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L'Etat et la politique Quelques définitions importantes

La politique : (du grec « polis » ­ la Cité) La politique désigne l'activité par laquelle les communautés humaines s'efforcent de régir leur « destin » (entre guillemets car un destin, au sens strict du terme, ne peut jamais être parfaitement dominé ou maîtrisé), c'est­à­dire d'imprimer des directions fortes à leur devenir. La loi, qui constitue la concentration des forces d'une communauté et la mise en cohérence de ses volontés, est l'instrument de cette ambition humaine. La politique est donc le lieu ultime de l'expression de la question de la liberté, non plus comme rapport individuel aux obstacles de l'existence (altérité, irrationalité, désir, déterminismes...), mais comme modalité collective, historique et concrète d'une libération par rapport aux cadres restrictifs du réel. La praxis (qui donne l'adjectif « pratique » au sens que lui donne Kant dans Critique de la raison pratique): action humaine qui engage le devenir d'autrui. La politique s'inscrit dans le cadre général de la réflexion sur la pratique, c'est­à­dire sur les fins ou valeurs qui doivent régir l'action humaine, en tant que cette action engage le devenir des autres. Ainsi, même si la loi, potentiellement, par sa forme, semble constituer un gain d'efficacité et de cohérence pour l'action, ses modalités concrètes peuvent être multiples et pas nécessairement équivalentes. C’est le propre de la philosophie politique que d’essayer de déterminer avec la plus grande précision la nature des lois, leur fondement, et leur expression la plus aboutie, c’est­à­dire la plus juste.

● L’Etat: L’Etat est une institution censée surplomber la société sur laquelle il exerce de façon souveraine (c’est­à­dire indiscutable dans le temps de son exercice) un pouvoir. Dans la définition que donne Max Weber : “L’Etat est le monopole de la violence physique légitime”, on peut aisément saisir tout l’enjeu de la réflexion politique, en particulier lorsqu’elle se concentre sur le concept d’Etat. La violence est par définition ce qui porte atteinte à la liberté et à l’intégrité de quelqu’un et en tant que tel, ce qui ne peut être juste. La souveraineté, en revanche, est le gage même de l’efficacité de la loi, la condition même de son fonctionnement. La loi ne peut être qu’indiscutable dans le temps de son exercice, c’est en cela qu’elle peut être violente, sous peine d’être proprement inexistante et d’abolir l’ambition de liberté que recouvre le projet politique. La politique est donc le lieu paradoxal où s’exprime un projet humain de liberté, qui se concrétise cependant par la présence et la mise en place de contraintes, dont l’Etat est la source et le garant. « S’il n’existait que des structures sociales d’où toute violence serait absente, le concept d’État aurait alors disparu et il ne subsisterait que ce qu’on appelle, au sens propre du terme, l’ « anarchie »1. La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État – cela ne fait aucun doute ­, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers – à commencer par la parentèle2 – ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques ­, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime » . 1 au sens “propre” ou étymologique : où il n’y a pas de pouvoir.2 Famille au sens élargie, ensemble des parents. Max Weber, Le Savant et le politique ( 1919), trad. J. Freund, E. Fleischmann et É. de Dampierre, Éd. Plon, coll. 10/18, p. 124.

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● Le droit (positif) : constitue l’ensemble des lois écrites, qui servent de fondement à l’organisation politique au coeur d’un Etat. La réflexion sur le droit est inséparable de la réflexion politique, puisque le meilleur agencement possible de la société, par l’intermédiaire des lois, suppose que celles­ci soient les mieux adaptées, au regard de différentes normes possibles (la justice en particulier). ● Le droit (naturel) : est un “instrument” de mesure (Idée régulatrice) qui permet d’évaluer la qualité des lois prescrites dans un régime politique. Ce concept s’efforce d’établir que l’homme aurait des droits “par nature”, ce qui ne va pas du tout de soi, puisque les droits proviennent originairement de la Cité et que la nature n’offre aucune garantie quant à l’existence d’une quelconque égalité entre les hommes, susceptible d’alimenter une exigence de justice. I ­ L’Etat est­il la seule forme politique envisageable ? Peut­on concevoir des sociétés sans Etat ? Que peut­on reprocher à l’Etat comme forme politique ? Cette première question est essentielle. La représentation que l’on se fait de la question politique et des problématiques qui peuvent en résulter dépend fondamentalement d’une vision claire de la spécificité de l’action exercée par l’Etat. Or, à bien y regarder, il s’agit d’une forme politique particulière, qui n’est pas présente dans toutes les sociétés humaines. L’anthropologie (étude des diverses manières dont les communautés humaines se sont structurées), en particulier, nous montre que d’autres formes d’organisations de la vie communautaire sont possibles, qui n’en passent pas forcément par la création de cette instance abstraite et exécutive qu’est l’Etat “moderne”. S’interroger sur la politique et la meilleure gestion possible des communautés humaines nécessite donc de replacer l’Etat dans une certaine historicité et de ne pas le considérer d’emblée comme la forme ultime et définitive. A ­ Coutumes et/ou lois ?

