleurs films rock de l’histoire ? Nous sommes quelques-uns à le penser tant cette œuvre capte l’essence même d’un groupe au sommet de son art : les Talking Heads en 1983. Le principe de ce concert est unique : la scène est construite en temps réel et le groupe se constitue au fur et à mesure des chansons autour de David Byrne étincelant. Jonathan Demme accompagne, pas à pas, ce work in progress typiquement new-yorkais, et se fond dans le dispositif pour ne s’attacher qu’à une chose : les musiciens, les danseuses et la musique. Un chef-d’œuvre absolu ! (E.A.)

CHASSE AU GODARD D’ABBITTIBBI De Eric Morin — Éditions Montparnasse C’est à Rouyn-Noranda en AbitibiTémiscamingue que se tient chaque été le FME, festival de musique le plus cool du monde. C’est également dans ce coin paumé à l’Ouest du Québec que Jean-Luc Godard débarque en décembre 1968, invité par la télévision locale qui lui donne carte blanche pour réaliser une série de reportages. Godard rêve alors de rendre la télévision accessible à ceux qui en sont exclus : les étudiants, les ouvriers et les militants politiques. Si l’aventure tourne court puisque Godard repart en douce laissant les habitants de Rouyn-Noranda livrés à eux-mêmes, elle va servir de catalyseur. En 2013, s’inspirant très librement de cet épisode véridique, Eric Morin réalise une fiction vintage dénuée de nostalgie qui déborde d’énergie et de fantaisie. (P.S.) 122

MILOS FORMAN, 4 ŒUVRES DE JEUNESSE De Milos Forman – Carlotta Les œuvres de jeunesse de Milos Forman, plus que de renseigner sur les débuts d’un cinéaste majeur, nous plongent au cœur de la pensée cinématographique du chef de fil de la nouvelle vague tchèque. Les récits sont tendres, incroyablement drôles – certaines scènes d’Au feu les pompiers rejoignent les chefs d’œuvre du comique mondial – ; ils sont simplement beaux ! Ils manifestent le profond désir de liberté d’un peuple qui aspire au changement, avec cette confrontation entre des mouvements contraires, les tenants – tout aussi attachants – de la tradition et une jeunesse en quête de nouveaux repères. À voir et à revoir au cinéma dans des copies neuves, avant de les retrouver réunis – on l’espère fortement ! – dans un coffret intégral au printemps. (E.A.)




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