Proust contre sainte beuve

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Marcel Proust _ Contre Sainte-Beuve

ne sachant pas s'il avait été vu, et d'un air profondément attentif et en reculant se cacha derrière le chevreau. Mais ma mère alla à lui. Il fallut venir, mais il mit comme condition que le chevreau l'accompagnerait jusqu'à la gare. Le temps pressait, mon père en bas s'étonnait de ne pas nous voir revenir, ma mère m'avait envoyé lui dire de nous rejoindre à la voie ferrée qu'on traversait en passant par un raccourci derrière le jardin, car sans cela nous aurions risqué de manquer le train, et mon frère s'avançait, conduisant d'une main le chevreau comme au sacrifice, et de l'autre tirant les sacs qu'on avait ramassés, les débris des miroirs, le nécessaire et le tombereau qui traînait à terre. Par moments, sans oser regarder Maman, il lançait à son adresse tout en caressant le chevreau des paroles sur l'intention desquelles elle ne pouvait se méprendre : « Mon pauvre petit chevreau, ce n'est pas toi qui chercherais à me faire de la peine, à me séparer de ceux que j'aime. Toi tu n'es pas une personne, mais aussi tu n'es pas méchant, tu n'es pas comme ces méchants », disait-il en jetant un regard de côté à Maman comme pour juger de l'effet de ses paroles et voir s'il n'avait pas dépassé le but, « toi tu ne m'as jamais fait de peine », et il se mettait à sangloter. Mais arrivé à la voie ferrée, et m'ayant demandé de tenir

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