Les Aventures de Fédérica Pilule

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PATRICK SCHLOUCH

Les Aventures de Fédérica Pilule

MAHANA

Les Aventures de Fédérica Pilule

©
Mahana - Les Éditions du Soleil Tahiti
2009 pschlouch@gmail.com

À ma fille Carole et mes petites-filles Anitea et Kohei

Du même auteur Hinano la saga de la bière de Tahiti (1999)

Méditations d’un golfeur solitaire journal (2003, édité en 2023)

Pèlerinage au Bhoutan carnet de voyage (2005, édité en 2023)

T comme… Tahiti dictionnaire illustré (2009) Piqûres de nono recueil de billets des Nouvelles de Tahiti (2010, édité en 2022)

Papeete en capitales (2012) Servitude Sophie réflexions et souvenirs (2017, édité en 2022)

Il pleut soleil récit (2018, édité en 2023) issuu.com/mahana

L'oiseaume

Fédérica Pilule a dix ans. L'an prochain elle entrera en sixième, au collège. Enfin, elle y entrera si tout va bien. Parce que figurez-vous que Fédérica n'est guère attentive à l'école en ce moment. Elle obtient de bons résultats dans l’ensemble, comme dit sa maîtresse, mais, elle n'est pas très bonne élève. Elle suit tout au plus, grâce à son intelligence vive qui lui permet d'assimiler l'essentiel en un clin d'œil. Elle n'est pas vraiment intéressée par ce que racontent les grandes personnes.

Depuis quelque temps, la scolarité de Fédérica est un peu perturbée. Il faut bien reconnaître que c’est assez justifié. Elle n'en a parlé à personne. Même pas à Matilda, sa meilleure copine. Elle pourrait ne pas comprendre et la croire un peu timbrée.

C'était un jour à la sortie de l'école. D'habitude, Fédérica est toujours la dernière à se montrer. Cela agace profondément sa maman qui n'aime pas attendre.

Mais, ce jour-là, Maman n'était pas là et Fédérica s'était assise sous un arbre pour patienter. Presque tous les enfants étaient partis. La rue devenait de plus en plus déserte. Il ne passait plus de voitures et le calme revenait après le petit ouragan quotidien de la ruée des enfants hors des classes.

Sous son arbre, Fédérica trouvait le temps long : « Mais que faitelle cette maman aujourd'hui, pensait-elle. M'aurait-elle oubliée ? »

Un brin d'herbe dans la bouche, elle s'amusait en traçant du pied de petits sillons dans la poussière devant elle. Elle pensa à Emile, son voisin de classe, et cela la fit pouffer de rire.

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Comme toujours, ce gros benêt avait sorti une ânerie. Dressant son bras et son index comme un furieux, il avait crié :

« M'dame, M'dame, je sais, je sais ! Moi, moi, M'dâââme !!!

- Eh bien Emile, vas-y, donne-nous la réponse, puisque tu y tiens tellement, avait consenti Madame Mimosa, la maîtresse.

- Le Monténégro, c'est en Amérique du Sud, M'dame ! »

C'était l'époque où les vieux démons européens s'étaient une fois de plus réveillés. On ne pouvait plus échapper, même à dix ans, aux tragiques informations en provenance du Kosovo et de l'ancienne Yougoslavie. On ne pouvait guère ignorer que le Monténégro était une petite province de ce pays.

Toute la classe avait éclaté de rire. Ce n'était pourtant pas risible ce qu’il arrivait à ces pauvres gens sur le sort desquels Madame Mimosa essayait de sensibiliser ces enfants chanceux au point de pouvoir rire sans souci, dans une école, avec une vraie maîtresse, bien propres et le ventre plein.

Fédérica méditait sur ce que la maîtresse avait essayé de leur décrire. Des centaines de milliers de personnes - des femmes, des enfants, des vieillards, des handicapés, des malades, des femmes sur le point de donner naissance - jetées sur les routes sans rien, dans le froid et la peur. Les enfants séparés de leurs parents, perdus, assassinés. Jeux interdits1 monstrueusement réactualisé par Slobodan Milosevic2 …

1 Film culte de René Clément (1952). L’histoire d’une petite fille de cinq ans, Paulette, dont les parents sont mitraillés sur une route de campagne pendant l’exode de 1940. L’un des rares films français à obtenir l’Oscar du meilleur film étranger. Il remporta également le Lion d’or à la Mostra de Venise la même année.

2 Slobodan Milosevic, président de la Yougoslavie de 1997 à 2000. Il fut accusé de crimes contre l’humanité pendant les guerres qui firent rage sous sa présidence et firent imploser la République de Yougoslavie. Jugé par le Tribunal pénal international de La Haye, il est mort d’une crise cardiaque en mars 2006, pendant la cinquième année de son procès.

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À dix ans, la pitié est violente, mais brève. Fédérica fut soudain extraite de ses pensées compassionnées par un bruit bizarre audessus de sa tête. Levant les yeux, elle fut stupéfaite de voir, perché sur la première branche de l'arbre, un être étrange, à la fois oiseau et homme. Il avait un corps de merle des Moluques, souple, gris et noir, avec des pattes jaune vif, fines et agiles pour s'agripper partout, se battre, se nourrir. Mais, il avait une toute petite tête d'homme. Même pas les bras ni les mains, non, tout juste la tête. Et autant son corps était couvert de plumes, autant sa tête était déplumée. Ce petit bruit qui avait capté l'attention de Fédérica, c'était cet énergumène qui essayait de siffler pour manifester sa présence.

« Quel drôle d'oiseau, pensa la petite fille. On dirait qu'il a une tête d'homme, ma parole ! Je ne rêve pas ? »

- Non, non, je peux te le confirmer, tu ne rêves pas du tout, ma petite fille, j'ai bien une tête d'homme et un corps d’oiseau, je suis un oiseaume, un oiseau - homme… Et je m'appelle Edouard, tu penses !

- Mais que t'arrive-t-il Edouard ? Tu n'as pas l'air satisfait de ta condition !

- Satisfait de ma condition ? Tu veux rire ! Je n'ai même plus de bras, plus de jambes et j'en suis réduit à me nourrir de vers de terre et d'insectes.

- Beurrk ! Mais, tu peux voler, c'est génial ! s'exclama Fédérica, qui ne comprenait pas pourquoi Edouard se plaignait.

- Oui, oui, c'est vrai, je peux voler. C'est bien, mais bon, on s'en lasse vite. Je peux voler jusqu'à la terrasse d'un restaurant, par exemple, mais je n'aurai jamais que les miettes. Tu vois ?… Fédérica sentit une nouvelle fois son petit cœur s'ouvrir :

« Bon, d'accord, je veux bien t'aider, puisque tu sembles penser que j'en suis capable (je me demande bien pourquoi). Mais, au moins,

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dis - moi qui t'a mis dans cette situation ? »

- C'est-à-dire, heu, c'est un peu délicat, bredouilla Edouard.

- Délicat ? Comment ça ? Si tu ne me dis rien, comment pourrais je t'aider ? Edouard se lança alors dans le récit d'une histoire absolument rocambolesque qui, d'épisode en épisode, l'avait amené dans l'état lamentable où il se trouvait, apparemment sans aucune possibilité d'en sortir.

Pendant qu'il parlait, Fédérica l'examina plus attentivement.

« Dis-moi Edouard, le coupa-t-elle soudain. Tu es un vieux toi, t'as même plus un poil sur le caillou ! »

- Oui, on peut dire que je suis un vieux, oui, c'est vrai, admit Edouard, et alors ?

- Mais alors, cela veut dire que même les vieux peuvent être punis s'ils font des bêtises ?

- Ah, ça, je crois bien ! s'écria Edouard. On est toujours puni quand on fait une bêtise. Seulement voilà, des fois, on croit qu'on pourra échapper à la punition et on fait quand même la bêtise. Souvent, on ne connaît même pas la punition et l'on est bien malheureux quand elle arrive. Tiens, moi, par exemple, j'ai été puni, on m'a pris mon corps et on m'a donné celui d'un oiseau… Je jouais au golf, je ne peux plus. Je dois me contenter de suivre les joueurs et de les regarder. Avant, pour aller jusqu'au parcours, je conduisais ma confortable automobile, avec musique et climatisation. Maintenant, je dois voler pendant presque une heure en pleine chaleur, dans la poussière… C'est épuisant !

- Pourquoi tu ne t’installes pas là-bas, sur le parcours ? Il y a tout ce dont tu as besoin pour vivre », lui suggéra candidement Fédérica.

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Edouard ne l'entendait pas de cette oreille. Il n'était pas prêt à abandonner. C'était un homme, nom de nom, et il voulait récupérer son corps, ses droits, sa vie. Sa femme lui manquait… Et ses enfants, est-ce qu'elle avait pensé à ses enfants ? Et si elle se retrouvait séparée de sa maman, elle, Fédérica, hein ?

À ces mots, la petite fille se souvint qu'elle attendait vraiment sa maman. Depuis combien de temps ? Elle était incapable de se faire une idée. Elle se frotta les yeux et aperçut la voiture de sa mère qui approchait.

« Maman, Maman, viens vite, viiiiiiite ! »

- Quoi, qu'est-ce qu'il y a encore ? la rudoya sa mère.

- Maman, c'est Edouard, il a besoin de moi, viens voir !

- Comment ça Edouard, qui est cet Edouard ?

- Un homme avec un corps d'oiseau, un oiseau avec une tête d'homme, viens voir Maman, il est juste là.

- Décidément, tu es de plus en plus folle ma petite fille ! Il va peut-être falloir te faire consulter un médecin. Allez, je n'ai pas le temps, monte vite dans la voiture, nous allons être bloquées dans les embouteillages !!! »

Fédérica leva à nouveau les yeux. Elle voulait s'excuser de devoir partir si vite.

L’oiseaume avait disparu.

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Prosper et le cyclone

Fédérica marchait sous la pluie. Elle avait du mal. Le vent soufflait fort et les gouttes d'eau lui frappaient le visage et les jambes. Elle se recroquevillait dans son petit ciré rouge et fermait presque les yeux.

« Quel idiot ce chat, pensait-elle, où peut-il bien être ? » La radio avait annoncé un cyclone. Maman lui avait dit : « Fédérica, va vite chercher Prosper (le chat s'appelle Prosper), dépêche-toi ».

- Prospeeeeer, Proooospeeeeeer !!!…

Fédérica essayait d'appeler de toutes ses forces, mais sa voix se perdait dans les tourbillons et les rafales. Elle marchait le long de la route, dans l'herbe. Les voitures passaient à côté d'elle. Bien trop vite. Avec le crissement de leurs roues sur le goudron mouillé et les éclaboussures qui giclaient partout. Fédérica avait même été aspergée une fois. Les voyous ! …

Elle commençait à en avoir assez. Cela faisait presque une heure qu'elle cherchait ce chat. La nuit tombait vite. Le bruit du vent était plus fort. On sentait chacun pressé de rentrer chez soi pour se calfeutrer bien à l'abri, après avoir fait le plein de réserves au supermarché.

Elle allait faire demi-tour lorsqu'elle aperçut Prosper. Il avait les poils tout hérissés. On ne pouvait pas savoir si c'était à cause du vent ou d'une terreur soudaine. Il semblait regarder quelque chose, ou quelqu'un, que Fédérica ne pouvait pas voir, à cause du mur qui le cachait.

Prosper restait immobile, comme pétrifié, tous poils dehors. Bizarre !

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Fédérica s'approcha et ses yeux s'ouvrirent tout grands de surprise.

- Prosper, non ! s'écria-t-elle en se précipitant.

Le chat prenait son élan.

Fédérica lança sa jambe et réussit à dévier le bond du félin qui s'enfuit en râlant dans les fourrés.

L'oiseaume était inconscient. Il gisait sur le sol et Fédérica venait tout juste de lui éviter de terminer son existence d'oiseaume sous les griffes et dans l'estomac de Prosper.

La sale bête !

Elle prit le petit corps dans ses mains. Il était tout chaud, gluant de boue et le crâne de la petite tête d'homme était tout collé de plumes mouillées.

- Edouard, dit Fédérica, Edouard, c'est moi, Fédérica, tu me reconnais ? L'école,… l'arbre. Edouard, réveille-toi,… s'il te plaît.

Elle avait peur. Il était peut-être mort. Elle le cacha sous son ciré pour le protéger du vent et de la pluie. Et puis, soudain, elle entendit un léger soupir. Elle sentit un frémissement. Une paupière s'ouvrit… Un peu seulement.

- Edouard, c'est moi, Fédérica. N'aie pas peur. Je vais t'emmener à la maison. Il va y avoir un cyclone. La radio l'a dit. On ne doit pas sortir ce soir.

- Non, non, il ne faut pas, surtout pas. Ne m'emmène pas chez toi.

- Mais enfin, Edouard, tu ne peux pas rester comme ça, tu dois prendre un bain, te laver les dents (Fédérica éclata de rire, elle trouvait ça marrant, un oiseau qui se lave les dents), te réch…

- Je t'en supplie, il ne faut pas…

- Mais pourquoi !

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- Parce que…. Parce …. qu… Edouard retomba dans l'inconscience.

Pendant quelques instants, Fédérica se demanda ce qu'elle devait faire. Puis, finalement, elle le mit bien à l'abri sous son tricot, contre son ventre…et retourna chez elle.

Son père avait placé les volets sur toutes les fenêtres de la maison. Des planches clouées en travers venaient les renforcer. À chaque alerte, c'était pareil, il fallait mettre les volets. Papa n'aimait pas ça. C'était long et dur à faire. Et malgré tout le soin qu'il y mettait, les volets n'étaient jamais bien rangés quand on en avait besoin… Et tout ça, la plupart du temps, pour presque rien, une petite dépression, un souffle.

Ce soir, pourtant, les choses se présentaient plutôt mal. La nuit était tombée encore plus vite que d'habitude, lourde. Fédérica pensait à Édouard, toujours inconscient, mais bien au chaud sous son ciré. Comment allait-elle faire pour expliquer tout ça à ses parents ? Un oiseau avec une tête d'homme, ou un homme avec un corps d'oiseau… Est-ce la même chose ?

Et pourquoi ne voulait-il pas aller chez elle ?

La petite fille sentit quelque chose bouger. Le gaillard se réveillait.

- Fédérica ? Où sommes-nous ?

- Nous rentrons à la maison. Regarde, Papa a mis les volets, il va y avoir un cyclone. Dépêchons-nous, le vent devient très fort. J'espère que Prosper…Ah ça y est, j'ai compris. Je sais pourquoi tu ne voulais pas que je t'emmène chez moi. Tu as peur de Prosper ! Il faut dire qu'il y a de quoi, je t'ai tiré d'un sacré mauvais pas tout à l'heure, non ?

- C'est vrai, reconnut Édouard. Sans toi, j'étais fichu. Ce chat allait me dévorer tout cru ! Ouf, qu'est-ce que j'ai eu peur…

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Dans le jardin, les hibiscus s'agitaient dans tous les sens et les grands cocotiers se pliaient. Le bruit s'amplifiait. La pluie avait repris de plus belle. Il ne serait bientôt plus possible de rester dehors. Fédérica vit sa maman qui guettait son retour sur le pas de la porte. Elle cria : « Maman, Maman, j'ai retrouvé Édouard », mais sa voix se perdit. Elle voyait sa mère dans la lumière, sans se rendre compte qu'elle était elle-même invisible dans le noir.

Il fallait régler le problème rapidement. Édouard semblait avoir récupéré, mais tout son corps tremblait à présent.

- T'en fais pas Édouard, chuchota-t-elle. N'aie pas peur, je vais trouver un moyen.

- Pour le chat, je ne me fais pas de souci, répondit l'oiseaume, je sais que tu en feras ton affaire. Non, c'est pour tes parents que je m'inquiète.

- Ah bon ? Mais pourquoi ?

- Parce que… Essaie de comprendre. Des parents bien comme il faut, comme les tiens, gentils, et tout… Normaux ! Que vont-ils penser de moi ?

- Tu veux dire, le coupa Fédérica, que tu ne parles plus jamais à personne ?

- Pas tout à fait, non, je te parle à toi et aussi à quelques amis qui m'aident un peu, mais ils sont rares. Pour le reste, je suis obligé de me méfier. Tu t'imagines, un petit peu, un être comme moi. Le plus souvent, ils n'y croient pas, mais s'ils me voient devant eux, alors je suis bon pour la recherche scientifique, la rubrique des monstruosités, la casserole peut-être, avec des petits pois. Pouah, quelle horreur ! Au pire je passe à la télé. Ou bien c'est l'extermination immédiate de l'espèce que je suis seul à représenter. Ou bien c'est l'enfer des paparazzi. J'ai choisi la planque. Je me cache et ne me montre à personne.

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- Mais mes parents sont très gentils, tu verras, je leur dirai….

- Non, non, pas question, je ne veux pas y aller, n'insiste pas, ce n'est pas la peine.

Fédérica n'avait rien entendu des dernières paroles d'Édouard. Elle s'était déjà précipitée vers la porte avant que sa mère ne la referme.

- Ah, te voilà enfin, lui dit celle-ci en la prenant par les épaules, je commençais à m'inquiéter. Prosper est déjà là depuis un moment. Il se sèche. C'est bizarre, il avait l'air… fâché, oui, oui, c'est ça, fâché. Je ne sais pas si les animaux ont des sentiments comme nous, les hommes et les femmes, mais je crois que oui. Allez, entre vite à la maison, tu vas finir par prendre froid.

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La formule magique

- Papa, Maman ! Vous ne devinerez jamais qui vient dîner ce soir. Fédérica, ne sait pas trop comment aborder la question. Elle a décidé de passer outre les peurs d'Édouard et de tout dire à ses parents. Les yeux baissés, elle tortille le bord de son ciré entre ses doigts nerveux.

- Mais, ma chérie, tu délires ! Personne ne vient dîner ce soir. Tout le monde reste chez soi, ce soir. Tu n'as pas vu le temps qu'il fait ?

- Mais si, justement. C'est pour ça que j'ai ramené Édouard ici. Si je n'étais pas arrivée juste à temps, Prosper allait le manger…

- Le manger ? s'exclament les parents en se fixant d'un regard incrédule.

- Fédé, tu te sens bien ma petite fille, lui dit son père.

- Et pourquoi ne retires-tu pas ton ciré ? lui demande sa mère. Tu vas mettre de l'eau partout ! Fédérica est ennuyée. Elle réalise soudain pourquoi Édouard refusait de venir. Il a raison, jamais ses parents ne comprendront. Un homme au corps d'oiseau… Il y a déjà le cyclone, les volets, tout le reste… Et son papa qui râle.

Est-ce bien raisonnable d'en rajouter ?

Alors, la petite fille prend sa décision. D'une enjambée, elle est à la porte. Elle l'ouvre et s'enfuit.

« Je ne te laisserai pas tomber, Édouard », pense-t-elle très fort en entendant, derrière, les cris de sa maman qui l'appelle dans la tempête.

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Celle-ci est déjà si forte qu'on a du mal à se tenir debout. Le vent hurle dans les arbres et le bruit des vagues devient assourdissant. Il n'y a plus de voitures sur la route. Au loin, le clignotant rouge des pompiers se reflète sur la surface mouillée. Fédérica ferme les yeux et elle court. Elle ne sait pas où aller. Elle est partie comme cela, sur un coup de tête, sans réfléchir. Maintenant, elle regrette un peu. Il fait froid, elle veut s'abriter.

- Fédérica ! Fédérica ! Édouard refait surface.

- Je suis perdue, je ne sais pas où aller. Il fait nuit, le cyclone arrive et j'ai faim.

- Attends, calme-toi, lui répond l'oiseaume. La sorcière qui m'a jeté mon sort disait toujours un truc quand elle rencontrait un obstacle. Une espèce de formule. Moi j'ai essayé, ça n'a jamais marché. Essaie, Fédérica, peut-être qu'avec toi… On ne sait jamais.

- Oui bon, d'accord, c'est quoi cette formule ? Allez dépêche-toi, dis le ! Édouard sort la tête entre deux boutons du ciré rouge de Fédérica.

- Ouh, la, la ! Sale temps ! Oui, oui, attends que je me souvienne. La vieille disait toujours : « Qui va piano va sano… ». Non, non, ce n'est pas ça. « Un bon “Tiens” vaut mieux que deux “Tu l'auras”… » ? Non, ce n'est pas ça non plus.

- Édouard, je t'en supplie, trouve la, ta formule. Vite !

- Oui, oui, une seuuugooonde, je reufléchis. Okay ? Elle en disait tellement des formules, la vieille, tu comprends ? Depuis longtemps j'ai cessé de les répéter puisque, dans ma bouche, elles sont totalement inefficaces…

Des tôles ondulées volaient tout près d'eux. Les caniveaux étaient transformés en torrents pleins d'une eau boueuse qui s'engouffrait

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furieusement dans les canalisations trop petites, bientôt débordées, devenant ainsi de terribles pièges pour les enfants imprudents.

Une sirène retentit. Elle s’approchait. Les parents avaient dû prévenir la police. Fédérica se mit à courir.

Elle est essoufflée, elle a froid et faim. Elle s'abrite dans la carcasse d'une vieille voiture qui traîne là depuis toujours, au bord de la route. La pluie fait du tambour sur le toit qui dégouline de partout. Édouard sort sa petite tête déplumée. Le cou s'étire, il est entouré d'un duvet blanc du plus bel effet. Il secoue ses ailes et s'ébroue pour s'essorer.

- Alors, Édouard, tu ne m'avais pas parlé d'une formule magique ? Nous n'allons pas rester ici, qu'en penses-tu ?

- Bon, tu l’auras voulu. Écoute bien et répète après moi : « Que toutes les forces de l'Univers se joignent à moi… »

- Que toutes les forces de l'Univers se joignent à moi…, psalmodie Fédérica en écho. Même tout à côté, elle a du mal à entendre la petite voix d'Édouard et à comprendre ce qu'il dit.

- « … Pour que le pouvoir m'envahisse et que les éléments m'obéissent ! »

- Ça ne marchera jamais, c'est nul ! proteste la petite fille. Tu ne me feras pas avaler un truc pareil, Édouard.

- Et moi, rétorque l'oiseaume, tu me vois moi, tu es bien obligée d'y croire. Alors, pourquoi ne crois-tu pas à la formule ? Vasy, essaie au moins !

- Euh, comment c'était déjà ? « …Pour que le pouvoir m'envahisse et que les éléments m'obéissent »

Fédérica a prononcé la formule. Mais, rien ne se passe.

- Tu vois, je te l'avais bien dit, ta formule, c'est du pipeau, nous ferions mieux de trouver une solution, et vite. Cette vieille bagnole ne va pas tarder à être emportée par la tornade. Viens vite, Édouard, fichons l'camp d'ici.

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- Mais, tu ne vois pas qu'on ne peut plus se déplacer, le cyclone est là maintenant ? Où veux-tu aller ?

- J'en sais rien, lui répond Fédérica en s'élançant dehors, la tête rentrée dans les épaules. Et pourquoi pas à Pétaouchnok ?

Qu'est-ce que ça peut bien faire ?

À peine eut-elle prononcé ces mots, qu'un silence imposant s'installa presque aussitôt. C'était étrange. Une seconde avant, la colère du ciel retentissait de tout son éclat, et là, soudain, tout était calme, apaisé. Et puis le soleil brillait. Enfin, il n'y avait pas que le soleil qui brillait. On avait l'impression que la campagne scintillait, comme animée d'une énergie intérieure qui s'échappait de la moindre feuille, du plus petit brin d'herbe et même des pierres au bord du chemin. Fédérica se baissa pour en prendre une dans sa main. Jamais elle n'avait rien vu de plus beau. Et il y en avait des centaines.

- Tu peux me dire ce qui se passe Édouard, s'il te plaît ? Je n'y comprends plus rien…

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Au pays de Pétaouchnok

- La mélii, la mélou, pan pan timéla, la mélimélou cocodou…

Le petit être chantait à tue-tête en dansant sur la route. Quand il vit Fédérica, il s'arrêta net, les yeux écarquillés. Et puis soudain, il se mit à rire. Mais à rire… Il se tordait sur le chemin.

Fédérica tourna la tête vers Édouard qui s'était perché sur une branche. Lui aussi était jovial.

- Tu peux m'expliquer ? lui lança-t-elle

- Non, non, ce n'est rien, lui répondit l’oiseaume tout en pouffant sous son aile.

La petite fille n'avait jamais vu une créature pareille. Il faut dire que, depuis sa rencontre avec Édouard, elle était moins facilement surprise et s'attendait à tout. Pourtant, cet… animal ? Ce… gnome ? Il était minuscule, à peine haut comme trois pommes, mais tout aussi épais. Une sorte de boule, pleine de poils, sur ses petites pattes. Avec un grand nez, des yeux rieurs et une grande barbe. Un peu comme un nain de Blanche Neige passé sous un compresseur.

- Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il quand il eut réussi à maîtriser son fou rire. Et que faites-vous au pays de Pétaouchnok ?

Les mots vrillèrent l’esprit de Fédérica :

- Pétaouchnok ? Il a bien dit « Pétaouchnok ». Interdite, elle scruta fixement l’espace du côté d’Édouard.

- Je m'appelle Fédérica Pilule et voici Édouard, répondit-elle machinalement.

L'autre avait encore des larmes au coin des yeux d'avoir ri de si bon cœur.

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- On est joyeux par ici ! ironisa Fédérica, un peu vexée de toute cette gaieté irrépressible dont elle se sentait faire les frais. Allez-vous enfin me dire… ?

Le nain compressé rétorqua par un : « Non, non, ne faites pas attention, ce n'est rien » qui mit Fédérica en transes. Elle n'en laissa toutefois rien paraître et se jura de tirer cela au clair plus tard, avec Édouard.

- Bienvenue au pays de Pétaouchnok… Je vois bien que vous êtes étrangers. On m'appelle Boutenfoire, pour vous servir.

En disant cela, il aurait bien voulu faire la révérence en époussetant le sol avec les plumes de son chapeau. Mais, il était déjà si petit et ramassé, qu'il ne pouvait descendre plus bas. En outre, il ne portait pas de chapeau. Sa tête était en forme de chapeau. Fédérica ne comprenait plus rien. Elle se demandait vraiment ce qu'il se passait et où elle avait atterri.

- À la fin, allez-vous m'expliquer ? lança-t-elle, curieuse et furieuse.

- T'expliquer, t'expliquer, c'est vite dit, lui répondit Édouard. Tu vois bien que tout cela n'a rien à voir avec la logique. Il n'y a rien à expliquer. Nous sommes arrivés au pays de Pétaouchnok, c'est tout.

- Ne te moque pas de moi Édouard. Pétaouchnok, ça n'existe pas. C'est juste un nom, comme ça, pour rire…

- Alors, selon toi, on rêve ? Tout ce que tu vois, et Boutenfoire (que tu fais bien rire), c'est notre imagination peut-être, c'est dans ta tête ? Cela existe, cela n'existe pas, va savoir…

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Édouard perché sur l’épaule, Fédérica marcha sur la route parsemée de pierres précieuses. Dans les champs alentour, poussaient d’étranges fleurs et des arbres gigantesques. Ils virent une rivière avec une cascade magnifique, quelques oiseaux blancs, et ils aperçurent la mer entre deux montagnes.

- Édouard, s’il te plaît, tu veux bien nous dire où l’on va ? demanda finalement Fédérica. J’en peux plus, moi ! On va marcher comme cela encore longtemps ?

- D’accord, d’accord ! ne t’énerve pas, j’y vais.

Et Édouard pris son envol. Il s’éleva dans le ciel et sa vue s’étendit sur toute la contrée alentour. Ce qu’il vit le stupéfia ! Derrière la colline dont Fédérica gravissait la pente, s’élevait un château comme il n’en avait jamais vu. Il semblait recouvert d’or et resplendissait sous le soleil. À cette heure de la journée, on pouvait à peine le regarder. Finalement, Édouard ne détestait pas le sort qui lui avait permis de voler comme un oiseau, le problème c’est qu’il n’avait plus ses mains pour mettre des lunettes de soleil. C’était ennuyeux, car, quand il était homme, Edouard portait toujours des lunettes de soleil. Il les mettait sur son nez, les retirait, puis les remettait. Il aimait en suçoter le bout des branches tout en prenant l’air du type qui réfléchit. Et puis, elles lui permettaient aussi de cacher ses humeurs et ses fatigues. Bref, les lunettes de soleil manquaient fortement à Édouard, mais il avait appris à s’en passer, bien obligé…

- Alors, qu’est-ce que tu vois ? lui cria Fédérica le tirant soudain de ses pensées.

- Je ne sais pas trop, répondit Édouard. Je suis ébloui, mais, on dirait une sorte de château.

- Comment ça, une sorte de château ?

- Hé bien, oui parce que cela me fait penser à un château, mais ça ne ressemble à aucun château ni palais que j’aie jamais vu.

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C’est comme une grosse boule couverte d’or et, autour, il y a comme une forêt, mais ce n’en est pas une. Ce sont… Laissemoi aller voir de plus près, je ne peux pas le croire.

Sur ces mots, Édouard disparut de l’autre côté de la colline. Fédérica commençait à s’inquiéter. Elle se demandait bien où ils étaient tombés. Ce pays de Pétaouchnok, ce n’était vraiment pas croyable. Même en rêve, c’était déjà énorme. Avant cela, Fédérica n’avait jamais rêvé d’un monde aussi surprenant, étrange et extraordinaire que celui-ci. Elle se disait que ce n’était peut-être pas un rêve. Mais alors… C’était de la magie ! Elle était passée dans une autre dimension. Dans un état de conscience différent, qui lui permettait de voir autre chose. Oui, oui, c’était certainement cela. Elle avait entendu son père, un jour, en discuter avec sa maman.

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Professeur Cancoillotte

À tire d’aile, Édouard retournait vers son amie. Dans sa petite tête d’oiseaume, les images se bousculaient un peu. Même pour lui, transformé par un mauvais sort en un être inimaginable, ce pays était un peu « trop ».

Qu’est-ce qu’ils étaient venus faire là ? Les parents de Fédérica devaient se morfondre, morts d’inquiétude pour leur petite fille en plein milieu d’une nuit de cyclone. Il aurait bien voulu la leur ramener au plus vite, mais il ne savait pas comment. Il ne connaissait que des formules magiques bidon, qui ne marchaient pas. Il n’avait toujours pas compris comment Fédérica et lui avaient pu se retrouver là, comme dans un rêve. Et puis, dans un sens, il se trouvait bien ici. Ce monde si étrange, peuplé d’êtres extraordinaires, lui semblait tout de même mieux adapté à un drôle d’oiseau comme lui. Ici, on l’accepterait tel qu’il était, sans se moquer, sans railler, sans essayer de l’attraper pour lui faire subir Dieu sait quel mauvais traitement. Il ne serait plus obligé de se cacher…

Planant haut dans un ciel enflammé par les derniers rayons du soleil, Édouard laissait les pensées envahir son esprit. Tout en revenant derrière la colline où il avait laissé Fédérica, il était encore sous le choc de sa découverte. Il aperçut enfin la petite fille. De ce côté du col, le soir étendait déjà son manteau. Elle s’était allongée sous un arbre splendide dont les frondaisons scintillaient comme s’il avait été décoré pour Noël par une fée.

