Alan Watts - Conférences

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Alan Watts

CONFERENCES Transcription - traduction franรงaise

Patrick Schlouch

Mahana Edition - Tahiti


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« Chaque conscience est une fenêtre par laquelle l’univers se regarde lui-même » Alan Watts

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ConfĂŠrences diffusĂŠes en anglais sur YouTube Transcrites et traduites par Patrick Schlouch Mahana Edition - 2019 tahiti.ecriture@gmail.com

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Alan Watts (1915-1973)

Philosophe, écrivain et conférencier anglo-américain autodidacte, Alan Wilson Watts est né le 6 janvier 1915 à Chislehurst, dans le Kent (RoyaumeUni). Il est mort le 16 novembre 1973 à Mont Tamalpais en Californie. Il fut l’auteur de vingt-cinq livres et de nombreux articles sur la spiritualité, les religions et philosophies d'Orient et d'Occident (bouddhisme, zen, taoïsme, christianisme, hindouisme). Chroniqueur de radio et de télévision réputé en Californie, intéressé par les nouvelles tendances apparaissant en Occident à son époque, il est considéré comme l'un des pères de la contre-culture américaine. Entré en 1928 à la King's School de Canterbury, il y reçoit une éducation censée faire de lui un parfait gentleman britannique. Aux sermons, il préfère toutefois les leçons pratiques en art du bien vivre du père d'un de ses camarades de classe, lors d'un voyage sur le continent. Voyage initiatique. Watts gardera jusqu'à sa mort un goût prononcé pour la bonne chère, les vins et alcools fins, les cigares, les plaisirs sensuels qui, pour lui, n'entrent pas en conflit avec la quête mystique. Dès le début des années 1930, il commence à s’intéresser au bouddhisme, ce qui est alors inhabituel et incongru, surtout pour un adolescent. Peu d'ouvrages sont disponibles. Il existe néanmoins à Londres une “Société bouddhiste”, à laquelle il s'empresse d'adhérer. En 1936, il fait la découverte capitale des livres du maître zen D.T. Suzuki qu'il rencontre même lors du Congrès mondial des religions. Il rencontre aussi d’autres personnalités comme Krishnamurti ou la riche Américaine Ruth Fuller Sasaki, de retour du Japon où elle a visité plusieurs monastères zen en compagnie de sa fille Eleonore Everett. En admiration devant la mère, le jeune Alan épouse la fille. Ils se marient (chrétiennement) en 1938 et s'établissent à New-York où ils se rangent sous la houlette de Sokei-an-Sasaki, premier maître du zen rinzai à s'installer aux ÉtatsUnis. Initié au bouddhisme zen, Alan Watts continue néanmoins d’étudier la théologie chrétienne et rejoint finalement l’Eglise épiscopale. Il en est même ordonné prêtre en 1945, cette branche américaine de l’Eglise anglicane acceptant le mariage des prêtres. En 1949, il écrit L'Identité suprême (The Supreme Identity), dont la bibliographie comporte six ouvrages d’Ananda Coomaraswamy et huit de René Guénon. Mais, les règles et le

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sectarisme de l’Eglise lui pèsent, il décide de quitter la prêtrise l’année suivante pour “se mettre à son compte” et devenir un “philosophe free lance”. Il écrit Bienheureuse insécurité (The Wisdom of Insecurity), en compagnie d'Antonietta, sa seconde femme, un ouvrage fortement empreint de l'influence de Krishnamurti. Alan Watts rejoint la Californie où il entre à l'Académie américaine des Études asiatiques. Il acquiert d'abord une très importante notoriété dans la région de San Francisco, grâce à ses prestations gracieuses à la radio de Berkeley, ses émissions de télévision et ses séminaires en religion comparée. Par ses livres, il connaît ensuite une renommée internationale dans les milieux philosophiques et du chan/zen comme de la psychologie et de la critique sociale. En 1957, alors âgé de quarante-deux ans, il publie son livre le plus connu et le plus cité La Voie du zen (The Way of Zen). Il publie ensuite Amour et connaissance (Nature, Man and Woman) dans lequel il tente d’exprimer l'esprit général du bouddhisme zen à l'intention du grand public. Il voyage avec son père en Europe où il rencontre notamment le psychanalyste suisse Garl-Gustav Jung et le diplomate allemand Karlfield Graf Dürckheim, psychothérapeute et zéniste accompli. De retour aux États-Unis, il enregistre deux saisons (1959-1960) pour la télévision sur la Sagesse orientale et la vie moderne (Eastern Wisdom and Modern Life). À l'invitation de plusieurs psychologues et psychiatres, il expérimente diverses drogues dont il rendra compte dans Joyeuse cosmologie (1962). Il s’intéresse surtout aux nouvelles théories sur la matière développées par les physiciens du vingtième siècle. Son dernier livre, inachevé, porte sur le taoïsme comme introduction à la pensée chinoise tout entière. Il partageait son temps entre une vieille péniche à roue, ancrée à Sausalito et une grande cabane dans les Monts Tamalpais où il s’éteint en 1973 à l’âge de cinquantehuit ans, au terme d’une vie exceptionnelle. On redécouvre aujourd'hui peu à peu son message de “jeteur de ponts” entre Orient et Occident, comme de représentant éminent de la Philosophie pérenne, appelée aussi Ecole traditionnelle. Alan Watts apporte surtout des clefs d'interprétation de textes sacrés comme d'ouvrages anciens ou modernes concernant la philosophie et la religion comparée. Son enseignement repose sur deux principaux piliers : tout est impermanent et tout est interdépendant. La bipolarité, le concept du yin et du yang dans la culture chinoise, est à la base de tout. Pas de bien sans mal, de haut sans bas, de froid sans chaud, de gain sans perte, d’être sans non-être, ni de vie sans mort. L’Univers est un tout éternel qui produit une diversité infinie de formes sans cesse changeantes, comme un kaléidoscope géant. L’être humain n’est pas un étranger dans ce cosmos, il en est le fruit.

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NOTE AU LECTEUR

Cet ouvrage n’est pas un essai écrit par Alan Watts. Ce n’est pas un livre structuré autour d’une idée suivant un plan littéraire et divisé en chapitres qu’il faudrait lire dans l’ordre, mais un recueil de conférences publiques données par l’auteur en Californie dans les années 1960-1970. Parmi ses nombreuses causeries désormais diffusées sur YouTube, j’en ai choisi quinze, représentatives de son message, que j’ai transcrites et traduites en français à l’attention d’un public intéressé mais non anglophone. La philosophie d’Alan Watts est fondée sur quelques thèmes largement inspirés des religions orientales (hindouisme, bouddhisme mahayana et zen, taoïsme), tels l’interdépendance et l’impermanence de toute chose, la vacuité, la bipolarité du monde, l’appartenance de l’être humain à la nature universelle et l’illusion d’une réalité tangible et d’un ego séparé. Ces sujets se retrouvent immanquablement au fil des conférences, quoique abordés sous des angles divers et assortis d’explications variées, ce qui permet de mieux appréhender et comprendre des concepts parfois difficiles d’accès pour des esprits occidentaux. Il en résulte immanquablement des redondances d’un texte à l’autre pouvant déconcerter le lecteur. Mais, ne dit on pas de tout enseignement qu’il repose avant tout sur la répétition ? P.S.

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Orient - Occident, deux visions du monde

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Qu’est-ce que la réalité ?

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Qui suis-je ?

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Le Bouddhisme

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Introduction à la méditation

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La Racine de tous les problèmes

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Et si vous pouviez rêver à volonté ?

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Tout est relatif

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L’Interdépendance selon le bouddhisme mahayana

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L’Autorité spirituelle

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Le Temps

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Zen et conscience de soi

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Lâchez prise

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Sous contrôle

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Heureuse mort

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Glossaire*

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La transcription de nombreuses conférences d’Alan Watts en anglais est consultable sur le site : www.alanwatts.org

* Les mots assortis de cet astérisque sont définis dans le glossaire.

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Orient - Occident, deux visions du monde L’univers est considéré comme un merveilleux accomplissement technique. Et, s’il a été fabriqué, on doit pouvoir expliquer comment. L’histoire de la pensée occidentale est, à de nombreux égards, une tentative de découvrir comment le Créateur a procédé. Quels furent les principes, quelles furent les lois qu’il a adoptés, autrement dit, quel était le plan sur lequel cette création fut fondée ? Cette image a prévalu dans l’histoire occidentale et elle perdure encore en un temps où de plus en plus de gens ne croient plus au christianisme, au judaïsme ni à l’islam. Ils sont, pourrait-on dire, agnostiques* ou athéistes, mais ils n’en perpétuent pas moins ce mythe du monde comme étant un artefact*. Si vous êtes chrétien ou juif, vous croyez que le monde est l’artefact* ou la création de l’esprit intelligent appelé Dieu. Mais, dans la culture occidentale, les athées et les agnostiques* pensent que le monde est une machine automatique sans créateur. Quelque chose qui s’est fabriqué soi-même. On pourrait dire alors que le modèle originel de l’univers était le modèle de la céramique. Du reste, la Bible regorge de références à Dieu comme étant le Potier qui créa le monde à partir d’argile. Quand les penseurs occidentaux du dix-huitième siècle commencèrent à rejeter cette idée d’un Dieu personnifié, ils conservèrent néanmoins celle de l’artefact* et l’on peut dire qu’après le modèle céramique de l’univers, nous avons eu le modèle automatique. Et, sous-jacente à cette vision du monde, la question se pose alors de quoi il est constitué. Pour le savoir, la seule manière est de le démonter. Tout le monde sait que si l’on veut découvrir comment un objet est fabriqué, il faut le démonter pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Par conséquent, la science occidentale, à ses débuts, a essayé de tout analyser séparément, les animaux, les fleurs, les roches… Puis, elle a mis au point des méthodes pour aller plus loin et connaître la nature des choses les plus infiniment petites et finalement découvrir quels sont les éléments de base utilisés par le Créateur ou par le modèle automatique pour constituer la matière et organiser le monde. Tout cela en espérant dévoiler le secret de la vie. L’homme lui-même est considéré comme une création, quelque chose de fabriqué. Il y avait seulement quelques difficultés à ce propos parce que, si l’on croit au modèle entièrement automatique, il faut aussi admettre que l’homme est lui aussi entièrement automatique. En d’autres termes, c’est davantage une machine qu’une personne. Suis-je réel ou ne suis-je qu’un automate ?

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L’image de l’homme dans la culture occidentale n’est pas tout à fait celle-là. Nous nous voyons plutôt comme des êtres vivants, sensibles, et nous croyons que, par un hasard extraordinaire de la Nature, quelque chose que nous appelons la raison est apparue à l’intérieur du corps humain. Des valeurs, telles que l’amour, sont aussi apparues, mais ce n’était que le fruit d’un heureux hasard, car cela s’est produit au sein d’un univers entièrement automatique et stupide, dans lequel il n’existe rien de vraiment intelligent à l’extérieur du corps humain. Donc, si c’est effectivement le cas, tout ce que l’on peut faire pour entretenir la raison et l’amour dans cet univers, c’est de combattre la Nature et de soumettre le monde extérieur stupide à la volonté humaine. La guerre contre la Nature est ainsi le grand projet de la technologie occidentale. Chacun d’entre nous a hérité de millénaires d’histoire une vision de l’homme comme étant quelque chose de fabriqué, une figure en argile dans laquelle la vie a été insufflée. Chacun se sent comme un globule de conscience ou d’esprit vivant à l’intérieur d’un véhicule qu’il appelle son corps et, vu que le monde extérieur à ce corps est stupide, on se sent étranger à ce monde. Quand nous réalisons l’immensité de l’univers, nous nous y voyons comme des individus isolés sans la moindre importance. Nous nous considérons au fond comme une âme, un ego* ou un esprit, seul dans sa petite maison, regardant un monde extérieur étranger qui n’est pas nous. Je ne suis là que pour une brève période de conscience entre l’obscurité et l’obscurité. Et ce n’est guère réjouissant. J’aimerais être capable de croire qu’il y a autre chose. Si je pouvais, pensent beaucoup d’entre nous, si je pouvais seulement croire encore qu’il existât un Dieu intelligent et éternel aux yeux de qui je serais important et qui aurait le pouvoir de me faire vivre à jamais, ce serait vraiment bien. Hélas, pour la plupart des gens, c’est extraordinairement difficile. J’aimerais à présent comparer cette image du monde avec une autre que j’appelle l’image théâtrale par opposition à l’image du Potier ou l’image céramique. C’est le mythe principal de l’hindouisme. Pour les hindous, Dieu n’a pas fabriqué le monde à la manière d’un ingénieur, mais il l’a joué comme un acteur de théâtre. Cela signifie que chaque personne et chaque chose, chaque arbre, chaque fleur, chaque animal, chaque étoile, chaque rocher, chaque grain de poussière tient un rôle dans la pièce que Dieu joue. Il faut comprendre, bien sûr, que l’image hindoue de Dieu est différente de son image chrétienne, juive ou musulmane. Quand j’étais petit garçon, je n’arrêtais pas de poser des questions à ma mère. Quand elle en avait assez, elle me disait : « Mon chéri, il y a des choses dans la vie que nous ne sommes pas censés savoir. » Alors, je lui demandais : « Les sauronsnous un jour ? », et elle me répondait : « Oui, quand nous serons morts et que nous irons au paradis, Dieu nous expliquera tout. » Et j’imaginais des après-midi pluvieux au paradis

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durant lesquels nous serions tous assis autour du trône de grâce, et nous pourrions demander à Dieu : « Pourquoi avez-vous fait ceci et pourquoi cela ? » Et Il nous l’expliquerait. (Rires) Tout enfant occidental demande à sa mère : « Comment ai-je été fait ? » Personne ne le sait, mais Dieu le sait et il est capable de nous l’expliquer. De la même manière, si une personne à l’esprit dérangé se prend pour Dieu, nous la taquinons en lui posant des questions techniques : « Comment as-tu créé le monde en six jours ? », ou bien : « Si tu es Dieu, tu dois pouvoir transformer cette assiette en lapin ? » C’est parce que dans la conception populaire de Dieu, Il est l’Ingénieur suprême. Il a toutes les réponses, Il comprend tout dans le détail et pourrait tout vous en dire. Les hindous ne voient pas Dieu ainsi. Si vous demandez au Dieu hindou : « Comment avez-vous créé le corps humain ? » Il vous dirait : « Je sais comment j’ai fait, mais c’est inexprimable en mots. Avec les mots, je dois décrire les choses lentement. Je dois les relier ensemble, car les mots forment des lignes et les lignes des livres et les livres s’entassent dans des bibliothèques. Si je voulais vous expliquer comment j’ai fabriqué l’organisme humain, il me faudrait l’éternité pour cela. Fort heureusement pour moi, je n’ai pas besoin de nommer les choses pour les faire apparaître. » Et vous non plus d’ailleurs. Vous n’avez pas besoin d’exprimer en mots comment vous respirez, vous respirez, c’est tout. Vous n’avez pas non plus besoin d’exprimer en mots comment vos cheveux poussent, vos os se forment, pourquoi vos yeux sont bleus ou marron. Quelqu’un qui, dans une certaine mesure, comprend comment tout cela fonctionne, comme un médecin ou un biologiste par exemple, ne peut pas faire cela mieux que vous. (Rires) Voilà donc l’idée que les hindous se font de la toute-puissance divine. C’est pourquoi les dieux orientaux sont souvent représentés avec de nombreux bras. Le dieu Shiva*, par exemple, a dix bras, l’Avalokiteshvara* bouddhiste en a mille. C’est parce que les Orientaux voient la divinité comme une sorte de scolopendre, de mille-pattes. Ces animaux sont capables de mouvoir une centaine de membres sans même y penser. Shiva* peut se servir de dix bras avec une grande dextérité, sans avoir à y penser. Les hindous ne voient donc pas Dieu comme un technicien, dans le sens où l’on pourrait donner une explication verbale ou mathématique de la manière dont le monde a été créé. Cela s’est fait très simplement, mais il serait extrêmement compliqué de l’exprimer en mots. De toute manière, dans leur esprit, Dieu n’en a pas besoin. La différence la plus remarquable est que l’hindou ne voit aucune séparation fondamentale entre Dieu et le monde. Le monde est le jeu de Dieu. Il est la pièce de théâtre de Dieu.

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Comment parvenir à un tel concept ? Très simplement. On peut se demander pourquoi le monde existe, parce qu’au fond il est extraordinairement bizarre qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, il eût été beaucoup plus aisé et cela eût coûté nettement moins d’énergie, qu’il n’y eût rien du tout. Mais, le monde est là ! Alors pourquoi ? Que feriez-vous si vous étiez Dieu ? Disons plus simplement, supposez que chaque nuit vous puissiez rêver à volonté tout ce que vous voulez. Que feriez-vous ? La plupart d’entre nous rêverait de toutes ces choses merveilleuses que nous voudrions voir se produire, nous exaucerions tous nos souhaits. Cela pourrait durer des mois, à raison d’une vie entière par nuit. Mais, vous pourriez vous en lasser et vous dire qu’une petite aventure serait la bienvenue, avec un peu d’excitation et de danger. Vous savez que vous rêvez et que, de toute façon, cela ne peut pas avoir de conséquences trop pénibles car vous pouvez toujours vous réveiller si cela tourne mal. Vous faites donc ça quelque temps. Vous sauvez des princesses en détresse menacées par des dragons et toutes sortes d’exploits divers et variés… Et puis, vous avez envie d’aller un peu plus loin. Vous allez oublier que vous rêvez, pour ressentir le vrai frisson. Houuu ! Mais, vous vous réveillez quand même. Peu à peu, vous vous enhardissez et vous vous lancez des défis pour voir jusqu’où vous êtes capable d’aller. Et vous finissez par rêver le genre de vie que vous vivez à présent. (Rires) Pourquoi faire ça ? Les hindous diraient que c’est parce que la pulsation primordiale de la vie, la motivation de base de l’existence est ce qu’on appelle un jeu de cache-cache. Un coup je te vois, un coup je ne te vois plus. Tout est fondé là-dessus, car toute vie est vibration, pulsation. La lumière est une pulsation lumière-obscurité, le son est une pulsation son-silence, absolument tout vibre à des fréquences variées. C’est comme le mouvement des vagues. Une vague est constituée d’une crête et d’un creux. Il ne peut pas y avoir de crête sans creux, ni de creux sans crête. Ils sont inséparables. Il ne peut y avoir d’ici s’il n’y a pas de là, parce que si l’on ignore où est là, on ne peut pas savoir où est ici. Il ne peut y avoir d’être sans non-être, parce que l’on ne peut pas connaître l’un si l’on ne connaît pas l’autre, et vice-versa. Les hindous ont une idée très vaste de l’espace et du temps.

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Selon leur cosmologie, l’univers apparaît et disparaît sur une fréquence de quatre millions trois cent vingt mille ans, une période appelée kalpa en sanscrit. Pendant le kalpa où l’univers disparaît, Dieu, Brahman, rêve. Il est suivi d’une période d’éveil de quatre millions trois cent vingt mille ans. Puis, c’est à nouveau le kalpa du rêve, celui de l’éveil, et ainsi de suite pour l’éternité. Le kalpa du rêve est lui-même inégalement divisé en quatre yuga ou « âges ». Le premier, le plus long et le meilleur, est appelé l’âge d’or. Pendant cet âge, le rêve est magnifique. Le deuxième âge est plus court et moins serein. Il contient en lui un élément d’instabilité, un soupçon d’insécurité. Durant le troisième âge, lequel est encore plus bref, les forces de la lumière et celles de l’obscurité, du bien et du mal, s’équilibrent. Le danger menace. Enfin, dans le quatrième âge, le plus court des quatre, le négatif, le mal triomphe et tout explose à la fin. Ce qui provoque l’éveil et la fin du rêve. Il y a alors une période éveillée précédant un nouveau cycle. On remarquera que les forces obscures sont actives pendant un tiers du temps, tandis que les forces de la lumière le sont pendant deux tiers. C’est une proportion très ingénieuse car on y retrouve les principes fondamentaux de l’art dramatique. Imaginez que vous ne soyez pas en train d’assister à une conférence, mais à un spectacle. Vous venez à ce spectacle en pensant que vous êtes des personnes réelles, vivant dans le monde réel. Vous allez voir une pièce de théâtre, laquelle n’est pas réelle. Sur scène, il y a des comédiens. Mais, sous leurs costumes et leur maquillage, ce sont des personnes réelles comme vous. Ils vont néanmoins interpréter des personnages. Tout en sachant que tout cela n’est que fiction, vous souhaitez à moitié que ce soit réel, et le talent d’un grand acteur est justement de vous faire ressentir l’angoisse, de vous faire pleurer ou éclater de rire parce qu’il a pratiquement réussi à vous faire croire que ce qu’il se passe sur scène est réel. C’est toute la grandeur de cet art. De la même manière, l’hindou ressent que Dieu joue si bien son rôle qu’il est complètement pris. Ainsi, chacun d’entre nous est Dieu merveilleusement trompé par son propre jeu d’acteur. C’est amusant. Savez-vous que quand vous dites : « Je suis une personne », le mot « personne » fait partie du vocabulaire de l’art dramatique. Quand vous lisez le script d’une pièce de théâtre, il y a d’abord la liste des comédiens que l’on appelle dramatis personae, littéralement « les personnes du drame ». En latin persona, signifie per, « par », « à travers » ou « par l’intermédiaire de », et sona, « son ». Persona, c’est donc une chose au travers de laquelle le son est émis. Dans l’art dramatique gréco-romain, la persona était le masque porté par les acteurs. Comme ils jouaient en plein air, la bouche avait la forme d’un petit mégaphone de manière à amplifier leur voix. Donc, la personne est le masque.

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N’est-il pas étrange à présent que nous ayons oublié cela, et que Harry Emerson Fosdick (1878-1969) ait pu intituler un de ses nombreux ouvrages On being a real person (Comment être une vraie personne ?). Ce qui signifie littéralement : « Comment être un faux authentique ? » (Rires) Plus tard, la personne a désigné le rôle joué par l’acteur, le personnage. Mais, si l’on oublie que l’on est l’acteur et que l’on croit être la personne, on est pris par son propre rôle, on est ensorcelé, envoûté, enchanté. A présent, examinons autre chose à propos de l’art dramatique. Au théâtre ou au cinéma, il faut toujours un méchant. Tout drame commence par une situation ordinaire soudain perturbée par quelque chose ou par quelqu’un. Tout l’intérêt réside dans la manière dont on va résoudre le problème. C’est pareil au jeu de cartes. Vous faites une réussite par exemple. Vous étendez vos cartes, elles sont dans le désordre, le chaos, et le jeu consiste à les remettre en ordre. Dans un drame, il faut un méchant qui va jouer le côté obscur, et le héros joue contre lui. Si vous voulez pleurer au théâtre, vous laissez le méchant gagner et vous appelez cela une tragédie. Si vous recherchez le frisson, vous laissez le héros gagner. Si vous voulez vous amuser, vous appelez cela une comédie… Dans tous les cas, quand le rideau tombe à la fin, le héros et le méchant se présentent main dans la main et le public les applaudit tous les deux. Il ne hue pas le méchant à la fin de la pièce, il l’applaudit au contraire pour avoir si bien joué son rôle. Et il applaudit aussi le héros pour avoir si bien joué son rôle de héros. Car le public sait que ces rôles ne sont que des masques. Derrière la scène, il y a les coulisses où les masques tombent après le spectacle. Pour les hindous, derrière la scène, c’est-à-dire dans la réalité, sous la surface, nous sommes tous des acteurs, merveilleusement formés à jouer d’innombrables rôles et à nous perdre dans le labyrinthe de notre propre esprit et l’enchevêtrement de nos propres histoires comme si c’était ce qu’il y avait de plus urgent. Mais, en coulisses, au fin fond de votre esprit, au plus profond de votre âme, il vous reste un très léger doute, vous pourriez bien ne pas être celui ou celle que vous croyez être. C’est une pensée difficile à admettre, car nous avons pour la plupart été éduqués dans la tradition judéo-chrétienne dans laquelle il est malvenu de se prendre pour Dieu. Ce serait un blasphème. N’y pensez pas. Le spectacle doit continuer jusqu’à la fin. Nous voyons donc qu’il a deux manières très différentes d’aborder la question fondamentale. « Qu’est-ce que l’Homme ? », c’est-à-dire « Qui suis-je ? » Dans la tradition judéo-chrétienne, la réponse est, plus ou moins : « Je suis moi. Je suis Alan Watts, je suis Jean Dupont, je suis Marie Durand. » Et j’y crois fermement, parce que je ne peux pas penser autrement. Et ce moi est un ego*, ou un esprit, bien délimité. Pour l’hindou, le vrai Soi, qu’il appelle Atman, c’est ce qui est, la racine et la matière de l’univers et de la réalité.

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Une seconde question sur laquelle on diverge si nettement, c’est : « Pourquoi les choses ont elles mal tourné ? Pourquoi le mal existe-t-il ? Pourquoi y a-t-il toute cette souffrance, toute cette tragédie ? » La tradition chrétienne attribue le mal à quelque chose d’extérieur à Dieu. Il est considéré comme bon et Il a originellement créé le monde exempt de tout mal. Mais, il y eut un accident mystérieux dans lequel, un des anges, appelé Lucifer, n’a pas respecté la consigne. Il y a aussi eu la chute de l’homme. Il a désobéi. Il a violé la loi divine et le mal est apparu. Les choses ont commencé à mal tourner, c’est-à-dire contre la volonté du Créateur parfaitement bon. L’hindou pense différemment. Il croit que le Créateur, ou l’Acteur, est à la fois l’auteur du bien et du mal. Car, comme je viens de vous le rappeler, dans toute histoire il faut un méchant. De toute façon, ce n’est pas comme si le Créateur avait créé le mal dont quelqu’un d’autre serait la victime. Ce n’est pas comme si Dieu avait créé le mal, le bien et qu’Il nous inflige la souffrance à nous, pauvres pantins. Pour l’hindou, Dieu seul fait l’expérience de la douleur. Nous ne sommes pas comme de petites marionnettes séparées soumises à sa toute puissance. Chacun de nous est cette omnipotence, mais masquée. Il n’y a pas de victime, pas de pauvre petite chose sans défense. Même le bébé atteint de syphilis est Dieu en plein rêve. Les gens éduqués en Occident sont extrêmement troublés par de telles idées, parce qu’elles semblent saper les fondations d’une conduite morale. Si le bien et le mal ont été créés par Dieu, nous sommes dans un univers où l’on peut tout se permettre. Si je suis Dieu masqué, et si j’en ai conscience, je peux devenir un meurtrier… Réfléchissez à ça. N’ai-je pas souligné que, dans le jeu, tel que les hindous l’analysent, le mal occupe un tiers du temps, tandis que le bien en a deux ? Quel genre de jeu voulez-vous après tout ? Vous verrez que tous les bons jeux, tous ceux qui valent la peine et qui nous intéressent, sont ainsi conçus. Si le bien et le mal s’équilibrent, le jeu est ennuyeux. Il ne se passe rien. On est dans une impasse. La force irrésistible rencontre l’objet immuable. D’un autre côté, si tout est bien et qu’il n’y a presque rien de mauvais, même pas un infime morceau de mouche dans la soupe, c’est tout aussi ennuyeux. Supposez que vous connaissiez l’avenir et puissiez le contrôler parfaitement, que feriezvous ? Vous voudriez certainement rebattre les cartes. Quand les grands joueurs d’échecs s’aperçoivent soudain, au cours d’une partie, que les blancs vont faire mat en seize coups sans qu’il y ait moyen de les en empêcher, ils abandonnent et commencent une autre partie. Ils ne veulent pas savoir ce qu’il va se produire. Le jeu n’aurait aucun intérêt ni surprise s’ils connaissaient déjà le résultat. Un jeu dans lequel bien et mal sont équilibrés n’est pas un bon jeu, un jeu dans lequel les forces positives ou du bien sont clairement triomphantes n’est

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pas intéressant, ce qui nous plaît, c’est quand le bien est sur le point de perdre, ou en sérieux danger de perdre, mais réussit toujours à s’en sortir. Un peu comme dans les séries, quand le héros est fait prisonnier et retenu dans une situation impossible. Il va être écrasé par un train parce qu’on l’a attaché sur les rails avec sa petite amie, mais, dans l’épisode suivant, l’auteur les a tirés d’affaire. Pas tout à fait pourtant, car on veut que vous regardiez le prochain épisode. Il faut trouver un système dans lequel le bien gagne toujours, sans être jamais vainqueur, dans lequel le mal perd toujours, sans jamais être le perdant. C’est la recette idéale du jeu à succès durable. Même chose en politique. Le parti des bons a besoin d’un parti de méchants. Sinon, ils ne sauraient pas eux-mêmes qui ils sont. (Rires) Ils doivent admettre que ce groupe extérieur est leur ennemi par nécessité, ils en ont besoin, il les maintient debout. Ils ne doivent surtout pas l’éliminer, sous peine de se retrouver dans une situation extrêmement dangereuse. C’est en ce sens que nous devons aimer nos ennemis, en les considérant comme indispensables et en les respectant de manière chevaleresque. Nous avons besoin des communistes, tout comme ils ont besoin de nous. L’important est de savoir refroidir tout cela, faire baisser la tension (Rires et applaudissements), et mener ce que j’appelle un conflit contenu. Quand les conflits échappent à tout contrôle, les deux côtés explosent. Tentons à présent de rassembler ces deux visions du monde. On les dirait a priori incompatibles. Si vous êtes chrétien, disons un protestant orthodoxe ou un catholique romain, il vous est impossible de croire que vous êtes Dieu, ce qui exclut l’hindouisme. Voyons maintenant le point de vue juif et posons-nous cette question : « Si le judaïsme est la vraie religion, le christianisme peut-il être lui aussi vrai et authentique ? » Non, parce qu’il y a une chose dans le christianisme que les juifs ne peuvent pas admettre, c’est que Jésus-Christ était Dieu. Il est impensable pour un juif de croire qu’un homme puisse être l’incarnation de Dieu. Et si le christianisme est la vraie religion, le judaïsme peut-il être vrai aussi ? La réponse est oui, parce que tous les chrétiens sont juifs. Ils ont intégré dans leur propre religion l’Ancien Testament, qui est le livre sacré des juifs. Chaque chrétien est un juif plus quelque chose, qui est sa foi en Jésus de Nazareth. Jouons encore une fois, si le christianisme est la vraie religion, l’hindouisme peut-il être vrai aussi ? La réponse est non, car, pour la raison que nous avons vue, les chrétiens diront que Jésus de Nazareth était Dieu, mais que vous ne l’êtes pas, que je ne le suis pas. Mais, si l’hindouisme est la vraie religion, le christianisme peut-il l’être aussi ? La réponse est oui cette fois, mais pourquoi ? Quelle serait l’attitude d’un hindou en face d’un chrétien sincère et convaincu ? Il dirait : « Bravo ! Absolument merveilleux ! Quel

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spectacle ! » (Rires) Là, dans cette âme chrétienne, Dieu joue son rôle le plus extraordinaire. Il croit vraiment et Il ressent qu’Il n’est plus Soi-même. Il croit qu’Il n’a qu’une seule vie, et que, pendant cette vie, Il doit prendre la décision la plus importante que l’on puisse imaginer, Il doit choisir entre la béatitude éternelle et l’horreur infinie. Il n’est même pas certain de la manière de s’y prendre car, dans le christianisme, il y a deux péchés à éviter, entre autres, l’un est la présomption, c’est-à-dire être sûr d’être sauvé, et l’autre est le désespoir, c’est-à-dire être sûr d’être damné. On pourrait donc dire que le christianisme est une religion de parieurs. Supposez que vous soyez dans un grand casino, la nuit est déjà bien avancée, un maître joueur est là qui n’a pas cessé de gagner toute la soirée. Soudain, il décide de tout miser sur le rouge ou sur le noir. C’est la sensation, tout le monde se rassemble autour de la table de roulette pour assister à ce pari fou. Pareillement, la situation compliquée dans laquelle l’âme chrétienne se trouve ressemble à un tel enjeu, c’est-à-dire que cet univers peut contenir en lui l’ultime tragédie, il peut se produire une erreur finale irrémédiable et absolue. Quelle horreur ! L’hindou assiste, fasciné, à ce pari chrétien si téméraire. C’est un jeu magnifique, même si le chrétien ignore que c’est un jeu, tandis que l’hindou se doute que c’en est un. Il est plutôt admiratif, sans y être impliqué. D’un autre côté, il existe une autre vertu qui consiste à être beau joueur. Si, dans la bataille de la vie, vous considérez votre ennemi comme le mal absolu, aussi noir que la noirceur puisse être, vous ne pouvez pas être beau joueur, vous ne pouvez pas vous montrer chevaleresque, vous devez l’annihiler par tous les moyens possibles. Cela entraîne des situations plutôt épineuses, particulièrement quand votre ennemi a lui aussi les moyens de vous réduire à néant. Les mots jeu, joueur ou jouer peuvent vous mettre mal à l’aise, car ils évoquent souvent quelque chose de trivial et d’insignifiant. « Diriez-vous que la vie n’est qu’un jeu ? » Les hindous appellent la création de l’univers lila, le jeu ou la pièce du divin. Mais, le verbe jouer a d’autres sens. Hamlet, la pièce de Shakespeare qui est loin d’être triviale ou insignifiante, est jouée par les comédiens. A l’église, l’organiste joue de l’orgue, même la musique de Bach, que l’on peut qualifier de « sérieuse », est jouée. Et dans le Livre des Proverbes, il est écrit que la sagesse divine a créé le monde en jouant devant le trône de Dieu. Au sens le plus profond, les hindous voient ce monde comme une pièce de théâtre. Par conséquent, toutes les situations intenses dans lesquelles nous sommes tous impliqués, que ce soit d’un point de vue personnel ou social, ne sont pas considérées comme des illusions néfastes, mais comme des illusions magnifiques, si bien jouées qu’elles trompent la plupart de leurs acteurs au point d’oublier qui ils sont. L’homme trompé se voit lui-même comme une petite chose étrangère à ce monde dans lequel il vit, un petit pantin entre les mains du destin. Il oublie que tout prend racine dans le Soi, qui est aussi soi-même.

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Qu’est-ce que la réalité ? Toutes ces idées de la logique et tout ce qui a du sens, toutes ces idées basiques, je les appelle des mythes, pas seulement pour désigner quelque chose de faux, mais j’utilise le mot mythe dans un sens plus profond. Un mythe est une image, par laquelle nous essayons d’expliquer le monde et de lui donner un sens. Un mythe est une métaphore. Par exemple, si vous voulez expliquer l’électricité à quelqu’un qui n’y connaît rien, vous lui parlez de courant électrique. Le mot « courant » est emprunté aux cours d’eau, il a trait au domaine de l’hydraulique, et vous expliquez donc l’électricité en la comparant à l’eau. Bien sûr, l’électricité n’est pas de l’eau, elle se comporte en réalité d’une manière différente, mais les deux présentent certaines similitudes. Si vous êtes astronome et que vous voulez expliquer ce qu’est un univers en expansion et un espace courbé, vous utilisez l’image d’un ballon noir, avec des points blancs qui représentent les galaxies. Quand on gonfle le ballon, tous les points blancs s’éloignent les uns des autres uniformément. Mais ce n’est qu’une analogie, l’univers réel n’est pas un ballon couvert de points blancs. Donc, de la même façon, on utilise cette sorte d’images pour essayer d’expliquer le monde et nous vivons actuellement sous l’influence de deux images particulièrement puissantes mais inadéquates dans l’état actuel des connaissances scientifiques. L’un de nos principaux problèmes est de trouver une image adéquate, satisfaisante, du monde. Voilà ce dont nous allons parler. Pour aller plus loin, il ne s’agit pas seulement de définir une image du monde, mais comment pouvons-nous accorder nos sensations et nos sentiments avec l’image du monde la plus sensée que l’on puisse concevoir. Deux images influencent l’Occident depuis plus de deux mille ans et peut-être plus, deux modèles de l’univers. Le premier est ce qu’on appelle le « modèle de la céramique » et le second le « modèle automatique ». Le modèle de la céramique est fondé sur le Livre de la Genèse dont le judaïsme, l’islam et le christianisme tirent leur vision primordiale du monde. Selon le Livre de la Genèse, le monde est un artefact*, il a été fabriqué, tout comme un potier fabrique des poteries avec de l’argile ou un charpentier fabrique des tables et des chaises avec du bois. N’oubliez pas, Jésus est le fils d’un charpentier (et aussi le fils de Dieu).

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Donc, l’image du monde est fondée sur celle d’un Dieu technicien, potier, charpentier, architecte… qui a en tête un plan et qui façonne l’univers conformément à ce plan. A la base de cette image du monde, il y a la notion que le monde est constitué de matière, la matière primordiale, de substance, tout comme les poteries sont faites d’argile. L’argile n’est pas intelligente, elle ne se transforme pas en poterie toute seule, bien qu’un bon potier puisse penser le contraire. Un bon potier n’impose pas sa volonté à l’argile, il lui demande ce qu’elle veut devenir et il l’aide à y parvenir. Un tel potier est un génie. Mais, l’idée simple est que l’argile n’est pas intelligente, ce n’est que de la matière inerte et le potier lui impose sa volonté et lui donne la forme qu’il souhaite. Donc, dans le Livre de la Genèse, le Seigneur Dieu crée Adam avec de la terre. Il fabrique une figurine en argile, puis lui insuffle la vie. L’argile, par elle-même est informe, elle a besoin d’une intelligence extérieure pour être façonnée et prendre forme, puis une énergie pour naître à la vie. Par là, nous avons hérité une conception de nous-mêmes comme étant des artefacts*, comme ayant été fabriqués. Dans notre culture, il est parfaitement naturel pour un enfant de demander à sa mère : « Comment ai-je été fait ? » ou « Qui m’a fabriqué ? » C’est une idée très puissante, mais elle n’est pas partagée par les Chinois, par exemple, ni par les hindous. Un enfant chinois ne demandera jamais à sa mère : « Comment ai-je été fait ? » Il pourrait lui demander : « Comment ai-je grandi ? », ce qui est un processus totalement différent. Pour fabriquer quelque chose, on doit assembler des éléments, les arranger. On travaille de l’extérieur vers l’intérieur, comme un sculpteur travaille la pierre ou le potier l’argile. Mais, quand on regarde quelque chose croître, cela se passe exactement en sens inverse. Cela part de l’intérieur vers l’extérieur. C’est en expansion, cela bourgeonne, cela fleurit. Et cela se produit en un seul mouvement. La simple forme originale, d’une cellule vivante dans l’utérus par exemple, se multiplie et se complique progressivement. C’est le processus de la croissance, très différent du processus de la fabrication. Mais, nous avons toujours vu le monde comme quelque chose de fabriqué, comme si les arbres, par exemple, étaient des constructions, comme les tables et les maisons sont des constructions. Il existe donc une différence fondamentale entre le fabriqué et le fabricant. Cette image de l’univers, ce modèle de la céramique, est née au sein de cultures dont le type de gouvernement était monarchique et où l’Artisan de l’univers était aussi conçu comme le Roi de l’univers. Et donc, tous ces gens qui voient l’univers de cette manière se sentent liés à la réalité primordiale comme un sujet à son roi et ressentent beaucoup d’humilité à l’égard de ce qui fait fonctionner tout ça. Je trouve bizarre, aux Etats-Unis, que les citoyens d’une république aient une notion monarchique de l’univers. Nous perpétuons l’idée de très anciennes cultures du Moyen-

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Orient selon laquelle le Seigneur de l’univers doit être respecté d’une certaine manière. Les gens s’agenouillent, les gens s’inclinent, les gens se prosternent, parce que personne n’est aussi terrifié qu’un tyran. Il se tient toujours dos au mur, avec ses gardes à ses côtés. Il vous oblige à rester face contre terre parce qu’ainsi vous ne pouvez pas utiliser d’arme contre lui. En sa présence, vous ne vous pouvez pas rester debout ni lui faire face, car vous pourriez l’attaquer. Il a toutes les raisons de le craindre parce qu’il vous gouverne tous, et celui qui commande est le pire escroc de la bande. C’est celui qui a le mieux réussi dans le crime. Ceux qui sont en prison sont ceux qui n’ont pas réussi, ceux qui se sont fait prendre. (Rires) Donc, naturellement, le vrai patron s’assied dos au mur, avec ses sbires de chaque côté. Quand on construit une église, à quoi ressemble-t-elle ? Une église catholique avec l’autel contre le mur du fond, à l’extrémité est. L’autel est le trône de Dieu et le prêtre est le chef des courtisans et les fidèles sont en face et s’agenouillent. Une grande église catholique est appelée basilique, du grec basileus qui veut dire roi. Donc une basilique est la maison d’un roi, d’ailleurs le rituel de l’église catholique est fondé sur les rituels de la cour de l’empire byzantin. Un temple protestant est quelque peu différent, son aménagement ressemble plutôt à celui d’un tribunal. Dans un tribunal américain, le juge porte une robe noire, exactement la même que celle d’un pasteur protestant, et tout le monde est assis dans des stalles. Il y a la stalle du jury, celle du juge, la stalle pour ci, la stalle pour ça… Ces deux types d’églises fondés sur un point de vue autocratique de la nature de l’univers sont construites et décorées conformément à cette image politique de l’univers. L’une est le roi et l’autre est le juge. Votre Honneur. Il y a du sens là-dedans. Au tribunal, quand vous devez vous adresser au juge en l’appelant Votre Honneur, cela empêche les plaideurs de perdre leur sang-froid et l’affaire de tourner au pugilat. Mais, quand vous voulez appliquer cette image à l’univers lui-même, à la nature profonde de la vie, elle montre ses limites. L’idée qu’il existe une différence entre la matière et l’esprit ne fonctionne plus. Il y a longtemps que les physiciens ne se posent plus la question : qu’est-ce que la matière ? Ils l’ont fait autrefois, ils voulaient savoir quelle était la substance primordiale du monde. Mais, plus ils se posaient la question, plus ils comprenaient qu’ils ne pouvaient pas y répondre. Parce que, si vous voulez dire ce qu’est la matière, il faut la décrire en termes de comportement, c’est-à-dire en termes de forme, en termes de tendance. Vous pouvez dire ce qu’elle fait, vous pouvez décrire ses formes visibles les plus minuscules. Vous regardez une pierre, par exemple, en vous demandant de quoi elle est constituée. Vous prenez votre

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microscope et, au lieu de ce bloc de pierre, vous voyez de multiples formes, de petits cristaux. Alors vous vous dites, bien, mais de quoi ces cristaux sont-ils constitués ? Vous utilisez un instrument plus puissant et vous découvrez qu’ils sont faits de molécules. Puis, vous prenez un instrument encore plus puissant pour voir de quoi ces molécules sont constituées et vous commencez à décrire les atomes, les électrons, les protons, mésons, toutes sortes de particules subatomiques, mais vous n’arriverez jamais à la substance de base, parce qu’elle n’existe pas. En réalité, substance est un mot pour décrire le monde tel qu’il apparaît quand notre vision est trouble, floue. La notion de matière se rapporte à quelque chose d’indifférencié, comme une sorte de boue. Quand votre vision n’est pas au point, tout vous semble flou. Quand vous parvenez à faire le point, vous voyez une forme, un schéma. Mais, si vous changez de grossissement et que vous allez plus loin, tout redevient flou avant de se clarifier à nouveau. A chaque fois, vous avez l’impression qu’il doit y avoir quelque chose de solide au fond, mais vous ne voyez finalement que des formes. Et nous ne pouvons donc parler que de schémas et jamais d’une substance dont ils seraient faits. Cela nous suffit, car cela décrit tout ce qui peut l’être. Il est vain de supposer qu’il existe une substance qui constituerait l’essence de ces schémas, à la manière dont l’argile constitue l’essence d’une poterie. Il n’y a donc aucune raison de penser que l’univers serait une sorte de bric-à-brac passif et privé d’intelligence, qu’un agent extérieur devrait mettre en forme pour lui donner un sens. L’image du monde selon la physique moderne la plus sophistiquée n’est pas celle d’une matière formée comme une poterie d’argile, mais un schéma, un schéma qui se meut et se dessine lui-même, une danse, mais le sens commun n’en a toujours pas pris conscience. Au cours du temps, de l’évolution de la pensée occidentale, le modèle du monde comme une céramique s’est troublé. Il a cédé la place à ce que j’appelle le « modèle automatique ». Autrement dit, la science occidentale était fondée sur l’idée qu’il existait des lois de la Nature. Cette idée est née du judaïsme, du christianisme et de l’islam, c’est-à-dire que le Potier, le Créateur du monde, a établi ces lois. La loi de Dieu, qui est aussi la loi de la Nature, le Logos, la deuxième personne de la Sainte Trinité dans le christianisme, s’incarne en JésusChrist qui est le modèle parfait de la loi divine. Nous avons donc tendance à penser que tous les phénomènes sont soumis à ces lois, tout comme si elles étaient des rails sur lesquels un tramway ou un train roulait. Cela existe d’une certaine manière, et tous les événements répondent à ces lois. Il y a l’idée qu’il existe une sorte de plan auquel tout obéit.

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Au dix-huitième siècle, les intellectuels occidentaux ont commencé à mettre en doute cette doctrine. Ils ont commencé à douter de l’existence d’un Législateur, d’un Architecte de l’univers et ils ont conclu qu’il n’y a aucune raison de supposer qu’il existe. Pourquoi ? Parce que l’hypothèse de l’existence de Dieu ne nous aide en rien à faire la moindre prédiction. Or, l’objectif de la science est de faire des prédictions sur ce qu’il va se produire. La science consiste essentiellement à prédire le futur en étudiant le passé. Pour cela et pour prédire l’avenir avec succès, vous n’avez pas besoin de Dieu comme hypothèse. Si vous pensez que tout est contrôlé par Dieu, vous ne pouvez rien prédire. On a donc simplement mis cette hypothèse de côté, tout en conservant l’hypothèse d’une loi, parce que si l’on peut prédire, si l’on peut étudier le passé, décrire comment les événements se sont déroulés et découvrir certaines régularités dans le comportement de l’univers, on appelle cela des lois, même si ce ne sont pas vraiment des lois au sens ordinaire du mot, mais de simples régularités. Ils se sont donc débarrassés du Législateur, mais ils ont gardé la loi, concevant l’univers comme un mécanisme, quelque chose qui fonctionnerait régulièrement comme une horloge selon des principes mécaniques. Toute l’image newtonienne du monde est fondée sur le jeu de billard. Les atomes sont des boules de billard qui s’entrechoquent et le comportement des individus n’est qu’un arrangement extrêmement complexe de boules de billard. Donc, derrière le modèle automatique de l’univers, il y a la notion selon laquelle la réalité ellemême n’est que de « l’énergie aveugle », pour reprendre la formule favorite des savants du dix-neuvième siècle. Selon eux, le monde ne serait rien qu’une énergie aveugle, une force privée d’intelligence. En parallèle, dans la philosophie de Freud, l’énergie de base de l’être humain est la libido, c’est-à-dire un désir aveugle. Ce n’est donc que par un hasard extraordinaire, par pure chance que sont apparus, au milieu de l’exubérance de cette énergie, des êtres doués de raison et de parole, porteurs de valeurs, de culture et capables d’aimer. Un simple hasard, un peu comme cette image d’un millier de singes tapant sur un millier de claviers pendant un million d’années finiront par écrire l’Encyclopedia britannica et, dès qu’ils auront fini, ils retomberont dans l’absurde et le non-sens. Pour que cela ne nous arrive pas, parce ce que vous et moi ne sommes que les fruits du hasard dans cet univers et que nous aimons notre façon de vivre, nous aimons être humains, si nous voulons préserver cela, nous devons combattre la Nature, sinon elle nous renverra dans le non-sens.

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Nous devons donc imposer notre volonté à ce monde comme si nous y étions des étrangers, venus de l’extérieur. Notre culture est fondée sur l’idée d’une lutte entre l’homme et la Nature. Nous parlons de la conquête de l’espace, de la conquête de l’Everest, et les plus grands symboles de notre culture sont la fusée et le bulldozer. La fusée ! Vous savez, cette compensation du mâle sexuellement frustré. (Rires) Nous allons donc conquérir l’espace, mais nous sommes déjà dans l’espace. Aidés par les instruments les plus sensibles que nous puissions imaginer, nous sommes déjà aussi loin dans l’espace que nous ne pourrions jamais aller. Particulièrement dans la culture WASP (White Anglo-Saxon Protestant) aux Etats-Unis, l’humanité est définie en termes d’agression, parce que nous avons peur. Sommes-nous vraiment des hommes ? On joue donc les durs, bien que ce soit totalement futile. Nous n’avons pas besoin de soumettre la Nature. Pourquoi lui être hostile ? Parce qu’après tout, nous ne sommes que des symptômes de la Nature. En tant qu’êtres humains, nous émergeons de cet univers physique exactement de la même manière qu’une pomme est le fruit d’un pommier. Nous pourrions dire de l’arbre qui donne des pommes qu’il « pomme », en utilisant ce mot comme un verbe. Un monde dans lequel des êtres humains apparaissent est un monde qui « homme ». L’existence d’êtres humains est symptomatique du genre d’univers dans lequel nous vivons. En tant qu’êtres humains, nous poussons sur cet univers physique de la même manière qu’une pomme pousse sur un pommier, tout comme les cheveux qui poussent sur une tête sont symptomatiques de ce qu’il se passe dans l’organisme. Mais, nous avons été éduqués sur la base de nos deux plus grands mythes, le modèle céramique et le modèle automatique. On nous a appris à ne pas sentir que nous appartenons à ce monde. Cela se reflète dans le langage courant quand nous disons : « Je suis venu au monde. » C’est faux, nous ne sommes pas venus au monde, nous venons du monde. L’homme ordinaire a la sensation d’exister à l’intérieur d’un sac de peau, séparé du reste et inquiet de ce qu’il va lui arriver. Je me vois dans le miroir et je vous vois, vous me ressemblez, mais il y a tous ces gens en Afrique, en Asie, ce ne sont peut-être pas vraiment des êtres humains. Quand on veut détruire quelqu’un, on le définit toujours comme n’étant pas humain. Nous ressentons cette hostilité vis-à-vis du monde extérieur à cause de ce mythe, de cette théorie totalement infondée selon laquelle nous n’existons qu’à l’intérieur de notre peau. Je voudrais proposer une idée totalement différente.

