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La Cr yptol ogie

lais as g n a e Treiz in de Dam hem c e l sur

XXI L’information Grand Format N°23 - Été 2013

La volonté des marcheurs

Les enfa de K nts erou ac


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édito JUILLET/AOÛT/SEPTEMBRE 2013 - XXI

Lire la presse ces derniers temps, c’est assister à un concours de prophéties. Pas un hebdomadaire ou un quotidien n’a manqué sa grande nterview de l’académicien Michel Serres, décrivant à l’env sa «Petite Poucette», incarnation de la génération habile à envoyer des sms depuis son clavier. Grâce à elle, nous serions entré dans «une nouvelle» Renaissance de l’Humanité (...) Petite Poucette n’a plus le même corps ni la même intelligence (...) elle construit un nouveau monde. Depuis dix ans les PDG de Microsoft, Google et facebook, ont tour à tour annoncé sur le même ton d’innombrables «révolution» après lesquelles rien ne serait plus comme avant. «Je veux faire un trou dans l’univers» proclamait même Steve Jobs, le cofondateur d’Apple.! Les journaux regorgent de spéculations sur le cerveau de la génértion «skies» (Skype/Easyjet/ smartphone), évoluant bientôt dans un univers d’objets connectés, de voitures sans conducteurs et de lunettes écrans, dont les algorithmes sauront devancer les moindres désirs. La grande transformation des objets connectés et du commerce numérique affectera-t-elle notre condition humain? On peut en douter. Les fantasmes d’aujourd’hui ressemblent à ceux d’hier. Ils reposent sur le rêve d’un être humain débarassé de sa gangue et de ses limites.L’illusion de «l’homme nouveau» refait surface. Dans les années 1930, pour accompagner les immenses tavaux hydrolique de l’Union soviétique,

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Joseph Staline avait rassemblé un cercle d’écrivains sous la houlette de Maxime Gorki. Il leur avait assigné un projet: «L’homme est transformé par la vie et vous devez aider à la transformation de son âme (...) écrivains, vous êtes les ingénieurs de l’âme». La fascinante complexité du genre humain est le fil rouge de ce numéro XXI. Ses personnages resteront dans nos mémoires: Monsieur Ito, l’aubergiste improvisé de Fukushima, la petite Tiphaine, trop heureuse pour les siens, Sergueï, l’avocat russe qui croyait à la loi, Roger, le rescapé de scientologie... Ils ne sont pas des des abstraction ou des archétypes, mais des êtres libres et singuliers, imparfaits et compliqués. Comme la vie. Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry


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Etonnant destins 1/ «Les volonté des marcheurs»

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2/ Treize anglais sur le chemin de damas.

Livret: Les enfants de Kerouac reportage photo de Mike Brodie

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Bruxelles interdit les tests cosmétiques sur les animaux

Un géant du tabac se lance dans la cigarette électronique

La Commission européenne a décidé l’interdiction de l’expérimentation animale pour le secteur des cosmétiques: crèmes, savons, dentifrices, shampoings, parfums... La mesure, prise le 11 mars et à effet immédiat, s’applique aux nouveaux produits vendus dans l’UE, quelle que soit leur provenance géographique. Les produits déjà commercialisés ne sont pas concernés. De même, «les données des tests sur les animaux» réalisés avant l’interdiction peuvent continuer à être utilisées «pour l’évaluation de la sécurité des produits cosmétiques». La directive ne s’applique pas à la pharmacie, ni aux produits, tels certains détergents, dans la composition desquels entrent des ingrédients testés sur des animaux et utilisés en cosmétique. Bruxelles achève un processus entamé dans les années 1990, qui a conduit en 2004 à l’interdiction de l’expérimentation animale pour les produits de cosmétiques finis, puis en 2009 pour les composants de ces produits, avec des dérogations. «L’interdiction de 2013» supprime les dérogations, afin de «donner un signal fort de l’attachement européen au bien-être animal», a expliqué le commissaire chargé de la santé et des consommateurs, Tonio Bong. Avant 2004, environ 9000 animaux (rats, souris, lapins, cochons d’Inde...) étaient utilisés chaque année. Pour les industriels du cosmétique, qui représentent 70 milliards d’euros de chiffre d’affaire et 184 000 emplois en Europe, l’urgence est de trouver des alternatives aux tests pour pouvoir évaluer les effets des futurs produits sur l’homme. Bruxelles a dépensé 240 millions d’euros ans «la recherches de méthodes de substitution», etre 2007 et 2011, et poursuivra les travaux.«C’est un beau jour pour les animaux, pour les consommateurs, pour la science et pour l’industrie de la beauté», a estimé l’ONG Peta. Le commissaire, Tonio Borg a salué une «innovation responsable, sans compromis pour la santé des consommateurs».

L’industriel du tabac Altria, propriétaire de Marlboro, a annoncé sa décision de sortir une cigarette électronique au second semestre. «Le segment est mince par rapport aux produits traditionnels, mais il ne fait aucun doute qu’il intéresse les consommateurs adultes», a affirmé le PDG du groupe, Martin Barrington. «Nous avons un projet, et un plan compétitif», a-t-il ajouté. La nouvelle intervient «après des mois de spéculations sur ‘‘quand’’ -et non ‘‘si’’ - Altria lancerait une e-cigarette», explique Convenience Store News: le groupe est «le dernier des big three», les trois géants américains du tabac, à investir ce marché. La premier a été Lorillard, avec le rachat de la société Blu Cigs, au printemps 2012. Il a été suivi de Reynolds, qui a lancé une e-cigarette maison, Vuse, au cours de l’été. Conçue en Chine dans les années 2000, la cigarette électronique a déferlé dans les pays développés au rythme des lois d’interdiction de fumer dans les lieux publics. De l’apparence d’une cigarette ordinaire, elle contient une cartouche dont la solution chauffe au contact d’une résistance et produit la vapeur inhalée par l’utilisateur. Une diode s’allume à l’une des extrémités pour simuler la combustion. Considérée comme un gadget, l’e-cigarette n’a été soumise à aucune réglementation particulière. En 2011, ses ventes mondiales ont atteint 2 milliards de dollars, soit 0,1% du marché du tabac, avec la perspective de doubler d’ici 2016. «Il est difficile de ne pas remarquer des perspectives d’explosion de ce marché de riche», note Euromonitor. Face à un tel enjeu, le statut de l’e-cigarette fait débat. Le produit est revendiqué par l’industrie du tabac, et par l’agence américaine du médicament, la FDA. Appelés en arbitres, les médecins sont partagés... Des recommandations de la FDA sont attendues ces joursci. Le président d’Altria assuré qu’il s’engageait sur le segment de «l’e-cigarette responsable».

une e-cigarette. AFP/Sean Gallup

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Des drones civils dans le ciel américain