- Fédérica… chuchota Édouard. Il ne savait pas s’il devait la réveiller.

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Cette aventure avait été plutôt éprouvante et il n’était pas si mauvais qu’elle prenne un peu de repos. Surtout avec ce qu’il allait lui révéler.

Ses maigres pattes d’oiseau bien posées au sol, il tourna sa petite tête d’homme toute chauve et regarda tout autour. Alors que les dernières flamboyances du soleil se reflétaient au-dessus de la crête, l’ombre s’épaississait de ce côté-ci de la montagne. Un grand calme régnait dans cette campagne. Les étoiles s’allumaient une à une et… Edouard remarqua soudain qu’il n’y en avait pas que dans le ciel. La nature entière était emplie d’étoiles. Impossible !

Et pourtant, les arbres, les herbes et les buissons étaient bien parsemés de points brillants comme des étoiles.

Se faisant plus attentif, Édouard s’approcha. Il n’avait malheureusement pas hérité le regard perçant qui caractérise les volatiles, mais il n’en avait pas besoin pour distinguer ce qu’il avait d’abord pris pour une étoile. Ce qu’il vit l’enchanta : un être humain en miniature, parfaitement proportionné, voletait, oui c’est cela, il voletait autour de la feuille d’un arbre. Garçon ou fille ? Difficile à dire. Une chaude lumière aux éclats multicolores émanait de tout son corps. De son dos partaient deux paires d’ailes transparentes comme celles d’une libellule et qui battaient l’air si vite qu’on ne pouvait presque plus les voir. Ils étaient des centaines, des milliers peut-être, à irradier la Nature de leur énergie douce, à lui transmettre la Vie.

- Mince alors ! Nous v’là chez Disney… se dit Édouard. Fédérica, réveille-toi ! s’écria-t-il.

Il se retourna pour la sortir plus vite de son sommeil, mais il la vit assise, adossée au tronc de l’arbre sous lequel elle dormait une seconde plus tôt. Les yeux écarquillés, un large sourire aux lèvres, elle admirait ce spectacle étonnant et charmant.

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- Je le savais, dit-elle, j’en étais sûre.

- Tu savais quoi ? Sûre de quoi ? l’interrogea Edouard.

- Que les fées existaient, lâcha Fédérica dans un soupir d’aise.

- Oui, bon, d’accord, ça ressemble à des fées, admit Édouard, mais tu sais, ici, dans ce pays, rien n’est vraiment surprenant, il faut s’attendre à tout. D’ailleurs, à ce propos… Edouard saisit l’occasion formidable qui se présentait à lui. Il craignait de révéler à Fédérica ce qu’il avait vu dans la plaine. C’était si extraordinaire qu’elle n’allait pas le croire. Elle allait se moquer de lui, c’était certain. Malgré tout ce qu’ils avaient déjà vu d’insolite et d’inattendu, cette fois, c’était un peu too much. Avec les fées, cela passerait comme une lettre à la poste.

- Alors raconte ! dit soudain Fédérica. Qu’est-ce que tu as vu de l’autre côté de la colline ?

- Euh, eh bien, il y a la mer. Une mer incroyable, vert émeraude avec des dauphins en argent qui sautent de partout.

- Ah oui ? Et c’est tout ? Fédérica s’habituait. L’extraordinaire ne la surprenait déjà plus autant.

- Non, ce n’est pas tout du tout ! Il y a un palais, un palais incroyable. Tout en or et en pierres précieuses.

- Ben, tu sais, lui rétorqua Fédérica, c’est un peu normal. Il n’y a que de l’or et des pierres précieuses dans ce pays. On n’a pas le choix pour construire un palais.

- Oui, c’est vrai, admit Édouard, mais tu ne devineras jamais la forme de ce palais !

…… ?

- Ah, tu vois ! Eh bien, ce palais, il est en forme de balle de golf, tu me croiras si tu veux, mais c’est bien ça, une énorme balle de golf en or, entourée d’un vaste parc où les arbres sont

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remplacés par des cannes de golf géantes et d’immenses fanions.

- Tu dis n’importe quoi, tu as imaginé, le soleil a dû t’éblouir, ou même taper sur ton crâne déplumé. Bon, j’ai sommeil, nous verrons cela demain.

Fédérica s’installa sous son arbre pour dormir tandis que les fées éteignaient une à une leurs petites lueurs magiques. Édouard, bien campé sur ses frêles pattes de merle, releva son aile gauche et plaça sa tête dessous. Il ferma les yeux. Il en avait assez vu pour aujourd’hui.

*

Quand Fédérica s’éveilla, elle était entourée de petits animaux qui broutaient tranquillement l’herbe de la clairière. Ils ressemblaient à des hippopotames miniatures, mais entièrement couverts de poils duveteux, blancs, roses ou bleu clair. On aurait dit des marshmallows sur pattes.

La vision plut à Fédérica qui se sentit d’assez bonne humeur. Elle pensa pourtant à ses parents qui devaient la chercher partout.

- Raison de plus pour ne pas traîner, se dit-elle et, se dressant sur ses jambes, elle s’élança bien décidée sur le chemin qui menait au sommet de la colline. Allez-viens, cria-t-elle à Édouard, on y va. J’ai faim !

Quand ils débouchèrent de l’autre côté, ils furent éblouis. La plaine s’étendait en face d’eux prolongée jusqu’à l’horizon par la mer d’émeraude que le soleil du matin faisait scintiller de mille facettes. Entre les deux, le phénoménal palais repéré la veille par Édouard. Une balle de golf dorée, haute de plus de quarante mètres. Tout autour, un parc avait été aménagé dont les arbres étaient remplacés

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par de grands fanions et des clubs de golf géants plantés dans une pelouse impeccable de chaque côté d’une allée qui menait à l’entrée principale du palais. On n’apercevait aucune fenêtre et aucune manifestation d’une présence ou d’une activité quelconque.

Mystère !

Une heure plus tard, Fédérica se tenait en face de la balle géante. Sur son épaule, Édouard n’en croyait pas ses yeux.

- Impressionnant, n’est-ce pas ? Fédérica sursauta et Édouard dut déployer ses ailes pour ne pas tomber. Elle se retourna pour découvrir un vieux monsieur long et maigre avec une courte moustache et de grosses lunettes épaisses comme des hublots. Il portait un long short bariolé, style surfeur, et un tee-shirt délabré sur lequel on pouvait encore deviner cette inscription « J’ le Jura ».

- Permettez-moi de me présenter, fit l’homme en tendant la main vers Fédérica, bouche bée, je suis le professeur Cancoillotte.

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La malédiction de Toutankhaputt

- C’est une histoire de fou, je ne sais pas comment vous raconter ça. Le professeur Cancoillotte était ennuyé par les questions de Fédérica et encore plus par celles d’Edouard. Ils étaient réunis autour de la table dans sa cuisine. Cancoillotte habitait une bicoque à quelques mètres de la route. Il leur avait servi un petitdéjeuner fabuleux avec du miel, des tartines, des fruits qu’ils n’avaient jamais goûtés. L’air était frais, on entendait les oiseaux (enfin, si on pouvait appeler cela des oiseaux) et le son d’une flûte au loin…

- Pas de problème professeur, les histoires de fou, ça nous connaît. N’est-ce pas Édouard ?

- C’est le moins qu’on puisse dire, confirma celui-ci. Vous pouvez y aller, on est blindé !

Un arc-en-ciel s’alluma au milieu du paysage. C’était vraiment cool !

- Ça s’est passé, il y a très longtemps, commença le professeur Cancoillotte.

Sa voix était étrange. Elle changeait tout le temps de ton. Parfois, elle était douce, puis, tout d’un coup, amère ; elle pouvait être visqueuse ou fluide, chantante même. Une voix comme celle-là envoûte et fait oublier le grotesque de votre apparence. Fédérica et Édouard buvaient ses paroles.

- À cette époque, poursuivit-il quand il en fut certain, ce pays était habité par un peuple de pêcheurs et d’agriculteurs. Ils s’échangeaient des biens - je te donne mon poisson, tu me

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donnes tes légumes - et ça marchait comme ça depuis des siècles…

- Mais nous n’avons rencontré personne depuis notre arrivée ici ! le coupa soudain Fédérica. Où sont tous ces gens ? Nous n’avons vu que des êtres bizarres…

- Et vous, lui rétorqua aussitôt Cancoillotte, vous n’êtes pas bizarres peut-être. Et votre copain, là, il est normal ?

- Euh, oui, c’est vrai, vous avez raison… Excusez-moi Professeur. Mais pour Edouard, ce n’est pas de sa faute, c’est un mauvais sort.

- Ah oui ? Un mauvais sort ? Et bien justement, mon histoire aussi, c’est celle d’un mauvais sort.

Un jour, raconta Cancoillotte, des bateaux en bois d’acajou étaient arrivés. Les gens d’ici n’en avaient jamais vu de pareils. Tout chromés, brillants, rutilants… Leurs moteurs vrombissaient et leurs étraves fendaient les vagues aussi parfaitement que les lames des pêcheurs ouvraient les flancs argentés de leurs poissons. Sur les ponts impeccables, des créatures superbes équipées de lunettes noires et de foulards imprimés, prenaient le soleil. Les indigènes regardaient les bateaux avec curiosité et les créatures avec envie, mais ils étaient humbles et modestes, ils se tenaient à l’écart. Les nouveaux arrivants leur demandèrent leur nom et celui de leur pays. Ils répondirent d’abord : « Paix à vous, Chnoks. » Comme ils n’avaient jamais vu d’étrangers, il n’existait aucun mot dans leur langage pour dire étranger. Alors, ils disaient chnok, c’était un mot qui désignait tout être inconnu, ça voulait tout dire. C’est un mot que l’on n’utilise plus tellement. On ne le retrouve plus que dans l’expression « Vieux chnok ! » qui est un peu péjorative.

Les Raouliens, c’était le nom des « visiteurs », comprirent mal cette réponse. Ils entendirent « Pétaouchnok » et crurent que c’était le nom

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du pays. Alors, depuis ce moment-là, ils l’appelèrent ainsi et on a toujours continué comme ça.

Les Raouliens s’aperçurent très vite que le pays était à conquérir. Les Pétaouchnokiens semblaient heureux de leur présence et soucieux de leur garantir un séjour agréable. Ils ne se doutaient pas qu’ils avaient l’intention de s’installer pour de bon. Mais, le pays était grand, il y avait de la place pour tous, surtout que les Raouliens vivaient la plupart du temps sur leurs bateaux.

Ils se nommaient eux-mêmes Raouliens parce que leur roi s’appelait Raoul. La dynastie a plutôt bien résisté puisque nous sommes aujourd’hui sous le règne de Raoul 253.

Un problème se présenta quand les Raouliens commencèrent à avoir besoin des Pétas (appelons-les ainsi) pour de menus travaux dont ils ne souhaitaient pas s’acquitter eux-mêmes. En clair, ils se mirent en tête de faire suer le burnous ! Mais gentiment, hein, gentiment. Et comme ils étaient non-violents, ils inventèrent un stratagème pour convaincre les Pétas de bosser. Cela s’appelait « la démocratie ». Le mot venait de « Des mots, Krazuki », une vieille expression péta datant d’une époque où un certain Krazuki charmait les Pétas avec des discours qui les transportaient au nirvana. Les Raouliens avaient remarqué cet intérêt particulier des Pétas pour la parole et ils en profitèrent outrageusement, il faut bien le reconnaître. Bref, ils persuadèrent facilement les Pétas de devenir Raouliens en leur promettant les mêmes bateaux et les mêmes créatures superbes avec foulards imprimés et lunettes noires. C’est ainsi que l’histoire s’écrit.

Les Raouliens ont une passion absolue. C’est le golf. Mais, manque de chance, il n’y avait pas de terrain de golf à Pétaouchnok où le jeu était inconnu. Qu’à cela ne tienne ! On allait en construire et gratuitement encore.

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Un jour, le roi fit venir un jeune homme, grand, de couleur noire qu’il présenta au peuple comme le grand prêtre d’une religion qu’il avait l’intention de faire adopter par tous. Le gars portait une casquette avec un mystérieux signe cabalistique en plein milieu du front. Il souriait tout le temps, avec une rangée de dents blanches comme une publicité de dentifrice et semblait plein d’amour pour tout le monde. Il tenait à la main un sceptre en métal brillant qu’il leva en direction de la foule admirative et déclara avec cérémonie : - Je suis Toutankhaputt et je vous enseignerai le golf ! Mais, attention, je vous préviens, c’est une quête longue et difficile dans laquelle vous serez entraînés si vous décidez de me suivre. Une quête sans retour. Vous y trouverez le paradis, mais aussi l’enfer.

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La leçon de golf

- Et alors ? que s’est-il passé ensuite ?

- Les Pétas ont craqué à l’appel de Toutankhaputt, expliqua le professeur Cancoillotte. Sa voix faisait des ravages. Il aurait pu leur faire avaler n’importe quoi. Ils ont appris à construire des terrains de golf et à les entretenir. Naturellement, c’étaient les Raouliens qui jouaient au début. Mais, il faut reconnaître que les Pétas sont doués et qu’ils apprennent vite. Ils font les cadets pour les Raouliens. Alors, comme ils sont très observateurs, ils ont vite compris… Et puis, il y a les leçons de Toutankhaputt, qu’ils appellent aussi le GMJB, le Grand Maître du Jeu Bienaimé. C’est une charge qui se transmet secrètement de maître à disciple, de génération en génération. Le GMJB a toujours la peau noire. Justement, il officie en ce moment, cela se passe au temple.

- Au temple ? s’étonna Edouard. Mais le golf n’est pas une religion !

- Ici, à Petaouchnock, c’en est une, cher monsieur, répondit Cancoillotte.

- Et le temple, c’est cette grosse boule dorée que nous avons vue, n’est-ce-pas ? interrogea Fédérica. Voilà pourquoi nous n’avons rencontré presque personne. Ils sont tous là-dedans. Et vous, professeur, pourquoi n’êtes-vous pas au temple ? Vous ne jouez pas le jeu ?

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- Non, non, moi, ce n’est pas pareil. Je ne suis pas d’ici. Je suis arrivé comme vous, par hasard (enfin, si l’on veut) et tout ce que je souhaite maintenant, c’est rentrer chez moi.

- C’est où chez vous, professeur ? fit Fédérica curieuse.

- Je viens de Pontarlier, lâcha Cancoillotte, ému.

- Ah ! Le Jura, commença Edouard. Je connais bien. Avant d’être frappé par le mauvais sort, je suis allé là-bas une fois. C’est très beau. Les montagnes, les sapins, les lacs… La saucisse de Morteau fumée à l’ancienne, grillée au genièvre dans la cheminée et servie avec des pommes de terre tièdes et du vin jaune…

L’oiseaume trouvait dans sa mémoire cent raisons de s’enthousiasmer pour le pays du professeur. Mais, se tournant vers lui, il s’arrêta net. L’émotion était trop forte, Cancoillotte craquait, de grosses larmes roulaient sur ses joues. Gentiment, Fédérica lui prit la main et lui dit :

- Ne vous en faites pas professeur, nous trouverons un moyen de sortir d’ici. À nous trois, nous serons plus forts.

- Euh… Je vous aiderai à rentrer chez vous, dit Edouard, mais je préfère rester ici. J’adore le golf et le pays me convient plutôt bien.

Fédérica regarda l’oiseaume. Son petit visage était épanoui, son crâne brillait, il était clairement heureux. La petite fille se contenta de lui sourire, elle comprenait. Un être comme Edouard n’avait pas sa place dans notre monde. Et leur amitié durerait toujours, même s’ils ne se revoyaient plus jamais.

En attendant, ils n’étaient pas encore tirés d’affaire. Comment allaient-ils pouvoir s’échapper ?

- Professeur, serait-il possible d’assister discrètement à cette fameuse leçon de golf ?

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- Euh… oui, je crois que c’est très possible. Allons-y, suivezmoi.

Les voilà partis tous les trois en direction du temple. Pas une âme dans la campagne verdoyante, à l’exception de ces marshmallows sur pattes et de quelques oiseaux. Ça brille de partout sous le soleil de midi. On ne saurait dire de la mer ou du temple doré, lequel éblouit le plus.

Après une petite marche à l’ombre des fanions et des clubs géants, Fédérica et Edouard conduits par Cancoillotte se trouvent tout près du temple. Haut comme douze étages, celui-ci est vraiment imposant. Le professeur a sorti un petit ordinateur de sa poche et commence à calculer. Des chiffres mauves défilent sur le minuscule écran à toute vitesse. Soudain, un bip retentit et tout s’arrête. Puis, dans un chuintement, une ouverture se présente sur la paroi dorée et lisse. Les trois amis s’y précipitent avant qu’elle ne se referme derrière eux.

- Tu t’y connais, toi, Edouard, en golf. Qu’est-ce qui se passe ? chuchote Fédérica.

- Attends, je vais voir, répond doucement l’oiseaume en s’envolant.

Fédérica se tourne vers le professeur :

- Comment ont-ils pu construire ce temple ? C’est très moderne !

- Oui, tu as raison, Fédérica, c’est un mystère. Le temple était déjà là quand je suis arrivé et personne n’a jamais voulu m’expliquer. Je crois que les Raouliens l’ont fait venir en pièces détachées et qu’il a été monté ici par des spécialistes.

- Cela a dû leur coûter la peau des fesses !

Le professeur Cancoillotte fronce le sourcil.

- Certainement, oui, mais tu sais, pour le golf, il n’y a pas grand sacrifice que les Raouliens épargneraient aux Pétas.

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- Vous voulez dire que les Pétas paient pour tout cela.

- Oui, naturellement, confirma Cancoillotte. Non seulement, ils paient, mais ils en redemandent. Ils sont totalement branchés. Certains rouspètent bien un peu. Ils trouvent que les dépenses des Raouliens sont souvent un luxe dont les Pétas pourraient très bien se passer. Ils n’ont pas compris que les Raouliens, eux ne le pourraient pas.

Pendant qu’ils discutaient, Edouard vint se poser sur l’épaule de Fédérica.

- Venez, leur-dit-il, suivez-moi, vous ne serez pas déçus.

Ils s’avancèrent dans un couloir à peine éclairé. Tout au bout, ils pénétrèrent dans une grande pièce baignant au contraire dans une lumière blanche, mais douce. En face d’eux se présentaient huit portes en métal doré.

- Les ascenseurs, expliqua Édouard. Si vous voulez bien vous donner la peine.

Lui-même s’envola et s’engouffra dans un autre couloir.

Les étages défilaient à une vitesse anormale et il y en avait bien plus que prévu.

- Les Pétas ne sont pas grands, mais, ils sont nombreux, expliqua Cancoillotte.

Fédérica n’y comprenait plus rien. L’ascenseur s’arrêta tout en haut, au vingtième niveau, et la porte s’ouvrit sur une autre salle identique à celle qu’ils venaient de quitter. Ils prirent le couloir sur leur droite et, très vite, débouchèrent sur une sorte de coursive plongée dans la pénombre, comme dans une église ou une salle de spectacle. Perché sur la rambarde, Edouard les attendait. Fédérica posa ses mains et se pencha. Ce qu’elle vit la stupéfia, et pourtant, elle en avait encaissé depuis le début de son voyage.

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L’immense bâtiment sphérique était pratiquement vide. La paroi à sa gauche avait été équipée de petits boxes individuels contenant chacun un homme ou une femme, plutôt petits, mais très bien proportionnés. Ils portaient tous des chaussures à deux couleurs, des pantalons bien coupés, un polo à rayures et une casquette à longue visière, toutes avec ce fameux signe cabalistique au milieu du front. Il y avait au moins vingt niveaux et une bonne cinquantaine de boxes par niveau. Tous les boxes étaient occupés, tandis qu’une foule nombreuse se massait, debout, tout en bas et dans les premiers étages.

En face, de l’autre côté de la sphère, il y avait une petite étendue verte, lisse comme de la moquette, avec au milieu un trou dans lequel était planté un petit drapeau blanc.

- Le Saint-Green…, chuchota Cancoillotte.

De puissants projecteurs fixés sous la voûte entrecroisaient leurs rayons pour l’illuminer. Le Saint-Green semblait comme flotter dans l’air.

Sur une estrade, Toutankhaputt psalmodiait, les yeux fermés, les bras au ciel. L’ombre de sa casquette lui cachait presque entièrement le visage.

On aurait dit un spectre.

Il répétait des mots sans suite : « Birdie, birdie, birdie…» et de petits oiseaux multicolores s’envolaient sous la voûte à la grande joie des spectateurs. Édouard regardait, ébloui, le visage figé dans un sourire béat. Soudain, Toutankhaputt gronda : « Eagle ! » et un rapace majestueux, à la tête blanche et à l’œil noir et brillant, prit son essor, plana dans l’obscurité avant de venir se poser sur le fanion du Saint Green. « Ooooh ! » émit la foule des Pétas, admirative.

Toutankhaputt sortit doucement de la transe dans laquelle il semblait plongé un instant plus tôt. Il empoigna un club, un putter tout en or, étincelant de mille feux. Il s’approcha du Saint-Green

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suspendu au-dessus de sa tête. Sans effort apparent, il prit son élan et se retrouva debout sur la surface verte, quelques mètres plus haut. Du coup, celle-ci prit sa véritable dimension, qui était imposante. Au moins trente mètres de long sur quinze de large. Le plus impressionnant était que cette surface semblait en continuelle transformation. Ses bords s’élargissaient ou, au contraire, rétrécissaient. Des reliefs se formaient sans cesse et se déformaient comme si d’énormes boules roulaient par dessous. Le trou et le fanion se déplaçaient.

Toutankhaputt observait tout cela avec attention, puis, soudain, il tendit son club vers le ciel et tout s’immobilisa. Il plongea une main dans sa poche et en ressortit une balle d’une blancheur parfaite. Il la présenta à la foule. Elle portait le même signe cabalistique que sa casquette. Les Pétas s’exclamèrent d’une seule voix : « Gloire à Toutankhaputt, que Sa Volonté soit faite, au nom du Par, du Fairway et du Saint-Green, Ainsi soit-il ! ».

Le grand prêtre posa la balle sur le Saint-Green, à environ douze mètres du trou. Un silence solennel avait envahi le temple. Chacun retenait son souffle. Toutankhaputt se plaça au-dessus de la balle. Il prit son putter entre ses mains jointes comme dans une prière et fit deux mouvements d’essai. Puis, il s’approcha un peu pour placer ses pieds dans l’adresse finale. Il regarda une dernière fois le fanion sur lequel l’aigle royal était toujours perché, puis riva ses yeux sur la balle. Son mouvement s’effectua comme dans un rêve, à peine perceptible, une légère rotation des épaules… La balle sembla glisser sur la surface parfaite du Saint-Green. Il y avait des pentes, des creux et des bosses. La balle allait vite, beaucoup trop vite… Mais, le chemin était long. Peu à peu, la course ralentit. La petite balle blanche grimpa un dernier obstacle qui la fit dévier à gauche, puis reprit un peu de vitesse sur la faible pente qui menait vers le trou…

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« Kolok ! »

Le bruit magique fut amplifié par un micro placé au fond du trou. Un orage d’applaudissements crépita et une clameur immense s’échappa de milliers de poumons : « Kolokloklokloklok… » Les Pétas aux anges répétaient sans fin ce qui était pour eux une sorte de parole rituelle et magique, comme un mantra hindou.

Toutankhaputt ne manquait jamais son coup, il possédait le pouvoir. Malgré tout, on était toujours épaté par son adresse dans toutes les positions.

- Incroyable ! fit Édouard. Ce type est un sorcier. Il fait ce qu’il veut. Il commande à la balle.

- Je ne vois pas très bien l’intérêt, dit Fédérica pas impressionnée du tout. Un gars qui fait rouler une balle dans un trou, je trouve cela stupide et inintéressant.

- Tu ne sais pas de quoi tu parles, rétorqua Édouard. Regarde les Pétas, vois dans quel état ils sont.

- Mouais ! Qu’ils se mettent dans un tel état pour quelque chose d’aussi banal et inepte, tu sais…

- Chuuut ! fit Cancoillotte. Arrêtez de vous chamailler, regardez plutôt…

Les Pétas qui étaient dans les boxes avaient tous pris un club dans les mains et s’apprêtaient à propulser leurs balles en direction du Saint-Green. Tous ensemble, ils commencèrent leur mouvement, puis, sur un signe de Toutankhaputt, des dizaines de balles furent projetées en même temps vers le Saint-Green. Beaucoup le manquèrent, quelques-unes vinrent se poser dessus, certaines près du trou. On applaudit. Puis, une autre vague de Pétas s’installa dans les boxes et le rituel se reproduisit. À la quatrième fois, une balle entra directement dans le trou.

- Trou-en-un, cria quelqu’un.

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- Trou-en-un, Trou-en-un, Trou-en-un, reprit-on aussitôt en chœur.

L’auteur de l’exploit fut identifié. C’était un jeune Péta de seize ans, pas plus. Il était tout surpris de ce qu’il lui arrivait. On le porta en triomphe jusqu’à Toutankhaputt qui lui posa la main sur la tête et le félicita. Son nom fut noté sur les archives sacrées. Puis, le rituel reprit jusqu’à ce que tous les Pétas eussent frappé une balle. Tout cela faisait résonner un joyeux vacarme sous cette voûte. Quand le silence revint, Toutankhaputt avait disparu.

- Vite, il vaut mieux filer d’ici, dit Cancoillotte. Suivez-moi !

Déjà, les premiers Pétas se dirigeaient vers les sorties. Edouard s’envola et plongea vers le sol, tandis que Fédérica et Cancoillotte s’engouffraient dans l’ascenseur le plus proche. Quelques minutes plus tard, ils étaient dehors, cachés dans les broussailles, derrière un club géant. Ils regardaient les Pétas sortir de la boule dorée, tranquilles, confiants, heureux… Ils entendirent des bribes de conversations, sans trop comprendre ce qui se disait, sans doute commentait-on la leçon du jour.

- Maintenant, ils vont aller faire la fête et bien manger. C’est comme ça deux fois par semaine.

- J’aimerais bien faire comme eux, soupira Édouard.

- Oui, bon, mais tout cela ne nous dit pas comment sortir de ce monde de dingues, soupira à son tour Fédérica.

- Ne vous en faites pas, dit Cancoillotte, j’ai mon idée.

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La fable de Candidos

Fédérica était impressionnée par ce qu’elle venait de voir. Pourtant, dans sa cervelle de petite fille, une idée s’imposait de plus en plus : comment rentrer à la maison ? Papa et Maman devaient mourir d’inquiétude. Elle les avait brusquement quittés, en pleine nuit, alors qu’un cyclone se préparait à passer l’île à la moulinette. Son chat Prosper, l’école, ses copines. Tout cela lui manquait. Soudain, elle ressentit comme une bouffée. Une vague d’émotion la submergea. Elle se mit à pleurer.

Édouard vint se poser sur son épaule et frotta sa joue contre son cou. Il avait compris, il tenta de la consoler :

- Ne pleure pas Fédérica, nous allons bien trouver un moyen. Tu vas bientôt rentrer chez toi.

- Hmmmph ! soupira Fédérica. Oui, mais si je rentre à la maison, je ne te verrai plus puisque tu veux rester ici.

- Je ne t’ai pas encore remerciée pour ce que tu avais fait pour moi, lui répondit Édouard. Tu m’as sauvé la vie et je ne l’oublierai pas. C’est toi qui m’as permis de découvrir ce pays merveilleux. Tu seras toujours ma petite Fédérica et je t’aimerai de tout mon cœur, même si nous ne devons plus jamais nous revoir.

Édouard prit son envol et vint tournoyer devant les yeux humides de Fédérica. Il faisait du sur-place à la manière des colibris. Enfin, disons qu’il essayait. Il avait un peu de mal à se maintenir. Quelques plumes s’échappèrent tandis qu’il battait frénétiquement des ailes

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pour ne pas être emporté par un soudain courant d’air. Cela fit rire la petite fille. Elle se détendit et sécha ses larmes.

- Je connais un conteur formidable ! Édouard et Fédérica tournèrent la tête ensemble.

- Je vous dis la vérité, confirma Cancoillotte. Vous ne me croyez pas ?

Soudain, ils éclatèrent, partirent en même temps dans un fou rire irrépressible. Ce gars (Cancoillotte), ce pays (Pétaouchnock), tout était vraiment too much, trop !

Ah, il portait bien son nom ce « professeur » - professeur de quoi, au juste ? Il était si fin et souple qu’on l’aurait cru en pâte, avec ses shorts trop larges, ses cheveux raides séparés par une raie au milieu et sa petite moustache tombante. Il se tenait là, assis sur les talons tout en mâchouillant une petite herbe.

- C’est ça, moquez-vous de moi, leur dit-il, n’empêche que ce conteur, il pourrait bien connaître un passage vers le monde extérieur.

Le rire de Fédérica cessa net.

- Allons voir ce conteur, dit-elle en se lançant sur le chemin qui s’éloignait du temple.

- Attends Fédérica, ce n’est pas par là ! l’arrêta le professeur. Elle se retourna, le regard interrogateur - ???…

- Suivez-moi, leur dit-il.

Faisant demi-tour, il s’approcha à nouveau du temple, sortit son petit ordinateur de poche, farfouilla sur le clavier… et la porte glissa. Ils se retrouvèrent à nouveau tous les trois dans cette entrée blanche, en face des ascenseurs.

- Où allons nous ? demanda Édouard. Tout le monde est parti, il n’y a plus personne dans le temple à présent.

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- Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Il reste quelqu’un à l’intérieur. C’est le conteur dont je vous ai parlé. Il vit dans les profondeurs de ce temple. Il s’appelle Candidos.

- Mais… ? commença Fédérica.

- Les Pétas adorent les histoires, l’interrompit le professeur Cancoillotte. C’est pour ça que les Raouliens ont réussi à les embarquer depuis si longtemps. Les Raouliens sont très forts pour raconter des histoires. Candidos n’est pourtant pas raoulien. Il n’est pas Péta non plus. Candidos vient d’ailleurs. Il a dû arriver ici un peu comme nous, par hasard. Il gagne sa vie en contant. C’est devenu une vraie star, vous savez. Le soir, tout le monde, Pétas et Raouliens confondus viennent l’écouter. Le conte, au pays de Pétaouchnock, c’est un peu comme le cinéma ou le théâtre chez nous. Cela attire les foules. Les gens en sont très friands et Candidos est vite devenu un personnage important. Venez, vous allez voir, ou, plutôt, entendre. Cancoillotte entra dans l’ascenseur dont les portes venaient de s’ouvrir devant eux. Fédérica le suivit. Édouard voletait. Fédérica lui fit signe de les rejoindre, mais il préféra prendre l’escalier.