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Il existe deux grandes théories en astronomie au sujet de l’origine de l’univers. L’une est appelée théorie de l’explosion (le Big Bang) et l’autre théorie de l’équilibre stationnaire. Les partisans de cette dernière pensent que le monde n’a jamais commencé. Il est en expansion, certes, mais c’est l’effet de l’hydrogène libéré dans l’espace qui se coagule pour former de nouvelles galaxies. Pour les autres, il y a eu une explosion primordiale, un formidable bang, il y a des milliards d’années, qui a projeté toutes les galaxies dans l’espace. Admettons que ce soit vrai, que cela se soit passé ainsi. Mais alors, nous nous définissons nous-mêmes comme étant seulement cela. Si vous croyez que vous n’existez qu’à l’intérieur de votre peau, vous vous considérez comme une petite fioriture très complexe, fort éloignée de cette explosion, fort éloignée dans l’espace et fort éloignée dans le temps. Il y a quelques milliards d’années, vous étiez le Big Bang, mais à présent vous êtes un petit être humain compliqué. Nous nous excluons nousmêmes ainsi et nous ne sentons pas que nous sommes toujours le Big Bang, alors que nous le sommes. Tout dépend comment nous nous définissons nous-même. Si les choses ont vraiment commencé comme ça, s’il y a vraiment eu un Big Bang au début, nous ne sommes pas un résultat du Big Bang, nous ne sommes pas des espèces de marionnettes à la fin du processus, nous sommes toujours le processus. Vous êtes le Big Bang, la force originelle de l’univers. Quand je rencontre quelqu’un, je ne le considère pas comme il se présente lui-même, monsieur Untel, madame Unetelle, etc. Je vois chacun d’entre vous comme l’énergie primordiale de l’univers se manifestant de cette manière spécifique. Je sais que c’est aussi mon cas. Mais, nous avons appris à nous considérer comme séparés de cette énergie. Ce qu’il y a de plus important à comprendre, c’est que les choses n’existent pas. Il n’y a ni choses, ni événements séparés. Ce n’est qu’une façon de parler. Si vous parvenez à comprendre cela, vous n’aurez plus de problèmes. Un jour, j’ai demandé à un groupe de lycéens ce qu’était une « chose ». Ils m’ont d’abord servi toutes sortes de synonymes, une chose est un objet, ce qui n’est qu’un autre mot pour une chose, cela n’explique rien. Finalement, une jeune Italienne très intelligente a dit : « Une chose est un nom. » Elle avait raison. Un nom n’est pas un morceau de nature, ce n’est qu’une parole. Il n’y a pas de noms dans le monde physique. Il n’y a pas de choses séparées dans le monde physique. Le monde physique est mouvant. Les nuages, les montagnes, les gens… tout est mouvant. Il n’y a que les êtres humains, quand ils construisent quelque chose, pour tracer des lignes droites pour essayer de faire comme si le monde n’était pas vraiment mouvant et irrégulier.

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Il est plutôt difficile de contrôler quelque chose d’aussi mouvant, n’est-ce pas ? Vous essayez d’attraper un poisson, mais il vous glisse des mains. Alors, qu’est-ce que vous faites pour attraper un poisson ? Vous vous servez d’un filet. Le filet est notre outil de base pour avoir prise sur ce monde aussi mouvant. Si vous tenez à maîtriser ce monde mouvant, vous devez étendre un filet dessus. Alors, que va-t-il arriver ? Un filet est quelque chose de régulier, on peut savoir combien il y a de trous dedans, je peux donc compter et savoir exactement où se trouve chaque mouvement, chaque agitation. C’est le début du calcul, de l’art de mesurer le monde. Pour y parvenir, il faut diviser le mouvement en parties. Chacune de ces parties s’appellera alors d’un nom particulier. Toutes ces parties sont des choses ou des événements. Des morceaux de mouvement que je nomme pour pouvoir en parler et le mesurer afin de pouvoir le contrôler. Mais, en réalité, dans la Nature, dans le monde physique, le mouvement n’est pas divisé. Le monde ne se présente pas en choses. Vous et moi sommes aussi en continuité avec l’univers physique qu’une vague l’est avec l’océan. Mais nous sommes conscients, c’est-à-dire que nous ressentons notre existence fondée sur le mythe que nous avons été façonnés, que nous sommes des éléments, des choses. Notre conscience a été influencée de telle manière que nous ne voyons pas la réalité. Nous avons été littéralement hypnotisés par les conventions sociales pour croire et ressentir que nous n’existons qu’à l’intérieur de notre peau, que nous ne sommes pas le Bang originel, mais seulement quelque chose qui arrive à la fin. Voilà pourquoi nous sommes terrifiés. Au secours, ma vague va disparaître ! Je vais mourir et ce sera terrible ! Tout le monde se sent malheureux et misérable. C’est ce que les gens croient profondément de nos jours. Vous pouvez aller à l’église, vous pouvez dire que vous croyez dans un Dieu ou dans un autre, mais ce n’est pas vrai. Même les Témoins de Jéhovah, fondamentalistes parmi les fondamentalistes, ils sont polis et tout quand ils viennent frapper à votre porte, mais s’ils croyaient vraiment au christianisme, ils le crieraient dans la rue. Personne ne fait ça. Vous achèteriez une publicité pleine page dans le journal tous les jours, il y aurait des émissions de télévision terribles, les églises perdraient la boule si elles croyaient ce qu’elles enseignent. Mais, ce n’est pas le cas. Elles pensent qu’elles devraient croire à ce qu’elles enseignent, elles croient qu’elles devraient croire, mais elles n’y croient plus parce que ce à quoi nous croyons est le modèle

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automatique. C’est notre sens commun de base le plus plausible. Vous êtes le fruit du hasard, vous êtes un événement séparé. Tu cours de la maternité au crématorium et c’est tout, Baby, c’est tout. Pourquoi pensons-nous ainsi ? Il n’y a aucune raison, ce n’est même pas scientifique. Ce n’est qu’un mythe inventé par des gens qui voulaient jouer un certain jeu. Le jeu de Dieu devenait gênant. L’idée de Dieu comme Potier, comme Architecte de l’univers est bonne. Elle vous donne le sentiment qu’après tout, la vie est importante. Il y a quelqu’un pour se soucier de vous. Elle a du sens. Vous avez une valeur aux yeux du Père. Mais, au bout d’un moment, cette idée devient gênante. Vous réalisez que tout ce que vous faites, dites ou pensez est observé par Dieu. (Rires) Il connaît le moindre de vos sentiments, la plus petite pensée et, finalement, vous dites lâche-moi ! Je ne veux plus de toi dans mes pattes, et, pour vous libérer, vous devenez athée. Mais, ensuite, vous vous sentez très mal parce que vous vous êtes débarrassé de Dieu, mais, en même temps, vous vous êtes débarrassé de vous-même, vous n’êtes plus qu’une machine et cette idée que vous n’êtes qu’une machine n’est aussi qu’une machine. Donc, si vous êtes malin, vous vous suicidez. Albert Camus (1913-1960) a écrit que la seule question philosophique est de savoir si l’on doit se suicider ou pas (Le Mythe de Sisyphe, 1942). Faut-il se suicider ? Voilà une bonne question. Pourquoi continuer ? On ne continue que si le jeu en vaut la chandelle. L’univers existe depuis un temps incroyablement long. Pour qu’une théorie de l’univers soit satisfaisante, il faudrait que cela vaille le coup de parier dessus. Pour moi, cela tombe sous le sens. Si vous construisez une théorie de l’univers sur laquelle il ne vaut pas le coup de parier, pourquoi s’en faire ? Mieux vaut se suicider. Mais, si vous voulez continuer de jouer le jeu, vous avez besoin d’une théorie optimale. Autrement, ça ne vaut pas la peine. Ceux qui ont imposé le modèle de l’univers automatique ont joué à un jeu très bizarre. Ils disaient qu’il n’y a plus que les vieilles dames et ceux qui prennent leurs désirs pour des réalités pour croire encore dans les religions. Vous voudriez avoir un papa dans le ciel et tout le confort, mais la vie est dure, et le succès ne sourit qu’aux plus obstinés. C’était une théorie très pratique quand les Européens et les Américains ont colonisé les indigènes un peu partout dans le monde. Nous sommes le produit final de l’évolution, nous sommes forts. Je suis un grand gaillard parce que je n’ai pas peur d’affronter les faits. La vie n’est qu’un sale bric-à-brac, je vais lui imposer ma volonté et la transformer à ma guise. C’est une manière de se flatter soi-même.

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C’est ainsi que cette façon dont le monde est censé fonctionner est devenue plausible et à la mode. Dans les milieux académiques, la théorie de l’univers automatique est la seule acceptable et respectable. Un universitaire doit être une personne intellectuellement solide, il lui faut être piquant. Il y a deux sortes de philosophie, l’une est à base d’épines et l’autre à base de gadoue. (Rires) Les partisans de la première sont précis, rigoureux, logiques, tout doit être clair, bien rangé. Ceux de la seconde préfèrent le vague. Par exemple, en physique, les épineux pensent que la matière est constituée de particules, les autres qu’elle est formée d’ondes. (Rires) En philosophie, les épineux sont des positivistes logiques et les autres sont des idéalistes, et ils se disputent sans arrêt. Ils ne comprennent pas qu’aucun des deux ne peut avoir raison en l’absence de l’autre. On ne pourrait pas défendre une théorie si personne ne défendait l’autre. (Rires) Elles vont ensemble comme devant et derrière, mâle et femelle, et c’est la réponse à la philosophie. Cette idée que l’univers n’est rien d’autre qu’une force dénuée d’intelligence a été inventée par des gens qui voulaient se sentir supérieurs. Mais, si vous croyez à cette théorie, vous souffrez de ce que l’on nomme techniquement « aliénation ». Vous ressentez de l’hostilité envers le monde. Vous le voyez comme un piège. C’est un mécanisme électronique et neurologique dans lequel vous êtes enfermé. Et vous, pauvre petite chose, vous devez vous contenter de vivre dans un corps qui se décompose peu à peu, qui aura le cancer… C’est terrible ! Les médecins essaient de vous aider, mais ils ne peuvent rien faire finalement et vous allez vous désintégrer. C’est triste et c’est dommage. Et donc, si vous pensez que c’est la réalité, vous feriez aussi bien de vous suicider tout de suite. Mais, vous ne le faites pas, parce qu’après tout vous craignez la damnation éternelle. Ou vous pensez à vos enfants, vous vous dites qu’ils n’auront plus personne pour les soutenir. Mais, si je continue ainsi, je leur apprends seulement à être comme moi. Et ils vont continuer à leur tour, pour soutenir leurs propres enfants. Ça ne les amusera pas, mais ils auront peur de se suicider, et pareil pour leurs enfants, c’est toujours la même leçon, la même chanson. J’essaie de vous dire que le sens commun au sujet de la nature du monde, celui qui influence la plupart des gens aux Etats-Unis de nos jours, le modèle de l’univers automatique, n’est qu’un mythe. Si vous pensez que l’idée d’un Dieu le père à barbe blanche, assis dans le ciel sur un trône en or, n’est qu’un mythe, au mauvais sens du mot,

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c’est exactement pareil pour cette autre idée. Elle est tout aussi farfelue et il n’y a rien pour l’étayer. Pourquoi ? S’il existe quelque chose en nous que l’on puisse nommer intelligence, amour et beauté, c’est un symptôme de l’univers. Nous sommes aussi symptomatiques de l’univers que les pommes sont symptomatiques du pommier ou la rose du rosier. La Terre n’est pas un énorme rocher infesté d’organismes vivants, pas plus que votre squelette ne serait que des os infestés de cellules. La Terre est une planète tellurique, c’est vrai, mais cette entité géologique produit des gens. Notre existence sur terre est un symptôme du système solaire, de même que celui-ci est un symptôme de notre galaxie, cette dernière étant à son tour un symptôme de l’univers. Personne ne sait ce qu’il y a là-dedans. Mais, quand un scientifique décrit un organisme vivant, il doit décrire comment il se comporte. On ne peut décrire ce qu’il est qu’en étudiant ce qu’il fait. En faisant cela, vous réalisez que vous ne pouvez pas limiter votre étude à ce qu’il se passe à l’intérieur de la peau. Autrement dit, vous ne pouvez pas décrire une personne qui marche si vous ne décrivez pas le sol. Quand je marche, je n’agite pas les jambes dans le vide. Je me déplace en relation avec un espace et un sol. Donc, si je veux décrire ce qu’il se passe quand je marche, je dois aussi décrire l’espace et le sol. Si je voulais me décrire en train de parler maintenant, je ne pourrais pas le faire comme une chose en elle-même, parce que je m’adresse à vous et il faudrait donc aussi vous décrire. Par conséquent, si pour décrire mon comportement, je dois aussi décrire le vôtre et le comportement de l’environnement, cela signifie que nous sommes en présence d’un système de comportement. Ce que je suis inclut ce que vous êtes. Je ne peux pas savoir qui je suis si je ne sais pas qui vous êtes. Et inversement, vous ne savez pas qui vous êtes si vous ne savez pas qui je suis. Un rabbin très sage a dit un jour : « Si je suis moi parce que vous êtes vous, et que vous êtes vous parce que je suis moi, je ne suis donc pas moi et vous n’êtes pas vous. » Autrement dit, nous ne sommes pas séparés. Nous nous définissons les uns par rapport aux autres. Par exemple, prenez deux baguettes en bois. Vous pouvez les faire tenir debout ensemble parce qu’elles se soutiennent l’une l’autre. Retirez-en une et l’autre tombe. Ou le logo de la bière Ballantine, également un symbole de la Sainte Trinité (Rires) où il y a trois anneaux

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entrelacés, si vous en enlevez un, les deux autres se trouvent séparés. Ils sont interdépendants. De la même manière, chacun d’entre nous est un système interdépendant de notre environnement et de tous les autres êtres humains. Nous savons qui nous sommes par rapport aux autres, nous sommes tous liés. Et cela correspond à la plus sérieuse description scientifique de la manière dont les choses se produisent. Tout bon scientifique sait donc pertinemment que ce qu’on l’on considère comme le monde extérieur est autant vous-même que votre propre corps. Votre peau ne vous sépare pas du monde, c’est un pont par lequel le monde extérieur s’écoule en vous et vous vous écoulez en lui. Prenez l’exemple d’un tourbillon dans l’eau, vous pourriez dire que, puisque vous avez une peau vous avez une forme bien définie, le tourbillon dans l’eau a aussi une forme, mais l’eau n’y reste pas. Le tourbillon est produit par le courant de la même manière que l’univers produit chacun d’entre nous. Je vous vois aujourd’hui et je vous reconnaîtrai demain, tout comme je pourrais reconnaître un tourbillon dans un torrent. Je pourrais dire, oui, j’ai déjà vu ce tourbillon, il se situe sur le bord de la rivière près de la maison d’Untel... Il est toujours là. Si je vous vois demain, je vous reconnaîtrai bien que vous aurez déjà changé. Le monde change sans arrêt à travers vous. Tous les rayons cosmiques, ce que vous mangez, un courant de lait, de viande, d’œufs, de fruits et de légumes s’écoule à travers vous. Nous sommes en mouvement permanent, le torrent est en mouvement, le monde est en mouvement, mais le problème est que l’on ne nous a pas appris à ressentir cela. Les mythes qui sous-tendent notre culture et notre sens commun ne nous ont pas appris à nous identifier à l’univers, mais au contraire à nous considérer comme des étrangers prêts à combattre. Je crois qu’il est urgent de comprendre que nous sommes l’univers éternel, chacun d’entre nous, sinon nous allons droit dans le mur. Nous allons nous suicider, collectivement, grâce aux bombes H.

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Qui suis-je ? Je crois que la question la plus fascinante au monde est : « Qui suis-je ? » Que ressentez-vous quand vous dites « moi », « je », « moi-même » ? Que voulez-vous dire ? Je pense qu’il n’existe pas d’autre préoccupation plus importante que celle-ci, parce que c’est si mystérieux, si insaisissable. Ce que vous êtes, au plus profond de votre être, échappe à votre examen tout comme vous ne pouvez pas regarder vos propres yeux sans un miroir, vous ne pouvez pas mordre vos propres dents, vous ne pouvez pas goûter votre propre langue, ni ne pouvez toucher du doigt le bout de ce même doigt. C’est pourquoi il y a toujours une part de profond mystère dans cette question : « Qui sommes-nous ? » Cela me fascine depuis des années, et j’ai cherché de plusieurs manières ce que signifie le mot « moi » ? J’ai découvert qu’il existe un certain consensus, un certain accord, particulièrement chez les Occidentaux. La plupart d’entre nous ressentent leur moi, leur ego*, eux-mêmes, leur conscience comme étant le centre d’une connaissance et d’une source d’action résidant à l’intérieur d’un sac de peau. Nous avons donc ce que j’appelle une conception de nous-même comme étant un ego* enveloppé de peau. Notre manière d’utiliser le mot « je » ou « moi » est assez marrante. Si l’on se réfère au langage courant, on ne dit généralement pas : « Je suis un corps », on dira plutôt « J’ai un corps ». On ne dit pas : « Je bats mon cœur », comme on dirait « Je marche », « Je pense » ou « Je parle ». Je sens mon cœur battre tout seul, et cela n’a pas grand-chose à faire avec moi. Autrement dit, nous ne nous identifions pas entièrement à notre organisme physique.

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Nous nous voyons plutôt comme quelque chose qui vit à l’intérieur de cet organisme, et la plupart des Occidentaux situent leur ego* dans leur tête. Vous êtes quelque part derrière vos yeux et entre vos oreilles et le reste de votre organisme est suspendu à ce point de référence. Dans certaines cultures, le centre de conscience se concentrera ailleurs, dans le cœur ou dans l’abdomen, mais, le plus souvent, nous nous situons quelque part derrière nos yeux et entre nos oreilles. Comme si, sous le dôme du crâne, se trouvait une sorte de quartier général, avec un petit bonhomme portant des écouteurs pour capter les messages transmis par les oreilles, assis devant un écran diffusant les messages des yeux, et le corps couvert de toutes sortes d’électrodes pour capter les signaux des mains et de la peau. Il a devant lui tout un panneau de touches et de commandes diverses. Il contrôle plus ou moins son corps, mais il ne s’identifie pas au corps. « Je m’occupe » de ce que l’on appelle les actes volontaires, tandis que les actes physiques involontaires « m’arrivent ». Je dépends complètement d’eux, mais, jusqu’à un certain point, je peux aussi commander à mon corps. J’en ai conclu que c’est la conception commune de ce que l’on est soi-même. Voyez comme les enfants, influencés par notre environnement culturel, posent des questions : « Maman, qui aurais-je été si mon père avait été quelqu’un d’autre ? » L’enfant a cette idée, inculquée par notre culture, que son père et sa mère lui ont donné un corps dans lequel il a « sauté » à un certain moment, à la conception ou à la naissance, c’est assez vague. Il y a, dans notre façon de penser, l’idée que nous sommes une âme, une essence spirituelle en quelque sorte, emprisonnée à l’intérieur d’un corps et que nous observons un monde qui nous est étranger. En conséquence, nous nous exprimons en termes de confrontation avec la réalité, avec les faits. Nous pensons être venus dans ce monde, et cette sensation que l’on nous a inculquée d’être un îlot de conscience, enfermé dans un sac de peau, faisant face à l’extérieur, un monde qui nous est profondément étranger, dans le sens où ce qui n’est pas en moi n’est pas moi. Cela fonde un sentiment d’hostilité et d’éloignement entre nous-même et ce que l’on considère comme le monde extérieur. Voilà pourquoi on parle de conquête de la Nature, de conquête de l’espace et pourquoi l’on se voit comme dans une sorte de lutte contre le monde qui nous entoure. En réalité, il est absurde de dire que nous sommes venus dans ce monde. C’est faux. Nous en avons émergé.

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Que croyez-vous être ? Supposons que ce monde soit un arbre, serions-nous les feuilles sur ses branches ou serions-nous un vol d’oiseaux venu d’ailleurs posé sur un vieil arbre mort ? Tout ce que nous savons avec certitude d’un point de vue scientifique sur les organismes vivants nous indique que nous sommes nés de ce monde. Chacun d’entre nous est ce qu’on pourrait appeler un symptôme de l’univers, même si cela contredit le sens commun. Depuis de nombreux siècles, l’Occidental est sous l‘influence de deux grands mythes. Pour moi, ce mot désigne une grande idée par laquelle l’être humain tente de donner un sens au monde. Ce peut-être une idée, mais aussi une image. Les deux images qui ont le plus profondément influencé le monde occidental sont : pour la première, celle d’un monde considéré comme un artefact*, comme une table façonnée par un menuisier ou une cruche tournée par un potier. Dans La Genèse, il est dit que l’Homme a été façonné dans l’argile de la Terre par Dieu qui a ensuite insufflé la vie dans cette figurine inerte. La pensée occidentale a été profondément marquée par l’idée que toutes les choses, tous les événements, tous les êtres, toutes les montagnes, toutes les étoiles, toutes les fleurs, toutes les sauterelles, tous les vers de terre, absolument tout n’est qu’artefact*. Tout a été fabriqué. Voilà pourquoi il est naturel pour un enfant occidental de demander à sa mère : « Comment ai-je été fait ? » En revanche, cette question ne serait pas naturelle dans la bouche d’un enfant chinois, car les Chinois ne considèrent pas la Nature comme quelque chose de fabriqué, ils la voient plutôt comme quelque chose qui pousse, grandit, se développe. Les deux processus sont très différents. Quand vous fabriquez quelque chose, vous assemblez des éléments entre eux ou vous gravez une image dans le bois ou la pierre, en travaillant de l’extérieur vers l’intérieur. Mais, si vous observez quelque chose qui pousse, vous voyez que cela ne se passe pas du tout comme ça. Il n’y a pas d’assemblage, cela s’épanouit de l’intérieur vers l’extérieur tout en se complexifiant progressivement, comme un bourgeon qui fleurit, comme une graine devenant plante. Dans la conception occidentale, le monde est un artefact*. Il a été créé par un Architecte céleste, un Charpentier et un Artiste conscient de sa création.

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Quand j’étais petit et que je posais des tas de questions auxquelles ma mère ne savait pas quoi répondre, elle les esquivait en me disant : « Mon chéri, il y a certaines choses que nous ne pouvons pas savoir. » Et si je lui demandais : « Les saurons-nous un jour ? », elle répondait : « Oui, quand nous mourrons, nous irons au paradis et tout sera clair. » Alors j’imaginais des après-midi pluvieux au paradis durant lesquels nous serions tous assis au pied du trône de Dieu et nous lui demanderions : « Pourquoi avez-vous créé le monde ainsi, comment vous y êtes-vous pris ? » Et il nous expliquerait tout, répondrait à toutes nos questions. Car, notre théologie populaire nous présente Dieu comme le cerveau ultime et omniscient. Si vous lui demandez l’altitude du Mont-Blanc, il vous l’indiquera au millimètre près. Il sait tout précisément et peut répondre à n’importe quelle question, l’Encyclopedia Britannica cosmique… (Rires) L’homme occidental a fini par ne plus supporter cette image, ou ce mythe, à cause de son aspect oppressif. Savoir que vous êtes sans arrêt surveillé jusqu’au plus profond de vous-même, jusqu’à la moindre de vos pensées et observé en permanence par un juge infiniment juste… J’ai une amie, une femme très éclairée, convertie au catholicisme, mais très ouverte. Elle a dans ses toilettes, fixée au tuyau qui relie le réservoir d’eau au siège, l’image encadrée d’un œil sous lequel il est écrit en lettres gothiques « Dieu me voit ». Cet œil est partout présent, il vous regarde et vous juge tout le temps. Vous ne vous sentez donc jamais vraiment seul, le Vieil Homme vous observe et prend des notes sur son carnet noir. C’en était trop pour les Occidentaux, c’était devenu trop opprimant, il fallait s’en libérer. Ce mythe a donc été remplacé par un autre, celui de l’univers mécanique. Apparu à la fin du dix-huitième siècle, il s’est progressivement imposé au cours du dixneuvième et jusqu’au vingtième siècle au point qu’il fonde le sens commun moderne. De nos jours, très peu de gens ont foi en Dieu au sens traditionnel du terme. Ils espèrent, certes, que Dieu existe, mais ils n’y croient pas vraiment. Ils le souhaitent avec ferveur et se sentent obligés d’y croire, mais l’idée d’un univers règlementé par ce merveilleux vieil homme n’est plus guère plausible. Personne n’a jamais prouvé sa fausseté, mais ce mythe ne tient plus face à l’infini du nombre des galaxies et des distances cosmiques. Il est donc devenu à la mode, et ce n’est rien qu’une mode, de croire que l’univers est stupide, que l’intelligence, les valeurs, l’amour et les sentiments se situent exclusivement à l’intérieur de l’épiderme humain. Ce qui se trouve à l’extérieur n’est rien que le résultat chaotique de l’interaction de forces aveugles.

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Pour le docteur Sigmund Freud (1856-1939), par exemple, la vie est fondée sur la libido, ce qui, à son époque, était un mot très lourdement chargé de sens, un désir sexuel aveugle, impitoyable et irrépressible. Selon lui, c’est le socle de l’inconscient humain. D’autres penseurs et savants du dix-neuvième siècle, comme Charles Darwin (1809-1882) par exemple, ont popularisé l’idée selon laquelle une énergie aveugle est à la racine de toute existence, une énergie totalement et définitivement stupide. Dans ce contexte, notre intelligence ne serait qu’un accident dû au hasard, le résultat de quelque caprice de l’évolution. Nous, êtres sensibles et rationnels - plus ou moins rationnels - serions apparus, pour notre malheur, dans un univers n’ayant rien de commun avec nous, qui ne partage pas nos sensations et qui ne nous témoigne aucun intérêt. Nous ne serions qu’un « coup-d’bol cosmique ». Le seul espoir de l’Humanité serait donc de soumettre cet univers irrationnel, de le conquérir et de le maîtriser. Tout cela est totalement débile. Vous avez d’abord la notion d’un univers créé par un vieil homme bienveillant (quoiqu’il ne soit pas si bienveillant que cela), et, quand elle ne vous convient plus, vous la remplacez par la notion totalement inverse selon laquelle la réalité ultime ne possède aucune intelligence. Cela permet au moins de se libérer du vieil épouvantail dans le ciel. Mais, ces deux idées n’ont aucun sens, notamment la seconde, tout simplement parce qu’un organisme intelligent, tel qu’un être humain, ne peut pas surgir d’un univers privé d’intelligence. Dans le Nouveau Testament, on lit que les figues ne poussent pas sur les chardons ni les raisins sur des ronces. Cela s’applique à l’univers entier. On ne peut pas trouver un organisme intelligent vivant dans un environnement non intelligent. Voyez cet arbre dans le jardin, chaque été il produit des pommes. C’est pourquoi on l’appelle « pommier », parce que cet arbre « pomme », c’est ce qu’il fait. Considérons maintenant notre système solaire au sein de la galaxie. La particularité de ce système solaire est qu’il génère des êtres humains, au moins sur la planète Terre, de la même manière qu’un pommier « pomme ». (Rires) Il se peut que des êtres, il y a deux millions d’années, aient débarqué d’une autre galaxie dans une soucoupe volante. Observant notre système solaire, ils auraient haussé les épaules en disant : « Ce n’est qu’un tas de cailloux », avant de repartir.

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Ils sont peut-être revenus deux millions d’années plus tard pour constater que ce tas de cailloux avait « hommé ». Il génère des êtres humains comme un pommier produit des pommes. Il est vivant ! Finalement, il a fait quelque chose d’intelligent. Si le concept d’évolution signifie quelque chose, c’est cela. Mais, nous avons curieusement détourné cette idée. Nous avons dit qu’au début il n’y avait rien d’autre que des gaz et des rochers, l’intelligence finissant par se coller là-dessus, comme une sorte de lichen ou de moisissure. Nous concevons l’intelligence comme déconnectée des rochers. Et pourtant, quand vous voyez des rochers, sachez qu’un jour ils prendront vie et que des gens finiront par ramper dessus. C’est juste une question de temps, exactement de la même manière que la graine finira par devenir un chêne, parce qu’elle en contient la potentialité. Les rochers ne sont pas morts. Cela dépend de votre conception du monde. Si vous voulez le déprécier, vous dites qu’il n’est que géologie. C’est le mythe du monde stupide dans lequel est apparue une sorte de monstre que l’on nomme conscience. C’est la position que vous adoptez si vous voulez jouer les durs, les pragmatiques, ceux qui affrontent les faits et ne prennent pas leurs désirs pour des réalités. Ce n’est pourtant qu’un parti pris et il faut en prendre conscience. Ce n’est qu’une mode plus ou moins passagère dans les milieux intellectuels. D’un autre côté, si vous vous sentez bienveillant à l’égard de l’univers, vous le valorisez, au lieu de le déprécier, et vous dites des rochers qu’ils sont conscients, mais d’une forme très primitive de conscience. Si je prends ce verre et que je le cogne avec le doigt, il produit un bruit, il résonne, ce qui est une forme extrêmement primitive de conscience. Notre conscience est beaucoup plus subtile, mais quand vous agitez une cloche et qu’elle sonne, que vous touchez un cristal et qu’il répond, il se produit une réaction très simple à l’intérieur, ça bouge, tout comme ça bouge sous la forme de couleurs, de lumières, d’intelligence, d’idées et de pensées dans notre esprit. Bien sûr, c’est plus compliqué, mais les deux sont également conscients, quoique à des degrés divers. Quand on étudie l’être humain ou tout autre organisme vivant et que l’on tente de le décrire aussi scientifiquement que possible, nous découvrons que cette sensation normale de nous-mêmes comme étant des ego* isolés à l’intérieur d’un sac de peau n’est qu’une hallucination. C’est exactement cela, c’est absolument dingue.

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Quand on essaie d’examiner précisément le comportement humain, ou celui d’une souris, d’une poule ou quoi que ce soit d’autre, on se rend compte que c’est impossible sans se référer à leur environnement. Prenons la marche, par exemple. Si vous voulez décrire l’action de marcher, vous ne pouvez pas le faire sans décrire aussi le sol sur lequel elle a lieu. Si vous ne décrivez ni le sol ni l’espace dans lesquels la marche se déroule, vous ne verrez que quelqu’un qui agite les jambes dans le vide. Donc, si vous voulez me décrire en train de marcher, vous devez aussi décrire l’espace dans lequel je me trouve. Vous ne pourriez même pas me voir si vous ne pouviez pas voir ce qui m’entoure, ce qu’il y a derrière moi. Si, votre champ de vision se limitait aux contours de ma peau, vous ne me verriez plus. Vous verriez les couleurs de mes vêtements. Vous ne me verriez pas moi, parce que pour pouvoir me voir vous devez voir non seulement ce qui est à l’intérieur des contours de ma peau, mais aussi ce qui est à l’extérieur. C’est très important. Le mystère ultime, la seule chose que vous devez savoir pour comprendre le plus profond secret métaphysique est que pour chaque extérieur, il y a un intérieur et que pour tout intérieur, il y a un extérieur. Et, bien qu’ils soient différents, ils sont inséparables. Autrement dit, il existe une conspiration secrète entre les intérieurs et les extérieurs : apparaître aussi différents que possible tout en étant en réalité identiques. Parce que les uns n’existent pas sans les autres. Ce qu’il y a d’ésotérique, de secret et de profond dans tout cela est ce que nous qualifierons d’implicite, et nous nommerons explicite ce qui est évident et clair. Nous et notre environnement sont explicitement aussi différents qu’il soit possible de l’être, mais, implicitement, cela forme un tout. Comme les abeilles n’existent pas sans les fleurs ni les fleurs sans les abeilles. En apparence différentes et séparées, mais en réalité un être unique. Cela est reconnu par le scientifique quand il essaie de comprendre ce qu’il se passe exactement, parce que quand il décrit précisément ce que vous faites, il voit bien que vous, votre comportement, n’êtes pas séparé du comportement du monde qui vous entoure. Il réalise alors que vous êtes généré par l’univers, tout comme les vagues se forment sur l’océan. Chacun d’entre nous est une vague du cosmos, de tout l’univers, de tout ce qui existe.

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A travers chacun de nous l’univers dit : « Coucou, je suis là ! », et il le dit à chaque fois de manière unique, parce que la diversité est le sel de la vie. Nous n’avons pas été éduqués pour ressentir cela. Au lieu de voir que nous sommes générés par l’univers, nous croyons y avoir débarqué à notre naissance, comme des étrangers. Nous ne savons pas d’où nous venons et nous pensons que la mort sera la fin de tout. Certains se consolent en croyant à un paradis ou à la réincarnation, mais, pour la plupart, la thèse la plus plausible, ce qui les hante le plus, est qu’à la mort ils s’endormiront pour ne jamais se réveiller, enfermés dans le coffre-fort de l’Obscurité pour l’éternité. Tout cela ne repose pourtant que sur une fausse idée de ce que l’on est vraiment. Pourquoi avons-nous cette idée fausse de nous-même ? Parce que l’être humain s’est spécialisé dans une certaine forme de conscience. Pour résumer grossièrement, nous avons deux sortes de conscience. L’une que j’appellerai le projecteur et l’autre que j’appellerai le réflecteur. Le projecteur est ce que l’on appelle l’attention consciente, que nous entraînons et travaillons depuis l’enfance et que nous considérons comme la forme de conscience la plus élevée. Quand le professeur dit à ses élèves : « Prêtez-moi attention ! », tous le fixent du regard. Cette conscience projecteur consiste à concentrer son esprit sur une chose à la fois. Bien qu’on ne puisse pas rester très longtemps dans cet état, on s’y efforce. Nous nous concentrons ainsi sur une chose après l’autre. Mais, nous avons aussi une autre forme de conscience, celle que j’appelle le réflecteur. Par exemple, vous êtes au volant de votre voiture avec un ami assis sur le siège passager. Votre conscience-projecteur est totalement absorbée par la conversation que vous échangez avec lui. Néanmoins, votre conscience-réflecteur s’occupe parfaitement de conduire, elle enregistre les panneaux, repère les cinglés sur la route, et vous arriverez à destination sain et sauf sans même y avoir pensé. Notre culture nous apprend à nous spécialiser dans la conscience-projecteur et à nous identifier uniquement à elle. « Je suis ma conscience projecteur ! Mon attention consciente, voilà mon ego*, c’est moi ! » et nous ignorons largement le réflecteur lequel fonctionne en permanence, chacune de nos terminaisons nerveuses étant son instrument. Vous allez déjeuner quelque part et vous êtes assis à côté de madame Untel. De retour chez vous, votre femme vous demande si madame Untel était là. Vous lui répondez que oui, vous étiez assis à côté d’elle. Mais, comment était-elle habillée ? Pas la moindre idée. Vous l’avez vu, mais vous n’avez pas remarqué. Comme on nous a appris à nous identifier à la conscience projecteur et que la conscienceréflecteur est sous-estimée, nous pensons n’être que la conscience projecteur, que cet ego* qui regarde et fait attention à ceci ou cela.

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Nous ignorons donc une immense part de notre être. Les gens qui, par diverses méthodes, parviennent à s’ouvrir à leur conscience-réflecteur font ce qu’on appelle une expérience mystique, ou une conscience cosmique, ou ce que les bouddhistes appellent bodhi, l’Eveil, ce que les hindous appellent moksha, la Libération. Ils découvrent que le vrai soi profond, ce que l’on est vraiment, fondamentalement et pour toujours, est le Tout, la Totale… C’est vous ! Ce Soi universel a la capacité de se focaliser en de très nombreux ici et maintenant différents. Donc, quand vous dites « je » ou « moi », cela ne désigne qu’une position. Tout comme le Soleil et les étoiles émettent de nombreux rayons, le cosmos s’exprime en toi, en toi, en toi, en toi… en d’infinies variations. Il joue le jeu de Jean Dupont, celui de Marie Martin, il joue le jeu du scarabée, celui du papillon, de l’oiseau, du poisson, des étoiles… Tous ces jeux sont différents les uns des autres comme le backgammon diffère du bridge ou du poker, ou comme la valse est différente de la mazurka ou du menuet. Il danse une infinie variété de danses, mais chacune d’entre elles est la manifestation de l’univers entier. Vous êtes la manifestation de l’univers entier. Mais nous l’oublions complètement. Nous l’ignorons. Nous avons été élevés de telle manière que nous ne sommes pas conscients de cette connexion. Inconscients que chacun d’entre nous est le Tout en train de jouer ainsi pour un moment. On nous a appris à craindre la mort comme si elle marquait la fin du spectacle, et nous avons peur de tout ce qui pourrait la provoquer, comme la maladie, la douleur, la souffrance. Et si vous n’êtes pas conscient du fait que vous êtes le Tout, vous ne pouvez pas vraiment jouir de la vie. Vous n’êtes qu’une boule d’anxiété mâtinée de culpabilité. Quand nous mettons des enfants au monde, nous jouons à des jeux horribles avec eux. Au lieu de leur dire : « Bonjour, bienvenue dans la race humaine », on leur explique que l’on joue à des jeux très compliqués, avec des règles qu’il faut apprendre et appliquer. « Quand tu seras grand, tu seras peut-être capable de les améliorer. »

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Nous disons à nos enfants : « Tu es ici à l’essai, comprends-tu ? Quand tu auras grandi tu seras acceptable. Mais, en attendant, on ne veut pas t’entendre. Tu dois d’abord aller à l’école et être fouetté jusqu’à ce que tu deviennes un être humain. » (Rires) Tous ces schémas que l’on nous inculque dans notre enfance se perpétuent toute notre vie. Les gens pensent fondamentalement qu’ils n’appartiennent pas à ce monde, parce que leurs parents le leur ont dit au départ. « Tu n’es pas d’ici, tu es ici pour en baver, tu es en probation, tu n’es pas encore un être humain. » Et les gens pensent toute leur vie que le monde est contrôlé par ce terrible Dieu le Père. Nous avons donc ce que j’appelle cet horrible ego* chrétien, un peu juif aussi (Rires), qui se sent comme un sans-abri. Les chrétiens disent que nous sommes les enfants de Dieu par adoption et grâce. Nous ne sommes pas ses vrais enfants. Alors, survient le sentiment si caractéristique de l’Occidental et des gens hautement civilisés, d’être un étranger sur la terre, un éclair de conscience fugace entre deux obscurités infinies et éternelles et d’être constamment en conflit avec ce qui nous entoure, pas seulement avec les autres, mais avec la terre, avec les eaux… Dans notre culture, le symbole de tout cela est le bulldozer.

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Le Bouddhisme Le bouddhisme n‘est pas exactement ce que nous considérons en Occident comme une religion. Ce n’est pas un système de croyances. Il n’est pas attaché à certaines propositions relatives à la nature du monde. Ce n’est pas quelque chose à quoi l’on doit adhérer pour le pratiquer. Le bouddhisme est une pratique, il est essentiellement expérience, il ne représente pas des idées. En un certain sens, c’est une libération par rapport aux idées. Quand les êtres humains, il y a très longtemps, ont appris à parler, ont appris à compter et à symboliser le monde naturel, c’était une bonne chose, mais on peut abuser des bonnes choses. En faisant tout ça, ils ont commencé à ruiner le monde, parce qu’ils ont fini par confondre les mots avec la réalité. Mais, que veut-on dire par « réalité » ? Nous savons tous ce qu’est la réalité, mais personne ne peut dire ce qu’elle est. Cette chose que nous appelons réalité est ce avec quoi nous devons renouer, par opposition à ces énormes systèmes d’abstractions, de mots et de symboles. Parce qu’en occupant le royaume des mots et des symboles, nous détruisons notre planète. Par exemple, nous préférons travailler pour de l’argent que pour de véritables richesses. Nous voyons des conflits absurdes entre des êtres supposés blancs et d’autres supposés noirs, lesquels n’existent ni les uns ni les autres, excepté en tant qu’idées, que concepts. C’est essentiel pour la continuation de la vie humaine sur cette terre, et pas seulement de la vie humaine mais de la vie, tout court. Nous devons ouvrir les yeux et les oreilles, ce qui pourrait nous conduire à perdre un peu l’esprit. Bouddha n’est pas un nom propre, c’est un titre. Un Bouddha est quelqu’un qui s’est éveillé. C’est la signification précise du mot sanscrit buddha. Le Bouddha historique, Gautama Siddharta, sentait qu’il y avait un problème avec la vie. Il voyait bien que l’on souffre, on a mal, on tombe malade et finalement on meurt. N’est-ce pas étrange ? Pourquoi sommes-nous dans cette situation ? Est-ce une erreur de l’univers ? C’est comme si l’on nous faisait miroiter un espoir de bonheur pour nous maintenir au travail, pour nous faire produire de la nourriture, élever des enfants, mais, à la fin, tout s’écroule.

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C’est horrible ! Gautama Siddharta en était très remué et il était déterminé à chercher la solution de ce problème. Et c’est ce qu’il fit. Toutefois, il s’aperçut qu’il ne se posait pas les bonnes questions. Quand un enfant vient en ce monde, il est simplement entouré d’un bourdonnement de vibrations. Il ne voit aucune différence entre lui-même d’un côté et l’univers qui l’entoure de l’autre, entre je et eux, entre je et ça… Il ne sait pas ce qui est bien, ni ce qui est mal. Il y a juste ces vibrations. Nous l’appellerons bourdonnement, faute de mieux. En sanscrit, cela se dit tatata ce qui signifie à peu près ainsité*. Mais, ce que cela signifie réellement, c’est le premier son qu’un bébé émet quand il voit quelque chose. « Ta » ou « da ». Dans une société patriarcale comme la nôtre, les pères sont très fiers à l’idée que leurs bébés disent « dada » (Rires). Le bébé ne dit pas « dada » dans le sens de dad, papa. Pour lui, c’est juste un son sans signification. On commence ensuite à enseigner progressivement à l’enfant qu’il y a de bonnes et de mauvaises vibrations. Les bonnes, comme apprécier sa nourriture et bien digérer, mais aussi les mauvaises, comme avoir la fièvre, être en danger de mort… et quand les adultes meurent, tout le monde se lamente et pleure. Le bébé comprend que la mort est mauvaise et il apprend à distinguer entre les bonnes et les mauvaises choses, entre les bons et les méchants. Tout cela construit en lui ce sentiment compulsif qu’il doit continuer à vivre. Tu dois rester en vie. C’est comme dire à quelqu’un : « Tu dois dormir, c’est ton devoir !», et cela le maintient éveillé. (Rires) Ainsi, nous conditionnons nos enfants à une certaine interprétation de ces vibrations, laquelle s’appuie sur des systèmes de mots et des systèmes d’évaluation. Ces systèmes ont leur utilité, mais, quand l’outil devient votre maître et que vous en perdez le contrôle, cela devient un monstre, et c’est ce qu’il se passe dans le monde d’aujourd’hui. Nos outils, nos machines, nos idées, nos systèmes ont pris le dessus sur nous. Nous devons absolument nous reprendre. Le bouddhisme tibétain n’est pas une doctrine missionnaire. Ce n’est pas comme les chrétiens qui cherchaient à convertir les Indiens. C’est un moyen de corriger notre vision déformée. Cette tradition représente un retour vers un contact fondamental avec la réalité. Voilà ce que je n’appellerai pas la doctrine, mais la pratique…

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Il y a un peu de doctrine, certes, il y a des écritures, il y a des livres, mais, tout cela est essentiellement affaire d’expérimentation. L’objectif de base est d’apprendre l’art de faire taire le bavardage intérieur. Il y a les fameux préceptes de Tilopa : ne pense pas, ne t’inquiète pas, ne médite pas, mais garde l’esprit dans son état naturel. C’est une doctrine dangereuse pour la plupart des Occidentaux, parce qu’ils ont leur idée sur ce que signifie garder l’esprit dans son état naturel. Ils pensent qu’être spontané et insouciant, c’est être nunuche. C’est un préjugé. Il n’y a aucun moyen de savoir ce que c’est que d’être insouciant. On ne peut pas juger, avoir une idée préconçue. Par exemple, nous avons cette croyance selon laquelle ce monde est matériel. Dire que ces fleurs sont matérielles, c’est juste une idée. D’autres diront qu’elles sont spirituelles, c’est aussi une idée. C’est de la philosophie, et la philosophie ne nous a pas vraiment aidés jusqu’à présent. Ceci n’est pas matériel, ceci n’est pas spirituel. Vous voyez ? Ce que le bouddhisme enseigne fondamentalement, c’est l’art d’interrompre la pensée. Alors, bien sûr, dans une assemblée d’universitaires, c’est une idée horrible. Et, dans le monde des affaires, comme chez IBM où l’on voit une affiche sur les murs qui dit : « Pensez ! » (Rires) Vous voyez ? C’est terrible d’être sans pensée, sans esprit, c’est être idiot. Mais, la vérité est que, s’il n’y a pas dans votre vie, des moments où vous cessez de penser, en dehors de votre sommeil ordinaire, vous devenez quasiment fou. Si je parle tout le temps, je ne peux pas entendre ce que les autres ont à dire. De la même manière, si je bavarde intérieurement, c’est-à-dire si je pense, tout le temps, je n’ai plus rien d’autre à penser qu’à mes pensées. Il est donc vital de revenir au monde fondamental que l’on appelle réalité et que le bouddhisme appelle soit tatata, soit sunyata*, que l’on traduit assez mal par vacuité*. Tout est sunyata*. Le sanscrit et le tibétain ont été traduits à l’origine par des missionnaires qui avaient intérêt à dévaloriser ces pratiques, parce qu’ils voulaient convertir les populations à cette religion hautement verbale qu’est le christianisme. « Au commencement était le Verbe… » et tous nos rituels chrétiens consistent surtout en des paroles interminables. (Rires)

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Cela bien que Jésus ait dit : « Ne soyez pas comme les païens qui pensent qu’ils seront entendus s’ils parlent beaucoup. » Quand il y a un moment dans une église chrétienne où personne ne dit rien, il y a comme une gêne. Donc, le silence intérieur est absolument essentiel à notre santé mentale. Il ne s’agit pas de se vider la tête, de se mettre dans un état qui ressemblerait au sommeil, avec une absence totale de contenu, mais de voir son esprit comme l’espace. L’espace contient tout. Vous pensez être entouré par l’espace, mais, en réalité, l’espace est votre conscience. Il contient tout, le soleil, la lune, les étoiles, l’univers… L’espace est l’image la plus fidèle que nous puissions nous faire de sunyata*. Et parce que c’est la base de tout, on ne peut rien en dire. Les seules choses dont on puisse discuter sont celles que l’on peut mettre dans des boîtes, que l’on appelle logiquement des classifications. On peut dire : « Ceci est et ceci n’est pas ». Vous pouvez dire : « Je tiens quelque chose dans ma main gauche », alors que vous n’avez rien dans la main droite. Vous pouvez donc faire la différence entre être et ne pas être. Mais, qu’est-ce qui sous-tend tout cela ? D’où vient cette certitude que vous êtes vivant ? Comment le savez-vous ? Comment savez-vous que vous existez, qu’il est important de survivre, et de faire des enfants ? Comment savez-vous que vous êtes ici ? C’est parce que vous connaissez quelque chose qu’on appelle la mort. Nous avons tous été déjà morts avant, sinon nous ne saurions pas que nous sommes vivants. Où étiez-vous avant votre naissance ? Donc, vous savez que ceci est parce que vous savez que cela n’est pas. Mais, est-il possible de connaître ce qui sous-tend à la fois « ceci est » et « cela n’est pas » ? C’est absolument essentiel, mais, bien sûr, personne ne peut en parler. Car cela ne peut pas être classé. Dans le bouddhisme tibétain, ce qui sous-tend à la fois « ceci est » et « cela n’est pas » est symbolisé par le diamant que je tiens dans ma main (un vajra*, ou diamant-foudre). Vous ne penseriez jamais que c’est un diamant, cela représente un éclair. Il évoque pourtant tout ce que vous pourriez associer à l’idée d’un diamant. C’est un symbole. Le diamant est d’abord le matériau la plus dur que nous connaissions.

