Plan : un interprète peut-il etre génial ?

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Un interprète peut-il être génial ? Plan •

Extrait musical : Jimi Hendrix – All along the watchtower (reprise de Bob Dylan) Mise en parallèle des deux... Introduction

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Evocation de la complexité du problème (étendue vaste du concept d'interprète – historien, journaliste, critique d'art, professeur, musicien, traducteur...). Cette richesse nous met au défi, dans un tel sujet, de tenir une certaine unité. Analyse conceptuelle : « Interprète » = intermédiaire entre un point source et un récepteur. Relais, passage, médiation, transmission. Traduit, adapte, recompose, élabore le sens et en met les autres en contact avec cette source . L'interprétation est en permanence tendue dans ces deux directions différences et soumise à une double injonction de fidélité et de transmission. « Génial » : capable de création, d'originalité, affecté d'une liberté qui lui permet de s'affranchir de toute norme. Le génie est premier, s'affirme, s'impose, crée la tendance. « un » : si une conciliation est possible entre la créativité et la soumission à l'oeuvre, la génialité estelle l'exception ou au contraire la dynamique propre de toute notre tendance interprétative. Problème : comment concilier la posture servile de l'interprète, serviteur secondaire et nécessairement fidèle avec l'idée d'une créativité sans borne et d'une affirmation de soi?

Partie I : L'impératif de fidélité auquel l'interprète ne peut manquer de se soumettre ne lui impose-t-il pas un cadre résolument limitatif, qui rend difficilement envisageable la liberté qui caractérise au contraire le génie ? Un interprète ne pourrait pas être génial, car son effort de relais, de passage lui interdit d'explorer et/ou d'utiliser toutes les facettes de sa créativité... A – L'interprétation comme service, passage, relais, transmission, s'oppose à la liberté propre au génie... Le génie semble pouvoir se définir par deux caractéristiques importantes, a priori difficilement conciliables avec l'interprétation. − La liberté complète d'un geste neuf, original, absolument dégagé de toute contrainte. Le génie est créateur et en ce sens, il ne se plie à aucune obligation susceptible de l'orienter ou de la canaliser. − Le génie semble être une mise en avant de soi, une affirmation, une expression de sa propre intériorité, de son propre rapport au réel, aux choses, qui semble ne pas devoir occuper une place secondaire comme c'est au contraire le cas dans le rôle d'interprète. Interpréter, en revanche, c'est avant tout servir, c'est-à-dire adopter une posture plus effacée, travailler dans un intervalle plus discret, celui de la mise en contact entre une source et un récepteur qui, pour des raisons diverses et spécifiques selon les contextes ou cette activité d'interprétation s'effectue, sont déconnectés, séparés. Bien servir suppose donc d'être attentif à ces deux pôles qu'il faut raccorder, connecter, réconcilier. (Quelques exemples : Le « reporter » – qui connecte des zones géographiques et géopolitiques