- Niveau moins neuf, lui lança Cancoillotte tandis que les portes se refermaient.

Ils débouchèrent dans une espèce de pénombre silencieuse et sinistre. Quelque chose frôla la tête de Fédérica. Elle eut peur, poussa un cri et se débattit comme pour chasser des abeilles.

- Ne crains rien, ce n’est que moi dit Édouard qui se posa sur le crâne de Cancoillote. Plutôt lugubre comme endroit, vous ne trouvez pas ?

- Professeur, où nous emmenez-vous ? demanda Fédérica.

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Cancoillotte posa un doigt sur sa bouche, puis il pencha la tête en direction du couloir non éclairé et fit un petit signe de la main avant de se mettre en marche.

Ils étaient tous les trois dans le noir. Cancoillotte sortit une petite lampe de sa poche et l’alluma. Elle projeta un faisceau de lumière bleutée. Édouard était perché sur l’épaule de Fédérica qui, elle-même s’accrochait au bras de Cancoillotte, pas rassurée du tout.

- Où nous emmenez-vous professeur ? J’ai peur. C’est dangereux ?

- Mais, non, ce n’est pas dangereux, rassura Cancoillotte. Candidos est un ami. Nous avons sympathisé un jour et nous nous sommes trouvé quelques points communs… Mais, tenez, nous y sommes.

Comme par magie, une porte s’ouvrit devant eux, projetant soudain un éclair bleu dans l’obscurité du couloir. Ils furent éblouis. Fédérica porta son bras devant ses yeux.

- Savez-vous ce qu’est un tupa, jeunes gens ? fit une voix forte mais séduisante, venant du fond de la pièce.

On ne pouvait rien voir encore, on distinguait seulement une ombre étrange et épaisse. Un projecteur de lumière bleue, placé derrière, lui faisait comme une couronne d’azur brillante.

- Entrez, dit la voix, n’ayez pas peur ! Cancoillotte, mon ami, bienvenue chez Candidos. Présente-moi tes compagnons…

Ils avancèrent dans la lumière bleue et ce qu’ils découvrirent les glaça d’effroi. Au milieu des coussins, sur la moelleuse moleskine était enfoncée une créature épouvantable. Une sorte de lézard, accroupi sur de longues pattes arrière palmées, griffues et puissantes, comme décorées de crêtes et tatouées de pierres précieuses. Le corps, au contraire, était gras, adipeux même et, malgré cette lumière qui bleuissait tout, on devinait une blancheur blafarde et repoussante,

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comme du saindoux ou de la bougie fondante. Les membres supérieurs étaient beaucoup plus courts, mais tout aussi palmés. Ils se rejoignaient pour contenir tant bien que mal un ventre énorme et mou qui dégoulinait jusque par terre.

La tête de Candidos était comme le prolongement de ce corps sans cou, immaculée, avec ces larges yeux rouges surplombant un nez si court qu’il faisait penser au museau d’un bull dog et laissait voir deux énormes narines largement ouvertes. La bouche, en revanche était plutôt fine et presque cachée par une espèce de moutonnement cireux évoquant vaguement une barbe de père Noël. Sur cette tête incroyable, plus incroyable encore était perchée une haute perruque de cheveux d’or empilés les uns sur les autres en larges boucles blondes. Une rangée d’épines s’étirait le long du dos et de la queue. Fédérica était pétrifiée. Elle sentait les tremblements d’Édouard. Et aussi la main de Cancoillotte derrière son épaule. Quels points communs le professeur avait-il pu se découvrir avec ce… ? Fédérica ne savait quel nom donner à cet être étrange et monstrueux, caché dans les profondeurs de la terre, mais qui s’exprimait et s’entourait de beauté comme un artiste raffiné.

- Voici Fédérica, dit Cancoillotte en poussant la petite fille en avant, puis, présentant son avant-bras devant les pattes d’Édouard pour l’inviter à s’y percher… Et voici Édouard, l’oiseaume, son ami.

- Bravo, bravo, fit Candidos de sa voix mélodieuse. Installezvous.

Fédérica et Édouard étaient muets. Ils se laissèrent conduire à côté de la créature. Fédérica s’assit sur un coussin bleu et Édouard se cacha à moitié derrière elle tandis que Cancoillotte, comme à son habitude, s’accroupissait simplement sur les talons de l’autre côté.

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Fédérica osa tourner la tête et regarda Candidos. Jamais ses yeux n’avaient été aussi écarquillés qu’à cet instant. Sa bouche était légèrement ouverte et elle ne respirait plus. Édouard, de son côté, pensait que, finalement, le sort n’avait pas été aussi cruel avec lui qu’il l’avait pensé depuis sa métamorphose. D’autres étaient beaucoup plus à plaindre.

- Mes enfants, répéta Candidos, savez-vous ce qu’est un tupa ?

Personne ne répondit. La qualité de la voix et une soudaine douceur dans le regard, une esquisse de sourire, faisaient tout à coup oublier… le reste. Fédérica se contenta d’un signe de la tête et d’un haussement d’épaules.

- Un tupa, mes chers amis, c’est un petit crabe, tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Il vit dans la terre, sur les plages de certaines îles. Il est tout gris et même pas mangeable Un pauvre diable ! Il est d’une timidité maladive et se cache dans son trou dès qu’il voit une ombre. Les tupa sortent surtout la nuit, mais beaucoup finissent écrabouillés sur les routes par des véhicules qu’ils n’ont pas le temps d’éviter. Comme vous le voyez, le sort du tupa n’est pas très enviable. Cela dit, c’est un petit crabe charmant, inoffensif et tout.

Un jour, un de ces petits tupa tomba amoureux. La voix de Candidos chantait dans un silence absolu. Cancoillotte tourna la tête vers Fédérica et Édouard. Il ne put s’empêcher de sourire en les voyant aussi captivés et attentifs. La première fois qu’il avait écouté Candidos, il avait été dans le même état. À présent, la voix de son ami l’envoûtait toujours autant, il s’était en revanche habitué à son apparence étrange et effrayante. Il savait la gentillesse de Candidos, son grand cœur et l’injustice qui lui avait été faite en affublant cet être exquis d’un corps aussi grotesque et menaçant.

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Ce corps donnait toutefois un avantage à Candidos. Il éloignait les fâcheux, les hypocrites et les emmerdeurs. Pour approcher Candidos et profiter de son rayonnement exceptionnel, il fallait d’abord en avoir réellement envie, puis apprendre à dépasser la répulsion qu’il inspirait, avant de se laisser charmer par sa voix, ses paroles et, enfin, la grandeur de sa compassion.

- Le crabe était bel et bien mordu, poursuivait Candidos, mais l’amour rend aveugle et insensé. Ce pauvre tupa en pinçait pour une belle frégate. Vous rendez-vous compte ? D’en bas, sur sa plage, sous ses cocotiers, pendant des heures, il regardait le bel oiseau noir, le plus beau des planeurs, faire ses gammes sous le vent. Il enviait sa liberté et la vue que la frégate avait d’en haut sur toutes choses. Il l’aimait comme un fou, elle et son univers.

Un poète un jour a raconté l’histoire d’un pauvre ver de terre amoureux d’une étoile, mais notre tupa n’en savait rien. Il rêvait de rejoindre sa frégate et souffrait de ne pouvoir communiquer avec elle. Malheureux, il ne pensait qu’à cela, jour et nuit. Il ne mangeait plus, avait perdu le sommeil et s’affaiblissait. Il ne voyait plus personne. Il ne voulait plus rien avoir à faire avec sa famille ni ses amis tupa qui le moquaient. Tout ce qu’il désirait c’était s’envoler avec sa frégate. Le reste n’avait plus aucune importance.

La frégate, de son côté, était heureuse. Parfaitement adaptée à son milieu, flottant entre le ciel et l’océan, elle ne manquait ni de nourriture ni d’espace. Elle avait aussi le cœur plein d’amour, mais cet amour était différent de celui que le tupa éprouvait pour elle. La frégate se sentait proche de tous les êtres. Elle sentait qu’elle occupait une place privilégiée dans la nature. Son amour s’apparentait plus à de la joie, à ce sentiment

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de plénitude qu’elle ressentait dans tout ce qu’elle faisait et à l’égard de tous ceux qui l’entouraient.

Candidos arrêta un moment de parler. Il se redressa encore un peu plus et, la tête légèrement en arrière, il respira profondément en ouvrant ses larges narines rouges et leva un sourcil comme pour vérifier l’attention qu’on lui accordait.

Pas un bruit ! Fédérica, Cancoillotte et Édouard étaient simplement « scotchés ». Candidos eut un léger sourire. Son charme opérait toujours. Bien sûr, la mise en scène y était pour quelque chose, mais c’était surtout son talent de conteur et sa voix qui pétrifiaient le public sur place. Il était capable de prendre toutes les intonations, de reproduire tous les sons, il connaissait les secrets du rythme et de la beauté des mots. Dans sa bouche, tout prenait du sens. On se reconnaissait dans ses histoires, on s’identifiait à ses personnages, on souffrait, on tremblait, on adorait, on exultait parfois même avec eux. C’était magique !

Candidos but un peu d’eau et poursuivit son récit : - Un jour, le petit tupa était sur la plage à observer sa frégate. L’ombre du grand oiseau passait et repassait sur lui. Il eut soudain le sentiment qu’elle s’approchait. L’aurait-elle enfin remarqué ? Son cœur se mit à cogner très fort. « Mais, non, ne sois pas idiot, se dit-il, comment cela serait-il possible ? Se pourrait-il qu’elle ait senti quelque chose ? Quelqu’un lui aurait-il parlé ? ».

Le tupa regarda encore en haut. Elle était là. Jamais il ne l’avait encore vue d’aussi près. Les frégates ne se posent pas au sol, elles ne pourraient plus le quitter. Leurs ailes sont si grandes que, pour prendre leur envol, elles doivent s’élancer d’un endroit élevé, un arbre ou un rocher.

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Le tupa était maintenant certain de l’intérêt qu’il suscitait chez la frégate. Sinon, comment expliquer les risques qu’elle prenait en descendant aussi bas ? À dire vrai, il ne se trompait pas. Le grand oiseau, peu à peu, s’était approché tout près de l’endroit où se trouvait le tupa. Elle avait bien remarqué qu’il l’observait. Il lui sembla même lire une certaine supplication dans les petits yeux ronds qui dépassaient de sa carapace et s’agitaient dans tous les sens pour essayer de la suivre. Un moment vint où la frégate s’approcha si près, que le tupa crut que son cœur allait s’arrêter. Il se redressa sur le sable et ouvrit largement les pinces comme pour une étreinte. Il était vraiment passionné, n’est-ce pas ?

Il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, son être était entièrement focalisé sur ce premier contact avec l’objet de son amour. Il ferma les yeux. Si, si, les crabes peuvent fermer les yeux… Enfin, je crois.

Professeur Cancoillotte - il insista sur « Professeur » - qu’en pensez-vous ? Les crabes peuvent-ils fermer les yeux ? »

Les regards se tournèrent vers Cancoillotte, toujours accroupi dans son coin, toujours mâchouillant sa brindille. Il se contenta de sourire largement. Ce sourire fut communicatif. Fédérica et Édouard se détendirent soudain et leurs visages s’éclairèrent.

- Oui, bon, de toute manière cela est sans importance, poursuivit Candidos. Où en étais-je ? Ah, c’est cela, oui. Le tupa était sur son petit nuage, il avait presque l’impression de pouvoir s’envoler à la rencontre de sa bien-aimée. Il se dressait sur ses petites pattes le plus haut qu’il pouvait. Il fouettait l’air de ses pinces. Soudain, il sentit une violente douleur, juste entre les yeux. Il ne comprit pas.

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Il restait là, incrédule. Alors, la frégate revint, elle piqua sur le petit crabe et le frappa violemment une deuxième fois de son bec puissant.

En un instant, notre tupa était passé de l’extase à la souffrance la plus atroce. Non seulement les assauts de la frégate lui infligeaient des blessures profondes et douloureuses, mais être torturé par l’être que l’on aime le plus au monde…

Au troisième passage, il reçut un coup de bec si bien ajusté que sa carapace se brisa. Il réalisa alors que sa vie était menacée. Il se retourna pour évaluer la distance qui le séparait du salut, mais sa passion l’avait entraîné sur la plage, loin de l’abri des cocotiers et des galeries creusées dans le sol entre leurs racines. La douleur devenait très vive. Il essaya de fuir, mais ses pattes n’en pouvaient plus. Il se traîna sur quelques mètres. Un liquide un peu visqueux s’échappait des fissures de sa carapace. Il avait très soif. Une quatrième fois, la frégate passa à l’attaque, prélevant tout un morceau de la carapace du tupa qu’elle laissa ensuite retomber loin, dans la mer. De douleur, le petit crabe perdit conscience.

Pourtant, dans son martyre, il ne parvenait pas à en vouloir au bel oiseau qui était en train de le tuer. Son amour était déçu, mais intact. Il s’abandonnait avec bonheur aux coups de bec assassins.

Ce sentiment atténuait sa souffrance. Il la sentait utile et positive. Qu’y a-t-il de plus doux que de s’offrir à l’être aimé ? Il restait là, soumettant sa cuirasse au bec de la frégate qui la réduisait peu à peu en lambeaux…

Après avoir été violents, les coups se faisaient de plus en plus délicats au fur et à mesure que la carapace était éliminée. La

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frégate avait d’abord arraché de grosses plaques et, à présent, elle se maintenait en vol au-dessus du corps gisant du tupa, pour le dépouiller soigneusement des petites écailles qui s’accrochaient encore ici ou là.

La chaleur du soleil réveilla le tupa. Il ouvrit un œil et prit une inspiration. « Bizarre ! pensa-t-il. L’air est plus pur aujourd’hui, on en aspire beaucoup plus que d’habitude. Ça fait du bien. » Il revit soudain l’image de la frégate s’acharnant sur lui et cela l’attrista un peu. Mais, il se sentait étrangement bien, léger. Il n’était plus protégé par sa défense naturelle, mais il n’avait pas peur et ne souffrait plus. Tout au plus se sentaitil un peu ankylosé. Il essaya de bouger, ses muscles répondirent aussitôt. Il leva la tête et réalisa que sa vue était extraordinaire. Jamais encore il n’avait distingué le monde et les choses avec autant de finesse et d’acuité. Des couleurs qu’il n’avait jamais vues explosaient dans sa tête. Sa tête ? Mais, un tupa n’a pas de tête. Soudain, il la vit. Sa belle frégate était là, juste au-dessus, ses ailes immenses qu’il aimait tant, offertes à l’alizé. Elle penchait la tête vers lui en poussant de petits cris comme pour l’encourager à se lever.

Alors, il sentit, sur le côté, quelque chose se relâcher, comme un ressort longtemps compressé. Dzoiiinnng ! Puis, de l’autre côté aussi.

Il eut la force de se lever et, ô merveille, découvrit qu’il n’avait pas seulement une tête, mais aussi deux pattes et deux grandes ailes, comme sa frégate. Comment était-ce possible ? De la pure magie. Ainsi, au cœur de son armure de crabe poltron et laid, se cachait un voilier des mers, capable de dépasser les montagnes et de dominer les petitesses du monde de son majestueux survol.

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Il déploya ses ailes. « Oui, bon, c’est bien beau, se dit-il, j’ai des ailes, mais je ne sais pas voler. Et tout le monde sait que les frégates ne peuvent pas décoller du sol… » Pendant ce temps, la frégate était restée là, tout près, lui prodiguant force encouragements. Tout à coup, il s’aperçut qu’il comprenait ce qu’elle disait. « Avance vers la mer, lui criait-elle, vas-y, ne crains rien ! » Il se dandina comme il le pouvait jusqu’au bord. « Et maintenant, laisse toi porter. » Il s’avança dans l’eau. La première vague le prit et le souleva. Il eut un léger haut-le-cœur quand il se retrouva ballotté comme un bouchon à la surface de l’océan. Mais, il faisait beau et la frégate, pour le soutenir, s’approcha si près que leurs deux becs s’effleurèrent. Il en ressentit une véritable décharge électrique dans tout son corps couvert de plumes. Il n’en avait pas encore pris conscience jusque-là. Il écarta les ailes et sentit l’air de l’océan couler au travers de son plumage noir. Sensation délicieuse.

Il flottait sur l’eau depuis un certain temps déjà. Il se demandait comment sortir de cette situation un peu ridicule. Sa frégate ne le quittait pas. « Tiens bon, lui disait-elle, essaie de rejoindre ces rochers là-bas ». Le vent et les courants le poussaient du bon côté. Il nagea de toutes ses forces pour aller plus vite et se trouva bientôt tout près des rochers. « Allez, vasy, saute !, lui dit la frégate, tu peux y arriver. » Profitant d’une vague un peu plus forte, il réussit à se hisser sur une pierre qui dépassait.

« Maintenant, grimpe de rocher en rocher jusqu’à ce que je te dise d’arrêter. » Il remarqua un endroit un peu plus élevé et s’y propulsa comme elle le lui avait demandé. Puis un autre et un autre encore… « Là, c’est bien, lui dit-elle. Tu peux t’arrêter. »

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Il s’immobilisa et se retourna. La mer était devant lui, quelques mètres seulement plus bas. « Surtout, n’aie pas peur ! », lui cria encore la frégate. Dans le vacarme du vent et des vagues se brisant sur les rochers, il l’entendait à peine. Mais, ce n’était plus important, il savait ce qu’il lui restait à faire. Il se dressa autant qu’il le pouvait sur ses deux pattes courtes. Il pensa alors à ce moment où, encore enfermé dans sa carapace de tupa, il s’était déjà dressé ainsi pour étreindre sa belle. Il étendit les ailes, sentit la brise l’alléger un peu. Il s’approcha au bord du rocher. Il n’avait droit qu’à un seul essai. Il fallait réussir du premier coup.

Le vertige l’envahit quand il se sentit tomber comme une pierre pendant quelques secondes d’éternité. Son cœur remonta dans sa gorge et l’air marin chargé d’embruns piqua ses yeux. Puis, soudain, le bleu devint plus clair et la mer se transforma en ciel. Ailes tendues à craquer, il effectua une courbe magnifique et reprit de la hauteur. « Bingo ! » se dit-il. Il commençait à distinguer les commandes qui lui permettraient bientôt de maîtriser les mouvements de ses ailes et de sa queue et d’aller où bon lui semblerait.

Quelque chose frôla son ventre, il vit sa frégate le dépasser, heureuse, l’entraînant vers le soleil et le large. « Suis-moi ! » lui cria-t-elle.

Et il la suivit…

Chers amis, la morale de cette histoire c’est que l’amour peut tout transformer. Il peut nous aider à découvrir ce qu’il y a de caché et de secret sous les carapaces les plus résistantes. C’est aussi qu’il faut savoir endurer, souffrir et sacrifier beaucoup pour pouvoir renaître à une vie plus riche, plus libre et plus belle.

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Les trois sœurs

Édouard s’étirait les ailes. Le vent lui faisait du bien, et le soleil aussi. Il se laissait couler sur les courants d’air tiède, s’amusant à prendre de la vitesse, puis à remonter en planant jusqu’à s’immobiliser en un point culminant, et repartir dans un furieux piqué. Il y avait une seconde durant laquelle il se trouvait comme en apesanteur, suspendu dans l’espace un instant, une lueur d’éternité, avant d’être repris par la terre.

Jamais, depuis sa métamorphose, il n’avait ainsi apprécié autant le fait de posséder des ailes et de voler. Il se trouvait plutôt maladroit, empêtré dans ces longs membres emplumés avec lesquels il ne pouvait rien saisir. Là, dans ce pays si étrange, il avait appris à en contrôler toute la fine mécanique et se disait que, tout bien pesé, être un oiseaume était une destinée plus enviable que celle de la plupart des humains. Elle avait ses revers - ne pas avoir de mains était un lourd handicap - mais elle offrait une liberté incomparable.

Édouard avait laissé ses amis pour prendre un peu de hauteur. Il avait besoin de se retrouver seul. Sa décision de ne pas retourner dans son monde et de rester pour toujours à Pétaouchnok avait été prise spontanément, sans réfléchir. Il savait néanmoins que c’était la bonne. Il se souvenait d’un adage oriental disant que si l’on veut voyager sans se faire mal aux pieds, il est plus sage de porter des chaussures que d’essayer de couvrir la terre de cuir. Il est vain de travailler sans cesse à modeler le monde comme nous voudrions qu’il soit, il est plus réaliste et plus sain d’apprendre à accepter ses incessantes transformations.

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Édouard s’adaptait mieux à l’environnement de Pétaouchnok. Il se sentait étrangement bien dans ce pays. Il regarda en bas et pensa que le paysage qu’il voyait défiler sous lui était un rêve de golfeur.

À sa gauche, l’océan émeraude était bordé de dunes sur lesquelles on avait aménagé le plus joli links3 qu’il eût jamais vu.

En face, la plaine s’étendait jusqu’à l’horizon, nimbée d’une lumière dorée. Il y avait toutes sortes de collines, vallons et étangs. De petits bosquets semblaient comme enflammés dans la lumière rasante du contre-jour.

Sur la droite, la vue était limitée par une chaîne de montagnes dont la pente commençait doucement puis se creusait en vallées et, tout en haut, élançait vers le ciel ses sommets givrés.

Partout, des parcours avaient été construits et aménagés en tirant le meilleur parti du terrain naturel, en le sublimant. De toute évidence, on avait cherché à le rendre apte à la pratique du Royal et Ancien Jeu de Golf dans le respect le plus pur de ses règles et traditions. En connaisseur, Édouard apprécia tout particulièrement un trou qui lui parut à la fois d’une beauté à couper le souffle et d’une difficulté peu commune. Tout y avait été conçu pour exiger le maximum des joueurs et les pousser dans leurs derniers retranchements. Le long d’un fairway large comme un couloir, obstacles d’eau, arbres et bunkers avaient été savamment disposés pour se révéler des pièges redoutables. Le trou était en descente prononcée et en double dogleg. Il se terminait par un green large comme un timbre-poste, comme posé sur un piédestal, offert comme l’épée Excalibur dans son enclume, au héros digne de le conquérir. Des dizaines de Pétas travaillaient à l’entretien des parcours. Ils taillaient, balayaient, plantaient, arrosaient… Quelques Raouliens portant des vêtements clairs, s’entraînaient sur les practices.

3 Nom donné aux parcours de golf construits sur un bord de mer.

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Édouard planait. Il savourait cette sensation. Il venait de comprendre qu’il allait désormais vivre le restant de ses jours dans un pays entièrement consacré au golf. Pour lui qui avait été condamné à ne plus jamais pratiquer son sport favori, c’eût pu être une frustration supplémentaire insupportable. Ce fut tout le contraire. Il se dit qu’il allait enfin pouvoir apprécier le golf dans toute sa splendeur et cela sans débourser un centime. Il pourrait admirer les plus grands champions (il ne faisait aucun doute que le peuple raoulien, pour lequel le golf était une véritable religion, eût produit les joueurs et les joueuses les plus performants) se mesurer dans de haletantes confrontations.

Il bénéficierait pour cela d’un point de vue unique. Cette idée lui plaisait, mais, en même temps, ce mot « unique » sonnait un peu tristement. Quand Fédérica et Cancoillotte seraient partis, il se retrouverait bien seul. C’était le revers de la médaille.

Il s’étonnait de ne pas voir de joueurs sur les parcours, quand il aperçut une agitation particulière au pied de la montagne. Virant sur l’aile, il s’approcha et comprit tout. Une foule immense était assemblée sur les bords d’un parcours où un tournoi était en cours. Le silence était tel qu’il pouvait presque s’entendre voler. Il plana lentement et se posa sur une branche, à quelques mètres au-dessus d’un départ où un Raoulien s’apprêtait à frapper sa balle. Édouard l’observa se placer avant d’effectuer le plus beau swing qu’il eût jamais vu. C’était comme un souffle, un effleurement. Lentement, le corps du Raoulien s’enroulait sur lui-même, il était presque assis sur sa jambe arrière, puis, prenant appui sur le sol d’où il puisait une énergie subtile et puissante, il se déroulait souplement, lançant la tête du club à toute vitesse. La balle et la clameur de la foule s’élevèrent en même temps.

C’était un coup fabuleux.

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Le Raoulien tendit son driver à son caddie et retira négligemment le gant qu’il portait à la main gauche. Le caddie était un jeune Péta qui semblait très fier du rôle qu’il avait à jouer. Il nettoya soigneusement le driver avant de le glisser dans le sac du Raoulien qui, appuyé sur une jambe et les bras croisés, affichait un léger sourire un peu hautain. Edouard examina la foule des spectateurs. Les Pétas parmi lesquels se mêlaient quelques Raouliens en constituaient la grande majorité. Il remarqua aussi la présence de toute une variété d’êtres n’appartenant à aucun des deux peuples. Il y avait là des hommes et des femmes, de ceux qui vivaient dans le monde normal et qui, comme Cancoillotte, avaient atterri à Pétaouchnok, on ne savait comment. On pouvait voir aussi des êtres étranges, mi-humains, mianim… Edouard réalisa en un éclair qu’il n’était plus seul, cet endroit était un sanctuaire pour les « métamorphosés » comme lui. Il observa mieux et découvrit un étrange bestiaire. Il y avait là toute sorte d’« animaumes ». En face, juste derrière le Raoulien qui venait de jouer, il aperçut une femme avec une tête de lièvre. À côté, un homme avait la tête d’un taureau, avec des cornes immenses et effilées. Édouard regarda à droite. Dans un arbre, à quelques mètres de lui, il vit un serpentomme glisser sur les branches, tendant sa petite tête poilue fichée à l’extrémité d’un corps de reptile. Il avait des yeux bleus, des cheveux bruns et de belles dents qu’il découvrait généreusement dans un large sourire.

- Vous avez vu ça ? lança le serpentomme en direction d’Édouard. Quel coup !

- Ouuui, mais… Édouard était un peu secoué. Sa curiosité à vif, il s’apprêtait à s’élancer pour rejoindre le serpentomme quand quelqu’un demanda le silence complet. L’autre joueur allait prendre le départ. Édouard se

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figea sur sa branche. Un Péta puissant et plutôt grand tenait un énorme driver en main. Il avait de longs cheveux noirs noués en chignon sur le crâne. Pieds nus dans ses chaussures, il portait un short rouge et un simple maillot blanc à manches coupées.

Il se plaça derrière sa balle pour étudier sa trajectoire tout en faisant tournoyer le driver entre ses doigts. Il se mit ensuite en position de jeu. Les jambes écartées étaient énormes et solides. La musculature était impressionnante. La concentration semblait extrême. Quelqu’un toussa, mais le Péta n’en fut pas troublé. Son club s’éleva dans un arc parfait jusqu’à être parallèle au sol dans son dos. Puis, il déclencha le turbo. Il tourna si vite qu’on ne vit presque rien. La balle explosa et l’on eut du mal à la suivre. Elle partit comme une fusée dans un bruit d’enfer. Le Péta demeura longuement tendu dans la position finale de son mouvement, la tête haute, les reins cambrés, le bras droit devant le visage et le pied gauche en travers.

Edouard avait le souffle coupé. Il aspira une grande bouffée d’air et reprit ses esprits. La foule applaudissait à tout rompre. Enfin, ceux qui avaient des bras et des mains. Le serpentomme poussait des cris.

- C’est un duel de titans, le Péta lui tient la dragée haute, il va bientôt perdre son petit sourire méprisant.

Édouard allait lui demander de qui il parlait quand sa respiration se bloqua à nouveau. Il se croyait victime d’une hallucination. Là, en face, de l’autre côté du fairway, trois femmoiselles étaient, comme lui, perchées sur une branche. Son regard se troubla, sa bouche s’ouvrit légèrement, la tête lui tournait. C’était trop !

- Eh, l’ami, tu te sens bien ?

La voix du serpentomme ramena Édouard à la réalité.

- Oui, oui, ça va, merci. Mais, de qui parliez-vous ?

- Mais de… bien sûr !

Édouard n’entendit rien, son attention était à nouveau captivée par les trois femmoiselles qui discutaient en riant. La foule se déplaçait

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pour suivre le match. Les jeunes femmoiselles précédèrent le mouvement et s’envolèrent vers l’endroit où les deux joueurs allaient frapper leur deuxième coup. S’excusant un peu cavalièrement, Édouard se laissa tomber et plana à leur suite. Il les rejoignit facilement et s’installa sur le même arbre, à quelques mètres. Elles ne l’avaient pas encore remarqué.

- Bonjour, Mesdemoiselles, lança-t-il, très poliment.

Les trois têtes humaines se tournèrent en même temps. La surprise, aussitôt suivie de curiosité et d’intérêt, se lisait sur les visages. Elles se regardèrent en pouffant de rire.

- Je m’appelle Édouard, je viens d’arriver dans le pays. Je n’avais jamais rencontré de femmoiselle, je pensais être seul au monde de mon espèce.

- Le monde est grand et les êtres sont innombrables. À Pétaouchnok, tout est possible. Je suis Fassassa, et voici mes deux sœurs, Grassassa et Suitassa. Nous sommes heureuses de vous connaître. Vous êtes le premier oiseaume que nous voyons.

Édouard sentit son cœur s’emballer. Le premier oiseaume qu’elles aient jamais vu !!! Il les examina plus attentivement. Fassassa était de toute évidence la cadette, Grassassa semblait être l’aînée et Suitassa la plus jeune. Toutes les trois avaient le corps d’une tourterelle au plumage sable, surmonté d’un visage adorable avec des traits un peu asiatiques et une opulente chevelure d’un noir brillant. Elles lui souriaient et il ne savait plus quoi dire. Il bredouilla :

- Je suis très heureux de faire votre connaissance, car j’avais l’intention de m’installer ici. Ce que j’ai vu aujourd’hui n’a fait que confirmer ma décision. Je crois que nous allons bien nous entendre.

- Êtes-vous arrivé seul à Pétaouchnok ? lui demanda Grassassa.

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- Euh, non, pas seul, non, je suis avec mon amie Fédérica. C’est une petite fille. Nous sommes arrivés ici par hasard, après qu’elle a prononcé une formule magique.

- Ah bon ? ironisa Suitassa. Une formule magique ? Tiens, tiens… Elle se mit à rire. Mais, tout le monde, tous les êtres que vous voyez ici, sont arrivés à la suite d’une formule magique, à part les Pétas, naturellement, et les Raouliens qui sont venus en bateau.

- Oui, oui, vous devez me trouver stupide. J’ai beaucoup à apprendre sur ce pays et ses habitants, ajouta Édouard en leur glissant un regard coquin.

- Et Fédérica, où est-elle ? interrogea Suitassa. J’aimerais la connaître.