Des montres suisses sous pavillon chinois

Le congrès a décidé d’autoriser les drones civils dans l’espace aérien des états-Unis à partir de la fin 2015, et publié un rapport sur les aspects «juridiques» de cette disposition. Distribué aux parlementaires en avril, le document de trente-trois pages pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Par exemple: le vol d’un avion sans pilote «au dessus ou à proximité d’une maison» pourrait-il constituer «une atteinte à la vie privée»? Ou «une nuisance»? S’il était effectué «par le gouvernement», serait-il «contraire à la constitution»? Aujourd’hui, les drones civils son utilisés de façon restreinte, par les pompiers pour visualiser les sinistres, la police dans les enquètes, les douanes pour surveiller des frontières, la griculteurs pour contrôler des champs, ou pulvériser des produits...Avec l’ouverture du ciel, les usagers dans la sécurité et l’agriculture devraient connaître un boom, et représenter la majorité des applications. D’autres utilisations devraient émerger, dans l’environnement, la météo, la presse, les divertissements... Selon l’Association internationale pour les véhicules sans pilote (Auvsi), l’activité devrait générer plus de 80 milliards de dollars et entrainer la création de 100 000 emplois dans le pays, d’ici 2025.« Les états-Unis ont la capacité de devenir le premier marché mondial, surtout dans l’agiculture, où les professionnels utilisent déjà du matériel high-tech», affirme Baptiste Tripard, du fabricant de drones SenseFly. L’usage des drones doit être testé dans six régions, avant 2015. L’objectif des autorités est de rassurer les défenseurs des libertés privées, qui veulent «profiter des avancées technologiques sans devenir une société de surveillance».Les drones sont «capables de suivre simultanément soixante-cinq personnes, ou d’identifier la marque d’un carton de lait à plus de 18 000 mètres d’altitude», note l’ONG Electronic Frontier Foundation (EFF).

La maison de haute horlogerie Corum a été rachetée par le groupe Haidian. Il s’agit de la première acquisition d’une marque de montres suisses de luxe par des chinois. Coté à la Bourse de Hongkong, Haidian possède plusieurs marques chinoises de montres, dont deux parmi les plus vendues en Chine. Il est également distributeur à l’échelle de l’Asie. Corum a été fondée en 1955 par un horloger suisse. Elle a été l’une des marques les plus prestigieuses avant que son activité ne s’éffondre dans les années 1990. Un repreneur a échoué à la relancer, sur un segment de moyen gamme. En 2008, la société suisse est reprise par son ancien directeur général, et actuel PDG, Antonio Calce. Il recentre Corum sur les produits de luxe qui ont fait son succés, et les clients reviennent.Le PDG se met alors à la recherche d’un «partenaire stratégique» pour accélérer son developpement, «en particulier sur les marchés asiatiques», explique-t-il aux échos. En 2012, pendant qu’Antonio Calce discute avec Haidian, la haute horlogerie connait un brutal recul en Chine, son premier marché mondial, avec une croissance de seulement 8%, contre 30% l’année précédente, du fait d’une opération de «mondialisation» de la vie publique. Le nouveau président chinois, Xi Jinping, a fait de la «lutte contre la corruption» son cheval de bataille. Avant son éléction, en mars, des photos de minitres arborant des montres dont le prix représente le salaire de plusieurs vies d’un ouvrier circulent sur le Net. La montre doit se faire discrète. Les ventes des marques suisses plongent. Début 2013, la pression s’accentue, avec l’interdiction de diffuser de la publicité pour les produits de luxe. Annoncé à l’ouverture du salon mondial de l’horlogerie, à Bâle, l’accord entre Haidian et Corum fait rêver les grands noms de l’hologerie, tels Rolex, Piaget, ou Omega. Selon le New York Times, «le stand de Bâle le plus visité» était peut-être «celui de Corum.»

Drone de surveillance, frontière américano-mexicaine, 2013. AFP/J.Moore

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Une application pour éviter les relations consanguines L’islande vient de sortir une application pour savoir si l’on a un lien de parenté avec un interlocuteur: il suffit de heurter doucement son «smartphone» contre celui de son voisin, et l’information apparaît à l’écran. L’objectif est déviter les relations amoureuses entre cousins, dans cette île peuplée de moins de 320 000 habitants, qui descendent pour la plupart de colons vikings du IXe siècle. «Nous appartenons tous au même arbre généalogique», résume News Of Iceland. Selon le site, la question pour les islandais n’est pas de savoir s’ils «couchent avec un cousin», mais si ce cousin est proche ou éloigné. Nommée Islendingabk, l’application s’appuie sur un registre officiel qui compile les données généalogiques de la population pour les mille deux cents dernières années. Elle a été conçue par trois élèves ingénieurs de l’Université d’Islande, dans le cadre d’un concours national. Son fonctionnement est possible grâce à la technologie «Bump», qui permet de partager des photographies, ou d’autres données, par simple contact entre «smartphones». Lorsque la réponse est positive, Islendingabok déclenche une discrète «alarme inceste».

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Des négociations «sans alcool» à l’ONU

Illustration par Jules Pernet

Lors d’une réunion du comité budgétaire de l’Assemblé générale du l’ONU, à New York, en mars, un représentant des états-Unis, Joseph Torsella, a proposé que «les salles où se déroulent des négociations soient déclarées ‘‘zones sans alcool’’». L’ambassadeur américain réagissait à l’état d’ébriété de collègues: «Gardons le champagne pour trinquer à la réussite de la session, à la fin des travaux». «La tradition veut qu’un peu d’alcool facilite les négociations, mais nous ne parlons pas d’un délégué qui sirote un simple verre au bar, a confirmé un diplomate, dans The Atlantic Wire. Une fois, le greffier était tellement ivre qu’il a dû être remplacé.» Dans Foreign Policy, un diplomate du Conseil de sécurité, habitué des marathons budgètaires de l’ONU, a raconté que lors des sessions fnales, certaines délégations débouchaient des bouteilles, «pour repousser la décision aux heures tardives de la soirée, quand les négociateurs ont envie de rentrer chez eux, et que des concessions sont plus faciles à obtenir». «Les canadiens apportaient du whisky, les Français du vin», s’est il souvenu, après avoir évoqué les habitudes des «Russes», et des «Africains».

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Chute historique des ventes de PC Selon des chiffres publiés en avril par le cabinet IDC, les ventes mondiales de PC se sont affondrées de 13,9% au premier trimestre, un recul comme le marché n’en avait pas connu depuis 1994.Toutes régions confondues, 76,3 millions de PC ont été vendus, contre 88,6 millions en 2012, durant la même période. «La réduction des ventes était attendue, mais l’ampleur de la contraction est à la fois surprenante et inquiétante», a souligné un analyste. Pour l’exercice 2013, une étude du carnet Gartner prévoit une progression de 9% des devices, un groupe qui comprend les ordinateurs, les tablettes et les «smartphone». Dans ce groupe, les PC devraient baisser de 7,6% et tablettes bondir de 69,8%.Cette tendance, qui illustre les changements de comportement des utilisateurs, devrait se poursuivre. D’ici 2017, Gartner prévoit un recul des ventes de PC, de 315 millions d’unités par an à 271 millions. Durant la même période (2013-2017), les tablettes devraient passer de 197 millions d’unités annuelles à 467 millions, et les «smartphones» de 1,8 milliard d’unités à 2,1 milliards.


Cryptologie: « L’art des messages secrets s’est diffusé dans notre vie quotidienne» Le mathématicien Philippe Guillot explique pourquoi le premier cryptologue de l’histoire aurait préféré «dissimuler» le «trésors» qu’il détenait.