éloignées, l'historien qui établit un lien entre les époques, l'interprète linguistique qui met en commun des langages différents, le maître qui se positionne entre les savoirs et leurs contraires (préjugés, ignorance, obscurantisme), le critique d'art, qui fait le lien entre les oeuvres et le spectateur, le musicien, qui ravive et ranime une musique...), le documentariste qui connecte parfois des champs sociaux qui ne se croisent jamais – Cette fonction d'intermédiaire comporte par conséquent un impératif de fidélité et de conformité peu compatibles avec l'exercice parfaitement libre de toutes ses facultés ou de sa subjectivité. Interpréter c'est respecter la source, le point de départ dont la transmission doit être réalisée. Un interprète semble donc devoir se définir avant tout par sa soumission, sa conformation à la nature spécifique de cette source dont il est le relais ou le messager. Pour être un interprète légitime, il faut en effet pouvoir justifier d'une proximité particulière avec son objet, d'une fréquentation rapprochée, d'une familiarité. C'est parce que l'interprète maîtrise son sujet qu'il peut en devenir le porteur, le porte-parole, le « re-porteur ». Cette obligation de conformation, de fidélité est renforcée par la posture de fragilité du destinataire, ou récepteur de l'interprétation. Sa déconnection avec la source rend ce dernier vulnérable aux illusions et erreurs de transmission, et il est de la responsabilité de l'interprète de ne pas abuser de cette fragilité en ne surchargeant pas l'objet, information ou donnée transmis d'interférences subjectives, qui « pollueraient » en quelque sorte la source prétendument transmise. Un interprète ne pourrait donc pas être génial, au sens où sa mission lui imposerait de ne pas se mettre en avant, afin de ne pas voiler, masquer l'objet qu'il est censé porter et de ne pas abuser de la posture de fragilité du récepteur, qui l'empêche d'établir lui-même une mesure satisfaisante de la source qui lui est proposée. Un formule très célèbre de J.P Sartre dans Situations II stigmatise de manière très imagée la responsabilité particulière de l'interprète, du fait de sa posture privilégiée. « La supériorité des chiens vivants sur les lions morts » Toute interprétation porte en elle la possibilité d'un tel abus, dont la cause pourrait être imputable à ce manque de conscience de l'interprète. B – Un exemple d'interprétation indigne, manquée, insuffisamment respectueuse de sa source... Pour se représenter ce que peut être une piètre interprétation, les exemples ne manquent pas. On peut se référer au détournement des écrits de Nietzsche par sa soeur Elizabeth, qui a tiré de force sa pensée en direction du nazisme. Cet exemple est d'autant plus significatif que Nietzsche a porté très haut l'art et l'exigence de l'interprétation, dans sa pensée même. Mais je choisirai simplement un passage d'un ouvrage de Michel Onfray, interprète contemporain des plus acharnés, qui martèle inlassablement cet impératif de lecture qui s'impose à tout passeur, penseur. Aller au contact de l'oeuvre originale, la fréquenter, s'en approcher dans sa totalité, afin d'être à la hauteur de sa mission. Dans l'ouvrage l'ordre libertaire (p.37 et 38), consacré à Camus, il se moque de la biographie de Camus proposée avant lui par un psychanalyste (qu'il ne cite même pas) et qui constitue un modèle de délire interprétatif au sein duquel l'interprète impose un cadre théorique auquel il adhère platement sur la vie de l'auteur, en prétendant ainsi la cerner. On découvre à travers ce texte à quel point le manque de rigueur dans le cadrage imposé par les données concrètes de la vie de Camus conduit l'auteur de cette « biographie » à trahir son sujet ainsi que son lecteur. C – Les écueils d'une fidélité plate... Pour autant, cet impératif de fidélité reste à éclaircir et s'il est incontestable que l'attention bienveillante à la source dont il faut garantir la transmission impose certaines restrictions aux dérives que pourrait occasionner un usage trop peu cadré de la subjectivité, une application trop réductrice de