- Elle est restée près du palais, avec un autre ami, le professeur Cancoillotte. Nous avons connu pas mal de mésaventures et je voulais m’isoler un peu, réfléchir. J’aimerais aussi les aider à retourner dans le monde des humains. Les parents de Fédérica sont certainement très inquiets.

- Vous savez, le temps n’existe pas à Pétaouchnok. Quand elle repartira là-bas, elle se retrouvera exactement au moment où vous avez prononcé la formule.

- Quand elle repartira ? Mais alors, vous savez comment faire pour retraverser dans l’autre sens ?

- Non, répondit Fassassa, nous ne le savons pas, mais nous connaissons quelqu’un qui le sait.

- Ah bon ? Qui est-ce ? Pouvez-vous me conduire vers lui ?

- Oui, aucun…

- Chhhhhut ! les interrompit Grassassa, les joueurs sont là, la partie va reprendre.

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Mangepadpain, la sorcière

Pendant qu’Édouard batifolait au milieu des fairways avec les femmoiselles, Fédérica était restée seule avec le professeur Cancoillotte.

- Pourquoi Edouard a-t-il choisi de rester ici ?

- Tu sais, Fédérica, moi, je le comprends. Pétaouchnok est vraiment un endroit parfait pour lui. Il va pouvoir enfin vivre sa différence sans complexe. Peut-être même pourrat-il rencontrer une âme sœur, rappelle-toi le conte de Candidos.

- Oui, tu as certainement raison, reconnut Fédérica. Mais, tout de même, cela me fait quelque chose. Je m’étais attachée à lui.

- Je crois qu’il s’est, lui aussi, très attaché à toi, et que cela a aussi influencé sa décision.

- Comment ça ?

- Tu sais, Fédérica, en amour ou en amitié, les êtres se comportent le plus souvent sans logique apparente et de façon surprenante. On dit souvent que l’amour est aveugle parce qu’il efface, à nos seuls yeux, les imperfections et les faiblesses de ceux que nous aimons. Moi, je trouve plutôt que l’amour nous ouvre les yeux sur les qualités formidables qu’ils ont et que personne ne voit. L’amour ou l’amitié te font découvrir des parfums, des odeurs, des sons, des sensations nouvelles…

- Oui, mais si tu te trompes ? interrompit Fédérica.

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- Que veux-tu dire ?

- Ben, si je vois mon copain en Brad Pitt et qu’en vrai, il ressemble à un singe, les copines vont se moquer de moi !

- Peut-être, mais de celle qui voit Brad Pitt ou de celle qui, dans le même visage, voit un singe, laquelle est la plus heureuse et enviable ?

- Oui, bon, coupa Fédérica, quand est-ce qu’on mange ?

*

Le son spatial d’un saxophone soprano leur parvint aux oreilles. Ils s’arrêtèrent de marcher. La musique venait de tout près, derrière les arbres. Il y avait aussi un tambourin, des percussions qui ressemblaient à des tablas indiennes et un instrument à cordes qui aurait pu être un luth ou un oud. C’était un morceau lancinant et envoûtant. Fédérica et Cancoillotte écoutèrent un moment. Puis, ils se remirent en route…

Ils avaient quitté la maison de Cancoillotte à l’aube et le soleil était à présent déjà haut dans le ciel. La veille au soir, Edouard était revenu et leur avait raconté les merveilles qu’il avait vues, les femmoiselles, le serpentomme, les golfs… Et même Boutenfoire, le petit gnome poilu rencontré le jour de leur arrivée à Pétaouchnok.

Malgré sa tristesse de quitter Fédérica, il se sentait heureux pour la première fois depuis des années. Il avait trouvé ce dont il avait toujours rêvé, un peuple et un pays dont le golf était la religion officielle, avec des êtres formidables et si accueillants ! Mais, il n’avait pas failli à sa mission. Ses amies Fassassa, Grassassa et Suitassa l’avaient conduit auprès d’un vieil homme (enfin, un homme, façon de parler, il avait quand même les yeux d’une mouche, énormes, tout irisés et en facettes… Ça faisait drôle ! Edouard avait même pu se voir

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dedans comme dans des dizaines de petits miroirs) bref, un vieil homme…

- Ton vieil homme, il peut me faire rentrer chez moi ? demanda Fédérica.

- Non, mais il connaît quelqu’un qui le peut.

- Et alors, il t’a dit qui c’était ?

- Heu, c’est-à-dire…

- Oh, Édouard, s’il te plaît, accouche, t’es pénible !

- Eh bien, voilà. Quand je suis arrivé chez Forceestdeconstater.com…

- Chez qui ?

- Forceestdeconstater.com. C’est le nom du mouchomme.

- Il s’appelle Forceestdeconstater.com ?

- Ben oui, tu sais, ici les gens sont étranges, les noms le sont aussi.

- Oui, ça c’est vrai, tu as raison, excuse-moi, vas-y continue.

- C’est-à-dire, je ne sais plus… Ah oui, voilà, donc quand je suis arrivé chez ce type, il était en train de jouer du saxophone soprano. C’était magique ! Je l’ai écouté pendant un long moment, puis, quand il s’est arrêté de jouer, j’ai voulu applaudir, mais, avec des ailes, c’est pas pratique. Alors, j’ai crié : « Bravo ! Magnifique ! ». Forceestdeconstater.com s’est retourné vers moi et il m’a souri. Vous savez, on a beau être habitué, un gars avec des yeux de mouche qui vous sourit, ça fait quand même un petit choc.

« Bonjour jeune homme, m’a-t-il dit. Bonjour Mesdemoiselles, a-t-il lancé aux trois copines qui m’attendaient dehors. Que me vaut le plaisir de votre visite ? »

- Il est drôlement bien élevé le Forcédej’saispaquoi, lança Fédérica. Vachement classe. Et alors ?

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- J’étais intimidé, je n’osais pas trop lui dire pourquoi j’étais là. Je lui ai lâché : « Vous jouez drôlement bien du saxo, c’était vraiment super de vous écouter ». Je me suis retourné vers les triplées avec une grimace de crétin, elles m’ont encouragé d’un signe de leurs trois têtes : « C’est-à-dire, cher monsieur, que… j’aurais besoin d’un conseil. »

« Si je peux vous être utile, monsieur… ? »

« Edouard ! Pardon, je m’présente, Edouard, oiseaume »

« Allez-y monsieur Edouard Oiseaume (drôle de nom, mais qui vous sied parfaitement), n’ayez pas peur, dites-moi tout !»

« Eh bien, voilà, nous sommes arrivés sans le vouloir à Pétaouchnok avec mon amie Fédérica. C’est une petite fille. Elle aime beaucoup ce pays, mais elle pense à ses parents… Elle voudrait rentrer chez elle. »

C’est là que j’ai compris pourquoi il s’appelait comme ça.

« Force est de constater, me dit-il, que vous attendez de moi que j’aide votre petite amie à retourner dans le monde des humains. Mais, je suis aussi forcé de constater que vous-même ne souhaitez pas l’accompagner dans ce voyage. Me trompeje ? »

« Non, c’est bien cela, Fédérica veut rentrer, mais moi je préfère rester. »

« Force est de constater que vous avez de très bonnes raisons pour cela, cher monsieur Oiseaume », a fait le vieux musicien en jetant un coup d’œil de mouche derrière moi, où il pouvait apercevoir les trois jolies femmoiselles, posées sur une branche à l’entrée du jardin.

- Tu veux bien abréger, Edouard !! s’impatienta Fédérica.

- Elle a raison mon cher, enchérit Cancoillotte. Alors, ce moyen, vous l’avez, oui ou non ?

- … Oui, force est de constater qu’il m’a livré son secret.

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À présent, Fédérica et Cancoillotte étaient tout près de la source musicale. Le petit orchestre jouait là, derrière le rideau d’arbres. Une lumière douce, un peu orangée, filtrait au travers des feuilles. L’air vibrait, il se passait quelque chose. Fédérica regarda son compagnon avec des yeux un peu inquiets.

- N’aie pas peur, la rassura Cancoillotte. Je suis sûr que ça va aller. Tu sais, moi, quand je suis…

- Ça alors ?! Viens voir, vite !

Fédérica ne l’écoutait déjà plus. Elle s’était approchée des arbres et plongeait son visage entre deux gracieux bambous. Devant ses yeux, se produisait le spectacle le plus extraordinaire qu’elle eût jamais admiré de toute sa vie (et pourtant, Dieu sait si…) Cancoillotte releva la tête vers elle. Il ne voyait dépasser de la barrière végétale que son petit derrière et ses longues jambes enfermées dans son jean de gamine, tout taché, tout râpé. Il eût soudain une pensée de compassion pour elle. Comme elle était courageuse ! Il se sentit fier d’être son ami.

Fédérica recula d’un pas et se tourna vers Cancoillotte, un index tendu sur les lèvres et les yeux grands ouverts : - Chuuut ! fit-elle. Viens, mais ne fais pas de bruit, surtout.

Cancoillotte se glissa à son tour entre les bambous. Ce qu’il découvrit l’enchanta. La musique n’avait pas cessé, et pour cause, les musiciens étaient là, à quelques mètres, au milieu d’une clairière au fond de laquelle on devinait l’entrée d’une caverne d’où émanait cette douce lumière, étrange, et safranée.

Le saxo, c’était Forceestdeconstater.com, bien sûr. Il extrayait du soprano un son absolument incroyable, comme venu d’une autre galaxie (ce qui, en fait, était le cas). Le mouchomme s’y agrippait de

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toutes ses forces et se tortillait dans tous les sens, la tête rejetée en arrière, les facettes de ses yeux reflétant mille rayons dorés. Malgré sa maigreur apparente, il avait un souffle inépuisable, soutenu par le battement frénétique d’un petit Indien, vêtu d’un dhoti blanc, qui s’agitait méthodiquement sur ses tablas (Cancoillotte sourit, se félicitant intérieurement d’avoir visé juste : « C’est bon, j’ai encore l’oreille », pensa-t-il). Les tablas sont de petites percussions que l’on joue assis, l’instrument posé à terre et coincé contre les genoux. Il est constitué de deux tambours accolés, mais de taille inégale. Le plus petit produit un son bref et sec, relativement aigu. L’autre est plus large et sa peau comporte en son centre, un cercle élastique noir. Il en émane un son plus sourd, que l’on peut moduler à loisir en y exerçant une pression plus ou moins marquée.

Le troisième instrument était inconnu de Cancoillotte. C’était, comme il l’avait pensé, un instrument à corde de la famille des luths, mais il n’en avait certainement jamais vu de semblable.

Tandis que le saxo reprenait haleine, l’air ne fut plus habité que par le tempo saccadé de l’Indien. Les yeux fermés, son esprit fuyait dans les méandres de ses rythmes, réglés depuis des temps immémoriaux. Il les avait appris de son père et avait commencé à les pratiquer quand il était enfant. Jouer des tablas était comme un sacerdoce, une discipline spirituelle qui ne portait ses fruits qu’au terme de longues années de patience et de passion, pour les plus doués seulement…

Cet Indien-là avait la fibre, son jeu était parfait. Les ragas, ces suites mélodiques improvisées autour de thèmes traditionnels, s’enchaînaient sans trêve les unes après les autres, lentes, puis plus soutenues, parfois au paroxysme, puis à nouveau réfrénées…

Au bout d’un moment, les mains de l’Indien se calmèrent et reprirent un rythme plus régulier. Le luth s’éclaira, mais celui, ou

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celle, qui en jouait restait encore dans la pénombre. Les premières notes s’élevèrent vers les étoiles. Elles coulaient comme du miel dans les oreilles de Fédérica et de Cancoillotte qui ne résista pas à l’envie d’esquisser un mouvement de danse ondulatoire, les yeux clos et les bras levés au ciel, à demi pliés.

Fédérica le regardait en souriant. Malgré son jeune âge, elle avait aussi envie de bouger, elle appréciait la qualité de cette musique dont ils avaient l’immense privilège d’être les seuls auditeurs visibles.

Le solo de luth égrenait les sons comme les perles d’un rosaire, soutenu par les rythmes des tablas et du tambourin que le mouchomme avait à présent dans les mains. Il le frappa pendant quelques minutes, laissant le joueur de luth dévoiler toute la merveille de son talent. Lui aussi tirait de ses cordes des sons inconnus, frileux ou exponentiels, du plus pur exotisme, qui faisaient voyager les deux amis vers des terres spirituelles insoupçonnées.

Puis, le tambourin se tut et le mouchomme se ressaisit de son saxophone soprano qui brillait de mille feux rougeâtres dans sa bouche. Il ajusta ses lèvres sur le bec. Comme les jambes de chevaux impatients, ses doigts s’agitaient déjà sur les touches avant même qu’il eût commencé à souffler.

Alors, le son s’échappa, et ce fut comme le départ d’une fusée vers l’espace. Plus rien n’existait, le décor s’évanouissait, fondait en lumière par la magie de cette musique qui dissolvait tout.

Fédérica et Cancoillotte se laissèrent porter. Ils eurent, un moment, la délicieuse sensation de flotter dans l’air tiède. Mais, un bruit insolite, non loin d’eux, les ramena soudain sur terre. On aurait dit un froissement, ou un glissement, ou une reptation, mais, alors, une grosse, une énorme reptation, qui ne pouvait être le fait que d’un gros, d’un énorme… serpeeeennnnt !!!

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Fédérica mis ses mains sur sa bouche pour s’empêcher de crier, mais elle se recroquevilla sur elle-même, paniquée.

- Pas de problème, chuchota Cancoillotte, le serpent fait partie du spectacle, n’aie pas peur… Et regarde !

*

Le cobra royal était gigantesque. Le noir de ses écailles brillait comme du magma en fusion. Tout en avançant vers le centre de la clairière, attiré par la musique, il tourna la tête en arrière vers Fédérica et Cancoillotte. Il était passé tout à côté d’eux. Fédérica en frissonnait encore. Les deux amis découvrirent les deux yeux de la bête, deux fentes en lames de rasoir traversaient deux lacs jaunes comme du métal précieux. Juste en dessous, comme dans un sourire cruel, s’ouvrait une gueule obscure d’où émergeaient deux aiguilles recourbées à l’extrémité desquelles on remarquait distinctement l’orifice du canal par lequel le serpent injectait son venin mortel dans le corps de ses proies.

Tout en fixant Fédérica, le cobra sortit une langue rouge et fourchue, plus mouvante encore et agile que son propriétaire, avant de lancer un sifflement strident qui fit résonner l’air alentour et masqua la musique un instant.

La petite fille était pétrifiée ! Elle se cacha le visage de son avantbras.

- Puisque je te dis de ne pas avoir peur, répéta Cancoillotte.

La prenant dans ses bras, il la sentit fondre en larmes contre lui. Elle craquait. Quoi de plus normal, après tout ?

- Allez, allez, c’est bien, vas-y pleure, tu te sentiras mieux. Je te comprends, tu sais. Ce qu’il t’arrive est extraordinaire et certainement rude pour ton petit système nerveux. N’aie pas

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peur, nous sommes sur la bonne voie. Édouard nous avait prévenus, ce ne serait pas facile. Mais nous allons y arriver. J’en suis sûr… Je le sens !

Cancoillotte prit le menton de Fédérica et lui releva la tête. Ses cheveux châtains cachaient encore le petit visage rosi et un peu gonflé par les émotions. Elle se frotta les yeux avec les poings, de plus en plus énergiquement, trouvant un profond plaisir à provoquer des étincelles dans son crâne… Ne pouvant plus s’arrêter.

- Stop ! fit Cancoillotte en lui maintenant les poignets. Ça suffit, tu vas abîmer tes beaux yeux, tu n’aimerais pas abîmer ces beaux yeux verts, n’est-ce pas ? Allez, viens- voir !

Le grand cobra avait atteint son but au centre de la clairière, mais il fallut encore patienter quelques secondes avant que sa queue ne le rejoigne et qu’il se love sur lui-même, dans une succession de gros anneaux concentriques. Puis il leva la tête, droite, à presque un mètre au-dessus du sol. On vit son capuchon commencer à gonfler, pour bientôt devenir immense comme une voile. Tout en balançant de droite à gauche au rythme de la mélopée, le cobra royal s’éleva encore.

Il dansait, c’était évident.

Charmé, il était victime du même envoûtement que Cancoillotte et Fédérica tout à l’heure.

Peu à peu, le rythme se fit plus soutenu. On pouvait se demander de quel matériau ces musiciens étaient faits ? Étaient-ils réels ou bien n’étaient-ils qu’une image, un hologramme ? Difficile à dire. Ils étaient assurément sublimés par quelque chose. Oui, mais quoi ? Une drogue ? Une passion ? Une technique de respiration yogique ?

Le saxo soprano se lança dans un nouveau solo. On eût dit qu’il suivait un tapis volant, pris dans une brise de mer, sous les étoiles de l’éternel Orient.

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Les yeux du cobra lançaient des rayons laser et sa langue s’agitait en tout sens. Alors, sur son front, à la base du capuchon, un point lumineux apparut et se mit à briller de plus en plus intensément. Peu à peu, la lumière chassa la noirceur du corps du cobra qui se trouva progressivement embrasé de l’intérieur. C’était une vision terrible que cette énorme carcasse allumée comme un néon.

Plus la musique accélérait, plus la lumière se faisait aveuglante. Le serpent fut soudain pris de convulsions avant de se figer, comme tétanisé par l’énergie puissante qui le traversait. Sa gueule s’ouvrit au maximum, sa langue se raidit…

Puis, tout s’immobilisa. La musique cessa d’un coup. La clairière était éclairée comme par dix soleils. On ne pouvait plus rien distinguer. Éblouis, Fédérica et Cancoillotte se protégèrent les yeux, tout en essayant quand même de continuer à regarder.

La musique reprit de plus belle, mais sur un ton plus solennel, plus déférent. Écartant les doigts, Fédérica et Cancoillotte purent voir un petit être émerger de l’intérieur éclairé du corps du cobra royal. Il avait l’apparence d’une femme mûre, parfaitement proportionnée, mais ne mesurant pas plus de quarante centimètres. De bonnes joues sympathiques, des cheveux blancs, noués en chignon derrière la tête, de grosses lunettes, une blouse bleue boutonnée par-devant, qui la couvrait jusqu’aux pieds, on eût dit une bonne Mamie, bien traditionnelle, mais en miniature…

- Où sont Fédérica et Cancoilllotte ?

La petite grand-mère était toujours juchée sur la langue du cobra, comme transformé en statue de glace irradiée. Sa voix était douce, mais ferme.

- Nous sommes ici, Votre Maj… Votre Alt…, bredouillait Cancoillotte en s’avançant la main en visière au-dessus des yeux et tirant Fédérica par la manche de son tricot.

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- Approchez, approchez, ne craignez rien, les encouragea la petite femme. Elle attendit qu‘ils fussent assez près. Je suis Mangepadpain, la sorcière. En quoi puis-je vous être utile ?

- C’est-à-dire, madame Mangepadpain… commença Cancoillotte gêné.

- Mangepadpain ? Vous, vous devriez pouvoir répondre à une question que je me pose depuis longtemps, le coupa Fédérica.

- Vas-y, ma petite fille, lui dit la sorcière, pose ta question, nous verrons bien.

- Et bien voilà, ma copine Matilda affirme que si l’on mange du pain rassis, on maigrit, est-ce que c’est vrai ?

Cancoillotte était effaré. Il ouvrait des yeux comme des billes de loto. Il y eut un silence terrible. Puis, soudain, Mangepadpain éclata d’un rire cristallin qui se répéta en écho dans toute la vallée.

- Ha, ha, ha ! Excellente question, jeune fille. Je pense que tu peux y répondre toi-même en essayant de manger du pain rassis, tu verras bien si tu maigris. Mais, pourquoi me poses-tu cette question à moi, qui me nomme Mangepadpain ?

- Pardon madame la sorcière, je ne sais pas ce qui m’a pris. Cela fait si longtemps que je voudrais savoir, j’ai pensé que, peutêtre…

- Vous n’êtes pas là tous les deux pour me faire perdre mon temps, j’espère, gronda la petite femme un peu irritée. Des centaines d’êtres ont besoin de mon aide, vous avez beaucoup de chance que j’aie pu me libérer pour répondre à votre appel. Allons, si vous n’avez plus besoin de moi…

- Non, non, s’il vous plaît, supplia Cancoillotte, ne partez pas, ne nous laissez pas, vous êtes notre seule chance.

- Très bien, daigna répondre Mangepadpain, je vous écoute.

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Des perles de sueur dévalant les pentes de ses joues creuses, Cancoillotte s’approcha encore un peu. Il avait retiré son chapeau et le malaxait dans ses doigts anxieux… Mais, Fédérica lui ôta les mots de la bouche et, les yeux pleins de larmes, elle s’écria :

- S’il vous plaît Madame, aidez-moi à rentrer chez mes parents, ils me manquent, et mon chat Prosper, il me manque lui aussi, et ma copine Matilda… J’ai l’impression de les avoir quittés depuis si longtemps. Oh, Madame, je vous en prie, si vous pouvez nous aider à retourner dans le pays des humains, faites-le vite, nous vous en serons reconnaissants toute notre vie…

Mangepadpain laissa peser son regard sur les deux pauvres hères qui mendiaient son assistance. Elle réfléchissait.

- Voyons, êtes-vous prêts à supporter les épreuves ?

- Les épreuves… ??

Cancoillotte et Fédérica avaient parlé en même temps.

- Oui, les épreuves, confirma Mangepadpain. Vous savez, je ne peux rien pour vous. Vous seuls avez le pouvoir de vous libérer. Vous avez prononcé une formule magique pour arriver jusqu’ici, vous devrez donc surmonter trois épreuves pour mettre fin à la puissance de cette formule. Si vous y parvenez, vous trouverez la clé et vous pourrez rentrer chez vous.

- Mais, madame, quelles sont ces trois épreuves ?

- Vous le saurez en temps utile, soyez patients. Allez, retournez dans la vallée.

Sur ces mots, Mangepadpain se retourna et disparut à l’intérieur du cobra. La lumière baissa peu à peu, la musique se fit à nouveau plus dense. Son rythme se calma. Le serpent reprit sa forme et sa couleur d’ébène. Il lança un regard perçant tout autour de la clairière, avant de se glisser rapidement au milieu de la végétation. On entendit

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des craquements. Quelques petits animaux fuyaient dans les fourrés… Puis plus rien. Fédérica et Cancoillotte se retournèrent : l’orchestre avait déjà quitté les lieux et la grotte était éteinte…

Les deux amis étaient à présent seuls, au sommet de cette colline dans le silence de la nuit.

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Tartenpoil

- Pourquoi l’appelle-t-on comme ça ? demanda Fédérica. - Tu verras, quand tu le rencontreras, tu comprendras.

Cancoillotte avait eu du mal à se remettre de la soirée sur la colline. Il était plutôt inquiet. Après tout, la sorcière n’avait rien dit. Ils ne savaient toujours pas précisément par quel moyen ils allaient pouvoir quitter Pétaouchnok. Ils devraient sans doute franchir quelques épreuves, réussir quelques tests mystérieux, comme dans toutes les histoires, comme dans la vie, au fond. Ne faut-il pas sans cesse affronter de nouvelles épreuves ? Tout progrès n’est-il pas éternellement inachevé ? La solution d’un problème en fait toujours apparaître un tas d’autres. C’est comme ça, nous n’y pouvons rien, car tout est lié. On tire un fil ici et c’est tout le tricot qui se démaille làbas. Dire qu’il y en a tant pour ne pas croire à la magie ! Cancoillotte laissait aller son esprit dans une douce méditation et, peu à peu, il se calmait. Fédérica marchait à côté de lui. Ils avançaient d’un bon pas. Le chemin était bordé d’arbres du voyageur et de palmiers. Sur le sol, partout, les pierreries étincelaient de feux multicolores. Ils y étaient habitués et n’y prêtaient plus la moindre attention. À présent, Fédérica voulait rentrer chez elle, rien d’autre ne pouvait retenir son intérêt.

- Qu’est-ce que ça veut dire, tu comprendras quand tu le verras ?

- Ça veut dire exactement ça ! D’ailleurs regarde, nous y sommes presque.

Le chemin parvenait à une éminence d’où les deux amis purent admirer la vue sur la plaine côtière et l’océan. Partout, du vert et du

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bleu intenses sous le soleil de l’après-midi. Ils s’arrêtèrent un moment, émerveillés tout de même par la beauté de cette nature. Se faisant une visière avec la main gauche, Cancoillotte scrutait les environs. Au loin, on pouvait apercevoir des Pétas dans les champs et sur les terrains de golf. Sur la mer, réfléchissant la lumière, on devinait un attroupement de petits bateaux ordonnés en cercle, probablement des Raouliens en train de pratiquer un rituel de communication avec les Extragolfiques, ces êtres supérieurs qui constituaient leur panthéon. Soudain, il tendit l’autre bras en direction d’une tache d’un vert plus grave dans le paysage.

- C’est là, dit-il. Tu vois ce petit bois en contrebas ?

- Oui, et alors ? demanda Fédérica, les yeux plissés comme une Chinoise.

- C’est là où Tartenpoil habite. D’ailleurs, on peut le voir d’ici, regarde bien, au milieu des arbres, il y a une tache un peu marron ?

- Oui, je la vois, et alors ?

- Alors, c’est lui, c’est Tartenpoil.

- Tu le connais ?

- Pas vraiment, j’en ai entendu parler, comme tout le monde ici. Il est célèbre comme Candidos et d’autres.

- Mais, je ne vois rien qui ressemble à une personne, remarqua Fédérica en se concentrant encore plus.

- Oui, je sais, concéda Cancoillotte. C’est bien ça le problème. Allez, viens, nous n’avons plus guère de temps, le soleil descend vite.

Ils dévalèrent la pente en direction du bosquet éloigné de quelques centaines de mètres seulement. Ils y furent en quelques minutes. C’était une véritable forêt en miniature, avec des arbres plantés serrés. Des buissons de ronces et des arbustes piquants en rendaient l’accès

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difficile. Ils tournèrent autour à la recherche d’une entrée, mais ils n’en trouvèrent aucune. Ils refirent le tour une seconde fois, pour bien s’en assurer. Pas de doute, Tartenpoil était totalement isolé au centre de son domaine boisé. Mais comment faisait-il pour se ravitailler ?

Soudain, Fédérica aperçut un étrange petit animal à fourrure. À première vue, il ressemblait à une jolie mouffette, blanche et noire, avec la queue en panache au-dessus de la tête laissant bien découvert et apparent le trou-du-cul, par lequel pouvait, à tout moment, jaillir l’extrême puanteur. Le tout bien présenté, trop mignon…

Fédérica s’approcha, observa, puis se retournant :

- Cancoillotte, lança-t-elle doucement, avant de poser son index dressé sur ses lèvres. Chhhuuuut ! Regarde, elle sait par où passer, elle.

Effectivement, la mouffette pénétrait tranquillement dans le sousbois. Il devait y avoir un passage. Les deux amis s’avancèrent. Fédérica s’accroupit, essayant de percer l’obscurité quasi totale qui régnait sous les arbres.

- Je ne vois rien, avoua-t-elle.

- Suivons-la, proposa Cancoillotte.

Il s’accroupit aussi, posa ses genoux au sol, puis ses mains et commença à progresser à quatre pattes. Fédérica lui emboîta le pas. Il faisait vraiment très noir à l’intérieur, mais, au bout d’un moment, leurs regards s’habituèrent et ils commencèrent à distinguer des formes. Fédérica reconnut la mouffette qui marchait à quelques mètres devant eux.

- Doucement, ne t’approche pas trop, chuchota-t-elle. Si elle nous repère, nous sommes fichus. Impossible de fuir, nous serons bons pour la douche pisseuse. Quelle horreur ! Fais bien attention.

- Oui, tu as raison, confirma Cancoillotte.

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Ils s’immobilisèrent un moment, regardant la mouffette s’éloigner et disparaître. Puis, ils reprirent leur progression. C’était difficile. Le tunnel était vraiment très étroit. Leurs vêtements s’accrochaient à de fines épines qui les déchiraient, des sortes de toiles d’araignées se collaient sur leurs visages, des saphirs et des rubis acérés leurs lacéraient les genoux et les paumes des mains. Enfin, ils virent un peu de lumière. Ils arrivaient à une clairière… Cancoillotte déboucha sur la petite esplanade. Il se releva, se frotta les mains et les genoux, se passa une main sur le visage et regarda autour de lui, un peu ébloui. La luminosité n’était pourtant pas formidable. On restait à l’ombre des grands arbres. La clairière était minuscule et presque entièrement occupée par une sorte de hutte rectangulaire avec le toit en chaume. On devinait la cabane plus qu’on ne la voyait vraiment. Par chacune des ouvertures, fenêtres ou portes, émergeaient d’énormes touffes de longs poils brun foncé… ou des cheveux, d’où ils se trouvaient, on ne pouvait pas être sûr.

- Ça va, j’ai pigé, dit Fédérica qui venait elle aussi de déboucher dans la clairière, de se frotter les genoux et les mains et de passer une main sur son visage pour se débarrasser des filaments de toiles d’araignée qui y restaient collés.

Elle avait du sang sur le mollet droit. Il coulait d’une petite fente dans sa peau, soigneusement découpée par une épine qu’elle n’avait pu éviter. Elle observait avec stupeur la maison de Tartenpoil, avec ces crins immondes qui jaillissaient de partout.

Soudain, il se produisit comme un coup de tonnerre, un grondement terrible. L’air vibra un long moment… puis ils sentirent l’odeur. Un choc épouvantable, comme un coup de poing sur le nez. Elle avait surgi trop vite, ils n’avaient même pas eu le temps de se protéger d’un mouchoir ou simplement avec leur main. Fédérica n’avait jamais senti un truc pareil.

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- Il a pété ! fit Cancoillotte.

- Quoi, qu’est-ce que tu dis ? lui fit répéter Fédérica.

- Oui, tu as bien entendu, ce bruit et cette odeur, c’est Tartenpoil qui vient de péter. Il est connu pour ça.

- Tu plaisantes !

- Non, non, pas du tout. C’est même une des raisons pour lesquelles il est cloîtré ici, au milieu de cette forêt inaccessible. Quant à l’autre raison…

- Ses poils !

- On ne peut rien te cacher. Ils poussent si vite et si abondamment, qu’ils devenaient un danger pour les populations. Le roi Raoul 253 avait d’abord ordonné que quatre Pétas s’occupent de lui nuit et jour et se relaient pour tailler ses cheveux et ses poils et les maintenir à une longueur inoffensive, au moins pour les autres. Parce que pour lui, ce doit être un enfer.

- Et alors ?

- Alors, le problème, c’est qu’il a épuisé une bonne vingtaine de Pétas et que les poils continuaient de pousser. On avait l’impression que plus on les coupait, plus ils repoussaient vite et drus.

- Et alors ?

- Alors, il a fallu trouver autre chose.

- Et alors ?

- Alors, arrête de dire : Et alors ? Et alors ! Et alors ! Eeeet alors ! Et aloooors ! Ça m’agace.

