NOVO 38

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La culture n'a pas de prix

02 —> 03.2016

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MAISON

VICTOR HUGO BESANÇON VILLE NATALE

Atelier Poste 4

140 Grande-Rue Ouvert tous les jours sauf mardi Tél : + 33 (0)3 81 87 85 35 www.besancon-tourisme.com


sommaire

ours

Nº38 Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker Direction artistique et graphisme : starlight Commercialisation : Anthony Gaborit

Ont participé à ce numéro : REDACTEURS

Natacha Anderson, Florence Andoka, Cécile Becker, Betty Biedermann, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Charlène Calderaro, Caroline Châtelet, Baptiste Cogitore, Matthieu Collin, Mégane Dongé, Sylvia Dubost, Nadja Dumouchel, Sylvain Freyburger, Anthony Gaborit, Chloé Gaborit, Sébastien Grisey, Xavier Hug, Paul Kempenich, Claire Kueny, Lizzie Lambert, Nicolas Léger, Stéphanie Linsingh, Camille Malnory, Guillaume Malvoisin, Marie Marchal, Alice Marquaille, Fanny Ménéghin, Nour Mokaddem, Antoine Oechsner de Coninck, Adeline Pasteur, Julien Pleis, Martial Ratel, Mickaël Roy, Myriam Seni, Vanessa Schmitz-Grucker, Christophe Sedierta, Sophie Simon, Romain Sublon, Stéphanie Thiriet, Claire Tourdot, Fabien Velasquez.

PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS

Éric Antoine, Vincent Arbelet, Janine Bächle, Pascal Bastien, David Betzinger, Julian Benini, Laurence Bentz, Oriane Blandel, Olivier Bombarda, Aglaé Bory, Sébastien Bozon, Marc Cellier, Ludmilla Cerveny, Caroline Cutaia, Clément Dauvent, Thibaud Dupin, Mélina Farine, Chloé Fournier, Sherley Freudenreich, Sébastien Grisey, Marianne Maric, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Elisa Murcia-Artengo, Zélie Noreda, Arno Paul, Yves Petit, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Frédéric-Judicaël Rollot, Julien Schmitt, Camille Roux, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle, Sophie Yerly.

CONTRIBUTEURS

Nathalie Bach, Bearboz, Catherine Bizern, Léa Fabing, Christophe Fourvel, Ayline Olukman, Chloé Tercé, Sandrine Wymann.

COUVERTURE

Photo : Yusuf Sevincli, courtesy galerie Les Filles du Calvaire (exposition à la Filature de Mulhouse jusqu’au 28 février)

IMPRIMEUR

Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : février 2016 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2016 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Ce magazine est édité par Chic Médias & médiapop Chic Médias

12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 25000 € Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bchibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Administration, gestion : Charles Combanaire

médiapop

12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

ABONNEMENT — www.novomag.fr

ÉDITO

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CARNET Le monde est un seul 7 Pas d’amour sans cinéma 9 Une balade d’art contemporain 34-35 Plastic Soul 90 Regard 92 Scénarios imaginaires 94 A world within a world 96 Carnaval 98

INSITU 10—16 Le tour d’horizon des expositions, œuvres sur papier et installations

FOCUS 18—33 La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

RENCONTRES 36—44 Émilien Tessier 36 Bouli Lanners 39 John Giorno & Thurston Moore 40 Coronado 42 A-Vox 44

MAGAZINE 46—85 GéNéRiQ 46 Renaud Monfourny 50 Nicolas Comment 52 Flavien Berger + Mansfield.TYA 54 Paul McCartney 58 Inna Shevchenko 60 Anne-Sophie Tschiegg 64 Art Karlsruhe 68 Anael Chadli 70 Théâtres de la Ville de Luxembourg 72 Falk Richter 74 Gisèle Vienne 78 Fabrice Murgia 80 Magali Mougel 82 Carole Thibaut 83 Aurélia Guillet 84 1 des Si 85

Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France 5 numéros — 30 euros ABONNEMENT hors France 5 numéros — 50 euros DIFFUSION Contactez-nous pour diffuser Novo auprès de votre public .

SELECTA Disques 86

Livres 88 3


Photo © Elisabeth Woronoff

CHILDREN OF NOWHERE (Ghost Road 2) Théâtre, musique Belgique

De Fabrice Murgia et Dominique Pauwels Cie Artara / LOD muziektheater mer 2 + jeu 3 + ven 4 mars 20h30 MAILLON-WACKEN En espagnol et en français, surtitré en français et en allemand

www.maillon.eu 03 88 27 61 81


édito Par Philippe Schweyer

La vie est une fête

Assis à la terrasse d’un café, malgré le froid glacial, j’observais du coin de l’œil des jeunes gens tirer sur leur cigarette avec une belle insouciance. Pour eux, la vie était pleine de promesses. Face à moi, un géant au visage d’ange était plongé dans la lecture de Paris est une fête. Depuis quelques semaines, tout le monde achetait le livre posthume d’Hemingway au titre bien choisi. Quand le géant au visage d’ange s’est levé en titubant pour commander un autre whisky, j’en ai profité pour jeter un œil à son exemplaire de Paris est une fête. Au dos, quelques mots m’ont donné envie d’en savoir plus : « Vous autres, jeunes gens qui avez fait la guerre, vous êtes tous une génération perdue. » Sans attendre le retour du géant au visage d’ange, j’ai vidé mon verre d’un trait et je me suis enfui en planquant son bouquin bien au chaud sous mon manteau. Alors que je marchais au hasard à la recherche d’un autre café, je me suis souvenu que Jean Genet avait écrit Le Condamné à mort alors qu’il purgeait une peine de huit mois de prison pour avoir volé des livres destinés à alimenter sa caisse de bouquiniste. Je n’étais ni Jean Genet ni Hemingway, mais j’étais libre et vivant. Quand j’ai enfin trouvé une terrasse accueillante, je me suis installé pour entamer Paris est une fête par le milieu afin d’examiner ce que Hemingway avait dans le ventre. Je commençais tout juste à me laisser attraper par les phrases sans chichis du grand écrivain, quand une femme au visage triste comme un ciel d’hiver s’est installée à côté de moi. Je ne pouvais pas la laisser seule face à son chagrin : – Avez-vous lu ce livre d’Hemingway ? – Le titre n’est pas mauvais, mais je préfère me repasser Nous nous sommes tant aimés de Scola ou réécouter mes vieux vinyles de Bowie. – Pensez-vous que nous soyons, nous aussi, une « génération perdue » ? – Plutôt me noyer dans l’alcool que d’appartenir à une quelconque génération. – Se noyer dans l’alcool, ça prend du temps. – Comme disait Sagan : « Mon passe-temps favori, c’est laisser passer le temps, avoir du temps, prendre son temps, perdre son temps, vivre à contretemps. » – Vous faites ce que vous voulez de votre temps, mais vous ne pouvez pas faire autrement que de faire partie d’une génération et d’un pays. – Je me fiche d’appartenir à un pays comme je me fiche de ma génération. – Vous pourriez au moins être fière d’être Française… – Bien sûr. Je pourrais aussi, sans doute, être indifférente à ce qui se passe à Ouagadougou et me précipiter comme un mouton sur le livre d’Hemingway. Elle a jeté son journal sur la table. Étalée devant mes yeux, une phrase m’a sauté au visage : « La photographe Leïla Alaoui, grièvement blessée dans l’attentat de Ouagadougou, est morte lundi 18 janvier au soir. » Cette femme avait raison d’être révoltée. Autour de nous, personne ne semblait se soucier de Leïla Alaoui et encore moins des autres victimes des attentats de Ouagadougou. J’ai refermé le livre d’Hemingway. Je n’avais plus envie de lire ni de rire. La vie était une fête au goût amer.

PS : B ienvenue à Victor né le 8 janvier. Parfois, la vie est vraiment une fête !


Marko letonja robert carsen

Direction musicale mise en scène

chœurs de l’onr orchestre philharmonique de Strasbourg

StraSbourg opéra 7 > 18 février

MulhouSe la filature 27 février

ˇ JanÁcek

Visuel : nis&For

L’affaire MakropouLos operan at ion aldu rhin.e u

idoMeneo Mozart

nouvelle production

Direction musicale mise en scène

hervé niquet

christophe gayral

orchestre symphonique de Mulhouse

StraSbourg opéra 16 > 24 mars

MulhouSe la Sinne 8 > 10 avril

colMar théâtre o pera nat ionaldurhi n.e u

17 avril

visuel nis&For – licences 2-1078904 et 3-1078905

chœurs de l’onr


Le monde est un seul

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Christophe Fourvel

La fin des mondes Le monde change, à une vitesse qui semble toujours plus grande. Cela est vrai dans presque toutes les parties du globe et peut-être encore plus en Chine d’où nous vient le dernier film de Jia Zhangke, Au-delà des montagnes. Dollar y incarne un adolescent contraint de se construire dans ce monde qui va vite. Son père lui a donné ce nom parce qu’il est sans doute dans son esprit, l’équivalent d’Achille, d’Hector, d’une divinité ; parce qu’il croit aux valeurs libérales de l’occident comme d’autres croient en Dieu. Lui-même change son nom chinois pour celui de Peter. Dans la dernière partie du film, après avoir acheté une station d’essence, une mine de charbon et avoir été trader à Shanghaï, il s’installe en Australie avec son fils. Tous deux vivent dans une maison à la façade transparente sur la mer. Nous sommes en 2025. Dollar ne se souvient plus de la Chine, de sa langue maternelle, ni vraiment de sa mère et bien entendu, souffre de cette identité impossible. Il décide d’abandonner ses études et veut le dire à son père, mais ils ne se comprennent plus. Le père a beau s’appeler Peter, il n’a pas assez la maîtrise de l’anglais ou du moins de cet anglais qui n’est pas celui des affaires pour comprendre les souffrances de son fils, et le fils ne sait plus assez de chinois pour exprimer ce qu’il ressent sans offenser son père. Alors, pour tordre le cou à leur malentendu, ils décident un jour de se parler par l’entremise d’une interprète, elle-même déracinée, elle-même Chinoise d’un ailleurs compliqué. Cela se passe dans une pièce à vivre de leur maison transparente sur la mer, où l’on remarque tout de suite qu’il y a beaucoup d’armes à feu. Dollar explique à son père son désir de liberté. Et son père a quelque chose à dire sur la liberté. Il empoigne un pistolet et rappelle à Dollar qu’en Chine, posséder une arme est interdit alors qu’en Australie, on peut en acheter autant qu’on veut. Il dit avoir voulu goûter à cette liberté mais qu’elle ne lui a rien apporté parce qu’il n’a pas d’ennemi. L’homme, à ce moment-là, semble désemparé par le manque d’hostilité autour de lui. Il en conclut que la liberté ne sert à rien. Mais cette drôle de vision du père, à coup sûr, n’aidera pas le jeune homme. Dollar ne pensait pas à la liberté d’acheter des armes à feu quand il parlait de son désir d’une autre vie. Le monde, à cet instant, se fissure dans l’intervalle qui sépare le corps de Dollar et celui de son père.

Ces fissures-là, le grand sismographe de l’art en a relevées beaucoup. Mais sans doute n’ont-elles que rarement atteint cette ampleur. Car Peter et Dollar n’ont plus de langue pour se parler. Plus de souvenirs. Plus de pays, de ville, de jardin où se retrouver. Leur territoire partagé est comme englouti. Jusque-là, la fin d’un monde exhalait toujours sa beauté. Une beauté mélancolique mais une beauté. Alors, celui qui vit quelques années de plus que ce qui fut son monde, attise notre tendresse. Nous le regardons lever les yeux sur des ruines et ces ruines sont ce qui a fait sa vie entière. Il a pour nous le visage de Burt Lancaster dans Le Guépard de Visconti. Il dit : « Nous sommes les guépards, les lions ; après nous, viendront les chacals, les hyènes. » Il ressemble à l’empereur Hirohito dans son bunker, un jour d’été 1945, tel que l’a magnifiquement filmé Sokourov dans Le Soleil, lorsqu’il renonce par lui-même « à son essence divine ». Il possède les yeux de Gloria Swanson, recluse dans sa maison de Sunset Boulevard où un majordome entretient artificiellement, à l’heure du parlant et de l’oubli, les flammes de la renommée. Il quitte La Montagne Magique de Thomas Mann qui dépeint sur sept cent pages un monde suspendu à ces valeurs et à ces références issues d’un siècle que le dernier chapitre broie inexorablement dans la guerre. Il a le visage triste de Ginger ou de Fred, les personnages de Fellini, venus se ridiculiser sur un plateau de télévision après avoir été des stars de cabaret. Dans un livre intitulé Piero ou l’équilibre1, Christian Garcin évoque admirablement un jour de 1492. Le 12 octobre, précisément. Ce jour-là, Piero della Francesca mourait après avoir traversé plusieurs années dans la pénombre d’une cécité, tandis que Christophe Colomb posait les pieds sur l’île des Bahamas. L’équilibre du monde basculait. Piero ne pouvait que disparaître. Il appartenait à l’ancien Monde. Mais il avait peint ce Monde. Il nous le léguait. Je souhaite pour 2016, que notre liberté ne soit pas uniquement celle d’acheter des armes à feu. Que les pères et les mères puissent encore comprendre la parole de leurs enfants. Et que la fin d’un monde ne signifie jamais tout à fait sa disparition. 1 — éditions L’Escampette, 2004.

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the luxembourg encouragement for artists prize avec

Justine Blau Julien Grossmann Sophie Jung Vera Kox

artistes finalistes vernissage et remise du prix: jeu 17.03.16, 18:00 exposition: du ven 18.03 au dim 03.04.16 entrĂŠe libre Rotondes Place des Rotondes, Luxembourg info@rotondes.lu rotondes.lu avec le soutien de ALLEN & OVERY


Pas d’amour sans cinéma

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Catherine Bizern

Peut être auraitil mieux valu ne jamais avoir vu Elle et Lui. J’aime penser comme Noël Godin, le génial entarteur belge, que de s’identifier à des héros positifs comme les héros des films de Walsh, de Hawks, de Curtis, est quelque chose de très tonique, qui peut nous pousser à être moins peureux dans l’existence. Et le mieux qui puisse nous arriver, est de récupérer le cinéma à notre profit, en le mettant dans nos vies. C’est-à-dire s’ingénier à vivre des moments grisants, comme dans les films de Douglas Sirk ou de Jacques Demy. Des moments grisants comme cette rencontre à la fois soudaine et inexorable, dans l’imprévu de l’évidence, à la Elle et Lui. Dans un festival lisboète comme sur le paquebot de croisière, tout à la fois sous le regard de tous et là où l’un et l’autre étions libres de nous-mêmes. Une rencontre où nous n’avons rien eu d’autre à faire qu’à endosser allègrement la force de la parole, son plaisir partagé, pour que d’emblée vienne s’y cristalliser le désir entre nous, lui et moi à la fois pareils et si différents. Il y avait dans cette rencontre quelque chose de cette vérité fulgurante telle que Leo McCarey la donnait à voir dans Elle et lui, prélude à un amour résolu, généreux, attentionné et noble, absolu et exceptionnel, harmonieux et exigeant. Un amour sans violence passionnelle, sans jalousie, et surtout sans qu’aucun obstacle ne soit in fine insurmontable. Bien-sûr, je m’engouffrais résolument dans une aventure qui forcement finirait bien ! Certes, Terry avait bien dit : « Ça risque d’être plus tourmenté » et avait aussi demandé à Nicky d’être réaliste. Certes, une voiture l’avait renversée et empêchée d’être au rendez-vous 6 mois plus tard, mais c’était la dernière chance de leur vie et ils le savaient, ils le savaient encore une année après. Le parcours amoureux de ces deux êtres-là tout à la fois vulnérables, désabusés et fiers, conventionnels et décalés mais aussi vifs, drôles et intel-

Elle et lui (An affair to remember), de Leo McCarey

ligents ne consistait pas à faire sauter les tabous dans un joyeux chaos, pas plus qu’il n’était pavé d’événements ravageurs et spectaculaires. Non ! Il leur fallait simplement accepter l’évidence de la rencontre, composer lucidement avec la réalité et endosser la responsabilité d’une relation pacifiée. Pacifiée entre eux mais aussi avec leurs promis éconduits qui, malgré la déception, conservaient pour Terry et Nicky tendresse et attention. De quoi avoir une assurance aveugle en notre propre chance et en la capacité de l’un et l’autre à s’aimer ! Et une indéfectible croyance dans tout ce possible qui s’ouvrait devant nous. Possible de prendre à bras-le-corps sa vie et assumer pleinement les conséquences de la rencontre... Mais voilà ! Depuis des mois, je suis coincée quelque part dans une ellipse. Une ellipse où s’entassent pêle-mêle les contraintes sociales, la culpabilité, le doute, la peur, la névrose, la maladie et 30 années de vie commune. Et dans la vie ce n’est pas comme au cinéma : une ellipse n’est pas un raccord de plans vertigineux qui, en quelques secondes, bouleverse le cœur. Une ellipse peut durer longtemps – presque deux ans déjà – un temps d’impatience, d’interrogation, de déconvenues, de doute, de souffrance, d’angoisse aussi. Pendant ce temps il est possible – mais est-ce souhaitable ? – de regarder encore et encore Elle et lui et de retomber sous le charme exquis d’un Cary Grant vieillissant. Et, dans son inclination à séduire et à forcer le regard d’un sourire assuré, dans sa démarche qui dit à la fois son appartenance sociale et sa désinvolture, dans sa juvénilité qui semble éternelle et que viennent contredire ses rides autour des yeux, me rappeler l’homme que j’aime. Et d’y croire, y croire encore, encore un peu de temps.

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InSitu

Légende Donner sens au visible : voici l’énigme de l’art contemporain à laquelle se confronte Laurent Buffet, commissaire de cette exposition, où le récit apparaît comme un moyen excédant le champ de la littérature. Ici, le discours n’est pas celui des herméneutes, historiens ou critiques d’art, mais bien un pan à part entière de l’œuvre déterminée par l’artiste. Parmi les pièces retenues pour cette histoire de la narration artistique, les disciplines s’entremêlent, entre le travail performatif de Jean-Christophe Norman, l’installation de Dora Garcia, la vidéo de Mario Garcia Torres ou encore la peinture de Jean Le Gac. (F.A.) Jusqu’au 8 mai au FRAC Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr

Dora Garcia, Instant narrative, 2006-2008, FNAC 10-858, Collection Centre national des arts plastiques © Dora Garcia / CNAP / courtesy photo : Galerie Michel Rein

Jean Messagier Apologie du gel, 1989 Peinture acrylique et gel sur papier, 67,5 x 111,5 cm Coll. Musée du château des ducs de Wurtemberg, Montbéliard © ADAGP, Paris, 2016 / Pierre Guenat

Jean Messagier, le grand cortège Jean Messagier est bien représenté dans les fonds du musée de la ville qui l’a vu grandir. Ainsi, le parcours de l’exposition retrace son cheminement, à travers des dessins, sculptures, gravures et peintures. Refusant les carcans formels et fluctuant toujours, l’artiste a traversé plusieurs périodes esthétiques, comme pour mieux se renouveler, entre figuration et abstraction. (F.A.) Jusqu’au 8 janvier 2017 au musée du château des Ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbeliard.fr

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Fabrika Voxa Précieuses sont les manifestations qui permettent la découverte, la réflexion et un dialogue fraternel entre les participants. Chaque année depuis 2003, le collectif d’artistes Montagne Froide organise Fabrika Voxa : un temps d’expérimentation vivifiant consacré à la performance dans toute sa diversité. L’événement mêle des figures reconnues internationalement et des voix émergentes. La poétesse Laura Vazquez, l’artiste sonore Frédéric Acquaviva et le couple de performeurs Klara Schilliger et Valerian Maly sont conviés à cette nouvelle édition. (F.A.) Le 3 mars à 19h à l’Espace Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net

FabrikaVoxa 2009 John Giorno et Jean-Marc Monterra Photo : Montagne Froide

Didier Paquignon Si l’idée du beau sexe est aujourd’hui tombée en désuétude, la masculinité s’en trouve à son tour revisitée. Didier Paquignon bâtit ainsi un panthéon hétéroclite en réalisant des portraits d’hommes, de Denis Lavant à Bernard Mathieu en passant par JeanClaude Dreyfus. Ici, l’homme, devenu muse au poitrail dénudé, s’affranchit des critères qui couronnent les éphèbes. Les corps sont flasques, imberbes, fripés, velus, tatoués, ventrus, musculeux et les dessins virtuoses à la précision photographique ainsi rassemblés, révèlent la multitude des corps comme la singularité de chacun. (F.A.) Jusqu’au 27 mars à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis www.fondationfernet-branca.org

Denis Lavant de la série Les Muses, 2010-2015

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Prière de toucher le tactile dans l’art

Ulay, Retouching Bruises (détail), 1975 © 2016, ProLitteris, Zürich; Foto: Courtesy of the artist and MOT International London & Brussels

Ne pas toucher les œuvres est l’une des règles majeures du musée. Quelques artistes facétieux et non des moindres – puisque l’exposition empreinte son titre à une œuvre de Marcel Duchamp datant de 1947 – se sont rapidement amusés de cette possible transgression. Peut-être le toucher dans l’art occidental a-t-il été négligé ? Peut-être le toucher dans une société bardée d’écrans peut-il être salutaire ? L’exposition traverse les époques, permet la confrontation de gravures baroques et d’œuvres modernes comme contemporaines, avec notamment des pièces d’Ulay, Anna Mendieta ou encore Pipilotti Rist. (F.A.) Jusqu’au 16 mai au musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch

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InSitu

Camp catalogue Jérémie Gindre Un camp d’exploration destiné à l’étude de la faune et de la flore environnante, tel est le lieu imaginaire recomposé par l’artiste helvète Jérémie Gindre. Si ce camp se déploie à la manière d’un catalogue, c’est en ce sens que toutes les caractéristiques inhérentes à cet espace et aux activités qui s’y jouent sont recréées. Des dessins d’oiseaux et de rochers, mais aussi des textes décrivant des personnages, ainsi que des sculptures rappelant le mobilier rupestre jalonnent ce campement romanesque. (F.A.) Jérémie Gindre, Nuisibles, utiles & indifférents, 2015 Encre de Chine sur papier Courtesy : Chert, Berlin

Du 11 février au 8 mai à la Kunsthalle, à Mulhouse www.kunsthallemulhouse.com

Jean Dubuffet Métamorphoses du paysage Artiste, penseur, collectionneur, Jean Dubuffet était un visionnaire. La notion d’art brut qu’il forgea au sortir de la Seconde Guerre mondiale est aujourd’hui un pôle stimulant de la réflexion contemporaine sur l’art, comme de son pendant mercantile. Le galeriste Ernst Beyeler était très lié à Jean Dubuffet. Aussi, Raphaël Bouvier, commissaire de l’exposition, a choisi le thème du paysage pour structurer cette première rétrospective consacrée à l’artiste en Suisse, rendant ainsi hommage à celui qui, incompris des institutions françaises, déposa à Lausanne sa propre collection d’art brut. (F.A.) Jusqu’au 8 mai à la Fondation Beyeler, à Bâle www.fondationbeyeler.ch Vue de l’exposition en mouvement Photo : © Philip Anstett

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InSitu

Trust in fiction Submergés par la paranoïa, n’aurions nous plus que la fiction pour seul espoir ? C’est le pari lancé par les commissaires de l’exposition Trust in fiction, Santiago Garcia Navarro et Elfi Turpin. Toute production de l’imaginaire relève-t-elle de la fiction ? Sans doute. Chaque fiction enrichit la réalité dont elle est aussi une forme d’interprétation. Ainsi, le CRAC Alsace, en rassemblant des œuvres autour de ce thème, poursuit la voie ouverte par l’exposition de Musa Paradisiaca à l’hiver dernier et invite à nouveau le visiteur à faire confiance à la fable pour, peut-être, saisir quelque chose du réel. (F.A.) Du 21 février au 15 mai au CRAC Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com Ronnie Fueglister, graphisme

© Yusuf Sevincli, Courtesy : Galerie Les Filles du Calvaire

Yusuf Sevinçli La Filature propose de découvrir le travail de Yusuf Sevinçli, jeune photographe turc repéré par la galerie Les Filles du Calvaire. Ses photographies argentiques d’un noir charbonneux, au grain voluptueux et à la surface parfois griffée donnent à voir un monde à la marge, souvent à l’abandon. Qu’il photographie les quartiers d’Istanbul ou le corps d’une femme, Yusuf Sevinçli ne cherche pas à faire joli, mais à capter au cours de ses errances la vie là où elle se niche. Dans ses images, pourtant envahies par des ombres menaçantes, la vie n’est jamais absente, en témoigne ce cliché publié en couverture de notre magazine, sur lequel deux gamines fixent l’objectif avec une intensité troublante. (P.S.) Jusqu’au 28 février à la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

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Sublime. Les tremblements du monde Le sublime est ce que chacun éprouve face à une puissance qui pourrait l’emporter. La nature est sublime, pourtant la voici en péril. Aussi l’exposition entend éclairer la relation ambiguë qui nous unit à elle, entre crainte et responsabilité nouvelle. Tous les champs de la création sont convoqués à travers une centaine d’artistes parmi lesquels des figures tutélaires sur cette thématique aux accents écologiques comme Giuseppe Penone, ou Hiroshi Sugimoto ou encore Christo et Jeanne Claude. (F.A.) Jusqu’au 5 septembre au Centre Pompidou – Metz www.centrepompidou-metz.fr

Gina Pane, Terre protégée II , 1970 © ADAGP, Paris 2015

Nil Yalter, Topak Ev, 1973 Installation Courtesy santralistanbul Collection & Nil Yalter

Nil Yalter Artiste engagée d’origine turque, vivant à Paris depuis le milieu des années soixante, Nil Yalter se voit consacrer au FRAC Lorraine une première rétrospective en France à travers une quinzaine de pièces. Nil Yalter, pratique la peinture mais également la vidéo et l’installation. Féministe et marxiste, l’artiste nourrit son œuvre de questionnements anthropologiques. Parmi ses œuvres phares, on peut souligner la présence de l’installation Topak EV, datant de 1973, qui reprend la structure classique des yourtes d’Anatolie et évoque tant le nomadisme que la clôture réservée au genre féminin. (F.A.) Jusqu’au 5 juin au FRAC Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org

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InSitu

LEAP Luxembourg Encouragement for Artists Prize Qui de Justine Blau, Julien Grossmann, Sophie Jung ou Vera Kox, sera cette année l’heureux élu du prix LEAP ? Doté de la très belle somme de 12 500 €, ce prix est destiné à favoriser la visibilité d’un jeune artiste œuvrant au Luxembourg. Corps tremblant et souffle retenu, Justine Blau a retenu l’attention de Novo – sans faire injure aux autres, bien sûr. Alors, ses incroyables installations seront-elles récompensées ? Réponse le 17 mars prochain. (F.A.) Du 17 mars au 3 avril à la galerie Rotonde 1, à Luxembourg www.rotondes.lu