ce précepte pourrait malheureusement conduire à trahir cette source d'une autre manière. Admettre qu'il faille s'imposer une fidélité, un respect de l'oeuvre originale, de la vérité historique, de l'événement ou de la situation qu'on relate, une conformation stricte, ne dit pas encore en quoi consiste exactement cette fidélité. Lorsque celle-ci se cantonne dans une posture de soumission, de vénération, elle peut aussi conduire à une interprétation plate, froide, redondante, qui constitue une autre forme de trahison de l'oeuvre originale ou de la source. L'autorité de l'orthodoxie... L'interprète qui s'enferme dans une posture excessive « d'objectivité » peut desservir une oeuvre, en installant entre elle et le récepteur tout un espace de redondance, de platitudes, de paraphrases qui, à force d'hommage et de déférence, finissent par voiler l'oeuvre. − Sartre Situations II Le critique littéraire comme « gardien de cimetière) « Il faut se rappeler que la plupart des critiques sont des hommes qui n'ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien cimetière ». Autrement dit, l'interprétation, sil elle ne se conçoit pas comme un effort d'engagement entier au service de son objet, incluant une mobilisation de toutes ses facultés, y compris subjectives, sensibles, de ses talents pourrait constituer un échec. L'application trop révérencieuse de cet impératif de fidélité contribue à engendrer un écran entre l'oeuvre et le récepteur. Cette sédimentation autoritaire s'interpose plus qu'elle n'interprète et finit par éloigner la source plus qu'elle ne la rapproche. Montaigne critiquait déjà cette tendance à la glose et à l'entreglose. Il y a dans tous les domaines concernés par la notion d'interprétation l'existence de ces continents de paraphrases, de commentaires, qui s'autoproclament de manière autoritaire comme orthodoxie. La surévaluation de ces discours superposés installe une réelle distance entre la source et le destinataire et s'ajoute à la difficulté première de l'oeuvre originale. Ce mouvement est cyclique, quantitatif et propice à engendrer une forme de « vulgate ». Exemple : Claude Lanzmann réalisateur du documentaire Shoah. Ce documentaire édifiant fait aujourd'hui autorité sur la question d'Auschwitz. Claude Lanzmann est à l'origine de plusieurs polémiques, dont certaines prennent des accents très violents, dans lesquelles il disqualifie de manière radicale d'autres tentatives que la sienne de perpétuer la mémoire de cette tragédie. Polémique au sujet du recueil de Georges Didi-Huberman Images malgré tout et au sujet du livre de Yannick Haenel Jan Karsky. Le parasitisme La limitation de l'acte interprétatif à une conformité stricte, autoritaire et redondante peut aussi être le masque d'un simple parasitisme. Dans l'interprétation, il peut parfois être tentant de rester au plus proche de la puissance d'une peuvre originale, moins par respect véritable que par intérêt personnel. Cette tendance est particulièrement frappante en musique, où les « reprises » n'apportent parfois rien de neuf, loin s'en faut... Exemple : Le « Star spangled banner » joué par Jimi Hendrix, lors d'une interprétation mémorable en 1969 à Woodstock. L'hymne américain devient le support d'une condamnation radicale de la guerre au Vietnam. Il est repris en 1985 par un jeune guitariste texan, incontestablement virtuose, note pour note, en ouverture du stade de l'Astrodome de Houston... Il est intéressant de pointer la différence entre les terms français et anglais pour désigner la production d'une copie censée rendre hommage à l'original... « Reprise » insiste sur la redite, la répéition, le caractère secondaire et disqualifie quelque peu le mmorceau, dans la dénomination même. « Cover », en anglais, insiste déjà sur le fait de recouvrir, donc de masquer...On parle aussi de « Revival », qui apporte une autre nuance encore.


Bilan : Le respect dû à sa source par l'interprète ne saurait réduire à une conformation plate, potentiellement redondante et autoritaire, sans risquer de constituer une forme d'orthodoxie stérilisante et de basculer dans une forme de trahison inattendue. Interpréter n'est pas seulement répéter, paraphraser, commenter, traduire. Une part de subjectivité, de talent et d'engagement semble devoir intervenir. Une certaine forme de génialité ne serait-elle donc pas indispensable pour que le passage de l'interprète par et sur l'oeuvre ne se transforme pas en voilement ou en exploitation parasite des qualités originales ?

Partie II : Une interdépendance étroite entre génie et interprétation ? La génialité est condition d'accès aux oeuvres...L'interprétation est matrice du génie...