Qu’est ce que la cryptologie ? C’est l’art des messages secrets. Elle est formée de deux disciplines: la cryptographie, qui consiste à camoufler un message, et la cryptanalyse, qui vise à le dévoiler. Le cryptographe et le cryptanalyste tiennent des rôles opposés? Le cryptographe conçoit le code, pour rendre un message «impossible» à déchiffrer. Le cryptanalyste tente de casser le code, pour décrypter le message. Dans une relation amie, au sein d’un même laboratoire par exemple, chacun joue tantôt le rôle de la défense - le cryptographe -, tantôt celui de l’attaque - le sryptanaliste. Lorsqu’un système de cryptologie est déployé dans le monde réel, le cryptanalyste est «l’adversaire».

à quelle époque apparaissent des messages codés? La première référence historique est le chiffre de César (Ier siècle avant notre ère), un procédé de substitution qui consiste à décaler les lettres de trois places: le «D» à la place du «A», etc. Ceux qui définissent la cryptologie en tant que discipline émergent au VIIIe siècle, et sont issus de «la science arabe». Qui est le premier cryptologue? Celui dont les travaux ont étés conservés est le philosophe et mathmaticien Al-Kimli (801-873), qui a écrit à contre coeur le premier traité de cryptologie.

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Pourquoi « à contrecoeur»? Al-Kindi raconte qu’il aurait préféré, comme ses prédécesseurs, «dissimuler les trésors de significations plutot que de les réveler». Mais la commande émanait du Calife, qui lui avait confié la direction de la maison de la sagesse, une académie des sciences, à Bagdad... Qu’apporte ce livre? Al-Kindi définit les grandes notions de la cryptologie: «l’obscurcissement» des messages et «la science pour extraire l’obscurité». Il donne des procédés de chiffrement, qui reposent sur des «clés»: un ensemble de lettres ou de nombres, convenu entre deux cryptographes, qui permet au destintaire de retrouver un message en clair à partir d’un cryptogramme. En matière de cryptanalyse, Al-Kindi détailles des méthodes quantitatives (comptage des occurences de lettres), et qualitatives (combinaisons possibles et impossibles) de décryptement.

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De l’intérieur

Illustration par undemi.fr

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De l’intérieur

Où en sont les Européens au même moment? Il en sont restés au chiffre de césar, qui sera un peu amélioré par les Templiers, au Moyen Age. Il faut attendre la Renaissance pour assister à un éveil de l’Occident; L’effervescence diplomatique, en particulier en Italie, crée un besoin de protection des messages. De nouveaux procédés apparaissent... Quelle est la grande découverte de l’époque? Le philosophe et mathématicien Léon Battista Alberti invente le polyalphabétisme, une méthode qui consiste à remplacer une lettre par une autre, avec une règle de substitution qui change au cours du message. Ses travaux sont poursuivis par le diplomate Blaise de Vigenère: il met au point un système réputé inviolable, qui restera inviolé pendant quatre cents ans, soit jusqu’à la fin du XIXe siècle. On est alors en pleine révolution industrielle... Des réseaux de communication sont mis en place: le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil, les liaisons transatlantiques... Le monde se rétrécit, et les enjeux changent radicalement: la cryptographie ne protège plus des messages, mais des systèmes de communication.

La Seconde Guerre mondiale marque un saut technologique? Les armées allemandes communiquent avec des machines électromagnétiques, dont la célèbre Enigma, qui code leurs messages avec un chiffre polyalphabétique quasi inviolable. Les anglais développent une intense activité de cryptanalyse, qui conduit à la construction du premier calculateur électronique, Colossus. Après la guerre, les mêmes équipes anglaises conçoivent le premier ordinateur avec programme intégré, à l’université de Cambridge, en 1949. Les Etats-Unis font une autre avancée majeure... Durant le conflit, ils veulent établir une liaison phonique impossible à décrypter, entre leur président, Roosevelt, et le Premier ministre britannique, Churchill. Leur solution consiste à transformer le signal en nombres. L’invention, appelée Voender, initie la «révolution numérique» intervenue dans la deuxième moitié du XXe siècle, et dont nous vivons encore les effets. Plus largement, les découvertes britanniques et américaines vont structurer la recherche en un triangle constitué de l’armée, l’industrie et l’université.

Comment la cryptologie estelle passée du statut d’»arme de guerre» à celui de discipline académique? La dématérialisation des données et la généralisation d’Internet ont entrainé une diffusion de la cryptologie dans la vie quotidienne: de la carte bancaire à la télévision à péage, en passant par le vélo en libre-service... Des mouvements d’inspiration libertaire ont revendiqué le droit d’utiliser la cryptologie pour protéger la vie privée contre l’emprise des Etats. Par ailleurs, le développement du commerce en ligne a imposé une évolution de la législation. Comment cela s’est-il traduit en France? Le monopole de l’Etat sur la cryptologie a été levé en 1998, et la loi pour la confiance dans l’économie numérique dont l’article 30 stipule que «l’usage des moyens de cryptologie est libre», a été votée en 2004. Propos recueillis par Dominique Lorentz

L’importance de la cryptologie dans la chose militaire apparait à cette époque? L’expérience a montré, lors de la guerre de 1870 pour la France, et dans des atailles de la guerre de Crimée pour les armées russes, par exemple, que des défauts de chiffres pouvaient contribuer à la défaite. Des 1889, la France crée un service du chiffre gouvernemental, autour de l’Ecole polytechnique, la «commission de cryptologie militaire».

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Illustration par undemi.fr

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La volonté des marcheurs Par Patrick de Saint-Exupéry

C’est lorsque l’on pensait atteindre le sommet que tout se trouble, tout se joue. Là où l’on distinguait quelques instants plus tôt une crête, un obstacle à franchir, il n’est soudain que brume et brouillard. Sur le chemin devenu incertain, il faut néanmoins poser un pas puis un autre, pour passer ce col qui reste là, devant.

Le marcheur a la conviction qu’il doit franchir le col. Il ne sait pas ce qu’il va découvrir de l’autre côté de la montagne, mais il ne doute pas. Son énergie est tout entière tendue dans ce franchissement. C’est ainsi qu’il va s’accomplir. A la base, il y a la volonté. Là est le moteur, alimenté par la conviction et la nécessité. La volonté trace une voie, mais elle n’est gage d’aucune réussite. Tout, toujours, reste à écrire.

La marche longtemps assurée se fait délicate et risquée. Chaque pas rapproche du col, chacun augmente le danger. Une fissure, une crevasse, un éboulis, et c’est la chute. Un pas de travers, et c’est se perdre.

Nous sommes chacun un jour ou l’autre ce marcheur lancé à l’assaut d’un col tantôt lumineux, tantôt noyé dans la brume. Sur les sentiers de nos vies, nos pas dessinent notre histoire. Happés par l’effort et l’obstacle à franchir, nous avons parfois du mal à lire ce qu’ils écrivent. Ils sont pourtant là, et ils nous racontent. Nos pas nous racontent.

Pour se repérer, l’usage de la boussole est tentant. Mais que peut une boussole lorsque le sentier oblige à des tours et détours? Que peut le nord quand les éclats de la montagne bloquent l’est et le sud? Désorienté, on se fait attentif aux indices abandonnés par les précédents voyageurs. Les traces de pas, les branchages brisés, les pierres froides des foyers sont lus comme autant d’oracles. Une légère éclaircie, un frôlement d’étourneau, le clapotis d’un ruisseau et, aussitôt, on se surprend à lever le nez pour tenter de percer le lointain.