1 ­ Une société, en tant qu’ ensemble organisé par un certain nombre de normes (cf. cours sur la société sur le blog), peut être structurée de façon tout à fait viable sans forcément recourir à la verticalité du pouvoir de l’Etat. L’idée d’une telle verticalité se fonde sur une exigence de rationalité dans la prise de décision ainsi que sur une exigence d’efficacité dans son application. Si l’on prend l’exemple d’un groupe de randonneurs perdus dans la forêt, avec l’urgence de devoir sortir un maximum d’entre eux de cette situation, l’idée de laisser à chacun le loisir de décider, discuter, contester, hésiter, risque de conduire à un désordre et à un échec. Il semble cohérent, à l’inverse, d’attribuer un pouvoir de décision à un chef, qui imprimera une direction à l’ensemble et augmentera les chances de chacun en garantissant un gain de temps, un meilleur impact sur le réel et au final, un bénéfice égal pour tous ceux qui se seront rangés sous sa “gouverne”. Cette analogie schématise de manière simple ce qui pourrait constituer l’intérêt majeur de l’Etat, à une toute autre échelle, bien sûr. Mais la séduction d’un tel raisonnement mérite d’être nuancée, en particulier sur la base de la définition du lien social et de la coutume que propose 2


Montaigne dans les Essais. (Voir les éléments de commentaire proposé dans le cadre de la réflexion sur la société). Montaigne Les Essais III chap. 9 De la Vanité En fin je vois par nostre exemple, que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque prix que ce soit : En quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent, et se rengent, en se remuant et s'entassant : comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre, trouvent d'eux mesmes la façon de se joindre, et s'emplacer, les uns parmy les autres : souvent mieux, que l'art ne les eust sçeu disposer. Le Roy Philippus fit un amas, des plus meschans hommes et incorrigibles qu'il peut trouver, et les logea tous en une ville, qu'il leur fit bastir, qui en portoit le nom. J'estime qu'ils dresserent des vices mesme, une contexture politique entre eux, et une commode et juste societé. Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des moeurs, en usage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des vices, que je n'ay point le courage de les concevoir sans horreur : Et les admire, quasi autant que je les deteste. L'exercice de ces meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d'ame, autant que d'erreur et desreglement. La necessité compose les hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en loix. Car il en a esté d'aussi sauvages qu'aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, avec autant de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules, et ineptes à mettre en practique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé : et des reigles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l'exercice de nostre esprit : Comme il se trouve és arts, plusieurs subjects qui ont leur essence en l'agitation et en la dispute, et n'ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police, seroit de mise, en un nouveau monde : mais nous prenons un monde desja faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l'engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout. On demandoit à Solon, s'il avoit estably les meilleures loyx qu'il avoit peu aux Atheniens : Ouy bien, respondit­il, de celles qu'ils eussent reçeuës. Var ro s'excuse de pareil air : Que s'il avoit tout de nouveau à escrire de la religion, il diroit ce, qu'il en croid. Mais, estant desja receuë, il en dira selon l'usage, plus que selon nature. No n par opinion, mais en verité, l'excellente et meilleure police, est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenuë. Sa forme et commodité essentielle despend de l'usage. Nous nous desplaisons volontiers de la condition presente : Mais je tiens pourtant, que d'aller desirant le commandement de peu, en un estat populaire : ou en la monarchie, une autre espece de gouvernement, c'est vice et folie.

Ay me l'estat tel que tu le vois estre,
S'il est royal, ayme la royauté,
S'il est de peu, ou bien communauté,
Ayme l'aussi, car Dieu t'y a faict naistre.