Justine Blau, DON’T PANIC a most harmless exhibition, CAPE, 2015

Fiona Tan Geography of time Tout portrait implique une réflexion sur le temps, qu’il s’agisse d’immortaliser la jeunesse triomphante ou de souligner la corruption des chairs. Fiona Tan pratique la vidéo et la photographie. Ses portraits d’une grande beauté rappellent parfois le caractère éthéré des peintures de la Renaissance flamande. Parmi les œuvres de cette exposition monographique, on retiendra la douceur de Nellie, portrait vidéographique de Cornélia Van Rijn, la fille illégitime de Rembrandt qui partit vivre en Indonésie à l’âge de 16 ans. (F.A.) Jusqu’au 28 août au MUDAM, à Luxembourg www.mudam.lu

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Fiona Tan, Nellie, 2013 (détail), Installation vidéo, durée : 3 min. 9 sec. © Courtesy l’artiste et Frith Street Gallery, Londres


GRAND THÉÂTRE

DIE GESCHICHTE VOM FUCHS… … VON UND MIT FC BERGMAN, MIT EINEM TEXT VON JOSSE DE PAUW UND MUSIK GESCHRIEBEN VON LIESA VAN DER AA & SOLISTENENSEMBLE KALEIDOSKOP MUSIKTHEATER IN DEUTSCH

GRAND THÉÂTRE

VENDREDI 22 & SAMEDI 23 AVRIL 2016 À 19H00

ÇA IRA (1) FIN DE LOUIS JOËL POMMERAT

EN FRANÇAIS

GRAND THÉÂTRE I 1, ROND-POINT SCHUMAN I L-2525 LUXEMBOURG INFORMATIONS: WWW.LESTHEATRES.LU RÉSERVATIONS: WWW.LUXEMBOURGTICKET.LU I TÉL.: + 352 47 08 95-1

CA IRA (1) FIN DE LOUIS © ELISABETH CARECCHIO

VAN DEN VOS / VON DEM FUCHS

VAN DEN VOS © KURT VAN DER ELST

DONNERSTAG 17. & FREITAG 18. MÄRZ 2016 UM 20 UHR


focus

Objet perdu... puis retrouvé Décors de Mitridate © Gilles Abegg

Le Roi Lyre Mitridate, Re di ponto est créé à Milan en 1770 par un Wolfgang de tout juste 14 ans. Dans les soubresauts du germe du génie futur, dans la gangue encore solide de l’opera seria triomphant, on discerne sans peine les perfections musicales à venir. « Mais on ne peut pourtant pas résumer cette œuvre à une simple promesse à venir et lui nier, ce faisant, tout intérêt dramaturgique et musical », prévient Clément Hervieu-Léger dans ses notes préliminaires à sa mise en scène créée en collaboration avec le Théâtre des Champs-Elysées et l’Opéra de Dijon. Au-delà de l’habileté musicale mozartienne, confite aujourd’hui de clichés, Hervieu-Léger, fort de son expérience à la Comédie Française, va lorgner effrontément du côté de Racine pour éprouver le génie dramaturgique du môme de 14 ans. Et ça tient. Mithridate, roi marlou et shakespearien du royaume de Pont, met ses deux fistons à l’épreuve de leur amour filial en se faisant pour mort. Les tribulations aussi immorales que passionnées qui suivent poussent très haut le génie lyrique. Autre belle idée pour cette production Paris-Province, la présence à la direction scénographique d’Eric Ruf, récent directeur du Français. Il viendra poser son théâtre dans le théâtre et faire de ce Mitridate une ode aux faux-semblants rageurs, insolents et sans doute impénitents. La musique de Mozart devrait pouvoir retrouver une place solide dans un début d’année 2016 où l’insubordination peine à se faire valoir. Par Guillaume Malvoisin

MITRIDATE, opéra du 26 février au 1er mars à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr

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Dans l’océan de la littérature, ouvrir la porte du souvenir suffit pour déverser un flot de spontanéité, d’authenticité, tout autant que d’intériorité. Et si cela prend une tournure fragmentaire, c’est encore mieux. Lorsqu’il lit pour la première fois les notes d’Yves Pagès, Benoît Bradel a déjà l’envie de « créer » autour de la mémoire collective. Le vidéaste et metteur en scène à la tête de la compagnie Zabraka décide de superposer l’œuvre de son copain écrivain – tout juste publié aux éditions de l’Olivier – à la prose poétique de Joe Brainard et ses très seventies séries I Remember. Résultat : [Je te souviens] est un condensé de 1940 à nos jours, formé de centaines de réminiscences grappillées de-ci de-là dans les écrits des deux auteurs. Chronologiquement éloignés, Pagès et Brainard semblent étrangement faire renaître d’une même voix une société plurielle, portée par le performeur Gaspard Delanoë, seul sur le plateau. Des boîtes blanches amoncelées devant lui s’échappent en vrac des images contrastées : frénésie des rues new-yorkaises, micro-récits, émois adolescents, visage croisé dans le métro, heures sombres de l’occupation, anecdotes du quotidien... Une impression de « déjà vu » qui n’est ici pas pour déplaire, mais qui génère un jeu de miroir espiègle avec nos propres existences individuelles. Par Claire Tourdot – Photo : Elizabeth Carecchio

[JE TE SOUVIENS], pièce de théâtre du 29 mars au 1er avril au Théâtre Dijon-Bourgogne www.tdb-cdn.com


LA MÉNAGERIE DE VERRE Texte

QUELQUE CHOSE DE POSSIBLE

Tennessee Williams

Écriture et collaboration artistique

traduction

David Sanson

Isabelle Famchon

Mise en scène, écriture et scénographie

mise en scène et scénographie

Aurélia Guillet

Daniel Jeanneteau

AVEC SOLÈNE ARBEL, PIERRIC PLATHIER, DOMINIQUE REYMOND OLIVIER WERNER

AVEC ANNE CANTINEAU, MIGLEN MIRTCHEV, PHILIPPE SMITH, AURÉLIA GUILLET ET JÉRÔME CASTEL EN ALTERNANCE AVEC VINCENT MOUGEL.

COPRODUCTION DU CDN BESANÇON FRANCHE-COMTÉ

COPRODUCTION DU CDN BESANÇON FRANCHE-COMTÉ

Du 3 au 5 mars 2016

Du 16 au 18 mars 2016

AU CDN - GRANDE SALLE

www.cdn-besancon.fr 03 81 88 55 11 Avenue Édouard Droz 25000 Besançon ARRÊT TRAM : PARC MICAUD

AU CDN - GRANDE SALLE


focus

Michel Butor

Lever l’Æncre

Queer moustache Alors que les Français se déchirent autour de la loi sur le mariage pour tous, à Besançon, le collectif XYZ émerge face aux réactions homophobes. Le cinéma étant considéré depuis ses origines comme un art fédérateur, le collectif crée en 2014 le festival Hors-clichés. Il s’agit, par le biais des films, de faire connaître la culture queer et ainsi, de lutter contre les discriminations liées au genre, au sexe, à la sexualité et encore davantage. La programmation de cette seconde édition du festival met l’accent sur le thème de l’immigration. De nombreux films étrangers sont à l’affiche afin d’apporter un éclairage international aux questions soulevées comme Reaching for the moon du réalisateur brésilien Bruno Barreto, ou encore Story of our lives du collectif kenyan The Nest. Hors-clichés n’est pas un festival communautaire mais bien une manifestation tout public, avec une sélection de films pour la jeunesse et où le prix de la séance est libre afin que chacun ait accès aux projections. « On a envie de faire un événement ouvert, ne pas recloisonner là où on a envie de décloisonner », soulignent les membres de l’organisation. D’autres temps forts sont annoncés au sein de ce festival et notamment une exposition au FJT Les Oiseaux du travail photographique de l’artiste belge Géraldine Jacques. Avec grâce et légèreté, sa série Rhizome explore ainsi la frontière entre féminité et masculinité par le biais du travestissement. Par Florence Andoka

HORS-CLICHES,

festival de cinéma du 11 au 20 février, à Besançon www.collectifxyzbesac.blogspot.com Visuel : Extrait de Rhizome de Géraldine Jacques www.rhizomeproject.tumblr.com

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Le festival Poés’arts première mouture est d’abord l’occasion pour les éditions Æncrages & Co de fêter leurs 10 ans de présence en Franche-Comté. À l’occasion du Printemps des Poètes 2016, le festival investit pour trois jours l’abbaye de Baumeles-Dames avec des plasticiens et auteurs publiés par la maison. Fondé en 1978 par Roland Chopard alors installé dans les Vosges, cet éditeur a bâti sa réputation sur son atelier de typographie à l’ancienne et publie autant de la poésie que des artistes contemporains. Menacé par deux incendies – le dernier remonte à 2006 et a détruit une bonne partie du catalogue – Æncrages tient bon et persiste et signe : l’art se diffuse et se partage. On retrouvera donc à l’abbaye de Baume-les-Dames, quatre artistes sur le thème de l’alliance et du dialogue entre l’image et le texte. Outre les œuvres picturales de Jean-Michel Marchetti, Philippe Agostini, Aaron Clarke et JeanClaude Terrier, des lectures, performances, tables-rondes et ateliers ouverts se feront en compagnie de Michel Butor, Philippe Claudel, Françoise Ascal, Sabine Huynh, Déborah Heissler, Claude Louis-Combet, Jacques Moulin ou Martine Jacquemet... Un programme foisonnant partagé entre têtes d’affiche et plumes et regards d’ici. Par Baptiste Cogitore – Photo : Nicolas Walterfaugle

POES’ARTS,

festival de poésie et d’Art contemporain du 4 au 6 mars à l’abbaye de Baume-les-Dames et aux ateliers d’Æncrages & Co www.aencrages.com



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Nouvelle ère

Welcome to cabaret ! « Les grandes tâches critiques n’excluent pas le plaisir. » Bertold Brecht l’affirme et le démontre par l’heureuse décadence qui parsème ses pièces. En 1928, L’Opéra de quat’sous est l’un des plus grands succès théâtraux de la République de Weimar, bien que bâti sur un malentendu. Car derrière les lumières et les numéros de cirque, les fards et les meutes de clowns, se profile une société allemande de l’entre-deux-guerres corrodée par la montée d’une utopie destructrice. Transposé dans les bas-fonds de Londres, le récit est celui d’une guerre des clans animée par une lutte pour le pouvoir et le cœur à prendre d’une fille de gangster. Éric Perez et Olivier Desbordes redonnent à ce divertissement 100 % satirique sa valeur originelle : la parole mordante de Brecht – associée aux codes du cabaret – fait rejaillir le carnavalesque de nos existences. Tout n’est que fantasmes, illusions et faux-semblants pour le plus grand plaisir d’un auditoire que le maître allemand voulait intentionnellement très large. Le livret du compositeur Kurt Weill ajoute à cette fusion des genres, associant sans complexe consonances jazz, références à Bach, à l’opérette et au chœur luthérien. Depuis, La Complainte de Mackie – chanson d’ouverture de l’opéra – est passée à la postérité en s’élevant au rang de standard de jazz. Une célébration populaire qu’on ne se lasse pas de redécouvrir.

C’eût été une (belle) surprise si nous n’avions pas déjà saisi les signes d’une ouverture certaine : les Percussions de Strasbourg s’associent au duo Ork, adepte d’une esthétique hybride entre sonorités électriques et acoustiques, d’un voyage sans limites vers le rock, le jazz et les musiques contemporaines. Une collaboration en forme de concert offrant relectures des productions du duo – qui vient tout juste de sortir son premier album Orknest –, et interprétations de deux pièces : 6 Marimbas de Steve Reich, et 24 Loops de Pierre Jodlowski. Quand l’homme et la machine se rencontrent… L’instant – qui s’annonce réjouissant – est aussi l’occasion de constater les nouvelles amitiés gravitant autour de l’ensemble contemporain. Olivier Maurel, moitié du duo Ork, a rejoint les Percussions l’année dernière, quand Pierre Jodlowski, compositeur adepte de l’interdisciplinarité et de la porosité des genres, est un fidèle compagnon de route de son nouveau directeur artistique, Jean Geoffroy. « Partir du rock, s’en affranchir, pour mieux y revenir, questionner le répertoire contemporain à l’aune de cette musique, forte et généreuse, c’est là le sens de cette rencontre entre Ork et les Percussions de Strasbourg », écrit-il. Cette programmation judicieuse vient ratifier la libre circulation souhaitée – et encore trop rare (quoi qu’en disent les fanatiques du conservatisme) – entre le répertoire classique et les musiques actuelles. Par Cécile Becker

Par Claire Tourdot – Photo : Nelly Blaya

L’OPÉRA DE QUAT’SOUS, opéra le 1er mars au théâtre La Coupole, à Saint-Louis www.lacoupole.fr

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LES PERCUSSIONS DE STRASBOURG & ORK, concert le 18 mars au Théâtre de Hautepierre www.percussionsdestrasbourg.com


LO VE

GIR

LS

AN

DB OY S!

MA 01.03.16

20H00

MICHEL EDELIN SEXTET FLUTE FOREVER

© Sylvain Gripoix

Giulia Andreani, Miss Europa, 2014

WE

Ludivine Issambourg, flute, alto-flute Naïssam Jamal, flute, näi / Fanny Menegoz, piccolo, flute, alto flute Michel Edelin, flute, alto flute, bass flute Peter Giron, double bass / John Betsch, drums

MA 08.03.16

20H00

GÉRALDINE LAURENT “AT WORK”

Géraldine Laurent, alto saxophone / Pierre de Bethman, piano Yoni Zelnik, double bass / Donald Kontomanou, drums

ME 16.03.16

20H00

B A S T I O N !

POL BELARDI’S FORCE + STRINGS CONDUCTED BY

LYNN MOHR Lynn Mohr, direction Pol Belardi’s Force Orchestre Estro Armonico

MA 22.03.16

20H00

EVE RISSER

WHITE DESERT ORCHESTRA

Antonin Tri Hoang, sax alto, clarinette, clarinette basse Benjamin Dousteyssier, sax tenor & bariton Sophie Bernardo, basson / Eivind LØnning, trompette Fidel Fourneyron, trombone / Julien Desprez, guitare électrqiue Eve Risser, piano, piano préparé, compostion Fanny Lasfargues, basse Sylvain Darrifourcq, batterie, percussions

Bastion ! GIULIA ANDREANI, CÉLIE FALIÈRES, CAMILLE FISCHER, CAROLINE GAMON, AURÉLIE DE HEINZELIN, GRETEL WEYER Curateur : Damien Deroubaix

23.01.2016 – 25.02.2016 CENTRE CULTUREL REGIONAL DUDELANGE 1A, RUE DU CENTENAIRE, L-3475 DUDELANGE www.opderschmelz.lu

JAZZ

www.centredart-dudelange.lu


focus

Visions corsaires

Shooters, Alexis Beauclair, 2015, dessin paru dans le The New York Times le 26 juillet 2015

Strasbourg New York Perjovschi au Magasin à Grenoble, Wolinski à la BnF, Cabu à l’Hôtel de Ville de Paris, il semble que le dessin de presse soit à l’honneur dans les lieux d’exposition. Au Musée Tomi Ungerer, Fit to print rassemble des illustrations du New York Times réalisées dans le cadre d’un partenariat, par des élèves de la section illustration de la HEAR. Qu’est-ce qu’un bon dessin de presse ? Faut-il nécessairement que l’enjeu soit saisissable au premier regard, sans même que l’article qu’il accompagne n’ait été lu ? On découvre que le terrain n’est en rien borné ou normé, au contraire une kyrielle de styles et de couleurs enchante le regard. Les illustrations retenues seraient portées, au dire des textes accompagnant l’exposition, par un même « surréalisme conceptuel ». Sans se rendre à cette formule, il est vrai que les dessins présentés, tous réalisés à la main et très éloignés de la caricature au trait vif recèlent une douceur apparente, presque enfantine dans certaines illustrations dont on ne tarde pas à déceler la part obscure. En témoigne, le travail remarquable d’Alexis Beauclair, notamment pour une illustration accompagnant un article sur les difficultés inhérentes à la guérison du cancer. Un crâne glabre vu de dos et quelques tâches noires, pareilles à de vilains nuages, permettent de toucher à l’essentiel. Par Florence Andoka

FIT TO PRINT, exposition jusqu’au 10 avril au Musée Tomi Ungerer, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

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On s’étonnait presque au moment du 40e anniversaire de la disparition de Pier Paolo Pasolini en novembre dernier de voir si peu de commémorations, mis à part quelques publications éparses. Le message du poète et cinéaste italien avait-il été à ce point balayé par la répression triomphante ? Et pourtant, en visionnaire, il avait décrit dans ses Écrits Corsaires la situation préfascisante dans laquelle nous nous enfonçons aujourd’hui, nous accusant au passage de notre consentement. Heureusement, les cinémas Star poursuivent un cycle entamé avec des projections de Mamma Roma (1962) et Des Oiseaux petits et gros (1966). Au programme : Œdipe Roi (1967), Le Décaméron (1971) et Saló ou les 120 Journées de Sodome (1975), autrement dit un échantillon assez représentatif d’une œuvre ô combien sulfureuse. Et comme une bonne nouvelle n’arrive que rarement seule, la Maison de l’image poursuit elle aussi son cycle sur la “face documentaire” de Pasolini, avec un retour sur une œuvre qu’il a menée àparallèle de son travail de fiction. Le tout complété par deux films sur L’Afrique de Pasolini et sur Pasolini, la passion de Rome réalisés respectivement par Gianni Borgna et Alain Bergala, tous deux en 2013. Pour qui n’est pas familier de sa pensée, c’est l’occasion de s’y plonger pleinement, avec comme seul risque : une sidération totale ! Par Emmanuel Abela

PASOLINI : LA FACE DOCUMENTAIRE, cycle de projections les 4, 9, 11 et 18 février à l’Institut culturel italien de Strasbourg, à l’Auditorium des Musées de Strasbourg et à la Maison de l’image www.videolesbeauxjours.org PIER PAOLO PASOLINI, cycle de projections les 8, 22 et 29 février au Cinéma Star, à Strasbourg www.cinema-star.com


En mars et avril, l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole rend hommage à William Shakespeare à l’occasion du 400e anniversaire de sa mort.

OPÉRAT H É ÂT R E METZ MÉTROPOLE

THÉÂTRE MUSICAL 17 / 18 / 19 / MARS 2016

THE FAIRY QUEEN TEXTE WILLIAM SHAKESPEARE MUSIQUE HENRY PURCELL

A

BALLET 1ER / 2 / 3 / AVR. 2016

OPÉRA

BRITTEN 4 / 6 / 8 / MARS 2016

Réservations 03 87 15 60 60 opera.metzmetropole.fr facebook.com/OperaTheatreMetzMetropole twitter.com/OperaMetz

NOUVELLE PRODUCTION DE L’OPÉRA-THÉÂTRE DE METZ MÉTROPOLE DIRECTION MUSICALE DAVID T. HEUSEL MISE EN SCÈNE PAUL-ÉMILE FOURNY ORCHESTRE NATIONAL DE LORRAINE

EN COLLABORATION AVEC

FELIX MENDELSSOHN

AUTRES MANIFESTATIONS 23 MARS 2016 CINÉMA À L’OPÉRA

SHAKESPEARE IN LOVE 5 AVR. 2016 APÉRITIF-CONCERT

SHAKESPEARE À L’OPÉRA 8 AVR. 2016 CONCERT

VOICES OF SHAKESPEARE 15 AVR. 2016 LECTURE

DANIEL MESGUICH LIT SHAKESPEARE

GRAPHISME : CHRISTOPHE FERRY / PÔLE COMMUNICATION / METZ MÉTROPOLE. ©PHOTOGRAPHIE : GAËL LESURE. LICENCE D’ENTREPRENEUR DE SPECTACLES DE 1 ER, 2 E ET 3 E CATÉGORIES / 1-1022169 / 2-1022170 / 3-1022171.

MI SUMMER N I GHT’S REAM

LA MÉGÈRE APPRIVOISÉE LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ


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Oualid Ben Salem, Entre-Deux, 2010-2015

Quoi de neuf ? Mozart ! Idomeneo est créé à Munich en 1781 par un Wolfgang d’à peine 25 ans. On peut y entendre une fougue créatrice remuée par un compositeur toujours sur la brèche pour en découdre avec les utilités d’usages. On peut y entendre également les deux grands thèmes qui fonderont définitivement l’édifice mozartien. S’il n’a pas obtenu de réécrire le livret en allemand, c’est à l’italien qu’il confie cette marche au pardon amoureux et à l’affrontement de la mort. Le Viennois turbulent conduit là toujours plus loin son entreprise de rénovation des règles de l’opéra seria, en mêlant notamment aux exercices attendus des grands airs, des mouvements d’ensemble où l’ornement casse la baraque à plaisir. L’opéra du Rhin choisit la version dite « de Vienne » (Idamante est chanté par un ténor) et replace la partition de Mozart dans ses enjeux de déconstruction. Christophe Gayral, rejeton classe des années Robert Carsen, devrait polir Idoménée comme un reflet musical et thématique peu tranquille à La Flûte Enchantée. Choix qui sera d’évidence renforcé par la présence d’Hervé Niquet à la direction de l’Orchestre symphonique de Mulhouse et des Chœurs de l’OnR. On le sait habitué aux frasques du Baroque (cf. sa relecture insolente et ultra rapide du King Arthur), on le connaît à l’aise chez les contemporains. Niquet devrait avec Idomeneo secouer de façon bienvenue quelques dogmes séculaires comme la tolérance et la fraternité. Par Guillaume Malvoisin

IDOMENEO, opéra du 16 au 24 mars à l’Opéra de Strasbourg ; le 8 et le 10 avril au Théâtre de La Sinne, à Mulhouse ; le 17 avril au Théâtre de Colmar www.operanationaldurhin.eu

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Regard impersonnel La Chambre, espace d’exposition et de formation à l’image accueille Perspectives XV, restitution de huit mois d’accompagnement à la professionnalisation de cinq photographes résidents en Alsace : Guillaume Chauvin, Thomas Kalinarczyck, Laurent Odelain, Oualid Ben Salem et Baptiste Schmitt. Outre l’intention esthétique, les artistes ont été invité à réfléchir un modèle économique pour appuyer leur travail. Au mur, l’on retrouve le quotidien ukrainien illustré de manière documentaire ou encore des questions autour de l’identité, celle qu’on incarne dans la société et celle qu’on nous attribue. Une manière de redéfinir le monde et ses frontières. L’on croise par ailleurs des paysages entrevus lors d’un voyage en Irlande – nul besoin d’être décrits tant ils parlent d’euxmêmes – avec une Belfast coupée en deux, totalement oubliée et vivant au cœur du conflit… L’exposition est appuyée par des visites guidées, des ateliers pédagogiques ainsi qu’un livret pour enfants pour pousser la réflexion autour du travail de chaque photographe. L’occasion pour tous de retrouver l’art en toute chose, même dans des concepts au premier abord banals. On en ressort sans œillère ! Par Nour Mokaddem

PERSPECTIVES XV, exposition jusqu’au 28 février à La Chambre, à Strasbourg www.la-chambre.org


LES GIBOULÉES CORPS MARIONNETTE ESPACE OBJET FIGURE TEXTE MATIÈRE IMAGE

MÉTAMORPHOSES Véronique ARNOLD Gabriele CHIARI Frédérique LUCIEN

15 novembre 2015 > 27 mars 2016

DIDIER PAQUIGNON

17 janvier > 27 mars 2016

BIENNALE INTERNATIONALE DU 11 AU 19 MARS 2016 40ème ANNIVERSAIRE / 10 PAYS / 31 COMPAGNIES / 75 REPRÉSENTATIONS / 10 LIEUX

www.tjp-strasbourg.com LE TJP, CENTRE EUROPÉEN DE CRÉATION ARTISTIQUE

FONDATION FERNET-BRANCA

POUR LES ARTS DE LA MARIONNETTE

2 rue du Ballon - 68300 Saint-Louis

DIRECTION RENAUD HERBIN

www.fondationfernet-branca.org


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Am Stram Gram

Le rap des sentiments Intimiste, triste mais rêveur, le rap de Georgio, jeune artiste parisien, tranche avec les codes du genre et se refuse aux facilités qui font les « tubes » d’aujourd’hui. Le rappeur de 22 ans est loin de l’image de gangster qu’aiment se donner certains de ses pairs : quand les bling-blings et lunettes de soleil de marque deviennent la norme, lui affiche un t-shirt à l’effigie de London Calling du Clash dans son clip Rêveur (!). Son credo : l’authenticité et le souhait de se montrer tel qu’il est, sans artifices. Dans le spectre du rap français qui voit aujourd’hui s’affronter plusieurs écoles, d’un côté les « poids lourds » soutenus par de gros labels et totalisant des millions de clics sur le Net et de l’autre des artistes indépendants qui ont du mal à percer, Georgio a choisi l’indépendance. Pari gagnant. Après une première mixtape Une Nuit blanche pour des idées noires sortie en 2011 et les EPs Mon Prisme et Soleil d’Hiver, son premier album, le très réussi Bleu Noir sorti l’année dernière, a été entièrement financé par les fans du rappeur sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank. Si Georgio doit tout à la toile, il sort aujourd’hui de la sphère virtuelle et se produit régulièrement en concert, partageant la scène avec des grands du rap à l’image d’Oxmo Puccino. Une très belle interview croisée entre ces deux représentants de l’ancienne et de la nouvelle génération est d’ailleurs à visionner sur le site l’ABCDRDuSon. Par Paul Kempenich – Photo : Romain Rigual

Promouvoir la musique live et mettre en avant les artistes indépendants, c’est la volonté du Prix Ricard S.A Live, un tremplin jeunes talents qui, chaque année, élit un lauréat parmi de nombreux candidats disséminés sur tout le territoire. Ce dernier a l’opportunité de partir en tournée et de parcourir les festivals de France pendant toute une année. L’artiste est en plus accompagné pour l’enregistrement et la production d’un EP, le tout pour un budget total de 60 000 € dédié à l’accompagnement professionnel. Après FUZETA l’année dernière, le jeune artiste bordelais Vincent Jouffroy alias I am Stramgram décroche le gros lot. Le jury de professionnels a été conquis par son univers pop-folk-électro dans lequel il traverse avec naïveté souvenirs et sentiments de l’enfance. Un univers propre, un peu barré, coloré et drôle appuyé notamment par le projet The Patchworkitsch Triptyque, un assemblage d’images et de sons, diffusé sur Internet. À la guitare et au chant, accompagné par quatre batteurs et percussionnistes, l’artiste expulse dans Eaten Alive, son premier titre enregistré en live : un rock puissant et chiadé. La tournée est d’ores et déjà annoncée et passera par Nancy. I am Stramgram y partagera la scène avec le groupe belge de pop-rock acoustique Puggy, cinq ans d’expérience scénique au compteur, et avec les Lillois de Rocky qui mêlent à la perfection chant, house, trip-hop et pop-rock. Une soirée électrique. Par Paul Kempenich

GEORGIO, concert le 17 mars à La Souris Verte, à Épinal www.lasourisverte-epinal.fr