A – La proximité avec les oeuves n'est pas donnée à tout le monde. L'interprétation requiert un talent particulier, un « oreille », un « feeling », une « intuition » qui sert d'indicateur...L'idée de tranmission est souvent la conséquence d'un choc émotionnel qui requiert une grande réceptivité... Le respect formel, rigoureux, humble, voire technique d'une oeuvre, d'un événement ou d'une pensée n'est pas nécessairement une condition suffisante pour se constituer en interprète. Un très beau texte de Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, intitulé « Du lire et de l'écrire » énonce le caractère lointain de ce qui paraît pourtant si proche... « De tout ce qui est écrit, je n'aime que ce que l'on écrit avec son propre sang. Ecris avec de sang et tu apprendras que sang est esprit. Il n'est pas facile d'entendre le sang des autres : je hais tous les paresseux qui lisent ». Le geste interprétatif ainsi conçu apparaît beaucoup plus tributaire de la subjectivité et d'un talent. Lire, voir c'est mettre toute sa subjectivité au service de la renaissance d'une pensée, d'une musique, d'une peinture, sans savoir exactement ou précisément ce sur quoi doit porter l'effort, au préalable. Exemple : Rainer Maria Rilke Lettre à Clara (22-10-1907) On voit dans cette lettre le bouleversement de Rilke à la découverte de la femme au fauteuil rouge de Cézanne. La violence du choc esthétique éprouvé le place immédiatement dans la posture d'une nécessaire transmission. S'ensuit un effort de description par lequel Rilke va hisser, explorer, mettre en oeuvre toutes les puissances son langage afin de transmettre le coeur de cette oeuvre à sa femme, qui ne l'a pas vue. Si l'on met en parallèle cette effort avec les critiques très négatives encore que l'on pouvait lire sur Paul Cézanne en 1906 dont le fameux « peinture de vidangeur saoûl » évoqu par Merleau-Ponty dans son essai « Le doute de Cézanne », on peut mesurer tout ce qu'il faut de subjectivité, de sensibilité pour accéder à la posture légitime de l'interprète. L'interprète est ce récepteur privilégié, qui reçoit mieux et plus la force d'une oeuvre, ce qui témoigne d'une qualité particulière. B – L'interprétation comme terrain de jeu, d'exercice et de constitution même du génie...Le génie gagne à se faire interprète...La réconciliation entre le génie et l'interprétation... L'oeuvre de Proust, Contre Sainte Beuve, présente un rapport beaucoup moins hiérachique que ce


qui a été indiqué en première partie entre l'oeuvre source et son interprète. Loin d'être un serviteur soumis et conformiste, l'interprète est un explorateur libre, errant au fil de sa propre sensibilité. Loin de parasiter ou de copier, ou de rendre un hommage plat et redondant, loin aussi des affres d'une transcription explicative autoritaire, l'interprète joue, cherche, s'enchante. L'interprétation devient un lieu de passage où la valeur de l'oeuvre originale ne peut pas porter d'ombre à son serviteur, de même que le talent du serviteur ne peut en aucun cas nuire à l'oeuvre première. Proust Contre Ste Beuve (p.306 éd. Folio essais conclusion) Les écrivains que nous admirons ne peuvent pas nous servir de guides, puisque nous possédons en nous comme l'aiguille aimantée ou le pigeon voyaguer, le sens de notre orientation. Mais, tandis que guidés par cet instinct intérieur, nous volons de l'avant et suivons notre voie, par moments, quand nous jetons les yeux de droite et de gauche sur l'oeuvre nouvelle de Francis Jammes ou de Maeterlinck, sur une page que nous ne connaissons pas de Joubert ou d'Emerson, les réminiscences anticipées que nous y trouvons de la même idée, de la même sensation, du même effort d'art que nous exprimons en ce moment, nous font plaisir comme d'aimables poteaux indicateurs qui nous montrent que nous ne nous sommes pas trompés(...). Superflus si l'on veut, pas tout à fait inutiles cependant. Cette approche critique réconcilie l'interprète et le génie, puisque l'interprétation n'est autre qu'une escale du créateur dans sa quête personnelle. Par ce biais, il affine ses propres obsessions créatrices au contact du génie de l'autre. Proust a ainsi beaucoup pastiché, pour faire résonner, mettre en miroir, ses propres goûts avec ceux des autres grands auteurs. La hiérarchie énoncée en première partie se trouve ébranlée et l'interprète retrouve une accès légitime à la sensibilité, la subjectivité dans son rôle même d'interprète. Car cette fréquentation des grands auteurs à laquelle se livre Proust, dans le but de préciser et d'affiner son propre talent, est l'occasion de les libérer du poids d'une interprétation pesante parce qu'autoritaire, celle de Ste Beuve. Cet ouvrage de critique est donc un exemple d'une contribution réciproque très féconde. La génialité de Proust vient s'affiner au contact des grands auteurs, pour les servir d'autant mieux qu'elle en retire le principe de sa différenciation... L'originalité de cette approche se retrouve dans le Jazz, à travers la notion même de standard. Tous les jazzmen parcourent inlassablement les standards, et constituent leur singularité sur la base de ces interprétations indéfinies, qui laissent progressivement poindre un style, qui émerge de ces interprétations successives. Mais chaque grande interprétation reste un éclairage de l'original...On peut tenter un parallèle avec le blues, qui laisse beaucoup moins de marge de manoeuvre et transparaît comme forme un peu plus rigide à travers la multiplicité des interprètes. Extrait : Caravan (par Thelonious Monk / Petruciani) C – Une réconciliation réservée à l'art ? « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot, chacun met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux » (Proust Contre Ste Beuve Conclusion p.297) On pourrait objecter que cette indétermination de l'oeuvre et de son interprète vaut pour l'art, mais ne saurait résister dans un domaine où ce qui doit être transmis est une vérité et que cette présentation d'une complémentarité fusionnelle où chacun s'y retrouve n'est due qu'à une forme d'incertitude propre au domaine artistique, et ne saurait prendre place dans la question de la vérité historique par exemple.