Dans ce texte, de nombreuses idées sont développées par Montaigne sur le lien social, sur sa relativité, le mystère de sa mise en place et de sa conservation. On peut y voir également une critique de l’illusion “politique”, qui imagine maîtriser un matériau qui en réalité lui échappe. Le pouvoir de l’Etat s’avère limité à une forme de conservatisme (maintenir autant que possible les choses telles qu’elles sont plutôt que de croire les réformer). L’argument essentiel de Montaigne est que le lien social possède son propre équilibre, qui dépasse l’entendement et que la présence même d’un tel lien est une valeur en soi (quelles que soient les normes ou coutumes en vigueur d’ailleurs) , qu’il ne faut pas risquer de compromettre au nom d’un progrès ou d’une amélioration. La guerre civile est le pire des maux, et ce qui peut y conduire est la sous estimation de la valeur de l’existant, des coutumes et des lois. D’où la remarque :” : mais nous prenons un monde desja faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l'engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loy

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de le redresser, et renger de nouveau, nous ne pouvons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions tout”.

La politique, dans le rôle excessif qu’elle attribue à l’Etat, est hantée par une volonté réformer l’homme, de le modeler et néglige cette opacité du lien social. Nous sommes toujours déjà pris dans une culture qui nous façonne, nous modèle profondément. Il n’est pas simple de s’abstraire de ces particularités et l’Etat ne saurait être cette forme pure qu’il prétend être, impartial et au service de chacun. 2 ­ Référence cinématographique : Le film Dogville de Lars von Trier met en scène de manière particulièrement brillante cette interrogation soulevée par Montaigne. On y découvre le sort d’une petite ville modeste, prise dans la répétition de ses traditions, sans autre ambition que celle de poursuivre son existence paisible, faite de compromis, de frustrations ordinaires, compensées par un équilibre précaire mais bien réel. L’arrivée d’une inconnue, Grace (symbole de la transcendance religieuse) va être l’occasion d’une remise en question de tous les habitants, poussés par l’un d’entre eux, Tom Edison Junior (nom très ironique qui symbolise l’invention, la lumière de la connaissance, mais “junior”, c’est­à­dire dans sa maladroite et arrogante jeunesse). Dans ce film, Tom incarne cette volonté de changer les autres, de les ouvrir, de les réformer que l’on peut considérer être le coeur de l’illusion étatique. Il contraint les villageois à accepter la nouvelle arrivante et à faire de sa présence l’occasion d’une réforme, d’une amélioration. Malheureusement, la modification de l’équilibre qui était en place engendre un véritable chaos et fait ressortir les pires aspects des habitants (d’où le titre dogville). L’aventure se termine très mal, en raison de ce déséquilibre que la prétention de Tom a causé. Le drame provient de cette illusion qu’ont les hommes de disposer d’un pouvoir sur les autres et de la surestimation d’un tel pouvoir. 3 ­ Exemple d’une forme d’organisation sociale qui veut éviter toute transcendance du chef, toute abstraction d’un pouvoir qui créerait l’inégalité au coeur de la société. Pierre Clastres La société contre l’Etat (p.27 et sq) dans le manuel p.361 Dans ce texte, on peut découvrir l’exemple d’une organisation sociale où le chef n’existe qu’en tant qu’il peut être dépouillé par tous les autres. Son autorité (l’impact qu’il a sur l’équilibre du groupe) n’a rien à voir avec un quelconque pouvoir. B ­ La conception religieuse et le refus de l’autonomie L’Idée que l’homme puisse être autonome (auteur de ses propres règles), maître de son destin et que la politique constitue le champ d’exercice propre de cette autonomie ne va pas de soi. La vision religieuse, comme nous l’avons indiqué au moment où nous avons comparé religion et métaphysique ( présentation de la philosophie de Spinoza), propose un “scénario” global pour la condition humaine, à l’intérieur duquel elle s’efforce d’attribuer un sens et une place à la négativité (douleur, injustice, irrationalité, absurdité de certains aspects de la condition humaine). La mise en place d’un tel cadre repose sur une dynamique de sacralisation, qui verrouille un certain nombre de récits, mythes fondateurs et les rendant indiscutables (revoir le mythe d’Abraham). La pérennisation de ces schémas explicatifs joue un rôle capital dans la constitution du socle sur lequel la communauté va pouvoir se 4