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Il est capable de découper tous les autres. On ne peut pas imaginer plus réel si, par réel, vous voulez dire dur. Et nous pensons tous ainsi. Nous disons que les faits sont solides ou prouvés. Il y a tous ces symboles de compacité, de dureté, bien terre-à-terre, pour représenter la réalité. Et ce vajra* symbolise les nombreuses propriétés du diamant. Le plus solide de tous les faits solides. Pourtant, le diamant est en même temps la plus transparente des substances. La lumière le traverse en créant de merveilleuses couleurs. Il est donc à la fois vide, transparent, translucide et réel, solide. C’est pourquoi, on le prend comme symbole de ce que nous sommes tous. Nous avons peur, nous pensons que l’univers va s’écrouler sur nous, nous allons peutêtre vers une tragédie finale et éternelle… Qu’est-ce que cela pourrait être ? De quoi avez-vous peur finalement ? Que va-t-il vous arriver de si horrible à la fin ? Ce n’est que votre imagination. La simple idée qu’il puisse survenir un ultime événement abominable, ce pressentiment de l’horreur des horreurs, c’est précisément la pointe du diamant, car vous la sentez sur votre peau délicate et vous réalisez sa fragilité par rapport à la dureté du diamant. Pourtant, en fait, vous êtes vous-même le diamant, sunyata*, la vacuité* solide, l’espace solide. Vous n’avez pas besoin de lui ajouter des moustaches et de l’appeler Jéhovah, car vous vous voyez alors comme un pauvre petit être terrifié, qui tombe tout le temps et qui se sent coupable. Vous êtes ce diamant, quoi qu’il en soit, mais il est impossible de décrire ce que c’est. Les bouddhistes pensent que les hindous ont commis une erreur en en disant un peu trop à ce sujet. Ils l’appellent Brahman, Parabrahman, Atman, Paratman, le Soi, etc. Les bouddhistes, eux, ne disent rien. Ils maintiennent un « noble silence » sur cette question. Ce noble silence n’est pas ce qu’on appelle agnosticisme*, c’est le silence à l’intérieur de votre tête. Dès que vous faites le silence dans votre tête, vous comprenez ce que je veux dire. Mais, comment faire ? Parce que nous sommes tous des bavards compulsifs. Ayant inventé le langage et le symbolisme, nous en sommes devenus dépendants et ne pouvons plus nous en passer. Donc, nous poursuivons des buts dans la vie, qui ne sont que des mots et des symboles, tout en négligeant la Terre. Comment s’arrêter de penser ? Une superstition hindoue dit que si vous pensez à un singe en prenant un médicament, il n’aura pas d’effet. Vous devez donc vous efforcer de ne pas penser à un singe quand vous prenez vos médicaments. (Rires) Mais, vous efforcer de ne pas y penser est évidemment une façon d’y penser.

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Parce que vous essayez d’atteindre un but, vous vous projetez dans le futur. Mais, le futur n’existe pas. Si vous cessez de penser, vous verrez qu’il n’y a eu, qu’il n’y a et qu’il n’y aura jamais que le présent. Le futur n’existe pas. Ce n’est qu’un concept, comme le passé. Alors, comment y arriver ? Si vous vous accrochez à l’idée de savoir comment vous allez faire, et si vous avez un motif de pratiquer la méditation, si ce motif est de cesser de penser, vous êtes sur la mauvaise voie et resterez éternellement accroché. La seule manière est de plonger directement dedans. Les instruments proposés par le bouddhisme pour cesser de penser, notamment le bouddhisme mahayana*, celui dont nous parlons, le bouddhisme tibétain, sont appelés upaya, c’est-à-dire les moyens habiles. L’un de ces moyens est le son pur, le mantra*. Qu’est-ce qu’un mantra* ? C’est un instrument technique. Ce n’est pas un hymne, c’est un outil, tout comme ce micro, destiné à vous faire écouter des sons sans leur donner de signification. Nous avons des mots, comme « oui » par exemple, dont nous pensons qu’ils ont une signification. Mais, répétons-le plusieurs fois, oui, oui, oui, oui, oui… et la signification disparaît pour ne plus laisser que le son. La visualisation est une autre technique. Parmi les méthodes du vajrayana*, on visualise divers êtres appelés bouddhas, boddhisattvas*, et l’on devient ces êtres. On visualise aussi ce qu’on appelle les chakras, les roues, les centres d’énergie, à l’intérieur de son corps. On les visualise si intensément qu’ils deviennent aussi réels que ce que l’on considère ordinairement comme la réalité. De cette manière, on se rend compte qu’il pourrait exister de nombreux mondes réels, et l’on apprend à ne pas prendre celui-ci trop au sérieux. Ce monde, que vous considérez actuellement comme le monde réel, n’est que celui qui vous a été inculqué et que vous avez laissé s’installer en vous sous la pression d’un consensus social. Tout ce que nous appelons la ville, les rues, les montagnes, etc., ne sont que l’effet d’une persuasion hypnotique. Ces méthodes de visualisation vous révèlent que vous pouvez créer de nombreux autres mondes et en faire l’expérience tout aussi concrètement, et même plus concrètement que dans vos rêves.

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C’est comme si vous aviez donc un choix de réalités qui, finalement, se résument toutes au diamant, à cette merveilleuse vacuité* solide qui est aussi vous-même, votre propre esprit. Si vous comprenez cela, vous vous libérez de l’anxiété. Il faut seulement préciser que l’ambition d’être libéré de l’anxiété est un obstacle. Au fond, le bouddhisme tibétain nous joue un tour très curieux. Pour se faire examiner le cerveau, on consulte un psychiatre, et l’on pourrait dire que celui ou celle qui préfère aller voir un gourou, un maître de sagesse, un grand lama, n’est donc qu’un pauvre fou. Voilà des gens qui, depuis de nombreux siècles, ont soigneusement étudié tout ce que l’esprit humain peut faire de plus étrange. Ils ont appris comment rester au chaud à cinq mille mètres d’altitude par un froid glacial en pratiquant un exercice appelé tuma. Ils ont appris à parcourir de longues distances en bondissant sur les routes, lunglangpa. Ils ont une maîtrise extraordinaire de ce qu’un être humain est capable de faire. Mais finalement, qu’est-ce que ces pouvoirs nous apportent, qu’en attend-on ? Supposons que vous disposiez du pouvoir absolu, ce qui est visiblement le but ultime de la technologie, tout contrôler… Supposons que vous puissiez tout contrôler, vous connaissez l’avenir dans ses moindres détails, de même que le passé, et tout se soumet à votre volonté, ce serait comme baiser une poupée gonflable. Personne n’a envie de ça. Donc, sachant que vous pouvez visualiser toutes sortes de réalités différentes et qu’elles peuvent devenir aussi réelles que celle-ci, celle que nous considérons comme LA réalité, vous prenez les commandes. Une situation dans laquelle il n’y aurait plus rien d’involontaire n’est pas souhaitable. Comment sauriez-vous ce qui est volontaire si rien ne vous arrivait involontairement ? Vous pourriez dire, bien, je m’autorise volontairement certaines expériences involontaires. (Rires) Au fond, c’est une manière de dire, relax Baby, laisse couler, tout va bien, cesse de pleurer la nuit. De cette position, vous pouvez commencer à faire quelque chose de significatif dans le monde, je veux parler des choses constructives qui peuvent être faites pour ce qu’on appelle la culture qui est à la base la notion de cultiver la terre. Vous ne pouvez le faire que depuis cette position. Parce que si vous fondez une culture sur des concepts tels que la nécessité, l’anxiété ou ce que les bouddhistes appellent trishna, le désir avide, vous allez à la catastrophe. L’enfer est pavé de bonnes intentions.

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Un dernier point. Pour un Occidental, le bouddhisme tibétain est à la fois fascinant et complexe. Il s’accompagne d’une iconographie étrange, exotique et excitante, parce qu’elle ne lui est pas familière. Toutes ces divinités, il y a de la magie là-dedans. Les Tibétains, eux, ont connu cela toute leur vie, (Rires) mais, pour nous c’est étonnant. Vous voyez tous ces mandala*, avec des formes merveilleuses, un peu comme des images en coupe de votre propre système nerveux. Je ne suis jamais allé au Tibet, mais je suis allé à Koyasan au Japon où ils pratiquent le bouddhisme vajrayana*. J’avais l’impression bizarre que tout était vaguement électronique. Par exemple, il y a ces pagodes dont le toit est prolongé par une pointe métallique composée de neuf anneaux superposés. Cela me faisait penser à l’antenne de télévision au sommet de l’Empire State Building à New-York. Ils ont aussi ces temples en forme de mandala*, avec tous ces Bouddhas à l’intérieur. Comme quand vous coupez une tige de lotus et que vous voyez les canaux qui sont dedans, ou une tige de fougère et que vous découvrez sa structure merveilleuse, j’avais cette étrange sensation de contempler une tranche d’esprit. C’est ce que nous faisons, c’est la vie. Voilà la signification du symbole fondamental du bouddhisme tibétain : le joyau dans le lotus, mani padme. Mani, c’est ceci, le diamant, l’éclair, la force mâle. Padma, le lotus, est le réceptacle. Et vous avez donc (chant) : Om Mani Padme Hung.

*** Le bouddhisme trouve son contexte dans la philosophie de l’Inde. La première chose qu’il faut comprendre à propos du bouddhisme, et que très peu de gens comprennent, c’est que le bouddhisme n’est pas une doctrine dans le même sens que le christianisme est une doctrine. Il n’y a pas de croyance bouddhiste. Le mot sanscrit dharma*, qui désigne ce qu’est le bouddhisme, lequel est appelé buddhadharma, signifie « méthode » et non pas doctrine, non pas loi. Parfois, dharma* signifie « fonction », la fonction de quelqu’un est son dharma*, ce qu’on pourrait appeler aussi sa « vocation ». Dharma* signifie aussi, de façon étrange, une « chose », une portion basique du monde, ou un événement. Mais, sa principale signification, comme dans buddhadharma, est méthode. Le bouddhisme est donc une méthode et, pour cette raison, c’est une dialectique, une

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discussion, un échange entre un précepteur, un gourou, un maître et son élève, entre le Bouddha et ses disciples. D’abord, le mot buddha vient de la racine sanscrite budh signifiant « être éveillé ». Un Bouddha est une personne éveillée. Il s’agit donc d’un titre et pas d’un nom propre, ce n’est pas non plus le nom d’une divinité. Il y a de nombreux dieux, ou anges, comme nous devrions plutôt les appeler, dans le bouddhisme, mais ils sont considérés comme inférieurs à un Bouddha. Les dieux ne sont pas encore totalement éveillés. Le bouddhisme divise le monde en six royaumes, qu’il ne faut pas prendre à la lettre car ils peuvent aussi s’appliquer à différents états de la conscience humaine. Le cercle de la roue de la vie est divisé en six quartiers, trois dans la moitié supérieure et trois dans la moitié inférieure. Le quartier supérieur du milieu représente le royaume des deva, les anges, à gauche sont les asura, les demi-dieux jaloux, et à droite les êtres humains. En bas, au milieu, sont les enfers, à gauche les animaux et à droite les preta, des esprits toujours frustrés avec un très gros ventre et une très petite bouche. Ceci représente la course du rat de l’existence que l’on appelle samsara* en sanscrit, ce qui signifie la ronde de la naissance et de la mort. Aussi longtemps que vous progressez, vous vous élevez, mais le haut implique toujours le bas, et donc plus vous essayez de vous améliorer, quand vous parvenez au sommet, au meilleur, vous ne pouvez que retomber dans le pire. Et ainsi, vous tournez sans arrêt, en poursuivant éternellement l’illusion qu’il existe quelque chose à atteindre à l’extérieur de vous-même, à l’extérieur de votre ici et maintenant, qui va améliorer les choses. Le but est de sortir de cette illusion. Un Bouddha est donc quelqu’un qui s’est éveillé et qui s’est rendu compte que tourner sans cesse dans cette cage d’écureuil peut être amusant, mais que, si vous croyez en obtenir quelque chose, vous êtes dans l’illusion. Vous n’êtes jamais que l’âne poursuivant une carotte suspendue sur sa propre tête. Il n’y a qu’une seule section dans cette roue à partir de laquelle vous pouvez devenir un Bouddha, c’est le royaume humain. (d’où l’importance capitale de posséder un « précieux » corps humain) Les deva sont trop heureux pour devenir des Bouddhas ou pour en avoir envie, les êtres dans les enfers sont trop malheureux, les asura sont aveuglés par la colère, les animaux sont trop stupides et les preta trop frustrés. Il n’y a que dans la situation médiane, celle de l’homme, où l’on peut commencer à vouloir s’échapper de cette ratière.

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La position d’un Bouddha peut être représentée soit à l’extérieur de la roue soit en son centre. C’est pareil. C’est le centre immobile, l’axe du monde, le nombril du monde. Les yogis disent qu’ils contemplent leur nombril, lequel n’est pas sur leur ventre, mais à cet endroit, au centre de la roue de la vie. Voilà donc le schéma de l’ancienne cosmologie indienne dans lequel le bouddhisme a pris naissance. Un Bouddha est donc quelqu’un qui s’éveille de l’illusion du samsara*. Cette illusion consiste à croire qu’il y a quelque chose à tirer de la vie, que demain vous l’apportera, qu’avec le temps tout va aller mieux et donc de poursuivre le temps comme si l’on voulait étancher sa soif avec de l’eau salée. Un moine bouddhiste est parfois appelé sramana. Ce mot est étroitement associé au mot chaman. Le chaman est considéré comme un saint homme au sein d’un peuple de chasseurs-cueilleurs. Un peuple qui ne s’est pas établi, qui ne connaît pas l’agriculture. Il y a une grande différence entre un chaman et un prêtre. Un prêtre est ordonné par ses supérieurs, il reçoit quelque chose d’une tradition qui vient d’en haut. Un chaman reçoit l’illumination en allant seul dans la forêt. C’est un homme qui a affronté la complète solitude. Il s’est éloigné dans la forêt pour découvrir qui il est vraiment. C’est en effet très difficile à savoir tant que vous vivez au milieu des autres. Parce que les autres n’arrêtent pas de vous rappeler qui vous êtes, de maintes façons, par les lois qu’ils vous imposent, par les règles de conduite que vous devez suivre, par ce qu’ils vous disent, par le fait qu’ils vous appellent toujours par votre nom et parce que vous vivez dans un incessant bavardage. Si vous voulez savoir qui vous étiez avant que votre mère et votre père vous conçoivent, qui vous êtes réellement, vous devez chercher la solitude, aller dans la forêt, cesser de parler et même cesser de penser en mots, écouter le grand silence. Alors, si vous avez de la chance, vous émergez de l’illusion que vous n’êtes que ce petit « moi », Untel ou Untel, et vous atteignez l’état de nirvana*, c’est-à-dire l’état de rupture, le soupir de soulagement. Vous découvrez que vous n’êtes pas obligé de survivre, vous pouvez survivre, bien sûr, mais ce n’est pas obligatoire, parce que vous prenez conscience que ce que vous êtes réellement, n’a pas à survivre parce c’est ce qui est. Le vrai vous, c’est cela. Dans la culture indienne, qui n’est pas une culture de chasseurs-cueilleurs mais une culture établie et sédentaire, il y a des prêtres, mais il y a aussi quelque chose au-delà des prêtres. Quand un homme ou une femme a accompli tous ses devoirs sociaux et familiaux, il est normal qu’il ou elle s’éloigne de la société et devienne ce qu’on appelle un habitant

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de la forêt. C’est presque comme retourner à l’état de chasseur-cueilleur. Les personnes âgées abandonnent leurs occupations mondaines et transmettent leurs possessions à leurs enfants pour devenir sramana, c’est-à-dire « personne », ils renoncent à leur nom, l’étiquette qui les définit dans la société, en termes de caste ou de classe. Ils deviennent des hors classes. Voilà pourquoi, l’hindouisme et le bouddhisme ne sont pas des religions au sens strict. Un sramana n’a pas d’étiquette, c’est une bouteille sans étiquette. A l’époque du Bouddha, aux alentours de 600 avant J-C, le système social hindou était devenu décadent. On ne sait pas clairement ce qu’il s’est passé, mais, pour de nombreuses raisons, une réforme était nécessaire. Le jeune homme qui allait devenir le Bouddha était très préoccupé par les difficultés auxquelles nous sommes tous confrontés. Le problème de la souffrance et celui de savoir quelle est la signification de cet univers dans lequel nous vivons. Il décida d’appliquer les méthodes utilisées à l’époque par les sramana, les habitants de la forêt. La principale de ces méthodes consistait alors à s’imposer une discipline ascétique. Jeûne, pratiques méditatives très contraignantes, probablement auto-flagellation… toutes sortes de choses de ce genre. On dit qu’il a pratiqué ces austérités pendant sept ans, mais il a compris qu’elles ne le mèneraient pas à la libération. Les autres le savaient aussi, mais ils pensaient échouer par défaut de sévérité avec eux-mêmes. Il décida donc de s’engager sur la voie du milieu, la voie qui mène à la libération de la course du rat. Ni austérité, ni quête du plaisir. Le Bouddha s’est éveillé au moment où il a renoncé à tout cela. Qu‘est-ce que cela signifie ? Cela veut dire qu’à cette époque, la voie de la libération était devenue comme une compétition. On appelle cela l’attitude du « Je suis plus saint que toi ». On constate encore cela de nos jours avec les Américains qui se rendent au Japon pour étudier le bouddhisme zen. De retour chez eux, ils se vantent de la discipline sévère qu’ils ont endurée, disant qu’ils restaient en méditation pendant dix heures, une bien meilleure performance que le collègue qui ne restait assis que pendant cinq heures. Il y a toujours cette tendance à la compétition, avec les autres ou avec soi-même. Mais, quand vous faites cela, vous retombez dans la cage de l’écureuil. Le mieux que vous puissiez alors espérer est d’atteindre le royaume des deva. L’ascétisme peut aussi vous conduire aux enfers. Lisez Thaïs, le roman d’Anatole France (1844-1924). La voie du milieu est en réalité celle qui ne peut pas être suivie. Parce que l’élève dit au maître : « Mais alors, quelle est l’attitude correcte ? » Et le maître répond : « Pourquoi veux-tu savoir quelle est l’attitude correcte ? »

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L’élève répond : « Je voudrais savoir quelle est l’attitude correcte parce que je ne me sens pas bien. Je n’ai pas la paix de l’esprit. » « Pourquoi veux-tu la paix de l’esprit ? » demande le maître. « Parce que mon esprit est perturbé », répond l’élève. Autrement dit, toi, avec ton esprit perturbé, tu veux trouver la paix, mais ta quête pour la paix de l’esprit n’est rien d’autre qu’avoir l’esprit perturbé. Si ton esprit n’était pas perturbé, tu ne rechercherais pas la paix. « Mais alors, comment apaiser mon esprit ? » « Pourquoi veux-tu apaiser ton esprit ? » « Parce qu’il est perturbé. » Vous voyez la situation ? De cette manière, par ce dialogue, le maître, le gourou, ramène son élève vers le centre. Voilà l’essentiel. Tout enseignement bouddhiste est un dialogue. C’est ce qu’il faut retenir, le bouddhisme est un dialogue, son enseignement est une méthode, pas une doctrine. Cet enseignement est résumé dans ce qu’on appelle « les quatre nobles vérités » : la vérité de la souffrance, la vérité sur l’origine de la souffrance, la vérité sur la cessation de la souffrance et la vérité sur la voie vers la cessation de la souffrance. Dukha est le mot sanscrit que l’on traduit par souffrance, discordance, frustration… La souffrance est la raison pour laquelle on se met en quête d’un maître spirituel, d’un sauveur. J’ai mal et je ne veux plus avoir mal. C’est le problème universel. Donc, le maître répond à cette demande en disant : « Tu souffres parce que tu désires. » Trishna, un mot qui est à la racine du mot anglais thirst, soif, désigne le désir, l’avidité. C’est la cause de la souffrance. Deuxième vérité. Donc le bouddhiste analyse cela, il voit que le monde est dukha, il n’est que frustration. Il est aussi caractérisé par l’impermanence, anitia, et par la vacuité*, sunyata*, ce qui veut dire que rien n’existe de manière séparée, indépendante. Tout n’existe qu’en relation avec le reste. Il n’y a pas de choses séparées, de moi individuel, d’âme, d’ego*. Essayer de s’accrocher à ce monde impermanent, essayer d’avoir un moi séparé et le protéger, tout cela est trishna, la cause de dukha. L’élève dit alors à son maître : « Comment me libérer de trishna ? Si le désir est la cause de la souffrance, comment faire pour ne plus désirer et ainsi ne plus souffrir ? » Et le maître lui répond : « Essaie. » Ceci est la première étape de la discipline, essayer de ne plus désirer, de calmer son esprit, de se libérer des pensées négatives, des émotions perturbatrices, des passions, des appétits immodérés et parvenir à l’équanimité.

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L’élève pratique donc cela, ce qui exige une discipline difficile et ardue. Et il voit son maître le regarder avec une expression étrange. Il sait, bien sûr, ou croit savoir, que son maître lit parfaitement dans ses pensées. Parce que cela se passe ainsi en Inde. On se rend auprès du maître. Celui-ci est assis sous un arbre, en train de fumer une cigarette ou une pipe et tous ses élèves sont assis jambes croisées autour de lui et ils méditent. Parfois, le maître médite aussi. Et parfois, ils surprennent son regard et se disent : « Oh, oh, le maître sait à quoi je pense. » (Rires) Parce qu’il est omniscient et qu’il voit tout. Cela les perturbe complètement. Le maître bouddhiste ou hindou fait cela délibérément, ce qui fait naître un problème insoluble dans l’esprit du disciple. Si vous voulez mettre fin au désir pour ne plus souffrir, n’êtes-vous pas encore en train de désirer de mettre fin au désir ? Et l’élève qui a compris cela demande au maître : « Comment supprimer le désir de mettre fin au désir ? » Le maître peut alors l’attirer dans un piège merveilleux. Il peut l’entraîner dans plusieurs directions. Il peut lui dire : « N’essaie pas de supprimer tout désir, mais efforce-toi de supprimer autant de désir que possible. » L‘élève se dit, je suis un peu excessif en désirant supprimer le désir, et le maître lui conseille d’être un peu moins excessif. En suivant ce processus, vous êtes ramené vers le centre, vous êtes renvoyé à votre moi réel, vous êtes incité à vous accepter vous-même, tel que vous êtes ici et maintenant. Mais, vous ne pouvez pas faire cela directement. Parce que si vous essayez de vous accepter vous-même, vous constaterez qu’il y a toujours un blocage, un refus des choses et vous devrez l’accepter. Et le maître dira à son élève : « N’essaie pas de t’accepter toi-même plus que tu ne peux t’accepter toi-même. Car en faisant cela tu acceptes aussi la part de toi-même qui n’accepte pas. » Le maître pourrait aussi dire à l’élève : « Tu as compris que désirer de ne plus désirer n’est qu’une autre forme de désir. » Par exemple, vous essayez de vous débarrasser de vos appétits sensuels. Vous décidez de laisser tomber l’alcool, les femmes, le foie gras ou quoi que ce soit, vous pensez : « Je dois le faire. » Mais, finalement, vous prenez conscience de la fierté que vous allez ressentir d’avoir réussi à maîtriser vos appétits, et vous commencez à vous appuyer là-dessus. Alors, le maître dit : « Comprends-tu que tu es toujours dans le même pétrin ? Avant, tu recherchais la sécurité spirituelle dans l’alcool, les femmes, etc., maintenant tu la recherches dans la sainteté. Avant, tu étais lié par des chaînes en fer, à présent elles sont en or. Avant, tu te vantais devant tes amis du nombre de péchés que tu commettais, désormais tu te vantes devant le Seigneur de toutes les vertus que tu possèdes. Même piège. Pourquoi fais-tu cela ? »

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Finalement, l’élève comprend qu’il n’y a aucun moyen de ne pas désirer. Même le désir de ne pas désirer est un désir. Même s’efforcer de s’accepter soi-même est une façon d’essayer d’échapper à soi-même. Telle est la façon dont le dialogue bouddhiste fonctionne. Naturellement, je résume énormément. De manière à vous donner un aperçu de l’ensemble. Ce qu’il se passe entre le maître et l’élève, entre le Bouddha et ses disciples, n’est pas seulement un dialogue, il y a le dialogue verbal, oui, mais tout cela se déroule sur une longue période pendant laquelle l’élève pratique aussi la méditation. Il fait des efforts pour contrôler son esprit et ses émotions. Il pratique également des exercices bouddhistes équivalant au yoga. En parallèle à la discussion intellectuelle, il y a la dévotion totale d’un être à une quête. Matin, midi et soir. Tout cela exige un énorme investissement psychique et physique et l’élève se sent de plus en plus frustré. Tandis que le piège se referme sur lui, il prend conscience qu’il est impossible d’agir comme il faut, parce qu’on le fait toujours pour la mauvaise raison. Quand l’homme mauvais utilise les bons moyens, ils donnent de mauvais résultats. Il y a bien quelque chose à faire pour atteindre la libération, ce que les chrétiens appelleraient l’union avec Dieu, à condition de pouvoir le faire. Mais, les chrétiens diront que l’on ne peut pas, à cause du péché originel, lequel a rendu l’homme essentiellement égoïste. Et l’on ne peut pas ne plus être égoïste pour une raison égoïste. Et l’on n’a en fait que des motivations égoïstes. Ainsi, le maître prend son élève dans un piège où il se retrouve totalement impuissant. Non seulement, il ne peut rien faire pour être sauvé, mais il est tout aussi incapable de ne rien faire. On pourrait lui dire : « Tu ne dois rien faire. Tu dois rester totalement passif. » Mais, c’est impossible, parce qu’en essayant de rester passif on fait encore quelque chose. On parvient alors à cette situation que l’on appelle dans le bouddhiste zen « un moustique essayant de piquer un taureau en bronze », ce que l’on pourrait traduire par « quand la force irrésistible tente de mouvoir l’objet immuable ». Il faut faire quelque chose, mais cela est tout simplement impossible. Dans cet état de frustration extrême, il y a l’opportunité de comprendre la situation, de comprendre la signification de : « Je ne peux rien faire, mais je ne peux pas non plus ne rien faire. » L’explication est que le moi séparé que vous pensiez être, n’est qu’une illusion.

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Voilà pourquoi il ne peut à la fois rien faire et ne rien faire. Qu’est-ce-que notre moi, notre ego* ? A un moment de l’histoire de l’humanité, il y a peut-être trois, quatre ou cinq mille ans, nous avons développé la conscience de nous-même d’une façon étrange. Nous avons réalisé qu’en dirigeant notre pensée, nous allions pouvoir contrôler notre environnement. Admettons qu’à cette époque reculée, les êtres humains ne réfléchissaient pas et qu’ils n’en faisaient qu’à leur tête. Quand ils avaient faim, ils mangeaient, quand ils avaient soif, ils buvaient, quand ils étaient en colère ils cassaient quelque chose ou frappaient quelqu’un, quand ils étaient heureux, ils dansaient. C’était bien, personne n’avait de problème alors. Un bébé est dans le même état aujourd’hui. Peut-être que vous vous trompez, peut-être que ce que vous faites est totalement déplacé et le tigre vous dévore. Mais, ce n’est pas grave, pourvu que vous n’ayez pas passé votre vie avant cela à vous en inquiéter et en avoir peur. Tout le monde meurt. Et mourir d’un coup comme ça, c’est ainsi. Vous ne passez pas votre vie à vous soucier de votre mort. Vous ne passez pas votre temps à craindre de tomber malade avant de tomber malade. Et quand vous voyez que vous évoluez à ce niveau de comportement entièrement spontané, non prémédité, c’est l’âge d’or. Nous sommes nostalgiques de l’âge d’or parce que c’était le temps de l’irresponsabilité. Mais, quand les gens ont découvert qu’ils pouvaient préparer le futur, qu’ils pouvaient s’occuper des choses, en prendre soin, et diriger tout, l’anxiété est apparue immédiatement. Ce fut la chute de l’homme. Au moment même où vous agissez ainsi, vous pensez : « Après réflexion, et après avoir pris telle ou telle décision, ai-je bien suffisamment réfléchi, ai-je pris la bonne décision ? » C’est une question épouvantable. Vous sortez de chez vous, mais quelques centaines de mètres plus loin, vous vous dites : « Est-ce que j’ai fermé le gaz ? Je crois l’avoir fait, mais je n’en suis pas certain. » Vous retournez chez vous pour vérifier. Ouf, le gaz était bien fermé. Et vous ressortez. Mais, soudain, un doute vous prend et vous pensez : « Je me demande si j’ai vraiment bien vérifié. » Finalement, vous ne vous en sortez pas, vous êtes piégé. Vous voyez que ceci est le problème de tous les êtres conscients. On a le sens des responsabilités, puis on se sent responsable d’être responsable, puis d’être responsable d’être responsable d’être responsable… Et cela ne finit jamais. Donc, tout le monde voudrait revenir à l’âge d’or.

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Mais, on se dit, si s’agissais à ma guise et que j’étais totalement spontané, le ciel seul sait ce qu’il pourrait se passer. C’est drôle. Pourquoi ne pouvez-vous pas vous comporter ainsi ? Jésus disait : « Ne pensez pas au lendemain, ne soyez pas anxieux ». Mais qui peut faire ça ? Personne ne peut. Et pourtant, personne ne peut être Dieu. Personne ne peut rendre la vie meilleure en se montrant responsable. Parce que tout ce que vous gagnez par là, vous le perdez en même temps. En étant responsables, nous avons créé la civilisation, la médecine, l’aide aux pauvres, et tout… Mais quel casse-tête cela a entraîné ! En résolvant nos problèmes nous en créons de nouveaux. Chaque problème résolu en fait naître dix autres. Je ne suis pas en train de vous dire de ne pas faire ça, mais ne croyez pas que c’est ainsi que vous allez vous en sortir. On peut certes régler certains problèmes par la technologie, mais elle ne résout rien au fond. Et quand vous réalisez enfin que votre situation, en tant qu’être humain, est totalement insoluble, qu’il n’y a pas de réponse, et que vous cessez de chercher une réponse, c’est le soupir de soulagement, c’est le nirvana*.

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Introduction à la méditation Une personne qui pense sans arrêt ne pense à rien d’autre qu’à ses pensées et perd le contact avec la réalité. Elle vit dans un monde d’illusions. Par « pensées », je veux dire bavardage sous un crâne, répétition perpétuelle et compulsive de mots, de suppositions, de calculs. Je ne dis pas qu’il est mauvais de penser. Comme tout, c’est utile à dose modérée. La pensée est un bon serviteur, mais un mauvais maître. Ce qu’on appelle les gens civilisés deviennent de plus en plus fous et s’autodétruisent, parce qu’en pensant de manière excessive, ils perdent le contact avec la réalité. C’est à dire que nous confondons des signes, des mots, des nombres, des symboles et des idées avec le monde réel. La plupart d’entre nous préfèrent posséder de l’argent plutôt qu’une richesse tangible et les grandes occasions sont gâchées car on préfère les photographier ou en lire le compte rendu le lendemain dans les journaux. C’est apparemment plus amusant que l’événement lui-même. C’est un désastre, car, à force de confondre le monde naturel réel avec de simples signes, comme des relevés bancaires ou des contrats, nous détruisons la Nature. Nous sommes si prisonniers de notre esprit, que nous avons perdu l’usage de nos sens. Il est temps de se réveiller. Qu’est-ce que la réalité ? A l’évidence, personne ne peut le dire, parce que ce ne sont pas des mots. Ce n’est pas matériel, c’est juste une idée. Ce n’est pas spirituel, c’est aussi une idée, un symbole. La réalité, c’est cela (son d’un bol tibétain). Comprenez que toute personne considérée comme une autorité en matière de spiritualité ou de psychologie, n‘a cette autorité que parce que vous la lui accordez. Comment le savoir ? Par exemple, si, comme un protestant fondamentaliste, vous dites que vous croyez en la Bible, que la Bible a été inspirée ou, vous pourriez dire, comme un chrétien plus modéré, que Jésus-Christ est le plus grand être ayant jamais vécu sur terre, mais comment le savezvous ? C’est seulement votre opinion. Il se peut que vous ayez été approchés par des personnes qui vous ont impressionné et vous avez accepté ce qu’ils vous disaient.

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Donc, si vous pensez, j’aimerais devenir comme eux, ce n’est qu’une expression de votre façon d’être ce que vous êtes maintenant. Vous ne pouvez pas « sentir » “je voudrais devenir comme ça, comme cette autorité, comme le Christ…” Par conséquent, votre désir ou votre idéal de devenir comme le Christ n’est qu’un des appétits de votre quaking mess* (l’ego*, la personnalité sociale, les problèmes de la vie quotidienne…) Ne vous abusez pas vous-même. Il semble qu’il y ait un problème à propos de l’existence, à propos du fait d’être vivant. Une de nos pensées les plus basiques est notre instinct de survie. Pour cela, nous avons donc besoin d’argent pour acheter de la nourriture. En même temps, nous savons que nous n’allons pas tenir très longtemps ainsi et qu’après un certain nombre d’années, nous allons mourir, ce que nous appelons « je » va se trouver comme en sommeil, en sommeil profond, sans rêves. Mais, entretemps, nous allons peut-être subir les pires souffrances, pas seulement les douleurs physiques de la maladie ou d’une blessure, mais la souffrance de la peur de l’échec, de la responsabilité à l’égard des êtres qui dépendent de nous… Nous souffrons aussi des souffrances ou de la mort d’autrui parce que nous sommes sensibles et que notre imagination provoque des réponses chimiques dans notre organisme. Ces problèmes ne peuvent pas être résolus de manière physique. Nous ne pouvons pas espérer que les progrès de la médecine seront tels pendant notre vie qu’ils vont nous permettre d’échapper à la mort. Nous ne nous attendons pas non plus sérieusement à ce que les êtres humains se montrent bienveillants les uns envers les autres et qu’ils renoncent à la guerre et aux horreurs de ce genre, le racisme, etc. Nous n’envisageons pas sérieusement de découvrir une façon de nous protéger en absorbant une quelconque panacée contre toutes les maladies et les douleurs possibles. Nous nous disons donc qu’il y a peut-être un autre moyen d’échapper à tout ça. Si nous ne pouvons pas résoudre ces problèmes par des moyens techniques, nous pourrions peut-être les résoudre au niveau psychologique ou spirituel et nous nous mettons en quête de maîtres spirituels, d’experts en psychologie. Mais, si l’on y regarde de plus près, on voit que le fait de vouloir dépasser le quaking mess*, de s’en débarrasser, est précisément le quaking mess*. Ce qui nous gêne à propos de nous-même, c’est justement ce que nous faisons pour le dépasser. Autrement dit, l’activité que nous déployons dans ce but est précisément ce désordre. Donc, la question se pose : que puis-je faire ? Comment puis-je passer du quaking mess* à l’état d’esprit du vrai mystique ?

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Si vous êtes le quaking mess*, il n’y a évidemment rien à faire pour transformer votre esprit. Alors, vous prenez conscience que tout est faux, que vos idéaux ne sont que des tentatives du quaking mess* de se séparer de lui-même. Vous pensez qu’il est absolument nécessaire de vous différencier de ce que vous êtes, mais vous réalisez que c’est impossible car, étant comme je suis, je ne peux pas être différent. En d’autres termes, je sais que je ne devrais pas être égoïste et j’aimerais beaucoup devenir une personne altruiste. Mais, la raison pour laquelle je voudrais être altruiste est que je suis très égoïste et que je m’estimerais plus si je ne l’étais pas. Je sais que je devrais adorer Dieu, parce que Dieu est le Big Boss et qu’il est préférable d’être de son côté. Parce que je recherche la sécurité de mon corps spirituel. On ne peut rien y faire, et pourtant il faut faire quelque chose, c’est évident. Mais, vous réalisez, quand vous vous examinez vraiment vous-même, que vous n’y pouvez rien. Donc, ceci est notre point de départ. Nous réalisons que nous ne pouvons rien être d’autre que ce que nous sommes, ce crazy mess* qui a tant de capacité pour l’horreur. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une voie sans issue, d’une impasse, comme on pourrait le croire. Observez l’écoulement de l’eau quand elle traverse une terre, vous verrez qu’elle se divise comme les doigts d’une main, certains courants s’arrêtent parce qu’ils sont sur une voie sans issue. L’eau cesse alors de couler, elle monte simplement avant de trouver une nouvelle voie où aller, mais sans jamais le moindre effort. Elle n’utilise que son propre poids. Elle suit toujours la ligne de moindre résistance et, finalement, trouve son chemin. Nous devons faire pareil. Seulement, cela nous fait honte. Quand nous arrivons dans un cul-de-sac, nous pensons : « Oh, je me suis trompé, j’ai échoué. » Supposez que l’eau qui se trouve bloquée par une terre trop haute dise : « J’ai échoué », ce serait de l’eau névrotique, n’est-ce pas ? (Rires) En fait, elle trouvera toujours une issue. Donc, quand vous prenez conscience qu’il n’existe aucun moyen de vous transformer, de devenir cet être sans peur, joyeux, divin, cela ne doit pas vous déprimer. C’est une information extrêmement importante, parce que, de même que la terre dit à l’eau qu’elle se trompe de chemin, il y en a un autre, essaie par-là, la vie vous dit que vous vous trompez de chemin. Le message est que vous ne pouvez pas vous transformer, car le « vous » qui se croit capable de se transformer lui-même n’existe pas. Autrement dit, un ego*, un « je » séparé de mes émotions, de mes pensées, mes sentiments, mes expériences, supposé les contrôler, ne le peut pas parce qu’il n’existe pas. Dès que vous avez compris cela, vous aurez énormément progressé.

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Quel sens donnez-vous au mot « Je » ? Moi, moi-même, ma personnalité, mon ego*, qu’est-ce que c’est ? D’abord, c’est composé de ce que les autres vous ont appris de vous-même, qui vous êtes, comment ils se comportent à votre égard et l’impression qu’ils vous ont donnée sur le type de personne que vous êtes. Ajoutez-y votre éducation, votre style de vie, etc. Mais, c’est juste une image, une idée, c’est ce que vous croyez être. En fait, vous n’êtes pas cela. Vous êtes d’abord un organisme physique et psychologique, mais un organisme ne peut exister comme un objet séparé, de même qu’une fleur ne peut pas exister sans la plante, sans ses racines, sans la terre. De la même manière, bien que nous ne soyons pas fixés au sol, nous sommes néanmoins inséparables d’un immense contexte social, lequel commence avec nos parents, nos proches, les gens avec qui nous travaillons, il est absolument impossible de nous couper d’un environnement social et, plus encore, de l’environnement naturel. Nous sommes Cela. Il n’est pas possible de tracer une frontière entre cet organisme et ce qui l’entoure. Pourtant, l’image que nous avons de nous-même ne tient pas compte de toutes ces connexions. Notre idée de notre personnalité ne contient aucune information sur notre hypothalamus, sur la glande pinéale, sur la façon dont nous respirons, comment notre cœur bat et notre sang circule dans nos veines, sur la manière dont nous parvenons à créer des phrases… Comment sommes-nous conscients, comment ouvrons-nous ou fermons la main ? L’image que nous avons de nous-même ne contient rien de tout ça, c’est donc à l’évidence une image faussée et incomplète. Malgré cela, nous pensons vraiment que l’image de nous-même repose sur quelque chose, parce que nous avons l’impression très forte que « je » existe. Et ce n’est pas juste une idée, c’est une sensation, c’est là, c’est substantiel. Alors, qu’est-ce que c’est ? Que ressent-on quand, par exemple, on est assis par terre, on sent que le sol est là, solide et bien réel ? Dans quelle partie de votre corps sentez-vous votre moi, le vrai « Je » qui existe ? Cette sensation correspond à l’image de nous-même, c’est une tension musculaire chronique, laquelle n’a aucune fonction utile. Quand vous essayez de vous concentrer, que faites-vous ?

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Quand j’étais petit, à l’école, j’avais pour voisin un garçon qui avait beaucoup de mal à lire. Quand il travaillait sur son cahier, il grognait et contractait tous ses muscles, comme s’il devait porter un poids énorme. Le maître était très impressionné par ses efforts (Rires). Cela n’a évidemment rien à voir avec la façon dont notre esprit fonctionne. Si vous essayez de concentrer votre vue et que vous contractez vos muscles autour des yeux, vous serrez les mâchoires, cela ne fera que réduire votre vision, parce que si vous voulez voir quelque chose clairement, vous ne devez pas faire d’effort, vous devez simplement faire confiance à vos yeux et à votre système nerveux et les laisser fonctionner naturellement. Les nerfs ne travaillent pas de force, mais nous avons pourtant tous été formés à forcer notre activité nerveuse, notre concentration, notre mémoire, notre compréhension et même notre amour. Nous essayons de forcer tout cela avec nos muscles. Les hommes savent très bien qu’il n’est pas possible de se forcer à avoir une érection. Les femmes savent qu’elles ne peuvent pas se forcer à avoir un orgasme. Cela se produit, ou pas, et nous ne pouvons rien y changer en contractant nos muscles. Donc, la notion que nous avons de nous-même, notre ego*, est un mélange composé d’une image de nous-même qui ne correspond à aucune réalité tangible et d’une sensation futile de contraction musculaire. Ce que nous percevons comme étant nous-même n’est que le mariage d’une illusion et d’une futilité. (Rires) Donc, que sommes-nous ? D’un point de vue scientifique, nous sommes notre organisme, à propos duquel nous savons très peu de choses, et cet organisme est inséparable de son environnement. Nous sommes donc un « organisme-environnement », en d’autres termes nous sommes rien de moins que l’univers. Chacun d’entre nous est l’univers exprimé ici et maintenant. Nous sommes des ouvertures au travers desquelles l’univers se regarde lui-même. Quand vous vous sentez comme un petit étranger isolé, confronté à tout cela, vous vous trompez, c’est l’inverse qui est vrai. Vous êtes le monde entier qui a toujours été là et le sera toujours. Et comme, nous avons ici, sous la peau, des nerfs qui nous permettent de sentir, nous sommes nous-mêmes de petites terminaisons nerveuses capables de voir ce qu’il se passe. Tout comme les yeux servent le corps et l’aident à trouver son chemin, nous servons l’univers qui s’explore lui-même. C’est notre fonction dans tout cela en tant qu’êtres humains.

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Pourtant, cela ne correspond pas à ce que nous ressentons. Nous sentons tout le contraire. Je ne suis qu’une petite chose explorant l’immense univers et essayant d’en tirer quelque chose. Et je sais que j’échouerai de toute façon parce que je dois mourir un jour. Alors, nous sommes tous fondamentalement déprimés. Je pense à tous ces fantasmes sur ce qu’il va se passer quand nous serons morts. Que va-t-il se passer quand vous serez mort ? Vous pensez à « vous ». Mais, si vous êtes en réalité l’univers, cette question n’a pas de sens. Vous n’êtes jamais né et vous ne mourrez jamais. Parce que tout ce qui est, c’est vous. Et cela devrait être absolument évident, mais ça ne l’est pas du tout. Cela devrait être la chose la plus simple du monde, que vous, le « je » est ce qui a toujours été et sera toujours pour l’éternité. Mais, nous avons été embrouillés par les religieux, par les politiciens, par les pères et les mères, toutes sortes de gens qui sont là pour nous dire : « Tu n’es pas ça ! » Et nous les croyons. Donc, si je peux résumer, de manière très négative, je vous dirais que vous ne pouvez rien faire pour changer, pour devenir meilleur, pour être plus heureux, pour être plus serein, pour devenir un mystique ou quelque chose comme ça… Si je vous dis que vous ne pouvez rien faire, pouvez-vous comprendre cette annonce négative d’une façon positive ? En fait, ce que je veux dire, c’est que vous n’en avez pas besoin. Parce que si nous nous voyons nous-mêmes de manière correcte, nous sommes tous des phénomènes extraordinaires de la Nature, comme les arbres, les torrents, la forme d’une flamme, la disposition des étoiles, la forme d’une galaxie… Nous sommes exactement comme ça. Tout va bien chez vous, vous êtes normal, sauf qu’après le lavage de cerveau politique et social, vous pensez toujours avoir fait quelque chose de mal. Je voudrais vous délivrer de ce sentiment de culpabilité. Je voudrais vous expliquer que vous ne devriez pas vous sentir coupable de vous sentir coupable. (Rires)

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On vous a appris cela quand vous étiez enfant, il faut se sentir coupable, et vous vous sentez coupable. Et quelqu’un arrive et vous dit, mais non, vous ne devriez pas vous sentir coupable, ce n’est pas la question. En fait, je ne dis pas que vous ne devriez pas, je dis seulement que vous ne devriez pas vous en soucier. Vous allez me répondre que vous ne pouvez pas vous en empêcher. Je vous dirai Ok, allez-y, faites-vous du mouron. C’est le principe du judo, c’est-à-dire la « voie douce ». Suivez-la. Donc, c’est le début de la méditation. Vous ne savez pas ce que vous devez faire, ni ce que vous pouvez faire. Mais, vous pouvez observer, tout simplement observer ce qu’il se passe. Disons que quelqu’un joue de la musique, vous écoutez, vous suivez les sons et, finalement, vous comprenez le sens de cette musique. Il ne peut être exprimé par des mots, parce que la musique n’est pas des mots, mais, après avoir écouté quelque musique que ce soit, vous en comprendrez le sens et celui-ci sera la musique elle-même. Et donc, exactement de la même manière, nous pouvons écouter toutes les expériences, car ce ne sont toujours que des vibrations qui nous parviennent. En fait, non, elles ne nous parviennent pas, nous sommes ces vibrations. Nous et tout le reste, c’est pareil. Tout n’est qu’un immense champ de vibrations sur différentes bandes du spectre. Vibrations visuelles, vibrations émotionnelles, vibrations tactiles, vibrations sonores, tout cela est entremêlé pour former un motif qui est lui-même l’image de ce que vous ressentez. Par conséquent, au lieu de vous dire : « Que puis-je faire ? » - car qui sait quoi faire ? pour savoir quoi faire, il faudrait tout connaître, tout savoir -, la seule chose que vous puissiez faire pour commencer, c’est observer. Observer ce qu’il se passe, pas seulement à l’extérieur, mais également ce qu’il se passe à l’intérieur. Considérez vos propres pensées, vos propres réactions, vos propres émotions relatives à ce qu’il se passe extérieurement, comme si ces réactions intérieures étaient aussi des éléments extérieurs. Observez-les simplement. Vous pouvez trouver cela difficile, ennuyeux. Disons que vous êtes assis, immobile, et que vous vous contentez d’observer ce qu’il se passe. Tous les sons extérieurs, toutes les différentes formes que vous pouvez voir, toutes les sensations sur votre peau et à l’intérieur de votre corps, les pensées qui vous passent par la tête, je dois écrire une lettre à Untel, j’aurais dû faire ceci ou cela, toutes les factures que j’ai reçues… Contentez-vous d’observer. Vous allez dire que c’est très ennuyeux. Mais qu’est-ce qui vous fait penser cela ? « Je ferais mieux de faire autre chose. »

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D’où vient cette sensation, de quelle partie de votre corps ? Est-ce ici, là, sous la plante de vos pieds, d’où vient cette sensation d’ennui ? C’est très intéressant d’essayer de comprendre cela. Donc, vous observez, tout simplement, tout ce qu’il se passe, sans essayer d’y changer quoi que ce soit, sans juger, en bien ou en mal... C’est le principe de base de la méditation.

*** Nous savons tous ce qu’est la réalité, mais nous ne pouvons pas la décrire. Nous savons tous que notre cœur bat et que notre squelette s’est développé, mais nous ignorons comment cela se produit. On considère généralement tout ce qui touche à la religion avec beaucoup de sérieux. Vous devez comprendre que je ne suis pas un homme sérieux. Je suis sincère, mais pas sérieux, parce que je ne pense pas que l’univers soit sérieux. Les problèmes du monde viennent très largement du fait que les êtres se prennent trop au sérieux. Vous devenez sérieux quand vous pensez que quelque chose est terriblement important, et l’on ne pense que quelque chose est terriblement important que si l’on a peur de le perdre. Et si l’on a peur de le perdre, cela ne vaut pas la peine de l’avoir. Les gens qui s’accrochent à la vie par peur de la mort apprennent à leurs enfants à faire pareil, lesquels apprendront ensuite à leurs propres enfants à vivre ainsi, et cela continue toujours… Si vous étiez Dieu, seriez-vous sérieux ? Voudriez-vous que les gens vous considèrent comme étant sérieux ? Voudriez-vous que l’on vous prie ? Pensez à tout ce que les gens demandent dans leurs prières. Aimeriez-vous entendre tout ça sans arrêt ? (Rires) Encourageriez-vous cela ? De la même manière, la méditation est différente de ce que les gens sont supposés prendre au sérieux, parce qu’elle n’a aucun but. Pratiquer la méditation, ce n’est pas comme s’entraîner au tir ou à jouer du piano, ce que l’on fait pour s’améliorer et essayer d’atteindre une certaine perfection. On ne pratique pas la méditation ainsi, sinon ce n’est plus de la méditation.