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I AM STRAMGRAM, concert le 31 mars à L’Autre Canal, à Nancy www.lautrecanalnancy.fr


Marion Fayolle, « La Conscience de soi », 2013-2015, dessin illustrant l’article Secret Ingredient For Success paru dans The New York Times le 20 janvier 2013, Coll. de l’artiste © Marion Fayolle

Illustrations de presse, de Strasbourg au New York Times

16 JANVIER - 10 AVRIL 2016 MUSÉE TOMI UNGERER— CENTRE INTERNATIONAL DE L’ILLUSTRATION WWW.MUSEES.STRASBOURG.EU

Cette exposition est organisée en partenariat avec la Haute école des arts du Rhin (HEAR)


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Corps perdu

Ouaf de fin Depuis son ouverture en 2010, la galerie Toutouchic aura accueilli dans son petit espace quelques 35 artistes, donnant la priorité à une création contemporaine émergente marquée par la culture populaire, le graphisme, l’amour de la matière, du cristal au carton. Pour ses fondateurs, Vanessa Steiner et Cédric Shili, son 5e anniversaire est aussi le moment d’un au revoir : la galerie, entièrement gérée en bénévolat, fermera ses portes à l’issue d’une dernière exposition. « Nous évoluons dans un contexte où maintenir l’activité d’un lieu en bossant à l’énergie était devenu difficile, explique Cédric. On a un vrai sentiment d’aboutissement, surtout après ce partenariat avec le Centre Pompidou-Metz et Tania Mouraud pour notre projet de peinture interactive. » Ce lieu unique à Metz s’éteint donc faute de temps et de moyens à y consacrer. Mais l’envie de Vanessa et Cédric de poursuivre leurs projets sous d’autres formes, notamment des expositions hors les murs, a également motivé ce choix. Pour ce dernier rendez-vous, Toutouchic a réalisé un beau catalogue, assorti de commentaires des partenaires et des artistes, qui revient sur cinq années de création. L’exposition s’inspirera du graphisme et de la typographie de ce dernier. Les visiteurs pourront en acquérir un exemplaire gratuit lors du vernissage et du finissage, agrémentés respectivement d’un DJ set de Lord Gogo et d’un concert de Floating Arms. Par Benjamin Bottemer

CINQ SAISONS AU TOUTOUCHIC, exposition du 6 février au 27 mars à la galerie Toutouchic, à Metz www.letoutouchic.com

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Un OVNI est en orbite autour de la terre : c’est Loretta Strong, cosmonaute délurée en péril. Steve Morton, son compagnon de voyage, est mort ; elle décroche son téléphone pour lancer des SOS à travers l’éther : à M.Drake sur le plancher des vaches, à sa collègue Linda dans un autre satellite, à des vénusiens, des plutoniens, des hommes-singes de l’Étoile Polaire, des rats et des chauves-souris. Pour accomplir sa mission, elle doit absolument se reproduire, fut-ce avec toutes les créatures (ou objets) qui passent à sa portée. Ce vrai-faux monologue échevelé et délirant, où l’on ne perçoit qu’un dialogue tronqué d’un seul côté du fil, est l’œuvre de Copi, auteur argentin qui s’installe en France en 1963, d’abord connu pour ses dessins humoristiques publiés dans Le Nouvel Observateur, puis dans Hara-Kiri et Charlie Hebdo. Figure de la contre-culture et du mouvement gay, il se consacre à l’écriture et à la mise en scène au côté de Jérôme Savary notamment. Selon le metteur en scène Gaël Leveugle, c’est le corps de Loretta qui constitue l’enjeu de cette œuvre : il provoque, performe, dévore, expérimente, s’ouvre à l’intrusion. Écrit en 1974, Loretta Strong est un objet punk, revendicatif, terrain de jeu et d’expérimentations, joyeusement trash : une incarnation des caricatures dessinées de son créateur. Par Benjamin Bottemer – Photo : NASA

LORETTA STRONG, pièce de théâtre du 1er au 11 mars au théâtre de la Manufacture, à Nancy www.theatre-manufacture.fr


N° de licence entrepreneur du spectacle : 1050935 - 936 - 937

trio

SaiSon De PrintemPS 2016

lacoupole.fr ©

1-1024928 / 2-1024929 / 3-1024930 Anne Van Aerschot

20:30

L.E.S :

04.03 www.arsenal-metz.fr

Conception : starHlight ~ Photographie : © Sylvaine Stehly

vendredi

ARSENAL MUSIQUES ET DANSE

Danse

METZ

17.03.16 20H JEUDI

ANNE TERESA DE KEERSMAEKER / ROSAS GOLDEN HOURS (AS YOU LIKE IT)


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Agneau de Dieu La folie de Titania, sur Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, Paul Gervais

Duo de Briton à Metz Comme souvent chez Shakespeare, la chose est simple à résumer. Pour le Midsummer Night’s Dream : deux couples d’amoureux transis, une dispute, une potion et une troupe de comédiens amateurs qui prépare une pièce pour le mariage d’un prince. C’est le solstice d’été et une forêt épaisse révèle ses secrets. Et Benjamin Britten, l’autre grand compositeur briton avec Purcell, de s’emparer de ce cauchemar incontrôlable adolescent et de ses secrets pour faire entendre, plus de 350 ans plus tard, les collisions de mondes antagonistes. Avec Le Songe d’une Nuit d’Été, Britten se toque avec une joie et une patience égales de livrer aux règles strictes de l’opéra, le génie incontrôlable de Shakespeare. C’est ce pari insensé que s’est lancé l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole pour cette production menée par David T. Heusel (direction musicale) et Paul-Émile Fourny (mise en scène). Cinq chanteurs, dont Fabrice di Falco (Obéron), chanteront pour la première fois sur le plateau de l’Opéra-Théâtre. La nouveauté devrait mettre à distance des regards les brumes et les maléfices shakespeariens réanimés par Britten. Au moment de nos existences où les grands fauves secouent le monde pour le déchirer à profits, monter ce morceau de choix de Britten est un acte symbolique. Le petit lutin Puck peut sourire aux anges et ce bon vieux Quince de répéter : « Si on peut faire comme ça, alors tout va bien. » Tout va bien en effet, faisons comme cela. Par Guillaume Malvoisin

Voilà un défi qui n’est pas commun : faire revivre le répertoire de la musique sacrée et profane du XVIIe française. C’est sans compter l’esprit d’aventure d’une figure aussi singulière que Sébastien Daucé. Organiste et claveciniste qui s’est produit sous la direction de Kenneth Weiss – magnifiques Madrigaux de Monteverdi ! – Gabriel Garrido et tant d’autres, chef d’orchestre lui-même, il n’aime rien tant que de fouiller pour nous dénicher des pièces dont on méconnaît l’existence. À la tête de l’ensemble Correspondances, il a réuni des chanteurs et instrumentistes épris comme lui du répertoire du Grand Siècle français. Avec cette particularité qu’il dirige son ensemble de son orgue ou de son clavecin, Sébastien Daucé l’a amené à se produire aussi bien en France, qu’en Allemagne ou en Suisse. Et même au Japon. Son premier enregistrement, il l’a consacré à Marc-Antoine Charpentier, ce qui a suscité, au-delà des nombreuses récompenses, la comparaison avec la démarche initiée par William Christie et ses Arts Florissants. Ce sont justement les Motets pour la Semaine Sainte qu’il vient interpréter, des compositions à vocation liturgique et à la forte charge symbolique destinées aux grandes cathédrales mais aussi aux espaces plus intimistes des couvents. On le sait, le baroque est le style de l’immédiateté, il est paradoxalement tout à fait approprié pour installer une autre temporalité, plus longue, plus diffuse, plus intérieure, qui invite à une réflexion profonde sur le sens du Sacrifice et de la Rédemption. Par Emmanuel Abela – Photo : Joseph Molina

A MIDSUMMER NIGHT’S DREAM, opéra du 4 au 8 mars à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole www.opera.metzmetropole.fr

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ENSEMBLE CORRESPONDANCES, concert le 1er mars à l’Arsenal, à Metz www.arsenal-metz.fr


Orgy in Rhythm Ça serait lui faire injure que de dire de lui qu’il est le gardien du temple afrobeat, ou qu’il serait l’héritier de Fela. Ou pire encore, une mémoire. Non, le batteur Tony Allen est afrobeat, il est l’essence même du genre, sa chair et son sang. Au côté du maître Fela, il a posé les bases même d’une structure, un son. Aujourd’hui, qu’il se produise avec le génial Finlandais Jimi Tenor ou en sideman de prestige au côté de Damon Albarn, ou même et surtout en solo, il est porteur de la même impulsion initiale, essentielle et viscérale. Il le fait avec toujours autant d’intégrité et un brin de gravité renforcée – le poids de la sagesse, sans doute. Qu’on écoute Film of Life, son dernier enregistrement, et on se retrouve plongé dans un univers qui n’a rien à envier à ses plus belles heures, celle du chef d’œuvre, parmi tant d’autres au sein d’Africa 70, Coffin for Head of State en 1981 ou quand il ferraillait aux baguettes avec Ginger Baker, l’ex-Cream et Blind Faith – sans doute l’un des meilleurs batteurs de la pop – en 1974, dans une joute rythmique céleste. Plus de 40 ans nous contemplent, et rien n’y fait : la ferveur est là, la fraîcheur aussi avec ces embardées trip hop que ne renieraient pas les membres de Massive Attack en grands fans eux-mêmes, et on ne parle pas de l’esprit de contestation. Lequel en cette période de doute planétaire nous semble plus salutaire que jamais ! Par Emmanuel Abela

TONY ALLEN, concert le 26 février à la BAM, à Mtez www.trinitaires-bam.fr

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Une balade d’art contemporain Par Sandrine Wymann et Bearboz

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Rencontres

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Émilien Tessier 14.11

Maillon

Strasbourg

Par Marie Bohner Photo : Olivier Roller

La Mélancolie des dragons, pièce mise en scène par Philippe Quesne, vient de se terminer. Une représentation irréelle, hors du temps. Le lendemain des attentats parisiens, l’infinie douceur de ce spectacle vibrant est venue, le temps d’un instant, panser nos plaies béantes. La blancheur cotonneuse de son décor, ses bulles légères et l’élégance atypique des comédiens est passée, comme un gros câlin, danser un slow nostalgique avec nous au son de Still loving you. C’était un moment de charme dont nous avions besoin, urgemment. Émilien Tessier est l’ambassadeur de ce charme-là, au royaume des comédiens. D’abord géomètre de profession, il est passé par la pratique du théâtre amateur avant de se professionnaliser peu à peu. « J’ai commencé très jeune. Je venais d’un milieu très modeste et je ne pensais pas pouvoir en faire mon métier. On ne sait pas pourquoi on est attiré par ça, par ce plaisir d’interpréter des choses. J’ai fait du théâtre amateur à 16 ans, dans la commune rurale dans laquelle j’habitais, on présentait des mélodrames. Ce n’était sûrement pas de grande qualité, mais j’en garde des souvenirs formidables. » Il en retient une sorte d’humilité, une reconnaissance envers ceux qui lui ont permis de vivre de son art. Ses expériences les plus marquantes ? « Probablement la rencontre avec les metteurs en scène avec qui j’ai travaillé au TNB à Rennes : Matthias Langhoff, Benno Besson, Coline Serreau... La rencontre avec Robert Cantarella aussi. Ils ont été des déclencheurs, ce sont des gens qui m’ont fait confiance, avec qui j’ai osé des choses, parce qu’ils m’ont proposé des rôles inté-

ressants. Et puis maintenant, il y a mon travail avec Philippe Quesne, bien sûr. » De 1976 à aujourd’hui, Émilien Tessier a joué dans un nombre impressionnant de pièces de théâtre, au côté de metteurs en scènes aussi reconnus que controversés parfois : les pré-cités, mais aussi Dominique Pitoiset, Pierre Debauche et Julien Fišera, entre autres. Philippe Minyana fait aussi partie de la famille de théâtre, discrète et fidèle, d’Émilien Tessier qui se souvient : « C’est très intéressant de travailler avec des auteurs vivants. Quand on travaillait avec Philippe Minyana, il m’avait appelé un jour en me disant : “Je suis en train d’écrire un truc, et quand je l’écris j’ai besoin d’entendre ta voix, car tu vas faire partie de la distribution.” Évidemment c’est toujours agréable d’entendre ça ! » Dans le théâtre qu’il fréquente aujourd’hui, et depuis plusieurs années déjà, l’identité de l’acteur, – sa présence singulière –, est ce qui détermine le rapport au metteur en scène. De Robert Cantarella à Philippe Quesne, l’idée est la même : c’est la façon d’être d’Émilien, sa manière d’exister dans l’espace, qui les intéresse et non sa façon d’interpréter pour devenir quelqu’un d’autre. Il s’agit aussi d’un théâtre souple, qui se construit chemin faisant. « Avant d’avoir sa compagnie, Philippe [Quesne] était scénographe pour Robert Cantarella, avec qui on a travaillé ensemble. J’aimais bien ce qui se passait alors en répétition : il ne prévoyait pas de décor a priori, il attendait de voir ce qui se passait sur le plateau. Il amenait des éléments au fur et à mesure. Une échelle, un machin, un objet... Le spectacle se fabriquait en fonction de ce qui s’y passait, de ce qui s’y disait. » Cette façon d’avancer en mettant, tranquillement, un pied après l’autre, est une qualité que Robert Cantarella apprécie tout particulièrement chez Émilien Tessier : « Le paradoxe est d’être à la fois sensible au présent, (ne dit-t-on pas qu’un acteur a de la présence ?), et d’autre part, de pouvoir tout anticiper (les répétitions servent à donner l’illusion d’une première fois tous les soirs). Émilien Tessier sait exactement tenir ces deux qualités sans jamais départager la tension. Je le connais depuis trente années maintenant, j’ai fait avec lui plus de vingt spectacles, je suis toujours aussi surpris, charmé et étonné par ce qu’il est capable de faire en se laissant transformer par une situation, un texte, un partenaire, en dessinant avec une précision de chirurgien, le dessin de son jeu. Tous les soirs, pour toutes les représentations, il marche sur le fil de ces deux précipices. »

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Dans La Mélancolie des dragons, Émilien Tessier a une présence insolite. C’est un corps aux mouvements maladroits mais tranquilles, au sommet duquel un visage aux mille ridules accueille des yeux pétillants de malice. Une longue perruque de cheveux noirs pour accompagner l’ensemble, évidemment. Le déguisement est quelque chose qui lui sied tout à fait, comme l’affirme Julien Fišera : « Émilien aime déconner. On l’a vu affublé de toutes sortes de perruques, avec un nœud rose dans les cheveux, faisant le pitre, s’étouffant avec une écharpe ou jouant l’homme-caoutchouc... » Il évolue dans l’univers de La Mélancolie des dragons comme un poisson dans l’eau. Ce spectacle semble être son milieu naturel. Émilien Tessier est l’un de ces dragons en voie de disparition, une espèce rare. Il est drôle, d’une façon désarmante et cocasse, très en nuances. Il explique : « Il y a une espèce d’émerveillement sur les choses, de naïveté. Mais il ne faut pas tricher non plus. Parfois on peut frôler le gag. On aime bien quand les gens rient, c’est très agréable bien sûr, mais il ne faut pas tomber dans le café théâtre. Je n’ai rien contre le café théâtre, mais ce n’est pas ce qu’on veut faire. » Une façon d’être due à la longueur du texte : « Il y a peu de texte. Les personnages sont différents : souvent dans le théâtre classique les personnages ont une dimension psychologique. Ce sont des rapports de force, des rapports amoureux, des tensions, des conflits. Chez Philippe il n’y a plus de conflits du tout. Il y a des gens qui montrent des choses, qui en parlent, qui analysent une situation. C’est nous qui sommes là. » Il semble éprouver un soulagement à sortir de ces rapports de force.

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Émilien Tessier est un être doux. Être acteur ? « C’est peut-être un moyen privilégié de communiquer, comme d’autres le font par la peinture ou par la musique... On peut dire des choses qu’on aurait peut-être du mal à exprimer dans la vie. C’est un moyen détourné de parler, c’est un peu plus facile. » Il est heureux à cette place de comédien, et n’a pas d’autres ambitions : « Je ne me sens pas capable de mettre en scène, de diriger, ou même d’écrire. Je ne saurais pas faire ça. Certains le font tellement bien déjà. Moi j’ai juste envie de travailler avec des gens que j’aime bien et qui me font confiance. J’ai envie d’être dirigé plutôt que le contraire. » C’est bien d’amour qu’il s’agit, toujours, dans les rapports entre les comédiens et les metteurs en scène. C’est cet amour qu’Émilien Tessier accepte avec un étonnement toujours renouvelé et qu’il rend au centuple, dans sa manière d’être au plateau mais aussi en dehors. « On dit que le théâtre est une famille, dit à ce sujet Julien Fišera. Je n’en sais trop rien, mais quand je vois Émilien je me dis qu’il œuvre beaucoup pour nous rappeler avec tout son amour et sa délicatesse que l’on vient tous du même endroit. » Quand on lui demande quel rêve de théâtre il n’a pas encore assouvi, voici la réponse d’Émilien Tessier : « Je ne sais pas très bien ce que je suis capable de faire, je ne rêve pas de rôles en particulier. J’ai juste envie de continuer avec des gens qui croient un peu en moi, qui pensent que je ne suis pas encore trop vieux. [Rires] » Vieux ? Qui ça, vieux ?


Bouli Lanners 14.12

Star St-Exupéry

Rencontres

Strasbourg

Par Emmanuel Abela Photo : Henri Vogt

Pour votre dernier film, Les Premiers, les derniers, l’élément déclencheur est une peinture du Gréco. Est-ce sa tonalité blanche que vous avez souhaité développer dans vos magnifiques plans de nuage ? Dans L’Enterrement du Comte d’Orgaz du Gréco, on trouve des détails de tapisseries qui sont comme des micro-peintures expressionnistes plus de 3 siècles en avance. Ces ciels m’ont toujours impressionné, tout comme ceux de Constant Permeke dans la peinture expressionniste flamande. Le film est construit sur des trajectoires, la ligne droite fixée par l’installation de l’aérotrain désaffectée puis des lignes obliques qui se croisent, se décroisent et se recroisent. C’était très important pour moi de les faire se croiser. J’avais même dessiné un plan pour expliquer comment les personnages se déplaçaient dans l’espace. La rampe de lancement de l’aérotrain me permettait d’avoir deux personnages en cavale mais de manière rectiligne, au-dessus de la société et au-dessus du monde, en train d’échapper à tout.

Le film porte sur la maladie et la mort, on vous sent en quête de divin avec la présence très troublante de Jésus. Cette question du divin a toujours été essentielle pour moi. Je suis de culture catholique, mais j’ai cherché à échapper à la messe – on allait plutôt au bistrot. J’ai fortement cabossé ma foi, elle n’est plus catholique, mais chrétienne, basée sur le message de partage du Christ, un message de gauche. Mais nous faisons partie de cette génération qui a eu peur de parler de la foi. Là, j’ai eu envie d’affirmer cette part de mysticisme. Dans cette quête du divin, vous faites intervenir Max Von Sydow, la figure qui manifestait son doute profond dans le Septième Sceau de Bergman. Le choix de Max était de l’ordre du fantasme. Jamais je n’aurais pu imaginer que ça puisse se passer aussi facilement. C’est le gars de la vieille école, pendant les 3 jours de tournage, il s’immerge totalement dans le projet. Sa marque de respect dans le travail me sidère. Il y a aussi cette présence, on attend quelqu’un face à lui, ça ne peut pas être n’importe qui : Michael Lonsdale était la bonne personne. J’ai demandé à Max de chanter, parce qu’il fallait que ça touche Gilou [le personnage incarné par Bouli Lanners lui-même, ndlr]. Vous savez, ça n’est pas cartésien l’écriture, on tente et on constate qu’il se passe quelque chose. On suppose une émotion particulière en tant qu’acteur et réalisateur de se retrouver là, au milieu de nulle part avec Max Von Sydow et Michael Lonsdale… Quand je les ai vus arriver, je me suis dit qu’il fallait vraiment assurer. Et puis, j’avais une crainte : nous devions retrouver le même soleil que lors du tournage dans la Beauce un mois auparavant. Ce seul jour-là, sur près d’un mois, il a fait beau en Belgique. Nous avons été bénis des Dieux, c’était vraiment miraculeux !

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John Giorno / The Thurston Moore Band 23.11

Centre Pompidou-Metz

Texte et photo : Sébastien Grisey

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Lundi 23 novembre 2015, le tout-Metz culturel se presse au bar du Centre Pompidou-Metz. La soirée est exceptionnelle, immanquable même. Deux légendes sont présentes pour la clôture de l’exposition Warhol Underground : John Giorno et Thurston Moore. Ces deux hommes incarnent à eux seuls plus de 50 ans du mythe New York. En 1963, John Giorno, jeune poète fréquentant l’underground new-yorkais, fut l’acteur principal du tout premier film d’Andy Warhol, Sleep. 321 minutes pendant lesquelles Warhol caresse littéralement de son objectif le corps nu de Giorno endormi sur un lit. Le film fit scandale lors de sa première projection et Giorno entra sans le savoir dans la légende de la Factory dont il reste un habitué. Il fut également proche de William Burroughs et fonda en 1965 Giorno Poetry System, sorte de label non-lucratif qui publia, entre autres, une quarantaine d’albums musicaux dont la compilation A Diamond hidden in the mouth of a Corpse en 1985, sur laquelle on retrouve alors un jeune groupe déjà très prometteur, Sonic Youth, emmené par un énergumène d’1m98 âgé de 27 ans : Thurston Moore. Ce soir à Metz, Giorno, 79 ans, incroyablement fringant au regard de la quantité de drogues et d’alcool dont il ne se cache pas s’être délecté dans sa folle jeunesse, ouvre le bal par deux poèmes. La poésie est ici récit, il n’est nulle question de quatrains ni de rimes, la forme est celle du souvenir, de l’histoire racontée avec intensité, dans un anglais limpide qui ne nécessite aucune traduction. Le corps est âgé mais vibre plus que jamais, se tord, s’élance et les yeux de Giorno brillent comme deux étoiles quand il raconte comment Andy Warhol et lui se sont embrassés, en larmes, à l’annonce de l’assassinat de J.F. Kennedy, le 22 novembre 1963, « drinking each others tears ». La mort à nouveau quand il relate la stupeur de Warhol et leur périple dans Manhattan, sous la pluie, alors qu’on vient de leur annoncer le suicide d’un autre phénomène de la Factory : le danseur Fred Herko qui venait de se jeter nu par la fenêtre d’un appartement sur un air de Mozart. Chacun dans la salle est conscient de l’extrême chance qu’il a d’entendre le récit de ce dernier témoin d’une époque qui n’existe plus que dans les livres et dont les survivants ont presque tous disparu.

S’ensuit une discussion entre Giorno et Florence Ostende, commissaire de l’exposition Ugo Rondinone : I love John Giorno au Palais de Tokyo. On montre des photos et Giorno raconte, sans se faire prier : « Andy m’a appelé, il venait d’acheter sa première caméra, une Bolex 16mm, et voulait la tester. J’étais à poil en train de faire la vaisselle, on avait fait une fête pas possible la veille, j’avais une sacré gueule de bois, je lui ai dit de passer. » 50 ans de souvenirs se bousculent dans la mémoire de Giorno. On aimerait passer la nuit entière à parler avec lui, mais l’heure tourne et Thurston Moore rejoint la scène de l’auditorium pour terminer la discussion. Les vieux amis se tapent dans le dos, Moore raconte la première fois qu’il a téléphoné au Giorno Poetry System : Giorno était sorti faire une course, c’est William Burroughs qui a décroché, Moore ne s’en est toujours pas remis. Quelques bières et une digne première partie plus tard le public se retrouve dans le studio du CPM. Surprise, c’est Giorno qu’on retrouve au centre de la scène, au micro, entouré de Thurston Moore et du groupe. Ça n’était pas au programme et ce sera le vrai moment de magie de cette soirée. Giorno nous offre son poème le plus récent, dont personne ne croira que le choix soit dû au hasard, une semaine après le massacre du Bataclan : « God is man made. » Giorno a mis un an et demi à écrire ces 5 minutes d’incantations. D’abord seul dans un silence d’église puis progressivement rejoint pas la guitare bruitiste de Thurston Moore et le reste du groupe, emmené par la folle batterie d’un autre ancien de Sonic Youth, la machine Steve Shelley. Giorno quitte la scène, rayonnant, sous les applaudissements chaleureux d’un auditoire qui sait qu’il vient de vivre un moment unique. Thurston Moore lui, fait partie de cette génération d’artistes new-yorkais qui a eu la chance de côtoyer un temps les survivants mythiques des années 60 et qui a su puiser dans leur énergie et leur héritage pour perpétuer, au travers de sa musique, le mythe de New York. La grosse pomme n’est peut-être plus le fruit pourri, sale, dangereux et excitant qu’elle fût de la fin des années 60 au début des années 90 mais sa légende vit toujours. Thurston Moore (aujourd’hui expatrié à Londres) en aura fait ce soir-là la démonstration. Son rock si particulier, éternel combat entre mélodie et dissonance reste à la fois familier pour qui a longuement écouté Sonic Youth et pourtant toujours renouvelé. Le grand échalas à l’éternelle dégaine d’adolescent a beau avoir troqué ses chemises de bûcheron contre une chemise blanche impeccablement repassée, elle dépasse toujours de son pantalon. La tignasse blonde qui lui barre le visage quand il s’agite semble éternelle, comme son envie de faire un maximum de bruit avec quelques cordes d’acier et un peu d’électricité. Concert généreux et impeccable, le tout-Metz culturel peut repartir satisfait, ces mots de Thurston Moore en mémoire : « Nous sommes juste heureux d’être tous ensemble ce soir. »

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Rencontres

Gilles Coronado 14.11

Jazzdor

Strasbourg

Par Guillaume Malvoisin Photo : Éric Garault

En novembre dernier, au lendemain d’un vendredi fracassé, nous avons pu rencontrer Gilles Coronado, guitariste leader de la formation homonyme où ferraillent Franck Vaillant, Matthieu Metzger et Antonin Rayon. Coronado jouait à Strasbourg pour Jazzdor, terriblement vivant. Le quartet incendiaire sort son premier album en mars prochain, Au pire, un bien. Facile de jouer après les attentats d’hier ? Je ne me suis pas posé la question une seule seconde. Ne pas jouer, c’est aller dans le sens des ordures. Moi, j’aime jouer. Ce n’est pas facile. C’est un investissement de temps et d’émotion. J’aime ce moment d’apesanteur, je me sens bien la plupart du temps. C’est un moment que j’aime toucher avec les gens avec qui je joue, avec le public. Un moment où je peux me rencontrer dans ce flottement. C’est presque du vol libre. Enfin face à toi-même ? C’est assez égoïste, tu sais. Je fais de la musique surtout pour moi. Après je ne peux pas jouer tout seul tout le temps sans m’ennuyer. J’aime partager avec d’autres musiciens, puis ceux qui écoutent. Parfois, il y a quelque chose d’indéfinissable qui a lieu. Alors, ma vie est là. Je fais de la musique pour cela, oui.