constituer et se déployer. Dès lors, la tradition (transmission, mais aussi répétition obligatoire) est l’instrument privilégié par lequel la vie doit être organisée. La tradition ne fait pas forcément bon ménage avec la législation (art de produire des lois dans le but de surmonter les problèmes que la contingence et les contextes imposent aux différents groupes humains). Cf. dans le cours, les réflexions du cours sur la religion dans ses 3 dimensions: spirituelle, culturelle et politique et l’idée d’une incompatibilité entre d’une part l’idée d’une soumission par la croyance à un Dieu qui serait source de loi, d’autorité, et régirait l’existence humaine et d’autre part l’idée d’une autonomie de l’homme, dont la volonté pourrait s’emparer des grandes questions et défis de sa condition, par le biais de son histoire, à tracer et de son action, à imprimer dans le cours des choses, par le biais de la politique en particulier. C ­ La critique anarchiste A écouter sur la question, l’excellente émission consacrée à ce sujet dans les nouveaux chemins de la connaissance. Emission des nouveaux chemins sur Bakounine et la pensée anarchiste Une troisième critique de l’idée même d’Etat se joue plus sur le mensonge que recouvre ce concept. Il ne s’agit plus seulement de contester comme Montaigne l’effectivité du pouvoir de la politique sur son matériau premier qui est le maintien du lien entre les individus qui constituent une société, ni de contester comme la religion, l’idée que l’homme puisse être maître de son destin dans le champ de son existence temporelle, mais de récuser l’idée même d’Etat comme masque d’une supercherie. L’Etat ne serait, malgré son abstraction prétendue et son impartialité, que l’instrument de la domination d’une classe sociale sur les autres. Pour comprendre cette idée, on peut se référer à Nietzsche et à la critique de la loi, telle qu’il en conçoit la génèse, dans la généalogie de la morale (§10 et 11) et à toutes les critiques qu’il produit sur l’ambition du pouvoir et du contrôle. La loi serait une invention perverse de la volonté des “esclaves” de dominer et de maîtriser ceux qui pourraient agir, honorer la spontanéité de leur nature. Tout Etat ne serait que la sédimentation historique et accidentelle d’une telle perversion, et en aucun cas l’outil d’une quelconque justice collective.

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l y a quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n’est pas chez nous, mes frères : chez nous il y a des États. Etat. Qu’est­ce que cela ? Allons ! Ouvrez vos oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples. L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froi​dement, et voici le mensonge qui s’écoule de sa bouche : « Moi, l’État, je suis le peuple ». C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs, ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au­dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ils servaient la vie. Ce sont des destructeurs, ceux qui tendent des pièges au grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent au­dessus d’eux un glaive et cent appétits.

ais l’État ment dans toutes les langues du bien et du mal ; et dans tout ce qu’il dit, il ment ; et tout ce qu’il a, il l’a volé. Tout en lui est faux; a mord avec de fausses dents, ce hargneux. Même ses entrailles sont fausses. Une confusion de toutes les langues du bien et du mal, je vous donne ce signe ; telle est la marque de l’État. En vérité, c’est la volonté de mort qu’indique ce signe, c’est un appel aux prédicateurs de mort ! Beaucoup trop d’hommes viennent au monde : l’État a été inventé pour ceux qui sont superflus ! Voyez donc comme il les attire, ces superflus ! Comme il les avale, comme il les mâche et les remâche !

Partout où il y a encore un peuple, il ne comprend pas l’État et il le déteste comme le mauvais œil et un péché contre la morale et le droit.

Il n’y a rien de plus grand que moi sur la terre : je suis le doigt ordonnateur de Dieu »­ ainsi rugit le monstre. Et ce ne sont pas seu​lement ceux qui ont de longues oreilles et Je ne vous donne que ce signe : chaque peuple a son langage du bien et la vue basse qui tombent à genoux ! du mal : son voisin ne le comprend pas. Il s’est inventé ce langage en matière de moeurs et de droit. Hélas ! En vous aussi, grandes âmes, il chuchote ses sinistres men​songes. Hélas ! Il devine les cœurs riches qui aiment à se prodiguer ! Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra “De la nouvelle Idole”

Nietzsche n’est pas à proprement parler un “anarchiste”, mais la critique qu’il fait des lois et de l’Etat s’accorde avec cette idée propre à l’anarchisme selon laquelle l’homme peut déployer des potentialités très supérieures individuellement lorsqu’il n’est pas pris dans le nivellement égalitaire des lois. (cf. toutes les réflexions autour de la viabilité du projet de Mac Candless dans Into the wild et l’idée qu’un homme qui se hisserait au niveau de ses désirs les plus spontanés créerait moins de désordre que de positivité). L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froi​dement, et voici le mensonge qui s’écoule de sa bouche : « Moi, l’État, je suis le peuple ».