- Oui, bon d’accord. Et alors ? Cancoillotte bloqua sa respiration et lui fit les gros yeux, les poings posés sur les hanches. La petite fille sourit.

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- Toi, tu es une vraie coquine ! lâcha Cancoillotte vaincu. Bon, on s’est aperçu que si l’on ne taillait pas les poils de Tartenpoil et s’ils n’étaient jamais exposés au soleil, ils ne poussaient pratiquement plus.

- Ah bon ?

- Eh oui, bêta. C’est comme ça, c’est scien-ti-fique ! C’est certainement un savant raoulien qui avait trouvé ça. Le roi avait mis toutes ses équipes sur le coup. Tu penses, ça devenait sérieux, on retrouvait des poils partout, dans la soupe, dans les lits, dans les lavabos, le roi ne pouvait même plus prendre un bain sans qu’il y nage des touffes. Tu comprends ?

- Mais, oui, j’comprends. Je rigole.

- Bon d’accord, OK. Mais, je ne sais plus ce que je disais moi.

- Tu disais qu’il avait fallu trouver autre chose.

- Eh bien, oui, justement, c’est pour ça qu’on l’a installé ici, à l’ombre. Privés de soleil, ses poils poussent moins vite. Par sécurité, on a dû l’isoler totalement. On a même découvert qu’un certain régime alimentaire faisait encore ralentir la pousse des poils. C’est la mouffette qui a été chargée de lui apporter ses repas.

- Et c’est à base de quoi, ce régime ?

- Euhh, une sorte de haricot qui pousse ici, à Pétaouchnok, et dont on fait une purée avec du lait de vacheval.

- Vacheval ?

- Oui, vacheval ! Un animal qui pousse, enfin que les Pétas élèvent. Tu m’embrouilles, tu me fais dire des bêtises.

- En tout cas, je comprends mieux pourquoi il pète si fort.

- C’est surtout parce que ces haricots possèdent une vertu exceptionnelle. Ils ne poussent que sur des terrains riches en uranium. Ils sont bourrés d’énergie. Une très petite quantité

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suffit pour maintenir en vie un être oisif et immobile comme Tartenpoil.

- Ça explique le bruit. Mais l’odeur ?

- Ah ça, mystère ! Les savants du roi se sont penchés sur la question, car les voisins déposaient plainte sur plainte. Passe encore pour le bruit, on peut s’en protéger plus ou moins, mais l’odeur s’infiltre partout, quoi qu’on y fasse. Imagine un aéroport dont les riverains n’auraient pas seulement à subir le vrombissement des appareils, mais aussi, en permanence, une odeur infecte qui leur tomberait dessus à chaque passage.

- Oui, maintenant je peux imaginer. Ils sont tous partis ?

- Il n’y avait rien d’autre à faire. Voilà pourquoi nous n’avons rencontré personne à des kilomètres à la ronde.

- À part la mouffette.

- La m… Ah oui ! La mouffette ? Bien sûr. Où est-elle passée au fait ? Viens, suis-moi, allons-y voir d’un peu plus près.

Les deux amis s’approchèrent de la cabane poilue, à la recherche d’un accès ou au moins d’un trou pour voir à l’intérieur. Fédérica en trouva un dans le mur de derrière, enfin, derrière par rapport au côté par lequel ils étaient arrivés.

- Qu’est-ce que tu vois ?

- C’est tout noir là-dedans et qu’est-ce que ça pue, répondit Fédérica, l’œil collé à la petite ouverture. Elle releva la tête, cligna des yeux et se prit le nez entre le pouce et l’index. Terrible, ajouta-t-elle. Mais, c’est incroyable !

Curieux, Cancoillotte l’écarta gentiment et regarda à son tour. Ce qu’il vit lui fit dresser les cheveux et ses maigres poils des jambes.

- Incroyable ! ne sut-il que répéter.

Le spectacle qui s’offrait à son œil était en vérité au bas mot inhabituel, pour ainsi dire « hors normes ». Et pourtant, les normes à

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Pétaouchnok étaient assez lâches et plutôt élastiques. Ils en avaient déjà vu de belles. Cancoillotte avait même déjà entendu parler de Tartenpoil, mais ce qu’il voyait dépassait l’imagination.

- Salut, fit une voix. Je peux vous aider ?

Ils se retournèrent vivement. Devant eux se tenait la mouffette. C’est-à-dire, l’être qu’ils avaient, de loin, pris pour une mouffette. Il s’agissait en réalité d’une petite bonne femme toute tassée, elle ressemblait un peu à Boutenfoire, en plus jolie. Son dos était couvert d’une fourrure noire et blanche. Il se prolongeait d’une superbe queue touffue, en panache qui revenait au-dessus de sa tête.

- N’ayez pas peur, leur dit-elle voyant leurs mines ébahies. Je m’appelle Pétanfroka, je suis une femmouffette. Tout le monde est parti. Je suis restée pour m’occuper de lui, expliqua-t-elle en désignant la maison derrière eux. Vous savez, moi, les odeurs ne me gênent pas.

Pétanfroka accompagnait ses paroles de nombreux gestes. Elle avait de petits doigts très courts mais agiles.

- Je lui apporte sa soupe aux haricots trois fois par semaine. Sans moi, il serait déjà mort de faim. Plus personne ne pouvait l’approcher. Mais, au fait, qu’est-ce que vous faites là vous deux ?

Cancoillotte ouvrait la bouche pour répondre, quand une nouvelle explosion se fit soudain entendre, suivie d’un long grondement sinistre. Quelques secondes plus tard, la puanteur parvenait jusqu’à leurs narines.

- J’avoue que je me pose aussi la question, fit Cancoillotte, grimaçant.

- Nous voulons retourner chez nous, expliqua Fédérica, dans le monde des humains normaux. Je veux revoir mes parents. Ils me manquent.

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Rendue d’abord hilare par leurs visages déformés de dégoût, Pétanfroka s’émut.

- Je comprends, dit-elle. Je veux bien vous aider, dites-moi ce que je peux faire.

- Malheureusement, nous n’en savons rien, avoua le professeur Cancoillotte, désarmé. La sorcière Mangepadpain nous a seulement demandé de revenir ici, dans la vallée. C’est ce que nous avons fait. Nous avons marché toute la nuit. Sur le chemin, nous nous sommes approchés d’une rivière, nous avions soif. L’eau était d’une fraîcheur délicieuse. Nous avons senti un grand bien-être nous envahir. C’était vraiment bon ! Au bord de l’eau, il y avait d’énormes cristaux transparents, comme des diamants, posés sur un sable de saphirs bleus. Nous nous sommes assis là un moment pour nous reposer. Une sorte de minuscule sirène lumineuse a émergé. Elle était magnifique. Elle avait une longue chevelure brune, des épaules bien rondes, une charmante poitrine miniature, et une queue-de-poisson turquoise, brillante. Elle a déployé de petites ailes et s’est envolée vers nous. C’était très joli, mais un peu agaçant à la fin. Elle n’arrêtait pas de tournoyer autour de nos têtes comme un moustique. J’ai essayé de la chasser, mais j’ai vu qu’elle mettait ses mains en porte-voix sur sa bouche tout en volant en point fixe comme un colibri. J’ai compris qu’elle essayait de nous dire quelque chose, mais sa voix était décidément trop faible pour faire vibrer nos tympans. Alors, elle a eu une idée. Elle a volé au ras de la surface de l’eau, l’extrémité de sa nageoire caudale effleurant les vagues. Dès qu’elle touchait l’eau, celle-ci s’illuminait d’une traînée fluorescente. Elle a commencé à tracer une ligne lumineuse et, peu à peu des lettres sont apparues. T, A, R, T, E, N, P, O, I, L…

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Tartenpoil. La petite sirène volante venait d’écrire le nom de Tartenpoil. Nous nous sommes regardés, nous n’y comprenions rien.

- Puis, Cancoillotte s’est rappelé, reprit Fédérica. Il m’a dit en se frottant le menton : Tartenpoil, Tartenpoil… Attends un peu, il me semble avoir déjà entendu ce nom-là quelque part. Mais, oui, bien sûr. Allez, viens ! Il m’a prise par la main et m’a entraînée jusqu’ici.

Un silence se fit, seulement troublé par le soufflet de forge de l’être qui respirait reclus dans la cabane, à côté.

- Je vois, fit Pétanfroka au bout d’un moment. Tartenpoil doit pouvoir vous aider à retourner dans le monde des hommes. Je me demande bien comment ?

- Nous aussi, s’exclamèrent en chœur Cancoillotte et Fédérica. Pétanfroka sembla réfléchir.

- Je connais un moyen, dit-elle enfin en clignant de l’œil.

Un nouveau grondement se fit entendre à cet instant précis. Fédérica et Cancoillotte se recroquevillèrent aussitôt. Pas facile de se boucher les oreilles et de se pincer les narines en même temps. Pendant quelques instants, l’air fut empuanti, puis le calme revint. Pétanfroka était hilare. Les visages grimaçants des deux amis la mettaient en joie. Les mauvaises odeurs, ça la connaissait. Elle était blindée.

- Il dormait quand je l’ai laissé tout à l’heure. Attendez-moi ici. La femmouffette se retourna et se dirigea vers la cabane. Elle se glissa sous une énorme touffe de poils ondulant et disparut. Fédérica et Cancoillotte s’assirent dans l’herbe de la clairière. Ils se demandaient bien ce que Tartenpoil pourrait faire pour eux. Comme à son habitude, Fédérica avait coupé un brin d’herbe qu’elle

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mâchonnait tranquillement. Cancoillotte, les bras posés sur ses maigres genoux haut relevés, observait le sol, comme en méditation. Leur attente fut brève. Un froissement les fit revenir à la réalité, ils levèrent la tête et virent Pétanfroka ressortir de la cabane. Elle tenait un objet à la main qu’ils ne pouvaient pas distinguer. Un léger sourire planait sur sa face minuscule et plissée. Son regard brillait.

- Je crois avoir bien travaillé pour vous, commença-t-elle. Au début, il n’a rien voulu savoir. Le pauvre est vraiment déprimé. Il en veut à l’univers entier et n’a envie d’aider personne. J’ai tout de même réussi à le convaincre. Au fond, ce n’est qu’un de ces bougons au grand cœur. Il m’a dit quelque chose pour vous et m’a donné ça, à vous remettre.

Fédérica se leva et courut jusqu’à Pétanfroka. La petite femmouffette lui tendit la main en souriant.

- Tiens, prends, Tartenpoil vous souhaite bonne chance. Cela faisait si longtemps qu’il conservait ce truc. Il ne savait pas pourquoi. Comme quoi, même dans la pire des situations, on peut toujours avoir des occasions de bonheur en aidant les autres.

- Qu’est-ce que c’est que ce machin ? demanda Fédérica en prenant l’objet dans sa main et en le faisant tourner dans tous les sens.

- C’est un relève-pitch, fit Cancoillotte qui s’était placé derrière elle et regardait par-dessus son épaule.

- Un relève… quoi ? s’écria Fédérica en se retournant vers lui.

- Un relève-pitch. J’ai vu qu’on l’utilisait pour réparer les greens de golf, pour reboucher les trous creusés par les balles quand elles pitchent, c’est-à-dire quand elles tombent de haut sur les greens, expliqua Cancoillotte en s’emparant de l’objet et en l’examinant attentivement. C’est un petit outil très pratique.

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Mais, j’ai aussi constaté que beaucoup de joueurs négligent de s’en servir et laissent sans vergogne leurs trous de balles derrière eux.

Le relève-pitch était en métal. Petite plaque brillante et légère munie de deux longues pointes effilées, il devait mesurer à peine une dizaine de centimètres. C’était ce genre de relève-pitch souvenir que l’on collectionne ou dont on fait cadeau à ses amis golfeurs quand on revient d’un voyage. Il était particulièrement joli. Un vrai bijou. Cancoillotte l’observait avec beaucoup d’attention. Fédérica vint près de lui, s’appuya sur son bras :

- Pourquoi Tartenpoil nous a-t-il confié ce truc ?

- C’est ce que je suis en train de me demander. Il y a quelque chose d’écrit là, mais c’est presque effacé, je n’arrive pas à déchiffrer.

- Tartenpoil m’a aussi demandé de vous transmettre ce message : Méfiez-vous !

- Méfiez-vous ? s’exclamèrent les deux amis ensemble.

- Méfiez-vous ! C’est bien ça.

- Et rien d’autre ? De quoi devrions-nous nous méfier ?

- Je l’ignore, il ne m’a dit que ça. Dis-leur « Méfiez-vous ! ». Voilà, c’est tout, rien d’autre. Bon, ce n’est pas tout ça, mais je dois y aller. Si vous voulez, je vous raccompagne jusqu’à la sortie.

Ils retraversèrent le bosquet en sens inverse. Fédérica, tenait le relève-pitch bien fermement dans sa petite main. Ils débouchèrent dans la plaine, se relevèrent et secouèrent encore les morceaux de branches épineuses qui leur collaient aux épaules et dans les cheveux. Pétanfroka resta tapie à l’orée, cachée dans les hautes herbes.

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- Salut les amis, bonne chance, leur lança-t-elle. Contente d’avoir pu vous aider. J’espère que vous réussirez à rentrer chez vous.

- Merci ! Merci pour tout, dirent Fédérica et Cancoillotte. Ils ne la voyaient déjà plus.

Ils prirent le chemin qui conduisait en bas, vers la ville.

Soudain, deux lourdes mains se posèrent sur leurs épaules et les retournèrent sans ménagement.

- Mais, qu’est-ce qu……. ?

Le cri de Cancoillotte s’étrangla dans sa gorge. Devant eux, se tenaient deux colosses au crâne rasé, à la mâchoire carrée et aux muscles puissants, moulés dans des polos blancs, immaculés et frappés du même signe cabalistique qu’ils avaient déjà vu sur la casquette de Toutankhaputt dans le temple. Ils portaient des pantalons à pinces beiges aux plis impeccables, soutenus par des ceintures en cuir fauve aux boucles argentées, et des chaussures bicolores. Ils étaient si grands qu’ils cachaient le soleil. On avait du mal à distinguer leur visage.

Fédérica était statufiée par la peur. Elle serrait le petit relève-pitch de toutes ses forces tout en fixant l’homme qui lui faisait face.

- Des gardes raouliens, chuchota Cancoillotte. Zut, ça devient sérieux.

- Mademoiselle, veuillez me remettre l’objet que vous tenez dans votre main s’il vous plaît !

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Le relève-pitch sacré

La main tendue du garde raoulien, puissante, osseuse.

- Misère ! frissonna Fédérica. Avec une main comme ça, il pourrait m’écrabouiller la tête d’un seul coup.

Les yeux fixés sur cette main immobile, elle serrait fermement le précieux relève-pitch dans son petit poing caché derrière le dos. Puis, lentement, elle suivit des yeux le dessin ondulant d’une veine bleue, gonflée, sur l’avant-bras du garde. La veine continuait le long du monstrueux biceps, saillante, palpitante. Elle faisait une petite bosse sous le bord de la manchette du polo. Alors, Fédérica leva la tête et vit le visage du garde. Il ne riait pas du tout. Il attendait qu’elle veuille bien déposer l’objet réclamé dans sa paume et manifestait son impatience par de brefs mouvements des doigts. Il dit :

- Alors, ça vient ? Tu me le donnes ce truc ?

Elle regarda sur le côté. L’autre garde était occupé à maintenir Cancoillotte par les épaules. Elle avait déjà pris sa décision. Elle ne savait pas encore pourquoi, mais ce relève-pitch était son seul espoir de rentrer à la maison. Elle ne voulait pas le perdre juste au moment où elle venait de l’obtenir. Elle crispa ses phalanges sur le haut de l’objet, laissant dépasser les deux pointes métalliques acérées et, d’un geste dont la fulgurance la surprit elle-même, elle les planta de toutes ses forces dans le bras du garde, juste sur la veine. Un sang carmin s’en échappa aussitôt et l’homme y appuya sa main gauche, en poussant un gémissement de douleur. Fédérica profita de sa surprise et de quelques secondes de flottement. Elle pivota sur place et s’élança vers le bosquet de Tartenpoil aussi vite que ses jeunes jambes

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voulurent bien la porter. Son cœur battait à deux cents à l’heure. Le bosquet n’était qu’à quelques dizaines de mètres. Le garde était déjà sur ses talons :

- Arrête-toi, chipie, hurlait-il. Arrête-toi immédiatement. Tu vas regretter ce que tu viens de faire.

Elle le sentait s’approcher. Mais, soudain, sur sa droite, elle entendit :

- Hé, psssiitt, Fédérica, par ici, vite !

Elle bifurqua aussitôt en direction de cette voix qui l’appelait, surprenant le garde qui allait s’emparer d’elle dans la seconde suivante. Elle réussit à lui échapper et plongea sans réfléchir dans une minuscule trouée dans les arbres où son poursuivant n’avait aucune chance de pouvoir la suivre.

Dès qu’elle fut certaine d’être à l’abri. Elle s’assit pour reprendre haleine. Elle examina la forêt autour d’elle. Quelques pas seulement la séparaient du garde raoulien. Comme un chat devant un trou de souris, furieux de voir sa proie lui échapper, il essayait désespérément de pénétrer dans le bosquet, entrant la tête, puis la retirant quand il vit que ses épaules ne passeraient jamais. Ivre de frustration, il lança à haute voix : « Tu ne perds rien pour attendre, sale gamine. Je te retrouverai et tu me paieras ça ! ». Puis, il recula et s’éloigna, le bras enveloppé d’un mouchoir rougi.

- Fédérica !

La petite fille tourna la tête. Pétanfroka, la femmouffette, avançait vers elle, un doigt posé sur les lèvres.

- Chhhuuuttt !, fit-elle. Attendons que les gardes soient loin.

- Mais, et Cancoillotte ?

- Ils vont l’emmener au palais, c’est sûr !

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- Pourquoi ? Je ne comprends rien. Fédérica avait peur. Elle craignait pour son ami le professeur. Qu’allait-il advenir de lui ? Allait-on le mettre en prison ? Pire peut-être ? Oh, non ! Elle s’apprêtait à ressortir à l’air libre pour se rendre, mais Pétanfroka l’avertit :

- Ne fais pas cela, tu le regretterais. Tu ne connais pas ces gardes raouliens, ils peuvent être terribles.

- Mais, nous ne pouvons pas laisser Cancoillotte à leur merci. Je vais leur donner l’objet, ce relève-machin.

- Je te le déconseille. Ils semblent tenir très fortement à cette chose. Ils ont ton ami, mais toi tu as le relève-pitch, quoi qu’il vaille à leurs yeux, ce que j’ignore, ils ne feront rien à Cancoillotte tant qu’ils ne l’auront pas repris.

- Je commence à comprendre pourquoi Tartenpoil nous avait fait dire de nous méfier. Mais, si vite, nous venions à peine de sortir du bosquet. Nous aurions dû être beaucoup plus vigilants.

- Oui, vous avez été imprudents, admit Pétanfroka, mais à présent il faut trouver une solution.

- Que peut-on faire ?

- Je vais retourner voir Tartenpoil et lui demander s’il sait quelque chose qui pourrait vous aider.

La femmouffette s’éloigna en direction de la clairière de l’hirsute et Fédérica resta seule, assise par terre, le cœur encore battant. Elle s’approcha doucement de la trouée dans la végétation par laquelle elle avait échappé au garde, sortit prudemment la tête… Personne !

Elle osa alors s’extirper tout entière et se mit debout. La main en visière au-dessus des yeux, elle observa la plaine qui s’étendait jusqu’au palais-église en forme de balle de golf géante au bord de

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l’océan. Sur le chemin, miniaturisés par la distance, elle aperçut Cancoillotte, encadré par ses gardes raouliens. Ils le poussaient sans ménagement, lui balançant des claques sur l’arrière de la tête et des pieds aux fesses. En essayant d’éviter les coups, il trottinait dans les nuages de poussière dorée qui s’élevaient sous les pas des trois hommes.

- Où vont-ils bien l’emmener ? se lamentait Fédérica. Qu’est-ce qu’ils vont lui faire subir ? Tout ça c’est de ma faute. J’aurais dû me tenir tranquille.

Un énorme fracas la tira brutalement de ses réflexions chagrines. Elle se pinça le nez et ferma les yeux très fort. Malgré cela, elle sentit l’infâme puanteur la recouvrir.

- Mon Dieu, pensa-t-elle, ce type est vraiment p…

Elle se souvint juste à temps que son salut et celui de Cancoillotte dépendaient justement de ce « type p… ».

Le vent avait déjà dispersé l’immonde fumet. Fédérica ouvrit les yeux et respira normalement. Elle pénétra sous les arbres, trouva un petit nid d’herbe tendre où elle s’assit les jambes croisées. On n’entendait plus rien que les chants des oiseaux et la brise qui sifflait dans les branches. Comme elle aimait bien le faire, Fédérica coupa une herbe et commença à en mâchouiller l’extrémité, qu’elle trouva acide. Elle songeait à tout ce qu’il lui était arrivé depuis le début de son aventure. Elle pensa à Édouard, son ami l’oiseaume. Qu’était-il devenu, le reverrait-elle jamais ?

Tout à sa méditation, Fédérica manipulait le relève-pitch.

- Tout ça à cause de ce machin, se dit-elle, en examinant l’objet de plus près.

Il y avait un peu de sang séché sur les pointes. Elle les frotta dans l’herbe pour les nettoyer et vérifia que toute trace avait disparu.

- Qu’est-ce qu’il peut bien avoir de spécial ?

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Tournant et retournant le relève-pitch entre ses doigts, Fédérica l’observait attentivement. Il était en métal brillant, blanc. D’un côté on voyait une inscription, usée, difficilement lisible, surplombant une gravure, on aurait dit une sorte de figure géométrique étrange à laquelle elle ne comprenait rien. Le dos était nu, à l’exception d’un poinçon qui attestait de la qualité de cet objet et du métal précieux dans lequel il avait été fabriqué.

Fédérica était perplexe. Tout cela la dépassait. Elle se sentit soudain fort découragée. Elle s’étendit sur le sol, serra le relève-pitch dans son petit poing contre son cœur, replia ses genoux vers elle et s’endormit presque aussitôt.

Elle aurait voulu que ses rêves la reposent. Puisque sa réalité était comme un rêve, son rêve aurait pu devenir comme la réalité. Une simple question d’équilibre. Mais, cela ne marche pas comme ça. Le rêve, c’est toujours le rêve, on n’y peut rien. Même quand on rêve qu’on rêve, cela nous entraîne vers d’autres pays, d’autres mondes, jamais les mêmes. Pas facile de s’y retrouver parfois. Fédérica étaitelle une petite fille en train de rêver ou était-elle le principal personnage du rêve de quelqu’un d’autre qui lui-même était rêvé par un troisième ? Où s’arrête la réalité, où commence le rêve ?…

- Fédérica… Féd’, réveille-toi !

- Hmmm, ouuuiii, qu’est-ce qui se passe ? grommela la petite fille en se frottant les yeux de toutes ses forces.

- C’est moi, Pétenfroka. J’ai vu Tartenpoil. Il est d’accord pour t’aider, mais il y a une condition.

Fédérica s’était assise et reprenait peu à peu ses esprits. Elle avait le visage gonflé et la mine grognon.

- Ah oui ? Et c’est quoi cette condition ?

- Euh, c’est-à-dire, c’est un peu délicat…

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- Allez, vas-y Pétenfroka, n’aie pas peur. Dis-moi. De toute façon, je n’ai pas le choix, si je peux faire quelque chose pour lui, ce sera avec plaisir.

- Bon, eh bien, quand tu retourneras chez toi, dans ton monde, il voudrait que tu prennes contact avec Gillette.

- Gillette, tu dis ? Kézako ?

- Oui, c’est ça Gillette, c’est ce qu’il m’a dit. Mais je ne sais pas qui c’est.

- J’ai déjà vu ce nom-là quelque part. Bon sang, ça me dit quelque chose ! Ah oui, ça y est, je me rappelle. C’est sur les lames de rasoir de Papa et sur sa bombe de crème à raser… Mais, comment Tartenpoil peut-il connaître Gillette ?

- Je l’ignore, en tout cas il m’a bien dit que si tu parvenais à retourner chez toi, tu devrais prendre contact avec Gillette et lui raconter tout ce que tu as vu ici, dans cette clairière.

- C’est tout ?

- Oui, c’est tout ce qu’il m’a dit.

- Bon, ben, c’est d’accord, évidemment. Je me demande bien comment je vais pouvoir contacter cette Gillette, mais je verrai bien, ne t’en fais pas, tu peux lui dire que c’est arrangé, je m’en occuperai pour lui.

Un joli sourire de quenottes blanches illumina le visage de la femmouffette.

- Viens, dit-elle en saisissant la main de Fédérica, suis-moi, je vais te montrer quelque chose.

*

Pétenfroka marchait vite. À genoux, Fédérica avait du mal à la suivre. Le passage était étroit, ses cheveux s’accrochaient aux branchages et

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aux ronces. Elle comprit qu’il ne fallait pas essayer de forcer, mais plutôt y aller en souplesse, en se faufilant du mieux possible. Elle attacha ses cheveux en queue-de-cheval sur sa nuque, plissa les yeux et respira un grand coup…

Le silence était impressionnant, on entendait le bruissement du vent, le bourdonnement de quelques insectes. Fédérica percevait les battements de son cœur. En relevant la tête, elle pouvait apercevoir, assez loin à présent, se dandiner le derrière poilu et le panache noir et blanc de Pétanfroka. Il lui fallut environ quinze minutes pour sortir du bosquet. Elle se releva, se frotta les genoux et le visage, cligna des yeux pour s’habituer à la lumière…

- Par ici, hé, Féd’, par ici…

Pétanfroka lui faisait signe de la rejoindre. Elles avaient débouché de l’autre côté du repaire de Tartenpoil.

- Qu’est-ce que tu voulais me montrer ? demanda Fédérica.

- Viens, ce n’est pas loin.

Maintenant qu’elle était sur ses jambes et en terrain découvert, la petite fille avait l’avantage. C’était elle à présent qui devait ralentir le pas pour attendre son amie. Elle serrait toujours le relève-pitch au creux de son poing. Elle s’arrêta un moment et remarqua la musique.

- Tu entends ?

- Oui, dit Pétanfroka, j’entends, c’est mieux que les éruptions de Tartenpoil, n’est-ce pas ?

- Tu rigoles, copine. J’ai déjà entendu une musique comme ça une fois. C’était trop beau ! C’était l’autre soir, sur la colline, avec la sorcière. Il y avait un orchestre, ils étaient trois, mais celui qui jouait ce qu’on entend maintenant, je n’ai pas pu le voir, il est resté dans l’ombre. J’ai seulement vu son instrument. Je ne sais pas ce que c’est. Une sorte de mandoline.

- C’est un barbat.

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- Un quoi ?

- Un barbat, l’ancêtre de tous les instruments de musique à cordes. Il paraît qu’il a été créé par les Dieux. Il était connu et joué par les grands Pharaons d’Égypte, les hommes-dieux… La musique se faisait plus claire.

- Ah oui ? Et comment sais-tu tout cela ?

- Oh, ça et bien plus encore, je sais beaucoup de choses, tu serais surprise. Je suis très vieille tu sais, j’ai beaucoup voyagé.

- Toi, très vieille ? Mais quel âge as-tu ?

- J’ai dix ans.

- Ha, ha ! Je vois bien que tu plaisantes, moi aussi j’ai dix ans.

- Oui, d’accord, mais ce n’est pas pareil. Pour une femmouffette, les années ne sont pas les mêmes que pour toi. Chaque année, je vis dix de tes années. Comparée à toi, j’ai donc cent ans.

- Cent ans ?

- Eh oui, cent ans. Mais ce n’est pas grave car nous, les femmouffettes, pouvons vivre cinquante-cinq ans. Tu vois, j’ai encore de la marge. C’est pour cela que je te parais si jeune.

Fédérica était songeuse. Elle commençait à sentir les effets envoûtants du barbat.

- Je vais te présenter à quelqu’un qui te sera certainement très précieux.

- Tu veux dire le musicien ? Tu le connais ?

- Bien sûr, ici tout le monde le connaît. Allez, viens.

Les deux amies marchèrent en direction de la musique. Plus elles s’en approchaient, plus le son se faisait délicieux. Et soudain, elle le vit. Il était assis sur un banc de pierre blanche, vêtu d’une longue robe blanche et coiffé d’un turban immaculé. Son visage était sombre, avec des yeux d’un bleu comme une améthyste ou un lapis, profond et

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brillant. Il portait une courte barbe noire, taillée en pointe, qui cachait sa bouche. Son nez était droit. Il était penché sur son instrument et ses longues mains volaient sur les cordes et le manche. Les sons qui naissaient sous ses doigts étaient enchanteurs. Il partit plusieurs fois dans des improvisations sur un rythme de plus en plus soutenu, puis égrena encore quelques notes avant de relever la tête et d’apercevoir Fédérica et Pétanfroka qui l’applaudissaient. Elles étaient en extase.

- Je vous ai déjà entendu. Vous étiez avec vos amis l’autre soir, vous avez joué pour la sorcière Mangepadpain.

- C’est vrai, admit le musicien en posant son instrument ventru sur le banc à côté de lui. J’étais là-bas. Je t’ai vue. Mais, où est l’homme qui était avec toi ?

- Cancoillotte ? Des gardes raouliens l’ont arrêté et emmené au château.

- Tsss, fit le musicien, ce n’est pas très bon.

- Pourquoi, s’alarma Fédérica, vous savez quelque chose à propos de Cancoillotte ?

- Non, je ne sais rien sur lui particulièrement. Mais je connais les gardes raouliens, ils peuvent être féroces. Fédérica frissonna.

- Ne t’inquiète pas trop quand même. S’ils ne l’ont pas éliminé tout de suite, c’est qu’ils ont reçu l’ordre de le ramener vivant. Ils ne lui feront rien.

- Parce que c’est moi qu’ils recherchent, confia Fédérica. Je possède quelque chose qu’ils veulent absolument, mais ils ne l’auront jamais.

- C’est un relève-pitch en istradium 3,14 que Tartenpoil lui a donné, intervint Pétanfroka.

- Comment ? fit le musicien stupéfait. C’est toi qui a le relèvepitch sacré ?

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- Euh, oui, je crois, regarde ! bafouilla Fédérica en tendant le relève-pitch au musicien, après avoir consulté du regard Pétanfroka qui lui fit signe qu’elle pouvait avoir toute confiance.

Le joueur de barbat examinait l’objet avec respect et attention.

- C’est bien le relève-pitch sacré, finit-il par dire. Ça alors ! Je n’en reviens pas. Le roi le cherche comme un fou depuis des mois. Il lui avait été offert par Mangepadpain, la sorcière. Il possède un pouvoir magique. Il suffit d’en poser les pointes sur un green de golf pour qu’aussitôt la ligne menant jusqu’au drapeau et au trou apparaisse clairement comme si on l’avait balisée de lumière.