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Au pire, un bien, l’album de Coronado qui sort en mars, est porté sur le paradoxe absolu. Cet album est porté sur les flux, les débits et les rythmes différents pour chaque musicien. Je voulais un album excessif dans son montage avec parfois un chant qui rendrait les choses plus claires. Je pensais même chanter un texte que j’aurais écrit. J’ai finalement demandé à Félix Jousserand d’écrire et à Katerine de le chanter. Je pensais travailler sur les doutes, qui sont constitutifs de ma personne... De ta musique également ? Certainement. Elle se veut assez rigoureuse aussi. Rigueur et joie dans les structures complexes, est-ce vraiment conciliable ? C’est un assemblage qui m’intéresse énormément. Cela fait 25 ans que je traque cette piste. Je n’ai pas la capacité d’être absolument rigoureux. Ma musique est soumise à une grande part d’aléatoire. Alors, je la laisse vivre. Revenons au paradoxe. J’aime beaucoup ça. Dire cela : il est trop tard pour se presser. Je demande beaucoup de rigueur aux copains musiciens. Ils ont cette consigne : surprends-moi, n’aie pas peur de faire un truc inattendu. C’est difficile de lutter contre les carcans qu’on s’impose. Il y a encore plein d’endroits où je me suis coincé tout seul. Mais je n’ai pas envie de musique free, j’aime les mouvements que la contrainte a su créer. On est obligés de chercher ensemble. La musique de Coronado est une musique collective.

Faite de fortes personnalités ? Oui, mais ce n’est pas antinomique. D’où un certain fourmillement. Oui, même dans les trucs cools, il y a de la tension. As-tu pu frotter ta musique à d’autres langages ? J’ai pu participer à des projets de danse, mais le milieu m’a vite saoulé. Je trouvais qu’on parlait trop avant de faire les choses. J’ai besoin d’action. Urgence à faire les choses ? Oui, c’est difficile de faire exister une musique. L’urgence est forcément là. C’est beaucoup plus difficile qu’avant. Il y a plus de musiciens qui ont de belles propositions, il y a moins de fric, le monde est devenu frileux dans son pré carré. Je ne fais pas de compromis, je fais la musique que je veux faire et j’essaie de tenir cette position. La musique de Coronado est au final assez visuelle. J’adore le cinoche, mais j’y vais très rarement. Je suis passionné par la BD. C’est un champ des possibles qui dépasse le cinéma, comme Chris Ware par exemple. C’est un vrai psychopathe avec des formats gigantesques ! J’ai un BTS de dessin industriel, le trait est une chose qui me touche énormément. Là aussi, il y a des contraintes qui deviennent des moteurs pour la créa. Pourquoi ce simple Coronado ? Parce que ce sera mon nom jusqu’au bout. Alors, pourquoi maintenant ? J’ai mis du temps à me décider à être le boss. Il y a eu un moment où je ne pouvais pas faire autrement, je me suis forcé et j’ai pu découvrir que je savais écrire de la musique. Urban Mood me semble dépassé comme nom, il y a une réalité qui m’a poussé tout doucement vers Coronado, point barre. Cela veut dire le couronné, c’est beau, non ? Il y a plein de choses qui s’appellent ainsi : une île en face de la Californie, une guitare Fender un peu cheap et même un conquistador.


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Rencontres

A-Vox 06.10

Laiterie

Strasbourg

Par Emmanuel Abela Photo : Henri Vogt

Il a suffi de quelques mesures sur la scène du Cabaret Vert pour se dire que ces deux-là avaient quelque chose de spécial. Bien sûr, la présence d’Anthéa sur scène pourrait expliquer à elle seule l’enthousiasme qui leur a été immédiatement manifesté à tous les deux – ils jouaient en voisins ! –, mais c’est surtout leur incroyable maîtrise qui a surpris. « C’était particulier pour nous. Au Cabaret Vert, j’y vais depuis l’âge de 12 ans, nous relate Anthéa. Nous jouions devant des gens qui nous connaissaient depuis tout petits. De plus, nous avons eu la chance d’être filmés par Arte Live Web, avec en complément une session acoustique. » À l’égal des plus grands, donc. Le duo s’est formé début janvier 2013, mais Anthéa et Virgile, son frère de 3 ans son aîné, ont toujours vécu en musique, se partageant entre les classes aménagées musique au collège et le Conservatoire : « Dans les classes d’ensemble d’une école de musiques actuelles, se souvient Virgile, le professeur nous incitait à former un groupe pour des reprises ». Anthéa poursuit : « Mais nous avions envie de composer. Et comme nous nous sommes toujours bien entendus, l’idée d’évoluer en tant que frère et sœur s’est imposée d’elle-même ».

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On le sait, depuis les Whites Stripes, les Ting Tings ou les Black Keys, le principe du duo finit par s’imposer, y compris sur scène. Voient-ils tous deux des possibilités renforcées en terme de complicité ? « C’est une formule qu’on trouve pratique aussi bien pour composer que pour répéter ou caler un concert. Ça fonctionne vraiment bien à deux, un troisième musicien devrait se faire une place entre un frère et sa sœur », nous précise Anthéa, dévoilant à demi-mots une relation exclusive, presque fusionnelle. Cette formule ne les empêche pas d’aller vers la complexité : avec Virgile à la batterie et Anthéa aux claviers, à eux deux, ils emplissent l’espace de sons qui viennent de partout, de la pop, des musiques électroniques, mais aussi d’un background classique, jazz ou plus contemporain. Avec une densité qui fonctionne souvent par strates. « Oui, on aime placer des choses en dessous, un son, une ligne de mélodie qui s’étage par rapport à la basse et aux nappes », nous confirme-t-elle. À la fois dans la dimension percussive et ambitieuse des compositions tout comme dans la voix d’Anthéa, on entend quelque chose de Björk à la fin des années 90. « On nous l’a déjà dit. Du coup, nous l’avons écoutée et même si je n’arrive pas à trouver de similitude véritable je prends cela comme un vrai compliment. » Oui, un compliment très sincère, avec l’envie de les voir évoluer aussi haut que leur illustre devancière islandaise ou certaines de leurs idoles, The Dø, Bloody Beetroots et autres Hyphen Hyphen.


BAM 11 février

ERIK TRUFFAZ QUARTET

BACHAR MAR-KHALIFÉ

24 février

[CINÉ-CONCERT]

DR JEKYLL & MR HYDE SELON ZONE LIBRE

26 février

TONY ALLEN Et plus encore à découvrir sur

www.trinitaires-bam.fr BAM 20 BLD D’ALSACE 57000 METZ 03 87 39 34 60 Licences 1-1076971 2-1024929 3-10243930


Par Emmanuel Abela et Cécile Becker Photos : Christophe Urbain, Richard Dumas

Sports divers

En hiver, certains traversent le tunnel du Mont-Blanc pour atteindre le Graal. Le festival GéNéRiQ opte lui pour la tangente allant de Dijon à Mulhouse en passant par Besançon. Une tangente d’autant plus sautillante qu’elle explore tous les genres de la musique actuelle. Patchwork non-exhaustif.

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Christine Ott Qu’on se le dise : ici ou ailleurs, on ne parle pas assez de Christine Ott. Fée des ondes Martenot, l’artiste semble ne jamais s’essouffler. En plus des cinéconcerts, des scènes en solo, des collaborations (Yann Tiersen, Radiohead, Tindersticks, etc.) et de l’enseignement, elle trouve le temps de sortir ses propres compositions – et confie avoir déjà cinq albums prêts à être publiés. Après Solitude Nomade en 2009, Only Silence Remains, plus minimaliste encore, emprunte à la trinité sacrée de Christine Ott : son, relief, nature. Comment avez-vous découvert les ondes Martenot ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous y frotter ? C’était il y a fort longtemps… À l’époque, ma professeure de piano, que je détestais, était amie avec une autre professeure de piano, Françoise Cochet, qui enseignait au Conservatoire de Strasbourg. Je faisais le messager entre elles et c’est de cette façon que j’ai découvert la salle d’ondes Martenot. Un jour, Françoise Cochet m’a dit : “Tu ne veux pas rester écouter un peu ?” En sortant du cours, j’ai été fascinée non pas par l’instrument, mais par une partition qui s’appelle Son-Relief de Jean-Marc Morin. Je l’avais trouvée complètement folle et magnifique. Quand j’ai commencé les ondes, j’ai voulu travailler sur cette partition. Parce que les partitions d’ondes Martenot sont notées d’une manière spécifique ? D’abord, c’est monodique donc il n’y a souvent qu’une ligne mais surtout, cette partition était contemporaine donc très visuelle, avec des volutes. J’ai aussi été frappée par ce titre : Son-Relief.

Comment ce titre a-t-il résonné ? Résonne-t-il encore ? 30 ans après, ce que je retiens, c’est le relief qu’apportent les ondes Martenot. Je parle souvent de “sculptures sonores”, c’est quelque chose qui revient souvent. Je sais, parce que les gens me l’ont dit, que depuis que je joue des ondes, je joue différemment du piano. Tout ce jeu, notamment avec la touche d’expression, c’est quelque chose qu’on ne peut pas faire au piano : faire vibrer une note, créer un son filé – cette façon de faire partir le son de rien, de le faire grandir puis redescendre. Toutes ces sculptures j’essaye de les adapter à ma voix ou au piano. J’aime pouvoir jouer avec le son, le moduler. Dans le cadre de GéNéRiQ, vous jouez en première partie de Tindersticks, comment les avez-vous rencontrés ? J’ai croisé Stuart Staples à l’époque de la collaboration avec Rodolphe Burger [le chanteur de Tindersticks a commencé son premier album solo dans le studio de Rodolphe Burger, ndlr], il m’a été présenté entre deux portes. Il est revenu vers moi un jour, par mail, me disant : “J’aimerais beaucoup travailler avec toi.” On a commencé à travailler ensemble sur les musiques de films. Le premier enregistrement était sur 35 Rhums de Claire Denis, sur la bande-originale composée par Tindersticks. Ensuite, il y a eu Les Salauds, toujours de Claire Denis, et un autre projet entre photographie et musique dont je ne sais pas si je peux parler, j’espère qu’il se fera. Votre prochain album, Only Silence Remains, sort cette année. Produire des albums en solo, est-ce une manière de vous émanciper de toutes ces collaborations qui vous collent à la peau ? Je suis assez partagée. J’aime les gens et échanger la musique, faire de la musique, c’est quand même la partager. Mais il y a eu un moment donné où les collaborations s’enchaînaient, c’était éreintant. Exister dans la musique des autres, c’est magnifique, mais j’ai eu envie de voir ce que j’avais dans le ventre. Un accident m’a permis de me pencher

sur mes compositions et mes spectacles, je pense que j’en avais besoin. Mais les collaborations sont importantes pour moi, il y a plein de groupes que j’adore avec lesquels j’aimerais travailler. Lesquels par exemple ? J’aimerais retravailler avec Thom Yorke, les Syd Matters que j’adore. C’est de l’ordre du rêve mais j’adorerais collaborer avec Björk ou Anthony and The Johnsons. Dans vos deux albums, on retrouve des éléments liés au ciel : les astres, la tempête, les lucioles, etc. D’où vient cette obsession ? [Rires] Je ne pense pas que ce soit une obsession. Je suis très reliée à la nature. Only Silence Remains est connecté à un de mes spectacles 24 heures de la vie d’une femme qui raconte l’existence d’une femme qui a un flashback et retrace sa vie. En filigrane, il y a les quatre saisons de la nature. Le dernier morceau, Disaster, reprend le même principe, c’est un condensé de ma vie et de ce que je pense être essentiel : la nature. Dans vos spectacles, ressort un côté très plastique, notamment dans les mises en scène, qu’est-ce que cela dit de vous ? J’aimerais avoir plus de moyens, les idées ne manquent pas ! C’est important de créer une atmosphère et de sortir du cadre du concert. Devoir parler en concert me déconcentre beaucoup, je suis quelqu’un d’hyper timide. Yann Tiersen est aussi très timide, on lui a beaucoup reproché ça, c’est ce qui fait qu’il me touche. On me dit souvent que je devrais plus échanger avec le public. Du coup, je préfère créer un personnage avec des décors. Je compense ma timidité et fais ressortir ce monde intérieur. J’ai encore beaucoup de choses à montrer ! (C.B.) Le 24 février au Grand-Théâtre, à Dijon

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la priest

Et si l’héritier véritable c’était lui ? Au moment où l’on cherche une descendance à David Bowie, Sam Eastgate alias Dust a quelques arguments pour lui : il est très joli garçon – oui, je sais, on ne commence pas par cela ! –, il est britannique – so british qu’il pourrait difficilement le nier –, esthète et caméléon, et il passe de la pop à l’électronique sans transition aucune. Enfin, il est catalyseur de son temps et magnifique recycleur des microparticules de génie émises ici ou là. Si l’on peut exprimer un regret véritable, c’est que son groupe initial, Late Of The Pier, n’ait pas enchaîné après son premier album, Fantasy Black Channel en 2008. Le groupe, aussi bien sur disque que sur scène, constituait pourtant bien plus qu’une promesse. Il s’annonçait même comme la chose la plus insensée depuis belle lurette, avec cette volonté affichée par les quatre « de devenir comme les Beatles de leur époque ». Depuis, on avait un peu perdu de vue l’ami Sam, même si on l’avait entr’aperçu en sideman de luxe

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au côté de Connan Mockasin dans une formation qui n’avait rien à envier aux délires psychédéliques de Gong – grand souvenir ! On l’avait même revu, toujours avec son copain néo-zélandais, en backing band de Charlotte Gainsbourg ; on guettait la finalisation de leur projet commun The Soft Hair, mais le succès grandissant de Connan Mockasin les a conduits tous deux ailleurs. Qu’a-t-il fait entre-temps ? Lui même n’en est plus sûr. Sous le nom de LA Priest – un nom qu’il avait utilisé dès 2007 pour un premier single –, il nous permet de faire notre deuil de LOTP. Que ce laborantin de studio s’engage dans un pastiche de dub mutant à la manière du trio Holger Czuckay, Jacky Liebezeit ou Jah Wobble, passe par un détour instrumental à la David Bowie et Brian Eno, période Low, nous susurre une ballade psychédélique très Syd Barrett, intègre des gimmicks synthétiques 70’s à la Vangelis ou décortique de manière analytique les premiers Daft Punk, il libère quelque chose d’essen-

tiel pour nous, respectueux du passé et ostensiblement tourné vers l’avenir. Aujourd’hui, on le sait, les liens entre les anciens membres de LOTP restent très cordiaux, le clavier, l’autre Sam, Potter en l’occurrence, est devenu son tour manager, et les instants d’écriture ensemble existent, ce qui laisse présager une reformation possible malgré le décès tragique du jeune batteur, Ross Dawson. Avec sa manière de brouiller les pistes, Sam Dust a annoncé que les fantasmes concernant le groupe luimême dépassaient de loin les capacités de ses membres à se situer à la hauteur des attentes qu’ils suscitaient. Affaire à suivre donc, et dans l’attente, on va continuer, nous, à fantasmer l’idée de Sam et de son projet LA Priest dans la lignée des plus grands concepts – ou personnages – de Bowie himself. Il y a là largement de quoi nous contenter. (E.A.) Le 27 février au Moloco, à Audincourt ; le 28 février au Consortium, à Dijon


Tindersticks On ne reviendra pas sur plus de 20 ans de carrière avec cette constance qui fait des Tindersticks l’une des aventures les plus fascinantes ever. Ce qu’on peut dire c’est qu’après un nouvel écart instrumental l’an passé, magnifique Yvres à destination du musée du même nom, en Belgique donc, le groupe anglais nous revient avec sa facture plus traditionnelle. Une poignée de nouvelles compositions qui a alimenté son dernier opus The Waiting Room. Nulle altération dans l’approche, la mélancolie toujours aussi manifeste. Tout au plus Stuart Staples et ses amis s’accordentils un écart du côté de la soul music, mais avec cet effet surprenant de renforcer le sentiment d’un abîme encore plus profond. (E.A.) Le 24 février au Grand Théâtre, à Dijon

Abd al Malik

Frank Carter & The Rattlesnakes

Malik a-t-il eu besoin d’un petit coup de fouet pour sortir du confort dans lequel il avait fini par progressivement s’installer ? Nul ne sait. Quoi qu’il en soit, de confier la production de son dernier album à son ami Laurent Garnier l’a sérieusement boosté : son rap renoue non seulement avec la vigueur de ses débuts lorsqu’il officiait au sein de NAP, mais il gagne même en percussion. La proximité de l’Allemagne l’a familiarisé dès le plus jeune âge, lui le Strasbourgeois, avec les rythmiques syncopées. Une nouvelle inspiration pour un rap qui s’inscrit dans la tradition de ses DJs américains qui cherchaient du côté de Kraftwerk de quoi impulser un flow viscéral. (E.A.)

Certains se souviennent avec effroi des prestations scéniques hautement électrifiées de Gallows, un groupe hardcore de Watford. C’était le cas aux Eurockéennes de Belfort en 2010, notamment. Les témoins ce jour-là avaient été marqués par le très remuant chanteur Frank Carter, avant que celui-ci ne vogue vers d’autres territoires tout aussi soniques. Qu’on se le dise : le garslà, hypra-tatoué, n’a rien perdu de sa superbe, et même s’il aborde des sentiments plus mûrs – l’amour, tu parles ! –, il manifeste sa colère avec toujours autant de vigueur. Alors, pour les aficionados mais aussi les néophytes du genre, une expérience totale à vivre ! (E.A.)

Le 25 février à la Vapeur, à Dijon ; le 26 février au Noumatrouff, à Mulhouse ; le 27 février à la Rodia à Besançon

Le 26 février à la Poudrière, à Belfort ; le 27 février au Consortium, à Dijon

Jacques Jacques trafique dans son studio des sons enregistrés captés ici ou là : du verre qui se brise, une porte qui grince, des couverts frottés sur des assiettes, des rires, des animaux… À la manière de Pierre Henry dont on suivait les balades dans le (beau) documentaire L’art des sons, l’explorateur accumule les sons concrets qu’il assemble avec une grande finesse. Mêlés à une minimale lunaire et pénétrante rappelant le génie de Pantha du Prince, un autre savant fou, ces sons du quotidien deviennent rythmes et cassures. Un travail d’orfèvre réuni sur l’EP Tout est magnifique qui tournait déjà sur les platines de Novo n°35. La suite ? (C.B.) Le 27 février à La Vapeur, à Dijon

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Photos : Renaud Monfourny

Picture this Pour les Inrockuptibles dont il a participé à créer l’identité visuelle, Renaud Monfourny les a tous photographiés, ou presque. La petite sélection – que des Smiths comme on pourra le constater – n’est qu’un échantillon de l’ensemble des portraits réalisés, mais elle est représentative d’une époque. Une époque loin d’être révolue…

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Mark E. Smith de The Fall Elliott Smith Morrissey des Smiths Patti Smith

RENAUD MONFOURNY, SUI GENERIS, exposition jusqu’au 27 mars à la Maison européenne de la photographie (MEP), à Paris ; Sui Generis, 131 portraits par Renaud Monfourny à paraitre le 9 mars aux éditions Inculte

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Par Benjamin Bottemer Photo : Milo McMullen

Croiser ses fantasmes Photographe et musicien, Nicolas Comment, inspiré par toute une génération de décadents glorieux, de Baudelaire à Lou Reed et par les images de paysages traversés, propose Rose planète, une balade érotique élégiaque où la femme fait figure de dernier bastion poétique.

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Longtemps, « l’image a pris toute la place ». C’est par la photographie que Nicolas Comment commence son voyage : dans son livre La Desserte, en 2001, se révèle déjà un goût pour l’errance et la chasse aux fantômes. Lors de ses séjours et résidences à venir, il s’attachera toujours à prolonger le mystère, à privilégier le dissimulé, jusque dans ses nus, avec, déjà, des livres sous le bras et des noms plein la tête. Tanger : Ginsberg et Burroughs. Mexico : Kerouac, Artaud et Malcolm Lowry. Ou à la poursuite de Cocteau dans des lieux indéterminés. « J’ai tendance à enquêter à partir de livres, puis j’efface les références, explique Nicolas Comment. La poésie est ce qui m’intéresse le plus : la photographie comme la musique sont des moyens détournés de l’atteindre. Ces deux pratiques me permettent de contourner l’écriture littéraire : ça me pousse à sortir dans la rue, rencontrer des gens... Il n’y a rien de plus repoussant pour moi que l’image de l'écrivain assis seul face à sa feuille. » Autour de lui, des muses, des auteurs et des artistes comme André S. Labarthe, Yannick Haenel, Bernard Plossu, Gérard Manset, plume invisible de la chanson française. Le mythe de l’artiste maudit et solitaire, très peu pour lui. Le déclic Il bascule lors d’une résidence à Berlin au milieu des années 2000, où, en situation d’errance bien réelle, coincé par une grève, ce sont cette fois-ci les esprits de David Bowie et Lou Reed qui viennent le hanter. « Pour moi, quelqu’un comme Lou Reed a rendu le rock aussi riche et intéressant que la littérature », glisse-t-il. Après une rencontre avec Rodolphe Burger de Kat Onoma, Nicolas Comment, le photographe, franchit le cap en enregistrant au côté de Jean-Louis Piérot, le producteur des Valentins, un EP qui accompagnera un livre de photos sur Berlin, Est-ce l’Est ? (Berliner Romanze). Puis viendra, après Nous étions Dieu, son premier album remarqué, un livre autour du critique d’art et romancier Bernard Lamarche-Vadel et l’album Retrouvailles, qui reprend ses textes. « Cette fois-ci, le lien était clair mais les deux objets séparés, autonomes. Photographie et musique sont deux mondes distincts : pour Rose planète, j’ai préféré inviter les artistes Mïrka Lugosi et Gilles Berquet plutôt que d’intégrer mes photos, explique Nicolas. Je n’ai pas envie de me complaire dans le narcissisme. »

On ne peut toutefois s’empêcher de remarquer les connexions entre sa pratique photographique et une musique saturée d’images, à la production raffinée, aux textes élégants et romantiques. Le spectre de Tanger revient sur le titre L’Ange du bizarre, et surtout, la présence d’une multitude de figures féminines rappellent sa fascination pour la femme, qu’il admire, conquiert, interroge, par l’entremise de sa plume ou de son objectif. « L’amour et l’érotisme sont mes seuls sujets dans Rose planète. Je pense que le couple est une machine de guerre, la dernière des communautés, des utopies, comme l'explique si bien Maurice Blanchot dans La Communauté inavouable. Un hommage à la femme libérée qui est plus que jamais d'actualité », explique celui qui suit à la trace cette « grande lignée de décadents », de Théophile Gautier à Gainsbourg, à qui on le compare parfois pour son phrasé tout en retenue et sa passion pour les muses justement. Sur la piste du sublime Tout comme il se nourrit de littérature, dans ses voyages, « pour ne pas illustrer, ne pas photographier uniquement ce que j’ai devant les yeux, mais traquer quelque chose de l’ordre de la fiction dans le réel même », il accorde à la forme, dans sa musique, une place privilégiée. À la narration, il préfère la musicalité de la langue, une poésie évocatrice. Musique et photographie se rejoignent à travers cette approche : « Je préfère évoquer plutôt que raconter, indique Nicolas Comment. La musique est vectrice d’images, en ça, c’est un magnifique outil. » Si les fantômes d’auteurs disparus et de cités oubliées se nichent au sein de ses travaux, c’est la vie qui l’emporte : l’amour et le sexe, l’exploration et la découverte, la langue vivace, l’instrumentation entre violons, guitares et electronica discrète, la couleur, dans ses clichés, tout en étranges nuances... La beauté, si elle est volontiers sombre et étrange, prédomine. « Pendant trente ans, l’avant-garde s’est méfiée du beau, alors que je suis persuadé que sa quête reste l’objet de l’art », pose-t-il. Sur disque et sur pellicule, le jeu de pistes amoureux continue. Nicolas Comment se verrait bien à Big Sur ou à Formentera, sur les traces de cette Beat Generation ou du mouvement Hippie qui l'interrogent encore en notre époque de retour à l’ordre... « Ce sont des lieux d’utopie où l’on peut percevoir la présence d’une foi. Il y a des mots, des noms, qui font surgir une kyrielle d’images magnifiques : la photo, la musique sont aussi des façons de magnifier ma vie. » ROSE PLANÈTE, de Nicolas Comment, Kwaidan records. Sortie vinyle sur Médiapop Records. Identification d'une ville, exposition avec Bernard Plossu à la galerie 24b à Paris du 12 mars au 2 avril Concert avec l'écrivain Yannick Haenel à la Maison de la Poésie à Paris le 24 mars www.mediapop-records.fr www.nicolascomment.com

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Par Emmanuel Abela et Cécile Becker Photos : Christophe Urbain

Planète interdite

De tout temps, la France a vu émerger des artistes en dehors du temps, entre pop et avant-garde, avec un univers personnel qui les a identifiés auprès du plus grand nombre. Flavien Berger et le duo Mansfield.TYA ne sont peut-être pas si éloignés de cette singularité qui animait des personnalités comme Christophe, Dashiell Hedayat ou Brigitte Fontaine.