Pour peu que l’on prenne un peu de hauteur, tout devient plus clair. Mais quel marcheur peut décoller du sentier, être à la fois dans et hors l’effort? Qui d’autre, pour prendre un peu de hamp, qu’un auteur qui place ses pas dans les nôtres pour reconstituer le chemin? C’est ce à quoi nous nous attachons. Les auteurs des récits de XXI sont liés par une ambition commune: passionés par la marche du monde, ils ont le goût des autres et des itinéraires. Ils sont convaincus que les histoires gagnent à être racontées et partagées. Parce qu’elles disent notre condition, parce qu’elles sont utiles à sa compréhension, parcequ’elles sont la texture de nos vies.

On continue d’avancer, en éveil. C’est qu’il faut bien le franchir, ce col devenu invisible. On tâtonne, on hésite. La marche se fait patiente, heurtée, usante. Il faut parfois revenir en arrière, savoir persister. Il n’est pas de règles, juste des intuitions. Les heures passent, longues, monotones. Rien n’est acquis. Avancer, c’est tout.

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Photgraphie: Jean-Pierre jeunet

étonnant destins

Les histoires sont toutes singulières, il en est parfois des hors normes. C’est ce qui rassemble les trois récits de ce dossier. Un jour, dans leur vie, tout s’est noué, tout s’est joué, et ils se sont faits marcheurs. Chacun avait son col embrumé à franchir. Ils ont posé un pas, etpuis un pas, et ils ont avancé. Sans savoir où le chemin les ménerait, mais avec la conviction qu’il fallait le suivre. Florentin Cassonnet a partagé le périple de treize anglais pas comme les autres partis de Londres pour rallier la Syrie en convoi humanitaire. Ils sont mécanicien, commerçant, chauffeur de taxi, étudiant, marin... Exilés installés de longue date en Angleterre, ils ont tout lâché pour se faire convoyeurs. Chacun avait ses raisons. Ils se sont éprouvés les uns les autres sur les routes de l’Europe. Rémi Lainé et Elisabeth Fleury sont partis à la rencontre d’un homme qui, à l’âge de 40 ans, s’est découvert une autre identité. Gérard Droniou savait qu’il devait trouver. Toute sa vie, il a cherché le secret de sa filiation. Quand la vérité lui est bru talement apparue, ce n’était que le début du chemin. Fabienne Lips-Dumas a marché avec un «lanceur d’alarme» qui s’est élevé contre l’une des plus puissantes institutions américaines. Pendant vingt ans, l’agent spécial Fred Whitehurst a bataillé pour que soient reconnues les défaillances du FBI. Engagé seul sur un long sentier qui l’a obligé à de nombreux détours, il a convaincu la justice américaine de réecaminer vingt mille dossiers.

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Treize Anglais sur le chemin de Damas Au départ de Londres, ils sont treize,tous anglais mais nés en Syrie, en Libyes, en Palestine, en Algérie et au Soudan.Le soulèvement syrien les a réunis, ils ont décidé d’acheminer à travers l’Europe un convoi d’aide humanitaire. Mais la route est longue jusqu’aux montagnes du Nord... Par Florentin Cassonet Ils devaient enfin arriver à Calais dans la nuit par bateau, après avoir patienté pendant des semaines Les papiers d’une ambulance londonienne achetée d’occasion 4500 livres sterling s’étant fait attendre, le départ du convoi humanitaire avait été repoussé de jour en jour. Ils étaient treize dans huit véhicules, chargés de huit tonnes. ils partaient rallier le nord de la Syrie par les routes d’Europe, une traversée de cinq mille kilomètres depuis Londres. En bons musulmans qu’ils étaient tous, ils portaient la barbe, certains sans moustache « à la salafiste». Citoyens britanniques, ils parlaient anglais, connaissaient leurs droits et rien de ce qu’ils transportaient n’était illégal.

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Pas même les gilets pare-balles, les vestes de camouflage et les lunettes de vision nocturne achetés par dizaines dans le surplus militaires et planqués au fond du camion blanc, hors des listes d’inventaire. Au port de Douvres, à cent kilomètres de Londres, le convoi avait subi une fouille complète. En passant le camion blanc au rayons X, les douaniers ont bien vu l’étrange chargement. Ils ont laissé l’équipée embarquer pour le continent en lui faisant comprendre que c’était seulement parcequ’ils voulaient bien, pas parce qu’elle était passée entre les mailles du filet. Aux treize, les douaniers ont fait signer une décharge par laquelle ils s’engageaient à ne pas se rendre en territoire syrien ravagé par la guerre. Et ils leur ont souhaité bonne route, bien aimablement. Je les attendais à leur arrivée en France. Ils avaient accepté de m’emarquer avec eux; je ne les avais jamais vus, n’en connaissais aucun. Dans la nuit, Aboubaker, un des responsables du convoi, m’avait averti qu’ils étaient retardés. J’ai retrouvé l’équipée au petit matin sur la place principale de Calais, devant l’hôtel Belazur. Le jour se levait, il faisait froid, le vent soufflait, c’était l’hiver. La troupe a commencé à se rassembler. Les convoyeurs avaient embarqué sur deux ferries, le deuxième groupe arrivait. Le camion blanc, l’ambulance et un petit 4x4 étaient garés sur place d’Armes à Calais. La police française est venue poser quelques questions. Talkie-walkie à la main, Aboubaker, qui mettait un peu d’ordre, a expliqué que les treize, majoritairement d’origine syrienne, comptaient aussi des Libyens, un algérien, un soudanais et un palestinien. Le visage fermé d’un petit barbu en calotte et long manteau gris ne m’inspirait rien qui vaille. Dans un petit café de la place d’Armes, une première réunion a été convoquée, la première d’une interminable série. En arabe, le petit barbu d’un cinquentaine d’années a rappelé l’objectif humanitaire du convoi. Abou Hassan, le «cheikh», c’est à dire «l’ancien», était le chef de l’expédition. Il n’avait «pas peur de mourir en Syrie», dit il avant de terminer sur une prière. Tout a alors été passé en revue: l’organisation, le rôle de chacun, la composition des équipages...Abou Hassan a fait longuement parler chacun avant de trancher. La détermination perçait dans sa voix et ses yeux. Il ne s’est pas passé dix kilomètres avant la première panne. Les huit véhicules roulaient en file sur l’autoroute quand le pick-up de jalal s’est rangé sur la bande d’arrêt d’urgence. Quarante minutes de remorquage et six heures sur le parking d’un supermarché de Dunkerque, le temps de trouver un mécanicien et un garage. Quatre fois dans l’aprés-midi, les treize convoyeurs se sont retrouvés autour d’un café au bistrot. Rami et Abou Walid ont fini par accepter de passer la nuit sur place, le convoi a pu repartir. Cette fois-ci, Jalal conduit un van bleu. Je suis avec lui. Le moteur ronronne, les kilomètres défilent, nous filons plein est. Jalal ne prie pas, boit de l’alcool et mange du saucisson. Musulman non pratiquant, il s’est laissé pousser la barbe car il ne veut pas trop «détonner»: il sait quel genre d’homme est Abou Hassan. Tous deux se sont rencontrés à Londres aux manifestations devant l’ambassade syrienne. Ils se sont vus pendant un an et se sont appréciés. Un jour, Abou Hassan est venu le trouver pour lui proposer de participer à l’équipée. Jalal a tout de suite accepté: «Le convoi te fait sentir que tu fais quelque chose de plus que donner de l’argent. Tu donnes ton temps, ta sueur et à la fin, avec un peu de chance, on verra des sourires sur le visage des enfants qui recevront nos vêtements.» Jalal est né il y a cinquante-six ans à Damas. Sa vieille mère vit dans la capitale syrienne. «Pour elle, le président Bachar est bien et beau. Les quarante années de propagande ont fonctionné, elle ne connait rien d’autre.» Arrivé à Londres en 1976, il s’est marié à une britannique dont il a divorcé dix ans plus tard. « Tous ces réfugiés, ces destructions, et nous qui vivons dans le luxe, le confort; il fallait que je fasse quelque chose. D’autant que les syriens comptent sur l’aide extérieure, et cette aide n’arrive pas. Ils n’ont plus que Dieu à qui s’en remettre. C’est comme ça que se fait la radicalisation. Plus la guerre dure, plus les syriens vont se radicaliser.» Aujourd’hui maçon, il rénove des maisons: «J’aimerais bien me battre, mais je suis trop vieux pour ça. je connais mes limites, et ma limite c’est d’apporter le matériel et de rentrer. la guerre est une affaire de jeunes.»

