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nologique dans laquelle nous vivons. Il y a ensuite la plus grande des nostalgies : celle que l’on ressent pour l’autre, pour ce sentiment d’être ensemble, la nostalgie des amis qui sont partis. La génération qui a été jeune dans les années 1990, alors que l’ecstasy était consommée en masse et que l’Internet n’avait pas encore bouleversé le paysage des relations humaines modernes, cette génération a peut-être été la dernière à expérimenter une intimité collective à la fois physique et spirituelle. Avec LLP vous faites un tour du monde documentant la musique électronique et vos personnages font quant à eux le tour de l’Europe, de rave en rave. Comment s’inscrivent respectivement la musique électronique et la jeunesse dans l’espace Schengen ? Il y a dans LLP un sentiment européen distinctif. La majeure partie de l’ouvrage se déroule dans les années 90, après la chute du mur de Berlin, quand une Europe de plus en plus intégrée semblait ouvrir un nouveau champ des possibles en matière de liberté. La Love Parade est devenue une célébration massive de la jeunesse européenne. Sur un plan plus underground, l’Europe commençait juste à être qua-

drillée par les nouveaux chemins de la culture rave, avec des groupes qui la traversaient et y propageaient le message mi-hédoniste mi-politique dans des événements dance non-commerciaux. Un groupe a même diffusé ce message jusqu’au cœur de la Yougoslavie en guerre. Vous portez un regard de l’intérieur et plein de tendresse sur les ravers, leurs pratiques, leurs tentatives. J’ai toujours pensé que la culture électronique contemporaine n’est pas si différente des danses rituelles dans les sociétés tribales. On y retrouve une composante mystique intrinsèque même aujourd’hui, alors qu’on pourrait penser qu’on vit une époque profondément « non-spirituelle ». Avec le recul, diriez-vous que nous avons en effet raté la fin du monde, ou que l’Armageddon est un fantasme propre à toute jeunesse qui se termine ? On imagine de plus en plus l’Apocalypse, probablement car nous sommes quelque part surpris que ça ne soit pas encore arrivé. Mais même nos fantasmes de fin du monde tendent à être narcissiques : on se la représente comme l’aventure ultime où un groupe

de survivants héroïques réussiront à tout recommencer de zéro. C’est un bien joli fantasme mais je pense que l’Apocalypse est quelque chose d’à la fois plus subtil et plus brutal : c’est la fin de l’« humanité » et comme qualité morale et existentielle, et en tant qu’espèce. Je ne pense pas que l’une puisse exister sans l’autre : à chaque fois que nous acceptons de devenir moins humains, en devenant un produit du marché contemporain, en réduisant notre complexité à une série de données qui peuvent être gérées par un logiciel, nous nous approchons un peu plus de la fin de l’espèce. Je ne veux pas dire par là que ce sera la fin de tout, simplement que l’humanité pourrait devenir quelque chose d’autre, chose que la musique électronique a fantasmé dès les années 70, avec Kraftwerk et d’autres musiques « robotiques ». Marco Mancassola, Last Love Parade, La Dernière Goutte www.ladernieregoutte.fr

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