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Le temps est au cœur du processus d’apprentissage. Dans la méditation, il n’a aucun rôle, parce qu’elle est uniquement centrée sur le présent. On peut certes constater un certain progrès, mais à la manière dont une plante pousse. Il était une fois, en Chine, une famille de paysans réunie autour du dîner. Le fils aîné arriva en retard. On lui demanda : « Pourquoi es-tu en retard ? » Il répondit : « J’étais en train d’aider le blé à pousser. » Le lendemain matin, quand ils sortirent de la maison, le blé était mort. Le fils avait tiré un peu sur chaque tige. Tout est parfait dans le développement d’une plante. Il n’y a aucune notion de progrès dans la transformation d’un gland en chêne. Le gland est parfait, le cycle est parfait et le chêne est parfait et, à son tour, il produit des glands parfaits. A chaque étape, tout est là, comme dans le déroulement d’une composition musicale. Cela arrive et ne peut pas être autrement. C’est pareil pour la méditation, exactement pareil. C’est pourquoi, on ne devrait pas parler de débutants ni d’experts. Il faudrait utiliser un nouveau vocabulaire. C’est très difficile d’évoquer de telles choses dans le contexte de notre monde de concurrence, de faire naître l’idée de faire quelque chose sans en espérer le moindre fruit, parce que, au fond, il n’y a personne pour obtenir ce fruit. Il n’y a pas d’expérimentateur séparé de l’expérience, il n’y a donc rien à obtenir de la vie ou de la méditation. Nous avons ici une sorte de loi de l’effort inversé. Quand on parle de technique, cela entraîne une notion de maîtrise. Si vous jouez d’un instrument de musique, la technique est très importante pour produire un son agréable, mais si la technique est forcée, cela s’entendra. C’est pourquoi, il ne faut jamais se presser ni forcer quoi que ce soit. On atteindra alors un niveau auquel l’instrument semble jouer tout seul. C’est à ce moment que l’on joue correctement. On pourrait dire, comme les chrétiens, que la dévotion est inspirée par le Saint-Esprit. Quand les moines chantent, c’est l’Esprit saint qui chante par leurs voix. Ils sont les instruments du Saint-Esprit. Cela a une signification précise et technique, parce qu’il y a une manière de respirer pour produire des sons qui se fait par elle-même, vous ne faites rien. Et l’on appelle cette façon de produire des sons « Saint-Esprit ». En fait, c’est une question de respiration. La respiration est une activité intéressante, parce qu’elle est à la fois un acte volontaire et un événement involontaire.

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Vous pouvez effectuer un exercice de respiration et sentir que « vous » respirez, de la même façon que vous marchez. Mais, vous respirez tout le temps, sans y penser, c’est donc un acte involontaire. La respiration nous montre l’unité entre les deux systèmes, volontaire et involontaire. Et donc, ce que le bouddhisme appelle anapanasati, signifie conscience de la respiration, observation de la respiration, ce qui est fondamental dans la méditation. La respiration se produit toute seule, mais ce qui est particulier à propos de la respiration, c’est que l’on peut s’associer à sa production et, grâce à cela, on peut faire des choses extraordinaires. Les nageurs le savent très bien, les chanteurs aussi, tous ceux qui font du sport savent l’importance de la respiration. Synchroniser ce que l’on fait avec sa respiration, c’est tout un art. C’est également le cas dans le tir à l’arc. Mais, la respiration profonde ne s’obtient pas par les muscles, elle utilise la gravitation, la pesanteur. C’est pourquoi, il faut se tenir droit. La raison est simple. Etre assis bien droit sur le sol est légèrement inconfortable, on ne va donc pas s’endormir, alors qu’un état d’esprit calme et tranquille entraîne facilement au sommeil. Ainsi, dans cette attitude, on observe simplement sa respiration, sans essayer de la modifier. Laissez-la aller et observez-la. En même temps, laissez vos oreilles écouter ce qu’elles ont envie d’écouter. Laissez l’air sortir naturellement, sans l’expulser. Et quand l’expiration s’achève, vous êtes dans le même état d’esprit que quand vous laissez votre corps s’affaler sur un lit très confortable. Puis, la respiration revient naturellement, ne la forcez pas. L’air « retombe » à l’intérieur de vos poumons… et ainsi de suite. Ne forcez jamais, ayez seulement la sensation que vous respirez grâce à la pesanteur. Puis, tandis que vous laissez votre expiration tomber, pensez à un son qui vous est agréable, une note qui s’harmonise avec votre voix et chantez-la. Nous devons sentir le son passer à travers nous sans le moindre effort. Vous ne chantez pas, c’est la note qui se chante elle-même par votre voix. Ne la préméditez pas, laissez-la surgir et bourdonner tranquillement sans y penser. Et quand je me remets à parler, écoutez simplement le son de ma voix, n’essayez pas de comprendre ce que je dis, votre cerveau s’en charge par lui-même. Laissez vos tympans répondre librement aux vibrations de l’air. Ne vous laissez pas perturber par des sons désagréables ou surprenants. Si, par exemple, le disque est un peu rayé, c’est ok. Détendez

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votre langue, laissez-la reposer dans la bouche, détendez votre visage, ne le froncez pas. Relaxez l’espace entre les yeux et laissez les vibrations de l’air jouer avec vos oreilles. Vous devez comprendre que, dans la méditation, on ne s’intéresse qu’à ce qui est, la réalité, rien d’autre. Le passé et le futur n’existent pas, il n’y a qu’un éternel présent. N’attendez donc aucun résultat de ce que vous faites. Ce ne serait plus une véritable méditation. Soyez simplement présent. Vivez le monde du son. C’est tout. Pouvez-vous sentir une différence entre ces sons d’un côté et vous-même de l’autre ? C’est l’état de conscience que l’on pourrait définir comme une forme primitive de samadhi*, c’est-à-dire que nous sommes joyeusement absorbés dans ce que nous faisons et nous nous oublions nous-même. On ne peut pas à la fois faire ça et s’inquiéter ou prendre les choses au sérieux. (Rires) Remarquez que, de nos jours, très peu de gens chantent. On a peur de sa voix. Les moines tibétains parviennent à un son d’une profondeur inouïe. La raison est qu’ils atteignent ainsi l’extrême de la vibration et explorent littéralement les profondeurs du son. Cela met dans un état de conscience très particulier. Vous ne bavardez plus avec votre conscience. Vous découvrez à quel point il est agréable de respirer et cela vous aide à améliorer la qualité du son que vous produisez. Vous penserez peut-être que rester assis à bourdonner gentiment n’importe quoi est une perte de temps. Mais qu’allez-vous faire du temps que vous allez gagner ? (Rires) Ce qu’il faut surtout comprendre est ce que j’appellerai « écoute attentive ». Très peu de gens écoutent réellement, parce que, au lieu de recevoir le son, ils le commentent et le jugent sans arrêt. Ainsi, le son n’est-il jamais vraiment entendu. Il faut le laisser nous envahir complètement, et alors nous obtenons cet état de samadhi* dans lequel nous devenons le son lui-même. Et cela signifie que vous abandonnez votre personnalité sociale énervée. Une des raisons pour lesquelles les gens ne chantent pas est qu’ils entendent tellement d’experts sur des disques ou à la radio. Ils ont honte de leur propre voix et se disent que cela n’a pas de sens de chanter car ils ne sont pas suffisamment bons pour ça. Mais cela veut dire

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qu’on ne devrait rien faire à moins d’être particulièrement doué pour ça. Ce qui est ridicule. Pensez aux enfants qui se soûlent à faire des tas de bruits bizarres avec leur bouche pour explorer les capacités de leur voix. C’est très amusant. (Rires)

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La Racine de tous les problèmes Nous devons prendre conscience à quel point nous sommes tous complètement ensorcelés par les mots. Nous passons notre vie à essayer de résoudre des problèmes créés uniquement par les mots. L’être humain est entravé par des liens très étranges. Il a inventé les mots, lesquels sont à l’évidence extrêmement utiles, mais, dans le même temps, il en paie le prix. Nous sommes à la fois servis et ensorcelés par les mots. On pourrait ainsi dire qu’être sous l’influence de maya, l’illusion, c’est être envoûté (spellbound), enchanté. Quand vous jetez un sort (a spell), vous le faites en épelant (spelling). (Rires) Vous voyez ? Vous faites de la magie avec des mots. Quand un magicien exécute un tour extraordinaire devant vous, il l’accompagne toujours d’un bavardage. Ses paroles sont destinées à détourner votre attention de ce qu’il fait. De la même manière, si quelqu’un veut vous hypnotiser… Il est très difficile d’hypnotiser quelqu’un en restant silencieux, mais très facile au contraire si vous lui parlez. On peut créer l’hypnose juste avec des mots. Et le sujet ne sait même pas qu’il est hypnotisé. (Rires) Tous les problèmes philosophiques et religieux sont liés au langage. Parce que, sans les mots, pas de problème. C’est la chose la plus extraordinaire. Vous croyez avoir besoin des mots pour résoudre vos problèmes. Vous pouvez ainsi communiquer avec les autres, les aider, etc. C’est vrai, dans une certaine mesure. Les mots peuvent résoudre certains problème pratiques comme : « Passe-moi le sel, s’il te plaît », « Avez-vous du feu ? » ou « Allons nous promener » ou encore « Et si nous allions au cinéma ce soir ? », etc. Tout cela peut être traité par des mots. Pourtant, quand on commence à creuser un peu dans les mots, on voit que l’on assigne des mots aux différents aspects de notre expérience. Le problème est que, sans les mots, on ne pourrait pas savoir ce qu’est un aspect. Nous pensons que le monde est différencié. Parce que nous voyons des formes différentes, diverses couleurs, divers mouvements. Et nous assignons des mots à ces différentiations. Et nous finissons par croire à la réalité des différentiations du monde.

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En fait, quand vous regardez un nuage, il est vrai qu’il a plusieurs bosses. Alors, on peut se poser la question : Combien de bosses un nuage a-t-il ? Et ces bosses, sont-elles la même chose que le nuage ou quelque chose de différent ? Cette question n’a pas de sens, car cela dépend simplement de votre mode de définition. Exactement de la même manière, ainsi qu’un nuage bouge et se transforme constamment, voyez une fumée de cigarette s’élevant dans l’air, imaginez ses volutes éclairées par un rayon de soleil, c’est merveilleux comme une arabesque maure, mais chaque volute de fumée est-elle une chose ? Est-ce un événement séparé ? Les bouddhistes voient le monde comme un voile de fumée. Tout est entraîné dans un flux ou flot. La différentiation des choses ne peut donc pas être durable, sauf à être purement abstraite, une construction intellectuelle. Le pouvoir des mots est tel qu’ils peuvent altérer vos sensations. On remarque cela chez les jeunes enfants. Ils sont totalement fascinés par les mots. Ils sont leurs principales causes de querelles. Les enfants sont également fascinés par le sens du temps des adultes. Un enfant doit passer par une éducation étrange. D’un côté, il a une énorme capacité à vivre dans le présent. Il peut se perdre complètement à jeter des cailloux dans l’eau et à admirer les ronds qu’ils font. Il peut passer des heures à faire des bruits bizarres ou des grimaces dans la glace. Mais, dès que l’enfant est en présence de ses parents, un système se met en place auquel l’enfant ne comprend rien. Les adultes jouent à un jeu dont l’enfant est exclu. On lui dit qu’il est trop jeune pour comprendre. Ils ne sont pas vraiment francs, parce qu’ils ne sont pas très clairs eux-mêmes. Nos règles fascinent les enfants, mais ils en sont constamment tenus à l’écart. Les enfants sont notamment intrigués par le temps parce qu’ils ont appris que les adultes sont toujours en attente de quelque chose. Vous voyez ? Il y a de grandes occasions, comme Noël, Pâques, Thanksgiving, le 14-Juillet, les feux d’artifice… et les anniversaires. Les enfants aimeraient pouvoir découper le calendrier pour en supprimer tous les jours ordinaires. Ils sont impatients de voir arriver la prochaine fête. Ils voudraient que les grandes occasions se succèdent l’une après l’autre, comme ça, boum, Noël, boum, l’anniversaire, boum, le 14-Juillet et le feu d’artifice… (Rires). Ils trépignent. Ils sont ensorcelés. Une autre chose que font les enfants, c’est de s’insulter et de se quereller à propos de leur genre. Fille ou garçon ? Il y a un véritable combat pour l’identité. Parce que les enfants sont

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extrêmement pointilleux sur le fait que l’on utilise le mot exact pour désigner telle ou telle chose. Le but principal de l’éducation d’un enfant est au fond de lui apprendre qui il est. Tous les enseignants, tous les adultes et tous les autres enfants leur rappellent constamment qui ils sont. Alors, ils finissent par les croire. Et l’on ne sait plus du tout qui l’on est, on croit être ce que les autres nous disent que l’on est. C’est plutôt marrant en fait, car nous nous disons toujours que nous sommes uniques au monde. Tu es différent de moi et il n’y en pas deux comme toi au monde. Pourtant, en même temps, nous exigeons un certain conformisme : « Tu dois être comme moi. » A la limite, tu es si différent que tu n’es même plus humain. Et, plus nous nous ressemblons, moins nous échangeons ensemble. Après tout, si tu es tout pareil que moi, nous n’avons rien à nous dire. Tu ne peux rien m’apprendre, puisque tu es comme moi. Tandis que si tu es vraiment différent, je vais découvrir quelque chose d’inconnu. Maya (l’illusion) est dans une très large mesure une création verbale. Les chats et les chiens n’ont pas de religion, autant que l’on sache. Ils ne vont pas à l’église, ils n’ont pas de graves problèmes philosophiques. C’est pourquoi l’on considère qu’ils ne sont pas civilisés. (Rires) En fait, non. Ils ont leurs propres systèmes, tout aussi compliqués que les nôtres. Mais, ils ne sont pas dépendants des mots. Les mots sont magiques ! « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu… » (Evangile selon Saint-Jean). Cela signifie que le monde réel, celui que vous voyez, n’a pas été créé par des mots. C’est le monde des choses séparées, des êtres séparés, des événements séparés, c’est ce monde-là qui a été créé par les mots. Cela est absolument fondamental pour comprendre sunyata*, le concept de vacuité* dans le bouddhisme mahayana*. En sanscrit sunya signifie vide et ta est un suffixe substantif. Sunyata*, vacuité*. Le monde entier est sunyata*. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien, cela signifie qu’il n’y a aucune « chose ». Cela veut dire que le monde n’est pas fait de choses ou d’événements distincts. Les choses sont les noms et les événements sont les verbes.

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Prenez un morceau de Nature. L’idée que c’est une chose n’est qu’une idée. Si je touche cette table, ce n’est pas une idée. Mais, ce n’est pas non plus une chose, parce que l’on peut se demander combien de choses est-ce en réalité. Cela dépend seulement de la manière dont on va la diviser. On peut dire qu’elle a un plateau et des pieds, ça fait déjà deux. Mais, le plateau est fait de planches assemblées, cela fait trois… Et que dire des vis et du vernis qui la recouvre ? Ce sont aussi des choses, n’est-ce pas ? Sans oublier les molécules qui constituent le bois, les protons, les électrons, ça fait combien de choses tout ça ? Il y en aura autant que vous puissiez l’imaginer. Parce qu’une chose est une unité de pensée. Une chose est une pensée. En anglais, thing (chose) et think (penser) se ressemblent, en allemand ding et denken, en latin res signifie chose et rear signifie penser, réifier, signifier. Par exemple, quand vous dites « l’éclair luit ». En réalité, la lumière est la même chose que l’éclair. On réifie ainsi une chose appelée « éclair » qui fait quelque chose appelé « luit ». On crée un fantôme. Un grand maître chinois, Linji, qui vivait sous la dynastie Tang, au neuvième siècle de notre ère, disait que son boulot d’enseignant bouddhiste consistait à faire sortir le fantôme qui est en vous. De vous exorciser, de rompre le charme… On comprend par conséquent que, dans la Nature, il n’y a ni choses, ni événements. C’est le concept de sunyata*. Les choses et les événements n’ont qu’une réalité verbale. La souffrance que cela provoque n’est pas réservée aux intellectuels. Tout le monde en souffre. Les personnes les moins cérébrales sont tout aussi sujettes à l’enchantement des mots et victimes de leur sorcellerie et de leur magie. Les enfants y échappent parfois, comme dans le conte des Habits neufs de l’empereur. C’est un enfant qui fait remarquer que l’empereur est nu et que les adultes se mystifient eux-mêmes avec des mots. Sunyata* est l’assertion selon laquelle, le monde réel, celui que l’on a coutume d’appeler le monde physique, ou le monde naturel, ou même le monde matériel, ne contient aucune chose ni aucun événement. Que les choses et les événements ne sont que des créations purement abstraites.

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Quand nous tentons de définir le monde réel, on parle du monde matériel. C’est très ambigu, car nous utilisons le mot matériel à double sens. Comme pour le mot responsable. Quand vous dites à quelqu’un qu’il est responsable, cela veut dire qu’il est libre et capable de prendre des décisions, mais, en même temps, cela signifie aussi qu’il devra respecter la loi, car il sera tenu pour responsable s’il prend une mauvaise décision. On lui dit à la fois qu’il est libre et qu’il est contraint. Voilà ce que la société impose aux enfants. Quand on leur dit qu’ils sont responsables, c’est comme si on leur disait qu’ils sont obligés d’être libres. Je ne dis pas que vous n’êtes pas libres, ce n’est pas la question. Vous l’êtes peut-être ou peut-être pas. Mais, dire à quelqu’un qu’il DOIT être libre, c’est une contradiction. Tout enfant est placé dans cette situation. D’une certaine manière, vous êtes indépendant de la société, et vous devez le croire parce que c’est ce qu’on vous a appris, mais, en même temps, vous êtes contraint par elle. Tout comme le mot « responsable », l’adjectif « matériel » a un double sens. Pour la plupart des gens, matériel s’applique à ce que l’on peut toucher, voir, etc. C’est-à-dire le monde réel. Mais, pour certains, le monde matériel est une illusion. Pour eux, le monde réel est spirituel. Dans la religion chrétienne ou dans le judaïsme Dieu est Esprit, quoi que ce terme puisse recouvrir. Et Dieu a créé le monde matériel, lequel est donc réel, mais d’un niveau de réalité inférieur à celui de la réalité spirituelle. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) estimait que le monde matériel avait une réalité contingente, par opposition à la réalité nécessaire. La réalité nécessaire étant la vraie réalité, celle qui existe par elle-même, celle qui possède ce que les théologiens chrétiens appellent l’ainsité*. Les bouddhistes utilisent le mot sanscrit svabhava, la nature propre, l’existence inhérente d’un être ou d’une chose. Mais, si l’on réfléchit un peu, que veut-on dire par « monde matériel » ? La racine du mot « matériel » est associée au mot sanscrit maya, l’illusion. Le mot « matière » est tiré de la racine sanscrite matr qui est également la racine du mot maya. A l’origine, maya veut dire mesurer, c’est un terme utilisé par les constructeurs quand ils établissent les fondations d’un édifice, autrement dit délimiter, mesurer une aire. Par conséquent, le mot « matériel » est ambigu.

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D’un côté, il désigne l’ensemble du monde visible, mais c’est aussi le monde que l’on mesure. Celui-ci n’a pas de réalité absolue, il dépend de la façon dont on le mesure. Vous sentez cette ambiguïté dans la notion de « matériel » ? Le langage devient si excitant quand on commence à l’analyser ainsi, car il révèle alors toutes les absurdités qu’il contient. On découvre que de nombreuses idées fondamentales et de nombreux mots sont pleins de duplicité. Par exemple, le verbe anglais to cleave, signifie simultanément séparer et s’accrocher à. Le mot latin sacer veut tout à la fois dire sacré et maudit, altus signifie haut, mais aussi profond. Dans l’Egypte antique, on avait des mots comme « fort-faible », en tout cas c’est ainsi qu’on pourrait le traduire. Ce ne sont que quelques exemples, mais il y a énormément de mots qui ont deux sens en apparence opposés. L’adjectif « matériel » en est l’un des plus frappants. Quand les bouddhistes disent que la nature du monde est sunyata*, cela ne veut pas dire que, si vous étiez éveillé, votre esprit serait totalement vide. Il n’y aurait plus alors aucune forme, aucune couleur, aucun mouvement… Certains bouddhistes ont cru à cette mauvaise interprétation. Par exemple, dans le Sutra du Sixième Patriarche… On trouve dans ce texte bouddhiste chinois, des sermons d’un grand maître qui vivait vers l’an 700. Sa principale préoccupation était de combattre l’idée, largement répandue parmi ses contemporains, selon laquelle l’Eveil consisterait à avoir un esprit totalement vide. Ils pratiquaient la méditation en s’efforçant de bloquer toutes leurs perceptions sensorielles. Il est possible d’approcher cela en se concentrant sur un champ extrêmement réduit, comme observer la pointe ardente d’un bâtonnet d’encens ou sur un point, une tache, ou compter ses respirations. On se concentre ainsi sur un seul point de façon à éliminer tout le reste, puis quand on le peut, on supprime ce dernier point et il n’y a plus rien. On n’est plus conscient d’aucune différenciation. On garde les yeux fermés, les oreilles bouchées et l’on essaie d’éteindre tout le reste. Ce sixième Patriarche, Huineng, disait qu’on était loin du bouddhisme. Que ce n’était là qu’un moyen de devenir un bouddha de pierre, de se transformer en bûche ou en rocher. La vraie vacuité* est comme l’espace, parce que l’espace contient tout l’univers, mais il n’est pas souillé par lui. On ne peut pas planter un clou dans l’espace, mais il peut y avoir un clou dans l’espace. Il disait que de la même façon que l’espace est immense, l’esprit, la conscience est immense. Donc, si vous retirez tout ce qui est à l’intérieur, vous la réduisez.

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Ce que nie la notion de vacuité*, de sunyata*, ce n’est pas le monde que l’on qualifie de physique, elle nie simplement les concepts qui s’y attachent. L’être humain a construit un cadre conceptuel pour essayer de s’accrocher à son existence. Et il essaie de s’accrocher à son existence parce qu’il est stupidement persuadé que la non-existence pourrait surpasser l’existence Les existentialistes considèrent que l’on n’est pas vraiment un être humain si l’on n’est pas anxieux. Parce que, dès le moment où l’on prend conscience de son existence, que l’on commence à découvrir la vie et à l’apprécier, on prend aussi conscience de la possibilité de ne plus exister. Si vous savez que vous êtes vivant, vous savez aussi que vous pourriez mourir. En ayant conscience du temps qui passe, en étant capable de se projeter dans l’avenir, vous voyez les autres mourir et vous savez que vous mourrez aussi. Il se peut que les animaux n’aient pas ce genre de souci. Nous n’en savons rien. Apparemment, ils vivent plus dans le présent que nous. Ils se croient peut-être immortels jusqu’à leur mort. Ce qui est une excellente façon de penser. En ce qui nous concerne, nous prédisons, nous nous projetons dans le futur. Et le sentiment d’exister implique celui de ne pas exister. Mais, nous n’allons pas jusqu’au bout de cette idée. Nous pensons que la non-existence va engloutir l’existence. Et donc, alors que l’existence ne dure qu’un bref moment, la nonexistence pourrait être éternelle. Nous oublions que la non-existence dépend tout autant de l’existence que l’existence de la non-existence. C’est la relativité. Outre vacuité*, sunyata* signifie aussi relativité. La philosophie du Madyamika, développée par Nagarjuna, la Voie du milieu, repose sur ce qu’il y a de commun entre toutes les oppositions, mais qui ne peut pas être décrit car on ne peut s’exprimer qu’en termes d’opposition, de dualité. Les mots ne sont en fait que des étiquettes sur des cases, des classifications. Quand on dit : « Cela existe-t-il ou pas ? Cela entre-t-il dans la catégorie de ce qui existe, comme une corne, ou dans celle de ce qui n’existe pas, comme un lapin avec des cornes ? » En disant que sunyata* signifie relativité, cela veut dire que tout ce que l’on appelle une chose ou un événement n’a pas de svabhava, c’est-à-dire pas d’existence propre, séparée du reste. Cela ne peut pas exister seul. Cela n’existe qu’en relation à tout le reste. On ne peut pas voir un objet matériel autrement que dans un espace, un environnement. L’objet et l’espace qui l’entoure se soutiennent mutuellement. On ne pourrait pas savoir qu’il y a l’espace s’il n’y avait pas l’objet.

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Et donc, si nous voyons les choses comme si elles existaient indépendamment du reste, c’est parce que nous avons été ensorcelés. Si l’on réfléchit un peu on comprend que rien ne peut exister par soi-même. Tout est lié. C’est particulièrement vrai en ce qui vous concerne. Si vous vous dites : « Je suis une chose, je suis un événement », c’est parce que vous commettez l’erreur d’identifier votre réalité profonde avec l’idée que vous vous faites de vous-même, laquelle n’est qu’un symbole. Nous sommes paniqués par cette idée de nous-même. Revenons à la manière dont les enfants sont élevés. On ne cesse de leur répéter : « Tu es ceci, tu es cela, tu es autre chose… », « Tu es le vainqueur, hourrah ! Tu es vaincu, hoouuuu… » C’est terrible. En fait, vous n’êtes ni l’un ni l’autre. C’est comme dire à quelqu’un : « Tu vas vivre, repousse encore la mort pour quelques années. » Hourrah ! Mais : « Tu dois mourir maintenant. » Terrible. Il n’y a pourtant aucune différence. Parce que tout ce vous allez gagner en vivant plus longtemps, c’est toujours plus d’anxiété, plus de temps à vous faire du mauvais sang. En quoi cela vous gêne-t-il de mourir maintenant ? Ce n’est qu’une idée. Mais, c’est ce qui nous perturbe. « Ça fait mal ! » Oui, et alors ? La douleur est en grande partie créée par notre éducation. Quand un enfant a mal, sa mère lui dit : « Oh, mon pauvre chéri… » Et l’enfant pense qu’il est un pauvre chéri. Vous voyez ? (Rires) Quand l’enfant vomit, ou qu’il va aux toilettes et que ça sent fort, la mère dit « Beurk ! » En fait, l’enfant aime cette odeur au départ, mais on lui apprend à ne plus l’aimer. Et quand il voit les adultes tomber malades, mourir, et tous les proches s’attrister et s’inquiéter, il apprend aussi à s’attrister et à s’inquiéter. Nous sommes donc conditionnés à vouloir survivre à tout prix, la fin de la vie est quelque chose d’horrible. Tout cela est appris. En réalité, il n’y a pas de problème. La fin implique le début tout comme le début implique la fin. Ne voyez-vous pas que tout ce qui s’est passé une fois peut se produire à nouveau ? Où étiez-vous avant votre naissance ? Vous en souvenez-vous ? Vous êtes arrivé là soudain. Et où irez-vous donc après la mort ? Au même endroit qu’avant votre naissance.

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Pourriez-vous expérimenter le néant pour l’éternité ? La nature de l’existence n’est pas seulement l’existence, la nature de l’existence est l’existence-non existence. Les bouddhistes disent que ce n’est ni l’existence ni la non-existence. Personne ne peut dire ce que c’est. C’est pourquoi dans le bouddhisme zen, quand vous demandez au maître quel est le sens ultime de l’existence, il se contente de dessiner un geste dans l’espace ou de dire : « Hé, hé…» Il n’y a aucun symbolisme là-dedans. C’est pourquoi la nature de l’existence n’est pas seulement sunyata*, la vacuité*, la relativité, mais c’est aussi tatata, l’ainsité*. C’est simplement Ça. Ta est le premier mot qu’un enfant prononce. La vraie nature du samadhi*, dans la méditation, est d’apprendre à être conscient sans utiliser des mots. Nous sommes hypnotisés par les mots. Ils ne cessent de se bousculer dans notre tête. Et nous les croyons. L’art de la pratique de zazen consiste à apprendre à ne rien exclure de nos perceptions sensorielles, de laisser venir à soi toutes les visions, les sons, les odeurs et les sensations, mais sans les étiqueter par des mots ou des expressions. Sans leur donner de nom. Si l’on n’arrête pas de parler ni de penser tout le temps, on se rend compte que l’on n’a rien d’autre à penser qu’à nos pensées. Mettons que je n’arrête jamais de parler. Vous me connaissez surtout par mes paroles et vous devez croire que je parle tout le temps. (Rires) Mais non, il m’arrive aussi d’écouter ce que les autres disent. (Rires) Et de lire ce que d’autres écrivent. C’est ce qui nourrit mes propres discours. (Rires) Penser est une manière de parler. C’est parler en silence. Si je pense tout le temps, je n’ai rien d’autre à penser qu’à mes propres pensées. Par conséquent, pour avoir quelque chose de nouveau à penser, vous devez d’abord arrêter de penser de temps en temps. Tout comme vous devez vous arrêtez de parler de temps en temps pour écouter ce que les autres ont à dire. La méditation est l’art d’arrêter de penser pour un moment.

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C’est la première étape. Apprendre à interrompre la pensée. On peut y parvenir en pensant à quelque chose qui n’a pas de sens. C’est ainsi que les mantra* ne veulent généralement rien dire. Ils servent seulement à arrêter de penser. Au lieu d’essayer de ne plus penser, le plus simple est de voir nos pensées comme des paroles privées de sens. Prenez n’importe quel mot, par exemple le mot « oui ». Si vous le répétez plusieurs fois, oui, oui, oui, oui, oui… Il finit par perdre toute signification pour n’être plus qu’un son. De cette manière, vous dupez votre propre esprit, vos pensées et vous entrez dans l’état de non-pensée. Quand vous êtes dans cet état, observant simplement le monde sans le juger ni le commenter, vous prenez conscience qu’il n’y a pas de problème dans le monde. Le temps n’existe pas, non plus que l’éternité. Il n’y a ni ceci, ni cela. Parce que toutes les choses ne sont que des créations verbales. Quand vous avez compris cela, vous pouvez passer à l’étape suivante. Vous pouvez vous remettre à penser tout en vous maintenant dans une attitude de nonpensée. Il ne s’agit pas de censurer sa pensée, il ne s’agit pas de vous dire que vous ne devez pas penser à certaines choses considérées comme méchantes ou négatives, fausses ou nonbouddhistes. Vous pouvez parfaitement continuer à mener votre vie humaine quotidienne, mais quand vous avez compris le secret de que l’on appelle mushin en japonais, c’est-à-dire l’esprit zen, ou l’esprit vide, vous n’êtes plus trompé par vos pensées. J’ai eu une merveilleuse conversation au Japon avec un maître zen. Il nous expliquait, comme je viens de le faire pour vous, que la méditation était l’art de ne plus penser. Il a fait le lien avec les charpentiers japonais qui construisent sans plan. De la même manière, nous n’avons pas besoin d’un cadre conceptuel pour vivre. Un peu plus tard, nous avons eu une autre conversation au cours de laquelle nous évoquions la traduction des textes du bouddhisme zen en anglais. Il estimait que c’était une perte de temps. « Nul besoin de traduire tout ça. Si vous comprenez vraiment le zen, vous pouvez utiliser n’importe quel livre, un dictionnaire, La Bible ou Alice au pays des merveilles. Le bruit de la pluie n’a pas besoin d’être traduit. »

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Un jour, un moine zen demandait à son maître : « Comment entrer dans la voie ? Tout ce que vous m’avez appris en théorie, comment le mettre en pratique ? » Le maître répondit : « Entends-tu les bruits de la rue ? » - Oui. - Là est l’entrée.

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Et si vous pouviez rêver à volonté ? Que feriez-vous si vous aviez le pouvoir de rêver exactement à quoi vous vouliez rêver ? Vous seriez évidemment aussi capable d’altérer votre notion du temps et de compresser toute une vie dans une nuit de sommeil. Vous commenceriez probablement par exaucer tous vos souhaits. Vous pourriez concevoir la vie la plus extatique, amours, festins, danseuses, voyages merveilleux, jardins, musique au-delà de toute imagination… Puis, au bout de quelques mois, à raison d’une vie entière par nuit, vous seriez attiré par quelque chose de différent, avec une dimension aventureuse, dans lequel il y aurait quelques dangers et le frisson qu’ils procurent. Vous pourriez sauver des princesses, partir pour des traversées périlleuses, provoquer de magnifiques explosions, et finalement affronter des ennemis. Puis, quand vous aurez fait tout cela pendant un certain temps, vous allez penser à un nouveau truc : oublier que vous rêvez, penser que tout cela est réel et jouer à être anxieux. Parce que c’est si génial quand vous vous réveillez. Ensuite, vous vous dites, comme les enfants qui se lancent des défis, jusqu’où pourraisje aller ? Qu’est-ce que je pourrais supporter ? Dans quelle mesure pourrais-je accepter de me sentir perdu, abandonné ? Vous pourriez jouer à ce jeu parce que vous savez que ce n’est qu’un rêve et que vous allez vous réveiller. Après tout, que feriez-vous si vous étiez Dieu, si vous étiez Ce qui Est, le Soi ? Les Upanishads sont les textes fondateurs de l’hindouisme, l’un d’entre eux commence ainsi : « Au commencement était le Soi et, regardant autour de lui, il dit "Je suis“ ». Voilà pourquoi, jusqu’à ce jour, quiconque à qui l’on demande : « Qui est là ? » répond « C’est moi », avant de révéler son nom. Si vous étiez Dieu, dans le sens où vous seriez omniscient et que vous soyez totalement transparent, vous seriez mort d’ennui. Si l’on pousse la technologie jusqu’à son progrès ultime, et que, au lieu d’un combiné de téléphone, on ait sur son bureau un système compliqué permettant d’obtenir tout ce que l’on désire en appuyant simplement sur des touches, la lampe d’Aladin en quelque sorte, il faudrait aussi y ajouter un bouton « Surprise ». (Rires)

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Parce que, comme je l’ai déjà fait remarquer, le futur que l’on connaît déjà, c’est le passé, il s’est déjà virtuellement produit. Le seul vrai futur est une surprise. Il est d’ailleurs notable que cette idée soit aussi inscrite dans la tradition chrétienne. Dans l’Epître aux Philippiens, Saint-Paul évoque Dieu comme le Fils, le Logos, le nom de Dieu incarné en Jésus-Christ, il dit : « Ayez en vous les mêmes sentiments dont était animé le Christ Jésus. Bien qu’il fût dans la condition de Dieu, il n’a pas retenu avidement son égalité avec Dieu, mais il s’est anéanti lui-même, en prenant la condition d’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui, il s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. » (Epître de Saint-Paul aux Philippiens, chapitre 2, paragraphes 5 à 8) Même idée. L’idée du rêve, un rêve aussi extrême qu’il soit possible d’imaginer. Ceci est à la base de la conception hindoue de l’univers et de l’homme. L’hindou considère l’univers comme un drame, tandis que l’Occidental le considère comme un édifice, comme quelque chose de construit, de fabriqué. A ce propos, il n’est pas sans signification que Jésus fût le fils d’un charpentier. Quant aux Chinois, ils voient l’univers comme un organisme. On pourrait évoquer l’hindouisme à deux niveaux, au moins. L’un que j’appellerai le niveau métaphysique et l’autre le niveau mythologique. Au niveau métaphysique, on ne peut s’exprimer qu’à la forme négative. On pourrait dire ce que Dieu, la Réalité ultime, n’est pas. Du point de vue mythologique, on pourrait dire à quoi Il ressemble, parce que le mythe n’est pas un mensonge, comme ce mot est souvent compris aujourd’hui, c’est une image, une image concrète, par laquelle l’homme donne un sens au monde. Par exemple, Dieu le Père ou Dieu le Potier, l’Architecte, est un mythe, c’est une image. Les théologiens chrétiens distinguent deux types de langage théologique appelés « cataphatique » et « apophatique ». Ce dernier est négatif, comme quand on dit que Dieu est infini et éternel. Le langage cataphatique est mythologique, comme dans Dieu le Père, Dieu est amour, et toutes les expressions positives. Le langage mythologique de l’hindouisme conçoit l’univers comme une grande pièce de théâtre. L’Univers, c’est Dieu qui joue à cache-cache avec lui-même. Car, les hindous considèrent fondamentalement Dieu comme le Soi. LE Soi. Le Je cosmique. Pour les hindous, seul le Soi, Dieu, est réel. Il n’existe rien en dehors de Dieu. Et donc, l’apparence, le sentiment qu’il existe autre chose que Dieu dans l’univers, est appelé maya, que l’on traduit généralement par « illusion ». Il faut néanmoins faire attention à ce mot. Illusion vient du latin ludere, qui signifie jouer.

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D’où cette analogie avec le théâtre. Le monde est une pièce, un drame théâtral. Quand vous allez au théâtre, vous savez que ce que vous allez voir n’est pas la réalité. Tout ce qu’il se passe sur la scène n’est qu’un jeu, ce n’est pas sérieux. Pourtant, les acteurs vont tout faire pour vous persuader du contraire. S’ils ont du talent, ils vont vous émouvoir au point de vous faire pleurer ou de vous faire trembler de peur sur votre siège. Comment cela se passerait-il avec le meilleur de tous les acteurs, le Grand Acteur ? Le public serait bien sûr complètement envouté. Sauf que, dans ce cas, le public et l’acteur sont une seule et même entité, le Soi. Le Soi a cette capacité de s’abandonner soi-même, de s’oublier soi-même, de se cacher de soi-même et donc de produire l’illusion la plus totalement convaincante. Dans l’hindouisme, l’activité créatrice de Dieu est appelée lila, ce qui signifie jeu. On retrouve cette même idée dans le Livre des Proverbes, et aussi chez Saint-Thomas, cette idée d’activité gratuite, sans objectif, sans motivation. C’est pareil pour la musique. On ne joue pas de la musique pour atteindre une destination, pas plus que vous ne dansez pour vous rendre sur un endroit particulier de la piste. Ce qui est important, c’est l’activité ellemême. La danse et la musique, plus que les autres arts, représentent la nature de ce monde. Et comme G.K Chesterton (1874-1936) l’a très bien dit un jour : « Les anges volent parce qu’ils se prennent à la légère. » (Rires) Si une jolie femme me dit « Je t’aime », et si je lui réponds : « Es-tu sérieuse ou joues-tu avec moi ? », ce n’est pas correct, parce qu’en réalité j’espère qu’elle n’est pas sérieuse et qu’elle va jouer avec moi. Je devrais plutôt lui dire : « Es-tu sincère ou te joues-tu de moi ? » Le mot jouer a plusieurs sens. On peut jouer de l’orgue à l’église, jouer Hamlet au théâtre ou jouer du Mozart dans un concert… mais on peut aussi jouer juste pour rigoler, pour s’amuser… Donc, l’idée selon laquelle l’univers est la manifestation du jeu de Dieu est au cœur des traditions hindoue et chrétienne. Mais, les chrétiens le conçoivent comme un jeu de construction, tandis que les hindous le voient comme une pièce de théâtre. Ils le voient comme la participation active de Dieu dans la création, de telle manière que tout ce qui vit, tout ce qui existe, est Dieu, déguisé sous une forme ou sous une autre. L’hindouisme désigne Dieu en utilisant le mot sanscrit Brahman, dont la racine signifie croître, pousser, grandir, être en expansion, enfler. Ce terme Brahman n’a pas de connotation royale ou monarchique comme dans la conception occidentale de Dieu, mais il se rapporte aussi à Atman, que nous traduisons généralement par le Soi.

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On a donc le Paramatman, le Soi suprême, ou l’Atman, le soi en vous, mais le principe de base de la philosophie hindoue est que Atman EST Brahman. Votre soi est le Soi suprême. Vous êtes Cela. Il est important de comprendre ça. Je pourrais dire d’une manière négative qui ne vous plaira peut-être pas, que rien n’a de sens. Seuls les mots ont un sens, parce qu’ils désignent autre chose qu’eux-mêmes. Le mot « eau » n’est pas buvable, mais il désigne la réalité buvable. Si vous dites : « Qu’est-ce que c’est ? » en montrant de l’eau, et que quelqu’un vous répond : « C’est de l’eau », ce n’est pas vraiment correct, parce que ce que vous pointez du doigt n’est pas le mot « eau », ce n’est donc pas de l’eau, c’est seulement Cela. Cela, le Tout n’est en réalité qu’un ensemble complexe de vibrations, tatata en sanscrit, l’ainsité*. Voilà donc la notion fondamentale selon laquelle vous êtes Ce qui Est. Seulement, vous jouez à cache-cache avec vous-même et à une échelle prodigieuse. Les hindous mesurent le temps en unités appelées kalpa en sanscrit. Un kalpa est une période de quatre millions trois cent vingt mille ans. Il y a deux sortes de kalpa, l’une est appelée manvantara et l’autre est appelée pralaya. Manvantara est la période pendant laquelle l’univers est manifesté, autrement dit pendant laquelle Dieu joue sa grande pièce, pralaya vient ensuite, pendant lequel l’univers n’est pas manifesté. Dieu ne rêve pas, mais il s’éveille à Sa propre nature. On appelle cela les « jours et les nuits de Brahman » et cela s’enchaîne éternellement. Ces jours et ces nuits s’accumulent en années, en siècles et en éons. On parle de crore, une mesure sanscrite qui signifie millier. Des crore de kalpa, c’est l’inspiration et l’expiration. Quand le monde se manifeste, Dieu expire, et quand Il inspire, le monde se retire. Notre respiration, le bruit des vagues sont du même ordre, c’est le même rythme. Pendant un manvantara, chaque kalpa est subdivisé en quatre yuga, quatre ères, quatre âges. Leurs noms sont empruntés aux lancers du jeu de dés indien. Il y a quatre lancers. Le premier est appelé krita, c’est le lancer parfait. Le deuxième lancer est treta, le troisième vapara et le dernier est appelé kali, le pire des quatre. Ces ères d’un kalpa ont des durées différentes. Krita est la plus longue et kali la plus courte. Donc, quand le monde est manifesté, il entre d’abord dans un âge d’or, lequel va durer le plus longtemps. Dans le treta yuga une certaine disharmonie apparaît. C’est comme un siège à trois pieds, il est moins stable qu’un siège à quatre pieds, il a un peu tendance à basculer. Il y a comme une mouche dans la soupe, un serpent dans le jardin… Ensuite vient

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drapara yuga, dans lequel les forces du bien et du mal sont équilibrées. Et finalement, kali yuga, l’ère la plus courte, durant laquelle les forces du mal triomphent et, à la fin, le monde est détruit. Puis, Dieu apparaît sous la forme de Shiva*, qui représente l’aspect destructeur de l’énergie divine. Brahma est le créateur, Vishnu le protecteur et Shiva* le destructeur. Mais, Shiva* est destructeur dans le sens de libérateur, celui qui rompt avec la routine. Son corps est bleu et il a dix bras. Il porte un collier de crânes. Les dieux indiens ont de nombreux bras, parce que ce sont des cent-pieds cosmiques. Ils peuvent tout faire sans devoir y réfléchir, tout comme le cent-pieds n’a pas besoin de réfléchir pour mouvoir ses nombreuses pattes, tout comme vous n’avez pas à vous demander comment faire pousser vos cheveux. Shiva* danse ce qu’on appelle la tandava, la danse de destruction à la fin du cycle, à la fin du kalpa. Il tient des massues, des poignards, des cloches dans ses mains, mais, l’une d’entre elles forme un geste qui signifie : « N’ayez crainte, ce n’est qu’une représentation, le débordement de votre propre conscience, de votre propre esprit. » La vie des hindous se réfère à cette cosmologie et le but final est de s’éveiller du rêve quand on en a assez. Ce rêve est parfois appelé samsara*. C’est la ronde, la course du rat, la cage de l’écureuil. Il est symbolisé par un cercle divisé en six parts, trois en haut et trois en bas (cette cosmologie est commune aux hindous et aux bouddhistes). La part du milieu en haut, figure le monde des deva, les anges, les êtres les plus élevés et les plus heureux de l’univers. A l’opposé, en bas, est le monde des naraka, les enfers où vivent les êtres les plus misérables soumis à d’extrêmes souffrances. En haut à gauche est le monde des asura. Ce sont aussi des anges, mais des anges jaloux et colériques, ils représentent la violence potentielle de l’énergie. En bas à droite est le monde des animaux et, à gauche, celui des preta, des êtres très malheureux et torturés par une faim jamais assouvie. Ils sont représentés avec un très gros ventre et une bouche aussi petite que le chas d’une aiguille. Un immense appétit, mais aucun moyen de le satisfaire. En haut, à droite, est le monde de manu, c’est à dire le monde humain. Il ne faut pas prendre cela à la lettre. On peut aussi considérer ces six royaumes comme des états de conscience. Quand vous êtes heureux, extatique, vous êtes dans le royaume des deva ; quand vous souffrez, vous êtes dans les enfers ; quand vous êtes stupide, c’est le royaume des animaux ; quand vous êtes en colère, vous êtes chez les asura ; quand vous ressentez de la frustration,

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vous êtes chez les preta. Quand vous êtes à peu près normal et rationnel, vous êtes dans le monde humain.

La roue du samsara*

Tous les êtres de l’univers tournent à l’intérieur de cette roue pendant des kalpa. Si vous êtes fortuné et que vous vous élevez jusqu’au sommet, vous devrez ensuite retomber.

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Autrement dit, la réussite, le succès n’est pas une voie vers la libération, parce qu’ils impliquent l’échec. La libération, appelée moksha, est l’idéal de l’existence selon l’hindouisme. Réveille-toi, ce n’est qu’un rêve ! Il n’y a aucun espoir dans l’avenir, tout ne fera qu’empirer avec le temps. Comme vous le savez, nous allons tous disparaître à la fin. Rien n’est éternel, les institutions, les bâtiments, les nations… tout finit par s’écrouler. On pourrait penser que c’est une philosophie affreusement pessimiste, mais l’est-elle vraiment ? Je dirais plutôt que ce sont ceux qui ont foi en l’avenir qui sont les plus malheureux. Ils sont comme des ânes à la vaine poursuite d’une carotte pendue sur leur propre tête, espérant toujours que demain sera meilleur et donc incapables d’être heureux aujourd’hui. Ceux qui vivent pour le futur n’y seront jamais, parce que quand leurs plans se réaliseront, ils ne seront déjà plus là pour en profiter. Ils passent leur vie à épargner pour leurs vieux jours et apprennent à leurs enfants à faire pareil. Quand ils prennent leur retraite, à soixante-cinq ans, ils sont tout ridés, avec de fausses dents, des problèmes de prostate et toute cette sorte de choses… En outre, la fugacité de la vie lui donne tout son attrait et sa valeur. Les poètes ne sont jamais aussi talentueux que quand ils évoquent cette fragilité. Les moines avaient souvent un crâne posé sur leur écritoire et l’on trouve cela morbide. J’ai visité une chapelle dans la via Veneto à Rome, elle possède une crypte où tous les meubles et accessoires sont en os humain. L’autel est posé sur des crânes empilés, des côtes arrangées ornent le plafond de motifs végétaux, avec des vertèbres en guise de fleurs. Ce sont les os de moines capucins morts. Il y a ce drôle de petit moine, en haut, qui contrôle les entrées, il a le sourire le plus facétieux que j’aie jamais vu. (Rires) Je lui ai dit : « Le jour de la résurrection, il va y avoir une sacrée bousculade pour sortir d’ici… » (Rires) Tout ce monde en train de récupérer ses os. (Rires) J’espère que mon cinquième métatarse n’est pas ton père. (Rires) L’idée centrale, voyez-vous, c’est que tout finit par disparaître, n’essayez pas de vous y opposer ! Si vous tombez dans un précipice, il ne sert à rien de vous accrocher à un rocher qui tombe aussi. Pourtant, c’est ce qu’on fait tout le temps. C’est encore un exemple de la manière dont nous gaspillons notre énergie en nous efforçant d’empêcher le monde de se désintégrer. Arrêtez ça et vous pourrez vraiment faire quelque chose de plus intéressant grâce à l’énergie économisée. C’est ça moksha !

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Quand l’hindou dit que tout est irréel, l’Occidental répond : « Non, vous ne pouvez pas traiter la vie comme un rêve. C’est sérieux ! C’est réel, c’est pour de vrai ! » Mais, que veuton dire par là ? De quelle réalité parlons-nous ? En d’autres termes, tout finit par se désintégrer et disparaître, tout change sans arrêt, c’est comme de la fumée, et nous sentons tous que la fumée a un degré de réalité moindre que le bois. C’est le symbole même de l’évanescent, du fantomatique… Le monde entier est ce mirage. Cela ne veut pas dire que c’est mauvais, sauf si vous tentez de vous y accrochez, si vous essayez de vous appuyer dessus, sinon c’est maya, la grande illusion. Maya ne signifie pas seulement illusion, cela veut aussi dire art, magie et pouvoir créateur. C’est le grand spectacle. Il est peut-être plus facile de sentir le monde de cette manière dans un pays tropical où la mort est très présente et où vous voyez clairement les choses se dissoudre sous vos yeux, pour aussitôt foisonner et croître à nouveau. Quoique. En Californie, le paysage humain change si vite qu’aucune ville ne reste la même plus de deux ans. Un tiers de votre carnet d’adresses doit être modifié chaque année. Rien n’est fixe. Les collines sont des ombres, elles flottent de forme en forme et rien n’est stable. Ce point de vue n’est donc absolument pas pessimiste. Etre capable de réaliser que ce monde n’est qu’un rêve, une danse de fumée… C’est fascinant, certes, mais n’essayez pas de vous appuyer dessus. Selon une expression hindoue : « La vie est un pont, traverse-le, mais n’y construis pas ta maison. » Voilà l’explication de la gaieté immense de certains sages hindous. Cela trouble souvent les Occidentaux. Ils s’attendent toujours à ce qu’un ascète ou un sage soit plutôt malheureux, avec un visage triste. Au contraire, il rit tout le temps, parce que partout où il pose le regard, il voit le visage de l’amour, de la divinité, en chaque être et dans toutes les directions. Quand quelqu’un va voir un maître, un gourou, il se fait des tas d’idées farfelues : « Il voit à travers moi, il sait à quel point je suis horrible, il lit mes pensées les plus secrètes… » Parce qu’il a l’air plutôt bizarre. En fait, vos pensées secrètes ne l’intéressent pas du tout. (Rires) Il regarde la divinité en vous avec une drôle d’expression qui signifie : « Pourquoi essaietu de m’abuser ? » (Rires) « Sors de ce corps, Shiva*, je t’ai reconnu ! » (Rires) Le rôle du gourou est de vous mettre doucement dans l’humeur de vous éveiller à votre vraie nature. C’est pourquoi les hindous pensent que chacun est Dieu. Quand un hindou vous rencontre, il croise les mains sur la poitrine et s’incline dans le geste de la puja, de la reconnaissance du Dieu en vous. Cela inquiète nos théologiens, parce que nos deux conceptions de Dieu sont différentes.