«La guerre est une affaire de jeunes»


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Le convoi s’est arrêté à une station-service, en Allemagne, pour récupérer les deux derniers véhicules. Quand ils ont rappliqué deux heures plus tard, les conducteurs avaient faim à leur tour. Puis, ce fut l’heure d’une nouvelle prière. Le cheikh s’est dirigé vers jalal, discrètement, pour lui parler au creux de l’oreille. Jalal a gardé les bras croisés, buté. Abou Hassan n’a pas trop insisté. Il s’est dirigé vers Azzam pour tenter de le convaincre, lui aussi, de se joindre à la prière. Azzam, un syrien de 36 ans, a refusé également. Jalal et Azzam sont sortis sur le parking. Omar, un autre syrien, les as rejoints. Le cheikh les a appelés au talkie-walkie. Jalal a refusé de répondre. Omar a dit qu’il priait quand il voulait, qu’il n’avait «pas besoin des autres». Azzam, énervé, a laché qu’il n’était pas venu «pour prier toutes les heures», mais «pour conduire le véhicule et emmener le matériel en Syrie, merde!» Et puis d’abords, il ne savait «même pas comment on prie». Azzam est un type nerveux avec un regard de chien fou malicieux. il a quitté la Syrie après le lycée pour échapper au service militaire: «Ce n’était pas servir le pays, mais servir les Assad.» Responsable du pick-up blanc du convoi, il conduit musique à fond: «Je bois de l’alcool s’il y en a, je sniffe de la coke s’il y en a. La vie est courte, il faut en profiter.» Il a vécu six ans en Arabie saoudite où il travaillait dans une entreprise de bâtiment.

«La vie est courte, il faut en profiter»

Tandis qu’il parle, une mélopée sort du talkiewalkie, Le Cheikh s’est mis à entonner une prière sur le réseau. Jalal soupire: «ils sont un peu OTT avec toutes leurs prières.» «OTT» pour «over the top», littéralement «au dessus du plafond». la priére terminée, Abou Hassan enchaîne, toujours dans le talkie-walkie, sur une série de recommandation: «Faites corps, serrez-vous les coudes car si vous vous éloignez les uns les autres, le Shaîtan (le diable) s’immiscera entre chacun d’entre nous.» Jalal éclate de rire. Le cheikh vient de détourner un verset du Coran pour l’appliquer à la distance entre les voitures du convoi. Finalement, Abou Hassan n’est pas si austère que ça.

Là-bas, il a fait six fois le pélerinage à La Mecque parce qu’à cette période où tout ferme, il «s’emmerdait sec» avec ses amis. Arrivé en Grance-Bretagne en 2006, il a tout repris à zéro. Après avoir vécu deux ans sur ses économies, il a demandé autour de lui quel travail payait bien. «Plombier», lui a-t-on répondu. Alors, il est devenu plombier. Le soir après le travail, il a suivi une formation de taxi, bachotant les cartes de Londres pour connaitre les moindres recoins. Sa licence obtenue, il a travaillé avec frénésie, en dormant dans son taxi pour gagner parfois jusqu’à 7000 euros par mois. Il louait une petite chambre en banlieue à 100 euros la semaine et finançait les études de son frère et de sa soeur. Son frère, maintenant designer, travaille en Arabie saoudite. Sa soeur, sociologue, vit à Damas avec son mari. C’est son ami Jalal qui lui a proposé d’entreprendre la traversée de l’Europe, une première pour Azzam. 3Quand je regarde des infos à la télé, ça me fait chialer, ça me fout en rogne. C’est uniquemment parce que ma famille vit à Damas que je me retiens de bruler l’ambassade. Ce que je fais là, je le fais parcequ’il faut faire quelque chose. je suis en rage et triste, j’ai besoin d’un exutoire.» Sa détestation du régime Syrien date de ses 14 ans. Son père, Mourshid, membre influent de l’ordre des avocats syriens kidnappé en 1988 par les services de sécurité du régime, a été emprisonné pour avoir critiqué le fils d’un ancien ministre de la Défense qui vivait à Londres aux frais de la princesse. «Ils ont cassé notre famille au moment où on en avait le plus besoin.» Sa mère, médecin, a élevé seule les trois enfants. Condamné à douze ans de prison, son père a été relaché en 2000, à la mort de Hafez el-Assad, le «président éternel». A sa sortie, il a écrit un livre pour sa famille. «Tu pleures quand tu lis ça.» Depuis, Azzam et sa famille nourrissent un profond défoût pour le régime. Sa soeur s’est vue proposer un poste au cabinet de la femme de Bachar el Assad, l’héritier à la tête du régime.Elle a refusé. Il a des cousins qui se battent dans les rangs de l’Armée syrienne libre (ASL) à Idlib, le berceau familial. Sa grand-mère y vit toujours et il aimerait lui rendre visite avant qu’elle ne meure. Un de ses cousins a été tué à Homs par un sniper, son oncle et


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Le café ne suffit plus au cheikh pour tenir le coup avec toute cette organisation, ces coups de téléphone, le talkie-walkie, les prières, les querelles et le pick-up qui a disparu.