Flavien Berger Ce qui charme immédiatement lorsqu’on rencontre Flavien Berger, c’est son extrême candeur. Il est capable de nous citer Albert Ayler comme une évidence parce qu’il s’est entretenu à son propos avec son père [Daniel Berger, chroniqueur jazz dans Jazz Hot et Les Nouvelles Littéraires dans les années 60 et 70] puis de mentionner au détour de la conversation le modèle de Long Song for Zelda de Dashiell Hedayat et son sublime Obsolète enregistré en 1971 avec le groupe Gong. « J’aime assez la musique psychédélique française du début des années 70, on ne sait pas trop où l’on va, les formats se brisent. » Et de nous préciser aussitôt, comme s’il doutait de lui, qu’il ne connaît pas si bien ni Albert Ayler, ni Gong, si ce n’est par « petits bouts ». Avec une modestie désarmante, il les situe comme des voies à explorer. Nous, on sait qu’ils sont là, déjà présents, même s’ils se cachent sous les boucles, derrière cette forme très électronique qui nous séduit tant ; ils se dissimulent dans les strates du temps, un temps auquel Flavien Berger donne un rôle essentiel : ce temps n’est

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jamais celui qu’on attend. À contrecourant, étiré, dispersé, éparpillé, en expansion constante comme l’univers, il s’étend à l’infini. Une écoute attentive du titre Léviathan sur l’album du même titre sorti l’an passé nous confirme ce sentiment. Le voyage annoncé est dans le temps justement. On y rencontre le Léviathan, cette figure qu’on connaît dans sa version médiévale carnassière et millénariste et qui engloutit les âmes des damnés. Que cherchet-il à signifier par cette présence-là, que le chaos nous guette ? « Non, il est très optimiste mon Léviathan. Il est né d’une rime avec le “temps” sous la forme d’un simple collage. Je l’ai invoqué, et ce colosse est apparu sous les traits d’un monstre calme tout droit sorti des abysses. Il est si grand qu’on ne peut jamais le voir d’un seul coup d’œil. Si grand que je l’ai envisagé comme un territoire aussi vaste que la musique. Ce colosse est la musique ! » Nous, le casque sur les oreilles, on répond à l’invitation au voyage qui nous est faite, on embarque à bord du vaisseau intersidéral, on se laisse transporter, on s’abandonne : les


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contrées qu’on traverse, nous en avons parcouru certaines – nous n’en sommes pas à notre vol d’essai ! –, Kraftwerk et son Neonlicht envoutant, Pink Floyd – Welcome to the Machine – bien sûr, mais aussi Soft Machine ou Brian Eno, nous ont servi de navette par le passé. Sauf que là, la plongée nous conduit vers un ailleurs encore inexploré : les images se forment, diffuses. La présence du violoncelle de Gaspar Claus relaie dans un élan baroque le bel outillage des boucles électroniques et nous voilà échoués sur l’autre rivage, arrimés à la force du souvenir : un jukebox, toujours le même ; puis, quelques marches d’escalier, et la descente vers une discothèque au sous-sol ; à l’entresol, une jolie fille brune en blue-jean et chemise colorée délivre des tickets aux visiteurs ; un môme déambule dans les couloirs, les lights l’effraient, mais sa peur s’estompe progressivement, tout comme la vision de l’instant... « Voyage dans le temps / Et inverse le sens / Des flots de mon sang / Noyé dans l’océan / Je caresse le flanc / Du grand Léviathan », les paroles de Flavien Berger résonnent en écho à cette vision furtive, réminiscence vague d’un passé lointain. Comme dans les BD futuristes et psychédéliques de Moebius – l’épisode Réparations dans Sur l’étoile par exemple –, le voyage mental est accompli, il en résulte une émotion particulière. « La science-fiction est là, elle me permet de légitimer des objets qui n’existent pas ou des visions », avoue Flavien au détour de l’échange. Mais comment expliquer cette capacité à nous entraîner là où nous ne soupçonnions guère d’aller, si ce n’est par cette manière singulière de travailler hors-champ, comme Michelangelo Antonioni qui laissait tourner sa caméra pour capter l’inconfort provoqué par la situation ? L’idée lui plaît. Il en écarquille les sourcils, signe d’une curiosité manifeste : « Oui, c’est vrai, admet-il bien volontiers. On retrouve chez moi cette notion d’accident. » Et de nous expliquer sa méthode : « Les chansons sont souvent constituées de matières que je récupère. Des auto-samples [entendez par là des échantillons à partir de ses propres compositions] constitués à partir de catalogues d’archives que j’ai enregistrées lors de mes recherches. Je mélange ces créations, et comme les élé-

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ments ne sont pas directement liés les uns aux autres, cette idée de quelque chose qui apparaît hors-champ se fait jour effectivement. » Sa manière à lui d’interroger le format de ses chansons ? « Ça c’est ma part de juvénilité : ne pas trop savoir sélectionner. Avec cette volonté de laisser le phénomène se passer. » Et de nous avouer une vision presque animiste dans sa façon de jouer avec le logiciel. « Oui, je laisse les éléments s’enchaîner d’eux-mêmes. De les accepter comme ils se déroulent, ça permet à la musique de s’animer, de se mettre à vivre sur la base de ce qui est généré. » Sa musique est immédiate, même si elle marque sa plus profonde singularité. « Cela provient sans doute du fait que j’agrège les choses de manière spontanée, comme dans un rêve, somme chaotique de tout ce qui s’est passé dans la journée ou au cours des jours qui ont précédé. » Il évoque un processus « inconscient », c’est peut-être ce qui explique que les mots résonnent, diffusent quelque chose de l’indicible. On se dit alors qu’il sort décidément du cadre, y compris de celui qu’on fixe pour lui. Seul modèle qu’on souhaite véritablement lui associer : Robert Wyatt. Non seulement parce que l’exbatteur de Soft Machine s’aventurait sur le terrain du jazz et d’une certaine forme de tradition de la chanson populaire, mais aussi et surtout parce qu’il

entretenait ce rapport viscéral à la langue. Tout comme chez lui, les mots sont répétés, susurrés, presque psalmodiés. Comment naissent-ils, ces mots ? « C’est un travail d’herbier, ils sont sélectionnés, notés, compilés, parce qu’ils renferment en eux quelque chose de l’imaginaire. Au moment d’écrire, ils jaillissent et se mettent en rapport les uns aux autres en fonction de leurs sonorités ou de jeux de sens. Souvent, je me sens contraint par la métrique. » Il s’enflamme : « J’adore la poésie française qui se libère totalement de cette contrainte. Je pense à René Char qui commence un poème là où d’autres le finissent. Du coup, il y a cette élasticité qui favorise tant de choses. » On retrouve l’idée du hors-champ. « Oui, ou de l’ellipse ! », précise-t-il avec une tonalité enjouée. On se dit alors que le petit gars n’a pas fini de nous surprendre, tout comme en décembre dernier quand il nous a livré un nouvel album, entièrement gratuit, à télécharger dans les meilleures conditions sur Internet, Contrebande 01. En artiste libre. Et d’une très grande générosité à tous points de vue.


Mansfield.TYA Des voix blanches, un son entre musique baroque, électronique foudroyante et pop épurée, un langage comme un collage surréaliste, naïf, parfois cru ; l’identité mouvante du duo Mansfield.TYA est caractéristique de cette génération de musiciens encline à dépasser les frontières du genre. Julia Lanoë et Carla Pallone revendiquent une liberté fondée sur l’expression d’émotions aussi disparates que passionnantes. Dans votre dernier album, Corpo Inferno, des tons littéraire et lyrique se dégagent plus clairement encore que sur les précédents. Qu’est-ce qui vous a fait prendre cette direction-là ? Julia : Je pense qu’on a pris de l’assurance par rapport à la langue française. Un truc s’est décoincé dans l’écriture. C’est plus évident pour moi de jouer

avec les mots et les références. Carla : On a eu le temps de lire aussi, ce qui a forcément nourri les textes. Pourrait-on alors parler de “chanson française” ? [Cris de souffrance] Julia : Ouh, le gros mot ! Pourquoi serait-ce forcément négatif ? Dans vos textes, il y a un jeu de langage qui peut évoquer Dominique A ou Bertrand Belin… Julia : C’est marrant, on a toujours été affiliés à cette scène française. J’aime bien les noms que tu as cités mais quand on achète notre album sur iTunes, l’algorithme recommande des artistes que nous n’avons jamais écoutés : de la chanson française pure. On en écoute très peu. Carla : C’est difficile de se positionner par rapport à cette scène-là, parler de “chanson française” ça a une connota-

tion très forte, ça implique un format, quelque chose de carré, couplet-refrain, un truc presque “ballade” qui fait gentillet… Julia : Ça finalement, c’était il y a 10 ans. Aujourd’hui, la chanson française est plus ouverte, il s’y passe plein de choses, avec Flavien Berger par exemple. Il y a plus d’artistes qui chantent en français. Il y a aussi, peut-être, plus de gens prêts à écouter des chansons en français. On a été noyés sous les trucs anglophones. On en a peut-être marre d’écouter des chansons que la moitié des Français ne comprennent pas ? Et si “chanson française” voulait strictement dire chanson en langue française ? Julia : Tu as raison de replacer la définition. à un moment donné, ça avait plus à voir avec le style. Et Brigitte Fontaine ? Carla : C’est une filiation nouvelle dont on est très fières, c’est trop beau. Les albums avec Areski Belkacem sont super, l’écriture est folle. On adore son côté intemporel, naïf. On retrouve cette naïveté chez vous. Dans le même temps, vos paroles peuvent être très violentes, est-ce un exutoire ? Carla : Je lis un petit livre de Federico García Lorca qui dit à quel point les berceuses peuvent être menaçantes, effrayantes. On aime beaucoup ce décalage entre la musique et le texte, on aime aller dans les extrêmes, faire quelque chose de très doux et autre chose de très violent. Mais je ne pense pas que ce soit un exutoire, on est plutôt du côté des émotions, quelles qu’elles soient. Les chansons ont le droit d’être noires. On a parfois l’impression que cette noirceur est censurée. Ce n’est pas une revendication, on a simplement envie de montrer que le panel est large, on a envie de s’accorder cette libertélà. D’un album à l’autre, notre identité musicale change, contrairement à d’autres groupes qui restent dans leur style. Julia : On s’accorde le droit de changer et de changer vite.

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Par Emmanuel Abela Illustration : Sherley Freudenreich

La ballade de Paul Qui mieux que Paul McCartney pour nous raconter lui-même 50 ans de carrière ? Et qui mieux que le journaliste et émérite critique rock anglais Paul Du Noyer pour recueillir ses propos dans le cadre d’un très bel ouvrage traduit en français aux éditions BakerStreet ?

Ainsi donc nous n’aurions plus le droit de mentionner Paul McCartney, sous prétexte qu’il serait moins intéressant que son ami John Lennon, qu’il serait trop gentil, lisse ou je ne sais quoi. On laisse ce type de posture aux esprits étroits qui méconnaissent le personnage et se laissent vite abuser par certains malentendus tenaces. Les réponses que l’ex-Beatle a données à Paul Du Noyer, dans le cadre d’une enquête pour le numéro Héros de tous les temps du magazine Mojo en 2001, révèlent le vrai visage d’une personnalité bien plus complexe qu’il n’y paraît. Quel est votre héros ? Paul McCartney : John Lennon Quand avez-vous ressenti pour la première fois son impact sur vous ? À la fête du village de Woolton, en l’an de grâce on s’en fout. Qu’admirez-vous en lui ? Un talent énorme, beaucoup d’esprit, de courage et d’humour. A-t-il eu une influence sur vous ? Énorme, oui. Lui est-il arrivé de vous décevoir, ou est-il arrivé que votre admiration faiblisse ? Ouais, de temps en temps, quand on s’engueulait. Mais pas souvent.

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Cet hommage tout à fait surprenant, reproduit dans le recueil d’entretiens baptisé dans sa version française Des mots qui vont très bien ensemble, a tu une bonne fois pour toute la rivalité dans laquelle on a cherché à enfermer les deux hommes. Elle dit aussi quelque chose de la complicité qui lie l’ex-Beatle à son intervieweur, Paul Du Noyer. Les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois en 1979 pour une interview à destination du New Musical Express, à un moment crucial : la séparation des Wings, à un an de la disparition tragique de John. Le fait qu’ils se soient rencontrés à ce moment-là, est-ce ce qui a déterminé le niveau de relation qui s’est installé entre les deux Paul ? Avec sa modestie toute britannique, Paul Du Noyer rappelle un fait évident : « Nous le savons rétrospectivement qu’il s’agissait d’un moment essentiel dans sa vie, mais au moment de me rencontrer, lui n’en savait encore rien. » Ce qui explique la fréquence de leurs échanges naît du fait que McCartney s’est montré très intéressé par le nouveau projet éditorial du rock critique sous la forme du magazine Q qu’il était en train d’initier avec des amis : un nouveau concept qui s’attachait aux grandes figures de l’époque dans les domaines de la musique, de la mode et du cinéma dans une version papier


glacée typiquement 80’s. « McCartney était impressionné. À l’occasion de sa première tournée mondiale en 10 ans, il m’a demandé de lui soumettre l’idée d’un document à destination de la presse sous la forme d’un magazine. » De cette première expérience commune qui a consisté en une semaine complète d’interviews dans le studio d’enregistrement de Paul McCartney – « Vous imaginez, une semaine complète, c’était incroyable ! » –, est née leur relation durable qui a conduit à une collaboration sur de nombreux objets de promotion et surtout à une fréquence d’interviews sur plus de 30 ans. Il est possible que le fait que Paul Du Noyer soit lui aussi originaire de Liverpool et qu’il puisse retrouver son accent scouse typique de la ville ait favorisé l’entente et conduit l’ex-Beatle à se confier davantage. « Oui, il avait envie de se livrer, et de raconter sa vie », confirme-t-il. Des éléments de biographie qu’on retrouve avec moult détails dans l’ouvrage, notamment sur la période qui a précédé les débuts des Beatles. Ce qui est amusant c’est que la toute première fois qu’ils se sont croisés date de l’époque même des Beatles, sans doute en 1966, mais Paul Du Noyer n’était qu’un gamin alors que McCartney conduisait l’une des Mini qu’on leur avait offerte à tous les quatre sur les routes de la banlieue liverpuldienne. Du Noyer en rit : « Oui, avec mes amis, nous marchions sur la route, et alors que les voitures passaient nous l’avons reconnu ! » Mais la volonté affichée dans l’ouvrage est justement de ne pas se consacrer uniquement à la période des Beatles. « Je voulais rétablir un juste équilibre entre les 10 années passées au sein des Beatles et les 40 années qui ont suivi, histoire de rappeler qu’il a produit de grandes choses par la suite. Je voulais aussi lui donner la possibilité de raconter cette histoire lui-même, avec ses propres mots. Beaucoup de livres ont été écrits sur les Beatles par des gens qui n’en ont jamais rencontré un seul. Moi, j’en ai rencontré un à maintes reprises ! » Quel regard porte-t-il sur ce personnage qui suscite tant de réactions ? « Ce qui apparaît clair, c’est qu’il a toujours tout

fait pour rester une personne ordinaire, les pieds sur terre et ardemment connectée à ses propres racines : sa famille et sa ville, Liverpool. Malgré sa notoriété et sa richesse, il a cherché à rester l’homme qu’il était. » Ce qui ne l’a pas empêché de continuer à se montrer « aventureux » dans ses démarches artistiques. On se souvient qu’il a été l’un des premiers à enregistrer dans des conditions quasi lo-fi après la séparation des Beatles, puis à expérimenter des formes particulières comme ce troublant Temporary Secretary sur McCartney II en 1980 qui faisait la nique à ses merveilleux héritiers sur leur terrain anguleux, qu’ils s’appellent XTC ou Buzzcocks. « Oui, souvenez-vous qu’il était en capacité sur le White Album de placer Martha My Dear, Blackbird, Wild Honey Pie, mais aussi Helter Skelter. Une variété complète de styles ! » De la pop à l’avant-garde, du rock à la musique électronique, McCartney a ouvert bien des voies. De manière y compris frondeuse. En parfait rebelle qu’il n’a jamais cessé d’être, au même titre que John. Justement, le fait que tous deux – on ne le signale que très rarement ! – aient en commun d’avoir perdu très tôt leurs mères respectives, nous donne-t-il une indication sur leurs destinées respectives ? « Je pense effectivement que du fait de ce drame initial pour chacun d’entre eux, la connexion émotionnelle était très forte. » Une connexion qui les a amenés à tendre vers quelque chose d’universel ? « Oui, sans doute à cette différence près cependant que John Lennon voulait délivrer un message au monde, alors que Paul cherchait à toucher chacun d’entre nous de manière intime. » Paul McCartney, Des mots qui vont bien ensemble. Conversations avec Paul Du Noyer, Baker Street

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Par Charlène Calderaro et Emmanuel Abela Illustration : Sherley Freudenreich

Ceci est mon corps #2

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Les Femen, ces jeunes femmes qui agissent seins nus, savent heurter les consciences ; elles le paient cher parfois. En visite à Strasbourg en octobre 2015, Inna Shevchenko, fondatrice charismatique du mouvement, explicite le combat qu’elle mène avec ses amies, pour les femmes, mais aussi pour l’humanité toute entière. Dans l’ouvrage de Galia Ackerman consacré aux Femen, vous rappelez que vous étiez une enfant raisonnable, et vous faites une description touchante de votre mère : « Une femme calme, bonne, positive et très agréable. Mais ce n’est pas une femme épanouie, même si elle ne se plaint jamais de rien. Elle porte son lot, comme un âne porte sa charge, sans comprendre qu’elle aurait pu vivre autrement. » Votre combat est-il né là, dans la vision d’une femme que vous chérissez, mais à qui vous auriez souhaité une autre vie ? Je vous remercie de me replonger dans mes souvenirs. Effectivement, je parle de ma mère dans ce livre, mais à ce moment-là je souhaitais évoquer la situation de toutes les femmes, aussi bien mes grandes sœurs, mes tantes ou mes cousines, que mes professeures. J’ai pu faire le constat de la relation

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qu’entretient la société à ces femmes, et tout cela a influencé la jeune fille que j’étais. Mettez-vous à ma place : je me projetais vers le futur – on s’imagine tous un jour devenir quelqu’un ! –, mais je constatais que la personne que je souhaitais devenir n’existait même pas : je voyais toutes ces femmes se battre au quotidien pour obtenir un travail, pour être payées à la hauteur de leurs efforts dans la mesure où elles effectuent le double des tâches de leur mari en prenant soin de la maison et de leurs enfants. Je constatais également que les garçons de mon âge étaient libres, qu’ils avaient le droit de grimper aux arbres et de se salir, alors que nous, petites filles, devions préserver nos jolies robes. J’ai donc rapidement manifesté l’envie d’évoluer au sein d’une nouvelle génération de femmes qui affirment : « Je ne veux pas vivre de cette manière-là. » Sans situer l’alternative à proposer, je savais que nous devions dire non à la société qui nous était imposée. Les Femen sont nées de cela : cette volonté de créer une nouvelle société susceptible d’accueillir les femmes au même titre que les hommes.

Vous avez opté pour des moyens spécifiques : protester avec des codes identifiants, les seins nus et la couronne de fleurs notamment. Nous existons depuis 7 ans, mais sur cette période, le mouvement a beaucoup changé. Du fait de nos premières erreurs, nous avons dû adopter de nouveaux moyens de communication. Il faut bien l’avouer : quand nous avons débuté nous étions de jeunes étudiantes qui ne connaissaient pas grand chose à la politique, aux médias, ni même d’ailleurs au féminisme. J’étais étudiante en journalisme pendant 5 ans, et dans le cadre de mes lectures, je n’avais jamais été confrontée à cette question-là. Nous avons dû nous forger nous-mêmes une connaissance de tout cela et avons rapidement pris conscience qu’il fallait adopter une tactique. Pendant les deux premières années, nous organisions de grandes manifestations avec à peu près 80 à 100 femmes qui portaient des vêtements roses pour attirer le regard, tout comme des banderoles ou des bannières, mais aucun journal ne rendait compte de ces actions. Nous manifestions notre colère et notre refus de la vie telle qu’elle se proposait à nous, mais même les personnes présentes ne lisaient pas nos slogans, ils ne prenaient pas nos tracts. Nous restions donc, en tant que femmes, totalement ignorées par la société. Dès lors, nous avons fait le constat que personne ne veut écouter une femme. On veut la regarder. On peut ne pas être d’accord avec moi, mais c’est la réalité. Nous devions nous adapter et adopter une tactique propre à la société patriarcale pour mieux la retourner contre elle. On a beau nous rétorquer que nous jouons le jeu du patriarcat, mais la nudité qu’on affiche n’est pas celle d’une femme passive, cette nudité n’est plus sexuelle mais politique.

“Nous sommes le message : notre corps est notre idéologie.”

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Il faut peut-être rappeler que les choses n’étaient pas acquises d’emblée concernant la nudité. Vous-même, vous avez longtemps résisté à l’idée d’agir topless… Un jour, vous avez décidé d’y aller. Vos amies se sont dit : si Inna y va, tout le monde y va ! Oui, le débat fut long. J’étais même totalement contre l’idée du topless. Mon argument était le suivant : comment combattre l’exploitation et l’objectivation de la femme en se promenant nues ? Ce que j’ai fini par admettre c’est que c’est bien le regard porté sur la femme qui sexualise son corps. J’ai mis un peu de temps, six ou sept mois, avant d’en convenir : le corps d’une femme peut être autre chose qu’un objet sexuel. Le jour où j’ai décidé de me rendre à l’action topless coïncidait avec le Jour de l’Indépendance de l’Ukraine – tout un symbole pour moi, la prise de conscience de ma propre indépendance. Je me souviens que je ne me suis pas sentie nue ce jour-là. Effectivement, je n’étais pas nue au sens où on l’on entend, c’est-à-dire dans un contexte patriarcal – cette nudité qu’on rencontre dans une publicité, dans une maison de passe ou dans un strip-club –, j’ai donc compris que le contexte de cette nudité favorisait une certaine perception de la nudité. Nous voulons changer cette perception. Le corps devient politique, il devient le support de nos messages. J’ai pu me rendre compte que ça fonctionne. Nous pouvons enfin atteindre un certain niveau dans l’énonciation du message qu’il nous semblait bon de faire passer ou des sujets qu’il nous semblait essentiel de discuter. Certains nous disent : « Vous vous exposez de manière narcissique, mais vous ne prêtez guère attention au message que vous voulez faire passer. » Ce à quoi nous répondons : « Nous sommes le message ! » La femme qui se tient debout, qui résiste et qui lutte est le message. Aujourd’hui, nous sommes là non pas pour poser, non pas pour sourire ni pour subir, mais pour combattre et faire en sorte que les choses changent ! Notre corps est notre idéologie.


Depuis quelques temps, vous formez les femmes à ces actions lors de “training sessions”. Oui, il n’y a rien d’évident dans le fait de se retrouver de manière agressive face à Poutine ou au Pape, et crier des slogans. Nous nous sommes rendu compte qu’hurler n’était pas naturel pour nous. Nous avions besoin d’apprendre pour vitaliser quelque chose qui nous permette de crier. C’est pour cela que nous avons créé des centres d’entraînement à l’échelle internationale. Cela passe aussi par de longues discussions afin de fixer le point de vue idéologique qui sous-tend ces actions. Nous sommes des activistes, et il s’agit de nous montrer prêtes : ça n’est pas tant de mettre nos idées au service du combat, c’est de nous mettre nous-mêmes au cœur du combat. À l’occasion de vos actions vous faites preuve d’un grand courage. La posture du topless vous fragilise. La question qui se pose est celle du danger que vous bravez. Vous-même, vous vous êtes retrouvée dans des positions plus que préoccupantes en Biélorussie mais aussi, bien sûr, à Copenhague au moment d’un attentat terroriste. Nous devons contester une chose – et ça a été le cas lorsque je me suis installée en France – c’est l’idée que nous cherchons à provoquer des émeutes violentes. Nous sommes agressives, oui, mais jamais violentes. Il n’y a rien de plus inoffensif qu’un corps nu. D’après vous, qu’est-ce qui peut sembler criminel ? Une femme qui enlève le haut, écrit des slogans sur son corps et crie ? La seule violence que l’on peut constater est celle qui est provoquée à l’égard des activistes elles-mêmes. Ça a été le cas à maintes reprises, lors de la manifestation du Front National le 1er mai 2015 par exemple, au moment où la sécurité du FN a réprimé avec brutalité l’action de trois activistes Femen. Les risques existent, bien sûr. Le danger est là. Cette violence émane le plus souvent de la mentalité de gens qui rejettent le message que tentent de faire passer les Femen, une mentalité parfois forgée par les institutions politiques ou religieuses comme ça s’est vu récemment. Nos actions sont une manière de

questionner le fonctionnement même de la démocratie. En Biélorussie, nous l’avons vécu à nos dépens : à trois, nous manifestions en soutien aux prisonniers politiques du pays, et nous avons été arrêtées. [Saisie par l’émotion, ndlr] Ça reste sans doute la pire expérience de toute ma vie. Durant 24h, nous avons pensé qu’ils allaient nous tuer. Nous avons été conduites dans la forêt, et toutes les 10 minutes, la voix d’une personne que nous ne voyions pas nous répétait : « Nous allons vous tuer, nous allons vous tuer ! » Pourquoi voulaientils nous tuer ? Parce que nous avions manifesté dans un parc avec des slogans contre la dictature ! Alors quand on nous pose des questions sur notre mode d’action, nous répondons : pourquoi n’interrogez-vous pas la société ? Pourquoi n’interrogez-vous pas les institutions qui oppriment les femmes à travers le monde ? Si notre action était aussi insignifiante qu’ils le disent pourquoi suscite-t-elle de telles réactions ? La violence est malheureusement là, au cœur même de nos sociétés. Nos actions la révèlent dans ce qu’elle présente de plus inquiétant. Après, il ne faut pas vous méprendre. J’ai pu constater, en tant qu’étrangère dans la partie ouest de l’Europe, dans ce que j’appellerai une « zone de confort », que vous vivez avec le dogme suivant : « Nous sommes en démocratie, rien ne peut nous arriver. » Mais la tentation est là, elle est grande pour une partie de la population de se prononcer pour l’extrême droite. Quand je découvre que 50% de la population ne vote pas en France, je suis atterrée. C’est le signe

ici, en Europe, je vis un rêve éveillé – je découvre le soutien social, le confort réel avec le logement, la voiture, etc. –, mais de constater que les choses évoluent dans le sens de cet apolitisme, ça m’inquiète. Le confort est ce qui permet à l’institution de nous maintenir dans l’ignorance : vous avez la sécurité sociale, vous pouvez acheter une voiture, éventuellement une maison, vous êtes installé confortablement dans votre divan, tout va bien, ne vous occupez de rien. C’est ainsi que l’institution agit, qu’elle est en mesure de manipuler. Et personne n’est à l’abri, un parti politique peut instaurer un régime voisin de celui que nous connaissons en Russie. Vous le rappeliez : aurais-je pu imaginer que nous nous retrouverions dans la situation qui a été la nôtre à Copenhague, autrement dit sous le feu des terroristes dans un pays comme le Danemark ? Sans oublier Charlie Hebdo. [L’interview a été réalisée avant le 13 novembre, ndlr] Les illusions que génère l’apolitisme constituent un obstacle au changement. J’en appelle à la bonne volonté de chacun, entendez ce message : nous ne pouvons pas nous permettre d’être apolitiques. Il faut que nous nous maintenions dans la politique, parce que la politique c’est nous : nos vies, nos pays, notre monde. Notre futur. Galia Ackerman, Femen, Calmann-Lévy

“La politique c’est nous : nos vies, nos pays, notre monde. Notre futur.” d’un profond désespoir qui résulte de la déception liée au manque d’action politique. Je vous le dis : c’est trop familier pour moi. Je viens d’un pays profondément apolitique dans lequel les gens ont perdu l’habitude de choisir, de voter, et même de discuter. Ils vivent dans le déni, ce qui maintient un niveau d’illusion dans la perception de la liberté et de la démocratie. Cela favorise les fantasmes. Depuis que je vis

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Par Nathalie Bach

À l’angle des corps Les éditions Chic Médias lancent leur première collection érotico-suggestive, desseins, avec Assez flirté, baisser culotte ! d’Anne-Sophie Tschiegg. Après avoir parcouru l’ouvrage, l’actrice Nathalie Bach prend spontanément la plume pour écrire à son amie…

Ma jolie môme, — Je peins souvent mes bouquets dans le sens inverse où je les ai préparés... — Auguste Renoir

C’est la première expression qui me vient, inconnue dans nos échanges et pourtant si souvent pensée. Sûrement ta voix rauque et un peu cassée des enfants laissés trop longtemps sans consolation. Il en reste comme une émotion vive, en creux, s’étirant tout le long de ta silhouette diaphane. Mais ceci n’est pas une pipe. Il faut se rendre au feu de tes mots pour goûter ton âme lumineuse, exigeante, généreuse. Et ton rire diable. De ce désir de parler vrai, de parler cru, de parler cul. Nous savons bien que le hasard n’existe pas, il fallait nous retrouver là. Aussi. Aujourd’hui. À l’angle des corps et de l’infini, de la jouissance et du beau, de l’amour donc. Ces images paraphant chaque intimité dans son absolu, dans toute sa pudeur, de tant d’honneur à aimer, sous le soleil du sacré et de la joie ne permettent aucune triche. Il est à admirer ici l’exacte équation du regard, du geste et du rouge désir. Le dire est déjà dans l’acte, sans calcul, tout juste promet-il à l’orée d’une fesse la probable approche d’un possible merveilleux, à la cale d’un baiser profond, à cet endroit, puis à un autre et encore et encore. Je me laisse aller à déplier tous mes refoulements au bac des solderies de livres pour dames. Je m’abandonne. À vouloir être

celle, mais pourquoi pas celui, dedans, entre, dessous, partout où le plaisir s’accueille. Jusqu’à la chaleur des textes, si tendres, si drôles, comme en balade, comme toi quand tu te promènes la nuit dans les forêts ou au bord des océans à chercher l’éternité. Nous la cherchons tous, nus et fragiles comme au premier jour. Qu’y a-t-il à faire d’autre ? L’amour, et créer, si possible. Tout est là, se gravant tranquillement au fil des pages. En perpendiculaire parfaite de la parole et du mouvement. Alors, je ne m’en lasse pas, je regarde, je mate, je fonds, j’en redemande, je t’embrasse et je te remercie. Le monde est à refaire tous les jours et avec toi c’est au moins plusieurs fois en vingtquatre heures. J’essaie de suivre. Si intense tu es. À demain ma jolie p’tite môme. Parce que là, tout de suite, tu ne pourras pas m’en vouloir, c’est de ta faute, mais j’ai une folle envie d’aimer. Nathalie ASSEZ FLIRTÉ, BAISSER CULOTTE ! d’Anne-Sophie Tschiegg, Chic Médias éditions, Collection desseins www.shop.zut-magazine.com

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embué humecté rincé mouillé âpre embrasé suffocant consumé fiévreux ardent vif vu/pris nu/oui A.-S.T.