Pour l'illustrer, on pourrait citer l'exemple d'une distorsion violente entre le génie de l'interprète et la vérité historique qu'il est censé servir. Cf La liste de Schindler (Spielberg scène de la douche). En dépit du caractère généralement bien reçu de ce film, de nombreuses critiques ont reproché à Spielberg d'avoir utilisé l'histoire à des fins cinématographiques, dans une scène centrale dans les douches où le réalisateur entretient le suspense sur le sort de ces femmes, pour finalement faire sortir des pommeaux de douche de l'eau, à rebours de toute la vérité historique. L'utilisation d'une vérité historique comme base d'un procédé de suspense à l'intérieur du film a suscité les plus vives condamnations. On voit que dans un domaine comme celui de la tranmission de la vérité historique, la confusion peut Bilan : Le talent semble indispensable au statut d'interprète, pour aller au plus près de l'étrangeté même de l'oeuvre des autres, qu'elle soit de pensée ou d'art et d'un autre côté, l'interprétation semble elle-même indispensable au génie. La subjectivité de l'interprète, loin de devoir rester en sourdine, en veille, gagne à se nourrir, à s'affiner au contact des oeuves, tout en les éclairant en rretour et ce n'est que dans un jeu de miroir, dans une contribution réciproque que peut se structurer une véritable interprétation. Toutefois, le doute subsiste quant à la possibilité d'exporter ce qui pourrait n'être qu'une particularité propre au domaine et cette belle connivence entre la génialité de l'interprète et celle de l'artiste s'avère beaucoup plus problématique dans des registres où la vérité est en jeu plutôt que l'art...

Partie III : Un interprète peut être génial, sans que son génie fasse de l'ombre à sa source, lorsque son génie s'exerce à déceler et à surmonter dans le même temps l'obstacle contingent qui prive une oeuvre, une pensée, une vérité de l'accès à ses destinataires...de là l'idée non pas d'une, mais de multiples interprétations comme le mode même de déploiement de la génialité d'une oeuvre dans le temps... A – La génialité de l'interprète pourrait être cette aptitude à libérer l'oeuvre d'un obstacle contingent, temporel, mais pour autant potentiellement définitif...Elle s'exercerait alors pleinement, sans ombre pour la source... L'interprétation interroge en profondeur la temporalité même et les modes de transmission possibles des oeuvres entre les hommes. Ainsi, même si une pensée est vraie, même si une oeuvre est grande, ell ne pourra faire l'économie du temps, de sa traversée, de ses écueils. Aucune vérité ne survit si personne n'est là pour la connaître, la défendre ou la croire. Comme le montre le travail incessant autour de la transmission de la vérité historique, mais tout autant de la vérité philotosophique, aucune vérité ne survit aux obstacles que peut mettre le temps sur sa route. Or la nature précise de ces obstacles est loin d'être aisée à saisir du fait qu'ils sont contingents, changeants et souvent implicites. Ce n'est pas parce que l'on comprend une oeuvre, parce que l'on connaît une situation historique, parce que l'on aime un artiste que l'on réussira à opérer le passage indispensable de ces éléments aux générations successives. La génialité consiste alors à sentir ce qui bloque, ce qui retient, ce qui empêche. Ce sens tout particulier requiert le plus grand talent, la plus grande sensibilité et une forme de génie. L'interprète est génial, lorsque couplant la volonté de transmettre qu'il retire de son rapport privilégié à sa source au contexte de contingence qui rend l'effort de transmission plus urgent, il invente et crée ce passage qui n'apparaît évident que rétrospectivement. Il y a donc bien une créativité totale, non bornée (puisqu'elle s'exerce en direction même des obstacles qui freinent l'oeuvre ou l'idée) et qui demeur au service de cette source. Exemple : Ari Folman Valse avec Bachir. La transmission et la réactivation de la conscience des


