Le gouvernement du désir 55
Que faut-il retenir de ce passage ? Que, s’agissant du gouvernement économique, qui a pour objet la population, le désir devient un outil ou un mécanisme indispensable – à la condition, bien évidemment, que ce désir trouve son expression dans le marché, qui n’est plus, comme le souligne Foucault, un espace de juridiction, emprunte de la volonté du souverain, mais un espace de véridiction et de normalisation, dont il revient à l’économie politique de faire le sens, et à la puissance publique d’assurer le bon fonctionnement. On ne se gouverne donc plus contre ou malgré ses désirs ou intérêts, mais par eux et pour eux, et le marché devient l’espace – lui aussi naturel – de leur libre jeu. Le désir n’est plus cette force qu’il faut dompter, voire étouffer, mais cette tendance qu’il faut au contraire comprendre afin d’en extraire tout le potentiel. On assiste ainsi au basculement d’une stratégie de désir dans une autre : d’une stratégie de domination et de contrôle dans une stratégie d’optimisation et de maximisation, c’est-à-dire de gestion. Et d’un régime ascétique, on passe à un régime économique. Il n’est plus question de savoir ce qu’il est légitime (ou non) de désirer, mais ce qui est susceptible de générer la plus grande satisfaction individuelle. Mais, Foucault a raison de le souligner, ce basculement n’a pu s’effectuer, et ne peut s’effectuer, sans notre participation, notre puissance d’agir, notre assentiment et notre liberté. L’espace normatif du marché, loin d’exclure ou nier la liberté, l’exige, et même la produit, au sens très précis de la liberté d’échange, de production et de consommation, de circulation des capitaux et des biens. Dans le même temps, cependant, le « libre » marché – c’est-à-dire libre de la tutelle du pouvoir souverain – crée des habitudes et des attentes, nourrit des désirs, façonne des conduites et des comportements. De façon plus significative encore, il définit un nouvel espace d’expérience et un nouveau type de subjectivité par l’invention de normes telles que l’intérêt, l’utilité, la concurrence, l’efficacité, l’adaptabilité et la compétitivité, le capital. Il aura fallu, afin de transformer le sujet occidental (et désormais planétaire) en consommateur et producteur, et plus récemment, en autoentrepreneur, c’est-à-dire en entrepreneur de sa propre existence et de son « capital humain », une dépense considérable de temps, d’effort, d’énergie, de ressources et d’inventivité. 2) La seconde articulation, la plus évidente peut-être, et dont il a déjà été question, est celle qui inscrit le désir dans l’analytique de la sexualité, et dans ses concepts d’instinct et/ou de pulsion sexuels. Les thèses de Foucault sur le sujet sont bien connues. Aussi n’y reviendrai-je pas. Mais