- Oui, et alors, c’est tout ? interrogea Fédérica dépitée.

- C’est tout ? Mais tu es inconsciente ma pauvre petite fille. Pour Raoul 253 et ses fidèles sujets, ce relève-pitch, c’est le signe du pouvoir. C’est la magie qui te permet de gagner les tournois de golf. Toute la puissance du roi réside dans cet objet qui te semble anodin.

Au fait, pourquoi étais-tu venue sur la colline l’autre soir pour voir la sorcière ?

- Parce que je voudrais rentrer chez moi, voir mon Papa et ma Maman et mon chat Prosper.

- Ah oui ? Et que t’a dit Mangepadpain ?

- Que je devrais surmonter trois épreuves pour obtenir la formule qui me permettra de rentrer chez moi, avec Cancoillotte.

- Et quelles sont ces trois épreuves ?

- Je n’en sais rien, elle ne me l’a pas dit. Elle m’a simplement expliqué que je le saurais le moment venu.

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- Je te le confirme, petite fille, fit le musicien. Je peux même te dire que tu as déjà réussi une de tes trois épreuves.

- Tu crois ? demanda Fédérica.

- Je le sais, je suis là pour te l’apprendre et te diriger vers ta seconde épreuve. Tartenpoil, le relève-pitch, le garde raoulien blessé, tout cela c’était ta première épreuve et tu t’en es brillamment sortie.

- Peut-être, mais Cancoillotte…

- Tsss, tsss, je t’ai déjà expliqué qu’ils ne feront rien à ton ami. Ils vont juste le garder enfermé pour essayer de t’appâter. Alors, voilà ce que tu vas faire…

Il prit son barbat et le plaça contre son ventre. Le vernis émit des rayons vers les yeux de Fédérica qui s’était assise dans l’herbe. La finesse transparente du bois lui apparut dans la lumière du jour qui diminuait peu à peu.

Des notes s’élevèrent, douces et cruelles à la fois. Puis, il se mit à chanter. C’était comme la mélodie d’un ange qui provoquait en vous des réactions ésotériques et merveilleuses. Le temps s’était arrêté et, dans l’esprit de Fédérica, des images surgirent.

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L’armure invisible

Elle vit un labyrinthe.

Elle courait comme une folle dans les allées sans trouver d’issue. Puis, la musique se calma et Fédérica ralentit sa course. Elle était essoufflée. Elle avait peur. Elle ne reverrait jamais sa maman, son papa. Elle ne rentrerait jamais chez elle…

C’était trop dur pour une petite fille de dix ans. Elle éclata en sanglots.

- N’aie pas peur, c’est juste des images dans ta tête. De sa main minuscule, Pétanfroka caressait les cheveux de Fédérica. La musique s’était arrêtée.

- J’étais enfermée dans un labyrinthe, impossible de m’échapper, c’était horrible !

Fédérica en tremblait encore. Ses épaules étaient secouées et ses dents claquaient. Elle se leva et se dirigea vers le musicien. Il la regarda bien dans les yeux et elle eut l’impression de plonger dans l’océan.

- Ne crains rien, lui dit-il. Tu es protégée. Ce labyrinthe, tu le trouveras, tu t’y perdras, mais, si tu as confiance, tu en sortiras et tu trouveras la direction du temple merveilleux.

Fédérica lui sourit poliment, elle le remercia et tourna les talons. Inconsciemment, elle regarda autour d’elle à la recherche d’un signe montrant la présence de caméras. Elle se disait que tout cela tournait décidément au mauvais remake de Fort Boyard, en songeant à ce jeu télé de l’été qu’elle regardait en famille et qui la passionnait. Mais, en l’occurrence, il ne s’agissait pas seulement de gagner des boyards

Fédérica Pilule 97 13

pour une association caritative, c’était sa vie qui était en jeu et aussi celles de Cancoillotte et d’Édouard.

- Il t’a dit quelque chose ?

Pétanfroka venait aux nouvelles. Fédérica revint à la réalité.

- Oui, euh, c’est-à-dire… Il m’a dit d’avoir confiance et que j’étais protégée.

- Bien sûr que tu es protégée, puisque tu possèdes le relève-pitch sacré.

- Mais, comment ?

Fédérica commençait à douter sérieusement de ce qu’elle vivait. Puis, elle sentit la minette de Pétanfroka se blottir dans sa paume. Cette femmouffette était là avec elle, elle la voyait, elle la touchait et elle entendait ses paroles. Alors, pour en avoir le cœur net, Fédérica eut une idée.

- Pétanfroka ?

- Oui Fédérica ?

- Tu veux bien m’expliquer pourquoi les femmouffettes sont tenues à l’écart comme tu l’es ?

- Mais, tu le sais très bien.

- Euh, non, pas vraiment, non !

- C’est à cause de l’odeur… De notre odeur.

- Mais, je ne sens rien de mauvais ici… C’est même un paradis des parfums. À part quand Tartenpoil en lâche une, bien sûr.

- Tu ne sens pas d’odeur parce que je ne te veux pas de mal. Si j’avais à me défendre de toi, je t’aspergerais d’une odeur insupportable. Je t’assure, une puanteur pareille, personne ne peut y résister. En comparaison, les gaz de Tartenpoil, c’est du pipi de chat.

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- Tu veux dire que toi, si mignonne, si amicale, si souriante, si fragile, tu peux te transformer soudain en l’être le plus détestable, le plus répugnant ?

- Eeeh oui, soupira Pétanfroka. C’est comme ça. Mais, ne crains rien. Pour toi je serai toujours gentille. C’est juste pour me défendre. Je n’utilise jamais cette arme si ce n’est pas absolument nécessaire. Figure-toi que cette odeur me donne envie de vomir.

Fédérica partit d’un grand rire.

- Comment ? Ta propre odeur te fait vomir ?

- Eeeeh oui, ressoupira Pétanfroka. Tu sais, quand ça sent mauvais, mais vraiment mauvais, c’est pour tout le monde pareil.

- Et cette odeur, elle dure longtemps après ?

- Pas mal, oui, elle persiste plusieurs heures, jusqu’à ce que l’on puisse se désinfecter…

- Vas-y, fais-le, s’il te plaît.

- Pardon ?

- Vas-y, fais-le ! S’il te plaît.

- Oui, j’avais bien entendu, mais fais-le quoi ?

- Asperge-moi !

- Quoi ?

- J’ai dit asperge-moi ! T’es sourde ou quoi ?

- Mais, mais…

- Ya pa d’mê, mê. Asperge-moi, j’ai mes raisons.

Fédérica ne lâchait pas son idée. Elle y trouvait deux avantages. D’abord une confirmation hurlante qu’elle ne rêvait pas et qu’elle était bien en train de vivre la réalité, une réalité, sa réalité en tout cas. Si les rêves sont innombrables, pourquoi n’y aurait-il qu’une seule et unique Réalité, avec un grand « R » ? Le deuxième avantage était

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tactique. L’odeur nauséabonde qui l’enveloppait, la protégerait d’éventuels agresseurs. Elle disposerait de quelques heures avait dit Pétanfroka.

- Je comprends, fit la femmouffette. Je veux bien t’asperger, mais avant cela, je voudrais que tu prennes ceci, c’est un antidote. Quand mon odeur est trop forte, je l’utilise pour réduire la souffrance.

- La souffrance ?

- Oui, à ce degré de désagrément, cela devient de la souffrance, oui.

- C’est comme avoir mal aux dents ?

- Très mal aux dents alors. L’effet de mon odeur est beaucoup plus fulgurant. Ton nez est comme frappé de plein fouet, tu voudrais arracher tes yeux tellement ils te brûlent et ta bouche sèche instantanément. Le pire, c’est qu’il n’y a pas de fuite possible. L’odeur te colle à la peau, elle te suit partout où tu vas. Le seul moyen est de trouver un point d’eau et de se frotter énergiquement, l’odeur partira ensuite peu à peu. Mon antidote est une autre façon, secrète, de se protéger.

Pétanfroka tendit à Fédérica ce qui ressemblait à une fleur séchée. La petite fille la porta à son nez. Elle exhalait un parfum absolument délicieux, comme elle n’en avait jamais connu. Ou plutôt si, cela lui rappelait quelque chose… Elle huma encore, puis une troisième fois en aspirant un peu plus profondément. Des images envahissaient son esprit. Elle se vit tout bébé, dans les bras de sa mère et reconnut enfin l’exquis effluve de l’aisselle de Maman.

- C’est une plante magique, expliqua Pétanfroka, nous ne sommes que très peu ici à en posséder. Elle exhale une senteur différente pour chacun. Celui ou celle qui la renifle percevra l’odeur ou le parfum qu’il préfère entre tous et il sera protégé

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non seulement de la puanteur de mes déjections, mais aussi de toutes les mauvaises odeurs du monde. Le désodorisant absolu en quelque sorte. Celui qui vous débarrasse définitivement de tout relent désagréable. Le problème, c’est qu’il efface aussi les bonnes odeurs. Fini les bon petits plats mijotés, les eaux de toilette rafraîchissantes, les foins coupés, le lilas, les marrons qui grillent… Il faut choisir, toutes les odeurs ou pas d’odeur du tout. Enfin, si, une odeur, ta préférée. C’est souvent celle de ta maman, tu sais. Moi cela me fait pareil, quand je respire mon antidote, cela me fait penser à ma pauvre maman.

- Elle est morte ?

- Grands dieux, non ! Elle n’est pas morte. Elle est partie un jour avec un blairomme que nous connaissions à peine.

- Avec un quoi ?

- Un blairomme, c’est un type de notre famille. Une sorte de cousin éloigné, si tu veux. Il y a les femmouffettes et les blairommes. Il y a aussi les hommoufettes et les blairemmes. Tout ça c’est notre grande famille. - ?!

- Mon père a beaucoup souffert du départ de Maman. Il n’a plus jamais été le même. Et puis un jour, un triste jour, il a décidé d’en finir. Il souffrait trop. Toute cette boue, ça le dégoûtait. Il s’est aspergé lui-même trois fois de suite…

- Et alors ?

- Alors, il est mort.

- Mais c’est horrible !

- Oui, tu peux le dire, horrible. Il est resté à se tordre de douleur par terre pendant des heures. On l’a retrouvé tout

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recroquevillé et les poils grillés par son propre liquide. C’était pas beau à voir.

- Mais, comment est-ce possible ?

- Notre liquide est un poison violent, mais nous savons le doser en fonction de l’attaque que nous voulons repousser. Trois jets consécutifs sur la même personne, c’est radical, il n’y a aucun espoir d’en réchapper. Nous n’utilisons jamais de telles doses. C’est extrêmement rare. Il faudrait que notre vie soit mise en péril, mais, en général, on nous laisse plutôt tranquille et l’on à tendance à s’écarter de notre chemin. Je vais te mettre la dose minimale, mille fois plus faible que la dose mortelle, et pourtant tu verras, ou plutôt tu sentiras, que c’est déjà très difficile à supporter.

- Vas-y, je suis prête. Fédérica se tenait debout, bien droite, les bras en croix, le visage tendu, les yeux fermés.

- Tourne-toi, lui dit Fédérica, je ne veux pas t’en mettre sur le visage.

Les deux amies se retournèrent dos-à-dos.

- Ecarte-toi un peu, dit Pétanfroka

Dès que Fédérica eût avancé de deux ou trois pas, elle baissa la tête et le buste d’un mouvement rapide tout en dressant sa jolie queue en panache. Le mouvement fit pression sur ses glandes anales qui secrétèrent une forte quantité de liquide jaunâtre aussitôt vaporisé à plusieurs mètres de distance. C’était impressionnant !

Une odeur âcre et acide envahit l’atmosphère. Fédérica sentit comme un coup de poing au ventre. Elle eut la force de placer l’antidote sous son nez et l’odeur disparut. Par jeu, par curiosité, elle l’éloigna de son visage et fut immédiatement prise de nausées, cette

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odeur était vraiment répugnante, à un point qu’elle n’aurait jamais imaginé. L’armure parfaite.

- Merci, lança-t-elle à Pétanfroka qui la regardait en souriant.

- C’est bien la première fois qu’on me remercie d’avoir lâché mon liquide, s’étonna la femmouffette. Je suis bien certaine que cela n’arrivera plus jamais. Heureuse de te rendre service.

- Bon, eh bien, maintenant je vais y aller, dit Fédérica tout en tortillant l’antidote sous son nez. Encore merci pour tout. Ah, au fait, comment ça s’appelle ce truc que tu m’as donné, cet antidote ?

- C’est un pétale de fleur de lotus udumbara séché. Je l’ai reçu de ma grand-mère qui en détenait le secret.

- Et où pousse ce lotus ?

- On le trouve uniquement dans un petit étang au creux d’un vallon de montagne fermé aux yeux des profanes.

- Je vois. C’est très précieux. Encore merci de tout mon cœur.

Les deux amies s’embrassèrent, les larmes aux yeux, tout autant à cause de l’émotion que de l’odeur qui commençait à empester sérieusement.

- Bonne chance, dit Pétanfroka en reniflant. Je te souhaite de rentrer bientôt chez toi.

Elle regarda Fédérica s’éloigner en lui faisant un signe de la main. La fillette se retourna une dernière fois :

- C’est quoi un profane ? *

Fédérica marchait depuis déjà une heure. Elle n’avait pas rencontré âme qui vive. Elle s’en était d’abord étonnée, puis avait compris que son armure invisible fonctionnait à merveille. Tous les êtres

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s’éloignaient à son approche. Son aura nauséabonde devait s’étendre à plusieurs dizaines de mètres au moins. Il suffisait du reste qu’elle retirât le lotus magique de sous son nez pour comprendre la raison du désert qui l’entourait. La puanteur avait déjà perdu sa grande violence initiale, mais elle persistait dans sa lourdeur et son acidité.

- Parfait, pensa Fédérica, je suis protégée pour au moins quatre à cinq heures.

Elle voulait savoir ce que Cancoillotte était devenu et surtout le délivrer. Pas une seconde, elle n’imagina quitter Pétaouchnok sans lui.

Elle marchait, le relève-pitch sacré dans la main gauche, bien serrée, et son précieux lotus séché entre le pouce et l’index, posé juste sous son nez. Elle approchait du temple en forme de balle de golf. Elle croisa des Pétas qui se tenaient à distance en se bouchant les narines et en agitant les poings.

Elle n’était plus qu’à une centaine de mètres du sanctuaire. Elle voyait clairement l’allée bordée de clubs de golf géants et de fanions colorés. Soudain, elle se figea sur place. Une dizaine de gardes raouliens sortis du bâtiment se rangèrent en face d’elle. Parmi eux, Fédérica reconnut les deux qui avaient emmené Cancoillotte. Elle frissonna un instant, puis se ressaisit. N’était-elle pas protégée par la meilleure des armures invisibles ?

- Oui, pensa-t-elle, mais s’ils me tirent dessus, ou s’ils m’attrapent dans un filet… Méfiante, Fédérica reprit sa marche et s’approcha des gardes, toujours immobiles. Ils la fixaient du regard tout en se protégeant le nez d’un mouchoir ou de la main comme ils pouvaient. Quand elle ne fut plus qu’à dix mètres, l’un d’eux sortit brusquement un tuyau d’arrosage et le braqua sur Fédérica, l’inondant des pieds à la tête, tandis que ses collègues se précipitaient sur elle.

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D’abord surprise, la petite fille se jeta sur le côté et se mit à courir de toutes ses forces vers l’autre extrémité du temple, en direction des ascenseurs. Ses vêtements trempés ralentissaient ses mouvements, mais elle réussit tout de même à plonger dans un ascenseur et à appuyer sur le bouton de descente.

- Nous la tenons ! dit un des gardes. Elle ne peut plus nous échapper. *

Dans l’ascenseur qui plonge à toute vitesse vers le centre de la Terre, Fédérica s’égoutte. Elle regarde ses pieds sur lesquels ruissellent de petits courants d’eau. Ses cheveux lui collent au visage. Elle se voit dans le miroir. Elle se sourit.

- Tu l’as échappé belle ! lance-t-elle à son reflet.

Elle est encore essoufflée. Son cœur est toujours emballé.

- Enfin, NOUS l’avons échappé belle. Nous sommes dans le coup toutes les deux, n’est-ce pas ? On s’en sort pas mal jusqu’ici, tu ne trouves pas ?

Et puis, elle pense au relève-pitch. Elle tâte ses poches. Ouf ! Elle le sent sous ses doigts. Elle l’attrape, le prend dans sa main et l'examine encore.

- Pourquoi veulent-ils te récupérer à tout prix ? dit-elle à voix haute. Quel est ton secret ?

Soudain, l’ascenseur s’immobilise. Les portes s’ouvrent. Fédérica est debout là, au milieu de la cabine, le précieux objet dans la main, en pleine lumière. Elle émerge de sa rêverie. Un grand trou noir, béant s’ouvre devant elle. Elle pense :

- Zut ! Le tuyau d’arrosage, l’eau. Je ne suis plus protégée. Mais, qu’est-ce… ?

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Sa voix est étouffée, un bras l’enserre, une main se pose sur sa bouche. Elle voudrait crier, elle se débat, mais en vain. Le garde raoulien est très puissant. Fédérica sent ses pieds quitter le sol. Elle est emportée hors de la cabine d’ascenseur. Dans le noir, elle ne voit rien que les rayons des lampes des gardes…

- J’avais pas raison ? Fédérica reconnaît cette voix.

- Je vous l’avais bien dit qu’elle était faite comme un rat. Le roi va bien lui régler son compte à cette sale chipie.

Oui, c’est bien lui, c’est le garde raoulien dont elle a percé le bras avec le relève-pitch sacré.

- Là, l’histoire commence à se gâter, pense-t-elle.

La peur lui titille les neurones. Elle ne se débat plus. Elle a compris que c’était inutile. Elle se laisse emporter vers son destin pétaouchnokien. Les gardes raouliens courent en silence dans l’obscurité. Elle est secouée dans tous les sens. Elle est trempée, elle a froid, elle est de plus en plus terrorisée…

- Papa ! Maman ! crie-t-elle dans sa tête. Une porte claque. Elle s’évanouit.

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La robe d’Alice

Un parfum délicieux la réveilla. Fédérica sentait l’odeur de sa maman. Elle respira plusieurs fois profondément, en ouvrant bien les narines. Elle se frotta les yeux.

- Maman ? Tu es là ?… Maman ?

Le silence.

La petite fille était étendue sur un petit lit tout simple, couvert d’une courtepointe blanche, dans une pièce tout aussi blanche. Sans rien aux murs. Il y avait une porte surmontée d’une imposte. En face de Fédérica, brillait une ampoule nue qui éclairait tout d’une lumière presque aveuglante.

Elle ouvrit les yeux, s’assit et posa les pieds sur le sol tapissé d’une épaisse moquette en laine blanche.

- Maman ?

Mais d’où venait cette odeur, cette sensation ? Sa mère était là, toute proche, elle la sentait. Puis, elle se souvint. Elle ouvrit la main et vit le pétale de lotus udumbara séché qui l’avait protégée contre les effets des déjections de Pétanfroka. Elle l’approcha encore de ses narines. Des images surgirent aussitôt. Elle voyait sa mère penchée sur elle, qui la prenait tendrement dans ses bras. Son esprit s’envolait, par-delà les espaces et les années. Elle aspirait de toutes ses forces, narines béantes, s’enivrant de cette puissante odeur. Des larmes roulèrent sur ses jeunes pommettes rougies…

Une clé dans la serrure.

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Elle tourne et la porte s’ouvre. Un garde raoulien pénètre dans la pièce. Fédérica émerge de sa méditation. Elle dissimule le précieux lotus au creux de sa main.

- Je vois que Mademoiselle est réveillée, dit le garde sur un ton sarcastique. Tenez, vous porterez ceci pour l’Audience.

Fédérica l’observe. Il est grand, beau, le cheveu court et blond. Impeccablement vêtu d’un pantalon noir à pinces, tenu à la taille par une magnifique ceinture en cuir brun, et d’un polo blanc à manches courtes, laissant apparaître des muscles d’acier. Fédérica baisse le regard. Elle remarque les chaussures bicolores du garde, soigneusement cirées. Elle n’a pas vraiment peur, mais elle se sent seule, piégée. Elle a perdu ses deux amis. Sa situation est plus que pitoyable.

- L’audience ? Quelle audience ? Je vais passer à la télé ?

Le garde résiste à un sourire.

- Non, vous n’y êtes pas. Une Audience, c’est quand Sa Majesté, le roi Raoul, vous reçoit en personne et s’entretient avec vous.

- S’entretient avec moi ? Vous voulez dire que nous nous lavons ensemble ?

- Non, non, Mademoiselle. S’entretient, cela veut dire que vous parlez ensemble, que vous avez un entretien.

- Ah !

- Oui, oui, allez, dépêchez-vous ! Le roi vous attend dans une heure. *

Il partit en se bouchant le nez bien ostensiblement.

Fédérica restait là, assise sur le lit, les jambes pendantes. Elle prit la robe que le garde avait laissée, l’admira un instant. Elle était

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vraiment belle, bleue, avec des fils d’or. Sur le lit, il y avait une jolie culotte en dentelle blanche et un ruban bleu ciel. Le garde avait aussi apporté des chaussures, noires, vernies, avec une bretelle en travers. Posée dessus, une paire de courtes socquettes d’un blanc éclatant.

Fédérica se dévêtit. Elle quitta son jean sale et ses tennis poussiéreux. Elle retira son tee-shirt qui sentait mauvais.

Soudain, à gauche, le mur de sa cellule s’ouvrit sur une salle de bains, sommaire mais fonctionnelle, avec un lavabo, une douche et des toilettes. Il y avait du savon et des serviettes.

Fédérica fit longtemps couler l’eau sur son jeune corps, prenant conscience de son épuisement. Cela faisait un bien fou. C’est incroyable comme une simple douche peut devenir le summum du luxe et de l’extase.

*

Elle savoure un instant le confort de sa peau fraîchement savonnée. Elle attrape ses vêtements sales restés pêle-mêle sur le lit et les balance dans la baignoire.

Bling ! - ?

Quel est ce bruit ?

Elle reprend son jean, son maillot, ses chaussettes, son blouson. Elle les tâte, les secoue…

Bling, bling !

Le relève-pitch s’immobilise et brille de tous ses feux sur l’émail immaculé. Fédérica n’en revient pas. Elle reste un moment incrédule à fixer l’objet, les yeux écarquillés. Puis, elle prend une grande respiration et s’en saisit.

- Incroyable ! Je le croyais perdu. Ils ne m’ont même pas fouillée.

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Debout, pieds joints devant le grand miroir, elle s’observe. Sa robe est magnifique. Elle a soigneusement lavé sa jolie chevelure blond vénitien, lâchée sur les épaules, avec juste un petit nœud bleu sur la tête…

Elle comprend d’un coup.

C’est la robe d’Alice. Le nœud, les chaussures, les socquettes et la coiffure d’Alice. Elle est travestie en Alice au pays des merveilles. Elle a peur.

- Qu’est-ce qu’il a ce roi, c’est un malade ? pense-t-elle. Elle n’a pas le temps de réfléchir davantage. La clé tourne encore dans la serrure, la porte s’ouvre largement…

Elle sort.

Dans le long couloir à peine éclairé, on entend un morceau qui ressemble à Rain fall down des Rolling Stones. Elle ne comprend pas toute l’ironie de la situation, elle reconnaît pourtant bien le morceau que son père, fan inconditionnel des papys rockeurs, écoutait souvent. Fédérica ne peut pas s’empêcher d’esquisser quelques pas de danse. Sa toilette l’a libérée, elle se sent en pleine forme. Elle avance dans le couloir au son de la musique quand soudain : - Zut ! Le lotus ! Elle l’a oublié dans la poche de son jean. Elle fait demi-tour, court jusqu’à sa cellule. La porte s’est déjà refermée. Elle tente de la pousser. Rien à faire. Fédérica regarde partout, ce couloir n’en finit pas, aussi bien à droite qu’à gauche. Elle ignore que cette image est créée par un jeu de miroirs. L’infini au milieu duquel elle se trouve n’est qu’une illusion.

Elle sent l’angoisse monter en elle.

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Elle a perdu son lotus. Elle est déguisée en Alice aux pays des Merveilles par la volonté d’un roi débile et pervers, perdue dans un couloir sans limite.

La porte s’ouvre.

Elle entre dans sa cellule. Puis, se ravisant, elle ressort dans le couloir. Et si la porte se refermait pendant qu’elle était à l’intérieur ? Fédérica juge plus prudent de coincer la porte avec une de ses chaussures.

Comparée au couloir, la cellule lui parait familière, presque accueillante. Ses vêtements sont sur le lit, déjà lavés, repassés et pliés.

- Ça alors ! s’extasie-t-elle. Mes fringues sont déjà propres. Mais, comment est-ce possible ? Maman adorerait ça, elle qui passe des heures chaque jour dans la buanderie à s’occuper du linge de toute la famille… Bon sang ! Le lotus !

Elle se précipite sur son jean, et fouille dans la poche. Rien ! L’autre poche ? Toujours rien !

- Zut, zut et rezut !!! peste-t-elle, en vérifiant une fois encore, quand, soudain, sa main sent quelque chose.

Elle approche le pantalon de son visage, elle est transportée. Elle voit à nouveau son labyrinthe. Elle court à perdre haleine dans les allées qui se ressemblent toutes. Ses cheveux s’accrochent aux buissons. Elle a peur, elle a froid. Elle se met à pleurer. De grosses larmes roulent sur ses joues.

Quand le garde raoulien lui posa la main sur l’épaule. Elle sursauta et retourna vers lui son visage défait. Mais cela ne parut pas l’impressionner :

- Dites-donc, jeune fille, vous pensez faire attendre Sa Majesté encore longtemps ?

- Mais, mais…

- Y’a pas de mê, mê ! Allez, plus vite que ça, gronda-t-il.

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Il fourra les vêtements propres dans un sac, avant de pousser Fédérica, ou plutôt Alice, dans le couloir. Notre héroïne tenait son lotus dans son petit poing fermé. Elle l’avait découvert de justesse, tout recroquevillé dans la poche gousset du jean.

*

Elle pensa au joueur de barbat.

Tu es protégée, lui avait-il dit, tu t’en sortiras. Cela lui remonta un peu le moral, mais Fédérica ne voyait vraiment pas comment.

Elle marchait à côté du garde qui la surveillait du coin de l’œil. La porte de sa cellule s’était refermée derrière eux et ils avaient pris le long couloir qui n’en finissait pas. Les hauts parleurs diffusaient un morceau de jazz à présent, quelque chose de très rythmé, avec des riffs de guitare et des solos de saxo. Le son était étrange, à la fois ample et feutré.

- Où m’emmenez-vous ? demanda-t-elle au garde.

- Vous le verrez bien, répondit sèchement celui-ci. Sa Majesté le roi vous attend. Il n’aime pas ça.

- Et le professeur Cancoillotte, qu’en avez-vous fait ?

- Votre ami est un terroriste, un ennemi du régime. Nous le traquions depuis des mois. Il est accusé d’avoir fomenté un complot.

- Cancoillotte, un complot ? Mais vous êtes malade ! Cancoillotte est un homme formidable, il ne ferait pas de mal à un insecte. C’est vous, votre roi, là, Raoul j’sais pas combien et votre pays de Pétaouchnok qui n’êtes pas bien. Regardezmoi ce déguisement dont vous m’avez accoutrée. C’est nul !

Une grosse larme roula sur la joue de Fédérica. Sa gorge se noua. Elle pensait à Cancoillotte. Il fallait absolument faire quelque chose.

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L’audience royale

La salle était immense. Le garde y avait conduit Fédérica après avoir longé d’infinis couloirs menant à des ateliers où des dizaines de Pétas s’affairaient à fabriquer tout le nécessaire à la pratique du jeu de golf. Ici, une machine crachait à bonne cadence de petites balles blanches marquées aux armes du roi Raoul, deux cent cinquante-troisième du nom. Là, on meulait des clubs sur des tiges de métal argenté. Il y avait aussi un atelier pour tous les petits objets du golf, les marque-balle, les tees, les relève-pitch… Plus loin, des Raouliens testaient la qualité des produits sortant des chaînes de fabrication.

Toutes ces activités s’effectuaient dans la bonne humeur, sur une musique entraînante diffusée par de nombreux haut-parleurs dissimulés dans les murs et les plafonds. Ces haut-parleurs servaient aussi à informer les Pétas ou à les réprimander. En passant, Fédérica entendit la voix amplifiée d’un cadre raoulien :

- Qu’est-ce qui m’a fichu une équipe pareille ! Vos balles n’ont pas le poids réglementaire, réglez-moi cette machine et virezmoi tout le lot 23 bis.

Un Péta lui répondit : « Bien compris Chef ! Pardon Chef ! », en pouffant de rire. *

Cette salle était vraiment vaste. Le plafond était en forme de dôme, avec des alvéoles comme sur une balle de golf. Mais, il était entièrement doré à l’or fin. Les murs étaient tapissés de faux gazon

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d’un vert cru, avec des trompe-l’œil laissant croire à des vues sur des greens avec leurs drapeaux. Le sol était également recouvert de ce même faux gazon très fin, dans lequel les pieds s’enfonçaient agréablement.

Les côtés étaient occupés par une cinquantaine de Raouliens debout, les hommes à gauche et les femmes à droite, auxquels de jeunes Pétas torse nu servaient des rafraîchissements. La cour du roi était élégante. La mode faisait penser à celle de l’aristocratie européenne et américaine dans les années 1950. Très chic ! Fédérica avait déjà vu des femmes et des hommes vêtus ainsi au cinéma ou à la télé.

Tout au fond, le roi Raoul 253 se tenait assis sur son trône, une voiturette de golf en or massif, incrustée de pierres précieuses. Les quatre coins du toit étaient ornés de coupes probablement conquises par le souverain lors des nombreux tournois auxquels il avait participé. Il semblait évident que pour régner sur un peuple de golfeurs, il fallait être le meilleur à ce sport.

Fédérica pensa que tout cela avait certainement un rapport avec le relève-pitch sacré. Le roi voulait certainement s’en emparer pour mieux affirmer son pouvoir.

- Approche ma petite fille, fit le roi de sa belle voix de monarque absolu.

Le garde s’était volatilisé. Hésitante, Fédérica avança seule dans l’allée centrale. Les courtisans raouliens la dévisageaient, examinant chaque détail des pieds à la tête, se poussant du coude :

- Vous avez vu ses oreilles ?

- Pffff, oui, et ses mollets !

- Oh, je ne peux pas le croire. Comment peut-on être aussi godiche ? Quelle tenue !

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- Il paraît que c’est Sa Majesté qui lui a ordonné de s’accoutrer ainsi, mais pourquoi ?