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Notre conception est celle du Patron, du Roi, la leur est celle du Cent-pieds cosmique, avec plusieurs bras qui n’a pas à se demander comment créer le monde, ou plutôt comment jouer le monde, au sens théâtral du terme. Ce serait une nuisance insupportable. Vous trouverez peut-être merveilleux que Saint-Thomas essaie d’expliquer que Dieu est omniscient, qu’il connaît tout, qu’il est au courant de tout, et qu’il contrôle tout dans le moindre détail, jusqu’à la vibration d’une aile de moustique. Si vous y réfléchissez un peu, cette approche ressemble à de l’éléphantiasis intellectuel. Quand un Indien annonce soudain qu’il est Dieu, personne ne l’accuse de blasphème ou ne le traite de fou. On lui dit seulement : « Félicitations, vous avez enfin ouvert les yeux. » (Rires) On ne lui demande pas aussitôt de faire des miracles. Tandis que si nous rencontrons quelqu’un qui prétend être Dieu ou Jésus-Christ, on va certainement lui dire ce qu’on a dit au vrai Jésus : « Allez, vas-y, transforme ces pierres en pain ! » Dans l’hindouisme, il n’y a pas cette conception du Dieu technicien, l’omnipotence n’est pas le pouvoir de faire n’importe quoi, mais celui de tout faire, en toute circonstance et spontanément sans avoir à réfléchir. Je dois dire quelques mots sur la manière dont tout cela se reflète dans la vie des hindous. L’hindouisme divise la vie en plusieurs étapes, les ashrama. La première est appelée brahmaçarya, la deuxième grihastha et la troisième vanaprastha. Brahmaçarya est l’étape des études, de l’apprentissage, grihastha est l’étape du père de famille et vanaprastha est celle de l’habitant de la forêt. Cela se réfère à la culture historique de l’Inde d’autrefois. Avant l’apparition des sociétés sédentaires et agraires, il y avait des communautés de chasseurs-cueilleurs nomades. Dans une telle communauté, tous les mâles connaissent la culture dans son ensemble. Il n’y a pas de division du travail. Et le saint homme des chasseurs-cueilleurs est bien sûr le chaman. C’est un homme réalisé, quelqu’un qui connaît le secret intérieur. Il a vu clair dans le jeu. Il a découvert cela en partant vivre seul dans la forêt, en s’excluant de sa tribu, c’est-à-dire du conditionnement social. Il y reste assez longtemps avant de revenir parmi les siens. Il a alors compris qui il est vraiment, il sait qu’il n’est pas celui qu’on lui disait qu’il était. Mais, quand les chasseurs-cueilleurs se sont établis en sociétés agraires, qu’ont-ils fait ? Ils ont construit un village, entouré d’une palissade et toujours situé à un carrefour. Dans une telle société apparaît la division du travail. Quatre classes se sont formées : en Occident, les maîtres spirituels, les seigneurs temporels, le peuple et les esclaves ou serfs ; en Inde, les brahmanes, les kshatriya, c’est-àdire les guerriers, les vaishya, marchands, commerçants, et les shudra, les travailleurs. Vous avez donc les prêtres, les guerriers, les marchands et les travailleurs.

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Division du travail. Les quatre quartiers de la ville, les quatre castes de base. Vous naissez dans une caste et votre devoir est de remplir la fonction associée à cette caste. Quand vous en avez terminé, vous retournez dans la forêt, vous retournez à la culture chasseur-cueilleur, vous laissez tomber votre rôle et vous n’êtes plus personne, vous redevenez un chaman. Un tel être est appelé shramana, ce qui est clairement le même mot que chaman. Les Chinois l’appellent shia mon, l’immortel. Et pourquoi immortel ? Parce que seul le rôle est mortel, le masque, la persona ! Celui que vous êtes vraiment, l’être humain commun, c’est-à-dire commun à nous tous, que l’on pourrait appeler le Fils de l’Homme, voilà le soi réel. C’est le type qui joue la grande scène. Il n’a bien sûr aucun nom. On ne peut pas le toucher, parce que l’on ne peut pas se toucher le bout du doigt. En pratique, cela signifie que lorsque vous avez accompli votre vocation dans la vie, votre svadharma, votre fonction sociale, vous laissez tout tomber pour devenir personne, parce que vous allez enfin découvrir qui vous êtes vraiment. Vous pouvez prendre un nom divin, vous promener à moitié nu sans vous soucier de rien, ni même si vous aurez de quoi boire et manger le lendemain… Les gens vous respectent. Ils estiment que vous faites ce que tout être humain est censé faire à la fin et qu’ils vous imiteront le moment venu. Nourrissons-le. Naturellement, le système des castes, des saints… tout cela peut être dévoyé et exploité. Tout peut être exploité et abusé. Mais, vous pourriez regarder tout cela et dire : « Quelle pitié ! Pourquoi ne faites-vous rien pour vous-même ? Pourquoi ne pas abattre les vaches sacrées et les manger ? Pourquoi ne faites-vous pas le ménage ? Comment pouvez-vous supporter cette maladie ? » Essayez simplement de voir tout cela d’un point de vue différent pour changer. Je ne vous dis pas de faire comme les hindous, mais contemplez tout ça d’un autre point de vue. Ils pourraient nous dire en souriant : « Pensez-vous vraiment que tout cela est aussi réel qu’il y paraît ? N’avez-vous jamais ressenti ce qu’il y a à l’intérieur de ce jeu ? Votre problème, à vous les Occidentaux, c’est que vous n’avez jamais ressenti le bonheur absolu. Vous n’êtes jamais allés jusqu’aux racines de la réalité. Vous ignorez cet état de conscience. Et vous essayez frénétiquement de raccommoder les choses, de les préserver et de clouer l’univers pour le fixer. C’est impossible ! Tout ce que vous faites est de vous agiter en vain et créer des problèmes. » Les hindous éduqués en Occident se comportent ainsi. Ils courent partout en essayant de rapiécer l’Inde.

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Dans Le Paradis perdu de John Milton (1667), bien avant que Lucifer ait décidé de se rebeller, tous les habitants du Paradis étaient armés. Il décrit les légions angéliques avec leurs boucliers, leurs gonfalons (bannières) et leur équipement militaire. Qui les menaçait ? (Rires) Lucifer était un gentil alors, le Porteur de la Lumière.

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Tout est relatif Prenez deux morceaux de bois, appuyez-les l’un contre l’autre et ils se tiendront debout. Pour cela, ils dépendent mutuellement l’un de l’autre. Ainsi, l’existence des êtres humains n’est possible que s’ils se soutiennent les uns les autres. Sinon, aucun d’entre nous ne pourrait exister. Cela peut sembler banal, un peu moralisant, mais c’est pourtant fondamental. Tout ce qui existe, chaque fois que nous pouvons dire que quelque chose existe, cette existence est une fonction relative. Le mouvement lui-même est une fonction relative. Par exemple, - pardonnez-moi si je me répète, mais c’est très important, c’est un enseignement essentiel - s’il n’y a qu’un objet, une petite balle au milieu de l’espace infini, on ne peut pas savoir si elle se déplace, parce que l’on ne peut pas dire qu’elle s’approche de quelque chose ou qu’elle s’en éloigne puisqu’il n’y a rien d’autre. Dans cette situation, le mouvement n’existe pas. Mais, si l’on introduit une seconde balle dans le paysage, et que les deux s’approchent ou s’éloignent l’une de l’autre, on peut dire que les deux, ou l’une des deux, est en mouvement. On ne peut savoir laquelle des deux se déplace, cela pourrait être l’une ou l’autre. Si nous avons trois balles dans l’espace et que deux d’entre elles restent ensemble tandis que la distance grandit entre elles et la troisième, c’est aux deux premières de décider si elles s’éloignent de la troisième ou l’inverse, car deux est majoritaire dans ce cas. Et, l’univers étant organisé sur le mode démocratique, la majorité l’emporte toujours. (Rires) Vous voyez donc que le mouvement est une fonction relative. L’énergie est aussi une fonction relative. Si un arbre tombe dans la forêt, cela fera-t-il du bruit s’il n’y a personne pour l’entendre ? Cette question a été longtemps et diversement débattue, mais il est clair qu’il ne peut pas y avoir de son sans un tympan et un système nerveux auditif pour le percevoir. En tombant, l’arbre fait vibrer l’air, et si une oreille en état de marche se trouve à proximité, il y aura un son, car le son n’est qu’un effet relatif entre la vibration de l’air et l’oreille. En revanche, s’il n’y a aucune oreille à proximité, il n’y aura aucun son, même s’il y a une vibration de l’air. S’il y a un instrument, un microphone par exemple, connecté à un appareil enregistreur, c’est-à-dire une copie mécanique de l’oreille humaine, alors un son sera capté. Il y aura une vibration. Pareillement, le soleil émet de la lumière dans l’espace, mais cet espace reste aussi obscur que si la lumière n’existait pas jusqu’à ce que celle-ci se reflète sur une planète. Tant qu’il n’y a rien de relatif au soleil, il n’y a pas de lumière.

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Tout cela vous plonge jusqu’aux plus profondes racines de la réalité, jusqu’à l’essence de vos nerfs, à l’origine de votre existence laquelle n’est qu’interdépendance. Voilà pourquoi l’un des symboles de base de l’univers est le symbole chinois du yin et du yang. C’est un cercle traversé d’un S, une moitié du cercle est blanche et l’autre est noire. Cela ressemble un peu à deux poissons dont les yeux sont de couleur opposée (le noir a l’œil blanc et le blanc a l’œil noir). Ce symbole est une hélice, c’est la forme des galaxies, les grandes nébuleuses que l’on observe dans l’espace, c’est aussi la position de l’acte sexuel, c’est faire l’amour, se tenir la main, etc. Il signifie que le deux est secrètement un. Voici ce que je voudrais vraiment vous faire comprendre. Pour pénétrer notre univers quotidien, il est nécessaire d’accepter des altérations du sens commun. Certains concepts et certaines sensations sont parfois difficiles à appréhender. Pas parce qu’ils seraient trop complexes, mais parce qu’ils nous sont étrangers. Jadis, on croyait que les planètes étaient enchâssées dans des sphères en cristal, sinon elles tomberaient sur la Terre. Quand les astronomes ont finalement vu que ces sphères en cristal n’existaient pas, les gens se sont sentis terriblement menacés. Voyez-vous ? Ils ont eu beaucoup de mal à assimiler cette information. Il est très difficile d’accepter une idée nouvelle. Par exemple, certains êtres ne peuvent compter que jusqu’à trois, au-delà c’est beaucoup. Ils ne peuvent donc pas concevoir les quatre coins d’une table. Pour eux, la table a beaucoup de coins. Ils peinent à assimiler notre manière de compter laquelle nous paraît pourtant extrêmement simple. De la même façon, il y a cette nouvelle idée que j’essaie de vous expliquer et que la plupart des gens sont incapables d’assimiler. C’est l’idée selon laquelle tout est interdépendant dans l’univers. Les bouddhistes japonais appellent cela djidji mu gué. Entre une chose et une autre, entre un événement et un autre, il n’y a aucune séparation. Ils représentent cela sous la forme d’un réseau, une toile d’araignée multidimensionnelle couverte de rosée du matin. Chaque goutte de rosée contient en elle le reflet de toutes les autres. Ils se servent de cette image pour montrer l’interdépendance de tout ce qui existe dans le monde. En d’autres termes, nous pourrions dire que les mots ne signifient rien en dehors de leur contexte. La signification d’un mot dépend de la phrase ou du paragraphe où il se trouve. Exactement de la même façon, la signification et l’existence d’un individu, ou d’un organisme, sont relatifs au contexte. Vous êtes ce que vous êtes, assis là en ce moment, dans

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vos vêtements personnels et chacun avec sa personnalité particulière, vos liens familiaux et professionnels, vos névroses et tout le reste. Mais, vous êtes précisément cela, justement en relation à un environnement extrêmement complexe. Prenons ce poteau en bois qui soutient la poutre, s’il n’était pas comme il est, vous ne seriez pas comme vous êtes. La connexion entre ce qui est et ce que vous êtes est extrêmement fine. On pourrait même dire que si cette étoile que nous voyons dans le ciel n’existait pas, vous seriez différent de ce que vous êtes maintenant. Je ne dis pas que vous n’existeriez pas, mais vous existeriez différemment. Vous pourriez objecter que cette connexion est très faible, que c’est quelque chose à quoi on ne pense même pas d’ordinaire, que cela n’a aucune importance. Au contraire, c’est essentiel d’y réfléchir, parce que cette connexion est permanente. Par exemple, le sol est toujours sous vos pieds et vous n’y pensez pas. Cela a toujours été comme ça, c’est naturel. Ce n’est pas tant notre existence que la forme de notre existence qui dépend de tout cet environnement. Notre existence même en dépend, mais cela nous entraîne trop loin. L’élément fondamental est que l’existence est relative, interdépendante. Ce que nous appelons dualité, c’est-à-dire deux, est en réalité et secrètement l’unité. Voyez le contraste entre les mots explicite et implicite. Ce qui est explicite, c’est-à-dire à l’extérieur, c’est, disons, notre image publique. Nous sommes explicitement comme ci et comme ça. Mais, il y a ce que nous sommes implicitement, à l’intérieur. C’est ainsi que tout fonctionne. Je veux dire que l’amour est sous-jacent à toute opposition. L’unité est sous-jacente à la dualité. C’est le principe du tissage. Les choses sont entremêlées, par-dessus, puis par-dessous, puis par-dessus, puis par-dessous… éternellement. C’est ce qui crée quelque chose, un tissu, un vêtement, un abri, ce que l’on appelle matière, mater, la mère et aussi maya, l’illusion… Voyez-vous ? Le monde comme une illusion merveilleuse. Maintenant, allons plus loin. Observez une autre forme de tout cela. On peut jouer non seulement avec deux n’étant qu’un, mais avec trois n’étant qu’un. Nous essayons de comprendre le monde scientifiquement et expliquer ses mystères en analysant ses particules les plus fines. Plongeant toujours plus profondément dans ce qu’on appelle chair ou acier ou pierre, pour savoir de quoi cela est fait. Cela nous a permis de comprendre jusqu’à un certain point. Mais à moitié seulement. Car, le plus important n’est pas savoir quelle est la plus petite particule, mais dans quel contexte elle évolue. Voyez-vous ? Relativement à quoi existe-t-elle ?

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De même qu’un mot prend un sens différent en fonction de la phrase dans laquelle il se trouve, les cellules, les molécules et atomes ont des propriétés différentes en fonction du contexte. Les scientifiques ne doivent donc pas seulement étudier la nature des choses, mais aussi dans quelles conditions de temps et d’espace elles existent, car c’est cela qui fait toute la différence. Cette notion d’interdépendance, le fait que tout est relatif, met de nombreuses personnes mal à l’aise, elle les angoisse. Il n’y a pourtant aucune raison de s’inquiéter. L’interdépendance n’est pas une espèce de marécage glissant où l’on perdrait toute norme, tout repère. La relativité est au contraire la situation la plus saine qui soit. Si vous parvenez à réaliser cela, si vous comprenez ce principe, vous pouvez vous voir non plus comme quelqu’un qui se traîne, cloué ici-bas, mais en harmonie parfaite avec ce qui vous entoure. C’est très beau. Vous n’êtes pas simplement quelqu’un qui regarde ce qu’il se passe en dehors de vousmême, comme si vous photographiez le monde extérieur avec vos yeux, mais, si ce qui est à l’extérieur n’existait pas, vous n’existeriez pas non plus. L’extérieur que vous voyez et l’intérieur que vous êtes sont les deux faces de la même pièce de monnaie, les deux pôles du même aimant, l’un ne va pas sans l’autre. Cela signifie bien sûr que nous vivons dans un monde peuplé d’animaux, de végétaux, de minéraux, d’atmosphères, de corps célestes, un monde hautement intelligent et cette intelligence est concentrée, cristallisée dans notre cerveau. C’est par là qu’elle se manifeste, voyez-vous ? Comme des cristaux se forment dans une solution chimique, l’intelligence de l’univers se cristallise dans le cerveau humain. Elle se manifeste aussi dans d’autres sortes de cerveaux, mais c’est surtout là qu’elle apparaît. Nous faisons donc partie intégrante de tout cela. Notre environnement n’est pas seulement constitué de roche, d’air, d’atmosphère, etc. Il n’est ainsi que lorsque nous essayons de l’expliquer en l’analysant, mais, si nous comprenons que ce n’est pas que de la roche et de l’air, nous voyons l’interdépendance de toute chose. Comme les fleurs sont inséparables des abeilles et des autres insectes, elles ne peuvent pas vivre sans eux, les humains sont inséparables du bétail et des plantes, on ne peut pas vivre sans eux, etc, etc. Quand on réalise la signification des intervalles dans les relations entre toutes ces choses, on découvre la mélodie. Une personne qui n’a pas d’oreille n’entend qu’une suite de sons, il ne peut pas percevoir la mélodie parce qu’il n’est pas conscient des silences entre les notes. Ainsi, la plupart des gens sont conditionnés pour manquer d’oreille relativement à leur propre existence et au reste de l’univers. Ils ne voient pas les connexions, ils sont inconscients de l’unité.

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Mais, dès que vous avez compris cela, dès que vous voyez comment tout est lié, on peut dire que votre vie est harmonieuse. Le point central est que la conscience humaine est à la fois une forme de connaissance, de sensibilité et d’entendement, mais en même temps une forme d’ignorance. Notre conscience ordinaire filtre les informations, elle en rejette bien plus qu’elle n’en retient. C’est pourquoi elle laisse de côté des choses extrêmement importantes. Des choses qui, si nous les connaissions, apaiseraient nos angoisses, nos peurs, toutes les horreurs qui assaillent notre esprit. Et, si nous pouvions élargir notre conscience, voyez-vous, jusqu’à y inclure toutes ces choses qui nous échappent, nous ressentirions une grande paix intérieure. Parce que nous saurions tous précisément ce que nous ne devons pas savoir selon les règles de notre jeu social particulier. Ce que vous ne devez absolument pas savoir, car c’est formellement interdit, c’est le dessous de la vie, la véritable saleté. Mais, le dessous, c’est aussi la profondeur, le mystère… Quelque chose nous échappe car notre conscience ordinaire l’efface. Le monde est comme un tissu, le dessin du dessus est l’inverse de celui du dessous. Nos organes sensoriels sont sélectifs, ils perçoivent certaines choses auxquelles ils sont réceptifs. Par exemple, nous ne sommes conscients que d’une faible partie du large spectre de la lumière, du son, des sensations tactiles, etc. Mais nous savons, grâce à nos instruments, que le spectre des vibrations s’étend largement de part et d’autre de cette bande étroite. Les rayons cosmiques, les ultraviolets, les ultrasons, les rayons gamma, les rayons X, etc. sont tous en dehors de nos capacités de perception. Certains sont même hors de portée de nos instruments. Nous mettrons au point d’autres instruments à l’avenir, plus puissants, plus sensibles, capables de capter d’autres vibrations, mais, en attendant, elles nous sont inconnues. L’univers est un vaste système de vibrations avec des possibilités infinies. Toutes ces vibrations sont comme les cordes d’une harpe. Les harpes des anges du paradis symbolisent toutes ces possibilités. Quand vous jouez de la harpe, vous sélectionnez certaines cordes, vous ne pincez pas toutes les cordes. Pareil pour le piano, vous ne frappez pas toutes les touches. Mais, en même temps que vous choisissez certaines cordes ou notes, vous en écartez d’autres. L’ensemble constitue une continuité, tout comme un tissu est formé d’un endroit et d’un envers. Pour un être humain, la question fondamentale est : « Qu’est-ce qui est laissé de côté ? » Vous êtes concentré sur certaines choses qui constituent ce que vous appelez votre réalité quotidienne. Nous voyons le monde comme un ensemble d’événements et de choses plutôt disjoints. Et je pourrais dire à vous qui êtes ici : « Vous avez tous oublié quelque chose ». Qu’avez-vous oublié ?

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Rassurez-vous, il ne s’agit pas de votre pantalon ou de vos lunettes, ni de votre perruque, pas du tout, je peux vous faire comprendre ce que vous avez oublié si je vous demande : « Qui êtes-vous ? » Vous me répondez : « C’est moi », François Dupont ou n’importe quel autre nom. Mais, je vous dis non, pas de ça avec moi. Qui êtes-vous vraiment ? Vous pensez : « Je ne suis que moi ». Arrêtez, je ne veux pas de ces sottises, vous vous moquez de moi. En vérité, qui êtes-vous au plus profond ? « Je ne sais pas. » Alors, nous pourrions essayer de le découvrir. C’est justement cela qui a été oublié, l’envers de la tapisserie, ce qui a été mis de côté. On nous a soigneusement appris à ignorer que chacun d’entre nous, profondément à l’intérieur, disons, est un aspect, une fonction, une manifestation du Tout, du grand cosmos scintillant avec toutes ses galaxies, éternel, ce que l’on nommerait Dieu dans la tradition occidentale, Brahman dans la philosophie hindoue ou Tao* en Chine. Chacun d’entre nous est réellement cela, mais nous prétendons que non. Un être humain réellement équilibré est capable de vivre sur deux niveaux en même temps. Il peut vivre l’existence ordinaire de son ego*, de sa personnalité du quotidien et jouer son rôle dans la société, en respectant toutes les règles, etc. Mais, quelqu’un qui ne peut faire que cela et qui pense qu’il n’y a que cela, n’est alors préoccupé que de sa survie. Voyez-vous ? Cela devient terriblement important de survivre. Il s’y emploie ardemment et ses enfants apprennent à perpétuer le même comportement. Je dois absolument survivre, pour soutenir mes enfants, ma famille… Les enfants font pareil et leurs propres enfants aussi. Finalement, personne n’est jamais heureux, c’est une lutte continuelle. Nous n’y sommes pourtant pas contraints. Quand quelqu’un vient me voir pour me dire qu’il n’en peut plus et qu’il pense à se suicider, je lui réponds que c’est son droit. Il n’a aucune raison de continuer ainsi, et s’il veut se suicider, qu’il le fasse. Se sentir libre de se suicider réduit l’anxiété. Du coup, on n’en a plus vraiment envie. (Rires) On peut se suicider partiellement. (Rires)

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L’Interdépendance selon le bouddhisme mahayana* Si vous voulez voir à l’intérieur de votre tête, il vous suffit d’ouvrir les yeux. Tout ce que vous expérimentez dans votre champ extérieur visible est un état de votre cerveau. Toutes ces couleurs et ces formes ne sont que la traduction, par votre cerveau, des impacts électriques perçus par vos nerfs en provenance du monde extérieur, c’est-à-dire tout ce qui se situe à l’extérieur de votre peau. Notre système nerveux traduit ce qu’il se passe là-dehors en impulsions qui sont pour nous des formes et des couleurs. Celles-ci sont des états de vos nerfs, et ce que vous voyez quand vous avez les yeux ouverts n’est en réalité que ce que vous ressentez à l’intérieur de votre tête. Ne voyez pas votre cerveau comme une structure électronique séparée. Voyez-le comme intégré à tout ce qu’il y a à l’extérieur. On ne peut pas voir les couleurs au travers d’une lentille opaque, la transparence est nécessaire. Mais, la lentille n’a pas de couleur elle-même. Maître Eckart (1260-1328) disait : « C’est parce que mon œil n’a pas de couleur qu’il est capable de discerner les couleurs. » Il disait cela dans l’Allemagne du treizième siècle, mais c’est une des idées fondamentales du taoïsme. Etre absent comme la condition d’être présent. Quand votre ceinture est confortable, vous ne la sentez pas. Quand vos chaussures sont confortables, c’est comme si vous n’en portiez pas. C’est pareil pour vos vêtements. Plus on est conscient de ces choses, plus cela révèle qu’elles ont été mal conçues ou fabriquées ou qu’elles ne sont pas à la bonne taille. Il y a une objection très simple à cela. Si je ne sais pas que je suis là, j’ai l’impression de tout manquer. Nous avons besoin de savoir que nous savons. Si l’on est heureux, mais sans le savoir, autant ne pas être heureux. Etre heureux et le savoir, là est le vrai bonheur. Evidemment, le prix à payer pour cela est de savoir aussi que l’on est misérable quand on l’est. Tout comme il y a des gens heureux sans le savoir, il y a aussi des misérables qui s’ignorent. (Rires) Un jour, un jeune homme m’a dit : « J’ai le sentiment de savoir que je sais, mais j’aimerais savoir si le moi qui me connais quand je sais que je sais que je sais… » (Rires)

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Le développement de la conscience de soi-même, c’est-à-dire la possibilité de réfléchir sur sa propre connaissance, est l’une des pires choses qui soient arrivées à l’humanité. C’est une malédiction, mais c’est aussi une bénédiction. Le taoïsme n’évite pas ce problème. Il le traite, mais pas directement. Et l’on revient à ce fameux vers : « La véritable vertu n’est pas consciente de sa vertu. » Dès le moment où elle prend conscience d’elle-même en tant que vertu, c’est fichu. De la même manière nous adorons le naturel d’un enfant qui danse, perdu dans son monde sans se donner en spectacle. Et l’on se dit : « Oh, si seulement je savais danser comme ça ! Je pourrais redevenir comme un enfant. Innocent ! » Mais, dès que les parents ont remarqué que leur enfant dansait si bien, et qu’ils lui demandent de danser pour eux, l’enfant perd son pouvoir magique. Il fait de son mieux, mais c’est affecté, c’est de la frime, cela sonne faux et les parents n’aiment pas ça. Ils lui disent : « Danse comme si personne ne te regardait ». L’enfant est alors doublement coincé. On lui commande de faire quelque chose qui ne sera acceptable que s’il la fait comme si elle ne lui était pas commandée. (Rires) On fait ça tout le temps à nos enfants. On leur commande d’être spontanés. Et même entre nous : « Tu dois m’aimer. Après tout, tu me l’as promis quand nous nous sommes mariés, n’est-ce pas ? » Etc. Voilà donc la difficulté. Un très grand artiste, à la pleine maturité de son art, est capable au moins de donner l’impression qu’il fait ce qu’il fait sans épater la galerie, sans conscience de soi. Cela semble parfaitement naturel. Comment y parvient-il ? Il y avait un sage taoïste, postérieur à Lao Tseu, du nom de Lieh Tzu. On disait qu’il avait le pouvoir de chevaucher le vent. Il a dit un jour : « Il est assez facile de se tenir debout sans bouger, le plus dur est de marcher sans toucher le sol. » Quand on est en accord avec le Tao*, on ressent une certaine légèreté, assez similaire à celle des voyageurs de l’espace ou des plongeurs. Cela est lié à la sensation que l’on n’a plus le poids de son corps à porter. On peut aussi comparer cette sensation à celle du pilote qui fait corps avec la route dans sa voiture. C’est la véritable signification du prétendu pouvoir de Lieh Tzu. Quand on demandait à Suzuki (grand maître zen, 1870-1966) à quoi ressemblait le satori*, il répondait que c’était exactement comme la vie de tous les jours, mais à cinq centimètres du sol. (Rires) Quand on voit quelqu’un follement amoureux, ne dit-on pas de lui qu’il ne touche plus terre ? (Rires)

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D’où vient cette légèreté, cette absence de poids ? La plupart des gens sont en opposition constante avec eux-mêmes. Parce qu’ils ont toujours peur qu’il leur arrive quelque chose d’horrible. Quand l’être humain a développé ce pouvoir d’être conscient de soi-même, de savoir qu’il sait… Autrement dit, quand le cortex s’est formé par-dessus le cerveau originel, le charme fut rompu, la grâce disparut et ce fut la chute de l’Homme. Parce que lorsqu’il eut le sentiment d’être responsable, de se contrôler, et l’on ne peut ressentir cela que si l’on est conscient de ce que l’on fait, il est devenu anxieux. Suis-je assez conscient de moi-même ? Ai-je pris suffisamment de critères en considération ? Ai-je fait tout ce qui devait l’être ? Et il s’est mis à trembler. Naturellement, ce fut la chute de l’Homme. Dans la tradition taoïste, il y a toujours l’idée que tout prêche moral n’est que confusion. Au cours d’une supposée conversation, Lao Tseu demande à Confucius de lui expliquer sa vision de la charité et du devoir envers son prochain. Confucius lui parle d’oublier son intérêt personnel et de travailler en faveur d’autrui. Mais, Lao Tseu n’est pas d’accord. « Billevesées ! dit-il. Observe l’univers, les étoiles s’allument invariablement chaque nuit, le soleil se lève et se couche, les oiseaux migrent chaque année sans exception, toutes les fleurs et tous les arbres poussent vers le haut sans exception… Toi, avec tes idées sur la charité et le prochain, tu ne fais qu’introduire de la confusion. Tes efforts pour tenter d’éliminer l’ego* ne sont que la manifestation éclatante de ton égoïsme. C’est comme si tu traquais un fugitif en battant le tambour. On t’entend venir. » Tout discours au sujet de l’égoïsme, toute discussion à propos de la possibilité de se rendre vertueux, ou éveillé, ou illuminé, ou intégré, ou non-névrosé, quel que soit le terme utilisé, ce genre discours démontre tout simplement qu’on ne l’est pas. En fait, cela agit comme un obstacle. Revenons à Lieh Tzu qui pouvait « chevaucher le vent ». Comment faisait-il ? Il a rencontré un très grand maître et l’a suivi. Le maître vivait dans une hutte et Lieh Tzu s’asseyait devant cette hutte. Le maître ne lui accordait aucune attention. C’est ainsi avec les maîtres taoïstes, parce qu’ils ne courent pas après les disciples. Ils n’ont rien à enseigner.

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Donc, après avoir passé un an assis devant la hutte, Lieh Tzu a fini par s’en aller. Il en avait marre d’attendre. Mais, un peu plus tard, il a regretté d’être parti et il s’est dit qu’il devrait encore essayer une dernière fois. Il est donc retourné auprès du maître qui lui a dit : « Pourquoi ne cessestu pas d’aller et venir ? » (Rires) Il s’est assis et a essayé de contrôler son esprit de manière à ne plus faire la différence entre gain et perte. Autrement dit, en essayant de vivre de telle manière que rien ne soit plus ni un avantage ni un inconvénient. Il était une fois un paysan dont le cheval s’était enfui. Les voisins le plaignaient de cette terrible perte. Le paysan dit : « Est-ce un malheur ? Qui sait ? » Le lendemain, le cheval revint accompagné de sept chevaux sauvages. Les villageois s’extasiaient : « Quel revirement du destin ! Tu possèdes huit chevaux à présent. Quelle chance tu as ! » Le paysan dit : « Peut-être ». Le jour suivant, son fils voulut dresser l’un des chevaux sauvages, mais il fut projeté au sol et se cassa la jambe. Les voisins se lamentaient, c’est terrible, et le paysan se contenta de dire : « Peut-être ». Le lendemain, un officier de l’armée se présenta à la ferme pour enrôler le fils du paysan et l’emmener de force à la guerre, mais il fut réformé à cause de sa jambe cassée. Tout le monde se réjouit, c’est formidable, et le paysan dit : « Est-ce un bonheur ? Peut-être ». (Rires) Voilà l’attitude consistant à ne pas voir les choses en termes de gain ou de perte, d’avantage ou d’inconvénient. Parce que l’on ne sait jamais ce qu’il va se passer. Vous recevez un courrier d’un notaire disant qu’un cousin éloigné vous a légué un million de dollars. Cela vous rendrait probablement très heureux. Mais, vous ignorez les problèmes et les difficultés que cela pourrait entraîner. (Rires) Pour commencer, vous allez recevoir la visite d’un représentant du fisc… (Rires) On ne sait jamais vraiment si quelque chose est positif ou négatif. Nous ne sommes conscients que des changements momentanés, lesquels altèrent notre sens de l’espoir. Le taoïste est assez sage pour comprendre que le bien et le mal n’existent pas séparément l’un de l’autre. Il adopte donc une attitude appelée « non-choix ». Lieh Tzu s’efforça de maintenir son esprit dans cet état de non-choix. C’était très difficile car il lui fallait se libérer de ses habitudes de pensée et de sentiment. Après avoir pratiqué cela pendant une année, le maître le regarda. Comme s’il s’apercevait enfin de sa présence. Après une deuxième année de pratique, il l’invita à s’asseoir dans sa hutte. Alors, quelque chose changea. Lieh Tzu ne s’efforça plus de contrôler son esprit. Il laissa ses oreilles écouter ce qu’elles voulaient écouter, il laissa ses yeux voir ce qu’ils voulaient voir, il laissa ses pieds le porter là où ils voulaient aller et laissa son esprit penser à ce qu’il voulait.

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C’était une sensation très étrange, car toute son expérience corporelle semblait fondre, devenir transparente et légère, sans poids. « Je ne savais plus si je marchais sur le vent, dit-il, ou si le vent marchait sur moi. » On a coutume de dire que quelque chose ou quelqu’un nous a fait forte impression, comme si nous étions une plaque sur laquelle la vie s’imprimerait, comme la craie s’inscrit sur un tableau noir. Nous nous voyons comme l’observateur d’événements extérieurs qui font impression sur nous et que l’on garde en mémoire. Dans la psychologie taoïste, il n’y a pas de différence entre vous, en tant qu’observateur, et ce que vous observez. Vous n’êtes que l’observation de la vie d’un certain point de vue. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de notre tête est ce que nous percevons de l’extérieur. Mais, nous mettons en opposition le penseur et la pensée, l’expérimentateur et l’expérience, la connaissance et le connaissant. Nous envisageons le savoir en termes de certaines métaphores. Celle du stylo sur la feuille de papier, du reflet dans le miroir… Toutes ces images forgent notre conception de la connaissance. La théorie taoïste de la connaissance est bien différente. Il n’y a pas de connaissant séparé de la connaissance. S’il y a un connaissant, il contient la connaissance. Votre esprit, si vous en avez un, n’est pas dans votre tête, mais votre tête est dans votre esprit. Car votre esprit est l’espace. Les Chinois utilisent le mot wu qui signifie à la fois ciel, espace et parfois vacuité*. Le Tridaya sutra* bouddhiste dit que la forme et la couleur, que les Chinois désignent par le même mot, sont identiques. L’espace ou la vacuité* est précisément la forme-couleur, et la forme-couleur est précisément la vacuité* ou l’espace. Ce que nous appelons espace contient les myriades de formes et de couleurs, les corps, etc. Il ne les reflète pas comme un miroir, mais il est l’absence dont dépend leur présence. Et leur présence garantit son absence. Il y a donc cette relation mutuelle entre la vacuité* et la forme, entre l’existence et la non-existence. Quand on dit qu’il n’y a pas de penseur derrière les pensées, pas d’expérimentateur qui aurait des expériences, c’est une manière de dire que l’expérience, le savoir ne sont pas des rencontres entre étrangers.

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La pensée occidentale se focalise énormément sur le fait que le savoir est une rencontre. C’est pourquoi on utilise des expressions telles que : « Regarder les faits en face » ou « Faire face à la réalité », comme si, d’une certaine manière, le connaissant et la connaissance venaient de deux mondes complètement différents et se rencontraient. En réalité, le phénomène de la connaissance est pratiquement l’opposé de cela. Au lieu d’être une collision entre deux corps flottant dans l’espace, la connaissance s’apparente plus à l’épanouissement d’une fleur. Toutes les images que nous utilisons dans le langage courant tendent à nous faire voir la vie comme une rencontre entre l’être humain connaissant, l’esprit connaissant, et le monde. Au contraire, les taoïstes voient cela comme une expression, pas une impression. L’expression d’un processus polarisé. Il émerge d’un centre et s’exprime en termes d’opposition. C’est le fondement du principe chinois du yang et du yin. Vous voyez ce symbole ? Que représente-t-il, des poissons ? Des virgules ? C’est un emblème fascinant. Essentiellement, c’est une spirale. C’est la forme des galaxies, la position de l’acte sexuel. Aucun d’entre nous n’existe sans l’autre. A l’origine, le mot yang est associé au versant sud, ensoleillé d’une montagne (NDT : l’adret en français), le yin est associé au versant nord sombre (NDT : ubac en français). Aucune montagne ne possède qu’un seul versant. La montagne est comme une vague. Une vague a forcément un creux et une crête. On ne peut pas avoir la moitié d’une vague, une crête sans creux. Yang et yin sont très différents l’un de l’autre, mais justement parce qu’ils sont différents, ils sont identiques. C’est l’idée fondamentale de la différence identique. Dans le taoïsme, comme dans le bouddhisme, on dit : « La différence est l’identité et l’identité est la différence. » Le mot chinois pour « est » est assez éloigné du nôtre. Il a plutôt le sens de « cela ». Les Chinois diraient donc « Différence-cela-identité, identité-cela-différence ». Le sens est assez différent. La différence n’est pas réellement l’identité, mais elle est en relation ou est associée avec elle, elle l’implique nécessairement. La différence implique l’identité et l’identité implique la différence. Il n’y a donc pas de yang sans yin, ni de yin sans yang.

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Quand j’ai commencé à étudier tout cela, j’étais très ennuyé. Comment pourrais-je voir ce monde si différencié comme une unité ? Qu’allait-il se passer ? A quoi cela allait-il ressembler de voir que toutes les choses ne sont qu’une ? Les sages le répètent tous, toutes les choses ne font qu’une. Et pourtant, elles m’apparaissaient si différentes. Le monde me semblait plein d’objets, de gens et de situations si variés. Un peu comme si votre vision devenait floue et que tout se fondait dans une sorte de pâte informe… (Rires) C’est quoi cette expérience ? Serait-ce le nirvana*, la libération ? Tant de sages hindous ont écrit à ce propos, je voyais cela comme une sorte de dissolution de toute chose, le monde comme une limace saupoudrée de sel. (Rires) Cela m’a pris beaucoup de temps, mais, un jour, j’ai soudain compris que la différence que je constatais entre les choses équivalait à leur unité. Parce que les différences, les limites, les lignes, les surfaces, les frontières, ne séparent pas du tout les choses les unes des autres. Elles les unissent au contraire. Toutes les limites sont communes, mitoyennes, comme les clôtures divisant un lotissement immobilier. La clôture de mon voisin est aussi ma clôture. Mon sentiment d’être moi est exactement le même que de ne faire qu’un avec le cosmos tout entier. Je n’ai nul besoin de faire une quelconque expérience bizarre pour me sentir en étroite symbiose avec l’univers. Dès que vous connaissez le truc, l’unité est inséparable de la différence. Vous ne pourriez pas vous connaître, ou ce que vous pensez être vous, si, dans le même temps vous n’aviez pas la sensation de quelque chose d’autre. Le secret est que l’autre se révèle finalement être vous. C’est l’élément de surprise dans la vie. Soudain, vous vous rendez compte que ce qui vous est le plus étranger, disons les étoiles, elles sont à des millions d’années-lumière… On regarde ça et l’on se dit que l’on n’est pas grand-chose, juste un petit ver sur ce petit caillou appelé Terre, dans cette immensité. Des milliards d’années avant que je naisse et des milliards d’années après ma mort, rien ne vous semble plus étranger que ça, plus différent de vous… Mais, si vous observez le ciel assez longtemps, vous allez vous dire : « Mais, c’est moi ! » Car c’est l’autre, c’est la condition pour que vous existiez et soyez vous-même. Comme pile est la condition de face. Et, quand vous savez cela, vous comprenez que vous ne mourrez jamais.

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*** Le véritable état de boddhisattva* est très difficile à définir. Il n’est ni suprêmement religieux, ni clairement laïc. Et ceux qui pensent que le comble du bouddhisme, ou du zen, est d’être parfaitement ordinaire se trompent. Tout comme les athées se trompent. Il existe un élément dans l’art - la peinture, la poésie, etc. - inspiré de ce genre de bouddhisme. Le genre d’art dont le sujet n’est pas religieux. Néanmoins, dans les sujets traités par cet art non-religieux, quelque chose vous interpelle. Vous sentez qu’il y a quelque chose d’étrange là-dedans. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser aux philosophies orientales et toutes ces choses. J’étais absolument fasciné par la peinture chinoise et japonaise. Dans la peinture profane, les paysages, le traitement des fleurs, des herbes et des bambous, quelque chose m’a frappé, m’a stupéfié. Et cela, bien que les sujets fussent des plus banals. Comme un enfant, pour ainsi dire, je voulais savoir quel était cet étrange élément qui apparaissait dans ces bambous et dans ces fleurs. J’étais poussé par les peintres à voir des fleurs, des arbres, mais il y avait là-dedans quelque chose d’indéfinissable. C’est ce que j’appellerai la religion de non-religion. L’accomplissement suprême est de devenir un Bouddha indétectable. Au sens où il ne laisse aucune trace. Il était une fois un grand maître zen. L’un de ses disciples lui demanda un jour : « Comment progresser ? » Le maître lui répondit : « Tu travailles bien, mais tu commets une faute très répandue. » - Laquelle, maître ? - Tu fais trop de zen. - Mais, quand on étudie le zen, n’est-il pas naturel d’en parler souvent ? - Il vaut mieux avoir des conversations ordinaires. Un autre moine qui les écoutait demanda au maître : « Pourquoi n’aimez-vous pas que l’on parle du zen ? » Et le maître répondit : « Parce que ça me donne la nausée ». C’est normal. Dans le bouddhisme zen, quand on interroge le maître sur la religion, il vous donne une réponse triviale. Et quand on lui pose une question triviale, il répond en termes religieux. « Quelle est la nature éternelle du soi ? » « Il y a encore du vent ce matin. »

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Pour aller plus loin dans la religion de non-religion, nous devons comprendre ce que l’on pourrait appeler l’accomplissement ultime de la philosophie du bouddhisme mahayana*. Il est exprimé par une école de pensée appelée Hwa Yun en chinois, et Kegon en japonais. Kegon est le fondement intellectuel du zen. Il y avait autrefois un grand maître chinois du nom de Shu Mitsu (780-841). Il était à la fois un maître zen et le cinquième patriarche de la secte Hwa Yun. Hwa signifie fleur et yun guirlande. La guirlande de fleurs. Tout cela est fondé sur un sutra* sanscrit intitulé Avatamsaka. En japonais Kegon kyo. Un très grand sutra* lequel traite des quatre mondes du Dharma*. Il y a d’abord un niveau d’existence que l’on appelle dji. C’est le monde des choses et des événements. Ce que l’on pourrait appeler le monde du sens commun. Le monde de tous les jours que nous percevons normalement par nos sens. En chinois, dji a de nombreuses significations. Il peut avoir le sens d’une chose ou d’un événement. Il peut désigner les affaires (business), quelque chose d’important. Il peut aussi vouloir dire affectation, snobisme. Ainsi, un maître zen est appelé mudji, ce qui signifie sans affectation, sans occupation, rien de spécial. Le monde de dji, le monde de la multiplicité, le monde ordinaire dans lequel nous nous sentons inclus, c’est le premier monde. Le deuxième monde est le monde de ri. En chinois li, désigne les marques dans le jade, le grain du bois ou les fibres d’un muscle. Dans la philosophie Hwa Yun, ri désigne l’universel qui sous-tend toutes les particularités, l’unité qui sous-tend toutes les multiplicités. C’est le principe d’unité par opposition à dji, principe de différenciation. Quand on observe la nature de notre monde, on part de dji, on commence par remarquer toutes les choses particulières et par être déconcerté par leur multiplicité. Si vous poursuivez votre observation, vous comprenez les choses. C’est à dire que vous commencez à prendre conscience de leur interdépendance et que, finalement, vous voyez l’unité derrière elles. C’est comme si la multiplicité du monde se dissolvait dans l’unité. Alors, vous êtes confronté à une difficulté. Je peux voir le monde en tant qu’unité tout en le voyant en tant que multiplicité… Mais, comment Diable faire coïncider ces deux visions ? Si je veux réussir dans les affaires, dans la vie de famille, etc., je dois observer le monde des particularités. Ce sont elles qui ont le plus d’importance. Je dois savoir faire la différence entre de la craie et du fromage…

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Mais, si je deviens un saint, un moine ou un ermite, peut-être même un poète ou un artiste, je vais oublier le pratique et le matériel. Je vais contempler l’unité, le sens secret caché sous toutes les choses et tous les événements. On va peut-être alors me reprocher de ne pas avoir joué le jeu, d’avoir tiré au flanc, de m’être planqué de la vie. Parce qu’on pense généralement que le monde des particularités est le monde réel. Mais, je réponds, non, vos particularités ne sont pas réelles. Et votre succès n’est que provisoire. Vous croyez être une personne importante qui apporte une véritable contribution à la vie humaine. En fait, votre réussite ne dure que quelques années, puis vous disparaissez, comme tout le reste. Qu’advient-il de votre succès quand vous êtes mort ? Que deviennent les millions de dollars que vous avez gagnés ? Donc tout cela n’est pas réel du point de vue de celui qui se concentre sur l’unité. Pour approfondir notre compréhension, nous devons passer au troisième monde, appelé ri dji mu gué. Ce qui signifie qu’entre ri, l’unité et dji, la multiplicité, il n’y a pas, mu, de séparation, gué. Le monde de l’universel et celui de la multiplicité ne sont pas incompatibles. Prenons par exemple deux choses très différentes et voyons comment elles peuvent être unifiées. Prenons la forme et la couleur. Même si vous essayez pendant un million d’années, vous ne tracerez jamais une forme rouge avec un crayon noir. Mais, avec un crayon rouge, vous pouvez dessiner un cercle, un cercle rouge. Et même si la forme du cercle et la couleur rouge ne seront jamais les mêmes, elles vont magnifiquement bien ensemble. Voyez le cercle en tant que dji et le rouge en tant que ri. Le cercle est le particulier, la couleur est l’universel. Ils sont inséparables. Par conséquent, une personne complète est à la fois spirituelle et matérielle. Etre les deux à la fois est l’accomplissement suprême de l’être humain. Une vie matérialiste finit par être très ennuyeuse. Vous pourriez avoir tout le succès du monde et vivre dans le confort et le raffinement le plus sublime, posséder la plus belle maison, vous régaler de nourriture délicieuse, avoir de magnifiques voitures, des yachts, tout ce que vous pouvez imaginer, mais, si vous n’aviez pas cette touche de mysticisme, tout cela finirait par être parfaitement ennuyeux et vous vous en lasseriez.

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A l’opposé, certaines personnes sont purement spirituelles. Elles vivent dans un monde sec et austère dont toute forme de luxe est exclue. Ce sont des gens très intenses. En présence d’un être profondément spirituel, excessivement spirituel, on a tendance à s’asseoir au bord de son siège. On n’est pas à l’aise, parce que l’on sait que l’œil du jugement pénètre jusqu’au plus profond de notre âme, et voit quel voyou l’on est au fond. Alors que lui est tellement sincère, horriblement honnête et altruiste. Mais, les êtres réellement spirituels sont souvent très sensuels. Cela perturbe beaucoup les gens élevés dans un environnement occidental. Ils ne peuvent pas être matérialistes au sens ordinaire du terme, car le monde est bien trop merveilleux pour ça. Un être humain est trop merveilleux pour être traité comme un objet sexuel. Ils peuvent être des objets de désir sexuel, mais ils sont si merveilleux, qu’il faut creuser plus loin dans leur merveilleuse personnalité. C’est un problème en Occident. Vous allez à l’église et vous y voyez un prêtre magnifique, exemplaire, que vous idéalisez, puis, soudain, un scandale énorme éclate, on apprend qu’il a une liaison avec son assistant. Vous tombez de votre chaise, vous pensez que tout est fichu, ruiné. Le gars n’était pas aussi purement spirituel que vous le pensiez. Lui-même est probablement très gêné par cette histoire. Simplement parce que, dans notre monde, nous opposons le spirituel et le matériel. Ri dji mu gué signifie que cette opposition n’existe pas. Il existe encore un niveau supérieur, un quatrième monde, appelé dji dji mu gué. Ici, ri a disparu. Il n’y a plus de barrière entre dji et dji. Il n’y a pas d’exclusion mutuelle entre un événement et un autre, ou les autres. C’est la doctrine la plus élevée du bouddhisme mahayana*, la doctrine de l’interdépendance de toutes choses. Son symbole est ce qu’on appelle le « filet d’Indra », tel qu’il est utilisé dans l’Avatamsaka sutra, le sutra* de la guirlande de fleurs. Imaginez, à l’aube, une toile d’araignée multidimensionnelle couverte de rosée. Une toile d’araignée vaste comme le cosmos. Elle n’est pas seulement plate, mais solide, en quatre, cinq, six et n dimensions. Elle est couverte de perles de rosée aux couleurs de l’arc-en-ciel. Chaque goutte de rosée contient le reflet de toutes les autres et ce reflet contient tous les autres à l’infini. Ceci est la vision mahayana* du monde. C’est pour ainsi dire la relativité.