Au milieu de son récit, il me demande s’il peut relire un peu de Coran». Il conduit, et je suis un peu surpris. En fait, il se met à chanter le Livre avec douceur et mélancolie, c’est de là qu’il tire sa sérénité et sa patience. Le chant d’Abou Hassan berce l’étroite cabine pendant une demiheure. Quand il termine, je lui demande s’il pense que ses prières ont quelque utilité, ce qui ne paraît pas évident tant les difficultés se sont additionnées depuis le premier jour. Il me répond avec un sourire aux lèvres: « Mais si nous n’avions pas prié, ç’aurait peut-être été pire. Surtout qu’on n’est pas encore arrivés. Et la prière, ce n’est pas immédiat. Peut-être que ce qu’on prie maintenant retombera plus tard. Le café ne suffit plus au cheikh pour tenir le coup avec toute cette organisation, ces coups de téléphone, le talkie-walkie, les prières, les querelles et le pick-up qui a disparu.

un autre cousin sont morts à la suite d’un bombardement sur un quartier d’Alep, un de ses amis a été fauché près de Damas. Tous étaient des civils. Azzam dit qu’il ne peut plus retourner en Syrie, qu’il est recherché. Des agents des renseignements ont voulu convaincre sa mère de le faire revenir au pays. «Vous n’avez qu’à aller le chercher vous mêmes!», leur a-telle répondu. Par un ami, il a fait vérifier à l’aéroport de Damas la liste des personnes «recherchées». Son nom est apparu sur l’écran de l’ordinateur. Alors, quand il s’est marié en août, avec une syrienne, la cérémonie n’a pas été organisée à Damas mais à Beyrouth, au Liban voisin.

La frontière turque est proche. Dans les confins de la Bulgarie, dernière étape avant les portes de l’Europe, une réunion est convoquée avant le passage de la douane. Abou Hassan veut anticiper les inéluctables questions que l’équipée ne manquera pas de susciter. Après l’Afghanistan des années 1980 et l’Irak des années 2000, la Syrie est le nouveau point de ralliement des moudjahidine. Le convoi humanitaire avec ses convoyeurs syriens, algériens, soudanais et palestiniens partis de Londres éveillera les soupçons. Il faut se préparer.

« Pensez vous qu’ils sont... dangereux?»

Ses préoccupations. «J’aime m’amuser, rire, faire des blagues, mais je ne peux pas: en face, il y a de la douleur et de la tristesse», me dit-il. Au milieu de son récit, il me demande s’il peut relire un peu de Coran». Il conduit, et je suis un peu surpris. En fait, il se met à chanter le Livre avec douceur et mélancolie, c’est de là qu’il tire sa sérénité et sa patience. Le chant d’Abou Hassan berce l’étroite cabine pendant une demi-heure.Quand il termine, je lui demande s’il pense que ses prières ont quelque utilité, ce qui ne paraît pas évident tant les difficultés se sont additionnées depuis le premier jour. Il me répond avec un sourire aux lèvres: « Mais si nous n’avions pas prié, ç’aurait peut-être été pire. Surtout qu’on n’est pas encore arrivés. Et la prière, ce n’est pas immédiat. Peut-être que ce qu’on prie maintenant retombera plus tard. -Tu comptes revenir habiter en Syrie à la chute da régime? -Non, mon pays, maintenant, c’est l’Angleterre. J’ai mes racines en Syrie, mais l’Angleterre m’a donné des droits que mon propre pays ne m’a jamais donnés: la liberté, l’éducation... Avant, je n’avais jamais eu de papiers,je n’avais jamais eu aussi la possibilité d’aller à l’université. Mon père a un peu de terrain à Hama. À la chute du régime, j’y ferai construire une école. -Une école? - Oui, une école d’anglais pour préparer les jeunes à voyager. Mon rêve, c’est d’obtenir des visas touristiques pour les jeunes de Syrie afin qu’ils puissent voyager en Europe pour voir les bâtiments, les routes, une autre façon de faire. Pour voir que la vie ce n’est pas qu’une seule voie. Allah nous donne toujours deux, trois, quatre routes différentes, après c’est une affaire de choix. Sauf manger du porc, ça, c’est interdit.»


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«Tu crois vraiment qu’on se serait emmerdés avec tout ça, les voitures, les vêtements et les médicaments, si on y allait pour le djihad?», avait lancé Nabil quelques jours plus tôt. C’est vrai qu’il aurait été mille fois plus facile et moins tapageur pour un aspirant au djihad de prendre un vol Londres-Istanbul avec un sac à dos, d’acheter en Turquie une kalachnikov et des munitions, et d’entrer à pied en Syrie par les montagnes. Mais les douaniers bulgares et turcs n’ont pas passé douze jours avec le convoi. Pour éviter de faire sonner des alarmes,l’équipée décide de tenir le même discours. Ilsse diront tous d’origine syrienne, leur objectif est le sud de la Turquie, pas question de franchir la frontière. L’interrogatoire rituel est mené par des agents assistés d’une interprète d’origine syrienne. La jeune femme identifie sans difficulté, en quelques questions posées à chacun, les non Syriens du groupe. Cinq convoyeurs sont poliment sollicités pour un entretien plus poussé. À mon exception, tous sont syriens ! La présence d’un Français au milieu de Britanniques musulmans en route vers la Syrie intrigue. L’agent bulgare, chemise ouverte/gomina/gros pectoraux/chaussures pointues, entame le rituel des questions et, presque timidement, finit par en arriver au fait: «Pensez-vous qu’ils sont... dangereux?» La réponse est« non». Le convoi sort d’Europe. Reste à franchir le poste-frontière turc. Et le camion pose problème. Ses quatre tonnes de chargement rentrent dans la catégorie « commerce». Pour être en règle, il faudrait retourner à Londres négocier une autorisation commerciale de l’ambassade de Turquie. Le coup paraît fatal mais, étrangement, au terme de 4 000 kilomètres, aucun des convoyeurs ne pique la moindre crise de nerfs en apprenant la nouvelle. Comme si tous savaient qu’il y a une solution à chaque problème, même quand celui-ci prend la forme d’un douanier turc obstiné. La nuit se passe au poste-frontière. L’équipée s’installe à côté du restaurant, dans une petite salle qui tient lieu de mosquée et qui sent des pieds. Le jeune Hamza n’a pas sommeil. Pendant les prières, Hamza tient parfois le rôle d’imam, celui qui est devant. Il y a encore quelques mois il allait cinq fois par jour à la mosquée, mais il a 20 ans et s’autorise de petits écarts en comptant bien ne pas trop s’écarter du chemin. Surtout, dit-il, il ne faut pas que« mon père l’apprenne». Son père, pieux musulman, dirige l’Albayan Education Foundation, l’organisation caritative qui a accepté de parrainer le convoi. Troisième d’une fratrie de treize, Hamza est en quelque sorte son représentant officieux. Il a arrêté l’école sitôt qu’il a pu et profite de la vie à Birmingham où il lui est arrivé de boire de l’alcool avec ses amis. La veille du départ, il s’est« démonté la tête avec [ses] potes». À Birmingham, Azzam a entretenu une relation de six mois avec une jeune Anglaise tout juste repartie au Yémen, son pays d’origine. Il est sujet à un stress maladif dès qu’il s’approche de la gent féminine: « Mes mains deviennent moites et une fois, avant un rencard, j’ai eu des larmes qui me sont venues tellement j’avais peur.» Cette timidité détonne avec son épaisse carrure, les quelques poils de barbe qu’il se laisse pousser et la voie qu’il se trace. «- Je veux mourir en martyr. - Comment ça? Tu veux te battre en Syrie? - Ça m’a traversé l’esprit, mais non. Pour mourir en martyr, il faut combattre pour les bonnes raisons. - C’est quoi «une bonne raison»? - Une bonne raison, c’est au nom de l’islam. Et là, si je me battais en Syrie, ce serait plus pour l’expérience, parce que ce serait marrant. Donc ce n’est pas une bonne raison. Si tu ne te bats pas vraiment pour l’islam, tu es mal barré. Si tu meurs, tu ne seras pas un martyr et tu iras en enfer. -Et quand tu meurs en martyr, ça fait quoi?