Les femmes étaient coiffées de foulards en soie bariolés et le nez chaussé d’épaisses lunettes noires en écaille. Elles portaient des jupes assez longues et évasées, ou des pantalons au contraire ajustés et courts. Des chemisiers aux couleurs vives mettaient en valeur leurs poitrines généreuses, leurs tailles fines et leurs hanches arrondies.

Les hommes étaient prêts comme pour un tournoi international de golf : pantalons à pinces, polos colorés à manches courtes, chaussures en cuir classiques…

Toute une distinction raffinée s’étalait là. La salle embaumait les parfums les plus subtils. Fédérica serra son pétale de lotus dans sa main sans oser le sortir. Elle marchait doucement, regardant droit devant elle. Ses ballerines vernies neuves lui faisaient un peu mal. Elle les entendait grincer sur l’allée de marbre qui la conduisait vers le trône.

Quand elle n’en fut plus qu’à trois mètres, elle s’arrêta et baissa la tête. Le roi la fixait en se grattant la joue avec son sceptre, un putter en platine massif, orné de rubis et de diamants.

- Comment t’appelles-tu ?

- Fédérica, Majesté.

- Quel âge as-tu ?

- Dix ans.

- Où sont tes parents, que font-ils ?

- Mes parents vivent dans le monde des humains. Papa est au chômage. Maman s’occupe de la maison et de mon petit frère, Miles. Ils lui ont donné ce nom en l’honneur de Miles Davis.

- De qui ça ?

- De Miles Davis. Vous savez bien Majesté, la superstar des musiciens de jazz.

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- Jamais entendu parler, lâcha le roi, avec une moue qui fit sourire Fédérica. Et ton père, il joue au golf ?

- Papa, au golf ? Non, il ne joue pas au golf, je ne l’ai même jamais vu faire le moindre exercice physique.

- Mmmmmouais… Et comment es-tu arrivée jusqu’ici ?

- Majesté, c’est votre garde qui…

- Non, je veux dire, ici, à Pétaouchnock ?

- Oui, euh, pardon Majesté. C’est-à-dire, j’étais avec Édouard…

- Édouard ?

- Oui, Majesté, un ami à moi. Un oiseaume.

- J’ai bien connu un oiseaume autrefois, fit le roi pensivement, le regard absent, faisant tournoyer son putter entre les doigts habiles de sa main gauche. Mais, il s’appelait Emile… ou Gaston, je ne sais plus trop, à moins que ce ne soit Oscar. Bref ! Il était marrant, avec sa petite tête. Il adorait le golf ce pauvre Émile, mais, après que la sorcière l’eut transformé en oiseaume, il avait dû renoncer à jouer. Il s’était converti dans la surveillance. Depuis ce moment-là, il vole au-dessus des parcours pour vérifier que tout se passe correctement, selon les règles… Mais, je t’ai interrompue, vas-y raconte.

Fédérica leva la tête et observa le roi Raoul. Il était très beau. Grand, jeune, plein de vie, de longs cheveux châtains ondulés, un nez fort et droit, un menton volontaire et des yeux d’un vert étonnant. Il portait une tenue de golf, lui aussi, mais entièrement blanche, y compris la ceinture et les chaussures. Sur sa casquette était posée une couronne constellée de pierres précieuses rouges, vertes, bleues et blanches.

- Eh bien, nous étions dans cette épave de voiture, avec Édouard et le cyclone s’approchait…

- Le cyclone ?

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- Vous ne savez pas ce qu’est un cyclone ?

- Une sorte de vélo, peut-être ?

- Vous n’y êtes pas du tout Majesté. Un cyclone, c’est une tempête, un ouragan…

- Ah bon ? Et qu’est-ce qu’une tempête et un ouragan ? Un murmure parcourut l’assemblée des courtisans.

- Mais enfin, Majesté, vous vous moquez. Ce n’est pas très charitable de votre part, lança Fédérica, bien décidée à ne pas se laisser impressionner.

- Je ne plaisante pas, fit le roi soudain très sérieux. Nous ignorons les mots que tu viens de prononcer.

- Vous voulez dire qu’il n’y a jamais de tempête à Pétaouchnock ? Un vent et une pluie terribles, qui font si peur et détruisent tout…

Sa Majesté Raoul 253 écoutait Fédérica lui décrire les effets dévastateurs d’un cyclone tropical. Ses yeux s’arrondissaient tandis que la petite fille expliquait tant bien que mal les hurlements du vent à plus de deux cents kilomètres heure, les maisons déracinées, les arbres aspirés vers le ciel.

Et soudain, le roi partit d’un rire énorme.

- Ha, ha, ha, ha !

… - Ha, ha, ha, ha !

Hilare, il se tenait le ventre de la main droite tout en se grattant la nuque du bout de son putter. Les courtisans n’avaient rien compris, mais voyant leur Majesté en joie, ils se mirent tous à rire aussi. La grande salle du trône était secouée par une vague de gloussements et de tremblements comme un vulgaire théâtre de boulevard. Fédérica se demandait bien ce qu’elle avait pu dire de si drôle.

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Le roi s’essuya le coin des yeux du revers de la main dans la laquelle il tenait son sceptre-putter en platine étincelant. Il avait du mal à reprendre son souffle.

- Quelle imagination Fédérica, finit-il par bredouiller entre deux répliques de fou rire.

- Mais, Majesté !

- C’est bien, je te prendrai à mon service. Tu égaieras mes longues soirées, tu connais des histoires étonnantes et très drôles. Comment disais-tu que ton pays s’appelle encore ?

- Le monde des humains, Majesté. Sur la Terre, troisième planète du système solaire, dans la Voie lactée, Univers.

Le roi replongea aussitôt, il avait du mal à respirer. Le rire provoquait des hoquets. Il leva le bras comme pour appeler à l’aide tout en pliant le buste. Il ne pouvait plus parler. Dès qu’il ouvrait un œil, son hilarité redoublait. Les courtisans étaient eux aussi écroulés, mais, certains se montraient indécis, voire un peu inquiets.

Quelqu’un, un ministre peut-être, ou même un Premier ministre, s’approcha du trône en forme de voiturette de golf. Il comprit la situation et claqua des mains :

- De l’eau, vite. Le roi s’étouffe !

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Cancoillotte s’évade

- Laissez-moi passer, voyons, je suis médecin, le roi a un malaise ! Les gardes s’écartent.

Un homme en longue blouse bleue, coiffé d’une calotte et portant sur la bouche un masque sanitaire de la même couleur, tente de se frayer un passage parmi les courtisans agglutinés au pied du trône.

- Laissez-moi passer, s’il vous plaît, allons, écartez-vous, s’il vous plaît, je suis médecin.

Il porte un stéthoscope autour du cou et des gants en caoutchouc. Il parvient à s’extirper de la masse humaine et débouche devant le trône. Le roi est très mal. Pâle, il est étendu au sol, les yeux fermés. Son corps est agité de hoquets qui lui font prendre des poses comiques. Un bras tout mou se dresse brutalement, une jambe se détend soudain, un râle fuit ce corps qui se vide de vie.

Fédérica est restée debout, les yeux fixes, figée à la vue de ce beau jeune roi en train de mourir de rire devant elle. Elle est terrorisée. On va sûrement l’accuser, c’est de sa faute. Elle n’ose pas se retourner, mais elle entend la foule grondante des courtisans. Les invectives, des femmes surtout, lui font comme des coups de fouet virtuels, lui lacérant l’esprit, paralysant ses muscles. Elle respire à peine tandis que le roi soubresaute comme un pantin soumis à des décharges électriques.

Soudain, une silhouette entre dans son champ de vision et se penche sur le corps du roi qui semble connaître un répit. L’homme est accoutré comme un médecin. Fédérica l’observe, il prend le pouls du roi. Le silence s’est fait. Le médecin pose son oreille sur l’auguste

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poitrine. Il écoute un instant, puis se relève et fait signe. Un grand chambellan s’approche aussitôt. Le médecin lui glisse quelque chose à l’oreille et il s’éclipse en trottinant.

La cour s’interroge. Que se passe-t-il ?

Qui est ce médecin ?

Celui-ci se lève, retire tranquillement ses gants en caoutchouc tout en fixant la cour, avant de lancer à la cantonade :

- Sa Majesté est sauvée.

Les bras se lèvent. La joie se lit sur les visages. Un grand cri envahit la salle du trône.

Soudain, les courtisans se précipitent vers le roi toujours étendu au sol, mais calmé à présent, un large sourire sur le visage, les yeux ouverts. C’est l’affolement. Les gardes s’interposent, ils se font menaçants.

Le médecin est devant Fédérica toujours debout, immobile, fascinée. Il lui prend les épaules et les secoue gentiment. La petite fille sort de sa torpeur. Un léger cri s’échappe de sa bouche. Le médecin pose son index sur sa bouche toujours masquée.

Il la saisit par le poignet, la prenant en remorque au milieu de la foule à la limite de la panique. On s’insulte, on se frappe, on crie, on hurle. Fédérica ne résiste pas, elle suit le médecin par instinct. Ils zigzaguent entre les courtisans chauffés à blanc. Personne ne fait plus attention à eux.

Personne, sauf son garde raoulien. Elle l’avait oublié celui-là.

- Halte, arrêtez-vous ! leur lance-t-il.

Ils redoublent de vitesse, traversant des couloirs et dévalant des escaliers.

Une porte.

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Le médecin sort une clé magnétique. Il la fait glisser dans la fente et pousse le battant. Une lumière crue les aveugle. Ils sont dehors. À peine la porte refermée derrière eux, on entend les poings du garde tambouriner… C’est terrifiant !

- Attendez, attendez, mademoiselle, votre sac !

- Quoi ? Qui a parlé ?

- C’est moi, le garde, derrière la porte. Fédérica les yeux ronds. Alice incrédule. Elle tourne la tête en tous sens.

- J’ai votre sac Mademoiselle, vous oubliez vos vêtements ! La porte s’ouvre, le garde est soudain là devant elle. Elle tremble un peu mais, sur son visage, un sourire contrit, un peu niais. Il lui tend un petit sac de voyage en baragouinant :

- Excusez-moi si je vous ai fait peur. C’est bien ce que vous avez fait pour notre roi.

- Ça alors ! Mais qu’est-ce que j’ai fait ? s’étonne Fédérica tout en fouillant dans le sac où elle reconnaît avec joie son jean, son tee-shirt et ses tennis.

- Ce que vous avez fait ? Mais vous avez réussi à faire rire notre roi. Cela n’était pas arrivé depuis le jour où il a remporté son dernier tournoi.

- Ah bon ? Et c’était il y a longtemps ?

- Je pense bien, oui. Des mois, de très longs mois…

- Surtout quand les mois durent soixante-douze jours !, intervient le médecin qui écoutait patiemment.

Fédérica et le garde tournent la tête ensemble.

- Ah, vous aussi docteur, vous avez été formidable. Vous lui avez sauvé la vie !

- Oui, euh, n’exagérons rien. Je lui ai juste donné quelques informations au sujet de ses codes secrets… Bref ! Ça lui a

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aussitôt enlevé toute envie de rigoler. Il doit même être furieux à présent. Nous allons être recherchés partout et très activement.

- Ne vous en faites pas, rassura le garde, je ne dirai rien, cela vous laissera au moins deux heures d’avance.

Il leur fit un signe de la main en leur souhaitant bonne chance avant de repasser la porte. Il était si grand et costaud qu’il dut se baisser un peu pour la franchir.

Puis, soudain, plus rien. Le silence. Le bruit du vent dans les palmes, la douceur de l’air et la mer à perte de vue.

- C’est beau, n’est-ce pas ? Mais, cette voix ? Fédérica se retourne brusquement.

- Professeur Cancoillotte !

Elle se jette dans ses bras.

- Eh, oui, c’est bien moi, répond le faux médecin en lui tapotant l’épaule.

Elle se recule un peu pour mieux le voir. Des larmes roulent sur ses joues. Elle les essuie d’un revers de la main. Puis, soudain, ses yeux s’illuminent et un grand sourire éclaire son visage.

- Mais, comment ? interroge Fédérica de la parole et du regard. Laisse-moi te regarder.

- C’est-à-dire, quand les gardes raouliens m’ont emmené, ils m’ont enfermé dans une sorte de bureau-laboratoire. Ils m’y ont laissé moisir presque une journée entière. J’ai eu tout le temps de l’explorer. Quand on est venu me chercher, j’avais trouvé ce que je voulais.

- Ah oui ? Et qu’est-ce que c’était ?

- Dans ce labo, il y avait tout ce qu’il faut pour fabriquer et coder des clés magnétiques. Un jeu d’enfant.

- Et les codes, où les as-tu trouvés.

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- Facile, je n’ai eu qu’à trouver le mot de passe de leur réseau.

- Leur mot de passe ?

- Oui, exactement.

- Et qu’est-ce que c’était ce mot de passe ? Comment l’as-tu découvert ?

- Oh, tu sais Fédérica, les êtres ne sont généralement pas très originaux quand ils choisissent leurs mots de passe. J’ai tout de suite pensé au golf. Normal, c’est leur truc aux Raouliens.

- Et alors ?

- Ben, alors, j’ai d’abord essayé GOLF, mais c’était évidemment un peu trop simple. Il y a une foule de termes golfiques. J’en ai tenté quelques-uns que je connaissais : birdie, eagle, handicap, fairway… Mais, ça ne marchait pas. Alors, je me suis assis et j’ai réfléchi. Les Raouliens ont une façon de penser très particulière. Pour eux, le golf n’est pas seulement un sport, c’est une façon de vivre, une véritable religion. Il a ses commandements et ses symboles.

- Je ne comprends rien à ce que tu me dis Cancoillotte. Arrête de faire ton prof’. C’était quoi le mot de passe ?

- Euh, oui, le mot de passe ?

- Ben oui, quoi, le mot de passe, qu’est-ce que c’était ?

- LABYRINTHE. LA-BY-RIN-THE

- Labyrinthe ? Késako ?

- Tu ne sais pas ce qu’est un labyrinthe ? Mais, qu’est-ce qu’ils vous apprennent à l’école ? Un labyrinthe, c’est un réseau très compliqué dont il est très difficile de s’échapper. Il n’y a qu’une seule issue et elle est introuvable.

- Mais comment as-tu pensé à LABYRINTHE ?

- Oh, c’est tout bête ! Quand j’étais petit garçon, mon grand-père jouait au golf dans le Jura. Il m’est arrivé quelques fois de lui servir de caddie. Je lui portais ses clubs et il me parlait. Je me

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rappelle qu’un jour, il m’a raconté l’histoire d’un golfeur qui s’était perdu dans un labyrinthe. On ne l’avait jamais retrouvé. Mon grand-père disait qu’il était peut-être parti vers le paradis des golfeurs. Alors, tout s’est soudain éclairé dans ma tête. Le labyrinthe, c’est le golf, c’est la clé, la porte d’entrée et de sortie vers ce paradis du golf dans lequel nous sommes. Tu comprends ?

- Mmmmoui, à peu près.

- Tu te rappelles ce que la sorcière Mangepadpain nous a dit au sujet de notre retour dans le monde des humains ?

- Oui, ça je m’en souviens très bien. Elle a dit que nous devrions surmonter trois épreuves et qu’à la fin, nous trouverions la clé pour rentrer à la maison. Mais, elle ne nous a pas dit quelles seraient ces épreuves.

- Exactement. Eh bien, notre première épreuve c’était Tartenpoil.

- Ah bon ?

- Ben oui, voyons ! Et la deuxième épreuve c’était notre captivité à tous les deux dans le palais du roi Raoul.

- Et nous sommes brillamment sortis de ces deux épreuves.

- Absolument. Il en reste encore une, et c’est le labyrinthe.

- Mais, tu me disais que labyrinthe était le mot de passe de leur réseau ?

- Oui, c’est vrai. J’ai donc pu pénétrer à l’intérieur et ce que j’y ai vu m’a stupéfait.

*

Des myriades de signes verts défilant sur l’écran se reflètent sur le visage tendu de Cancoillotte. Comment trouver le bon code au milieu

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de tout ça ? Celui qui lui permettrait de s’échapper du palais et peutêtre même de pouvoir enfin ramener Fédérica chez elle.

Pendant un instant, il rêve de son vieux Jura : Métabief, les Rousses, les pistes enneigées, le délicieux vacherin sanglé d’une écorce de mélèze parfumée…

Cancoillote pousse un soupir. Le défilement des colonnes chiffrées l’hypnotise. Il a d’autant plus de mal à se maintenir éveillé qu’il n’a ni mangé ni dormi depuis plus de vingt-quatre heures. Ses paupières sont comme du plomb, il pioche de la tête, se frappe violemment les joues. Heureusement, il y a un évier dans ce laboratoire. Il fait couler l’eau fraîche dans sa gorge, sur ses tempes et sur sa nuque, cela lui fait du bien.

Il revient ensuite à l’écran où les nombres ont cessé de défiler. Un seul apparaît à présent.

- Je m’en doutais ! laisse-t-il échapper.

Le code qu’il a sous les yeux est constitué des meilleurs scores du tournoi de golf royal organisé chaque année à Pétaouchnock depuis l’arrivée des Raouliens dans l’île et la conversion massive des Pétas au nouveau culte.

*

Il ne fallut que quelques secondes à Cancoillotte pour programmer le codeur de cartes magnétiques. Quelques instants plus tard, il était en possession de son sésame universel. Mais jusqu’à quand ? Les codes changeaient sans arrêt. Sa clé pouvait se révéler obsolète à tout moment.

Il s’enveloppa dans une blouse bleue qui pendait sur une patère, posa un calot de la même couleur sur sa tête et couvrit sa bouche d’un masque chirurgical.

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Le labyrinthe

- Ma pauvre Fédérica, comment es-tu accoutrée ?

La petite fille écarte les bras, puis baisse le regard sur ses souliers noirs vernis d’où émergent deux adorables socquettes blanches.

- C’est le roi qui m’a fait habiller comme ça. J’ignore pour quelle raison. Il est fou ce type !

- Certainement un vieux fantasme qu’il voulait concrétiser.

- Cancoillotte, tu me tapes sur les nerfs quand tu parles comme ça. J’y comprends rien.

- Ce n’est pas grave, ma chère. Le plus important c’est que je sais maintenant comment sortir de ce monde loufoque.

- Oh, ce n’est pas vraiment que je m’ennuie ici, au contraire, mais j’aimerais bien voir Maman et Papa. Ils me manquent.

- Oui, je comprends. Moi aussi ma famille me manque.

- Ta famille ?

- Ben oui, ma famille, pourquoi ?

- Je ne pensais pas que tu avais des parents. Enfin, vivants, je veux dire.

- Eh, si, j’ai un frère vigneron à Arbois. Il fait du vin quoi ! Tu sais, le fameux vin jaune ?

… ?

- Mais si, il est connu dans le monde entier !

- Oui, bon, je vois. C’est un très bon vin blanc tu sais.

- Tu as dit jaune !

- C’est vrai, on l’appelle vin jaune, mais c’est un vin blanc.

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Fédérica enfonce son index en spirale dans sa tempe.

- Décidément, le Jura et Pétaouchnock, j’ai l’impression qu’il n’y a guère de différence.

- C’est sûrement pour ça que je me suis retrouvé coincé ici.

- Comment ça ?

- Ben, euh, c’est-à-dire…

- Bon, tu me raconteras ton histoire une autre fois. Pour le moment, la priorité c’est le labyrinthe.

- Tu as raison. Allons-y ! *

Cancoillotte s’élance déjà.

- Attends, nous ne pouvons pas nous enfuir habillés comme ça. Nous allons nous faire repérer. Et puis, j’en ai assez de me promener en Alice. Mes pieds me font mal.

- Nous ferions mieux de nous changer.

Le professeur enlève sa blouse et sa calotte de médecin, tandis que Fédérica se défait de sa robe d’Alice. Elle la range soigneusement dans son sac, ainsi que les chaussures, les socquettes et le ruban. En souvenir…

Où se trouvent-ils ? Impossible de se repérer à cause de ces haies vives, taillées à hauteur d’homme. On ne peut qu’aller de l’avant sans savoir où, ni vers quoi l’on se dirige. Au moins, tout danger d’être repris par les gardes raouliens semble écarté. Un silence étrange règne dans ce dédale vert. Cancoillotte et Fédérica progressent sur une pelouse tendre et souple. Des bifurcations se présentent, ils choisissent au hasard. Tout est semblable, aucune indication. Ne sontils pas déjà passés par cet endroit tout à l’heure ?

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Prisonniers ! Il leur faut se rendre à l’évidence. Le garde raoulien s’est bien moqué d’eux. Il leur a laissé croire qu’il était de leur côté et qu’il les laissait s’échapper. En réalité, les voici fourvoyés dans cette prison végétale. Fédérica s’impatiente. Elle a peur, elle est fatiguée.

- Ça y est, s’exclame Cancoillotte, j’ai compris ! Le labyrinthe dont la sorcière parlait, nous sommes en plein dedans. Mais rassure-toi, il y a forcément une sortie. Tous les labyrinthes ont une sortie.

- Qu’est-ce que c’est que ce labyrinthe dont tu me rebats les oreilles ?

- Je sais que c’est un symbole important du jeu de golf. Il n’est pas surprenant qu’un peuple ayant fait du golf une religion, en ait aménagé un grandeur nature. On trouve aussi des labyrinthes représentés sur le sol des cathédrales construites au Moyen-âge par les maîtres maçons. Le jeu de golf moderne fut organisé quelques siècles plus tard par les héritiers de cette tradition secrète. Comme un labyrinthe, un parcours de golf suit une seule voie et n’a qu’une seule issue. On ne peut pas revenir en arrière. Celui-ci doit servir de test et d’épreuve pour les golfeurs qui briguent des responsabilités officielles. La place d’un Raoulien dans la société dépend essentiellement de ses performances golfiques.

- Je ne comprends pas tout ce que tu me dis. Est-ce qu’on peut se perdre dans un labyrinthe ?

- Hélas, oui. C’est même fréquent, dès que l’on quitte le bon chemin. Je suppose que ce labyrinthe raoulien doit être particulièrement compliqué. La sélection des meilleurs joueurs de golf y est impitoyable. On ne peut même pas voir ses propres traces dans l’herbe si l’on revient au même endroit, c’est infernal. Il y a certainement des repères discrets et codés.

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Mais, seuls ceux qui les connaissent parfaitement peuvent s’en sortir, on les appelle les initiés. Les autres sont condamnés à errer jusqu’à l’épuisement.

- Quelle horreur ! Mais toi, tu les connais les codes, tu me l’as dit. C’est même grâce à ces codes que tu as réussi à t’échapper du laboratoire où ils t’avaient bouclé !

- Oui, c’est vrai, mais ce ne sont pas les mêmes. Ceux-là, je ne peux pas les déchiffrer seul. Il faut vraiment les avoir reçus d’un golfeur déjà initié.

- Alors, nous sommes perdus ?

- Je le crains.

Fédérica s’arrête de marcher et fond en larmes. Cette fois, elle craque complètement. Elle n’en peut plus. Elle voudrait vraiment rentrer chez elle. Son papa n’en reviendra pas de tout ce qu’elle va lui raconter. La croira-t-il seulement ? Une nouvelle fourche se présente. Prendront-ils à droite ? Ou bien plutôt à gauche ? À quoi bon choisir, à quoi bon continuer ?… Fédérica s’asseoit dans l’herbe. Cancoilllotte la regarde avec tendresse et compassion. Pauvre petite, ce n’est pas juste, pense-t-il.

Fédérica sent quelque chose de gênant dans la poche de son jean. Elle y insère le bout des doigts et en ressort le relève-pitch sacré. Sous le soleil, l’objet émet mille rayons de lumière d’arc-en-ciel.

- Regarde, Professeur, c’est leur relève-j’sais pas quoi sacré. Je l’avais complètement oublié. Il va nous sortir de là, n’est-ce pas ?

- Désolé de te décevoir une nouvelle fois. Ce relève-pitch est tout-puissant sur un green de golf, mais ce n’est pas lui qui va nous libérer du labyrinthe…

- Tu dis vrai, Professeur, mais moi je peux vous sortir de là.

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Cancoillotte et Fédérica lèvent la tête, les yeux écarquillés. Qui a parlé ? Ils se tournent. Édouard, l’oiseaume, leur ami Édouard est perché sur la haie, derrière eux. Il leur sourit, se précipite vers Fédérica et se pose sur son épaule. La jeune fille lui caresse la tête doucement, elle le prend dans ses mains, approche son visage du sien. Comme elle est heureuse de le revoir !

- D’où sors-tu, comment nous as-tu trouvés ?

Fédérica est surexcitée.

- Tout le pays est en effervescence, explique Edouard. On ne parle que de vous. C’est la première fois que quelqu’un est entré dans le labyrinthe depuis des mois. C’est un grand événement, vous savez.

- Mais qu’est-ce que c’est que ce labyrinthe ?

- Il sert à éprouver les candidats aux plus grands tournois de golf. En principe, il s’agit de jeunes gens robustes, entraînés et avertis des codes et de la manière de le traverser dans un temps imposé.

- Et qu’advient-il de ceux qui échouent ?

- Nul ne le sait. On dit qu’on ne les revoit plus jamais. Sans doute sont-ils relégués aux tâches les plus ingrates, à moins qu’ils ne meurent tragiquement de solitude, de faim et de soif.

- Brrr ! J’en ai des frissons dans le dos, tremble Fédérica. Dieu soit loué, tu es là.

- Ne t’inquiète plus ma chérie, la rassure Edouard. Je vais vous guider vers la sortie. Mais, attention, je vous préviens, ce ne sera pas encore la fin de vos aventures.

- Que veux-tu dire ?

La question de Fédérica reste sans réponse. Edouard a déjà pris son essor, il s’élève dans le ciel à grands battements d’ailes. Il n’y a plus qu’à le suivre. Tout est alors facile, marcher redevient possible,

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on oublie aussitôt sa fatigue, ses douleurs et son désespoir. Main dans la main, la face illuminée d’avoir retrouvé leur ami et bientôt la liberté, Cancoillotte et Fédérica s’élancent sans crainte dans le dédale sur lequel le soleil commence à descendre. Les ombres s’allongent. Grâce aux indications d’Édouard, qui les surplombe à une quinzaine de mètres d’altitude, ils échappent aux pièges du parcours et progressent vers son unique issue.

Soudain, les haies s’écartent, leur taille se réduit progressivement. La vue se dégage. Les deux amis débouchent sur un vaste espace, ondulant, uniformément couvert d’une herbe rase, vert vif. Au centre, fièrement planté au sommet d’une bosse, étincelant dans l’embrasement du soleil couchant, on aperçoit un mât sur lequel est fixé un fanion. La douce brise qui le soulève révèle les armoiries du monarque.

- Vous êtes sur le Saint Green, annonce Édouard.

- Mais ?

- Je sais ce que tu vas me dire Fédérica. Le Saint Green que nous avons vu dans le temple, pendant la leçon de golf de Toutankhaputt, n’était que virtuel, une représentation fidèle, mais immatérielle, de celui sur lequel nous sommes. Une sorte d’hologramme.

Amoureux sincère du Royal et Ancien Jeu, l’oiseaume est bouleversé. Il n’avait encore jamais admiré le Saint Green, encore moins posé ses pattes sur son gazon doux comme un pourpoint de velours. C’est un privilège du roi et des rares vainqueurs du labyrinthe. Survoler le Saint Green est un crime puni de mort. Édouard sauve ses amis au péril de sa vie. Il est du reste étonnant qu’il n’ait pas encore été pris pour cible par les tireurs d’élite raouliens. Quel piège cela cache-t-il encore ?

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Les larmes aux yeux, Edouard arpente le Saint Green sur ses petites pattes. Il est à la fois ému par tant de beauté et triste de ne plus jamais pouvoir tenir un putter. Cancoillotte et Fédérica sont eux aussi subjugués par la splendeur du site. Enfermés depuis si longtemps, ils sont transportés par la vue magnifique qui s’étend sur trois cent soixante degrés, de l’océan jusqu’aux cimes des montagnes nimbées de rose. Le Saint Green trône au sommet d’une colline basse. Ses alentours sont déserts. On remarque seulement cinq ou six bâtiments discrets, disposés en cercle, à quelque distance en contrebas, probablement des postes de surveillance. Nul ne doit s’approcher du Saint Green, encore moins s’installer dans son voisinage. L’air est vif et doux. Les deux amis l’aspirent de toutes leurs forces en fermant les yeux pour mieux le sentir pénétrer jusqu’au tréfonds de leurs poumons.

En face, de l’autre côté du green, s’ouvre une large allée qui serpente vers l’océan. La voie de la liberté ?

- Allons-y ! lance Cancoillotte. Ce n’est pas le moment de traîner ici. Les gardes ont déjà dû repérer le manège d’Édouard. Ils ne vont certainement pas tarder à rappliquer. Saisissant Fédérica par la main, il l’entraîne vers l’entrée du chemin. Intimidé et respectueux, il n’ose pas traverser le Saint Green et prend soin de faire le tour sur la bande extérieure. Les derniers rayons du soleil les éblouissent.

- Allez, viens ! insiste Cancoillotte. Mais, la jeune fille reste immobile, les pieds fermement ancrés dans le sol.

- Qu’y a-t-il, Fédérica ? Nous ne devons pas perdre de temps. Si nous ne filons pas maintenant, nous allons être repris. Nous aurons fait tout cela pour rien. Allez, viens, suis-moi ! Fédérica ne bouge toujours pas.

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- Non, Professeur, je ne veux plus m’enfuir. C’est inutile. À quoi bon courir encore, pour aller où ?

- Que veux-tu dire ?

- Je veux dire que j’en ai assez de cette aventure. Tant pis, qu’ils me mettent en prison. Tout ce que je voudrais, c’est dormir, tu comprends ? DOR-MIR !

Cancoillote s’approche de son amie. Elle pleure à présent. Il la prend par les épaules et tente de la raisonner. Mais, rien n’y fait, c’est le déluge, il faudrait une Arche de Noé microscopique pour sauver les millions d’êtres invisibles emportés par la vague de fond de ses larmes. Le professeur comprend qu’il vaut mieux être patient. Luimême est épuisé. C’est vrai, au fond, elle a raison, où pourrions-nous bien aller ? Pétaouchnok est entièrement sous la domination des Raouliens, nous serions condamnés à une perpétuelle cavale vouée à l’échec. Et puis, j’ai promis à Fédérica de la ramener chez elle. De toute manière, la nuit tombe. Mieux vaut attendre ici, nous verrons bien demain. - Qu’en penses-tu Édouard ?... Édouard ? Il a disparu. Édouard ? Où est-il donc passé ?

L’oiseaume s’est envolé. Il a longuement plané au-dessus du Saint Green, savourant ce bonheur interdit, imprimant pour toujours dans sa mémoire la vision enchanteresse de cet endroit sacré, puis il s’est laissé dériver par les courants vers la mer. Fédérica a posé sa tête sur l’épaule de Cancoillotte. Elle renifle encore un peu, mais son chagrin est calmé. L’obscurité se fait sur eux. Ils s’endorment dans les bras l’un de l’autre.