II ­ La légitimation de l’autorité de l’Etat. Eléments de transition : toutes ces critiques ont une portée effective et permettent de produire des lignes de compréhension d’aspects politiques importants, toutefois, elles comportent également des zones d’ombre. Le conservatisme de Montaigne peut servir à cautionner le maintien de situations intolérables pour des peuples opprimés, de même que la répétition traditionnelle religieuse peut conduire à négliger les marges d’action effectives qui peuvent exister contre certains problèmes (exemple : la question du Sida, selon qu’elle fait l’objet d’un jugement religieux ou d’une prise en charge proprement politique). Quant à l’anarchisme, on peut sans doute lui opposer un texte majeur de Kant, où il établit que 6


l’homme ne saurait collectivement s’en sortir sans un maître, en raison de ce que Kant appelle l’insociable sociabilité dans l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (quatrième proposition). L’homme est ainsi défini comme structuré par une double injonction contradictoire : il est à la recherche des autres , mais dans le même temps s’agace de leur présence et menace en permanence la viabilité du lien par cette disposition égoïste. Kant en conclut que “l’homme est un animal qui a besoin d’un maître”. A ­ L’Etat, la justice et l’égalité L’idée de fonder l’autorité de l’Etat semble indispensable pour ne pas en rester au fait de sa présence et afin de surmonter l’écueil que constitue sa violence constitutive (le fait que ses décisions soient contraignantes et que l’on ne puisse s’y soustraire), ainsi que l’inégalité qu’il introduit. Cet effort pour fonder la nécessité de l’Etat est l’une des principales préoccupations de la philosophie politique et engage systématiquement une vision globale de l’homme, une tentative de définition de sa “nature” plus ou moins compatible avec le politique. La pierre de touche de tout ce questionnement est la question de l’égalité, qui entraîne avec elle celle de la justice (définie comme effort prioritaire pour maintenir entre les gouvernés le maximum d’égalité). L’Etat institue en effet une inégalité double : ­ Entre les gouvernants et les gouvernés (les législateurs et exécuteurs de la décision étatique) ­ Entre les gouvernés (du fait que les différences qui existent entre les gouvernés sont maintenues et garanties par le pouvoir de l’Etat). Il est donc indispensable d’établir le statut exact de l’inégalité dans la condition humaine, afin de mieux apprécier le caractère ou non tolérable de cette inégalité étatique. La tentation première serait de minorer l’importance de cette question en faisant référence à une nature qui offrirait elle­même le spectacle permanent d’une violence et d’une inégalité, dont l’Etat se ferait l’écho, mais dont il ne serait en aucun cas responsable, ni tenu d’y remédier. La sous­estimation du rapport entre Etat et égalité constitue l’un des points les plus faibles de la fondation de l’Etat et ouvre sur des visions autoritaristes du pouvoir, qui louent la “loi du plus fort”, comme expression politique la plus acceptable en raison de sa conformité à la nature (cf. Platon Gorgias tirade de Calliclès 483 b). “ Mais je vois que la nature elle­même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta­t­il la guerre en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on pourrait citer ? Mais ces gens­là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de la nature, mais non peut­être selon la loi établie par les hommes”. (propos de Calliclès) Platon Gorgias tirade de Calliclès 483 b) C’est à ce problème que s’efforce de répondre la notion de droit naturel. Ce concept est une 7