Effacer ses péchés

Il reste dehors à fumer cigarette sur cigarette, assis dans le petit 4x4 Suzuki bleu qu’il a conduit jusque-là. «C’est parce que je ne peux pas fumer de joints que je fume autant», dit -il.


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l’heure du jugement dans ta tombe. Tu vas directement au paradis, et tu peux ramener des gens de ta famille qui sont allés en enfer.» Azzam «préfère attendre d’être plus mature, plus âgé» pour se décider: «Quand tu as une femme et des enfants, c’est plus difficile, tu ne pars pas le coeur léger.» Il est contre «se faire exploser», mais il voit bien «ce qui se passe dans la tête de ceux qui le font»: «Ils veulent aller au paradis plus rapidement... Certains disent que ce n’est pas mourir en martyr, au le suicide est interdit dans l’islam, d’autres disent que c’est autorisé pour le djihad.» Sur ce point, poursuit-il, il y a un problème de «définition» car tout« dépend des interprétations»: «En Syrie, le régime n’est pas musulman, alors mourir là-bas, ça fait de toi un martyr. Mais, en réalité, aucun gouvernement musulman n’applique la charia, pas même l’Arabie saoudite.» S’il décidait de combattre en Syrie, il en est certain:« Mes parents le soutiendraient. Ils seraient tristes si je meurs, mais ils sauraient où je suis.» Jal al le disait: «La guerre est une affaire de jeunes. » Hamza est le plus jeune de l’équipée, mais Ali, 46 ans, est nettement moins téméraire. Pour lui, né en Algérie, il est hors de question de se battre en Syrie. Ali habite à Londres depuis quinze ans où il s’occupe d’import-export entre 1a Chine et l’Algérie.

Les rares fois où Ali a pris la parole, c’était parce qu’il était sur le point d’exploser, et il lançait à chacun ses quatre vérités: que c’était normal qu’ils se perdent sans arrêt, qu’ils étaient tous des bons à rien... - Ça efface tes péchés et tu n’as pas à attendre Cette nuit-là, les Turcs ont voulu s’assurer que le convoi ne transportait rien qui puisse s’apparenter à des armes. Délaissant le camion où étaient planqués les gilets pare-balles, les vestes de camouflage et les lunettes de vision nocturne, ils ont vidé le 4x4 noir d’Abou Hassan avant de le passer aux rayons X. Mauvaise pioche. Le lendemain matin, le conducteur du camion réussit un tour de passepasse que je n’arrive toujours pas à m’expliquer. Sous les yeux des douaniers turcs, il s’extirpe de la file d’attente pour se diriger comme si de rien n’était vers la sortie. Après douze heures d’attente, la barrière est franchie. Pour fêter ce passage de frontière, le convoi s’arrête dans un restaurant pour le petitdéjeuner. Tout le monde a le sourire, surtout Abou Hassan, qui vient de voir levé l’épais brouillard d’incertitude qui lui encombrait l’esprit. Pour la première fois du voyage, il fait beau. Nabil est heureux de rouler sur les routes de Turquie. Il fait enfin chaud, ça va beaucoup mieux pour lui. Le chauffage de l’ambulance n’a jamais marché, il a souffert pendant la traversée glacée de l’Allemagne et de l’Autriche. Tout le monde s’est demandé comment il faisait pour tenir le coup.Il ne s’est jamais plaint.

Nabil, qui hésite à retrouver sa femme

L’islam l’habite tout entier: «Quand je me réveille le matin, je ne pense pas «Où est ma femme? Où sont mes filles ?»Non, je remercie Dieu de m’avoir aidé à sortir de cette petite mort qu’est le sommeil.» Dans les conversations, il n’a que le Coran à la bouche. Depuis le départ du convoi, Ali est plutôt isolé et taiseux. Il ne passe pas un bon moment et n’a pas noué d’amitié avec l’équipée. Les rares fois où il a pris la parole, c’était parce qu’il était sur le point d’exploser, et il lançait à chacun ses quatre vérités: que c’était normal qu’ils se perdent sans arrêt, qu’ils étaient tous des bons à rien.. Ses coups de colère de dix minutes dans les talkies-walkies ont rythmé le voyage, et avaient au moins le mérite de faire marrer tout le monde. S’il n’y avait pas larécompense divine, il n’aurait jamais participé à l’expédition:« Ce que je fais là, je ne le fais pas pour les Syriens, je le fais pour Dieu et Dieu uniquement.»


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Tous les jours, Nabil a envoyé des messages à sa femme. Mais il lui écrivait qu’il se rendait en Tunisie pour les affaires, pas qu’il conduisait une ambulance jusqu’en Syrie. Sa femme vit à Damas, il ne voulait pas qu’elle s’inquiète. Installé en Angleterre depuis ses 18 ans, il l’ a épousée en février 2011, un mois avant le début de la révolution. C’est sa seconde femme, la première était anglaise. Il comptait liquider ses affaires en Angleterre et revenir au pays, «mais le connard m’a foiré mon plan», dit-il à propos du président Bachar el-Assad, la seule fois où il s’est jamais montré grossier. Avec son humour très british, Nabil est un homme charmeur. Il aborde tous les sujets importants ou dérisoires par des jeux de mots ou des blagues. Sa famille, pieuse et connue, a donné son nom au quartier Al-Kilani de la ville de Hama. Lorsque la cité a été bombardée en 1982 par le régime, le quartier a été dévasté. Pour ajouter à l’humiliation, un hôtel cinq étoiles, l’Al-Sham, a été construit sur l’ancien fief familial. Ses parents ont fui avec lui au Koweït, alors qu’il avait 4 ans. Nabil est arrivé, jeune adulte, en Grande-Bretagne. À ses 40 ans, la mort subite de son père lui a fait prendre conscience de la vacuité de sa vie. Le déraciné est revenu à ses sources. Fini les femmes et l’alcool, retour à sa langue natale et à la prière. En vue de la frontière syrienne, Nabil a un peu hésité. Allait-il juste entrer pour déposer l’ambulance ou s’engouffrer plus profondément pour retrouver sa femme qu’il n’a pas vue depuis un an et demi? Au dernier moment, il renonce, l’escapade lui paraît trop dangereuse. La route jusqu’à un petit village du nord de la Syrie dont on taira le nom est avalée rapidement de nuit. Les véhicules chargés de leurs huit tonnes d’aide sont garés dans les ruelles, sous la protection des villageois. Les gilets pare-balles, les vestes de camouflage et les lunettes de vision nocturne planqués dans le camion blanc sont mis à l’abri. Ce matériel sera distribué plus tard entre différents groupes de combattants qu’Abou Hassan veut rencontrer avant de procéder à la répartition. Les convoyeurs, enfin parvenus au but, passent la nuit à l’étage d’une maison encombrée de réfugiés. Du balcon, ils surveillent l’ambulance garée à quelques Le cheikh reste avec trois compagnons. L’ancien exilé de la ville de Hama, celui qui a« tout vu» en 1982, doit distribuer l’aide déposée la veille dans le petit village syrien. Le jeune Hamza n’a aucun job qui l’attend en Angleterre. Abou Walid, de retour au pays pour la première fois depuis vingt ans, veut redécouvrir la Syrie. Le dernier des restants souhaite garder l’anonymat: il compte sortir son fils de Syrie, un fils qu’il a eu lorsqu’il était marié avec une femme de Hama et qu’il n’a pas vu depuis des années. Il ne sait pas très bien comment il va s’y prendre... Abou Hassan et les trois convoyeurs s’octroientune journée de repos en Turquie, histoire de laver leurs vêtements et de dormir malgré l’écho des bombardements qui, ce jour-là, parviennent du Nord syrien. Mais le cheikh ne trouve pas grand calme. Dans la petite ville turque où il s’est installé, la rumeur de l’arrivée du convoi s’est vite répandue. De nombreux officiers rebelles accourent solliciter ses faveurs, qui lui proposant un logis et de la nourriture, qui multipliant les déclarations soudaines d’amitiés. Abou Hassan use de diplomatie pour décliner les invitations. Il préfère aller chez Hussein, le fils de celui qui l’a aidé à franchir les montagnes du nord de la Syrie alors qu’il s’enfuyait enl983.