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la très chère n’était pas nue. A.-S.T. 67


Par Emmanuel Abela

L’hymne à la joie Il a placé sa passion pour l’art au cœur de sa vie. Une passion qui a fait de lui un galeriste influent en Allemagne et l’a conduit à créer Art Karlsruhe, l’une des foires internationales les plus prisées. Rencontre avec un homme d’art : Ewald Karl Schrade. « Ce qui a vraiment un sens dans l’art, c’est la joie », Pablo Picasso La destinée d’un homme tient parfois à peu de choses. Qui aurait pu prévoir, au début de sa carrière, que Ewald Karl Schrade deviendrait à Karlsruhe le galeriste à la renommée que l’on sait ? La réponse est sans appel : « L’amour est là ou n’est pas là ! ». Sous-entendu l’amour de l’art, bien sûr. Et de rappeler que rien ne le destinait à s’y consacrer pleinement : il a commencé comme artisan au début des années 60, mais à la suite d’un accident de moto qui lui a valu de perdre sa main droite, il a changé de voie et s’est orienté vers des activités commerciales. Le point culminant de cette carrière, qui passe par les assurances, est la direction d’une filiale de banque. C’est dans ce contexte bancaire particulier qu’en 1971 il organise ses premières expositions à Reutlingen. « Les œuvres étaient présentées dans le hall, à proximité des guichets. Je n’étais pas galeriste, mais mon amour pour l’art m’a conduit naturellement vers l’organisation de ces premiers accrochages », insiste-t-il.

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Entre 1971 et 1973, il déménage pour des raisons familiales, à Kisslegg, à l’ouest de la Bavière – « Les paysages sont voisins de ceux de l’Alsace ! » – et y multiplie les expositions dans des espaces qu’il loue à cet effet, son épouse en profitant pour y donner des cours d’histoire de l’art. Les choses semblent enclenchées dès lors, et les allers-retours qu’il fait entre Kisslegg et Reutlingen confirment les réseaux en train de se créer. Il n’affiche pourtant aucune volonté particulière de devenir galeriste. Ce qui prime encore une fois, c’est sa « passion ». Son intérêt se porte sur des grandes figures de l’art allemand, Otto Dix, Erich Heckel ou Shmuel Shapiro, mais aussi sur les jeunes pousses comme Walter Stöhrer. Un équilibre entre classiques et modernes qu’il ne cessera de revendiquer dès lors, dans ses galeries respectives, à Schloss Mochental au sud-est de Stuttgart à partir de 1985, ou à Karlsruhe à partir de 1999, mais aussi au moment de créer le salon international Art Karlsruhe en 2004. « Rien n’était planifié, tout s’est développé de manière organique », aime-t-il rappeler, alors qu’on le voit évoluer dans son bureau en quête d’un livre, d’une citation ou d’une photo. Comme une personne en mouvement permanent, décrite ici ou là comme « flamboyante ». Et de revenir nous citer Picasso pour confirmer la relation qui existe entre l’art et la joie. La joie, un mot récurrent au cours de la discussion, comme si celle-ci l’animait sans cesse. « Contraire-


Mann aus einer Quelle im Wald trinkend, Ernst Ludwig Kirchner, 1919/21 – Photo : Kirchner Museum Davos

ment à ce qui est pratiqué parfois, je place l’art au cœur de mes préoccupations, le marché ne fait que suivre. » Il insiste sur le fait que l’art n’est rien sans le marché, et que ça n’est surtout pas au marché de conditionner l’art. « La valeur absolue, c’est l’art ! » Cela nous renseigne sur une approche qui privilégie la qualité. Il en va de même pour Art Karlsruhe, il ne s’agit pas pour lui de réunir simplement des galeries, mais bien de sélectionner celles-ci en fonction d’une ligne éditoriale définie. Laquelle rejoint son credo : le juste équilibre entre ce qu’il nomme les “classiques modernes” et les contemporains. « Je tiens à ce que les galeries représentées s’engagent véritablement pour l’art. » D’où la présence à côté de peintures de Picasso, Kirchner – représenté également par des photos lors de l’édition 2016 ! – ou Kandinsky, clairement identifiables y compris pour

les néophytes, d’objets ou d’installations qui vont dans le sens de l’actualité de la création artistique d’aujourd’hui. « Oui, confirme-t-il, je veux créer ce dialogue entre les deux, art moderne et contemporain. C’était inscrit dans les intentions d’Art Karlsruhe dès le départ : les modernes de haute qualité donnent la tonalité, comme entrées de lecture pour les familles, et le très bon contemporain confirme la tendance pour les amateurs. » La répartition dans l’espace du salon tient compte de ce dialogue, de manière intuitive et généreuse, avec des espaces thématisés, répartis en quatre grandes halles, qui tiennent compte des « filiations dans l’art ». Cela favorise la visite à différents niveaux parmi les 210 galeries représentées – avec une belle participation française –, comme dans un musée pour l’amateur d’art qui ne souhaite pas forcément faire d’acquisitions ou, de manière plus orientée, pour le collectionneur. Cette manière de concevoir les cheminement du spectateur est confortée par une autre idée forte : la disposition de sculptures dans des espaces dédiés, comme autant de respirations, à des endroits stratégiques pour le regard. « Cette manière de disposer les sculptures est unique dans un salon d’art. », nous dit-il, non sans une petite pointe de fierté. Ça nous renseigne une fois de plus, sur sa vision d’un salon dédié à l’art, où l’utile joint l’agréable, sans cynisme aucun. La passion de l’art est à la base de tout, elle prime sur toute autre considération, elle se caractérise par une volonté de transmission : une finalité noble qui s’appuie sur une belle exigence. ART KARLSRUHE, salon international d’art moderne et contemporain du 18 au 21 février au Parc des expositions de Karlsruhe www.art-karlsruhe.de www.galerie-schrade.de

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Par Baptiste Cogitore

Renoncer au lisible À la fois plasticien, poète et dessinateur, Anael Chadli trace des œuvres graphiques qui concentrent des textes issus de la littérature du monde entier. Un travail de fourmi, vertigineux et fascinant. Novo publie des extraits de son journal inédit. La voix d’Anael Chadli est davantage un souffle tenu qu’un timbre clair. Il y a chez lui une fragilité dense, une inquiétude sourde qui se donne en explosion créatrice. Pour tenter de décrire son travail, on pourrait parler de plongée en apnée dans la littérature. Une quête d’un souffle pour respirer plus librement qui a donné lieu à une forme d’invention graphique : le « Paysage d’écriture ». Ses palimpsestes sont tant chargés de mots qu’ils en deviennent illisibles. Les copistes de l’ancien temps grattaient les textes de leurs prédécesseurs pour réutiliser la précieuse matière du parchemin. Anael Chadli, lui, se penche physiquement (il travaille à genoux) sur des œuvres au contraire fouillées à l’extrême. Il ne s’agit pas chez lui d’un exercice spirituel, mais d’une « incorporation » des textes offerts ensuite aux yeux du « regardeur ». Sur le papier naît alors un réseau de correspondances et de résonances entre de multiples écrits de différents auteurs. Parmi eux, Antonin Artaud, Laurine Rousselet, Anaïs Nin, mais aussi Henri Michaux et Bernard Noël, ou encore Abdallah Zrika... et de nombreux autres encore. En s’approchant de ces œuvres, le lecteur doit renoncer au lisible et s’adonner à la contemplation du texte qui semble ondoyer comme une flamme, une herbe de lettres. Par son corps, son regard, il prend part lui aussi à la circulation des œuvres. Et l’artiste de se faire passeur de textes à travers ses propres œuvres. « Même si je ne parviens pas à faire feu de toutes ces brindilles incandescentes, d’autres pourront peut-être y allumer leurs torches », écrit-il.

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Son grand œuvre consiste en un polyptyque qui concentre et fait coexister des textes de plusieurs centaines d’auteurs de la littérature du monde entier, traduits en français : Voix, à la fois plurielles et singulières. L’ensemble sera exposé dans l’abbaye bénédictine de Baume-les-Dames en juillet prochain. Autour de ces panneaux qui forment un grand retable textuel (4,50m × 2m) dont le travail s’étendra sur quatre années, Anael Chadli a tenu un journal de travail inédit : Notes de Voix. Un texte protéiforme qui mêle journal, poèmes, réflexions, citations, et dont le dénominateur commun est la fulgurance de leur apparition. Novo propose de découvrir des extraits de ces Notes prises entre janvier 2014 et aujourd’hui. Ces textes n’ont jusqu’à présent été confiés qu’à une trentaine de lecteurs, sous la forme de feuillets cousus par l’auteur. ANAEL CHADLI, expositions jusqu’au 13 février à la médiathèque Le Bélieu, à Mandeure et à partir du mois de juillet à l’abbaye Sainte-Odile, à Baume-les-Dames www.anaelchadli.com


« Je voulais avant tout affirmer l’acte d’écriture. Que le poème dessine le paysage, que l’écriture soit libre d’imaginer sa morphologie. » – 8 avril 2015 – * « La ligne est une invention qui trace en pointillé une sorte de médiane entre l’espace de l’imagination et l’espace du corps, qu’il n’était pas nécessaire d’interpréter comme frontière. On aurait pu la concevoir comme points de contact. (…) On aurait pu imaginer ne serait-ce qu’une légère fluctuation, une oscillation, une certaine liberté de la graphie prise sur la rigueur du maintien, sans pour autant renoncer à une lisibilité. » – 5 mai 2015 – * racines la faim communes de organes l’angoisse – 12 avril 2015 – * « L’écriture est une acupuncture du regard. » – 12 avril 2015

« Chaque mot est une aiguille piquée dans l’étendue de l’imagination. Le corps démesuré de l’imaginaire. Tellement démesuré que nous parcourons un monde. Un monde et non pas LE monde. Un cadastrage n’y révèlerait tant de jardins à mirages qu’il n’indiquerait que des sentiers, immanquablement absorbés par des sables mouvants. Rien de fiable. » – 9 mai 2015 – * « Il me plait à imaginer que même si je ne parviens pas à faire feu de toutes ces brindilles incandescentes, d’autres pourront peut-être y allumer leurs torches. » – 12 avril 2015 – * « Palimpsestes : sables de lettres, coulées de matière organique, coagulation de signes, morphologie de langue. Plus c’est dense, plus la matière écrite vibre et exprime le soulèvement de formes, de sédiments de forces. » – 4 avril 2015 – * « Les poètes me considèrent comme un dessinateur et les dessinateurs comme poète, de sorte que je ne me sens jamais à l’étroit dans une étiquette, je suis toujours l’autre de chacun. » – 9 avril 2015 –

« Paysages d’écriture et Voix. Le visible demande de l’éloignement, le lisible de s’en approcher. Leur coexistence dans le même espace crée une perception mélangée. » – 8 avril 2015 – * « Urgence d’écrire. Plongé depuis le 16 mai dans les notes précédentes, j’écrivais sur des tickets de caisse et autres bouts de papier. Retour du désir d’écrire sur des draps. Écrit sur un ticket : le moment est venu de semer du temps. » – 25 mai 2015 – * « Silence de l’œil » – 14 août 2015 –

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Par Benjamin Bottemer Photo : Julian Benini

Élargir la scène

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Tom Leick-Burns est depuis le début de la saison le nouveau directeur des Théâtres de la Ville de Luxembourg. Comédien de formation, il découvre les impératifs liés à la fonction, affichant le désir d’une continuité artistique tout en alliant programmation prestigieuse et accompagnement des formes émergentes. Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, regroupant depuis 2011 le Grand Théâtre et le Théâtre des Capucins au sein d’une direction commune, constituent une grande maison que Tom Leick-Burns connaît bien : il rejoint en 1999 le Théâtre des Capucins en tant que comédien, avant de se familiariser avec les métiers de la production jusqu’en 2006, année où il devient administrateur de production sous la direction de son prédécesseur Frank Feitler. « Mon expérience de comédien m’aide beaucoup dans mon approche, note le quadragénaire. Lorsque je revois mes amis sur la scène du Théâtre des Capucins, ça me manque un peu, mais je me dis que j’ai désormais l’opportunité de leur faciliter les choses, d’offrir une contribution significative au monde du théâtre. » Avant l’annonce de sa nomination par le Conseil communal de la Ville de Luxembourg au début de l’année dernière, Tom Leick-Burns a préparé activement, au côté de Frank Feitler, une saison sous le signe de la continuité qu’il peut « défendre pleinement ». Il assure désormais un rôle de direction aussi bien administratif et financier qu’artistique. Diplômé en Arts dramatiques de la Central Lancashire University à Londres, il ajoute à son CV, en 2012, un master en administration des affaires à la Sacred Heart University, aux États-Unis. « Par rapport à notre mode de fonctionnement, il est souhaitable d’être un gestionnaire, explique-t-il. Ma vision de la structure n’a pas changé pour autant, simplement elle s’est élargie : je la vois inscrite au sein de quelque chose de très vaste. »

Auberge luxembourgeoise Donner les moyens aux artistes d’exprimer tout leur potentiel créatif semble être la priorité de cet homme accessible et volubile, dont la passion ne semble pas s’être émoussée une fois passé derrière la scène. Même si aujourd’hui, tout est question d’équilibre : satisfaire le public tout en s’ouvrant à des formes plus audacieuses, poursuivre la diffusion d’œuvres prestigieuses comme émergentes, s’investir dans l’action culturelle, les co-productions et le vaste réseau international tissé par les Théâtres de la Ville... « Nous devons aussi veiller à alterner entre danse, théâtre musical ou en plusieurs langues, et s’assurer d’avoir une identité internationale, complète-t-il. Ce que je souhaite conserver avant tout, c’est la qualité de notre accueil : un artiste a besoin d’être soutenu, d’avoir des échanges avec le directeur d’un théâtre. J’aime à nous considérer comme une auberge. » Au niveau des développements à venir, Tom Leick-Burns souhaite faire évoluer l’identité du Théâtre des Capucins et mettre l’impressionnant carnet d’adresses des Théâtres de la Ville – qui accueillent régulièrement les compagnies les plus prestigieuses de la scène européenne – au service de la nouvelle création. « Le Théâtre des Capucins a toujours été un lieu dédié à la création : il peut devenir un laboratoire pour des auteurs contemporains, un théâtre traitant des questions actuelles ; mais il faut le faire avec justesse, et préserver une programmation qui plaira toujours aux habitués. Repenser une identité est une chose, encore faut-il emmener le public avec soi. » Organiser des mariages Au sein du Grand-Duché, la question du soutien à la scène locale est un sujet épineux. Du propre aveu de Tom LeickBurns, celle-ci souffre d’un manque d’acteurs et de dynamisme : les porteurs de

projets ne se bousculent pas devant au portillon, tandis que les propositions de compagnies étrangères sont quotidiennes. « Il faut accompagner le développement des professions artistiques au Luxembourg, car elles sont très peu présentes, tout en conservant de notre côté le même degré d’exigence », explique-t-il. Dans cet esprit, l’événement TalentLAB, prévu en juin et dont le programme sera dévoilé au courant du mois de mars, alliera spectacles, tables rondes et ateliers, sous le regard d’artistes confirmés. Il s’agit de la première édition d’un moment de rencontre qui est un peu « le bébé » du directeur. La Breakin’ Convention, consacrée à la culture hip-hop, viendra clôturer cette semaine. « Il faut montrer aux jeunes les possibilités offertes par la danse et le théâtre, donner un temps de maturation à la création émergente. On peut compter sur des propositions très intéressantes et sur des artistes que l’on a soutenus et qui ne nous oublient pas. Il est nécessaire d’ouvrir nos portes à d’autres publics, de désacraliser le lieu. » La tenue de la comédie musicale Mamma Mia ! en novembre a valu à Tom LeickBurns quelques remarques acerbes sous le marbre et les lustres du hall du Grand Théâtre. Mais celui-ci ne s’en émeut pas, préférant se réjouir du grand succès public rencontré par le spectacle. « Je peux vous dire que même les plus critiques ont admis que c’était bien fait ! Frank Feitler m’a enseigné un principe : si l’on applique le critère de la qualité, on remporte toujours l’adhésion. Nous sommes un établissement public qui se doit de trouver le juste équilibre entre valeurs sûres et nouvelles formes. En être le directeur, c’est beaucoup de défis. Mais ce sont des défis agréables et excitants. » www.lestheatres.lu

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Par Marie Bohner Photos : Pascal Bastien

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Jeune homme blond au visage rieur originaire de Hambourg , Falk Richter est auteur et metteur en scène. Artiste associé au TNS, il est l’auteur de Je suis Fassbinder, la première création que Stanislas Nordey propose avec son équipe. Rencontre avec un artiste incisif doublé d’un citoyen convaincu.

Identités en transition Vous avez présenté en janvier Small Town Boy au TNS, une pièce sur les valeurs de la société allemande. Comment évoluent-elles en ce moment, en particulier après les événements de Cologne ? L’Allemagne est divisée. Il y a une majorité de personnes qui accueillent les réfugiés, qui voient ça comme un devoir historique. Pendant la période nazie, il y a eu beaucoup de réfugiés allemands, des Juifs, des communistes, des artistes, des gens qui voulaient fuir. Les Allemands de l’Est tentèrent ensuite de passer à l’Ouest... Nous sommes un peuple de réfugiés. Mais nous avons aussi maintenant des groupes comme Pegida, et un autre groupe politique proche du Front National qui s’appelle Alternative pour l’Allemagne. Il utilise le langage des nazis, le même vocabulaire, la même manière de penser. C’est un parti très homophobe. L’atmosphère générale en Allemagne en pâtit et devient plus tendue, anxiogène. Pour l’instant la majorité reste calme, modérée, les gens ne craquent pas totalement au sujet de Cologne. Mais bien sûr, ces événements ont changé beaucoup de choses. La peur est davantage présente.

Pourquoi la question de l’homosexualité cristallise-t-elle tant de débats ? Je pense que les hommes se sentent menacés dans leur masculinité. Il y a aussi des femmes réactionnaires – les leaders des Manifs pour tous sont toutes des femmes, en France comme en Allemagne. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que les gays des civilisations occidentales ont acquis une nouvelle forme de confiance en eux. Ils ne se considèrent plus comme déficients, comme malades ou valant moins que la majorité. Cela fait peur à certains qui pensent qu’ils vont y perdre des privilèges. Nous vivons une époque de luttes de pouvoir où beaucoup de concepts anciens s’écroulent. L’européanocentrisme s’écroule, cette idée que le monde ne devrait être dirigé que par des hommes blancs, riches et hétéros s’érode aussi. Voilà pourquoi les réactionnaires se mobilisent si fortement. Ils sont en train de perdre le pouvoir de décider qui a raison et qui a tort. À vous entendre, il semble que les normes évoluent aujourd’hui dans notre société. Sont-elles toujours une menace pour l’identité des individus ? Il est important de comprendre que les normes changent, et que beaucoup de gens en sont effrayés. Si nous revenons

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au cas de l’Allemagne, nous avons maintenant un million de réfugiés. Beaucoup de personnes pauvres sont en colère et se disent : « Ceux-là reçoivent tout, moi on ne me donne rien, pourquoi ? Je suis Allemand, eux non... » D’une certaine façon, ils se rendent compte aussi que le concept même de nationalité s’écroule. C’est la même chose pour la sexualité. Un hétéro et un homo peuvent parler simplement de leurs relations de couple ensemble sans qu’il y ait différentes qualités de relations. C’est une chose nouvelle, impossible à imaginer pour la génération de mon père. Ce qui peut être une vraie menace pour l’identité aujourd’hui, c’est que les gens peuvent ressentir cette absence de normes, d’orientations. Il est épuisant de se construire une identité pour soi face à toutes ces possibilités. C’est ce qu’a décrit Alain Ehrenberg, ce sociologue français, dans La Fatigue d’être soi. Dans le théâtre que vous proposez, vous souhaitez aller vers un « art théâtral total », qui inclurait la danse et la vidéo. Est-ce encore une façon d’échapper aux normes ? Je travaille cette orientation depuis quelques années. Je l’ai abordée avec la chorégraphe Anouk Van Dijk. Rassembler du mouvement, du texte, de la musique et de la vidéo, passer d’une forme à l’autre... En tant qu’auteur, lorsque j’écris pour mes propres spectacles, j’écris différents niveaux de textes dès le départ : pour les danseurs, pour les artistes vidéastes et pour les comédiens. Pour moi c’est une façon aussi de m’adresser à tous les sens du public : à l’intellect, mais aussi aux corps. Les systèmes politiques et économiques déterminent la forme des corps, comment ils réagissent et quelles maladies ils ont. Nous nous devons donc de porter un propos qui soit à la fois intime et social. Small Town Boy est une forme simple. Il y a cinq acteurs, pour moi c’est une petite production. La pièce est essentiellement concentrée sur les comédiens et sur la ville de Berlin, sur la façon dont les différentes commu-

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nautés qui l’habitent – Turcs, homosexuels, écologistes – s’y croisent, et ce que ça génère.

— Nous n’avons pas encore d’identité européenne réelle. —

Une partie de votre travail de création se fait avec d’autres, de façon collective. Cela vous donne-t-il plus de force ? Je me rends compte depuis peu que je suis vraiment intéressé par le dialogue. Avec Anouk Van Dijk, j’ai créé deux spectacles au Festival d’Avignon. Avec Stanislas Nordey aussi il y a quelque chose de singulier. Nous nous rencontrons, nous nous lançons des idées, c’est très puissant. Il me pousse, il m’encourage à écrire certaines choses. Cette collaboration est une façon pour moi de sortir de mon isolement d’auteur. J’ai besoin de cette solitude sans laquelle je ne pourrais pas écrire, mais parfois je la déteste [Rires].