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Tout ce qui existe dans ce monde, avec ses caractéristiques particulières, toute chose, tout événement, tout ce qui nous apparaît comme une unité séparée, n’existe pas en réalité en dehors de tout le reste. On pourrait donc dire que n’importe quel événement implique tous les autres. Et tous les événements, l’univers entier, passé, présent et futur, dépendent de chaque être. Il est assez facile de dire : « Je comprends que je dépends entièrement de cet univers. Je ne pourrais pas exister si tout le reste n’existait pas ». Mais, il est plus difficile de saisir le corollaire de tout ça, c’est-à-dire que l’univers entier dépend de moi. Vous allez dire, mais comment est-ce possible ? Je viens au monde, puis je quitte ce monde. Je sais que l’univers existait avant ma naissance et qu’il continuera d’exister après ma mort. Comment pouvez-vous dire qu’il dépend de moi ? C’est très simple. Supposez que vous soyez mort. On parle donc de quelqu’un du passé. Disons que l’on parle de Socrate. Je dis que tout l’univers dépend de Socrate. Plus précisément, l’univers dépend du fait que Socrate a existé. Sans vos parents, vous ne seriez pas né. Votre existence dépend donc de vos parents, même s’ils ne sont plus là. Par conséquent, même quand vous aurez disparu, l’univers dépendra toujours de vous, du fait que vous ayez existé. Et, si vous n’êtes pas encore né, il dépend du fait que vous existerez. L’existence de Socrate nous apprend quelque chose au sujet du genre de monde dans lequel nous vivons. Ce monde, un jour, a « socratisé » et Socrate et sa sagesse en furent des symptômes, exactement de la même manière qu’une pomme est un symptôme d’un pommier. Cela nous apprend quelque chose à propos de cet arbre, comment il fonctionne et comment il produit des fruits. Un monde qui produit Socrate, ou un monde qui produit Jean Dupont, qui n’était personne en particulier, dont personne ne se souvient… Néanmoins, en dépit de son insignifiance, l’univers entier dépend de lui, de même qu’il dépend également du plus petit mouvement d’aile de la plus petite mouche et même de la vibration de chaque électron et cela quelle que soit la brièveté de cette manifestation. Cela veut dire que tout ce qui est, implique tout le reste.

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Et ces autres choses, dans leur totalité, ce que nous appelons l’univers, impliquent aussi chaque objet ou événement individuel. C’est la signification du filet d’Indra. Dans le zen, c’est ce qu’on appelle « cueillir un brin d’herbe et s’en servir comme d’un Bouddha doré de cinq mètres de haut ». Si vous tirez sur un maillon, toute la chaîne suit. N’est-ce pas ? Si c’est un maillon, c’est forcément le maillon d’une chaîne. Sinon, ce n’est qu’un morceau de métal ovale. Mais, si c’est un maillon, tous les autres suivent. Il n’existe pas d’événement isolé. Le seul événement unique possible est l’ensemble de tous les événements. La seule chose individuelle est le Tout. Les choses que nous appelons choses s’impliquent toutes les unes les autres. Nous ne savons ce que nous sommes que par rapport à ce que nous ne sommes pas. Nous ne percevons la sensation d’une individualité qu’en relation avec quelque chose ou quelqu’un d’autre. L’autre va donc avec le soi comme pile va avec face. Et quelle que soit la durée de votre vie, tout dépend d’elle. Si vous n’étiez pas né, rien n’aurait pu se produire. En un sens, l’univers porte votre signature. Sans vous, le monde ne serait pas le même. Vous connaissez peut-être « l’erreur pathétique ». C’est une idée qui date du dix-neuvième siècle. Elle considère qu’on ne doit pas projeter les sentiments humains sur le monde. Le soleil n’est pas heureux, c’est vous qui êtes heureux quand le soleil brille. Ne mélangez pas votre bonheur avec le soleil. Il n’a pas de sentiments, il n’est pas humain. Le vent n’a pas de sentiments et n’est pas humain. La philosophie de l’erreur pathétique affirme que tout ce qui n’est pas à l’intérieur de notre peau est inhumain, sans conscience, ce ne sont que des forces aveugles et le monde humain se limite à l’intérieur de notre peau. Cette idée ne correspond pas à la réalité. Le monde est humain et la philosophie de l’erreur pathétique est stupide. Ce monde entier est humain, car il dépend non seulement de l’existence de l’humanité en général, mais tout autant de celle de Marie Martin en particulier. Quand vous semblez soudain englober le Tout, vous découvrez l’autre face de cela. C’està-dire que votre personnalité particulière n’est rien, n’existe pas en dehors de tout le reste, en dehors de tous les autres êtres.

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Pour être moi-même, Alan Watts, j’ai besoin de tous les autres êtres humains. Je n’ai aucun contrôle sur l’altérité de tous ces êtres humains, ils resteront eux-mêmes quoique je puisse faire. Mais, en même temps, je dépends moi-même de toutes leurs différences, de même qu’ils dépendent tous de moi. C’est le dji dji mu gué. Il offre une vision du monde dans laquelle chacun est le patron et, en même temps, il n’y a pas de patron. Il n’y a pas un chef qui gouvernerait l’univers. Celui-ci se gère lui-même, c’est une démocratie colossale, mais dans laquelle chaque être humain, mais aussi chaque escargot, est à la fois roi et sujet. Il n’y a pas de grand roi dans cet univers, bien que les hindous aient un concept qui nous semble très étrange appelée Ishwara, le dieu personnel suprême, l’être supérieur du monde des Deva. Même de nombreux bouddhistes croient en l’existence d’un tel dieu. Il est le maître de l’univers et pourtant inférieur à un Bouddha. Parce que dans le cycle des existences, Ishwara finira par disparaître. Tous les dieux, tous les anges sont pris dans cette ronde de la vie. Et, bien que les bouddhistes croient en Dieu de ce point de vue, ils n’y attachent guère d’importance. Le bouddhisme ne consacre pas de temple à Ishwara. Dji dji mu gué est donc cette notion d’interpénétration, d’interdépendance de toutes choses. C’est le fondement philosophique du zen en tant que mode de vie pratique et nonintellectuel. Le prise de conscience que l’événement le plus ordinaire, le feu de charbon de bois, la soupe du dîner, éternuer, se laver les mains, aller aux toilettes… tout ce que l’on appelle des événements ou des choses, si banals et insignifiants soient-ils et que l’on croit séparés, impliquent l’univers entier. C’est pourquoi, les pratiquants du bouddhisme zen se servent de l’événement ordinaire pour démontrer le cosmique et la métaphysique. Mais, ils ne le rationalisent pas comme nous le faisons habituellement. Voir l’infini dans un grain de sable et l’éternité dans une heure, n’est que ri dji mu gué et pas dji dji mu gué. Dji dji mu gué, ce n’est pas voir l’infini dans un grain de sable. C’est juste un grain de sable. Mais, il n’y a en fait aucune différence entre ce grain de sable et l’infini. On ne doit donc pas penser à l’infini comme quelque chose d’impliqué dans le grain de sable, car le grain de sable EST l’infini. De la même manière, être assis ici en ce moment n’est pas différent du nirvana*. Nous sommes nirvana* en étant assis ici, voyez-vous ?

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Nul besoin d’un commentaire philosophique sur le grain de sable ou sur le fait que nous sommes assis ici en ce moment. C’est ce qu’on appelle les jambes du serpent. Si vous mettez des jambes à un serpent, vous le gênez dans ses mouvements. Toute activité spécifiquement religieuse est comme les jambes du serpent. Elle devra être finalement éliminée tout comme nous espérons que le gouvernement finira par être inutile, parce que chaque individu saura se gouverner luimême et se comporter de manière appropriée vis-à-vis de ses frères. L’Etat disparaîtra. L’Eglise disparaîtra aussi. C’est pourquoi, dans le Livre des Révélations du Nouveau Testament, il est écrit qu’il n’y a pas de temple au paradis, parce que le paradis tout entier est un temple. Dans l’accomplissement final du bouddhisme, il n’y a plus de Bouddha, plus de temples, plus de gongs, plus de cloches. Le monde entier est le son de la cloche. Et tout ce que l’on peut voir, est l’image du Bouddha.

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L’Autorité spirituelle Permettez-moi de commencer cette conférence en vous disant quelque chose sur moi et sur mon rôle quand j’évoque pour vous ces thèmes philosophiques. Que ce soit très clair, je ne suis pas un gourou. Autrement dit, je parle de ce que l’on appelle « ces choses-là », ce qui inclut une multitude de centres d’intérêt, de la philosophie orientale, à la psychothérapie, en passant par la religion, le mysticisme, etc. Je parle de ces choses parce qu’elles m’intéressent et parce j’aime en parler. Toute personne sensée gagne sa vie en faisant ce qu’il aime le plus, n’est-ce pas ? Dire que je ne suis pas un gourou, c’est dire aussi que je ne suis pas là pour vous aider à vous améliorer. Je vous accepte tel que vous êtes. Je ne suis pas là pour sauver le monde… Naturellement, quand une source jaillit de la montagne, c’est son rôle, si un voyageur assoiffé s’y désaltère, très bien ! Quand un oiseau chante, il ne chante pas pour faire progresser l’art de la musique, mais, si quelqu’un s’arrête pour l’écouter avec plaisir, c’est bien. Je m’exprime dans ce même esprit. Je n’ai pas de groupe d’adeptes, je n’essaie pas de former des disciples. Je travaille plutôt sur le modèle d’un médecin que sur celui d’un prêtre. Un médecin s’efforce de se débarrasser de ses clients au plus vite, il les renvoie chez eux en bonne santé debout sur leurs jambes. A l’inverse, le prêtre fait tout pour les garder comme membres d’une organisation religieuse. Il s’assure qu’ils vont continuer à rembourser les emprunts lancés pour construire des bâtiments très coûteux qui appartiennent à l’église et font croître ses effectifs dont le nombre à lui seul démontre la véracité de ses enseignements. Mon but est de me débarrasser de vous. Cela voudra dire que vous n’avez plus besoin de moi ni d’aucun autre professeur. Je crains fort que certains de mes collègues ne désapprouvent une telle attitude. Il est largement admis et dit que pour avancer dans la connaissance spirituelle, un gourou est indispensable à qui l’on doit la plus parfaite obéissance. On me pose souvent la question : « Est-il vraiment nécessaire d’avoir un gourou ? » Je ne peux répondre à cela qu’en disant : « Oui, c’est nécessaire si vous le croyez ». Comme on dit d’une personne qui consulte un psychothérapeute. Si vous vous estimez dans une telle confusion mentale que vous jugez nécessaire de consulter, alors vous devez le faire.

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De la même manière, si vous ressentez le besoin de trouver quelqu’un qui vous dise quoi faire et comment méditer pour atteindre la libération, le nirvana*, moksha, appelez cela comme vous voulez, si vous ressentez vraiment ce besoin, alors allez-y. Car, comme disait le poète William Blake : « Le fou qui persiste dans sa folie deviendra sage ». D’où un gourou tire-t-il son autorité ? Il peut vous dire qu’il possède l’expérience, qu’il a personnellement expérimenté des états de conscience qui l’ont profondément béni et l’ont rendu clairvoyant, infiniment compassionné ou je ne sais quoi. Et vous devez le croire. Il vous le dit et c’est confirmé par d’autres qui sont d’accord avec lui. Mais chacun d’entre eux, et vous-même, à votre tour, n’êtes d’accord avec lui que par votre propre opinion et votre propre jugement. Vous êtes donc la source de l’autorité du maître. Cela est vrai qu’il parle en son nom propre ou qu’il se présente comme le représentant d’une tradition ou d’une église. Disons que vous considérez la Bible comme votre autorité spirituelle, ou l’Eglise catholique romaine. Ses adeptes estiment généralement que l’expérience mystique individuelle n’est pas authentique. Elle est trop personnelle et doit être encadrée dans les limites des traditions reconnues et objectives de l’église. Mais ces traditions ne sont objectives et reconnues que parce que les adeptes le croient. Par conséquent, la question vous revient : « Pourquoi croyez-vous ceci ou cela ? » Pourquoi avez-vous cette opinion-ci, plutôt que celle-là ? Sur quoi tout cela est-il fondé ? Bien sûr, presque tout le monde a besoin d’aide. Il y a ce sentiment de solitude et cette confusion vis-à-vis d’un monde extérieur imprévisible. Ce monde génère une immense quantité de souffrance, d’innombrables tragédies. Nous nous demandons ce que nous faisons là, comment nous sommes arrivés et, finalement, comment résoudre LE Problème de la vie… Auquel il faut ajouter celui de la mort. Car il est certain que nous mourrons tous un jour et que la mort peut-être une expérience douloureuse. Ceux que nous aimons vont mourir, alors nous sommes en quête d’une façon de maîtriser la situation.

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On peut essayer divers moyens pour tenter d’échapper à cette sensation d’être une pauvre petite conscience isolée au sein de cet immense et capricieux « non-soi ». On peut tenter de s’en sortir par des moyens matériels. En devenant très riche ou très puissant. On peut recourir à toutes sortes de techniques pour soulager nos souffrances, la faim, la douleur, la maladie, etc. Mais, on remarquera que même si l’on y parvient, cela ne nous suffira pas. Autrement dit, si vous pensez qu’une hausse de vos revenus va résoudre vos problèmes et que vous l’obtenez, cela va vous procurer une certaine satisfaction pendant quelques semaines. Puis, comme vous le savez, ce sentiment va se dissoudre peu à peu. Alors, il se peut que vous ne vous inquiétiez plus de vos dettes, mais vous allez commencer à avoir peur de tomber malade. Il y a toujours un motif d’inquiétude. Si vous êtes très riche, vous êtes quand même anxieux à propos de la maladie et de la mort. Vous craignez la révolution populaire, d’être dans le collimateur du fisc ou d’être jeté en prison sans raison. Le souci est permanent. Vous réalisez donc que le problème de la vie n’est pas dans les circonstances extérieures, parce que vous angoissez quelles qu’elles soient. Le problème se situe dans ce que vous appelez votre esprit. Est-il possible de contrôler son esprit et de cesser de s’inquiéter ? Selon certains, la meilleure réponse est d’avoir des pensées positives. D’être paisible, de respirer lentement et de calmer son esprit en se répétant certaines affirmations telles que « tout est lumière », « tout est Dieu», « tout est bonté » ou n’importe quoi d’autre. Hélas, ça ne marche pas forcément, parce que vous avez toujours derrière la tête ce doute persistant, l’impression de vous hypnotiser vous-même et de siffler dans le vide. (Rires) Alors, vous réalisez que ce contrôle de l’esprit n’est pas une affaire superficielle. Vous parvenez plus ou moins à adoucir les vagues de votre conscience, mais il y a, par dessous, l’immensité de votre inconscient lequel se manifeste de manière inopinée sous la forme d’événements du monde extérieur. Donc, vous commencez à envisager sérieusement de vous faire psychanalyser.

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De plonger dans ces profondeurs pour voir s’il est possible de trouver du pétrole dans ces eaux troubles. Finalement, bien sûr, vous vous lancez dans le gourou business. Vous essayez de trouver quelqu’un qui va vous servir de miroir dans lequel vont se refléter les aspects de vous-même dont vous n’êtes pas directement conscient. Progressivement, vous réalisez qu’il y a quelque chose de bizarre dans tout ça et que cette bizarrerie peut s’exprimer de diverses façons. L’une d’entre elles est : comment compter sur vous-même pour faire quelque chose de vous-même ? C’est comme vouloir percer la pointe d’une épingle avec cette même pointe d’épingle. Autrement dit, si vous pensez pouvoir vous en sortir par un quelconque travail ou progrès psychologique ou spirituel, vous allez devoir faire ce travail sur vous-même. Mais, si vous êtes celui qui doit s’améliorer, comment allez-vous faire ? C’est un peu comme si vous vouliez vous soulever en tirant sur vos bottes. Tout le monde sait que c’est impossible. Et, si vous essayez, vous risquez seulement de vous casser la figure et votre état ne fera qu’empirer. Ce problème se pose et il s’est toujours posé dans toutes les grandes traditions religieuses. On le voit dans le christianisme, dans le débat entre Saint-Augustin (354-430) et Pélage (350-425 environ). Celui-ci disait que si Dieu nous commande de l’adorer et d’aimer notre prochain, c’est qu’il nous en estime capables. Pour Saint-Augustin, ce commandement n’a pas été donné pour être obéi. Dieu ne s’attend pas à être obéi, car nous sommes incapables d’aimer qui que ce soit d’autre que nous-même. Ce commandement ne nous a donc été donné que pour nous mettre en face de notre péché originel dont nous ne pouvons être sauvé que par la grâce divine, c’est-à-dire par l’emprise de notre âme par une puissance qui la dépasse. C’est plus ou moins la doctrine sur laquelle l’église s’est établie. Par conséquent, la question est de savoir comment obtenir cette grâce divine. En apparence, elle est offerte à tous, mais, en réalité, certains l’obtiennent et d’autres pas. Pour les uns le remède est efficace mais, pour les autres, il ne l’est pas. Pourquoi ? Apparemment, vous avez le pouvoir de résister à la grâce divine, mais, si c’est vrai, vous avez aussi le pouvoir de ne pas lui résister. Nous voudrions donc savoir comment ne pas lui résister et nous ouvrir. Et, nous voici ainsi revenus à notre point de départ.

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C’est comme dire : « Tu dois te détendre ». Je sais que je devrais lâcher prise et m’abandonner à la volonté de Dieu. Mais, nous sommes toujours confrontés à ce que j’appelle notre irréductible vilénie. (Rires) Notre part d’ombre. Et si vous n’avez pas encore compris cela, c’est que vous êtes inconscients. Je connais un tas de gens qui se disent pleins d’amour. Mais, dès qu’il est question d’argent, leur vertu s’envole par la fenêtre. (Rires) Donc, nous avons tous cet élément en nous, nous le savons très bien. Et la question est, une fois de plus, est-il possible de le transformer ? Mais, si le transformeur est celui-là même qui veut se transformer, qui transformera le transformeur ? C’est l’éternel problème de qui surveille les surveillants ? Qui police les policiers ? Qui gouverne le gouvernement ? Cela paraît insoluble, pour la simple raison que c’est un cercle vicieux. On parle beaucoup de deux soi. Le petit soi, ou ego*, et le Grand Soi, appelé Esprit ou Atman, dont la mission serait de transformer le premier. Cela se produit parfois, mais la plupart du temps, cela n’arrive pas. Et l’on s’interroge, pourquoi l’atman d’untel ou untel n’a pas réussi ? Leur ego* est-il trop fort ? Si c’est le cas, qui le réduira ? Ou alors, c’est leur atman qui est trop faible, mais pourquoi ? Tous les atman ne sont-ils pas les mêmes ? Le problème reste entier. Examinons de plus près ce que nous tentons d’accomplir. Nous essayons de nous améliorer. Nous recherchons les expériences considérées comme positives, le bien, la lumière, la vie… Et nous fuyons le négatif, le mal, l’obscurité et la mort. Hélas, la conscience humaine est fondée sur le contraste. Nous sommes dotés d’un système nerveux dont les neurones sont soit connectés, soit non-connectés. Tout ce dont nous sommes conscients est le résultat d’un assemblage extrêmement compliqué de oui et de non. L’enregistrement sur bande magnétique est fondé sur le même principe, un signal est inscrit sur certains points et, sur d’autres, il n’y a pas de signal. Autrement dit, ce n’est qu’une question de oui et de non. Toute forme d’expérience humaine est constituée ainsi.

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On peut remonter jusqu’au livre chinois des transformations, le Yi King (l’un des plus anciens ouvrages de l’humanité) dans lequel sont évoquées toutes les situations de la vie humaine sous la forme de combinaisons de yang, le principe positif, représenté par un trait plein, et de yin, le principe négatif, représenté par un trait brisé. C’est après avoir lu une version latine du Yi King que le philosophe allemand Leibniz (1646-1716) a inventé le système binaire dans lequel tous les nombres peuvent être représentés par des suites de 0 et de 1. C’est devenu le langage digital utilisé en informatique, cette formidable extension de notre système nerveux. Tous deux fonctionnant sur le même principe. Mais, nous essayons toujours d’avoir le yang sans le yin. Nous essayons de jouer un jeu de la vie dans lequel il n’y aurait que des gagnants et pas de perdants. Comment faire ? Un jeu dans lequel tout le monde gagne n’a pas de sens. Si nous sommes tous également heureux, il est impossible de savoir que nous le sommes. Parce qu’une certaine platitude couvre toutes choses avec le temps. Si nous comblions toutes les vallées et aplatissions les montagnes, nous aurions ce qu’ils s’efforcent de faire dans les collines de Hollywood à grand renfort de bulldozers. Nous arriverions à la destruction totale de l’environnement, à l’horrible réalisation de la prophétie biblique. Il ne pourrait pas y avoir de saints s’il n’y avait pas de pécheurs, il ne pourrait pas y avoir de sages s’il n’y avait pas d’insensés. Ce dilemme n’a pas d’issue. Voilà pourquoi le bouddhisme représente l’existence sous la forme d’une roue, bhava chakra, la roue de la naissance et de la mort. En haut sont les deva, les anges, et en bas sont les naraka, les êtres tourmentés, les enfers. Et nous tournons éternellement dans cette roue, passant constamment d’un royaume à l’autre. C’est tout à fait comme dans la course du rat. Vous courez de plus en plus vite pour essayer de vous hisser au sommet, mais vous ne faites que vous maintenir là où vous êtes. C’est pourquoi on ressent toujours ce sentiment que, plus on tente de progresser, que ce soit dans la vie mondaine ou spirituelle, plus on reste au même niveau. On se dit qu’il y a forcément un moyen d’en sortir. Il y a peut-être quelque chose de prétentieux, d’orgueilleux et de mal dans le fait d’aspirer à l’illumination ou à la compassion universelle.

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Il y a peut-être une dose importante de fierté spirituelle dans le fait de me dire que moi tout seul, par mes propres efforts, je suis capable de devenir un Bouddha ou un saint. Le Bouddha a enseigné que le désir est la cause de la souffrance. La solution serait donc d’éliminer toute forme de désir. Pas seulement le désir des choses matérielles et des succès mondains, mais également le désir de réussite spirituelle. Le Bouddha a expliqué à ses auditeurs que s’ils parvenaient à éliminer le désir, ou l’attachement, ils cesseraient de souffrir. Vous devez comprendre que ce que l’on appelle généralement les enseignements du Bouddha ne sont pas des doctrines, au sens chrétien, juif ou musulman du terme. Ce ne sont que des propositions. Ce sont les préliminaires à un dialogue. Si vous vous lancez dans cette tentative de ne plus rien désirer, vous allez rapidement découvrir que vous continuez à désirer de ne plus désirer. (Rires) Alors vous réalisez que rien de ce que vous essayez de faire pour vous améliorer ne donne de résultat. Ça ne marche pas. Vous pouvez parfois constater un succès temporaire et vous sentir mieux. Mais, vous revenez sans cesse au même problème. C’est la raison pour laquelle les personnes intéressées par la spiritualité ont souvent tendance à passer d’une secte à l’autre, d’un maître à un autre, espérant toujours qu’ils vont enfin rencontrer celui qui connaît la réponse. Certains maîtres reconnaissent et enseignent que l’on ne peut en effet rien faire. Ils recommandent de pratiquer la non-action, que les taoïstes appellent wu wei, le noneffort. Mais, on s’aperçoit très vite qu’il est extraordinairement difficile de ne pas s’efforcer. C’est comme essayer de ne pas penser à un éléphant vert, car vous y pensez immédiatement. (Rires) Vous parvenez finalement à la conclusion décevante que vous ne pouvez pas réaliser ce que vous vouliez réaliser, c’est-à-dire vous libérer de l’alternance des opposés, ni en faisant des efforts, ni en n’en faisant aucun. Vous vous rendez compte qu’il est impossible de se concentrer volontairement.

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C’est exactement comme essayer d’être volontairement inconscient. Ou de vouloir être naturel, ou d’aimer sur commande. Pourrait-on dire de quelqu’un qu’il fait preuve d’une spontanéité disciplinée ? (Rires) Imaginez que vous ayez le privilège d’obtenir un bref entretien avec Dieu. Imaginez que vous puissiez lui poser une seule question. Que lui demanderiez-vous ? Vous auriez intérêt à bien réfléchir parce que ce serait une occasion unique et vous devriez faire très attention à ne pas poser une question stupide. (Rires) Vous pourriez tester Dieu avec un koan* zen. (Rires) Du genre : « Au-delà du positif et du négatif, qu’est-ce que la réalité ? » Et le Seigneur Dieu vous répondrait : « Mon cher enfant, ta question n’a pas de sens. » Et vous n’auriez pas le loisir de réfléchir à une autre question et revenir la poser. Vous pourriez peut-être lui demander : « Quelle question devrais-je vous poser ? » (Rires) Et le Seigneur vous dirait : « Pourquoi veux-tu me poser une question ? (Rires) Tu sembles y tenir beaucoup, n’est-ce pas ? » (Rires) Parce que vous avez l’impression que quelque chose ne va pas si vous n’avez pas de problème. Pourtant, vous en avez un, c’est-à-dire le problème insoluble d’essayer de gagner sans perdre. (Rires) Vous allez continuer de vous occuper de ce problème jusqu’à que vous preniez enfin conscience qu’il est insoluble. Il se présente toutefois sous des formes si diverses que l’on peut difficilement reconnaître qu’il n’a pas de sens. Et les meilleurs gourous sont particulièrement habiles à vous embrouiller. Par exemple, votre gourou vous invite à pratiquer une intense concentration. Mais, au bout d’un certain temps, vous comprenez que cela ne fait que renforcer votre ego*. Vous n’avez fait qu’entrouvrir la porte. Il y a encore beaucoup de choses à apprendre et vous devez redoubler d’effort. Alors, vous vous appliquez de plus en plus à travailler sur toutes sortes de tours que votre gourou va sortir de ses manches. Et cela va durer aussi longtemps que vous accepterez de continuer ainsi. Finalement, vous comprendrez que tout cela n’était rien que des tours, des subterfuges. Comme disait le grand maître zen Rinsai : « Au fond, le bouddhisme n’est pas grandchose ». Et il expliquait à ses élèves que l’art du zen, ou l’enseignement du zen, est comme décevoir un enfant avec un poing vide. On peut tromper un enfant en lui faisant croire que l’on cache quelque chose de très précieux dans son poing fermé. On peut jouer ainsi pendant

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une heure, à exciter l’enfant de plus en plus avant de lui révéler finalement qu’il n’y avait rien dans votre main. C’est pourquoi, beaucoup de pratiquants du bouddhisme zen finissent par dire : « J’ai découvert qu’il n’y avait rien à découvrir ». Comprendre que l’on ne peut rien y faire, c’est s’éveiller au fait qu’il n’y a rien de séparé de vous dans l’univers. Autrement dit, quand vous essayez de contrôler vos pensées ou vos émotions, il n’y a en réalité aucune différence entre les pensées et le contrôleur. Parce que ce que vous appelez « le penseur » n’est en fait que votre pensée de vous-même. Le penseur n‘est qu’une pensée parmi d’autres pensées. Et celui qui ressent n’est qu’une sensation parmi d’autres sensations. Essayer de contrôler sa pensée par la pensée, c’est comme essayer de mordre ses propres dents. Donc, vous avez compris cela. Et donc, vous comprenez que ce projet de parvenir à vous contrôler vous-même n’était pas nécessaire, parce que vous étiez déjà un Bouddha depuis le début. C’est ce que les Upanishads disent simplement : « Tat vam asi, Tu es Cela, toi, tel que tu es ». Comment concevoir cela ? Laissez libre cours à votre imagination et essayez de penser à ce que vous voudriez vraiment qu’il se passe. Projetez-vous dans la situation la plus bénie que vous puissiez concevoir, dans laquelle vous n’auriez plus aucun souci, plus d’anxiété, plus d’avenir angoissant ni conséquences funestes. Vous contrôlez toute la machine, assis en lotus, parfaitement heureux. Alors, je vous pose la question sérieusement : « Est-ce vraiment ce que vous voulez ? » Vous possédez tout ce que vous désirez, vous baignez dans la plus haute spiritualité possible. Je vous dis qu’il n’y aurait aucune différence avec ce que vous vivez en ce moment, ici même. N’avez-vous pas déjà tout ? Vous avez la perception de vous-même, mais cela suppose en même temps l’existence d’un contraste, c’est-à-dire la perception d’autrui.

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Le soi a la sensation de contrôler la vie, dans une certaine mesure, par l’action volontaire. La volonté semble posséder une certaine liberté. Mais, par ailleurs, tout cela est limité. Et, finalement, la vie semble nous balayer et nous sommes dépassés par l’involontaire. Malgré cela, le volontaire n’arrête pas de surgir. Une nouvelle volonté apparaît dans chaque nouveau-né. Par conséquent, on ne peut pas faire l’expérience d’être un soi agissant volontairement, s’il n’y a pas le contraste de ce qu’il se produit involontairement. Souhaitez-vous vraiment vivre sans qu’il ne vous arrive rien involontairement ? Voulez-vous vous en débarrasser ? Très bien, mais alors vous n’expérimenterez plus le soi agissant volontairement. L’un ne va pas sans l’autre. Ou, inversement, voudriez-vous expérimenter le soi involontaire, dans lequel tout se produit spontanément ? Vous vous dites : « Je ne sais pas trop. Je crois qu’au début j’aurais l’impression de flotter. Comme si je n’avais plus aucune responsabilité, comme si je marchais dans l’air ». Il nous arrive parfois d’avoir cette sensation. Si vous poussez les théories du déterminisme et du fatalisme jusqu’à leur conclusion extrême, vous avez ce sentiment de liberté par rapport à toute responsabilité, par rapport à tous les soucis… Et vous flottez comme ça quelque temps. Mais, c’est provisoire. Il est impossible d’appliquer cette philosophie durablement, en particulier si vous avez des enfants. D’une manière ou d’une autre la société fait pression sur vous pour vous rendre responsable, tout comme elle fait pression sur les enfants pour qu’ils deviennent responsables. Et cette méchante dualité ne disparaît jamais. On ne peut pas expérimenter le plaisir irresponsable d’un comportement involontaire, sans le contraste du volontaire et du responsable, et vice versa. Qu’est-ce que cela signifie ? A l’évidence, cela signifie que ces deux aspects ou facettes de notre expérience, que nous pouvons appeler le volontaire et l’involontaire, le connaissant et le connu, le sujet et l’objet, le soi et l’autre… tout en paraissant séparés ne sont en réalité qu’un seul, tout simplement parce que vous ne pouvez pas avoir l’un sans l’autre.

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Tout cela montre clairement qu’il y a complot. Deux choses en apparence aussi différentes l’une de l’autre qu’il soit possible de l’être, sont en réalité une seule et même chose. Les actions que vous considérez comme volontaires, tels que les mouvements volontaires de vos muscles et de votre esprit, dépendent de processus involontaires. Vous ne contrôlez pas votre circulation sanguine, ni les synapses de votre système nerveux, et pourtant vous seriez incapable de la moindre action volontaire sans ces processus involontaires. Vous voyez donc bien que tout cela est un ensemble, et vous commencez à prendre conscience de ce quelque chose d’assez difficilement descriptible, votre expérience de la vie est un « faire-événement ». Il n’y a pas vraiment de mots adaptés pour exprimer cela. Le verbe anglais to cleave signifie à la fois fendre, séparer et tenir ensemble, le mot latin sacer veut dire sacré, mais aussi exécrable, maudit. Je vous propose d’inventer un nouveau mot pour « faire-événement ». C’est ce que les bouddhistes appellent karma. Karma est un mot sanscrit qui veut dire action. Quand il vous arrive quelque chose, de bon ou de mauvais, ils vous disent que c’est votre karma. C’est-à-dire, tout simplement, c’est votre action. Vous allez dire bien sûr : « Je n’avais pas l’intention de faire cela, ça m’est arrivé sans que je le décide ». Certaines écoles de pensée enseignent que ce qui vous arrive est la conséquence de vos actions passées, dans cette vie ou dans une vie précédente. Mais ce n’est là qu’une explication très superficielle de la notion de karma. Nul besoin de croire en la réincarnation pour comprendre ce qu’est le karma. Le karma, c’est tout simplement que votre main gauche ne sait pas ce que fait votre main droite. Un aspect de vos actions est ce que vous appelez l’environnement et l’autre aspect est ce que vous appelez votre organisme, votre moi, ce corps de chair et de sang. Mais on ne peut pas concevoir un corps vivant sans environnement. C’est la preuve que les deux sont en réalité un seul. Comme les deux pôles d’un aimant, le nord est différent du sud, mais c’est un ensemble, l’un n’existe pas sans l’autre. Précisément, de la même manière, vous êtes à la fois ce que vous faites et ce qui vous arrive. C’est comme un petit jeu dans lequel vous prétendez ne pas être responsable de ce qui vous arrive. Ce n’est pas vous.

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Vous ne vous sentez responsable que de cet aspect de votre vie que vous considérez comme volontaire. C’est ce que nous faisons tous, et c’est ce que les hindous et les bouddhistes appellent avidia, l’ignorance. Voilà pourquoi le pouvoir du gourou est votre pouvoir. Vous vous mettez vous-même dans la situation dans laquelle vous vivez. Tout comme chaque point de la surface d’une sphère peut être considéré comme le centre de cette surface, chaque endroit peut être considéré comme le bon endroit et chacun est à sa vraie place. Dites-le comme vous voudrez, chacun est une manifestation du divin en train de jouer à ce jeu du soi et à ce jeu de l’autre. Et le fait que vous ignoriez cela fait partie du jeu. C’est d’autant plus amusant. L’existence est d’autant plus excitante qu’on la vit dangereusement. Pourquoi méditer ? Pourquoi faire quoi que ce soit dans le domaine spirituel ? On ne comprend généralement pas ce qu’est la méditation. Les gens se lancent là-dedans comme dans une psychothérapie ou un programme d’amincissement, pour se sentir mieux. Mais, ils ne pratiquent pas ce qu’on appelle dyana en sanscrit, ou yoga ou zen, ce n’est pas ça du tout. La méditation est la seule activité humaine qui n’ait aucun but. Les Bouddhas, qui sont censés être totalement libérés, sont toujours représentés dans une posture de méditation. Pourquoi devraient-ils encore méditer ? En fait, c’est seulement la manière de s’asseoir d’un Bouddha. Quand il s’assied, il s’assied. Quand il marche, il marche, sans vouloir aller nulle part en particulier. Il se promène, c’est tout. Il creuse, il pénètre au cœur du sujet et du moment. La racine profonde de ce moment n’est nulle part ailleurs qu’au centre de vous-même. Le point de départ de tout, c’est là où vous êtes. D’où vient votre questionnement ? D’où le désir surgit-il ? De vous, parce que vous êtes le point à partir duquel tout l’univers est créé. Une méditation, c’est seulement s’asseoir et observer ce qu’il se passe.

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Vous ne faites pas ça parce que c’est bon pour vous, mais parce que c’est amusant. Je pourrais même dire que la méditation est drôle, et si elle ne l’est pas, cela veut dire que vous ne méditez pas vraiment. Certains méditants jouent à une sorte de championnat de la souffrance. (Rires) Ils s’asseyent quelque part pendant des heures interminables jusqu’à ce que la douleur devienne insupportable. (Rires) Ils se vantent ensuite d’avoir supporté ces longues heures de mal aux jambes. Ce n’est pas facile de rabattre le caquet des personnes qui souffrent. (Rires) On éprouve toujours une certaine compassion à l’égard de la souffrance, mais, des fois, j’ai envie de dire : « Arrête de me balancer ta souffrance comme ça, dans cet esprit, cesse de t’en vanter ». Certains disent : « Je suis plus conscient de mes faiblesses que toi. (Rires) Je suis plus tolérant que toi. Je reconnais mieux que toi ma part d’ombre et de vilénie ». Dès que nous entrons dans ce monde de la méditation, nous voyons toutes ces hiérarchies, ces rangs, ces grades, ces degrés, et qui a atteint le septième niveau, qui a atteint le neuvième niveau. Un gourou expérimenté mettra la barre toujours plus haut pour voir jusqu’où va votre ambition. Tout cela continue éternellement jusqu’à ce que vous vous éveilliez soudain et commenciez à pratiquer la vraie méditation, en voyant enfin que vous y étiez déjà. Que vous méditez tout le temps, du seul fait que vous existez. Il vous manque seulement cette vue de l’éternel présent parce que vous pensez sans cesse à ce qu’il va se passer dans la minute suivante, vous attendez un résultat. Vous pouvez aussi dire : « Laissez-moi ne pas attendre un résultat ». Il y en aura un de toute façon. Et vous pouvez aussi bien vous asseoir et prendre du plaisir. Dans ces conditions, à quoi riment tous ces trucs religieux ? Pourquoi ne pas les oublier tout simplement ? Laissez tomber, n’allez plus voir de gourous, n’allez plus à l’église, ne participez plus à des débats philosophiques, oubliez tout ça ! Pourtant, vous réalisez qu’en décidant d’oublier tout ça, vous êtes encore en train de chercher d’une autre façon. Le piège ! Quoi faire ?

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Si vous restez ici à m’écouter ou à écouter n’importe qui d’autre qui se présentera à vous, vous vous méprenez. Mais, si vous partez, vous vous trompez aussi. (Rires) Parce que vous croyez encore que cela va améliorer votre situation. Et quand vous vous rendez compte que ce n’est pas le cas, vous pensez que vous avez eu tort de partir et vous retournez voir le gourou. Alors, il vous regarde et dit : « Hum, hum, hum, tu es très indiscipliné, tu n’es qu’un très mauvais élève, tu vas devoir faire beaucoup d’efforts ». Cela devient comme une sorte de concours avec le gourou. Vous vous dites qu’il est peutêtre en train de vous bluffer, et qu’il n’est pas meilleur que vous. (Rires) C’est ce que vous êtes censé découvrir. Vous vous trouvez alors dans une double impasse. Rester ne vous apportera rien de bon, mais partir pas davantage. (Rires) En fait, il y a autre chose. Quand vous comprenez cela et que vous réalisez qu’il n’y a rien à réaliser, que tout est là, depuis le début, qu’allez-vous faire ? (Rires) C’est comme quand un enfant harcèle ses parents d’incessantes questions. Il finit par aborder les problèmes métaphysiques les plus profonds, alors les parents lui disent : « Ferme la et mange ta soupe ». (Rires) Je ne dirais pas cela, voyez-vous, car, en fait, la vie est une fête, une célébration d’ellemême. Quand vous regardez les étoiles et que vous vous demandez ce qu’il y a derrière tout ça, eh bien, ce n’est qu’un spectacle, un feu d’artifice, une fête… Youpi ! Et l’univers entier est Youpi ! C’est une sorte d’exubérance. Ainsi, la véritable fonction de la religion est de creuser cela. Ce n’est pas de rechercher quoi que ce soit. D’une certaine manière c’est rendre grâce. Tout exercice religieux, qu’il soit méditatif ou rituel, n’est que Youpi ! Ce n’est pas quelque chose que vous faites dans le but d’atteindre quoi que ce soit, c’est comme une forme d’art, comme danser, c’est l’expression d’un aboutissement. Dogen, qui a introduit le bouddhisme zen au Japon au treizième siècle, disait : « Vous ne pouvez pas vous asseoir et méditer si vous n’êtes pas déjà un Bouddha ». Mais, alors, pourquoi méditer ? Parce que la méditation est tout simplement la manière dont un Bouddha s’assied. Il s’assied simplement, pas pour atteindre l’éveil. Parce que si vous êtes en quête de quelque chose, vous ne méditez pas. Vous ne pouvez être un bon méditant que si vous n’en attendez rien.

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Et vous réalisez alors à quel point c’est génial. Et comme il est bon de s’asseoir sans essayer de disséquer le monde avec votre intellect analytique. D’être capable de regarder l’eau, les arbres, le sol, les lumières en face de vous sans les nommer eau, arbres, sol ou lumières, sans penser que c’est compliqué. Ça ne l’est pas ! Quand vous pouvez vous asseoir sans penser, pas avec un esprit vide, mais un esprit non analytique, un esprit qui ne crée pas sans arrêt des problèmes en voulant tout contrôler, en voulant contrôler votre esprit, en voulant contrôler votre expérience, ce que vous voyez là, alors vous découvrez simplement qu’il n’y aucun moyen de contrôler ce que vous expérimentez, parce que ce que vous expérimentez, c’est vous. On ne peut pas non plus dire : « Tu dois apprendre à laisser les choses arriver ». C’est tout aussi faux. Il n’y a personne qui laisse les choses arriver. Si je vous dis : « Acceptez votre expérience, restez calme et ouvert aux choses », cela entretient l’illusion que vous êtes différent, séparé et nous tournons en rond. Si certaines personnes veulent se réunir, comme pour jouer au poker, faire une marche, aller à la pêche ou naviguer à la voile, si certaines personnes veulent méditer ensemble, pratiquer des rituels, chanter… Très bien ! Super ! C’est une forme d’art. Mais, ce ne peut-être une véritable forme d’art que si l’on n’espère pas en obtenir quelque chose. C’est le fléau des religions partout dans le monde. Les bouddhistes ne croient théoriquement pas en Dieu, pourtant les gens prient dans les temples. Ils prient pour que leur prochain enfant soit un garçon, pour que le cheval guérisse de sa maladie, pour que la grand-mère s’en sorte, c’est sans fin… Les gens vont toujours au temple pour demander quelque chose. Et il y a tous ces commerçants installés à l’extérieur qui leur vendent toutes sortes de souvenirs, de talismans et d’objets magiques. Et dedans, il y a tous ces prêtres si sérieux assis là, la mine grave, qui leur disent : « Nous pouvons vous fournir tous ces services ». (Rires) Vous pouvez aller au temple, avec tous ces fidèles. Achetez un bol, achetez un chapelet, achetez un cierge, saluez tous les Bouddhas, tous les Christ, tous les crucifix et tout ce que vous voulez, mais ne prenez surtout pas cela au sérieux. L’une des plus grandes prises de conscience d’aujourd’hui, c’est que la religion ne doit pas être prise au sérieux. C’est très choquant pour beaucoup.

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Un vieil adage dit qu’une religion est morte quand le prêtre éclate de rire sur l’autel. En un sens, c’est vrai. Quand le prêtre sait que tout cela n’est qu’un racket et qu’il ne croit pas un mot de ce qu’il raconte, et qu’il éclate de rire en voyant tous ces idiots naïfs en face de lui, alors oui, c’est vrai, la religion est morte. Mais, si le prêtre rit avec les fidèles parce qu’ils s’amusent et qu’ils sont heureux, parce que le spectacle est si beau, c’est comme la différence entre un vieux moine bouddhiste coincé grommelant un sutra* et Allen Ginsberg chantant un sutra*. Ça vaut le coup de l’entendre. C’est comme une jam session, un enchantement. C’est la bonne façon de faire. Et, si vous ne pouvez pas le faire ainsi, mieux vaut oublier.

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Le Temps Le temps est une institution sociale, il n’a pas de réalité physique. En d’autres termes, le temps n’existe pas dans le monde naturel, le monde des étoiles, des eaux, des montagnes, des nuages et des organismes vivants. Il existe bien des rythmes. Le rythme des marées, le rythme des processus biologiques… Mais, le temps, tout comme notre langage, les nombres, les concepts et toutes les mesures, les mètres, les kilos, la longitude et la latitude… toutes ces choses ne sont que des institutions sociales, des conventions. Le mot convention vient du latin convenere, se réunir, s’accorder sur quelque chose, organiser une réunion. Il a aussi un sens dégradé quand nous disons de quelque chose que c’est « purement conventionnel », ce qui signifie qu’il ne faut pas le prendre trop au sérieux. Faut-il prendre le temps au sérieux ? C’est la grande question. Cela dépend de quel point de vue on se place. Si vous ne comprenez pas que le temps est une convention sociale, vous le prenez bien sûr au sérieux. Le temps vous dirige, il est votre maître. Le temps c’est de l’argent, le temps est essentiel. Nous vivons dans une culture ou un mélange de cultures, dans le monde occidental, où nous sommes littéralement esclaves du temps. Il y a toujours ce sentiment que l’on doit respecter un délai. Il y a toujours quelque chose à atteindre ou à obtenir. Prenez n’importe quel événement. Vous avez un rendez-vous, par exemple. Chez beaucoup de gens, cela créé une telle anxiété qu’ils sont paralysés, incapables de rien faire dans l’attente de ce rendez-vous, jusqu’à ce que l’événement, quel qu’il soit, se produise. Dans le monde physique, il y a du rythme et du mouvement. Le temps est évidemment une façon de mesurer le mouvement en le comparant à une constante. En l’occurrence, la constante est un cercle, divisé en trois cent soixante ou soixante degrés. Le temps, c’est ça. Nous faisons tourner une aiguille autour de ce cercle à une vitesse régulière. Cela nous donne une constante à laquelle nous pouvons comparer toutes sortes de mouvements et de rythmes. C’est comme une règle, aussi abstrait qu’une règle, et il faut le prendre comme tel, c’est à dire pas trop au sérieux. Cela ne veut pourtant pas dire qu’il faut fondre toutes les horloges et les recycler. Les conventions et les institutions sociales sont très importantes.

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Nous avons la montre pour diviser le temps et, pour l’espace, il y a la boussole, laquelle est aussi un cercle principalement divisé en quatre, le nord, le sud, l’est et l’ouest. Les bouddhistes parlent de dix directions, parce qu’aux huit directions de la boussole, ils ajoutent le haut et le bas. Dans leur mythologie, il y a des gardiens royaux, dont la mission est de surveiller ces dix directions. On peut les voir à l’entrée des temples ou à ce genre d’endroit. Ils ont un aspect effrayant. Ce sont les agents de la circulation cosmique. Il est très important que nous puissions nous fixer rendez-vous à quatre heures de l’aprèsmidi, au coin de la 42e rue et de la 5e avenue. Si nous n’avions pas ce genre de convention, nous ne pourrions tout simplement pas convenir, c’est-à-dire nous rencontrer. Et, comme il est essentiel pour nous de nous rencontrer, nous avons besoin de toutes ces montres, horloges et boussoles dans l’immensité vide du cosmos. Mais, il faut aussi reconnaître que toutes ces choses ont été créées par nous. Il n’y a nulle part où se fixer sur le socle de l’existence, que certains appellent Dieu. On ne peut pas l’attraper. On ne peut pas le décrire. Mais on peut imaginer toutes sortes de choses à l’intérieur. L’univers physique tout entier n’est peut-être qu’une telle imagination. Ne le considérez pas comme absolument réel. Il y a bien sûr des degrés dans la réalité. On pourrait penser que les heures, les parallèles et les méridiens, les mots et toutes ces abstractions, ont un degré de réalité assez mince. Viendrait ensuite, bien sûr, ce qu’on appelle ordinairement le monde physique. Nous pensons : « C’est matériel, c’est important (that matters) ! » Et cela a donc une réalité plus solide. La plupart des gens s’arrêtent là. Ils pensent qu’il n’y a rien à un niveau plus profond. C’est tout simplement à cause des limites de la conscience humaine, de l’attention consciente. Celle-ci est tellement sollicitée, qu’elle a tendance à ignorer les constantes. Autrement dit, quand vous quittez le Middle West pour venir vivre en Californie, au début vous trouvez l’endroit fantastique. Mais, au bout de quelques années, vous y êtes habitué et vous n’y trouvez plus rien d’extraordinaire. Parce que c’est une stimulation constante de la conscience. Il y a ce qu’on pourrait appeler un continuum, à l’intérieur duquel tous les phénomènes physiques existent. Nous l’ignorons jusqu’à ce que, d’une manière ou d’une autre, nous parvenions à percevoir ses vibrations.

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Certaines techniques, comme des exercices de yoga, des méditations zen ou même certains produits, permettent de prendre conscience de ce continuum et de ses vibrations. Cela ramène votre attention vers la base, vers le fondement de tout ce que vous percevez par vos sens et que vous ignorez ordinairement. Le continuum dans lequel tout se produit, c’est nous, bien sûr. Seulement, du fait que nous sommes concentrés sur des détails, nous l’oublions. Au plus profond de vous-même, vous le savez très bien. Vous êtes Cela. Et ce que l’on appelle conscience et inconscient, aller et venir, vie et mort, ne sont que des modalités changeantes à l’intérieur de ce que nous sommes. Vos identités vont et viennent, vos formes, vos corps, vos ci, vos ça, tout oscille, comme tout l’univers oscille. Sans cela, il ne pourrait pas se manifester. Et donc, bien que chacun d’entre nous existe, nous ignorons tout de ce cosmos, de cet univers et de sa base. Parce que nous ne pouvons pas en faire un objet de connaissance en particulier. Car nous croyons qu’il n’y a qu’une seule forme de connaissance, celle des particularités. Un logicien positiviste pourrait défendre cette idée jusqu’à la mort. Du point de vue de la logique pure, il est tout à fait vrai qu’une affirmation relative au fondement de l’être n’a aucun sens. Une personne ressent les choses et se comporte très différemment selon qu’elle est consciente ou pas du fondement de l’être. Celui-ci n’est pas une proposition logique, c’est une expérience, extrêmement vive. Et la différence entre une personne qui perçoit cela et une autre qui l’ignore est assez étonnante. Elles se conduisent différemment. Cela ne correspond peut-être pas à ce à quoi vous vous attendiez, mais c’est assurément différent. C’est comme être amoureux. N’est-ce pas déraisonnable d’être amoureux ? Quand on l’est, on change complètement. On ne se comporte plus de la même façon. On peut même devenir fou. Ces folies, comme être amoureux ou conscient du fondement de l’être, sont des éléments essentiels dans la vie humaine. Même si, du point de vue de la philosophie académique ou de la science on n’y accorde guère d’attention, ils sont extrêmement importants. On ne peut ni appréhender, ni fixer l’immensité de ce que l’on appelle le vide, lequel n’est pas rien au sens strict du terme, mais on peut en faire l’expérience.