La petite route de contrebande

mètres. Le village, à flanc de colline, entouré d’oliviers, est occupé par un flot de déplacés fuyant les combats. Des pick-up chargés de combattants rebelles de l’Armée syrienne libre, les uns en partance pour Alep, les autres de retour du front, se croisent sur un rond-point boueuxen contrebas. Devant l’unique boulangerie, une longue file d’attente. Ils y sont arrivés, mais ils ont promis à leurs proches de ne pas rester. Dès l’aube, tous reprennent la route dans le gros 4x4 noir d’Abou Hassan. De retour en Turquie, l’équipée ne cache pas son plaisir. Avec ses péripéties, le voyage relève du miraculeux. Les hommes se félicitent, s’embrassent et Abou Hassan y va d’une petite larme. Pour six convoyeurs, c’est la fin de l’aventure: le soir même, ils embarquent dans un avion pour Londres où ils retrouveront leurs familles.


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Le cheikh, de retour chez lui, renoue avec son histoire. Au bout de trente ans, il ne reconnaît plus très bien les routes. Il se perd, s’arrête, en profite pour monter les trois fusils de chasse achetés en Turquie. La région est libre. Les autorités de Damas, la police du régime, les services, les nervis et l’armée régulière ne

«Qu’est ce qu’on va faire avec ça?»

Trente ans plus tard, les acteurs ont vieilli, et pour certains les enfants ont pris le relais. L’actuel président syrien a pris la suite de son père; son frère, le chef de la Garde républicaine, a succédé à un oncle; et Hussein, fils d’un passeur qui avait rendu service au jeune Abou Hassan, va à nouveau guider le cheikh sur les sentiers discrets entre la Syrie et la Turquie. Hussein mène les quatre convoyeurs entre les montagnes turques. La petite route de contrebande s’étire sur une dizaine de kilomètres, et débouche sur un grillage enfoncé aplati au sol sur trois mètres, la frontière turco-syrienne. Il est midi sous un ciel fromage blanc. Le gros 4x4 noir glisse dans la boue ocre des champs d’oliviers. Le passage est, à quelques centaines de mètres près, celui qu’avait utilisé Abou Hassan en 1983 pour quitter son pays. «Alla hou akbar!», lancent les derniers de l’équipée en franchissant les barbelés. Les roues patinent, le moteur s’emballe, le véhicule dérape dans la gadoue. C’est un mélange d’excitation juvénile et de tension brûlante. À ce moment précis, Abou Hassan est comme un enfant qui ouvrirait son cadeau et un soldat qui se lancerait dans une bataille.

Les roues patinent, Le moteur s’emballe, le véhicule dérape. C’est un mélange d’excitation juvénile et de tension brûlante. Abou Hassan est comme un enfant qui ouvrirait son cadeau. Abou Hassan retrouve peu à peu ses marques et suit sur ces routes isolées une camionnette remplie de bidons d’essence bleus. Les premiers barrages rebelles, trois pneus et quelques hommes en armes assis sur des chaises à boire des cafés, sont passés sans difficulté. Avec ses trois compagnons, il entre dans la petite ville où l’équipée a entreposé voici quelques jours le matériel acheminé de Londres. En quelques secondes, les quatre hommes prennent conscience de l’ampleur du chaos: pas l’électricité, pas de nourriture, peu d’eau potable, aucune organisation humanitaire. Il pleut, il gèle, la boue est épaisse. Leur tonne et demie de vêtements ne pèse pas bien lourd. Un jeune soldat rebelle explique que les déplacés dont la maison n’a pas encore été détruite préfèrent rentrer chez eux sous les bombardements plutôt que rester. Abou Hassan s’arrête au milieu d’un champ d’oliviers. Une femme s’approche alors qu’il décharge les sacs de vêtements. « Qu’est-ce qu’on va faire avec ça? On est des milliers ici. On va se passer les manteaux chaque jourà tour de rôle ? » Le cheikh s’imaginait accueilli en sauveur. Abou Hassan s’accroche, refuse de se laisser abattre et installe, dans le camp de douze mille âmes, le camion blanc venu de Londres qu’il transforme en hôpital de campagne, épaulé par l’ambulance et alimenté par un groupe électrogène rapporté d’Angleterre. La veille au soir, une femme a accouché et son bébé a survécu. Ce petit miracle le galvanise. Quitte à ne pouvoir aider qu’une infime partie du flot de déplacés par la guerre, Abou Hassan décide de concentrer ses efforts, ici. Le cheikh est aujourd’hui toujours dans le camp. Cela fait des mois, et il a encore à faire. Il sait bien qu’il rentrera à Londres, mais quand il ira làbas, dit-il, ce sera pour retrouver des compagnons et remonter un autre convoi afin de réapprovisionner la petite ville de réfugiés qu’il a prissous son aile. Il devra retaper les trois vieilles camionnettes qui roulent à peine et qui l’attendent dans un garage, pas loin de chez lui. Mais ça, c’est facile pour lui, Abou Hassan est mécanicien.

la contrôlent plus. Ce qui veut dire que tout le monde, et n’importe quel cinglé, possède au moins une arme : « Vingt mois de guerre, ça agit sur le cerveau des gens. Il faut faire attention.»


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Prochain numéro: 10 octobre 2013 Directrice géneralé des activités digitales SARAH HERZ sherz@condenast.fr Editeur des activités digitales LOUIS ORLIANGES lorlianges@condenast.fr Directrice de la publicité LAURE CIVET-DE LOUVENCOURT lcivet@condenast.fr Responsable éditoriale JENNIFER NEYT jneyt@condenast.fr Chef d’édition XXI.fr/en KATE MATTHAMS-SPENCER kmatthams@condenast.fr Directeur artistique PIERRE-MARIE LENOIR pmlenoir@condenast.fr Rédacteur magazine PIERRE GROPPO pgroppo@condenast.fr Culture MAUD CHARMOY mcharmoy@condenast.fr


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