construction visant à établir l’idée que tout homme dispose naturellement de droits, ce qui ne va pas de soi, car cela semble devoir reposer sur une intention première, une vocation égalitaire qui pourrait être assumée par un Dieu créateur. Mais cette idée est au final assez faible : en effet, soit la nature est aveugle et non régie par Dieu, et l’homme n’y jouit d’aucun droit premier ou naturel, soit la nature est une création divine, et dans ce cas l’homme jouit bien de droits premiers, mais retombe dans la statut de créature (incompatible, comme mentionné précédemment avec l’idée même d’une autonomie politique). C’est Rousseau qui va proposer la réponse la plus solide à ce problème, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans ce texte essentiel, Rousseau oppose un hypothétique “état de nature” (qui n’aura pas le statut que souhaitait lui conférer les philosophes du droit naturel) à “l’état civil”. Contrairement à ce qu’affirme Calliclès, prétendant que l’inégalité réside dans la nature, Rousseau va établir que l’inégalité, au sens strict, est une création de l’Etat. En effet, les différences et disparités naturelles n’ont rien de définitif, elles sont en permanence susceptibles d’être contournées ou modifiées. S’il m’arrive, dans l’état de nature, d’être en situation d’infériorité, je peux m’enfuir et me soustraire à la contrainte ou m’efforcer de renverser la situation en ma faveur. A proprement parler, donc, il n’y a pas d’inégalité. Celle­ci apparaît lorsque la puissance de l’Etat vient enteriner et pérenniser une telle différence. L’Etat ne saurait donc se “dédouaner” de la prise en compte de cette question essentielle de l’égalité et de la justice, au prétexte qu’elle serait le reliquat d’une condition naturelle inégalitaire. C’est bel et bien l’état civil qui fige les disparités et les transforme en inégalité. L’Etat ne peut être fondé qu’en tant qu’il s’efforce en permanence d’établir et de maintenir par la loi l’égalité entre les citoyens. Rousseau, dans son autre ouvrage majeur qu’est le Contrat social, développe l’idée de contrat comme outil permettant de penser le rapport entre la contrainte de l’Etat et la liberté. Le passage de l’état de nature et un état civil doit être pensé sur le modèle d’un contrat, que tout citoyen soumis aux lois pourrait signer en connaissance de cause. Un tel passage se caractérise par le renoncement à un certain nombre de possibilités, avec en contrepartie une garantie supérieure de ma liberté par la puissance de l’Etat. La liberté civile est moins étendue que la liberté naturelle, mais elle est garantie et pensée d’emblée comme harmonisation des différentes libertés. Dans une telle conception, aucun homme ne signerait un contrat qui lui serait défavorable. L’Etat ne peut être fondé qu’en tant qu’il se préoccupe de garantir les libertés et tient comme objectif permanent l’intérêt général. B ­ L’Etat entre morale et efficacité. Idéalisme ou pragmatisme ? Cette fondation de l’Etat lui attribue donc des impératifs de justice et d’égalité, sans lesquels il serait illégitime. Cependant, certaines conceptions viennent contester ces priorités, au nom du primat de l’efficacité. La critique principale fait à l’idéalisme (comme volonté de soumettre la politique aux principes de justice et d’égalité) résiderait dans une conception politique misant sur la notion d’efficacité. On trouve de telles conceptions chez Machiavel (cf. Emission l'art de gouverner : Machiavel ) et dans la pensée politique chinoise. (cf. Emission : l'art de gouverner Han Fei Zi ). La réflexion politique de Machiavel insiste énormément sur la limitation du pouvoir humain, y compris celui de l’Etat, qui apparaît toujours dépassé par la contingence (fortune). L’art de gouverner, c’est avant tout la capacité de maintenir le levier d’action qu’est l’Etat, quel qu’en soit le prix humain ou moral. Le souci de justice apparaît ne pouvoir se maintenir en politique que s’il est compatible avec le maintien du pouvoir. Au chapitre 18 du Prince Machiavel insiste pour ériger en “vertu” politique l’art de mentir, au service de l’Etat, lorsqu’il le fa, pour en préserver l’efficace. 8


C ­ La révolte...un droit ? Pour apprécier la valeur possible de la question de la révolte, il faut se situer au carrefour de ces conceptions du politique. Dans l’optique idéaliste, la révolte, l’insoumission peuvent venir sanctionner des lois injustes, tandis que dans les conceptions plus pragmatique, le maintien coûte que coûte de l’autorité de l’Etat est un principe qui l’emporte même sur la justice (voir en ce moment le ballet diplomatique sur la question syrienne et les divergences exprimées sur la position à adopter par rapport à la répression exercée par le régime en place). D ­ La question de la justice pénale Le non respect des lois donne lieu à la sanction pénale, qui est une violence contraignante. Celle­ci doit être fondée pour surmonter son caractère de violence. Elle ne saurait être ni vengeance, ni une simple protection. Kant établit que la seule fondation pour la justice pénale est le respect de la liberté. Condamner quelqu’un, c’est lui indiquer qu’il était libre de ne pas commettre cette faute et donc le reconnaître. Lorsque la justice condamne, elle ne fait donc pas seulement qu’imposer une violence, elle “intègre” en quelque sorte le citoyen. A l’inverse, ne pas condamner, c’est exclure et considérer le criminel comme irresponsable ou indigne d’être jugé.

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