massacres de Sabra et Chatila. L'idée d'un documentaire sous forme de film d'animation, lors de sa présentation sous forme de projet aux financiers, a reçu le soutien d'une seule personne...ce fut suffisant... Exemple : Cat Power – Reprise de Satisfaction des Rolling Stones où tout est épuré, y compris tout ce qui a fait la popularité et le succès du morceau. Au coeur de cette interprétation, la réapparition d'un texte dont la sobriété se révèle comme un facette majeure de la puissance de l'oeuvre. Exemple : l'opposition entre l'approche parfois trop scolaire de la littérature et les lectures telles qu'elles ont été mises en avant par Fabrice Luchini (Extrait ?). Lors des lectures Voyage au bout de la nuit, j'ai été frappé par ce simple fait d'entendre des phrases dites, puis redites un grand nombre de fois sans commentaire. Cette rupture avec une forme très convenue de présentation de la littérature semblait redonner accès à la simplicité du texte de façon limpide. A rapprocher de Jacques Rancière dans le Maître ignorant : Jospeh Jacotot qui identifie dans l'acte explicateur, pourtant conçu comme base de la pédagogie, le ceoru même de l'échec de celle-ci. « Expliquer quelque chose à quelqu'un, c'est d'abord lui faire accepter qu'il ne peut le comprendre par lui-même »... Exemple : Roberto Begnigni dans La vie est belle. Comment transmettre l'horreur de la Shoah ? L'utilisation de la fiction nous place au coeur de l'urgence absolue, désignée à travers le désarroi de celui à qui il ne reste plus que l'imagination comme rempart contre l'insoutenable réalité. Il est donc tout à fait indispensable que l'interprétation soit géniale, en ce sens qu'il faut deviner et sentir, au contact de la source, oeuvre, message, pensée, idée, réalité que je dois transmettre, ce qui bloque son passage. Or, il est essentiel de remarquer que ces obstacles sont en constante évolution et de nature parfois contradictoire... La manière dont Rilke transmet Cézanne (au moment de son impopularité) et celle dont l'aborde Merleau-Ponty (annes 60 Cézanne est alors un génie reconnu) répondent à deux obstacles différents. B - L'interprétation comme accès à une réalité approfondie...Non pas seulement une interprétation géniale, mais de multiples... Plutôt que de se demander à quoi l'on peut mesurer une bonne interprétation et s'il faut pour cela établir des critères fixes, nécessairement rigides et régulièrement frappés d'obsolescence, il faut peutêtre conclure que c'est l'interprétation elle-même qui est mesure... D'abord de la richesse des oeuvres...Plus une oeuvre suscite, engendre, nourrit d'interprtations fécondes, surprenantes, plus elle prouve sa puissance concrète dans le temps et la pluralité de ses facettes.. Bien au-delà d'une simple mesure de l'oeuvre, elle devient mesure du réel lui-même... Si l'on s'appuie sur la définition de Jacques Rancière , dans le Spectateur émancipé « Le réel est une fiction consensuelle », l'interprète qui nous rend l'accès aux oeuvres, aux idées en dépassant les obstacles contingents, porté par l'énergie même de ces oeuvres ou idées qu'il sert, est une figure indispensable de l'approfondissement de notre rapport à une réalité dont il nous révèle qu'elle est toujours au-delà de ceque nous imaginions, ou de ce à quoi nous nous étions arrêtés.



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