Qu’est-ce que Fassbinder représente pour vous ? Quand j’avais 17 ans, je suis passé par hasard à côté d’un cinéma à Hambourg dans lequel il y avait une grande rétrospective de son œuvre. Je ne connaissais que son nom, il était célèbre en Allemagne, la plupart du temps avec une connotation négative. Quand j’étais enfant, j’entendais mes parents parler de lui comme d’une personne mauvaise, le pire exemple qu’on puisse imaginer. Ça me paraissait très intéressant ! [Rires] Il habitait dans une communauté avec plein de gens, il dormait beaucoup, il traînait avec des artistes... J’étais encore au lycée, et en trois semaines j’ai vu presque tous ses films. L’un des premiers que j’ai vu était


— Ce spectacle ne sera pas un biopic de Fassbinder, l’idée est plutôt de travailler sur l’énergie qu’il dégageait. — Querelle. Ça a été un choc, je ne savais pas que de tels films pouvaient exister. Ce que j’aimais particulièrement, c’était cette création d’un monde parallèle. Cela parlait de notre monde, tout en sortant de l’imaginaire de Fassbinder. Il est dans la confrontation. Il aborde frontalement des questions dont certaines personnes ne sont pas capables de parler. J’aimais, et j’aime encore, sa façon d’être radical. Sa manière de traiter l’intime et le politique en même temps. Il questionne le mariage, parle ouvertement de ses propres relations. À un moment où le sujet était encore tabou en Allemagne, il en parlait ouvertement à la télévision. Comment est né le projet Je suis Fassbinder ? Avec Stanislas Nordey, nous avons fait le spectacle My secret garden. Nous nous sommes beaucoup amusés. Nous voulions recommencer. Je lui ai parlé de mon envie de Fassbinder. Nous avons imaginé un spectacle partant du constat que ce type d’artiste nous manque aujourd’hui. Nous voulions créer un artiste de fiction qui soit comme Fassbinder. Je me suis demandé quel regard quelqu’un comme lui porterait sur le monde d’aujourd’hui,

après les attaques terroristes en France et les récents bouleversements en Allemagne. Nous avons donc évoqué les sujets de société qui nous intéressaient avec Stanislas, et nous avons commencé à lire Fassbinder ensemble et à échanger. On a revu ses films. Fassbinder avait fait L’Allemagne en automne en 1977, en réaction aux terroristes allemands du groupe Baader-Meinhof. En Allemagne aujourd’hui, il y a un nouveau groupe terroriste, d’extrême droite cette fois : Beate Zschäpe et sa bande, qu’en dirait-il ? Ce spectacle ne sera pas un biopic de Fassbinder, l’idée est plutôt de travailler sur l’énergie qu’il dégageait. Nous voudrions regarder le monde d’aujourd’hui à travers ses yeux. Le travail de Fassbinder est spectaculaire par sa capacité à repousser les limites de l’auto-censure en tant qu’artiste. Avez-vous parfois l’impression de vous censurer dans votre travail ? Dans quels cas ? Je prends ma liberté, surtout en ce moment. Mon dernier travail en Allemagne, Fear, m’a apporté des ennuis. C’est une pièce qui parle de cette frange d’extrême droite qui devient de plus en plus agressive. Il y a cette femme, qui existe vraiment : son grand-père

était le ministre des finances d’Hitler. Elle est le leader d’un nouveau parti fasciste à Berlin. Elle mène presque les mêmes politiques que son grand-père. Elle siège au Parlement européen ici à Strasbourg. Elle m’a traîné au tribunal. Elle a organisé une campagne contre mon travail, fait circuler des pétitions en ligne contre les subventions gouvernementales de la Schaubühne parce que j’y travaillais. Elle a tout fait pour casser mon travail, mais elle a perdu au tribunal. Nous avons encore la liberté de l’expression artistique. Mais il est intéressant de constater qu’elle a agi comme si nous étions déjà en dictature. Vous parlez des changements en Allemagne, de ces retours en arrière : comment voyez-vous le futur des valeurs européennes ? Nous sommes à la croisée des chemins. Je crois totalement à une Europe unie. Je me rappelle encore de la vieille Europe, avec les frontières, les monnaies différentes, le rideau de fer... Je trouvais que Schengen était un développement formidable. Je suis un artiste européen, je travaille dans beaucoup de pays en Europe. Je crois que ma génération était peut-être la première génération européenne. J’ai peur que tout cela s’écroule. Le pire qui pourrait nous arriver serait de dériver à droite, vers plus de nationalisme, de frontières fermées, pour que chacun préserve sa petite culture. Beaucoup de questions sur l’identité européenne restent sans réponses. J’écris en ce moment un texte à ce sujet pour Je suis Fassbinder, dans lequel Judith Henry endossera la parole d’Europe. Elle dit tout ce qu’elle est en tant qu’Europe, avec ses contradictions. Je crois que nous n’avons pas encore d’identité européenne réelle. Il nous faut la créer si nous la voulons vraiment. JE SUIS FASSBINDER, pièce de théâtre du 4 au 19 mars au TNS, à Strasbourg www.tns.fr

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Par Caroline Châtelet Photo : Renaud Monfourny

Paroles manipulées À l’aune d’une actualité dense – expositions, workshops, projections, spectacles – en Alsace (où la compagnie est implantée), rencontre avec Gisèle Vienne, artiste singulière. Conceptrice d’œuvres au tempérament puissant, la chorégraphe, plasticienne, metteuse en scène et marionnettiste Gisèle Vienne présente à Strasbourg les pièces I Apologize (2004) et The Ventriloquists Convention (2015). La première mêle théâtre, danse et marionnettes et réunit dans une atmosphère à l’angoisse tenace le plasticien Jean-Luc Verna, le marionnettiste Jonathan Capdevielle (compagnon de route de Vienne depuis ses débuts) et la danseuse Anja Röttgerkamp. La seconde, pièce pour laquelle Vienne et Capdevielle se sont rendus à une convention de ventriloques dans le Kentucky, réunit la troupe de comédiens-marionnettistes du Puppentheater Halle. Mettant en jeu, via un dispositif aussi maîtrisé que déstabilisant, la place de la parole et la question de son énonciation, The Ventriloquists Convention pose des questions passionnantes théâtralement, et intrinsèques à cet art.

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Que produit le fait de présenter successivement des spectacles créés avec plusieurs années d’écart ? Il y a un grand écart intéressant. Ces pièces sont traversées des mêmes questions existentielles – sur le rapport à la mort, la sexualité… – et interrogations sur les différentes strates du langage. L’une de leurs préoccupations communes est le rapport entre la parole possible et impossible. Après, ces deux pièces sont assez différentes d’un point de vue formel : I Apologize est jubilatoire, violente, abstraite dans son écriture, là où The Ventriloquists Convention est moins virulente, les sujets étant traités de manière plus douce, avec humour. Dans I Apologize on a un personnage très “coopérien” à l’esprit confus, qui tente de formuler un sentiment obscur ayant trait à la violence et à son rapport à la mort. Dans The Ventriloquists Convention, ce qui m’intéresse, ce sont les diverses stratégies des personnages pour pallier leurs besoins affectifs. Il y a un grand écart entre le déploiement de questions fondamentales, existentielles, qui traversent ces personnages et la mise en scène pauvre, presque naïve de leur conflit intérieur. La marionnette offre une mise à nu presque comique, touchante dans sa maladresse. Mais si d’une pièce à l’autre des obsessions communes demeurent, j’ai le souci de ne pas me reposer sur des formes qui ont opéré. J’essaie de me remettre tout le temps en question et chaque pièce a son processus d’écriture propre. Vos pièces ont la particularité de tourner longtemps. Pour I Apologize qui repose beaucoup sur les corps des acteurs, Jean-Luc Verna étant aujourd’hui plus massif et Jonathan Capdevielle ayant perdu sa juvénilité, la pièce ne dégage plus la même chose… Il n’y a pas que ça qui change. C’est de la matière vivante, ce sont des artistes qui réinventent tous les soirs la pièce, qui continuent à chercher. Ils ont un engagement, une puissance créative très forte et chaque représentation est différente.


Pour The Ventriloquists Convention, c’est pareil : la pièce doit être jouée de façon naturaliste, qu’on se demande s’ils jouent ou pas. Pour avoir ce degré de réalisme, il faut que les comédiens restent perméables, sensibles à l’état dans lequel ils sont, à l’état dans lequel est leur groupe et celui dans lequel est le spectateur. D’un soir à l’autre la pièce peut être plus excitée, sérieuse, sombre, etc. C’est une alchimie, tout se contamine. Même si c’est très écrit, c’est une matière vivante qui m’échappe. Ce qui est excitant c’est d’être alerte et de remarquer tout ce qui n’était pas prévu, pensé, écrit. Je considère qu’un metteur en scène qui ne voit que ce qu’il veut voir, rate le plus excitant. Ce qui fait aussi la force de la pièce, c’est ce qui la dépasse. La troupe du Puppentheater Halle n’ayant jamais pratiqué la ventriloquie, comment avez-vous travaillé ? J’ai donné aux comédiens la matière récoltée et nous avons créé des croisements génétiques. Nous ne sommes pas dans la réalité, c’est faussement documentaire et chacun de leurs personnages est inspiré de vrais ventriloques et de leur personnalité. Ces croisements génétiques leur permettent d’arriver à une très grande intimité, de se révéler de manière pudique. Je n’aime pas que les acteurs s’abîment et par ce procédé, ils sont habillés délicatement d’un personnage. Du coup, le spectateur ne peut jamais différencier ce qui est construit de ce qui fait

partie du personnage dont ils se sont inspirés ou de ce qui vient d’eux. Marionnettistes déguisés en ventriloques, ils se mettent à nu sans se mettre en péril. On trouble le rapport entre fiction et réel. La ventriloquie est aussi une métaphore possible des rapports du comédien à son personnage ; ou du comédien face au metteur en scène... The Ventriloquists Convention est vraiment une pièce sur les comédiens et le théâtre. La mécanique théâtrale, dans son artifice et sa réalité, est mise à nu, la ventriloquie permettant de révéler des ficelles. On regarde des comédiens et le théâtre à l’œuvre, et mettre cela en scène de cette manière-là a été tout nouveau pour moi. Mais on joue, on s’amuse aussi. D’ailleurs, même si certaines de mes pièces sont assez sombres, elles sont très jubilatoires pour moi comme pour les artistes qui travaillent dessus. Je veux que les comédiens aient un maximum de plaisir – et ils en ont –, qu’ils s’amusent à jouer, ne plus jouer, et à nous perturber en glissant dans ces différents états. I APOLOGIZE, pièce de théâtre du 3 au 5 février au Maillon THE VENTRILOQUISTS CONVENTION, du 16 au 24 mars au TJP – Grande Scène, à Strasbourg www.maillon.eu www.tjp-strasbourg.com

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Par Sylvia Dubost Photo : Elisabeth Woronoff

Hors le monde Avec le deuxième volet du projet Ghost Road, le metteur en scène belge Fabrice Murgia continue d’explorer les lieux abandonnés et se penche sur Chacabuco au Chili, cité minière transformée en camp de concentration par Pinochet.

On le découvrait avec Le Chagrin des ogres, présenté au festival Premières à Strasbourg en 2010. Dans ce tout premier spectacle, Fabrice Murgia abordait la douleur adolescente qui pousse à des actes incompréhensibles, en tricotant une fiction à partir d’éléments du réel. Un chemin qu’il poursuit depuis, avec des mises en scènes qui mêlent théâtre, musique et vidéo dans des scénographies très sophistiquées, notamment avec son projet Ghost Road. Quand le premier volet nous emmenait le long de la route 66, à la rencontre d’individus vivant à la marge, le deuxième, Children of Nowhere, se penche sur l’histoire de Chacabuco, dans le désert d’Atacama au Chili. Toujours avec la complicité du compositeur Dominique Pauwels et de la comédienne Viviane de Muynck, cette fiction documentaire explore la mémoire, la résilience et la faute collective.

De quelle envie était né le premier projet, Ghost Road ? L’envie première était de s’extraire des méthodes d’écriture que j’avais pu essayer jusqu’alors. Je me suis inspiré de la technique du road movie. J’avais besoin de nouveau. Que le moteur ne soit plus un fait divers mais une expérience vécue, des rencontres nouvelles, des cultures que je ne connaissais pas. C’est aussi la première grande collaboration avec un compositeur, qui implique la présence d’une chanteuse sur scène. L’envie était d’allier le plus naturellement possible la mise en scène et la musique. Qu’est-ce qui a déterminé le choix du deuxième lieu, Chacabuco ? C’est un de mes accompagnateurs, Daniel Cordova, qui m’a parlé de cet endroit incroyable où vit le fantôme d’un passé lourd. Le lieu est un personnage à part entière. Il nous a emmené aux quatre coins du monde, comme des enquêteurs, à la recherche de la diaspora chilienne. Tout ce monde que nous avons interviewé a laissé une partie de sa vie à Chacabuco : des souvenirs douloureux, mais également des souvenirs de résistance, de survie, des moments magiques, dans lesquels face à l’horreur, le collectif a mis en place des mécanismes de survie. Ce deuxième volet semble aussi plus politique que le premier… Je dirais que le premier volet avait un aspect plus philosophique. C’était la première rencontre avec Viviane et elle a généreusement amené beaucoup de choses très personnelles, notamment une façon très humble de revenir sur sa vie, de regarder devant et derrière soi. Au Chili, nous avons été confrontés au souvenir de l’horreur, et il fallait raconter ces histoires qui nous avaient été offertes avec beaucoup de respect. Un rapport clinique à la matière s’est installé, et les poèmes et la musique étaient là en contraste pour rendre la passion. Inévitablement, il n’y pas de point de vue politique ultra-affirmé dans le spectacle, mais la parole de personnes

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qui ont souffert de la torture et vécu la dictature. Dès lors, on est confronté à la réalité du monde. Le spectacle a été créé au Chili : était-ce important pour vous ? Il était important que les témoins qui apparaissent en vidéo soient là le soir de la première. Par reconnaissance de notre part, mais aussi pour que justice leur soit rendue par le biais du théâtre. Au Chili, la population est toujours divisée entre Allende et Pinochet. 40 ans après ! C’est dire si le traumatisme perdure. Mais face à l’abomination, le spectacle rendait unanime par son objectivité. Les lieux que vous explorez se trouvent toujours en plein désert. Que représente-t-il pour vous, et quelles possibilités offre-t-il ? Le désert est une source d’inspiration intarissable. Chaque désert est différent, mais toujours il me perd par son immensité. Un peu comme si j’étais dans l’espace. C’est propice à la méditation, et certainement au recul à prendre sur le monde pour pouvoir écrire. Est-ce que Ghost Road pourrait devenir une série de spectacles ? Quelles questions ou pistes aimeriez-vous encore aborder ? Je crois que si nous devions réaliser un autre Ghost Road, après la dimension économique et la dimension politique, il devrait aborder la destruction de la planète par l’humain, et aussi son auto-destruction, je parle par là des théories du transhumanisme. Je pense travailler sur une catastrophe, de type Fukushima ou Tchernobyl. Un endroit déserté suite à un accident, qui porte les traces d’un passé proche. J’aimerais travailler sur la fuite de cet endroit, comme si la planète avait été rendue inhabitable. Votre théâtre s’inscrit-il dans une certaine tradition du théâtre documentaire ? Thomas Ostermeier a déclaré récemment : « Le théâtre, ce n’est pas du journalisme. » Il ne faut pas confondre journalisme et recherche documentaire. Mon théâtre s’inspire totalement de faits réels, et notre démarche est de les monter, les réécrire, en effacer des parties. C’est donc au final une fiction inspirée de faits réels, qui ne tente pas de restituer la réalité mais une narration fantasmée.

L’aspect documentaire vous semble-t-il aujourd’hui une nécessité ? Se documenter est une nécessité. Restituer de la documentation n’en est pas une, même si c’est un type d’écriture et de théâtralité. Je pense qu’il ne faut pas s’écarter de la vérité ; la réalité ne m’intéresse pas pour autant. Il faut vivre dans le monde pour écrire des histoires en-dehors du monde. CHILDREN OF NOWHERE, pièce de théâtre du 2 au 4 mars au Maillon, à Strasbourg www.maillon.eu

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Par Sylvia Dubost Photo : Jean-Louis Hess (détail)

Palimpseste Cécile Volanges, personnage des Liaisons dangereuses de Laclos, est désormais ouvrière dans une usine automobile. Dans Erwin Motor, dévotion, la jeune et passionnante auteure Magali Mougel aborde les rapports de force dans le monde du travail et surtout sa réécriture par Heiner Müller, Quartett.

Qu’est-ce qui est venu en premier : le sujet ou l’envie de retravailler Les Liaisons dangereuses ? Le sujet. J’avais envie d’écrire sur les rapports de force dans le monde du travail, plus précisément sur les moyens de pression qu’on y utilise, et sur une classe en train de disparaître : les ouvriers. À l’époque de l’écriture, on commençait juste à assaillir les cerveaux avec cette notion de crise. Je voulais aussi voir comment cela attaquait également la cellule familiale. De manière générale, la question de l’individu, de la façon dont il est traversé par le travail, m’intéresse. Pour l’aborder, je n’avais pas envie d’une approche naturaliste. Je suis partie de rencontres que j’ai pu faire, notamment avec des femmes qui travaillaient dans la sous-traitance automobile, mais je ne voulais pas d’un théâtre documentaire. Je cherchais à éviter le côté un peu Les Deschiens [rires] et ai plutôt regardé du côté des modèles tragiques. Je n’aime pas Laclos, pour moi ce sont des bourgeois qui s’ennuient… Mais Müller m’a beaucoup inspirée. Votre personnage principal est Cécile Volanges : pourquoi elle ? C’est une figure victimaire, c’est ce qui m’intéressait. Elle montre aussi la jouissance de la victime, la complexité des rapports de pression, car elle fait finalement son miel de cette situation. Les autres personnages ne m’intéressaient pas : je voulais quelque chose de mécanique, je cherchais une radicalité dans la ligne dramatique. J’aurais pu partir sur une immense épopée, mais il me semblait plus intéressant d’être dans un huis clos infernal, dans une déflagration. Comment avez-vous intégré les écritures de Choderlos de Laclos et de Heiner Müller ? J’ai emprunté à Müller des phrases que je me suis réappropriées et par dessus lesquelles j’ai réécrit. Un peu comme un palimpseste. La plupart des textes de Müller sont eux-mêmes des emprunts, donc je me suis aussi inspirée de sa méthode. Quant à Laclos, je m’inspire de tournures de phrases 18èmistes, de la langue galante et très tenue qui met à distance.

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La vôtre se déroule sur un rythme lancinant et en même temps haché : est-ce celui de l’usine ? Celui de l’époque ? C’est une remarque qu’on m’a souvent faite, mais ce n’était pas une volonté. J’essaye de construire des textes comme des partitions. Éprouver la langue, c’est aussi éprouver l’espace mental, c’est aussi la langue qui crée l’état de l’acteur, il peut alors se laisser porter par le rythme. Pourquoi le théâtre ? Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment on se met à parler, comme on se raconte, dans un geste de partage, dans la fragilité et la précarité de la rencontre avec le spectateur. Quand les spectateurs parlent d’un spectacle, ils ne parlent pas du texte, des acteurs, mais de ce qui se passe en creux chez eux. C’est pour cela que j’aime bien cet endroit : c’est important de pouvoir se parler collectivement. ERWIN MOTOR, DEVOTION, pièce de théâtre du 23 au 28 février au Taps Scala, à Strasbourg www.taps.strasbourg.eu


Par Caroline Châtelet

Le droit à l’histoire Autrice et metteuse en scène originaire de Longwy, Carole Thibaut conçoit Longwy-Texas-Forbach, création entremêlant la petite et la grande histoire.

Lorsqu’un spectacle est encore en création, les « visuels » (comme on dit dans le jargon journalistique) se font rares. Ces images relèvent souvent d’un régime particulier : elles ne présentent pas les artistes au plateau, mais évoquent, parfois de façon documentaire, certains enjeux de l’œuvre à venir. Pour Longwy-Texas-Forbach – qui sera créée fin février –, ces visuels sont trois photographies. L’une, en noir et blanc, offre une vision nocturne et de surplomb d’une ville. On y discerne parmi les lumières citadines de hautes cheminées d’usines, des tours, des habitations, des hangars : autant de signes évoquant une cité peuplée, industrieuse, en activité. Usée, écornée, un peu rayée aussi, la photo a vécu et l’on imagine presque son propriétaire la gardant précieusement au fond d’une poche de sa veste pour l’en tirer et s’y plonger de temps à autre. La deuxième, en couleurs, semble prise du même point de vue une journée d’hiver. Si on se plaît à reconnaître certains bâtiments, il n’y a plus de traces d’une activité économique (*). La troisième se situerait entre les deux. Datant des années 7080 au vu de sa couleur délavée et de la tenue des enfants qui y figurent, elle représente un garçon et une petite fille. Debout devant un grillage les séparant d’une usine massive, ils cessent (un temps) d’observer le bâtiment pour fixer l’objectif. Mine de rien, ces trois clichés contiennent en eux la particularité de Longwy-Texas-Forbach et de ses rapports à la mémoire, à l’histoire. Forcément parcellaires, nécessairement subjectifs, et pourtant potentiellement universels. Dans cette création en deux volets, Carole Thibaut explique interroger « [son] propre parcours de fille de l’industrie » en le mettant en « écho avec un travail mené autour de l’industrie en Lorraine ». Dans un premier temps, elle nous plonge via une conférence performée « dans une histoire, la [sienne] ». Utilisant en partie ses archives

familiales, racontant les vies de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père (tous trois ont travaillé dans les usines de la vallée de la Chiers), l’autrice et metteuse en scène « met en perspective à travers des questions intimes une histoire universelle ». Cette forme courte, directe, fondée sur une adresse directe au public s’enrichit d’une seconde proposition (d’où « Forbach », donc). Dans celle-ci, Carole Thibaut interroge « la façon dont les femmes et les filles de Forbach se sont construites, dans des régions fortement imprégnées d’une culture industrieuse, minière, et très masculine ». Ayant mené des rencontres avec des Forbachoises, l’autrice s’intéresse aux mécanismes de construction culturelle et de genre dans ces territoires où les industries et leur imaginaire puissant ont disparu. Un travail documentaire, qui en donnant la parole à des voix souvent éclipsées – celles des femmes et des ouvriers – rappelle au passage la nécessité de connaître son histoire pour s’en émanciper. LONGWY-TEXAS-FORBACH, pièce de théâtre le 23 février au Carreau, à Forbach et du 24 au 26 février à Forbach, Hombourg-Haut et Behren-Lès-Forbach www.carreau-forbach.com (*) : ces deux photos sont sur le site du Carreau

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Par Caroline Châtelet Photo : Aurélia Guillet

Les possibles du désir Aurélia Guillet crée en mars Quelque chose de possible d’après Minnie and Moskowitz de John Cassavetes. Une adaptation dans laquelle la metteuse en scène entend conserver la puissance de vie des personnages du réalisateur américain. Photo de répétition

Réalisé en 1971, Minnie and Moskowitz raconte l’histoire d’amour improbable entre un homme et une femme. Elle (jouée par Gena Rowlands, épouse de Cassavetes et égérie de son cinéma) est raffinée, éduquée et travaille dans un musée. Lui (interprété par Seymour Cassel), looser perpétuel aux allures de beatnik un peu rustre, peine à gagner sa vie. Outre le récit de leur passion fulgurante, le film met également en scène les déboires personnels et les échecs sentimentaux qui émaillent leur rencontre. C’est cette histoire « d’un amour qui commence » qu’Aurélia Guillet explique souhaiter transposer au théâtre. Ayant auparavant monté des textes tragiques, la metteuse en scène (qui a notamment travaillé avec les metteurs en scène Stéphane Braunschweig, Jacques Nichet ou Célie Pauthe), choisit « d’aller vers une histoire d’amour positive, qui ne soit pas faite que d’illusions. J’ai pensé à Cassavetes, qui parle d’amour, mais tel que cela existe dans la vie, notamment chez les classes moyennes. Il montre ce qui n’est pas forcément exaltant, les difficultés, la réalité telle qu’elle est ». À mille lieues en cela des comédies sentimentales idéalisant l’amour, le film n’occulte aucune des barrières sociales, culturelles, intimes séparant Minnie de Moskowitz. Il en fait même son terreau, montrant à quel point toute rencontre, aussi intense soit-elle, « n’a rien d’évident. Aller vers l’autre n’est jamais facile, et les personnages de Cassavetes sont pris eux-mêmes dans une difficulté, une maladresse. Ils vont chercher le courage et la ténacité pour arriver à se rencontrer, s’ouvrir vers l’autre ». Accompagnée à l’écriture par David Sanson – entre autres ancien rédacteur en chef des revues Classica et Mouvement –, la metteuse en scène conçoit une adaptation libre de l’œuvre et de ses enjeux, un « écho du film ». À travers un univers sonore et un travail physique développés, Quelque chose de possible montrera « les parts d’ombres avec lesquelles il faut arriver à vivre. Et la pulsion de vie extrêmement forte qui anime les personnages ». Traversant toute l’œuvre de John Cassavetes, ce désir et cette pulsion de vie permettent à chaque film d’excéder son propre sujet. Ainsi, ce sixième des douze long métrages tournés par le réalisateur américain entre 1959 et 1986

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dépasse mine de rien la seule histoire sentimentale. Car en évoquant dans son intitulé deux figures archétypales – pure image de l’occidentale raffinée avec Minnie, de l’homme bourru et peu civilisé avec Moskowitz –, il renvoie aussi possiblement à deux modèles politiques – capitalisme pour Minnie (Mouse), communisme pour Moskowitz (cf. Moskow/Moscou). Réalisé en pleine guerre froide, le film offre un récit dépassant la rencontre du couple et où « l’amour tente de faire écho à une histoire plus vaste ». La possibilité d’une rencontre, le désir en dépit des différences, le besoin de « continuer à espérer » : autant d’idées que porte le projet Quelque chose de possible. QUELQUE CHOSE DE POSSIBLE, pièce de théâtre, du 9 au 13 mars au NEST, à Thionville, du 16 au 18 mars au Centre dramatique national de Besançon, le 22 mars à MA Scène nationale, à Montbéliard www.nest-theatre.fr www.cdn-besancon.fr www.mascenenationale.com


Par Florence Andoka

La mécanique des corps Jérôme Douablin et Étienne Rochefort forment la compagnie de danse 1 des Si. Forts du succès de 2#Damon, les deux artistes poursuivent aujourd’hui avec Wormhole leur recherche entre inspiration cinématographique et gestuelle robotique.

La compagnie 1 des Si, de par son nom, fait d’emblée l’éloge de la transdisciplinarité comme de la dispersion. À la fois danseurs et chorégraphes, Jérôme Douablin et Étienne Rochefort ont tous deux un parcours hétéroclite, intégrant notamment une passion commune pour le dessin, entre manga et animation. Au commencement, Jérôme rejoint Étienne en 2006 sur le projet de son premier spectacle intitulé On zappe. Si les deux artistes ne s’interdisent rien, on devine néanmoins les influences qui forgent leur singularité. Le hip-hop et le cinéma reviennent souvent dans leurs propos et alimentent ce qu’ils nomment la « danse-vidéo », une gestuelle décomposée qui invite le spectateur à douter de la réalité charnelle de ce qu’il perçoit. 2#Damon, spectacle présenté pour la première fois dans le cadre du dispositif bisontin de soutien au spectacle vivant Émergences, en décembre 2014, est structuré par la problématique du double. Ainsi, un danseur seul en scène se voit bientôt accompagné d’un second corps, comme une extension schizophrénique en mouvement. « Le titre Damon est une référence au chanteur de Blur et Gorillaz : Damon Albarn. Mais c’est aussi par extension une évocation des démons qui nous habitent, auxquels il convient de donner une existence sur scène. Le jeu de la lumière met en relief la gestuelle fracturée, robotique, adoptée par la compagnie. », souligne Jérôme Douablin. La compagnie travaille aujourd’hui à la mise en scène de Wormhole qui poursuit la quête esthétique à l’œuvre dans 2#Damon. Le phénomène spatial du trou de ver est à l’origine de cette nouvelle création. Étienne Rochefort évoque Interstellar de Christopher Nolan, et L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick afin d’expliquer que « le trou de ver est une notion de physique quantique ». « Il s’agit d’un raccourci spatio-temporel. Ce phénomène est une source qui nous permet de poursuivre notre recherche sur la réalité et sur sa perception. Qu’est-ce que le temps ? Est-il possible de

forger une définition commune à tous ? Où est l’avant, où est l’après ? Dans le trou de ver, où la gravitation s’accentue fortement, s’opère un basculement de toutes ces notions. Peut-on alors être dans deux endroits en même temps ? » Très à l’écoute de l’époque, la compagnie 1 des Si ne cesse de jouer sur le sentiment de paranoïa qui envahit tout un chacun. 2#DAMON, spectacle le 29 février et le 1er mars et résidence pédagogique du 29 février au 4 mars à Pôle sud, à Strasbourg ; le 15 mars au CCAM, à Vandœuvrelès-Nancy www.pole-sud.fr www.centremalraux.com

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JOHN CALE Music For A New Society / M:FANS, Domino

ELEANOR FRIEDBERGER New View, Frenchkiss

Aussi bien avec son frère Matthew au sein des Fiery Furnaces qu’en solo, Eleanor Friedberger a su développer une voie pop qui tient à la manière déstructurée d’un Frank Zappa. Ses récits miniatures déconcertent d’autant plus qu’ils sont habillés des atours du songwriting traditionnel, de George Harrison à Neil Young, mais ceux qui sont familiers de l’art singulier de la New-Yorkaise le savent : fausse piste, détour hasardeux ou carrément impasse – magnifique Never Is A long Time ! –, une chanson d’Eleanor ne conduit nulle part, et c’est justement ce qui en fait le charme. Sur son troisième album solo joliment baptisé New View comme un manifeste, elle entretient le malentendu avec malice : les thèmes sonnent plus immédiats – effet d’apaisement lié à son installation upstate à 100km au nord de New York ? –, mais la frustration qu’elle exprime n’en apparaît que plus forte. Comme une vision de l’esprit, sublimée, qui se révèle de manière claire désormais. (E.A.)