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Et, quand cela vous arrive, vous vous demandez comment cela a pu vous échapper jusque-là. C’est tellement évident. Rien n’est plus évident. Donc, à l’intérieur de ce vide, nous disposons ces deux grands cercles, celui du temps et celui de l’espace, puis nous les divisons et nous utilisons ces concepts, qui ne sont en fait que dans notre tête, comme des constantes grâce auxquelles nous régulons toutes sortes d’événements. Quand vous oubliez la réalité conventionnelle de ces choses, parce que vous êtes concentré sur les détails et que vous n’êtes plus conscient de la globalité, vous commencez à vous y investir émotionnellement. Vous pouvez par exemple vous rendre à un match de football, de basketball ou à un tournoi d’échecs. Vous savez que ce n’est qu’un jeu, mais, au fil de la partie et à mesure que vous êtes entraîné dans ses développements, vos émotions en sont affectées. Vous choisissez l’un des camps, vous prenez le parti de l’outsider ou quelque chose comme ça. C’est ce qui nous est arrivé à tous quand nous sommes nés. Nous sommes entrés dans une salle de jeu. Ce n’était qu’un jeu, mais nous avons commencé à le prendre terriblement au sérieux. Chacun d’entre nous a un rôle à jouer dans ce jeu. Dès la petite enfance, on nous dit qui nous sommes, comment nous devons nous comporter. Notre mère nous dit : « Tu ne dois pas faire ceci ou cela ». Elle établit notre identité. Et nous devons respecter cette identité parce que nous devons atteindre quelque chose, nous devons devenir quelqu’un. Car, au départ, nous ne sommes personne (nobody). Mais, cela signifie simplement que nous sommes sans corps (no body). (Rires) Et nous commençons à construire cette précieuse identité qui est notre rôle dans le jeu. Notre investissement émotionnel dans cette identité est considérable. Nous nous battons toute notre vie pour la préserver puis, en vieillissant, elle s’étiole progressivement et nous commençons à trouver cela très triste parce que ce sera bientôt fini. Tout simplement, parce qu’on nous a fait croire que c’était la réalité. L’un des principaux canulars dans tout ça, c’est le futur. Il est important de comprendre la nature de ces canulars. Je vous le rappelle, ne prenez pas mes paroles trop au sérieux.

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Dans tous mes écrits et toutes mes conférences, j’exagère à dessein. Je force le trait. Parce que si je ne le faisais pas, personne ne m’écouterait. Les philosophes qui adoptent un ton modéré ne stimulent pas l’esprit et ne font pas émerger de nouvelles idées. Donc, pour enseigner la philosophie, il faut être un peu excessif, outrancier, tout en avertissant vos auditeurs que vous agissez ainsi pour provoquer un effet, une réaction. Ma position en tant que philosophe, n’est pas seulement verbale ou intellectuelle, elle est expérimentale, je veux parler de l’expérience sur le terrain. Je voudrais vous montrer comment des opinions diverses s’annulent les unes les autres pour parvenir jusqu’au fondement, jusqu’à l’absence d’opinion et en faire l’expérience, laquelle est aussi agréable, sinon plus, que de tomber amoureux. Il est important de comprendre, que, dans une certaine mesure, tout cela est un canular. Nous croyons être responsables du futur, nous croyons devoir vivre pour lui. Ne dit-on pas de quelque chose ou de quelqu’un dont nous pensons qu’il ne vaut rien qu’il n’a aucun avenir ? C’est le bon sens le plus absolu pour la plupart des Occidentaux. Mais, comparons cela avec la notion hindoue ou bouddhiste du temps dans laquelle tout disparaît, tout se désintègre finalement, il n’y a donc rien à espérer du futur. Les hindous et les bouddhistes pourraient nous dire : « N’est-ce pas évident pour vous ? Ne voyez-vous pas que tout organisme, toute entité quelle qu’elle soit, se désintègre à la fin. Parfois rapidement, parfois plus lentement. Qu’entendez-vous par l’avenir ? Les individus meurent, les espèces disparaissent… D’autres naissent, mais, pour chaque chose que l’on considère comme une entité, comme un individu, comme une espèce, son avenir c’est la mort. » Nous considérons le temps comme une progression toujours dirigée vers le haut, comme un escalier ou une échelle. Il y a certes parfois quelques turbulences qui la freinent, un peu comme la courbe de croissance d’une société commerciale florissante. Pour les hindous et les bouddhistes, tout cela est absurde. Cette notion du temps est totalement fausse. Ne voyons-nous pas que tout tourne éternellement ? Regardons les étoiles, les galaxies… ne tournent-elles pas en rond ? Elles ne vont nulle part, elles tournoient. Alors, nous leur rétorquons : « Pauvres hindous, votre problème est que vous n’avez développé aucune technologie moderne, votre situation économique est dramatique, la plupart d’entre vous meurent de faim… Vous pensez que la vie est quelque chose de terrible et vous en avez une idée très pessimiste. » Une idée pessimiste ? Ça les fait bien rire.

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Ils savent pertinemment que tout cela n’est qu’un gros canular. « Nous savons qui nous sommes en réalité, et vous, pauvres Occidentaux aveugles, vous courez tout le temps avec vos longs nez que vous fourrez partout. Vous nous avez envoyé des missionnaires parce que vous êtes si peu convaincus de vos propres opinions que vous voudriez y convertir tout le monde. Vous êtes des insensés qui vivez pour l’avenir. Vous vous croyez impliqués dans un processus historique. Pauvres idiots, vous ne faites ainsi que créer des problèmes. » Justement, abordons à présent un sujet très important : l’Histoire. J’ai eu les plus amusantes discussions avec des Orientaux. Ils n’ont absolument aucun sens de l’Histoire. Pour eux, la vie tourne. Une année est très similaire à l’année passée et à la suivante. Il y a des rythmes, des naissances et des morts, des règles, des révolutions, ceci et cela, mais ils n’y voient pas de progrès notable. Ils ont des chroniques. Les Chinois, du moins, tiennent des chroniques. Mais, tenir une chronique est comme tenir un journal ou un agenda, c’est très différent d’écrire l’Histoire en essayant de trouver un certain sens au cours des événements. Un chroniqueur au contraire se contente de consigner les faits. Les hindous ne tiennent même pas de chroniques régulières. C’est pourquoi il était pratiquement impossible d’établir la date d’un document indien jusqu’à un passé récent. A chaque mise à jour d’un document, ils changent les noms. Les chroniques indiennes sont comme nos contes de fée : « Il était une fois… » Qui sait quand ? Il y a vingt ans ? Il y a un million d’années ? C’est pareil. Parce que le cours des événements et les rythmes sont cycliques. A l’inverse, depuis Saint-Augustin (354-430), le véritable fauteur de troubles, nous, Occidentaux, avons une théorie linéaire du temps. Je ne suis même pas certain que les Hébreux en eussent une. C’est possible, car ils regardaient vers le futur en espérant la venue du Messie. Ils croyaient à cette théorie apocalyptique selon laquelle leur situation serait si misérable qu’un jour la puissance divine interviendrait pour procéder au Jugement dernier. Chacun serait remis à la place qui lui reviendrait. Saint-Augustin rejetait la théorie cyclique du temps. Il cultivait cette idée fixe selon laquelle la crucifixion de Jésus était un sacrifice unique, grâce auquel les péchés du monde entier ont été rachetés. Cela n’est arrivé qu’une seule fois. Or, si le temps était cyclique, cela devrait se reproduire encore et encore, ce qui est impossible. Il n’y a donc qu’un seul temps, une seule progression du temps, depuis la création du monde jusqu’au Jugement dernier, en passant par la Rédemption du Christ sur la croix. Alors, le temps cessera et l’éternité commencera.

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A partir de là, les théologiens ont commencé à croire de plus en plus à l’historicité de Jésus, à affirmer qu’il s’agissait de faits réels, historiques, comme tout ce qui est mentionné dans La Bible. Le plus drôle est que de nombreux historiens contemporains, ni chrétiens ni juifs et qui ne croient à rien de tout cela, voient néanmoins dans l’Histoire comme un élan significatif vers le progrès, quelque chose que nos arrière-arrière-arrière-petits-enfants vivront. Nous souffrons et nous nous sacrifions pour eux et ils hériteront à la fin. Que savons-nous du progrès et que pouvons-nous en dire si nous ignorons vers quoi il mène ? La plupart des gens qui croient au progrès n’ont pas le moindre objectif. Je me rends de plus en plus compte à quel point les hommes d’affaires et les militaires sont étonnamment peu pratiques. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent. J’ai eu une longue discussion avec des membres de la Force aérienne stratégique américaine. Ils me demandaient, ainsi qu’à d’autres philosophes, quel était selon nous le fondement d’un comportement moral. Je les ai un peu stupéfiés en leur disant qu’un comportement moral repose entièrement sur l’égoïsme. Un égoïsme très pratique. Je leur ai expliqué que je leur parlais ainsi parce qu’ils avaient la tête sur les épaules. Je n’allais pas leur servir ce genre de banalités sentimentales à propos de l’amour et tout le reste… Vous les militaires, vous affrontez la réalité en face et votre mission est de veiller à ce que les EtatsUnis d’Amérique, considérés comme un égoïsme collectif, soient correctement protégés. Le problème est que pour être effectivement égoïste, il faut d’abord répondre à deux questions : « Qu’est-ce que vous cherchez ? » et « Que suis-je ? » Ce genre de question les laisse bouche bée. Qu’est-ce que j’attends surtout de la vie ? Un être humain sensé devrait répondre que ce qu’il y a de plus important dans la vie, il le possède déjà depuis le début. Parce qu’il est une incarnation du fondement de l’être, comme tout le monde. C’est ça le plus important, parce qu’on ne peut rien y changer. (Rires) Après cela, bien sûr, j’ai besoin de nourriture, d’amitié, de compagnons, d’amour, de chants et de danses… C’est-à-dire les réalités matérielles essentielles plus ou moins accessibles. J’ai des amis très riches qui devraient posséder tout cela et en profiter, mais je me rends compte que non, ce n’est pas le cas. Ce sont les gens les plus malheureux du monde. Prenons le cadre supérieur d’une grande société. Pour commencer, il est noyé sous la paperasse. Il ne fait rien d’autre à longueur de journée que lire des documents et prendre des décisions. Le directeur d’une compagnie

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pétrolière ne voit jamais de pétrole, sauf quand il fait le plein de sa voiture. Il est surtout entouré de nombres et de statistiques. Il est condamné à passer sa vie dans un immeuble de bureau au centre d’une grande métropole vêtu comme un croquemort. Le restaurant de la société ressemble à une cafétéria pour étudiants. On s’attendrait à ce que ces gens se délectent des plats et des vins les plus fins, d’aspic de poissons rares, de caviar et autres délicatesses servis par de jeunes et jolies hôtesses. Pas du tout, la nourriture y est au contraire tout à fait ordinaire et l’on se sert soi-même au buffet. Ces gens sont à la poursuite du but le plus stupide qui soit : l’avenir. L’argent est le plus fort symbole de tout cela. Ils en gagnent beaucoup, bien plus qu’ils n’en rêvaient, mais ils ne savent pas quoi en faire. Ils ne pensent qu’à en gagner toujours plus et à investir dans des entités toujours plus grandes. Déjà harassés par cette tâche, ils ont l’esprit constamment torturé par la crainte du fisc, leurs concurrents, les syndicats de travailleurs, les actionnaires et tous ces vampires impliqués dans le jeu. Ils sont insomniaques. Ils ne peuvent même pas se réfugier dans leur belle maison et tout oublier. Pour tenir le coup, ils sont souvent alcooliques ou sous tranquillisants… Et ils s’estiment réalistes, alors qu’ils sont totalement déconnectés de l’univers physique. C’est en grande partie dû à leur éducation. Depuis le début du dix-neuvième siècle, l’enseignement scolaire est purement intellectuel et cérébral. L’école forme de futurs bureaucrates, des cadres, des clercs… A l’origine, ce mot avait une signification religieuse. Il désignait les membres du clergé, les seuls à être intelligents (clever) et lettrés. Ils tenaient les registres à jour. Ils ont fini par nous convaincre que les registres et leur tenue étaient plus importants que les véritables marchandises échangées. De nos jours, l’argent est plus convoité que la vraie richesse. Et cet homme qui croit travailler pour l’avenir, ce grand capitaine d’industrie, se condamne surtout à la misère. Il y a des exceptions, naturellement. Comme je vous l’ai dit, j’exagère toujours. Je connais quelques hommes d’affaires qui savent très bien vivre et s’amuser. J’en ai connu un qui a fait fortune à trente-cinq ans. Il a vendu sa société à un grand groupe avant de partir vivre en Inde. (Rires) Voyons à présent le cas des militaires. Ils ne savent pas non plus ce qu’ils veulent. Ils ont inventé une arme totalement débile.

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Ce n’est pas une arme en réalité, c’est un instrument de suicide planétaire. En principe, une arme est sélective, elle est pointée dans une direction précise. Mais, les armes biologiques, les gaz et les bombes nucléaires ne le sont pas. On ne sait jamais s’ils ne vont pas se retourner contre soi-même, ni quelles conséquences leur usage pourrait entraîner. Tout ce que l’on peut faire est d’en produire sans cesse davantage et de commencer à jouer avec les allumettes dans la poudrière. C’est un jeu très dangereux. Tout le monde est assis sur la poudrière et le jeu consiste à faire croire à l’adversaire que l’on est prêt à tout faire exploser. (Rires) Ce n’est pas de la stratégie, c’est de la folie ! A part ça, les militaires n’ont aucun objectif. Je comprendrais que nous allions au Vietnam pour ces magnifiques jeunes filles orientales. On pourrait les capturer et les ramener ici. Mais, pas du tout, nous y sommes pour détruire une idée appelée communisme, dont personne, au fond, ne sait ce que c’est. On voit bien à quel point ce système fonctionne mal en Russie. Nul besoin de le combattre, il va disparaître tout seul. Il est tellement ennuyeux. Récemment, le Congrès des Etats-Unis a adopté une loi punissant le fait de brûler le drapeau américain. Les sanctions sont sévères. Pourtant, tous ces gens qui ont voté cette loi à grands renforts de discours patriotiques, détruisent le pays symbolisé par ce drapeau. Ils permettent que l’eau soit utilisée de la manière la plus scandaleuse, que l’air soit pollué, que les ressources nationales soient pillées et que les êtres soient exploités, jusqu’à que tout ça explose et tienne dans un petit bol. Il y a quelques jours, j’ai traversé le pays de New-York à Los Angeles en avion. Entre New-York et Denver le pays semblait entièrement couvert de pollution. La voilà la belle Amérique ! Ces gens sont totalement à côté de la plaque. Ils confondent le monde symbolique et le monde réel. Vous voyez comme cette poursuite continuelle du futur est destructrice. La technologie, les mesures, les instruments, tout cela est bon pour ceux qui savent s’en servir. Pour ceux qui savent ce qu’ils veulent. On ne peut faire de plans sur l’avenir que si l’on est vivant aujourd’hui, ici et maintenant, et si l’on sait vivre ici et maintenant, si l’on sait quoi faire ici et maintenant. Sinon, on n’arrive à rien. Parce que c’est ici et maintenant, immédiatement, qu’il faut commencer à vivre. Allons-y ! Pourquoi attendre qu’il se passe quelque chose ? Vivons maintenant !

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Mais, nous ne le faisons pas, parce que nous croyons que si nous profitons de quelque chose aujourd’hui, il nous manquera demain. Il est pourtant clair que si l’on épargne sans cesse pour le lendemain, on n’en profitera jamais.

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Zen et conscience de soi Le zen est un dialogue entre un maître et son élève. C’est une méthode pour se libérer de la culture. Nous avons tous besoin d’être libérés de notre culture dans une certaine mesure. L’éducation est une sorte de mal nécessaire, et, quand le processus d’éducation ou d’acculturation* est achevé, il faut se soigner. L’éducation, c’est comme saler la viande pour la conserver. Avant de la cuire et de la manger, il faut d’abord ôter le sel. Au cours de votre éducation par vos parents et vos professeurs, vous êtes en quelque sorte abîmé, gâté. Voilà pourquoi, le recours à la psychanalyse est devenu si fréquent dans notre culture occidentale, pour tenter de réparer les dégâts subis au cours de l’éducation. L’éducation tue pratiquement toute spontanéité chez un enfant. C’est un désastre. Il lui faudra peut-être des années d’entrainement laborieux pour retrouver plus ou moins cette spontanéité et cette grâce. L’éducation construit la conscience de soi, laquelle pourrit la vie des êtres humains audelà de toute imagination. En un sens, la conscience de soi est notre fierté, en tant qu’êtres humains. C’est ce qui nous différencie du reste de la Nature. On peut non seulement être heureux, mais aussi savoir que l’on est heureux. On peut non seulement penser, mais aussi penser que l’on pense. Et là réside toute notre capacité à raisonner. Penser que l’on pense, savoir que l’on sait, être conscient de ce que l’on fait, là est l’origine de tout comportement rationnel et contrôlé, dont on pourrait dire que c’est la gloire de la civilisation et de l’Humanité. En même temps, c’est une vraie peste. Quand doit-on cesser de penser que l’on pense ? Par exemple, vous avez un problème et vous devez faire un choix, combien de temps allez-vous y réfléchir ? Combien d’arguments allez-vous rassembler avant de vous décider ? En général, nous agissons sans être jamais certains d’avoir raison. Il y a tellement d’impondérables, de variables imprévisibles dans toute situation, qu’on ne peut jamais les prendre tous en considération avant de nous faire une opinion. Même le contrat le mieux étudié ne peut prévoir la peau de banane sur laquelle nous allons glisser ni le grain de sable qui va gripper la machine. C’est totalement imprévisible

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et, plus nous essayons d’élaborer des méthodes permettant d’éviter ce genre d’aléas, plus notre vie se trouve encombrée de détails impossibles et de réglementation excessive. Pour respecter cette réglementation, on ne peut pas bouger une oreille sans avoir rempli trois cents formulaires, ni consulté une armée de bureaucrates, d’avocats et de comptables pour s’assurer que l’on n’a pas commis d’erreur. A un certain point, le jeu cesse d’en valoir la chandelle. La vie devient si encadrée et sûre qu’elle ne vaut même plus la peine d’être vécue. C’est l’un des problèmes causés par la conscience de soi. Or, toute éducation est un apprentissage de la conscience de soi. Qu’est-ce que l’éducation nous enseigne ? Des mots, essentiellement, c’est-à-dire des symboles de la réalité. Les mots nous permettent de parler de la vie, d’y penser et d’en avoir une certaine connaissance. Aucune connaissance n’est respectable du point de vue académique si elle ne s’exprime pas en mots ou en nombres, autrement dit en langage symbolique. Quand vous êtes dans cette situation, quand vous savez que vous savez, quand vous savez que vous êtes vivant et que vous mourrez un jour, parce que vous pouvez le prédire, votre innocence est perdue, quelque chose a mal tourné. Dans la tradition chrétienne, c’est le mythe du péché originel, la découverte du bien et du mal par le fruit de l’arbre de la connaissance. Du reste, le texte hébreu n’évoque pas vraiment la différence entre bien et mal, mais entre ce qui est avantageux et ce qui ne l’est pas. Cette connaissance nous permet d’être comme Dieu, c’est-à-dire qu’elle nous rend capables de contrôler le cours des événements. Mais, celui qui veut contrôler le cours des événements se met dans la position de l’apprenti sorcier. Dieu le regarde d’en haut et dit : « Okay, tu as voulu être comme moi, alors vas-y, montrenous ce que tu peux faire ». (Rires) Au début, ça marche très bien. L’apprenti sorcier commande au balai de faire le ménage tout seul et d’aller chercher de l’eau. Mais, il ne sait pas l’arrêter et c’est une catastrophe. De la même manière, on ne peut pas arrêter le progrès. Le problème de la conscience de soi est qu’elle nous impose un doute continuel appelé anxiété. C’est pourquoi nous avons la nostalgie de l’âge d’or, de l’innocence. Ne serait-ce pas formidable de n’avoir aucune décision à prendre, de n’agir que sur des coups de tête ? Et si ça tourne mal, tant pis, au moins on ne se sera pas rongé les sangs avant. Hélas, nous ne pouvons plus revenir en arrière. Il est impossible de renoncer volontairement à la conscience de soi.

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On ne peut pas s’empêcher de craindre le cancer et, surtout, on est terrifié à l’idée de vivre de manière spontanée, parce que l’erreur nous menace constamment. L’apprentissage de la spontanéité est au cœur du bouddhisme zen. C’est pourquoi il fascine tant les Occidentaux, tout particulièrement les intellectuels occidentaux écrasés par la conscience de soi. Ce qui les a le plus fascinés quand ils ont découvert le zen au travers des écrits du docteur Suzuki, ce sont les histoires zen. Il y a des années, j’ai prêté un livre d’histoires zen à un ami hospitalisé. Quand il me l’a rendu, il m’a dit : « Je n’en ai pas compris un mot, mais il m’a énormément touché ». La littérature zen, en particulier la plus ancienne, sous la dynastie Tong en Chine, entre les années 700 et 1000 de notre ère, une période considérée comme l’âge d’or du zen, est essentiellement constituée d’anecdotes à propos d’échanges entre des maîtres zen et leurs élèves. En japonais, cela s’appelle mundo, question-réponse. A cette époque, on n’étudiait pas le zen comme aujourd’hui. A présent, le zen est bien établi, on l’étudie au sein de communautés sédentaires, mais, autrefois, un moine zen voyageait beaucoup et, plutôt que rester assis la plupart du temps, il marchait dans la montagne, battait la campagne. Il rendait visite à un maître après l’autre à la recherche de réponses à ses questions. Supposons que vous soyez un véritable cherchant, c’est-à-dire que vous soyez consumé par le désir de savoir ce qu’il se passe vraiment, de découvrir qui vous-êtes, qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la réalité et comment se sortir de ce pétrin. Au lieu d’un être humain perturbé, vous voudriez devenir aussi simple et authentique qu’un tigre, un chat, un oiseau… ou un Bouddha. Donc, les moines errent à la recherche d’un maître capable de leur donner des réponses. L’une des histoires les plus anciennes évoque Bodhidharma (483-540), que l’on voit partout au Japon représenté avec de gros yeux et une barbe hirsute, généralement vêtu de rouge et sans jambes. Un homme souhaite lui poser une question : « Maître, mon esprit ne connaît pas la paix, pacifiez mon esprit s’il vous plaît. » Mais, Bodhidharma ne recevait jamais personne et l’homme, après avoir très longtemps patienté, finit par se couper le bras gauche pour l’offrir au maître en gage de sincérité. Bodhidharma accepte finalement de le recevoir et lui demande : « Que veux-tu ? » « Je cherche la paix de l’esprit », répond l’homme. En chinois, l’esprit se dit shin. Cela ne correspond pas vraiment à ce que nous entendons par esprit. Les Asiatiques situent l’esprit au niveau du cœur. Quand on dit que l’on a l’esprit perturbé, cela ne veut pas dire que l’on a mal à la tête, on peut aussi avoir mal au cœur. En fait, l’esprit est le centre de l’activité psychique. Bodhidharma dit à l’homme : « Apporte-moi ton esprit et je le pacifierai ».

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L’homme répond : « Quand je cherche mon esprit, je ne le trouve pas ». « Voilà, il est pacifié. » Et cela répondait à la question. Le zen n’est fait que d’histoires comme celle-ci. Elles sont de même nature que des blagues. Une blague a pour but de vous faire rire. Le rire n’a rien d’intellectuel, c’est une réaction émotionnelle. Si on vous explique une blague, vous rirez peut-être par courtoisie, mais pas spontanément. Les histoires zen n’ont pas pour but de faire rire, mais de produire une prise de conscience, un éveil, une clarification, une illumination… ce que l’on appelle en japonais un satori*. Comme le rire, le satori* survient soudainement. Il n’y a pas de progression dans le rire. On comprend une blague instantanément. De la même manière, les histoires zen visent à produire une réaction : « Ça y est, je vois, c’est clair ! » Elles ne contiennent aucune information. Elles ne servent pas à vous apprendre quelque chose, mais à vous débarrasser de quelque chose, d’un faux problème contre lequel vous luttez. Comprendre l’histoire fera disparaître le problème. Il existe des centaines de ces histoires. Il était une fois, un maître qui marchait dans la forêt, entouré de ses disciples. Soudain, il casse une branche sur un arbre et la tend vers un des moines : « Qu’est-ce que c’est ? », lui demande-t-il. Le moine hésite. Il ne répond pas immédiatement et le maître le frappe avec la branche. Il se tourne vers un autre moine et dit : « Qu’est-ce que c’est ? » Le moine répond : « Donnez-moi ça, que je le voie de plus près ». Le maître lui tend la branche et le moine le frappe avec. Le maître dit alors : « Ton problème est résolu ». (Rires) Une autre fois, un officier de l’armée vient consulter un maître zen : « J’ai appris une étrange histoire sur laquelle j’aimerais avoir votre opinion. Il était une fois, un homme qui gardait une oie dans une bouteille. L’oie grandit tellement qu’elle ne pouvait plus en sortir. L’homme ne voulait ni casser la bouteille, ni blesser l’oie, comment procéder ? » Le maître ne répond pas, il détourne la conversation et dit quelque chose comme : « Il fait beau aujourd’hui, c’est un jour parfait pour la promenade ». Les deux hommes discutent ainsi gentiment quelque temps et, finalement, l’officier se lève pour prendre congé. Tandis qu’il se dirige vers la porte, le maître le rappelle. Il se retourne et le maître dit : « Ça y est, elle est sortie ».

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Une autre fois, un moine demande à un maître appelé Tsuibi : « Quel est l’enseignement secret du bouddhisme ? » Ils sont dans une salle de lecture, entourés d’autres moines en train d’étudier. Tsuibi répond : « Je vous le dirai quand nous serons seuls. » Plus tard dans la journée, le moine revient à la charge : « Nous sommes seuls à présent. Maître, quel est l’enseignement secret du bouddhisme ? » Le maître demande au moine de l’accompagner dans le jardin et lui désigne un bouquet de bambous. Le moine dit : « Je ne comprends pas. » Le maître dit : « Vois comme celui-ci est grand et comme celui-là est petit. » Et le moine s’éveille. Un moine du nom de Gu Té se contentait de lever le doigt quand les gens lui posaient une question. C‘était sa seule réponse. Il avait un assistant. Un jour un jeune homme vient au temple pour se renseigner sur les enseignements que l’on y donne. Le maître étant absent, il est reçu par l’assistant qui lui répond en levant le doigt. En réalité, le maître est là, caché derrière un paravent. Il interpelle le jeune homme : « Quel est l’enseignement essentiel du bouddhisme ? » Le jeune homme lève le doigt. Au même instant, le maître sort un couteau et lui tranche le doigt. Le jeune homme, très choqué, s’échappe en hurlant. Le maître le rappelle : « Hé, reviens ! » Le jeune homme s’exécute. Le maître lui repose la même question : « Quel est l’enseignement essentiel du bouddhisme ? » Le jeune homme veut lever le doigt mais, il n’a plus de doigt. Et il s’éveille. (Rires) On peut raconter ces histoires indéfiniment. Leur point commun est d’apporter une solution à un dilemme. Elles sont conçues pour créer une sorte d’état de blocage, quand on se trouve en présence de quelque chose de totalement étranger à nos habitudes et que l’on ne sait pas comment réagir de façon automatique et normale. Quand quelqu’un vous salue dans la rue, vous lui répondez presque automatiquement, sans spontanéité. Mais, si l’on vient vers vous pour vous dire : « Es-tu sauvé ? » ou « Reconnais-tu Jésus-Christ comme ton Sauveur ? », c’est très déconcertant, cela vous paralyse. Les questions religieuses sont très embarrassantes. C’est comme si quelqu’un vous demandait pourquoi vos ongles de pieds sont si longs alors que vous portez des chaussures et qu’on ne peut pas les voir. Ce peut être n’importe quoi qui vous fait sortir du flux normal des échanges quotidiens et vous rend perplexe. Le but du zen est de n’être plus jamais étonné, perplexe. Etre perplexe, voilà la signification profonde de la doctrine bouddhiste appelée bono en japonais, ce qui signifie attachement mondain. Dans la philosophie bouddhiste, apprécier un bon repas n’est pas un attachement mondain, c’est naturel. Avoir besoin de sommeil

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n’est pas un attachement mondain, c’est parfaitement naturel. Mais, être bloqué comme une roue freinée sur son axe et qui grince, c’est un attachement mondain. On est bloqué par une certaine conscience de soi, on est coincé et l’on perd sa spontanéité originelle. On n’est plus entraîné librement par le flux du Tao*, le cours de la Nature ou quelque nom que l’on veuille lui donner. Toutes ces questions vous placent dans un dilemme. Le but est de trancher ce dilemme sans aucune hésitation. Ceci ne veut pas forcément dire rapidement, parce que si votre réponse est précipitée, c’est encore une forme de blocage. Un poème zen dit : « Tu voudrais savoir d’où viennent les fleurs, Mais le dieu du printemps lui-même l’ignore. » C’est très curieux comme toute connaissance vitale est un mystère pour elle-même. La vie est un mystère pour elle-même. Un autre poème zen dit : « Un sabre coupe, mais il ne se coupe pas lui-même. Un œil voit, mais il ne se voit pas lui-même. » Ainsi, la réalité fondamentale a, tout à la fois, conscience d’elle-même et pas conscience d’elle-même. Si elle se connaissait elle-même complètement, elle cesserait d’exister. C’est comme un jeu, si vous connaissez déjà le résultat, il perd tout intérêt, pas la peine de jouer. Aux échecs, dès qu’on comprend que l’on sera mat en trois coups, la partie s’arrête. Si vous connaissiez parfaitement l’avenir, si vous saviez tout ce qu’il va se passer dans votre vie, tout ce que vous allez faire jusqu’au jour de votre mort, vous voudriez sans doute en finir tout de suite, vous suicider et recommencer une autre vie. (Rires) Vivre ce qui est déjà connu dans le moindre détail n’a aucun intérêt. On ne peut pas non plus vivre ce qui est totalement inconnu. Il doit y avoir un peu de lumière, mais la lumière totale s’annihile elle-même. Il n’existe pas d’instruction miracle, ni de technique infaillible pour apprendre la musique, bien qu’il y ait des écoles de musique. De la même manière, il n’y a pas de technique infaillible pour enseigner le zen, mais il y a des écoles de zen. On ne peut pas enseigner la musique, on peut seulement la transmettre à quelqu’un par osmose. Il y a certes une technique que l’on peut apprendre, apprendre à lire les notes,

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comment poser ses doigts sur l’instrument. Mais, le vrai truc, quoi faire de cette technique, ne s’apprend pas. Quelqu’un qui aime la musique, profondément motivé, apprendra la technique, parce qu’il veut savoir comment utiliser l’instrument. De la même manière, celui qui est vraiment intéressé par la connaissance de soi devra maîtriser certaines techniques. Toutes les écoles et tous les systèmes commencent et finissent par des techniques, parce que l’on ne peut pas enseigner autre chose que des techniques. On ne peut pas enseigner le vrai truc. Ça fait peur ! On se dit que l’école ne va nous apprendre que des techniques et que l’on va rester cet idiot qui n’a rien compris. N’est-ce pas une perspective épouvantable ? Pourtant, c’est ce qu’on nous inculque depuis l’enfance. Cela commence par l’apprentissage de la propreté. Je me rappelle que, quand j’étais enfant, le personnel médical faisait preuve d’une incroyable phobie de la constipation. Les médecins et les infirmières pensaient que l’on pouvait s’empoisonner en se retenant trop longtemps. Alors, ils nous interrogeaient sans cesse pour savoir si nous y étions allés. On finit par vivre dans la terreur chronique d’être incapable de se libérer. (Rires) Et cela crée une tension qui nous constipe. (Rires) Du coup, on nous bourrait de toutes sortes de produits censément laxatifs. (Rires) De la même manière, vous pourriez vous dire : « Je vais pratiquer la méditation et étudier le zen, mais ne serai-je que le pauvre fou qui n’y comprendra jamais rien ? » En termes chrétiens, cela signifie : « Je ferai de mon mieux pour être bon, mais je ne recevrai peut-être jamais la grâce de Dieu. » On ne peut pas contraindre Dieu à nous accorder Sa grâce. De même, on ne peut pas forcer la manifestation du satori*. Alors, que faire ? Les maîtres ont tout un tas de réponses à cette question. Ils peuvent vous dire que cela n’a pas d’importance, de ne pas vous en faire. Car, ne pas l’obtenir (la grâce divine ou le satori*), c’est l’obtenir. Ils utilisent ce paradoxe tout le temps. Ne pas l’obtenir, accepter de ne pas l’obtenir, c’est l’obtenir. Mais, ce n’est qu’une astuce. On vous dit de vous efforcer autant que possible de ne pas vous efforcer à l’atteindre. C’est l’histoire de la méthode infaillible.

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Il y a forcément un secret, une méthode infaillible, parce que sinon, nous sommes fichus. Et pourquoi cela ? Parce que nous avons perdu le contrôle. Mais, voyez-vous, quand vous comprenez qu’il n’existe aucune méthode, ni méthode positive, ni méthode négative, qu’allez-vous faire ? Vous ne pouvez rien faire, mais vous ne pouvez pas non plus ne rien faire. Vous ne pouvez pas laisser tomber, car votre curiosité est éveillée. C’est ce qu’on appelle avoir une boule de fer brûlante dans la bouche. Vous ne pouvez ni l’avaler, ni la recracher. Vous êtes piégé. Attention, vous pourriez finir fou dans une cellule capitonnée. (Rires) On peut dire tout et son contraire au sujet du zen. D’un côté, il impose une sévère discipline, mais, d’un autre côté, ce n’est absolument pas une discipline. Ce n’est pourtant pas un mélange des deux. Le zen est moitié discipline, moitié spontanéité. C’est pourquoi, il semble si paradoxal et l’on peut se heurter à des difficultés en négligeant l’un de ces deux aspects. On peut se dire que tout cela n’a pas d’importance. C’est parfois vrai, mais parfois cela en a. On ne peut pas toucher ce truc du doigt. Il n’y a pas moyen de le fixer nulle part. C’est ça le secret. Fondamentalement, le zen vous fait faire ce que vous faites déjà tout le temps, mais il vous le fait faire avec assiduité. Supposons que vous soyez assis dans votre cellule capitonnée. C’est comme jouer à faire dépasser votre pouce entre vos doigts et essayer de l’attraper. C’est ce que nous faisons tout le temps. Vous voyez ? Il y a moi et il y a la conscience de moi-même. Je veux pouvoir me contrôler. Je veux pouvoir attraper cette chose qui est moi. Parce que si j’arrive à la contrôler, tout ira bien. Voilà ce que nous faisons, ce qui provoque en nous l’illusion, laquelle nous a été inculquée par notre éducation, que chacun d’entre nous est un ego* séparé, un centre de conscience séparé, un petit être perdu dans un monde étrange, terrifié. Comment en sommes-nous arrivés là ? Vous avez l’impression d’être déconnecté, entouré par ce monde dans lequel vous vous sentez étranger. Il est pourtant évident que la réalité est tout autre, bien que cela ne le soit pas pour la plupart des gens. Il est évident que vous, le vrai vous, ce qu’il y a au plus profond, c’est ce truc, c’est la réalité.

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Lâchez prise La mort et la vie, l’intervalle et l’événement. La mort est l’intervalle entre deux événements, entre une apparition d’être humain et une autre, de la même manière que l’hiver est un intervalle entre l’apparition des feuilles au printemps et leur chute à l’automne. Le problème est cette peur chronique qu’il n’y ait que l’intervalle, que l’intervalle puisse triompher et qu’il n’y ait plus rien après. Ce que j’essaie de vous montrer c’est qu’il existe une polarité entre l’événement et l’intervalle et que l’un ne va pas sans l’autre. Il n’y a pas de crête de la vague sans creux de la vague. Et cela se perpétue éternellement dans des cycles sans fin. Le plus difficile pour transformer la mort en plaisanterie, c’est de changer l’angoisse en rire. Les tremblements de l’angoisse et ceux du rire sont les mêmes, mais considérés d’un point de vue différent. Qu’est-ce qui nous empêche de voir cela ainsi ? C’est presque comme si la vie était elle-même un gourou. Et l’on sait comment les gourous testent leurs disciples pour voir s’ils sont prêts à recevoir les initiations qui exigent d’avoir du cran en face d’obstacles formidables. Ainsi, la vie nous donne des tas de raisons de penser que nous sommes confrontés à quelque chose de très sérieux, plutôt qu’à quelque chose d’amusant. Comment en sommes-nous arrivés à nous laisser embrouiller ainsi ? Deux mythologies ont dominé l’histoire de la civilisation occidentale au cours des deux derniers millénaires. L’une depuis très longtemps et l’autre de manière plus récente, mais toutes deux visent à vous terrifier et à vous empêcher de voir la réalité en face. Ce ne sont pas forcément des choses négatives, mais des défis, des obstacles de même nature que ceux qu’un gourou mettrait sur votre chemin. Par exemple, dans l’apprentissage du zen, chaque koan* correspond à un obstacle et, si vous parvenez à franchir l’obstacle, vous pénétrez un peu plus profondément à l’intérieur. Le rôle du maître est de placer l’obstacle pour voir comment vous allez réagir. D’un certain point de vue, on pourrait dire que les deux grandes mythologies qui ont dominé le monde occidental au cours des deux derniers millénaires sont deux obstacles de ce type.

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La première, bien sûr, est la mythologie chrétienne. Cette mythologie vise à faire sentir à l’individu qu’il est en probation. Qu’il est séparé. Que, s’il est un fils de Dieu, il ne l’est que par adoption et grâce divine. Il ne fait pas vraiment partie de la famille. Dans la théologie chrétienne, Dieu n’a qu’un seul fils, la deuxième personne de la Trinité, le Logos. L’idée divine de soi-même. La Trinité forme une famille. Elle est triple car, pour l’esprit grec, lequel a fondé la théologie chrétienne, la signification dépend étroitement de la structure de la langue. Dans celle-ci, ainsi que dans toutes les langues occidentales, et le sanscrit dont elle est dérivée, une phrase est toujours composée d’un sujet, d’un verbe et d’un complément. Elle n’a pas de sens s’il lui manque un de ces trois éléments. Pour exprimer l’amour ou la connaissance, on doit avoir « Je t’aime » ou « Je te connais ». Pour aimer, il doit y avoir un amoureux et un objet ou un être à aimer. Par conséquent, en grec, le fondement de la réalité doit forcément être triple, conformément à la structure de la pensée et de la grammaire grecques. Ainsi, la vie intérieure de Dieu est totalement autonome. Il y a le Fils, objet de l’amour de Dieu lequel n’a donc besoin d’aucune création comme objet d’amour. Le monde qu’il a créé est quelque chose d’extérieur et, bien qu’il l’aime beaucoup, il n’en dépend en aucune manière. En un sens, il en est le Père, mais à partir de rien. Ce monde n’a pas de mère, il est orphelin. Dans le christianisme populaire, la relation entre le Créateur et Sa créature, a toujours été comparable à celle d’un roi et son sujet. Cette relation entre un roi et son sujet est très étrange. Dans l’archétype de la royauté, tel qu’elle a existé au Proche-Orient aux temps anciens, le roi est essentiellement terrifié. Il apparaît dans une salle du trône, dos au mur. Il ne se tient jamais debout parmi ses sujets. Ainsi, le roi ne peut pas être poignardé. Il a ses gardes et ses hommes de main à ses côtés. Les gens se prosternent et s’agenouillent devant lui. Il peut surveiller tout le monde et se sentir en sécurité. Il est amusant de constater la ressemblance avec les trônes des lamas bouddhistes. C’est aussi l’image de la conception chrétienne de Dieu. Avec ses règles strictes. Tu dois faire ceci et cela et Lui être reconnaissant d’avoir été créé par Lui. « Tu n’es qu’un misérable ver qui n’existerait pas sans Moi. Tu Me dois tout, tu es Mon débiteur et tu as des devoirs envers Moi (devoir a la même racine que dette). Tu Me dois la vie, Moi qui t’ai créé (bien que je doive admettre que cela m’a beaucoup amusé). Vous devez donc tous ramper. »

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Cette conception de notre relation avec la réalité s’est imposée dans le monde occidental depuis des siècles. On ne pouvait jamais vraiment savoir comment se comporter avec l’Autorité. Parce que celle-ci vous donne l’impression que vous êtes intrinsèquement si mauvais, que vous devriez être puni et dévoré à tout moment. Seule la miséricorde divine vous sauve provisoirement. C’est pourquoi les prières chrétiennes sont fondées sur l’idée de remercier Dieu d’être encore vivant grâce à lui. Imaginez, vous êtes constamment observé, toujours en probation, comme un prisonnier en liberté conditionnelle. Vous êtes surveillé à chaque minute du jour et de la nuit, beaucoup plus efficacement que ne pourrait le faire un Big Brother en plaçant des caméras de télévision dans votre chambre. Selon cette mythologie, l’œil du juge paternel vous observe à tout moment. Que faire dans une telle situation ? Comment savoir si Dieu a le sens de l’humour ? On pourrait lui dire : « Hé, cesse de m’espionner ainsi, baisse un peu la lumière, ferme les yeux de temps en temps, tu sais que tu n’as rien à craindre de moi, laisse-moi un peu tranquille… » Après quelques siècles, c’est devenu intolérable. Chacun pensait n’être qu’un pauvre pécheur, faisant toujours tout de travers au mépris des règles écrites dans le Livre. La seule échappatoire, la seule possibilité pour l’homme de se libérer de cette horrible figure du Père, fut de décider que le Père n’existait pas, qu’il était réellement orphelin. Autrement, dit, pour échapper à cette réalité ultime beaucoup trop intelligente et trop indiscrète, on a dû inventer une autre conception, totalement triviale et morte. Ainsi, la seconde mythologie occidentale est celle de l’univers mécanique, lequel ne serait que le fruit d’un hasard provoqué par une énergie aveugle. Pensez aux termes employés par les grands penseurs du dix-neuvième siècle pour décrire le monde. Freud appelait libido l’énergie vitale primordiale, un mot particulièrement peu flatteur dans la Vienne du dix-neuvième siècle. Libido, le désir aveugle. Pareillement, les hommes de science du dix-neuvième siècle concevaient le monde comme fondé sur une force brutale, une énergie privée d’intelligence. Pour eux, l’être humain n’était que le résultat d’un malencontreux hasard naturel. La conscience, la raison et même les passions, les sentiments et les désirs du cœur humain n’étaient pour eux que le produit final d’un coup de roulette, de la sélection naturelle.

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Le plus curieux paradoxe est que ces philosophes du dix-neuvième siècle, qui niaient l’origine surnaturelle de l’homme et qui insistaient sur le fait qu’il n’était qu’un élément de la Nature parmi d’autres, ont pourtant établi un état d’aliénation sans précédent entre l’Homme et la Nature. Je fais partie de la Nature, elle m’a donné naissance par hasard, mais elle n’y voit aucun intérêt, elle ne s’intéresse pas à mon ego*, ni à son avenir. Seules les espèces comptent pour la Nature, l’individu est sans importance. Cette philosophie émergea au moment où l’on prenait conscience de la magnitude de l’univers. Et cette immensité servit de prétexte pour rabaisser l’être humain à une dimension ridicule. Pour quoi comptes-tu dans ce vaste cosmos ? Tu n’es qu’un minuscule hasard, un petit rien du tout… Et c’était comme ça tout le temps, au-delà de toute imagination. L’Homme n’était guère plus qu’une moisissure sur un petit rocher. Autrement dit, on prit le parti d’établir une règle de mesure. A une extrémité de la règle, il y a la matière, l’argile mise en forme par le Potier, et, à l’autre extrémité, on a l’esprit, lequel est intelligent. C’est ce que les mathématiciens appellent des limites. Une limite est quelque chose dont on s’approche, mais que l’on n’atteint jamais. La mythologie du dix-neuvième siècle concevait toute chose en fonction de la limite appelée matière. Il y a cette chose matérielle morte, elle contient de l’énergie, mais dépourvue d’intelligence. C’est une énergie mécanique, comme le feu, l’électricité, etc. Elle n’est pas intelligente. Et tout est vraiment comme ça. Ce que nous appelons conscience et intelligence humaines ne sont que des formes complexes de cette énergie primordiale. Rien de plus. Dans le même esprit, nous serions les descendants d’anciennes espèces animales et je pourrais donc remonter mon arbre généalogique jusqu’à un protoplasmoglobule. (Rires) En fait, nous ne serions que des protoplasmoglobules très évolués. Voyez-vous l’intention derrière cette mythologie ? C’était de déprécier l’être humain, de le rabaisser parce qu’il était allé trop loin jusque-là dans la mauvaise direction. Tu es un enfant de Dieu. Et Dieu t’aime tendrement. Mais… Voyez-vous ?

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Ta vie est éternelle, mais elle peut très bien n’être qu’une agonie sans fin quand tu brûleras en enfer. La menace était très sérieuse, aussi bien pour les protestants que pour les catholiques. Il est donc beaucoup plus confortable d’avoir un univers mort qu’un univers vivant, mais perpétuellement menaçant. La mythologie du dix-neuvième siècle opère encore aujourd’hui en grande partie, notamment parce qu’elle nous apparaît plausible. La science qui a donné naissance à cette mythologie s’est montrée si efficiente, elle a produit tant de merveilles technologiques, que le point de vue des scientifiques qui l’ont conçue est devenu particulièrement convaincant. Si je pouvais me connecter à votre cerveau grâce à un instrument très subtil et, qu’en appuyant sur tel ou telle zone, je pouvais soudain faire surgir tout un monde de souvenirs aussi réaliste que si vous le voyiez là, devant vous. Quand je cesse d’appuyer, il disparaît. Je sollicite une autre zone et vous ressentez un plaisir intense, un plaisir inimaginable. J’arrête et la sensation cesse immédiatement. A chaque zone de votre cerveau que je touche correspond une sensation d’intense réalité extérieure. Comprenez-vous que vous n’êtes qu’une série de touches ? Vous n’êtes qu’une sorte d’éponge sensible à l’intérieur de votre crâne. (Rires) On est donc enclin à préférer une mythologie selon laquelle on n’est rien d’autre qu’une gelée biologique complexe. Ce point de vue, comme je le disais, s’est révélé bigrement convaincant. Aujourd’hui, il est plausible, alors que l’ancienne mythologie, avec le Père dans les cieux entouré de ses anges, ne l’est plus. Elle est trop décalée par rapport à tout ce que nous savons de l’univers. En fait, ces deux points de vue sont tout aussi mythiques l’un que l’autre. Il n’y a aucune raison de préférer l’un ou l’autre. Ils reflètent tous les deux une certaine conception de la vie. Vous pouvez penser que la vie est dégueulasse et tout mépriser systématiquement. Toute activité physique ou intellectuelle peut vous sembler débile et dénuée du moindre intérêt. On peut toujours tout dénigrer. A l’inverse, on peut voir la vie comme quelque chose de formidable. Cela ne dépend que de vous. Préférez-vous vivre en râlant constamment ? (Râles et rires) Ou voudriez-vous, au contraire, vous lancer dans la vie plein d’enthousiasme ? D’un côté, vous trouvez toujours un sujet de frustration, de contrariété et d’anxiété. On est anxieux quand on refuse l’impermanence et l’instabilité des choses.

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La vie est une vibration, une onde, elle bouge tout le temps. L’anxieux voudrait qu’elle cesse de remuer. (Rires). Arrête-ça, tu m’énerves ! (Rires) Celui qui ne croit être qu’un sac de chair et de sang avec quelques os au milieu, est tout aussi anxieux. La vie n’est qu’un jeu. Mais quelle sorte de jeu choisir ? Le jeu de résister au flot ou celui d’aller dans son sens ? A l’évidence, le jeu qui va dans le sens du flot durera plus longtemps et sera plus amusant que celui qui va à contre-courant, bien qu’il puisse être plaisant et agréable de résister de temps à autre. Quand on vous masse, par exemple, vous relâchez complètement vos muscles sous les doigts du masseur, mais vous pouvez aussi parfois les contracter et résister, afin de mieux ressentir l’impact et la force du massage. Voilà où je veux vraiment en venir : Ce qui paraît être le sens commun le plus solide, cette vue mécaniste de l’univers, n’est rien d’autre qu’un mythe. Ne vous y laissez pas prendre. Il n’existe pas plus d’arguments pour l’étayer que pour toute autre explication de la réalité ultime. Pensez à nouveau à la notion de limite. Considérons une limite, d’un côté, la conscience, la plus extrême sensibilité. A l’autre extrémité, la limite est géologique, une pierre, l’énergie aveugle, la force brutale, sans aucune conscience. Ce sont des choses observables, on peut voir l’être humain vivant d’un côté et la pierre ou le feu, de l’autre. Notre mythologue du dix-neuvième siècle tente de décrire la première limite en termes de la seconde. Il nous affirme que la conscience n’est qu’un assemblage complexe de minéraux. Alors, ne pourrait-on pas raisonner à l’inverse et dire que les minéraux sont des formes primitives de conscience ? Cela se défend, n’est-ce pas ? Après tout, prenez ce minéral (son d’une cloche tibétaine en métal). Je le frappe et il me répond. N’est-ce pas là une forme rudimentaire de conscience ? Cette chose n’émet pas un son pour elle-même, parce qu’il faut une oreille pour le percevoir, mais, d’une certaine manière, cette chose vibre et c’est cela la conscience, c’est une réponse, une résonnance.

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C’est la preuve qu’elle n’est pas totalement inerte et inconsciente, bien que sa conscience soit extrêmement rudimentaire. Vous pensez peut-être que je raconte des histoires. N’est-ce pourtant pas aussi crédible que d’affirmer que votre conscience n’est qu’une affaire de chimie ? Vous croyez être conscient et posséder un esprit capable de penser, mais ce n’est en réalité que la réaction de substances colloïdales. Si je dis à la cloche tibétaine que je la respecte parce qu’elle est légèrement consciente, que je la considère un peu comme ma petite sœur, j’ai une attitude chaleureuse. Mais, si je lui dis qu’elle n’est qu’un morceau de métal, je me comporte aussi moi-même comme un morceau métal. C’est comme une insulte. Ceux qui pensent ainsi sont suicidaires. Ils se rabaissent eux-mêmes en s’opposant à leur propre vie et ils en sont très fiers. Ils appellent ça « être réaliste ». Ce que je veux dire, c’est qu’il vaut bien mieux prendre cela à l’envers. Le meilleur que vous puissiez dire de cette chose, c’est qu’elle est vivante, même si elle ne l’est pas autant qu’un être doué de mouvement. La pression que la mythologie du dix-neuvième siècle exerce sur nous, cette tendance à dénigrer systématiquement l’univers parce que l’idéologie précédente avait été trop loin, n’est qu’une manière de considérer les choses. Autre exemple. Si l’on étudie les différentes formes de vie du point de vue de la sélection naturelle, on finit par tout rationaliser. Pourquoi certains papillons ont-ils des yeux sur les ailes ? Le savant se gratte la tête en disant qu’il y a certainement une explication. Il y en a toujours une. Et pourquoi y a-t-il une explication à tout ? Parce que l’univers n’est rien qu’une mécanique complexe. Alors, pourquoi certains papillons ont-ils des yeux sur les ailes ? Parce que les oiseaux ne supportent pas d’être regardés ainsi, ça les repousse. (Rires) C’est un moyen de défense. Donc, les papillons qui ont des yeux sur les ailes peuvent survivre et se reproduire, tandis que les autres ne le peuvent pas aussi facilement, sauf si, au lieu d’avoir des yeux sur les ailes ils possèdent quelque autre atout, comme d’être invisibles aux oiseaux, par exemple. Donc, tous ces papillons survivent et se multiplient. Voilà l’explication simple et logique de la présence d’yeux sur les ailes de papillons. (Rires)

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Certains oiseaux ont un plumage si brillant et si coloré qu’ils semblent faciles à repérer par n’importe quel prédateur ou chasseur, mais, non, ils survivent parce que cela plaît à leurs femelles. N’importe quelle explication fera l’affaire. On pourra ainsi construire une théorie parfaitement cohérente décrivant pourquoi les différentes espèces vivantes, les fleurs, les oiseaux, les insectes… ont toutes leurs propres caractéristiques. Mais, on peut aussi très bien expliquer cela d’une manière totalement différente. On pourrait dire qu’il s’agit d’une forme de vie unique et que, si elle s’exprime avec autant de diversité, c’est parce que la Nature est poète. Elle s’éclate à créer toute cette variété. Cette explication est tout aussi plausible que l’autre. Finalement, que ressort-il de tout cela ? Ne vous laissez pas perturber par la crainte que les noirs gagnent, parce que les blancs seuls existent. Ce ne sont que des contes pour terrifier les enfants. Nous vivons dans un cosmos où la vie consciente et les ténèbres de l’inconscience s’entremêlent. Elles sont inséparables comme la crête et le creux d’une vague. Cette situation, du yang et du yin (selon la tradition chinoise), du positif et du négatif, est immensément productive. C’est comme un mâle et une femelle qui engendreraient toutes sortes d’enfants. Du yang et du yin, du blanc et du noir, surgissent toutes ces aventures, par le biais du stratagème originel consistant à prétendre que l’un existe sans l’autre. Que yang existe, mais pas yin. Chacun a de bons arguments de son côté. L’un gagne maintenant et maintenant c’est l’autre qui gagne. Aller, retour, aller, retour, aller, retour… C’est faux, bien sûr, les deux vont toujours ensemble. Ce qui vous terrifie le plus. Ce qu’il pourrait vous arriver de plus horrible… Pensez-y, ce serait quoi ? Comment cela pourrait-il finir ? De quoi avez-vous peur ? Plongez tout au fond, au fond, de vos angoisses, être mangé, être annihilé…, les horribles scorpions, les araignées…, la pieuvre qui vous attaque et vous êtes aspiré dans ses boyaux les plus intimes, que va-t-elle faire de vous ? Vous transformer en elle-même. Et alors, vous êtes elle.

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Comme je le dis souvent, toute créature consciente se prend pour un être humain (Rires). Après tout, c’est le Soi. Cette idée de la mort et d’être transformé, c’est quand notre vie atteint un point où elle doit faire « Blurp ! », mais, dès le moment où vous faites « Blurp ! », vous oubliez tout. Vous perdez le contrôle. Et vous vous dites : « Wao ! Où étais-je ? C’est bizarre. Je suis vivant ! Je ne me rappelle pas où j’étais avant. » C’est une nouvelle naissance. On se familiarise progressivement avec cette situation inconnue, puis, quand on y est bien habitué, « Blurp ! » et ça repart, on est encore une fois tout neuf, bien que très différent. Quand nous savons que le « Blurp ! » est proche, nous ne voulons pas croire que c’est pour aller vers la vie, nous le voyons toujours comme quelque chose d’effrayant. Mais, voyez-vous, une fois que vous savez… (Rires) que cela va continuer à changer sans cesse, la seule chose à faire et d’accompagner ce mouvement, d’aller dans son sens. Il faut se tenir prêt. Etes-vous prêts ? « Blurp ! » (Rires)

Il faut en rire, car il n’y a aucune issue, aucune échappatoire.

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Sous contrôle Nous allons avant tout discuter du problème du contrôle, illustré par cette ancienne question latine : « Quis custodia custodiet ipsos ? » (Qui garde les gardes ?) L’époque dans laquelle nous vivons connaît une énorme prolifération de techniques destinées à soumettre le moindre phénomène naturel, à l’extérieur du corps humain et, de plus en plus, à l’intérieur même du corps humain, à une forme ou une autre de contrôle rationnel. Nous y parvenons de mieux en mieux, mais, en même temps, c’est un échec. Tout le monde se plaint de la complexité du monde moderne et de la technologie moderne. Personne n’y comprend plus rien et personne, en vérité, ne sait quoi faire. Par exemple, vous voulez créer votre petite entreprise et vous vous heurtez à des obstacles administratifs si considérables qu’il vous faut recruter une armée de secrétaires pour remplir les formalités. Votre business en souffre. Vous essayez d’ouvrir une clinique, mais vous passez tellement de temps à tout consigner et à créer de la paperasse, qu’il ne vous en reste guère pour pratiquer la médecine. Vous dirigez une université, mais les montagnes d’obligations, de tracasseries administratives sont telles que les travaux de recherche et d’enseignement sont sérieusement compromis. Ainsi, l’individu se sent de plus en plus entravé par sa propre prudence. C’est un point essentiel. Je suis un philosophe qui étudie depuis de nombreuses années les cultures orientales et les religions comparées. Pas dans l’esprit de convertir qui que ce soit, mais pour rappeler que l’on ne peut pas vraiment comprendre les principes de base de sa propre culture si c’est la seule que l’on connaisse. Nous opérons tous en fonction d’un certain nombre d’hypothèses de base, mais très peu d’entre nous les connaissent. Il n’est pas facile de plonger jusqu’à ces hypothèses de base. Qu’entendez-vous par « La belle vie » ? Quel sens donnez-vous à « Cohérence » ? Que voulez-vous dire par « Rationalité » ? Le seul moyen de savoir ce que ces mots signifient vraiment est de comparer son point de vue à celui d’autres cultures. Pour cela, nous devons nous référer à des cultures d’une certaine manière aussi sophistiquées que la nôtre, mais, en même temps, aussi différentes de la nôtre que possible. C’est pourquoi j’ai pensé que les cultures chinoise et indienne étaient idéales. J’ai pensé qu’en étudiant les idées de ces peuples, en étudiant leurs priorités dans la vie, nous pourrions mieux connaître les nôtres. C’est le vieux principe de la triangulation. On

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ne peut pas définir la position d’un objet sans l’observer depuis deux points de vue différents de manière à pouvoir calculer la distance qui nous sépare de lui. En observant ce que nous appelons communément « réalité », le monde physique, du point de vue de cultures différentes, je pense que cela nous aide à mieux savoir où nous en sommes. De tout cela a émergé une autre question sur ce que j’appellerai les problèmes de l’écologie humaine. Comment l’homme pourrait-il être mieux relié à son environnement ? Particulièrement à une époque où il dispose d’une technologie extrêmement puissante et, par conséquent, capable de modifier cet environnement dans des proportions jamais atteintes dans le passé. La technologie nous permet-elle de civiliser le monde ou de scier la branche sur laquelle nous sommes assis ? Le modèle occidental de l’univers n’est que politique, ingénierie et architecture. De même que l’on comprend le fonctionnement d’une machine en analysant ses composants, en les séparant, nous avons morcelé le cosmos et l’avons étudié en termes de parties, de bits d’information, ce qui s’est révélé extrêmement efficace pour nous permettre de contrôler ce qu’il se passe. Après tout, la technologie occidentale n’est que le résultat d’un morcellement. Nous « chosifions » le monde de la même manière que, pour mesurer une courbe, on doit la réduire à des points. Pour expliquer l’univers, il faut le réduire à des choses séparées. Mais, chaque chose ou pensée (thing or think) n’apporte qu’un éclairage extrêmement limité. Nous réduisons la vibration infinie du monde à des saisies éphémères, nous essayons d’agripper la pensée et nous décrivons donc le monde en termes de choses, exactement comme un pêcheur pourrait le décrire en le regardant au travers de ses filets. Cela pose un problème évident. Prenez la médecine par exemple, prenez un spécialiste éminent de la vésicule biliaire. Il a étudié cet organe encore et encore, dans les moindres détails et croit tout savoir à son sujet. Quand il voit un être humain, il le considère en termes de vésicule biliaire. Et s’il doit l’opérer, même s’il maîtrise parfaitement sa technique, il ne voit pas les effets imprévisibles de l’opération sur le reste de l’organisme. Parce que la vésicule biliaire humaine n’est pas une chose, comme une pièce détachée que l’on peut remplacer dans un moteur. Le système n’est pas le même. Il y a une différence fondamentale entre un mécanisme et un organisme. Un mécanisme est un assemblage d’éléments séparés, tandis qu’un organisme croît.

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Si vous observez au microscope une solution dans laquelle des cristaux se forment, vous ne verrez d’abord rien, c’est comme le développement d’une photographie, puis l’image apparaît soudain dans son ensemble, toute la zone que vous observez semble s’organiser d’elle-même, se développer et passer du relativement simple et bourbeux au structuré et solide, mais pas par ajout de quoi que ce soit. Donc, si nous cherchons à comprendre et à contrôler le monde au moyen de l’attention consciente, en le divisant en morceaux, qu’est-ce que cela va donner ? Si nous n’utilisons que cette seule méthode, tout va devenir progressivement trop compliqué à gérer. Tout comme il y a une explosion démographique, nous assistons à une explosion de l’information. Prenons l’industrie électronique par exemple, les répertoires des appareils et instruments produits de par le monde sont énormes. Personne ne peut les lire, c’est impossible. Et c’est pareil dans tous les domaines. Comment traiter toute cette information ? Vous pouvez certes vous aider d’ordinateurs, mais, en vertu de la loi de Parkinson, plus vous allez gagner en efficacité, plus il y aura d’information à traiter, nécessitant des ordinateurs de plus en plus performants. Vous ne tarderez pas à être débordé. Voyez-vous le problème ? C’est comme une sorte de compétition de la conscience. Jusqu’à quelle vitesse pouvons-nous aller ? Travail, travail, travail, travail, travail, travail… et enregistrer tout ça, en garder la trace. Notre mémoire n’est plus assez fiable pour ça, mais nous avons ces merveilleuses mémoires électroniques qui retiendront tout pour nous. Elles sont capables de travailler à des vitesses prodigieuses, mais le problème reste entier. Parce que, malgré leurs remarquables capacités, elles ont leurs limites. Elles ne peuvent pas tout faire. Supposons qu’il existe une autre façon de comprendre les choses. Passons du projecteur au réflecteur, c’est-à-dire à l’extraordinaire capacité du système nerveux humain à comprendre une situation instantanément, sans rien analyser, sans aucun symbolisme verbal ou numérique. J’espère que vous me comprenez. Le problème est qu’en développant la technologie, ne négligeons-nous pas notre meilleur instrument, le cerveau ? Celui-ci reste encore très mystérieux, même pour les plus éminents neurologues. On est incapable de fournir un modèle du cerveau en langage verbal ou numérique. Vous êtes cela, voyez-vous ? Vous êtes cette chose, mais vous ne pouvez pas vous appréhender vous-même, de la même manière que l’on ne peut pas toucher le bout de son doigt avec son doigt, ni mordre ses propres dents.

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Vous, celui qui essaie de toucher le bout de son doigt avec son doigt, par l’extrême complexité de votre structure, tellement plus évoluée que tout système imaginable, vous êtes la chose la plus complexe que l’on connaisse dans le cosmos. Mais, vous ne pouvez pas vous comprendre vous-même. Nous essayons néanmoins, nous visons à devenir entièrement transparent à nous-même. Nous nous efforçons de comprendre le fonctionnement de notre cerveau. Si l’on y parvient, que se passera-t-il ? On se retrouvera dans la situation de Dieu, c’est-à-dire que tout sera sous contrôle. Pourtant, ce que l’on espère, c’est des surprises, mais si l’on contrôle tout, il n’y a plus aucune surprise et l’on meurt d’ennui. D’un autre côté, je dirais qu’une personne qui fonctionne parfaitement est avant tout quelqu’un qui fait confiance à son cerveau et lui permet d’opérer de manière optimale. Autrement dit, il a la capacité d’analyser, mais il fait ses plus belles découvertes sans même y penser. Vous connaissez tous le concept d’invention créative. Vous avez un problème. Vous y réfléchissez, mais sans pouvoir trouver de solution, parce que le système digital de la pensée est trop simpliste, il ne peut appréhender en même temps l’infinité des variables. Alors, la nuit portant conseil, le lendemain, votre cerveau a résolu votre problème. Comme vous possédez une connaissance technique, vous comprenez que c’est bien la solution, mais, naturellement, vous voulez vérifier. Et, pour cela, vous allez utiliser votre pensée morcelée. Le problème est que ces vérifications prennent un temps fou. Il faut beaucoup de temps pour parvenir à la solution qui vous a déjà été offerte en un clin d’œil. La vie est telle que, dans la plupart des situations, on n’a pas le temps de réfléchir avant de décider. C’est pourquoi tant de savoir scientifique est si banal et dénué d’intérêt. Ça fonctionne, mais beaucoup trop tard. La vie vient à nous de tous les côtés à la fois et tout ce que nous avons à lui opposer est ce que nous avons là, à l’intérieur du crâne. Je ne dis pas cela pour critiquer tout ce merveilleux travail de calcul, sophistiqué à l’extrême, dans l’électronique comme dans d’autres domaines. Vous êtes les premiers à prendre conscience des limites de ce type de connaissance. Votre rôle est de sensibiliser les politiciens à ce propos. Ils croient que cette connaissance est la solution à tout, mais je suis sûr que la plupart d’entre vous savent que ce n’est pas vrai. Je le répète, je ne suis pas opposé à la technologie, je dis seulement que, si vous voulez marcher, vous devez avancer la jambe droite, très bien, mais il faut ensuite avancer la jambe gauche. Et l’on peut dire que la grande entreprise technologique a avancé la jambe droite, mais il lui reste à avancer la jambe gauche, c’est à dire à opérer une réévaluation, à montrer

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un nouveau respect de l’organisation biologique et naturelle, laquelle est incompréhensible pour la pensée technologique bien qu’elle lui soit toujours sous-jacente. Ce que nous devons essayer de faire, c’est, je crois, trouver un moyen de rendre le cerveau lui-même plus performant. Voilà ce que l’éducation civilisée a négligé de faire. Le monde académique d’aujourd’hui ne valorise que trois sortes d’intelligence : l’intelligence verbale, l’intelligence mnémonique (la mémoire) et l’intelligence mathématique. On néglige complètement l’intelligence esthétique, l’intelligence sociale et au moins sept autres types d’intelligence, toute cette capacité extraordinaire du système nerveux à reconnaître des modèles et à résoudre instantanément certains problèmes complexes, sans même savoir comment. Quand vous parvenez à faire quelque chose que vous ne savez pas faire, c’est une expérience unique, non reproductible, que vous ne pouvez pas expliquer. Vous en êtes pourtant capable tout comme vous pouvez serrer le poing sans aucune connaissance physiologique. Vous ne savez pas comment vous faites, mais vous le faites facilement. Nous disposons d’une énorme intelligence potentielle qui nous permettrait de faire des choses que notre esprit académique nous interdit de faire, simplement parce qu’on ne peut pas les expliquer. Par exemple, selon les lois de l’aérodynamique, les abeilles ne devraient pas pouvoir voler et pourtant… Ma conclusion est la suivante : si elle s’appuie exclusivement sur un système de pensée linéaire, la technologie va détruire l’environnement. Elle va devenir trop compliquée à gérer. L’être humain va devenir comme le dinosaure qui était devenu si énorme qu’il avait un cerveau dans la tête et un autre dans la queue. Quand l’homme des cavernes lui frappait la queue le soir avec sa massue, il poussait un cri de douleur le lendemain matin. (Rires) La technologie nous conduit à ce genre de situation saurienne, laquelle nous entraîne tout droit vers l’extinction. Allons-nous continuer à tout foutre en l’air en nous entêtant à nous servir de notre système de pensée linéaire comme principal instrument de contrôle du monde, ou sommesnous capables de maîtriser tout cela en utilisant ce mode de pensée et d’analyse linéaires, mais accompagné d’une confiance fondamentale dans notre pouvoir d’assimiler des données multiples, même si nous ne savons pas expliquer comment ? Selon la culture judéo-chrétienne, l’homme est un pécheur par nature. On ne peut donc pas lui faire confiance. Au contraire, selon l’ancienne culture chinoise, l’homme est bon par nature. On doit donc lui faire confiance. Parce que si vous ne pouvez pas vous fier à votre propre nature profonde, c’est sans espoir. Ces deux visions ont eu d’énormes conséquences, politiques et autres.

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Si l’on part du principe que l’être humain est faillible, fondamentalement égoïste et démoniaque, on a donc besoin de lois et de maintien de l’ordre. On a besoin d’un système de contrôle pour faire régner l’ordre, la religion, la police… C’est comme les heures d’été destinées à faire des économies d’énergie. Chacun pourrait aussi bien se lever une heure plus tôt, mais on a besoin de changer l’heure officielle parce que l’horloge est une forme de l’autorité. (Rires) C’est elle qui vous dit qu’il est temps de vous lever. Les Indiens, les Amérindiens, se moquent des Visages pâles en disant : « Le Visage pâle ne sait pas qu’il a faim tant qu’il n’a pas consulté sa montre. » (Rires) C’est ainsi que nous sommes devenus esclaves du temps et de l’horloge. Le système abstrait a pris le dessus par rapport au monde physique et organique. Nous confondons le symbole et la réalité physique, l’argent et la richesse et le menu avec le dîner. Et nous mourons de faim en mangeant des menus. Cela nous mène à la question essentielle : « Que feriez-vous si vous étiez Dieu ? » En d’autres termes, si vous vous retrouviez en charge du monde grâce aux pouvoirs de la technologie, au lieu de laisser l’évolution aux mains de ce que l’on appelait au dixneuvième siècle « les forces aveugles de la Nature », si vous pouviez tout diriger vousmême, contrôler les systèmes génétiques, les systèmes nerveux, contrôler tous les systèmes, qu’en feriez-vous ? La plupart des gens ne savent pas ce qu’ils veulent. Demandez à un groupe d’étudiants de s’asseoir et de rédiger vingt pages sur leur conception du paradis, sur ce qu’ils aimeraient vivre. Quand on commence à réfléchir sérieusement, on s’aperçoit que l’on ne veut pas vraiment ce que l’on souhaite. Sommes-nous assez sages pour jouer à être Dieu ? Pour comprendre ce que cette question signifie, il faut revenir aux hypothèses métaphysiques qui sous-tendent le sens commun occidental. Que nous soyons juif, chrétien, agnostique* ou athée, nous sommes tous influencés par la tradition et la culture occidentales et les modèles de l’univers qu’elles décrivent. Notre langage est influencé, la structure de nos pensées, la constitution ultime de notre logique, laquelle a été transmise à nos ordinateurs. Pour la pensée occidentale, le monde est une construction et, même si l’on a rejeté l’idée d’un Constructeur, nous continuons à voir le monde comme une machine, en termes de mécanique newtonienne, puis, plus récemment, en termes de mécanique quantique. Bien que je n’arrive pas à comprendre comment la théorie quantique peut être considérée comme une mécanique. Cela ressemble davantage à un organisme, ce qui est fort différent. Tout cela est profondément inscrit jusqu’au racines de notre sens commun. Nous ignorons l’origine de tout ça.

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Il faut peut-être remonter à des milliers d’années pour savoir comment nous avons développé l’art de la pensée, lequel est essentiellement du calcul. L’univers naturel, l’univers physique ressemble à un test de Rorschach. Ce n’est que des tortillons. Ceux d’entre nous qui vivent dans des villes ne sont guère habitués à cela, parce que nous construisons tout en ligne droite, rectangles, etc. Quand vous voyez cela, vous pouvez être sûr que c’est œuvre humaine, parce que l’être humain essaie toujours de tout aligner. Mais, la Nature c’est des nuages, de l’eau, les contours des continents, des montagnes, des existences biologiques et tout cela bouge sans arrêt, vibre, se tortille… Un jour, un pêcheur a regardé le monde à travers son filet. Il a vu que la montagne faisait un, deux, trois, quatre trous de hauteur, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept trous de largeur et il a ainsi inventé la dimension, et donc les lignes de latitude et de longitude, la notion d’une matrice, d’une grille de mesure. C’est ainsi que nous calculons, nous brisons l’irrégularité du monde en unités compréhensibles, géométriques et comptables. Et c’est si efficace, jusqu’à un certain point, que nous finissons par croire que le monde physique est réellement ainsi.

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Heureuse mort Tout est changement, on ne peut s’accrocher à rien. Vous êtes entraînés dans un courant. Pourquoi lui résister ? Nagez dans son sens. C’est particulièrement vrai dans ces moments où la vie semble nous emporter, où le torrent du changement nous avale complètement. Le moment de la mort. Nous pensons alors : « Oh, oh ! Ça y est, c’est la fin ! » Nous essayons de protester : « Non, pas encore, pas tout de suite, s’il vous plaît ! » C’est le seul véritable problème des êtres humains, traverser cette chute d’eau quand elle se présente, tout à fait comme vous traverseriez n’importe quelle autre chute d’eau, tout à fait comme vous vivez jour après jour, tout comme vous vous endormez le soir. Ayez l’absolu désir de mourir maintenant. Je ne suis pas en train de prêcher. Je ne dis pas que vous devriez vouloir mourir, que vous devriez rassembler votre courage et faire front quand la chose terrible se produira. Ce n’est pas du tout l’idée. Vous ne pourrez bien mourir que si vous comprenez le système des vagues. Que si vous comprenez que la disparition de votre forme actuelle, celle que vous pensez être vous-même, votre disparition en tant que cet organisme particulier, n’est que passagère. Comprenez que vous êtes tout autant l’espace obscur au-delà de la mort, que l’intervalle lumineux appelé vie. Ce sont les deux faces de vous-même. Vous êtes la vague complète. On ne peut pas avoir la moitié d’une vague. Personne n’a jamais vu une vague avec une crête, mais sans creux. De la même manière, on ne peut pas avoir une moitié d’être humain, qui soit né mais ne meurt pas. Les vibrations, et la vie est vibration, continuent simplement de se propager, sans fin mais en cycles, certains longs et d’autres courts. L’espace n’est pas le néant. Si je pouvais agrandir ma main jusqu’à rendre visibles toutes les molécules qui la composent, comme des balles de tennis dans un espace immense, et si je bouge la main toutes ces balles de tennis se déplacent à l’unisson. C’est fou ! Rien ne les relie. En réalité l’espace qui semble les séparer les unit. L’espace est une fonction, un élément inséparable de tout solide qu’il contient. C’est probablement ce que l’on entend par gravitation. On ne

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sait pas encore. Ainsi, quand ces merveilleux étourneaux arrivent par ici, quand ils volent ensemble, ils n’ont qu’un seul esprit. Quand ils se posent à terre, ils redeviennent des individus et se mettent à picorer, mais, en un clin d’œil, ils s’élèvent tous ensemble à l’unisson. Ils ne semblent pas avoir de leader, ils ne se suivent pas quand ils changent de direction, ils tournent tous simultanément. Fascinant ! Ils sont comme les molécules de ma main. Donc, voilà le principe : quand vous ne résistez pas au changement - je veux dire vous y opposer fortement, cela ne signifie pas être mou -, vous voyez que ce monde impermanent, qui disparaît comme de la fumée, n’est pas différent du nirvana*. Nirvana* signifie expiration, laisser le souffle s’échapper librement. De la même manière, ne résistez pas au changement, c’est le même principe. Ainsi, le bodhisattva* sauve tous les êtres, non pas en les sermonnant, mais en leur montrant qu’ils sont libérés du simple fait de ne pas être en mesure d’empêcher le changement. On ne peut pas s’accrocher à soi-même. On n’a pas à s’efforcer de ne pas s’accrocher à soi-même. C’est tout simplement impossible. Et c’est le salut. Memento mori, soyez conscient de la mort. Dans un de ses livres, George Gurdjieff (1866-1949) écrit que le plus important à garder à l’esprit, c’est que vous et toutes les personnes qui vous entourent mourront bientôt. Cela nous paraît particulièrement lugubre, parce que notre culture s’attache essentiellement à repousser la mort. Vous avez un cancer en phase terminale. Vous êtes hospitalisé. C’est la fin. Vos parents et vos amis viennent vous voir avec de faux sourires. Ils vous assurent que tout va bien se passer et que vous allez bientôt vous rétablir. (Rires) Dans quelques jours, tu seras rentré chez toi et nous irons faire un pique-nique. Les médecins sont impuissants face à une telle situation. Ils n’ont pas le droit de vous aider à mourir. Ce n’est pas leur rôle. Ils contournent parfois la loi pour le faire, mais leur mission est avant tout de vous soigner et ils peuvent vous garder indéfiniment connectés à des tuyaux et toutes sortes d’appareils. Les infirmières sont aimables, mais si distantes, parce qu’elles savent que la mort est là. Ce n’est pas qu’elles ne se sentent pas concernées, elles ne sont pas sans cœur, mais elles ne savent pas se montrer sincères. C’est un peu comme communiquer avec un homme ivre, on ne sait pas quoi faire. (Rires) Parce qu’il ne se comporte pas normalement. (Rires) En mourant, vous ne vous comportez pas normalement non plus, vous êtes censé vivre. On ne sait pas quoi faire avec un mourant. On lui dit : « Ecoutez, je dois vous dire quelque chose, vous allez mourir et ça va être super ! » (Rires) Plus de responsabilités, plus de factures à payer… (Rires) « Vous n’aurez plus à vous soucier de rien. Vous allez seulement mourir. Nous allons vous mettre sous morphine pour que vous ne souffriez pas trop. Mais, nous allons inviter

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vos amis et vous allez quitter ce monde en musique, en faisant la fête. Champagne ! Et vous allez mourir après ça. » (Rires) Ce sera super, comme une naissance. C’est naturel. Ce n’est pas une maladie. On ne devrait même pas être hospitalisé pour ça. La mort est-elle une maladie ou est-ce un événement naturel comme une naissance ? Une légère évolution des comportements sociaux permettait de fortifier tout le monde. Il est vrai que c’est une épreuve, mais si mes proches m’aident et me soutiennent et me disent : « Tu vas mourir, félicitations. » (Rires) Libération, libération maintenant, voyez-vous ? Un prêtre qualifié peut aider ainsi un mourant. Il lui parle franchement. Il lui dit de ne pas écouter les médecins qui l’abusent. « Vous allez mourir. Ce n’est pas si terrible. Ce n’est que la fin de vous-même en tant que système de souvenirs. Vous avez la grande opportunité à présent, avant que cela n’arrive, de lâcher prise. Cela va vous aider. Lâchez prise. S’il vous reste quelques possessions, renoncez-y, donnez-les. Donnez tout. Et si vous souhaitez dire quelque chose avant de mourir, quelque chose qui vous turlupine, dites-le. Ce n’est pas obligatoirement une dernière confession. » La mort ne doit pas être considérée comme un horrible accident, quelque chose qui va faire que vos amis vont s’éloigner de vous parce que vous avez une mine épouvantable. Je veux dire que, parfois, certains mourants ont un aspect physique fort déplaisant. Ils sentent mauvais, ils sont affreux, etc. Grâce à certaines techniques, il est possible de rendre cela relativement propre et soigné, d’un point de vue purement sensoriel. Mais, le plus important, c’est l’attitude. La mort est aussi positive que la naissance. Elle devrait être un motif de réjouissance, parce qu’elle est le symbole de la libération. La connaissance de la mort aide l’ego* à disparaître, parce qu’elle vous rappelle que vous ne pouvez vous accrocher à rien. Au début, les prêcheurs de tout poil se réfèrent toujours au changement et à la mort pour émouvoir les gens. C’est comme déclencher une alarme, comme quand je sonne à votre porte quand je viens vous rendre visite. C’est terrible de penser que tout va disparaître. On pense que le bonheur, la paix de l’esprit et la sécurité sont fondés sur des choses sur lesquelles on ne peut pas s’appuyer, parce qu’elles sont impermanentes. De toute manière, il n’y a même personne pour s’appuyer dessus. Tout cela n’est qu’une volute de fumée.

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Voilà, c’est le point de départ. Dès que vous découvrez cela et que vous cessez de résister au changement, tout change. C’est génial. Non seulement vos sens s’éveillent, non seulement vous avez l’impression de marcher sur l’air, mais vous voyez finalement qu’il n’y a aucune dualité, aucune différence entre le monde ordinaire et le monde du nirvana*. C’est le même monde. La seule différence réside dans le point de vue. Naturellement, si vous persistez à vous identifier à une quelconque entité stable, qui s’assied et observe le monde de l’extérieur, vous ne reconnaissez pas votre union, votre inséparabilité de tout ce qui existe. Si vous persistez à vous voir comme un témoin permanent du flux, cela se retourne contre vous et vous allez vous sentir très mal. C’est pourtant ce que la plupart d’entre nous font et ressentent très profondément. Nous croyons être ces témoins. Nous sentons que derrière le courant de nos pensées, de nos sentiments et de nos expériences, il y a autre chose, le penseur, celui qui éprouve les sentiments et l’expérimentateur, sans reconnaître que ceci est tout autant une pensée, un sentiment ou une expérience, qui se produit à l’intérieur et non pas en dehors de nous-même. Le panorama mouvant de l’expérience est comme un signal. Par exemple, vous passez un coup de fil et votre conversation est enregistrée. La loi exige qu’un bip soit émis à intervalles réguliers. Ce bip vous indique que votre conversation est enregistrée. De la même manière, il y a un bip dans notre expérience quotidienne. Il nous indique qu’il s’agit d’une expérience continue et que c’est la nôtre. Bip ! (Rires) C’est un peu comme un thème récurrent qu’un musicien introduit dans sa partition, mais sur lequel il construit de nombreuses variations. Ou, plus subtil encore, il lui confère un certain style et vous reconnaissez Mozart aussitôt. Dans la musique indienne, il y a ce qu’on appelle le drone, une sorte de bourdonnement continu en arrière-plan des autres instruments et des voix. Ce drone représente le Soi éternel, le Brahman qui sous-tend toutes les formes changeantes de la Nature. Mais, ce n’est qu’un symbole et, pour découvrir ce qui est éternel, ce qui ne peut pas être imaginé, ce que l’on ne peut pas toucher, il est psychologiquement plus propice à la libération de se rappeler que le penseur, celui qui ressent, l’expérimentateur et ses expériences ne sont pas séparés, ils ne sont qu’un. Si, sous l’influence de l’anxiété, vous essayez de stabiliser l’observateur séparé, de le rendre permanent, vous entrez en conflit. Bien sûr, l’observateur séparé, le penseur des pensées n’est qu’une abstraction que nous créons à partir de notre mémoire. Nous

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considérons généralement le soi, ou plutôt l’ego*, comme un dépôt de souvenirs, une sorte de consigne, un registre, une armoire à dossiers où toutes nos expériences seraient rangées. Ce n’est pas une très bonne idée. La mémoire est plutôt un système dynamique, pas un système de stockage. C’est la répétition de rythmes, lesquels font tous partie du flux continu de l’expérience présente. Qu’est-ce qui distingue l’expérience présente d’un souvenir ? En réalité, on n’expérimente rien, on ne connaît rien jusqu’à ce que l’on s’en souvienne. Si quelque chose se produit de manière purement instantanée, si une lumière s’allume ou, pour être plus précis, s’il y a un flash d’un millionième de seconde seulement, vous ne vous en rendez probablement même pas compte. Parce que vous n’avez pas le temps de le mémoriser. D’une certaine façon, toute prédiction est un souvenir. Quand vous regardez quelque chose, votre rétine fait son travail, et transforme l’image en signaux, en vibrations. Tout ce que vous voyez n’est qu’une série d’échos dans votre cerveau. Et ces échos ne cessent de résonner, parce que le cerveau est extrêmement complexe. Même si tout ce que l’on connaît est mémoire, nous savons distinguer entre voir quelqu’un ici et maintenant, et le souvenir d’avoir vu quelqu’un d’autre qui n’est pas présent, mais que l’on a vu dans le passé. On se rappelle quand cela s’est produit et l’on se souvient parfaitement de son visage, mais ce n’est pas la même expérience que si cette personne était là devant soi. Comment cela se fait-il ? Les signaux mémoriels n’ont pas la même signature que ceux du temps présent. Leurs vibrations sont différentes. Il arrive cependant que le câblage s’emmêle et que les signaux du temps présent nous parviennent avec une signature mémorielle. Nous avons alors ce qu’on appelle une expérience de « déjà vu ». Nous sommes persuadés d’avoir déjà vécu cela avant. La mémoire n’est qu’une succession de signaux marqués d’un label particulier afin de ne pas les confondre avec l’expérience présente. Le problème est que nous ne voulons pas reconnaître que tous ces signaux font partie de l’expérience présente, ils font partie du flux continu du processus vital. Il n’y a pas de témoin séparé de ce processus en train d’observer son déroulement devant lui. Vous êtes tous entièrement impliqués dans ce flux. C’est pourquoi je dis que la mort devrait être célébrée joyeusement.

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On devrait dire : « Heureuse mort ! » et accompagner la mort de rites joyeux, parce que c’est l’opportunité de vivre les plus fortes expériences, quand vous finissez par lâcher prise parce qu’il n’y a plus rien d’autre à faire. Un pilote kamikaze japonais survécut miraculeusement parce que l’avion qu’il précipitait contre un porte-avions américain manqua sa cible. Il plongea dans l’océan au lieu de s’écraser sur le navire. Le jeune pilote raconta après coup qu’il était passé par un état d’exaltation extraordinaire. Pas une extase patriotique, mais la conviction qu’il allait cesser d’exister dans un court moment, lui donnait, pour une raison inconnue, le sentiment d’être un dieu. Selon la philosophie bouddhiste, cette annihilation de soi-même, cette acceptation du changement est la doctrine du monde comme vacuité*. Cette doctrine n’a pas émergé très clairement dans le bouddhisme, elle resta minoritaire longtemps après la mort du Bouddha Gautama, environ jusqu’au début du premier siècle avant J-C. Elle n’a atteint son sommet que vers 200 après J-C. Cette doctrine a été développée par les bouddhistes du mahayana*. Elle s’exprime dans une littérature connue sous le nom de Prajna paramita. Prajna signifie sagesse. Paramita veut dire aller au-delà, traverser… Il y a un petit Prajna paramita sutra, un grand Prajna paramita sutra et un petit résumé de tout cela intitulé Kridaya ou Sutra du cœur. Ces textes sont lus et récités par les bouddhistes partout en Asie du nord, au Tibet, en Chine, au Japon. Ils disent précisément que le vide est la forme et que la forme est le vide, en élaborant sur ce thème. Ce sont des textes courts que l’on chante toujours lors des cérémonies bouddhistes importantes. Pour les intellectuels de tout poil avec un esprit missionnaire, cette doctrine montre que le bouddhisme est un nihilisme. Il enseigne que le monde n’est rien, qu’il ne contient rien, et si nous avons l’impression du contraire, ce n’est que pure illusion. En réalité, cette philosophie est beaucoup plus subtile. Le principal responsable du progrès et de la maturation de cette doctrine fut Nagarjuna (150-250, Inde). Un des esprits les plus étonnants que l’espèce humaine a jamais produits. Son école de pensée est connue sous le nom de Madhyamika, que l’on pourrait traduire par La Voie du milieu. Mais on l’appelle aussi parfois doctrine de la vacuité* ou Sunyavada, du mot sanscrit sunya*, vacuité*. La vacuité* est essentiellement la fugacité, c’est son sens premier. Il n’y a nulle part où s’accrocher, rien de permanent, rien à agripper. Cette définition s’applique en référence à des idées relatives à la réalité, à l’idée de Dieu, du Soi, du Brahman, tout ce que vous voudrez. Cela signifie que la réalité échappe à tout concept.

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Dire que Dieu existe est un concept. Dire que Dieu n’existe pas est aussi un concept. Pour Nagarjuna, tout concept revient à essayer de remplir d’eau une passoire. Il inventa une méthode d’enseignement du bouddhisme dérivée de la méthode dialectique utilisée par le Bouddha lui-même. Cette méthode devint la plus communément suivie, notamment à l’université de Nalanda, aujourd’hui reconstruite, mais qui avait été détruite par les musulmans quand ils envahirent l’Inde au neuvième siècle. La méthode dialectique est toute simple. Elle peut être pratiquée par un enseignant et un étudiant ou un groupe d’étudiants. Elle est étonnamment efficace, bien qu’elle ne repose guère que sur des échanges verbaux. L’enseignant commence par s’efforcer de connaître quels sont les principes de vie de ses étudiants, quelle est leur conception métaphysique, pas dans un sens spirituel, mais quelles sont leurs hypothèses de base ? Sur quelles idées fondent-ils leur comportement dans la vie ? Le bien, le mal… Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Sur quel argument vont-ils appuyer principalement leur opinion ? L’enseignant parvient vite à le découvrir pour chacun de ses étudiants. Et il le démolit. Il prive la personne de ses repères, de sa boussole. Alors, elle prend peur et dit à l’enseignant : « D’accord, j’ai compris que je ne peux pas me fier à cela, mais alors, à quoi puis-je me fier ? » Hélas, l’enseignant ne propose aucune alternative, mais il invite son étudiant à se demander pourquoi il croit nécessaire d’avoir quelque chose sur quoi s’appuyer. Ce processus prend un certain temps et la seule chose qui empêche les étudiants de devenir fous est la présence d’un enseignant qui semble être parfaitement heureux, bien qu’il ne propose aucune solution, il ne fait que démolir tous les concepts. Finalement, on aboutit au vide, à la vacuité,* sunya*. Et alors ? Quand on comprend la vacuité*, on ressent un énorme et incroyable soulagement. C’est le nirvana*. Pffffff ! (Soupir de soulagement), c’est la meilleure traduction de nirvana*. On est libéré, mais on ne sait pas encore vraiment pourquoi, ni ce qu’on a découvert. Alors, on appelle cela la vacuité*. Mais, Nagarjuna avertit : « Vous ne devez pas vous attacher au vide. » Selon Nagarjuna, la vacuité* de la non-vacuité est le but suprême du bouddhisme. Cette doctrine rejette tout concept par lequel on tente de fixer la réalité. Selon le bouddhisme zen, on ne peut pas planter un clou dans le ciel. Donc, un homme du ciel, un homme de la vacuité* ne s’attache à rien. Et, quand on ne s’attache à rien, on est la seule chose qui ne s’accroche à rien, c’est-à-dire l’univers. A quoi pourrait-il s’accrocher ?

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Même s’il tombe, il n’a nulle part où tomber. Il ne s’écrasera jamais sur du béton. (Rires) La raison en est qu’il ne peut pas s’écraser vers le bas parce qu’il ne s’accroche pas en haut. Un poème chinois décrit une telle personne comme n’ayant pas même une tuile pour se couvrir la tête, ni un pouce de terre où se tenir debout. Comment concevez-vous la vacuité* ? Comme être perdu dans un brouillard ? Tout est blanc autour de vous et vous ne voyez rien. Ou se tenir dans l’obscurité ? Mais, cela n’est pas la vacuité*. Les taoïstes disent qu’il est assez facile de se tenir debout, le plus dur est de marcher sans toucher le sol. Pourquoi se sent-on si lourd ? Ce n’est pas seulement à cause de la pesanteur et du poids, c’est surtout que vous avez la sensation de supporter votre corps. Un koan* zen demande : « Qui supporte ce cadavre ? » Cela se reflète dans notre langage quotidien : « Ma vie est un boulet. (Rires) Je me traîne. Ce corps est un fardeau pour moi… » Moi, qui ? Voilà la question. Quand il n’y a plus personne pour qui le corps peut-être un fardeau, le corps n’est plus un fardeau. Mais, tant que vous luttez, c’en est un. Quand il n’y a plus personne pour résister à ce qu’on appelle le changement, l’impermanence, c’est-à-dire la vie, et quand nous nous libérons de l’illusion que nous pensons nos pensées plutôt que n’être qu’un courant de pensées, et que nous ressentons nos sentiments et nos sensations au lieu d’être seulement ces sentiments et ces sensations… Sentir ses sensations est un pléonasme. C’est comme de dire : « J’entends un son », car il n’existe pas de son qui ne soit pas entendu. L’audition est le son, comme la vision est la vue. On ne voit pas une vue. Nous n’arrêtons pas de répéter ce genre d’expression, et cette répétition est comparable à une oscillation dans un système électrique ou électronique. Quand vous croyez que vous pensez vos pensées, le vous qui se tient en dehors de vos pensées entraîne les mêmes conséquences que de voir double. Puis, vous vous dites : « Puis-je examiner le penseur qui pense les pensées ? » Ou : « Je m’inquiète. Je ne devrais pas m’inquiéter, mais, comme je ne peux pas m’en empêcher, je m’inquiète de m’inquiéter. » Voyez-vous où cela peut mener ? A ce que l’on appelle l’anxiété, la tremblote. La discipline de Nagarjuna efface l’anxiété, parce qu’elle nous fait comprendre que l’anxiété ne changera rien à ce qu’il va nous arriver.

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A première vue, c’est le pire qui va se produire, nous allons tous mourir. Ne planquez pas cela dans un coin de votre tête en vous disant que vous vous en soucierez plus tard. C’est ce qu’il y a de plus important à comprendre MAINTENANT, parce que cela vous permet de vous remettre entre les mains de la Nature, de lâcher prise et de ne plus essayer de vous défendre sans arrêt, de gaspiller toute cette énergie en autodéfense. Pour les bouddhistes, le mot esprit signifie espace. L’espace est votre esprit. Nous avons beaucoup de mal à comprendre cela, parce que nous pensons être DANS l’espace et l’observer de l’extérieur. Il y a plusieurs sortes d’espace. L’espace visuel, la distance, il y a l’espace audible, le silence, l’espace temporel, l’espace musical, c’est-à-dire l’intervalle entre les notes, l’espace tangible… Tous ces espaces, voyez-vous, sont l’esprit. Ce sont les mesures de la conscience. Donc, ce vaste espace que chacun d’entre nous considère d’un point de vue légèrement différent, dans lequel l’univers se meut, c’est l’esprit. On le symbolise par un miroir. Bien qu’il n’ait pas de couleur, c’est justement pour cela qu’il peut réfléchir toutes les couleurs. De la même manière, pour, non seulement voir, mais aussi pour entendre, pour penser, pour sentir, votre tête doit être vide. C’est pourquoi l’on n’est pas conscient de ses propres neurones, sauf si l’on a une tumeur, quand il y a un problème. Mais, d’ordinaire, on est totalement inconscient de son cerveau. C’est le vide et c’est précisément pourquoi on peut voir tout le reste. C’est le principe essentiel du Mahayana*.

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GLOSSAIRE Acculturation : d’un point de vue sociologique, processus par lequel un individu apprend les modes de comportement, les modèles et les normes d'un groupe de façon à être accepté dans ce groupe et à y participer sans conflit. Agnostique : personne qui pense que l’absolu est inaccessible et qui est donc sceptique vis-à-vis de la religion et de la métaphysique. Contrairement à l’athée qui ne croit dans l’existence d’aucun dieu, l’agnostique (pron. aguenostique) doute ; de gnosis, connaissance en grec, a-gnosos c’est l’ignorant, celui qui ne sait pas. Ainsité : le fait que tout soit ainsi, c’est-à-dire au-delà de toute définition conceptuelle. Artefact : structure ou phénomène d’origine artificielle, quelque chose de fabriqué. Avalokiteshvara : haut personnage de la tradition bouddhiste, il est l’incarnation de la compassion suprême, adoré comme le protecteur du Tibet ; le Dalaï Lama est considéré comme son émanation. Bodhisattva : terme sanscrit désignant un être ayant fait le vœu de suivre les enseignements du Bouddha et d’aider les autres êtres sensibles à s’éveiller tout en progressant lui-même vers l’éveil définitif. Dharma : terme sanscrit désignant de façon générale l’ensemble des lois et normes, sociales, politiques, familiales, personnelles, naturelles ou cosmiques ; dans le bouddhisme, c’est l’enseignement, la doctrine du Bouddha. Ego : mot latin signifiant je, moi. Koan : terme japonais du bouddhisme zen désignant une brève anecdote ou un court échange entre un maître et son disciple, absurde, énigmatique ou paradoxal, ne sollicitant pas la logique ordinaire. Mahayana : terme sanscrit signifiant littéralement grand véhicule, le bouddhisme compte trois yana ou véhicules, c’est-à-dire méthodes, le hinayana, petit véhicule, le mahayana, grand véhicule, et le vajrayana, véhicule de diamant. Mandala : terme sanscrit signifiant cercle et, par extension, sphère, environnement, communauté, les mandala sont d’abord des aires rituelles utilisées pour évoquer des

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divinité hindoues ; dans le bouddhisme vajrayana, les mandala servent de support à la méditation. Mantra : terme sanscrit désignant une formule sacrée que l’on répète un grand nombre de fois, jusqu’à plusieurs milliers par jour, méthode de méditation fondée sur le pouvoir du son. Nirvana : terme sanscrit signifiant extinction (du feu des passions) ou libération du samsara, le cycle des renaissances. Quaking mess (ou Crazy mess) : littéralement « le fouillis agité », expression anglaise d’Alan Watts désignant l’ego, la part d’anxiété, d’instabilité et de sentiment de séparation qu’il y a en tout être humain. Samadhi : terme sanscrit signifiant union, accomplissement, extase. Samsara : terme sanscrit désignant le cycle des existences et renaissances successives soumises à la souffrance, à l’attachement et à l’ignorance, il est conditionné par le karma, la loi de causalité. Satori : terme japonais signifiant compréhension, l’éveil spirituel. Shiva : un des trois principaux dieux de la tradition hindoue avec Brahma et Vishnou. Sunyata : terme sanscrit désignant la vacuité de l’univers, des êtres et des choses, leur absence d’être en soi et de nature propre, liée à l’ainsité, à l’espace. Sutra : terme sanscrit désignant un écrit philosophique hindou ou bouddhiste rédigé sous la forme d’aphorisme, c’est-à-dire une sentence exprimant un sens important en peu de mots ; par extension, il désigne toutes sortes de traités ou la mise par écrit des enseignements du Bouddha. Tao : terme de la philosophie chinoise désignant le principe de tout ce qui existe, la force fondamentale qui coule en toutes choses de l’univers, l’essence même de la réalité, par nature ineffable et indescriptible. Vacuité : état de ce qui est vide ; dans le bouddhisme, la vacuité traduit approximativement la notion fondamentale de sunyata, rien n’a d’existence séparée dans l’univers, tout est lié, interdépendant. Vajra : terme sanscrit signifiant diamant et foudre, dordjé en tibétain ; symbole important et instrument rituel dans le bouddhisme vajrayana (véhicule de diamant). 178


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