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Empruntant à une méthode qui l’avait conduit à enregistrer le complexe Marble Index avec Nico en 1969, John Cale retourne 13 ans plus tard à une forme introspective poussée à l’extrême. À l’occasion de la réédition de Music For A New Society, le Gallois en propose une relecture post-industrielle qui ne fait que renforcer le statut d’OVNI de ce chef-d’œuvre d’anxiété : comment réduire ce qui n’était déjà constitué que d’une poignée de chansons décharnées, si ce n’est d’en révéler davantage la structure matricielle ? Nous passons de l’original à la réinterprétation, troublés mais aussi fascinés par l’écho quasi physique que génère en nous une telle plongée au cœur de l’être. (E.A.)

BONNIE ‘PRINCE’ BILLY Pond Scum, Domino On ne mesure plus l’impact de l’apparition de Will Oldham en 1993. Il faut dire que ce songwriter presque trop prolifique a multiplié les enregistrements et les entités, Palace Brothers, Palace Music, Will Oldham et Bonnie ‘Prince’ Billy, comme s’il avait cherché à brouiller les pistes. Là, la publication de trois Peel sessions sur les six qu’il a enregistrées, dont deux, seul à la guitare, retourne à l’essence même de son art à une période, les huit premières années de sa carrière, où il posait sa facture si lancinante. On reste sidérés à l’écoute de cette poignée de country songs qui puisent leur source au plus profond de la terre. (E.A.)

LA SERA ANIMAL COLLECTIVE Painting With, Domino Que reproche-t-on au juste à Animal Collective ? De frôler la surenchère, alors que la pop c’est plus simple que cela ? Mais avec Painting With, un équilibre semble trouvé, sans doute sous l’impulsion de Panda Bear qui dans ses derniers enregistrements a su faire preuve de mesure et d’équilibre. Que les fans se rassurent, l’hystérie rythmique demeure ; tout au plus, prend-elle de nouveaux contours psychédéliques ; tout au plus ne cherche-t-elle plus à se dissimuler sous les couches… Du coup, les voix trouvent leur juste place ; au-dessus en dessous, c’est selon. Et c’est surtout tant mieux tant la circonspection laisse la place à une forme de jouissance. Quasi animale, forcément. (E.A.)

Music for Listening To Music To / Polyvinyls Dès ses débuts en solo, on a succombé au charme de Katy Goodman, l’ancienne bassiste des Vivian Girls qui, sous le nom de La Sera, avait su faire sienne une pop électrique aux accents west coast 90’s. Rien d’étonnant à cela quand on sait qu’elle vient de Los Angeles. Si en cinq ans, elle a expérimenté beaucoup, y compris le versant le plus punk de sa personnalité, elle nous revient avec un dispositif folk-rock dans la plus grande tradition du songwriting californien. Sous la houlette de Ryan Adams, son nouveau mentor, et en compagnie du guitariste Todd Wisenbaker – son mari, semble-t-il –, elle signe un album insouciant en apparence, mais dont la profondeur mélodique ne tarde pas à s’inscrire en nous de manière durable. (E.A.)


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SOLANGE TE PARLE De Ina Mihalache / Payot Que fait Solange ? Solange te parle depuis 2011 sur YouTube de détails du quotidien disséqués avec méthode, de sexualité, de féminisme ou de fromage. Solange te parle avec sa voix blanche emmenée par une diction lente, un peu neurasthénique. Elle n’a pas peur des paradoxes et s’accorde le doute. Qui se le permet encore sinon elle ? Qui est Solange ? Un personnage pas si loin de sa créatrice : Ina Mihalache, solitaire et sensible. Ce livre, c’est la retranscription de quelques vidéos et de quelques tweets livrés là en aphorismes. Si le texte manque des attitudes touchantes de la comédienne, il permet d’approcher avec distance un discours qui prend là, gravé sur le papier, toute sa profondeur. Solange résonne encore. (C.B.)

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INDEX

LÉNINE

De Antoine d’Agata / André Frère Editions et D.Books

De Lars T. Lih / Les Prairies ordinaires

Index se déploie comme un territoire labyrinthique, reflet de la structure d’Internet qui donne à d’Agata une matière nouvelle pour poursuivre son œuvre. Le photographe, poète, narrateur, performeur, connecté à des sites de rencontres, arpente urinoirs, parkings, airs d’autoroute, lisières des lacs et des forêts où s’exprime une sexualité de terrain vague, glauque, dissidente et ordurière, parcourue par les rapports de force. Comme toujours, d’Agata frappe fort et donne vie à une œuvre sublime au sens où l’on s’identifie quelques instants à une existence au bord de l’abîme, touchant à ce qui purule en chacun et flirtant avec son propre anéantissement. (F.A.)

Il y a des figures politiques dont on croit tout connaître. Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, est de ces hommes dont la seule évocation du nom suffit à charrier avec lui un imaginaire – pas forcément positif… Dépassant la caricature, la biographie que lui consacre Lars T. Lih offre un salutaire travail d’éclaircissement. L’historien anglo-saxon retrace avec précision l’itinéraire politique de Lénine et fournit au passage de passionnants documents iconographiques. Ni à charge, ni hagiographique, mais portée par la volonté de saisir les choix d’un homme à travers son regard et sa vision politiques, cette biographie met en lumière le « scénario héroïque » défendu par Lénine. (C.C.)

TEXTES INEDITS

L’INTÉRIEUR DE LA NUIT

De Medhi Belhaj Kacem / Les presses du réel Autodidacte au verbe vigoureux, Medhi Belhaj Kacem a suivi un temps la pensée d’Alain Badiou avant de s’en dégager pour élaborer une philosophie qui lui soit propre. Ces textes inédits, écrits entre 2008 et 2011 par Belhaj Kacem et publiés à l’initiative de Louis Ucciani, retracent la distance prise par le disciple à l’égard de son maître. S’esquissent au fil des écrits les fondements de la pensée de Belhaj Kacem et notamment les concepts d’événement et de transgression. À l’orée de l’ouvrage, on souligne la présence d’une introduction remarquable réalisée par Michaël Crevoisier qui embrasse tout le parcours intellectuel de l’auteur et donne des clés pour découvrir l’œuvre plus avant. (F.A.)

De George Shiras / Xavier Barral Ancien chasseur au fusil, Shiras, militant historique et officiel de la cause animale, pourchasse les bêtes à coup de lumière. On devine la patience et la discrétion infinie dont il a fallu faire preuve pour obtenir ces clichés, comme le souligne le précieux texte de JeanChristophe Bailly. Lynx, biches et ratons laveurs, font leur apparition comme des esprits parcourant les forêts. En immortalisant le mystère fugitif de la vie animale nocturne et sauvage, c’est l’impermanence de toute existence que l’on retient. Le temps passe, en un éclair il y a la vie puis le noir à nouveau. A-t-on rêvé cette vision de la créature au fond des bois, ou étaitce vraiment la vie ? (F.A.)


Camp Catalogue

10h – 18h

Jérémie Gindre, Nuisibles, utiles et indifférents, 2015 – Encre de chine sur papier – Courtesy de la galerie Chert, Berlin

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Plastic Soul Par Emmanuel Abela Photo : Tom Kelley

Ashes To Ashes Il a beau se dire que sa figure lui est familière, mais elle lui échappe – ça n’était pas la moindre des démarches de David Bowie que d’échapper à tous. Ce qu’il entend ici ou lit là ne le renseigne guère, alors il essaye de se souvenir. Il cherche à restituer l’instant de rencontre. Dans les recoins de sa mémoire, il isole ce moment où il parcourait une entrée dans une vieille encyclopédie du rock à la fin des années 70 alors qu’il n’avait que 13 ans : deux colonnes placées là au milieu de nulle part, comme le signe du destin. Il découvrait tout

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en bloc : la « pupille paralysée », les débuts sous le nom de David Jones, les simples publiés chez Pye, les premiers albums, puis Hunky Dory et Ziggy Stardust and The Spiders From Mars, dont les pochettes étaient reproduites en grand, tout comme celle d’Aladdin Sane. C’est justement cette pochette-là qui le fascina d’emblée. Il se souvint d’avoir longuement hésité, et lu et relu le passage qui concernait une « époque fertile en richesse musicale » – effectivement, une bien pauvre traduction ! – avant de se procurer le vinyle. L’objet


l’effrayait. Il portait en lui les signes manifestes de la transgression : les cheveux rouges brossés en arrière, les sourcils rasés, et ce flash coloré qui barre la partie droite du visage – chose insensée, tout comme cette flaque d’un liquide indéterminé prête à déverser son maigre contenu sur la poitrine –, mais ce n’était pas tout, le visuel intérieur du disque avec ce corps maigre à faire peur, marque d’une androgynie d’un autre temps – ou de pas de temps ! –, tout le repoussait, du moins le maintenait à distance. Et la musique n’échappait pas à sa sidération. La première écoute confirma son sentiment de torpeur visuelle : le chaos, il avait dû l’entrevoir lors d’une écoute initiatique d’Helter Skelter des Beatles, mais là, il le vécut de manière généralisée, son et vision, à l’échelle d’un album tout entier. Comme si le monde se dérobait pour ne plus jamais se recomposer. Il lui fallut bien des écoutes, chanson après chanson, Time tout d’abord, Lady Grinning Soul ensuite, dont il mesurait sans trop savoir pourquoi la charge sexuelle – She’ll come / She’ll go / She’ll lay belief on you / Skin sweet with musky oil / The lady from another grinning soul –, puis Aladdin Sane (19131938-197?) et ses funestes prédictions, avant d’en arriver à la conclusion que la décadence c’était peut-être cela : un souffle de dépit, une vague prémonition, l’action de faire table rase sans avoir la volonté de reconstruire après. Il en restait là de son exploration de l’informel. Les souvenirs se télescopent. Ashes To Ashes envahissait les ondes au début de l’automne 1980. Un coup de téléphone tard dans la nuit : une femme. Il ne la connaissait pas. Elle lui promit tout : amour, sexe et argent. Vendre son corps, il n’y avait jamais songé, mais il accepta. Il se souvint des interminables heures d’attente le lendemain. Elle ne vint pas. Pour seule consolation, il s’acheta Scary Monsters (And Super Creeps). Nouvelle descente dans les limbes sonores : SCARY MONSTER (AND SUPER CREEPS / KEEP ME RUNNING / RUNNING SCARED. Rien de tout cela ne l’avance guère dans sa quête, tout au plus se sent-il un peu plus troublé. Alors il fouille dans ses archives – il en a accumulé certaines de manière presque compulsive. Il fut un temps où Best tout comme Rock&Folk était la source, alors il retourne à Best. Il feuillette le n°124 de novembre 1978. Le titre de l’article Nowie. Le synthétiseur à visage humain, signé Hervé Picart, un chroniqueur qu’il associe au rock progressif et au hard rock. Contre-emploi ? À la lecture rétrospective, il admet que non. De loin l’un des meilleurs articles qu’il ait eu l’occasion de lire en français. Retour sur les années Ziggy, mais aussi sur la ‘plastic’ soul de Philadelphie et les instants précurseurs de la disco, avant de s’attacher à la collaboration avec Brian Eno, l’amour

de la nouvelle musique allemande et les échanges réguliers avec Ralf Hütter et Florian Schneider de Kraftwerk – « DB aime le contact avec ces êtres européens qui l’ont introduit à un mode de vie continental ; il aime aller avec eux dans les plantureux salons de thé viennois et parler de longues heures sur l’Europe, le temps, les rapports chronologiques bizarres entre la technologie allemande si avancée et une mentalité sociale quasiment rétro vis-à-vis de l’explosion industrielle » –, ainsi que sa complicité avec Iggy. Celui dont il est dit qu’il « réalisa la synthèse du novo-rock du début des 70’s » reste, « fait rare, presque unique, chef de fil ». Et mieux que ça, en 1978, « synonyme de nouveauté ». Dans les propos qui concluent l’article, des pistes de réflexion se font jour : « Il existe un homme sur cette planète qui peut être à la fois toutes les musiques parallèles contemporaines […], qui peut transcender les catégories, s’élever au-dessus des fausses différences d’aspect (que l’on a élevées au rang de différence de nature) pour être une totalité, non pas harmonieuse, mais hétéroclite (non éclaté) ». L’idée le séduit : David Bowie, du chaos au tout. Perdu dans ses lectures – « David Bowie est finalement devenu lui-même, heureux spectateur d’une posthistoire ironique livrée à la solitude et à l’angoisse, à la dépression et au sida, surfant sur la chaos tout en louchant dans le rétroviseur sur un passé fabuleux étoilé de rencontres légendaires », magnifique préface d’Éric Dahan à l’ouvrage de Jérôme Soligny ! –, il se dit que cela fonctionne également à l’inverse : du tout au chaos, avec la constante remise en question de la posture de l’instant. Posture intègre, mais obsolète une fois aussitôt énoncée. David Bowie était dans le déni de tout et naturellement de lui-même ; il s’est construit sur les ruines de ce déni-là, faisant naître quelque chose de fragile, de sublime souvent. Avec le constat qu’il ne se résigne pas à la disparition de cette figure noble et essentielle, il se replonge dans Novövision d’Yves Adrien, la source de tant de fantasmes : « Être novö, c’est être dissident de tout : y compris, et surtout, de soi-même ». Inlassablement, il réécoute la mise en garde finale d’Ashes To Ashes : Mama said : to get things done / You’d better not mess with Major Tom / Mama said : to get things done / You’d better not mess with Major Tom / Mama said : to get things done / You’d better not mess with Major Tom. Il se dit alors qu’il aurait bien mieux fait d’écouter sa maman.

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Regard Par Nathalie Bach Photo : Christophe Urbain

JOUISSANCE 1. Plaisir réel et intime que l’on goûte pleinement. 2. Plaisir sexuel. 3. Action d’user, de se servir de quelque chose, d’en utiliser les avantages, d’en tirer les satisfactions qu’elle est capable de procurer. (Dictionnaire culturel d’Alain Rey) La jouissance selon Lacan Jacques Lacan oppose plaisir et jouissance. Cette dernière voudrait outrepasser le principe de plaisir. Elle implique une transgression de l’interdit, comme le défi. De ce fait, elle s’inscrit dans une logique de perversion. La jouissance se soutiendrait d’une injonction amenant à abandonner le désir même dans une subordination au grand Autre.

Vendredi 15 janvier. TNS. 16h30. Il neige sur la ville de cette matière glacée et incertaine. La rencontre sera pourtant à l’image de ce verre d’eau chaude réclamé par Dominique Blanc. Simple et réconfortante. « Sans citron, sans rien d’autre ? » « Non, sans rien d’autre, cela suffit. Pour tout laver et s’apaiser », répond-elle d’un geste comme balayant de ses mains tous les maux du corps et de l’âme. Elle est belle. Avec la pâleur des héroïnes. La voix cristal. Droite, aérienne et une façon bien particulière de vous offrir son franc regard. Nous décidons de nous retrouver dans le petit hall tranquille près des loges. La future pensionnaire de la Comédie-Française réapparait soudain, féline, dans un grand fauteuil de cuir. Prête, comme dans son art, à tout accueillir, à tout donner. À la question des déplacements rapides et constants qu’exige la fort subtile mise en scène de Christine Letailleur pour Les Liaisons dangereuses pendant près de 2h45, elle reconnaît « la nécessité d’une bonne forme physique et d’une acuité psychologique très très précise. Mais je ne vois pas le temps passer, j’ai l’impression que la pièce dure 1h30. Parce que je n’ai jamais le sentiment de l’effort. » Vincent Perez veille. Il couve Dominique du regard en même temps qu’elle semble le rassurer. Valmont n’est pas si loin. Il admet avec humour « un certain envahissement du personnage même si cela s’évapore. Je ne peux pas parler d’une véritable transformation mais plutôt d’une animalité, de quelque chose en moi qui se met en place. Une influence, oui. » Il quitte son écharpe, son chapeau, se

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livre avec pudeur. Touchant dans sa grâce d’acquiescer ou de ponctuer les propos de sa partenaire. La première chose d’ailleurs évoquée par eux-mêmes, c’est leur complicité de tant d’années, et Patrice Chéreau, bien évidemment. L’un commence une phrase, l’autre la termine, ils s’admirent, s’écoutent, se regardent, s’interrogent, s’aiment dans une amitié fondatrice qu’exacerbe le théâtre. Et ils ont envie de le faire savoir. « De connaître Vincent depuis très longtemps, même si on est loin de se voir tous les jours, ça m’a aidée énormément pour me lâcher dans Merteuil parce que j’avais une totale confiance en lui, en l’homme, et une totale confiance en lui dans Valmont, ce qui fait que je me suis sentie libre assez vite. Et puis Christine est très précise, elle fait le gros œuvre, en même temps elle fait le décor, la lumière, la bande-son, elle parle aux acteurs… Nous, nous apportons la matière vivante. Avec elle il n’y a pas de hasard, pas d’accident non plus. Elle communique peu parce qu’elle est dans sa pensée, dans sa concentration mais ça avance tout le temps. J’ai souvent l’impression d’être à l’intérieur de son cerveau… » Elle poursuit : « Quant au travail en lui-même, j’ai vraiment eu le sentiment d’entrevoir quelque chose dans la pénombre et le noir total sur la fin du spectacle, au moment où le combat s’impose, dans la douleur et la cruauté. Mais le plus dur à trouver reste la première scène. On cherche encore ! Il y a des soirs où on l’a et des soirs où elle nous échappe. J’ai eu ça sur Le Mariage de Figaro, et sur Phèdre aussi. Comment éviter le cliché en faisant passer toutes les informations ? »


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« Trouver quand le navire prend son rythme », dit Vincent. « Et quitter le port », enchaîne Dominique. L’acteur pointe l’importance de la notion de couleurs dans son approche théâtrale. « Mes premières ambitions de peintre sans doute, j’ai encore ça en moi », laisse-t-il dans un sourire. Et d’en revenir à Laclos : « Cette colonne vertébrale que donne la puissance de ce texte. » « Dans cette pièce la jouissance des mots est totale, confirme Dominique. Je dirais qu’ils sont des armes surtout en ce qui concerne Merteuil. C’est une guerrière et ça tue. J’adore les émissions sur les animaux, et l’autre nuit j’en ai regardé une sur les prédateurs. C’est elle ! La bête qu’on chope, qui vibre encore et qui palpite. Jouer avec la proie, cette jouissance là, c’est vraiment comme ça que je me suis imaginé mon personnage. Heureusement, je ne suis pas prédatrice, je suis juste… actrice. Je ne sais pas si Merteuil va m’inspirer dans ma vie privée, mais je vous tiens au courant ! » Jouissance. De la perversion à l’amour. De la liberté des femmes. Plus particulièrement de la sexualité féminine dont la comédienne parle avec volupté du haut de ses 59 ans. Est-elle consciente de sa charge érotique, à la scène comme à la ville d’ailleurs ? Quand Merteuil parle de ces deux classes de femmes et de la deuxième dont Dominique fait assurément partie, celles qui « remplacent les charmes séduisants par l’attachante bonté, et encore par l’enjouement dont le charme augmente en proportion de l’âge », comment ne pas songer aux dégâts esthétiques d’une course à la

jeunesse toujours plus fascisante. En particulier chez les actrices, ces proies, elles aussi. À la suite de ce monologue, un silence dans la salle. « Ce silence, je l’entends tous les soirs. Et il me plaît beaucoup. Je crois qu’il ne faut pas juger, c’est vraiment un problème de soi à soi. Il est plus facile d’évoluer dans un monde de Barbies. On cherche à barricader l’identité féminine, mais les choses commencent malgré tout à bouger… Je pense qu’avec l’intelligence on peut batailler. Avec le théâtre aussi. Le cinéma c’est plus dur, il faut plutôt réaliser qu’être filmée, mais en même temps regardez le film Amour, n’est-ce pas de toute beauté ? Quand on voit Emmanuelle Riva, on n’a plus peur de rien. Vous savez, je lis beaucoup de textes sur la sexualité féminine, et je sais que plus les femmes vieillissent, plus elles jouissent, donc je suis rassurée… » Nous nous quittons dans ce dernier éclat de joie. Le théâtre rappelle ses serviteurs. Valmont, à qui le brillant Vincent Perez impulse toute sa séduction, sa puissance comique, et sa fragilité. Puis La Blanc. Un quelconque adjectif ou commentaire confinerait déjà la mesure de son interprétation. Il faudra donc retenir le seul mot adéquat à son endroit. Génie.

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Scénarios imaginaires

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Ayline Olukman

Puisque rien ne dure et que tout change, suppose que nous n’existons pas.

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A world within a world

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Emmanuel Abela Photo : Léa Fabing

Oui, j’ai été reine. Reine d’un jour. Reine de quelques jours. Rien ne me prédestinait à cela. ça n’était pas faute de m’endurcir. Quand je me trouvais en présence de mon père, que je parle, me taise, me lève, m’asseye, parte, revienne, boive, mange, me réjouisse ou m’attriste, couse, joue, danse ou fasse n’importe quelle chose, il fallait que je l’entreprisse comme si la tâche était d’une importance infinie, à la perfection de Dieu ; sinon, il me raillait sans merci, me menaçait cruellement, parfois même par la force… Je cherchais à me convaincre du contraire, mais ma vie se déroulait en enfer. L’on disait de moi que j’étais l’incarnation même de l’esprit féminin : vivante, intelligente, rayonnante. Moi, je n’en avais cure, je voulais vivre comme toutes les jeunes filles de mon âge. Je n’aspirais qu’à une chose : me libérer de ce carcan.

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Rien n’y fit cependant et les yeux bandés je m’interroge à présent : pourquoi suis-je punie ? Quel mal ai-je fait pour mériter pareil châtiment ? Mes mains tâtonnent, guidées dans leurs mouvements par une attention dérisoire – lointaine et étrangère. J’entends mes dames de compagnie gémir derrière moi ; elles ne semblent pas, elles non plus, se résigner à leur sort. Qui s’y résignerait ? Ne les épargnera-t-on pas ? Pourquoi leur impose-t-on mon infortune ? Et moi-même, nul ne viendra me sauver ? Une voix amicale vient me susurrer le réconfort, mais je ne m’y résous guère : non, je ne veux pas mourir. Reine je suis. Reine je resterai.


1ER/11 MARS

LORETTA STRONG

CRÉATION

COPI / GAËL LEVEUGLE

Loretta Strong, cosmonaute, essaie de joindre la Terre au téléphone. Une certaine Linda fait irruption dans la communication et lui apprend que la Terre, envahie par les Hommes-Singes, vient d’exploser. Dans la navette, des rats envahissent la tuyauterie. Sur la Terre comme dans l’espace, c’est l’apocalypse... Production Compagnie Ultima Necat, Nancy / Production déléguée La Manufacture - Centre Dramatique National Nancy Lorraine, Coproduction Centre Culturel André Malraux - SN de Vandoeuvre-lès-Nancy ; La Manufacture, CDN Nancy Lorraine ; Transversales, Scène conventionnée de Verdun / Avec le soutien du Collectif 12, Mantes-la-Jolie, du Conseil Régional de Lorraine, du DICRéAM au titre de l’aide à la production et de la SPEDIDAM Proposé en coréalisation avec le CCAM, Scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy

Ma, me, ve à 20h30, je à 19h 10, RUE BARON LOUIS À NANCY Avec le soutien de Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle et du Grand Nancy

Wannsee kabaré mar 08 mer 09 ven 11 mars 20h30

jeu 10 sam 12 mars 19h

TaPs sCaLa

De Thierry Simon Lansman Éditeur Mise en scène Thierry Simon Compagnie La Lunette-Théâtre, Strasbourg

saison 15 — 16 www.taps.strasbourg.eu tél. 03 88 34 10 36


Carnaval Chloé Tercé Atelier 25

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chicmédias éditions Collection desseins 2

Ce livre réunit dans l’ ordre chronologique et de manière non exhaustive les textos poétiques et les dessins qui m’ont été adressés par H. au début de notre relation. Ces deux expressions artistiques sont nées de notre relation fusionnelle, de nos séparations régulières, et ce, dès le début de notre rencontre. L’autre absent, mais qui est là et nous inspire. Cette balade érotique évoque l’amour dans sa quête d’absolu, ses manques, les souffrances qui en découlent quelquefois, ses exaltations aussi, et le caractère « cyclique » de la relation. Ce livre est certes un objet intime, mais chaque lecteur pourra y reconnaître « son intime ». Mes réponses à H. existent, mais liberté est laissée au lecteur de les imaginer.

ASSEZ FLIRTÉ, BAISSER CULOTTE ! Anne-Sophie Tschiegg H. Schwaller

L’ÊTRE PRIORITAIRE Hakim Mouhous Hélène Schwaller

ASSEZ FLIRTÉ, BAISSER CULOTTE ! Anne-Sophie Tschiegg

Collection desseins

Collection desseins

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Au départ, l’idée est de Bruno Chibane. À la fin, ça me ressemble. On s’est d’abord dit que ça parlerait de couleur et que ça montrerait le cul. Pas vraiment le contraire, ou alors sans narration parce que parler de cul c’est toujours enlever, c’est recreuser les trous pour y loger le désir et tout ce qui passe. Finalement, c’est devenu une sorte de journal qui dit les appétits au jour le jour. Les mots sont posés vite, par liste, comme des images et les images suivent les élans. J’avais juste envie de m’y sentir bien, que ce soit polymorphe et joyeux, que la femme y soit au centre, dessus et dessous. (Et techniquement, c’est le frottement d’un index sur un iPad).

Expéditeur Hakim Mouhous Destinataire Hélène Schwaller

Anne-Sophie Tschiegg

Chic Médias éditions Collection desseins

Chic Médias éditions

Chic Médias éditions Collection desseins

ISBN : 978-2-9544852-2-5

9 782954 485225

Prix : 20 €

Chic Médias éditions

L'ÊTRE PRIORITAIRE

ASSEZ FLIRTÉ, BAISSER CULOTTE

L’ÊTRE PRIORITAIRE

Anne-Sophie Tschiegg

Hakim Mouhous - Hélène Schwaller

Prix souscription 23 € (port offert)

Prix souscription 17 € (port offert)

au lieu de 28 € (en librairie)

au lieu de 20 € (en librairie)

100 pages 165x220 mm 700 exemplaires

80 pages 165x220 mm 350 exemplaires

À commander sur www.shop.zut-magazine.com Disponible en avant-première début février Sortie en librairie avril 2016 chicmédias éditions - 12 rue des Poules - 67000 Strasbourg - 03 67 08 20 87


PRIÈRE DE TOUCHER Le tactile dans l'art 12.02. – 16.05.2016 Musée Tinguely Bâle


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