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Le secret du Saint Green

- La mélii, la mélou, pan pan timéla, la mélimélou cocodou la baya… Comme chaque matin, Boutenfoire marche gaiement sur le chemin montant vers le Saint Green. Toujours heureux, il tonitrue son air favori. Son crâne en forme de sombrero le protège des rayons du soleil qui dardent déjà très fort. Il est poilu de partout, comme un animal à fourrure. Le petit être tassé fait une halte pour cueillir une fleur mauve et jaune vif sur le bas-côté. Il la porte à ses narines et renifle profondément. Soudain, il semble quitter le sol et flotter quelques instants dans l’espace, avant de reprendre doucement contact avec la terre. Un court moment, il s’est senti grand, longiligne, élancé. Un sourire béat sur le visage, il poursuit sa route de son pas chaloupé.

- La mélii, la mélou, pan pan timéla, la méli…

Le chant s’est arrêté net. Boutenfoire vient de constater la présence d’êtres humains dans l’enceinte du Saint Green. Comment est-ce possible ? Comment ont-ils pu tromper sa vigilance et les systèmes de sécurité ?

- Ils n’ont pu arriver jusqu’ici que par le Labyrinthe, conclut-il après une brève réflexion.

Boutenfoire n’est pas au bout de ses surprises.

- Encore vous ?

Il vient de reconnaître Fédérica et Cancoillotte. Les questions se pressent sur ses lèvres pelucheuses.

- Comment avez-vous pu arriver jusqu’ici ? Vous n’ignorez pas que c’est un endroit tabou. Il est totalement interdit de pénétrer ici et encore plus d’y camper.

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Fédérica se frotte les yeux. Elle émerge peu à peu de son sommeil. Elle est exténuée. La pelouse a beau être douce, cette nuit passée en chien de fusil, blottie le long de la haie, ne l’a pas vraiment reposée. Des bruits de voix lui parviennent comme au travers d’un yaourt. Son esprit est enturbanné par tout un paquet de coton hydrophile. Elle distingue enfin Cancoillotte, debout, autour de qui s’agite un minuscule gnome, qui saute d’une jambe sur l’autre. Elle reconnaît Boutenfoire, en train de vitupérer :

- Vous pouvez vous promener partout dans ce pays, mais pas ici. Vous comprenez ça ? Etre surpris sur le Saint Green en dehors des rituels sacrés, c’est la mort… Pour vous et pour moi.

- Nous n’avions pas le choix. Nous avons débouché dans le labyrinthe sans le vouloir. Nous avons bien cru nous y perdre. Heureusement, Edouard nous a guidés jusqu’à la sortie.

- De mieux en mieux ! s’étouffe Boutenfoire. Le survol du Labyrinthe est formellement interdit.

Il agrippe les larges bords de son crâne et secoue la tête en se lamentant. Cependant, son optimisme génétique reprend vite le dessus. Il éclate de rire. Personne d’autre que lui n’a encore vu les intrus.

- Allez, dépêchez-vous, ne restez pas là. Je vais vous faire disparaître vite fait. Ni vu, ni connu. Allez, venez, suivez-moi !

- Non, nous ne voulons pas disparaître ! intervient Fédérica.

À ces mots lancés sur un ton ferme, Boutenfoire et Cancoillotte se tournent ensemble.

- Et pourquoi cela, belle demoiselle ? demande Boutenfoire le menton en avant. Il se dresse comme un petit coq sur ses courtes pattes barbues.

- Parce que je veux rentrer chez moi, dans mon monde. Nous

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sommes arrivés jusqu’ici comme la sorcière nous l’avait prédit. Une épreuve nous y attend. C’est le seul moyen. Pas question de partir maintenant.

- Tu délires complètement ma petite ! Retourner dans ton monde, mais tu rêves ! Foi de Boutenfoire, je n’ai jamais entendu une chose pareille.

- Eh bien, nous serons les premiers, défie courageusement Fédérica. Il y a toujours un premier, n’est-ce pas ? Les autres n’avaient pas ça.

Au bout de son bras tendu, dans sa frêle main de petite fille, luit comme un soleil diffusant des rayons d’arc-en-ciel. Le puissant éclat multicolore se reflète sur les visages de Cancoillotte et de Boutenfoire.

- Oooh ! Le… le… le… le rel… le Relève-pitch sacré !! C’est vous qui l’avez ?

- C’est-à-dire, euh, quelqu’un nous l’a confié, explique Cancoillotte. Il doit en principe nous aider à retourner dans notre pays. En ce qui me concerne, c’est le Jura. Tu sais, c’est très beau, il y a des montagnes, des sapins, des vaches, des…

Il ne se parle qu’à soi-même. Boutenfoire ne l’écoute plus, il s’est approché de Fédérica.

- Oui, évidemment, là c’est différent. Si vous possédez le Relèvepitch sacré, il est possible que vous puissiez espérer rentrer chez vous. Hélas, posséder l’objet c’est bien, c’est même extraordinaire, encore faut-il savoir l’utiliser.

- Que veux-tu dire ?, interroge Cancoillotte un peu inquiet. Ce n’est pas Boutenfoire qui lui répond, mais Édouard, soudain descendu se percher sur l’épaule de Fédérica :

- Vous avez de la visite, préparez-vous !

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Sur la petite route en pierres précieuses menant au Saint Green, un convoi mirobolant s’étire.

En tête marche un puissant Péta à la longue chevelure nouée sur la nuque, au torse nu, musclé, couleur de bronze. Ses reins sont ceints d’une manière de jupe constituée de fanions triangulaires cousus ensemble dans un patchwork jaune et rouge et numérotés de un à dixhuit. Il porte fièrement un drapeau sur lequel on distingue deux drivers de golf croisés, surmontés d’une balle blanche aux quatre cents fossettes et d’une couronne royale.

À quelques mètres, suit un détachement de six gardes raouliens en grande tenue. Ils ont la tête coiffée d’une casquette plate, blanche, des pantalons aux plis impeccables et des chaussures bicolores, blanc et brun. Chacun d’entre eux arbore un polo fraîchement repassé de couleur différente. C’est très classe !

Derrière eux, des porteurs péta, avec des sacs de golf, des malles, des valises de grand luxe. Un peu plus loin, marchent les neuf meilleurs golfeurs du royaume de Pétaouchnok. Ce sont des joueurs exceptionnels, rompus aux exploits les plus improbables. Tous ont déjà réussi au moins deux « trou-en-un » et ne comptent plus leurs eagles depuis belle lurette. Ils forment le conseil exécutif du roi Raoul pour ce qui concerne le jeu de golf dans le royaume, c’est-à-dire l’essentiel. Ils marchent uniformisés dans leur costume traditionnel composé d’un pantacourt écossais bouffant à la Tintin, serré sur des chaussettes blanches montant jusqu’au genou, d’une chemise blanche à manches longues, le col joliment cravaté et un gilet assorti au pantacourt boutonné par devant. Une casquette à l’ancienne, style Gatsby le Magnifique, projette une ombre sur leur front et dissimule leur regard. De subtiles différences dans les motifs écossais de leur

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costume établissent parmi eux une hiérarchie fluctuant au gré des tournois rituels auxquels ils participent plusieurs fois par an, lors des fêtes religieuses. Ils tiennent chacun à la main une bannière sur laquelle sont inscrits les textes sacrés, les règles du Royal et Ancien Jeu. On n’aperçoit ni femme ni Péta parmi eux.

Vient ensuite une troupe de musiciens dont les notes parviennent déjà aux oreilles de Fédérica, Boutenfoire, Édouard et Cancoillotte. C’est une mélodie extravagante, un rythme à la fois syncopé et lancinant sur lequel le long cortège progresse. L’orchestre précède d’autres golfeurs raouliens de niveau plus modeste, servant généralement de caddies aux premiers dans les grandes occasions.

Leur succèdent quelques Pétas défilant fièrement en costumes d’apparat, probablement les grands chefs. Ils sont accompagnés de leurs femmes tout aussi fastueusement parées.

Par derrière, caracole encore une jumerelle, une jument alezane au poil brillant et à tête de sauterelle, avec de larges yeux cramoisis et de longues antennes fines et mobiles. Elle est harnachée de brocarts précieux et porte les insignes royaux.

Sur un palanquin vert tendre (la couleur du Saint Green) tiré par vingt Pétas triés sur le volet parmi les meilleurs ouvriers et joueurs de golf, apparaît à présent le roi Raoul 253. Il est assis sur son trône en forme de voiturette électrique en or, protégé par un dais constellé de tees multicolores taillés dans des diamants, émeraudes, saphirs ou rubis. Le palanquin est soutenu par douze des plus puissants Pétas. Un homme est assis à la droite du roi. On ne peut encore distinguer son visage.

- Ce ne peut-être que Touthankaputt, souffle Boutenfoire. Lui seul est autorisé à monter sur le palanquin royal, c’est le GMJB.

- Qu’est-ce que ça veut dire GMJB ?, interroge Cancoillotte. Boutenfoire le fusille d’un regard incrédule et répond sur un ton

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agacé : « Mais, enfin, c’est Touthankaputt, le Grand Maître du Jeu Bienaimé, le GMJB quoi ! »

Comment peut-on ignorer cela ?

On remarque plus loin les foulards en soie imprimée de quelques élégantes Raouliennes aux éternelles lunettes fumées à larges verres, leurs longues jambes fuselées moulées dans des leggins. Souriantes, détendues, elles effleurent la terre de leurs légères ballerines en cuir souple. Une escorte policière ferme la marche.

Cette foule avance lentement sous le soleil déjà très haut. La musique techno envahit l’atmosphère. Édouard prend de l’altitude, il va aux nouvelles. De toute façon, pour la fuite, c’est fichu, plus question de filer à l’anglaise, toute issue est désormais bloquée.

Les hauts battants du majestueux portail en fer forgé du Saint Green commencent à s’ouvrir. Cancoillotte rejoint discrètement Fédérica. Au fond de la poche de son jean, elle tient fermement le relève-pitch dans son jeune poing serré.

- Comment as-tu fait ça ? lui glisse-t-il.

- J’en sais rien, répond la petite fille en haussant les épaules, avec un sourire à la fois complice et surpris. Ce truc s’est mis à flamboyer tout seul, d’un seul coup.

- En tout cas, ça prouve qu’il a vraiment des pouvoirs secrets.

- Oh, je n’en ai jamais douté, tu sais.

- Cette fois, nous sommes coincés, c’est là que tout va se jouer. Tu as vu ? Le roi se déplace en personne avec toute sa cour. Apparemment, nous avons violé les pires tabous raouliens.

Le royal convoi s’organise sur les abords du Saint Green, la jumerelle alezane vient de franchir l’entrée, le palanquin du roi fait son apparition, chacun s’écarte et s’incline sur son passage. Il s’immobilise enfin, la musique s’éteint, et Raoul 253 en descend avec l’aide de son chambellan dans un silence de cathédrale.

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- Oooooh !

Un murmure s’élève de l’assemblée. Le roi ne porte ni chaussures ni chaussettes. Poser ses plantes de pied sur le velouté divin du Saint Green, percevoir cette énergie, sentir ce frisson subtil et indescriptible qui vous parcourt la mœlle jusqu’à la racine des cheveux est un privilège royal exclusif. C’est l’insigne ultime de la royauté que le monarque ne partage qu’avec son dauphin.

Raoul n’est pas blasé. On le voit faire quelques pas lentement, les yeux clos, savourant au maximum cette merveilleuse expérience. Puis, il redresse la tête, porte un regard circulaire sur le sanctuaire, lève les bras vers le ciel et lance : « La prophétie s’est réalisée ! »

- Aaaah !

La cour s’exclame à cette annonce.

- Touthankaputt, le Grand Maître du Jeu Bien Aimé, nous l’avait révélé il y a bien des années, lors d’une transe qui l’avait saisi après avoir réussi un putting impossible ici même, sur le Saint Green. Une petite fille humaine devait un jour arriver jusqu’à nous et elle posséderait le Relève-pitch sacré.

- Ooooh ! lâchent les courtisans.

Ils n’en croient pas leurs oreilles. C’était donc vrai ! La jeune humaine leur apportait ce dont ils avaient toujours rêvé. La pierre philosophale du golf, l’objet capable de transmuter à volonté un coup minable en nice shot plein de promesses.

D’un geste précis et souple, le roi relève sa belle chevelure de ses doigts à demi écartés, puis il ouvre les bras : « J’appelle Touthankaputt, le Grand Maître de Notre Jeu Bien Aimé. Le moment est venu. La toute-puissance du Relève-pitch sacré va se manifester à nous. »

Resté discret jusque-là, le grand prêtre s’avance et chacun s’écarte. Tout autre que le roi autorisé à fouler le Saint Green doit porter des

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chaussures sans crampons, à semelles lisses et préalablement aseptisées. Touthankaputt est grand, fort, les épaules larges. Il a la peau noire des grands prêtres. Entièrement vêtu de noir, il est coiffé d’une casquette ronde, à longue visière, au-dessus de laquelle s’affiche clairement le signe de sa lignée d’une blancheur pénétrante. Quiconque pourrait s’approcher suffisamment découvrirait que le signe mystérieux est constitué par l’assemblage de dizaines de nanoballes de golf en diamant, moins grosses qu’une tête d’épingle. Le même symbole apparaît sur sa poitrine, sur le gant aux éclats métalliques qu’il porte à la main gauche, sur ses chaussures noires…

Le GMJB rejoint le roi sur la pelouse. Ils se donnent l’accolade et la foule se réjouit.

- Et maintenant, lance Raoul, j’appelle Mademoiselle Fédérica Pilule. Fédérica sent tous les regards converger dans sa direction. Elle sort les mains de ses poches. Cancoillotte lui presse affectueusement l’épaule pour l’encourager, puis il la pousse doucement.

- Allez, courage ! Vas-y, nous sommes avec toi. La jeune fille se retourne et, tout en reculant, elle lui lance un sourire à la fois tendre et timide en haussant ses frêles épaules. *

- Approchez, belle demoiselle, ne craignez rien. Votre ami, ce cher professeur Cancoillotte, m’a sauvé la vie. Venez aussi nous rejoindre Professeur, je vous en prie. Cancoillotte ne se le fait pas dire deux fois. Il se précipite aussitôt à la suite de Fédérica. Deux gardes raouliens leur barrent l’accès au Saint Green.

- S’il vous plaît, veuillez poser vos pieds sur ce détecteur.

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Le garde désigne un écran posé à même le sol. Fédérica s’exécute, elle pose un pied sur l’écran qui émet aussitôt un crépitement affolé. Le garde insiste :

- Allez-y, posez vos deux pieds sur l’écran. Merci.

Le crépitement s’apaise tandis qu’un halo bleuté enveloppe les deux pieds de Fédérica. Quand le silence se fait, le garde tend la main à Fédérica pour l’inviter à céder la place à Cancoillotte. La semelle du professeur n’est encore qu’à dix centimètres de la surface de l’écran et déjà le crépitement est d’une intensité qui surprend tout le monde. Des grimaces de dégoût apparaissent ici et là.

Le professeur doit patienter trois fois plus longtemps, les pieds dans le halo bleuté, avant que l’appareil ne se taise enfin et d’être autorisé à rejoindre Fédérica, le roi et le GMJB sur le Saint Green.

- Quand j’ai appris que vous vous étiez introduits dans le Labyrinthe, explique Raoul, j’ai donné des ordres pour qu’on vous laisse votre chance. Je dois reconnaître que vous vous en êtes admirablement bien tirés. C’est exceptionnel. Tous mes compliments. Bien sûr, vous avez été fortement aidés par votre ami Édouard, mais ne chipotons pas, soyons beaux joueurs, vous avez réussi un parcours formidable.

- Comment savez-vous tout cela Majesté, s’étonne Fédérica ?

- Tu sembles oublier que je suis le roi, réplique Raoul. Et le roi sait tout. Il doit tout savoir.

- Alors, Majesté, vous devez aussi savoir comment sortir de ce monde et retourner chez mes parents ?

- Hélas, chère petite, ce secret, je ne le connais pas. Tu es la première fille à avoir triomphé du Labyrinthe, tu possèdes le Relève-pitch sacré et tu es ici, avec moi et le GMJB, debout sur le Saint Green. Tout cela n’est pas le fruit du hasard. Ce que je sais, c’est que tu es bien la jeune humaine annoncée par

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l’oracle. Il est dit que tu nous apporteras le Relève-pitch sacré, puis que tu rentreras dans ton monde accompagnée d’un maître au nom de fromage.

- L’oracle a dit ça ?

- Exactement, ce sont ses propres mots. - !!!

- C’est plutôt bon signe, ose Cancoillotte. Mais alors, qui va nous livrer le secret ?

- Mystère ! - Qu’en pensez-vous, Grand Prêtre ? demande le roi.… - Mais encore ?…

- Oui, bon, en attendant, je suis morte de faim, soupire Fédérica. Majesté, serait-il possible de manger quelque chose ? Nous n’avons rien avalé depuis, je ne sais même plus combien de temps.

- Où avais-je la tête ? Je manque à mes devoirs les plus élémentaires.

Un signe de tête, quelques claquements de mains et soudain tout s’agite. Une table apparaît bientôt sur l’avant-green, portée par deux jeunes Pétas et couverte de la nappe royale brodée de fils d’or et frappée du sceau raoulien. Des femmes tourbillonnent autour apportant des couverts. On dispose des chaises.

Pendant ce temps, une charmante dame de la cour raoulienne propose un rafraîchissement au roi et à ses compagnons. Fédérica a la bouche sèche. Sur un signe de tête de Cancoillotte, elle se précipite sur le plateau et saisit un verre qu’elle vide aussitôt d’un trait.

- Venez mes amis, allons déjeuner !

Le roi se dirige vers la table dressée pour quatre, ombragée sous

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un dais. Avant quitter le Saint Green, il enfile les pantoufles en soie déposées à ses pieds par une autre dame de la cour. Il invite ensuite Fédérica à s’asseoir à sa droite et Cancoillotte à sa gauche. Touthankaputt lui fait face. Le GMJB retire sa casquette noire et la confie à un assistant, tout aussi noir que lui, réactif au moindre appel. Son crâne est rasé et, quand il penche la tête, on pourrait presque se voir dedans. La foule des ministres, des courtisans et des serviteurs se fait silencieuse. Puis, d’un lent mouvement, il ouvre les bras, élève son regard vers le ciel et psalmodie :

- Grand Saint-Andrews, accepte de bénir ce repas, veille sur la santé et la vie de notre souverain, assiste-le dans ses décisions et ses choix. Protège-nous du topage, du grattage et du hors limites, donne-nous notre birdie quotidien et délivre nous du triple bogey. Au nom du club, de la balle et du trou, ainsi soitil.

Tout le monde a prononcé la dernière phrase de cette prière et s’est signé en même temps que Touthankaputt et le roi. Fédérica et Cancoillotte sont restés debout, sans rien dire, les mains posées sur le dossier de leur chaise.

- Asseyez-vous, je vous en prie, dit Raoul en posant son propre auguste postérieur sur la fine molesquine de son trône portatif. *

Il y eut du poulet rôti, des pâtes à la bolognaise, puis des sushis, des huîtres tsarkaya, des galettes de sarrasin aux légumes et une tarte aux poireaux et au fromage, de la mousse au chocolat et de la crème glacée aux spéculoos. On servit encore des muffins à l’orange et des crêpes frutti frutti. Le tout était arrosé de l’eau royale, la plus pure, cristalline et fraîche, que l’on pût puiser dans le royaume. On disait que la reine

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se baignait à sa source, ce qui lui conférait des vertus merveilleuses. Cancoillotte remercia le roi pour l’élégance et la qualité de cette collation. Puis, le GMJB proposa de faire servir le kavapia chaud dans des tasses en bois. Fédérica plongea son regard dans l’infusion verte. Quelques étoiles y nageaient encore, explosant à la surface comme des bulles de champagne lumineuses. En les fixant un moment, c’était un peu comme si la Voie Lactée s’avançait vers vous. Une douce vapeur s’en échappait, qui montait flatter les narines de son arôme envoûtant.

- Le kavapia est la boisson royale par excellence. Elle ne peut être consommée que par le roi, le GMJB et les êtres qu’ils souhaitent inviter à se joindre à eux. Sa composition est un secret qui se transmet de GMJB en GMJB depuis toujours.

- Je bois à votre retour dans votre monde et au Relève-pitch sacré, clame le roi en levant sa tasse.

- La cour apprécie et applaudit.

- Chère petite, connaissez-vous cette histoire ? enchaîne-t-il, en s’adressant à Fédérica. Il était une fois, un golfeur. L’âge avait quelque peu érodé sa passion pour le jeu, mais elle palpitait toujours, puissante, dans ses membres et dans son cœur. Ce n’était certes pas un champion, loin de là, mais il s’efforçait de son mieux. Il vivait chacune de ses parties de tout son être et s’imprégnait à chaque fois du jeu et de l’environnement dans lequel il évoluait. Bien sûr, il préférait les jours de grâce où il parvenait à son meilleur niveau, c’était une bénédiction, tout paraissait si fluide, si doux, si équilibré. Mais, il appréciait aussi les autres, les épuisantes galères, quand tout va mal, que vous avez perdu votre drive, vos approches et que même votre putting vous laisse tomber. Il aimait le golf, voilà tout, avec ses hauts et ses bas. Un jour, il vécut le cauchemar des golfeurs. À la suite d’une chute stupide, il se cassa la jambe et fut dès lors,

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et pour des semaines et des mois, privé de son jeu bien aimé. Au début, cela ne lui pesa guère. Les douleurs intenses, les soins continuels, le handicap, le traumatisme profond le protégeaient de la frustration. Il méditait sur la banalité de son accident et son instantanéité. Elles lui confirmaient la fragilité de toute situation, la précarité de tout équilibre. Cherchant une cause à sa chute dans un comportement nuisible qu’il payait par cette souffrance, il saisit toute l’étendue de son ignorance, reconnut la pesanteur et le manque d’élégance de ses attitudes.

Suffit-il de prendre conscience d’un problème pour l’éliminer ?

Peu à peu, au fur et à mesure que la douleur se faisait moins présente et qu’il retrouvait progressivement l’usage de son corps, il commença à voir le bon côté de son aventure. L’immobilité, l’incapacité auxquelles il était contraint le libéraient de l’angoisse du temps perdu. Un peu comme le passager d’une longue traversée transocéanique, le blessé convalescent peut enfin laisser aller son esprit, le relâcher. Plus question de se culpabiliser de n’avoir pas fait ceci ou cela, puisque l’on n’est plus maître de ses mouvements. En s’adaptant aux nouvelles limites de sa liberté, on s’appuie sur elles pour reprendre haleine et se rassurer… - Votre Majesté, intervient Fédérica, votre repas était vraiment fameux. Merci beaucoup, je me suis régalée. Ça va mieux. Je crois que j’étais en hypoglycémie. Puis-je vous demander une faveur ? Raoul est quelque peu surpris par la spontanéité de la jeune fille. Il n’a guère l’habitude qu’on lui coupe ainsi la parole. Mais, il est de bonne humeur, il a décidé d’être grand seigneur et, par-dessus tout, il tient à récupérer le Relève-pitch sacré. Il n’ignore pas la règle. Le

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précieux instrument doit absolument lui être transmis par son possesseur de son plein gré et en toute conscience. La moindre pression, un vol pendant son sommeil, sans même parler de violence, suffirait à rompre le charme et à réduire le joyau au rang d’un vulgaire ouvre-boîte.

Raoul se fait tout miel.

- Naturellement, chère enfant. Demandez, allez-y !

- Me permettez-vous d’inviter mon ami Edouard ?

- Edouard ? C’est un nom de roi, est-il roi ?

- Edouard, roi ? Euh, non, enfin, je ne crois pas. C’est un oiseaume.

- Oiseaume ? C’est donc cet Edouard qui vous a aidés à trouver l’issue du Labyrinthe. Il mérite un sévère châtiment.

Fédérica se rend compte qu’elle a fait une gaffe. Sans le vouloir, elle vient de dénoncer son ami.

- S’il vous plaît Majesté, plaide-t-elle en joignant les mains, la tête penchée sur un sourire enjôleur.

- Edouard connaît-il le jeu de golf ?

Serait-ce un piège ? Fédérica se demande s’il faut répondre oui ou non. Que souhaite entendre Raoul ? Se montrerait-il plus clément à l’égard d’un adepte du jeu bienaimé ayant sciemment violé la loi pour aider ses amis, ou à celui d’un pauvre profane ignorant ?

- Majesté, Edouard, c’est un peu comme votre gars, là, celui qui s’était cassé la jambe.

L’allusion flatte Raoul. Ainsi, la petite fille l’avait écouté.

- Ah oui ? Et comment cela, ma chère enfant ?

- Ben, c’est-à-dire, qu’il adore le golf. C’est sa passion. Il y jouait tout le temps jusqu’à ce qu’une sorcière lui jette un sort et le transforme en oiseaume.

- Je vois, je vois… C’est bon, je t‘accorde cette faveur. Tu es

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autorisée à faire venir ton ami Edouard.

L’oiseaume observait la scène depuis les airs. Il planait lentement en formant des cercles, loin au-dessus du Saint Green. Il plongea dès qu’il aperçut sa jeune amie courir sur le vert tendre du gazon en lui faisant de grands signes.

Fédérica retourna vers la table royale, Edouard posé sur l’épaule. Elle le prit sur son index pour le présenter à Raoul et au GMJB.

- Voici Edouard, Majesté. C’est à cause de lui et grâce à lui que je suis arrivée jusqu’à vous.

Inclinant la tête, Edouard salue le souverain, le grand prêtre et la cour. Il écarte les ailes pour retrouver un meilleur équilibre avant d’implorer la mansuétude royale, arguant de l’urgence pour justifier sa faute.

- Eh bien, Edouard, cette franchise vous honore. Nous consentons à vous pardonner pour cette fois. La loyauté, la pureté de sentiment et la compassion dont vous avez fait preuve envers vos amis sont des vertus golfiques premières. Elles peuvent légitimer une exceptionnelle interprétation des saintes règles.

La cour applaudit à cette attitude magnanime. Tu parles Charles ! En réalité, Raoul n’a guère le choix. Le Relève-pitch sacré, garant du pouvoir suprême éternel, ne peut plus lui échapper. Il est bien décidé à tout accepter pour s’en emparer. « Cette petite n’a qu’une idée en tête, raisonne-t-il, repartir vers son monde, retrouver sa famille. Le talisman royal ne lui est d’aucune utilité. Je dois la convaincre de me le remettre. » *

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Soudain, un grand silence se fait. Quelle est cette douce vibration que l’on ressent dans l’air et dans le sol ? Tous les regards se sont tournés vers le Saint Green, mais il est vide. On retient son souffle.

- Que se passe-t-il ? murmure Fédérica au creux de l’oreille d’Edouard.

Celui-ci hausserait les épaules s’il en avait encore. Il grimace quelque moue pour exprimer son ignorance. Fédérica jette un coup d’œil en direction de Raoul et du GMJB. Ils lui apparaissent figés dans une étrange contemplation.

Brusquement, le fanion planté dans le trou du Saint Green jaillit vers le ciel comme une fusée. La cour affolée suit l’engin des yeux dans son ascension explosive. Elle l’observe quand il parvient à son apogée, elle le voit enrouler un demi-tour sur lui-même, puis replonger vers le sol… Raoul et le Grand Maître semblent horrifiés. Dans la seconde qui suit, le fanion va se ficher profondément dans la Sainte Pelouse, lui infligeant une horrible blessure, sacrilège et douloureuse. Et pourtant non. Au dernier moment, le mât ralentit sa chute, avant de se coucher sur le côté pour s’étendre délicatement dans l’herbe, sur le bord du green. Une fois encore la cour est séduite, subjuguée même. Elle croit à un divertissement programmé. Elle crie, Vive le Roi ! Raoul se retourne, étonné, il n’a rien fait. Il grimace un sourire.

- Tu peux m’expliquer à la fin ? lance-t-il à la dérobée au GMJB.

Celui-ci ouvre des yeux comme des billes de loto et écarte les bras en signe d’impuissance.

Alors, tout se calme. Comme si rien ne s’était passé. Chacun regarde son voisin, perplexe et désorienté. Quelques minutes passent, puis le roi Raoul semble émerger d’un profond sommeil. Il claque dans les mains et tout le monde sursaute.

- Allons, mes bons amis, où en étions-nous ?

Fédérica
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- Au fait, comment s’était-il cassé la jambe votre golfeur, Majesté ?

- Comment il s’était cassé la jambe ? Ah, oui… C’est-à-dire, euhh… l’histoire ne le dit pas. En revanche, je peux vous assurer que la manière fut stupide. Tous les accidents le sont. Ils apparaissent brutalement, comme des brèches, des lézardes dans notre système de vigilance. Un éclair d’inconscience et tout s’écroule. Pour autant, cet éclair n’est que l’aboutissement d’un processus long et complexe. Un accident est la fleur empoisonnée, le fruit vénéneux d’un arbre plongeant profondément ses racines dans le comportement de sa victime. L’accident provient d’une attitude négative. Il est généralement le résultat d’un manque de respect de certaines règles, écrites ou pas.

Le plus intéressant dans cette histoire, est que la pratique du golf est, en principe, un entraînement efficace à la vigilance et au respect des règles, de l’étiquette et de l’environnement. On peut donc en conclure qu’un golfeur qui se casse la jambe est en quelque sorte une aberration. Ou bien, notre héros n’est-il pas un golfeur accompli ? L’ignorance aura provoqué sa chute en lui liant les chevilles de ses tentacules visqueux. Pauvre homme ! Puisse le Ciel lui venir en aide.

- Puisse-t-il lui venir en aide !, psalmodie une voix frêle, semblant venir en écho des entrailles du Saint Green.

- Mais, qu’est-ce que… ?

- Roi Raoul, je suis la sorcière Mangepadpain. Je vois que vous faites bombance.

- Oh, vous savez, minimise le roi, ce n’était qu’une légère collation en l’honneur de notre chère Fédérica.

- Et pourquoi n’ai-je pas été invitée ? Serais-je malvenue à votre

Pilule

Fédérica
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table Majesté ?

- Mais, pas du tout, pas du tout, madame Mangepadpain. C’est regrettable, mais j’ignorais votre existence jusqu’à aujourd’hui.

- De mieux en mieux, Sire, vous visez des sommets dans la goujaterie.

- Cette jeune fille a été envoyée vers vous conformément à la prophétie, poursuit la voix. Elle possède un objet que vous convoitez depuis toujours. Vous êtes convaincu qu’il vous apporterait le pouvoir et le bonheur éternels.

- Gloire au Relève-pitch sacré ! se contente de lancer Raoul.

- Tu te trompes !

- Comment ?

- Oui, tu m’as bien entendue, mon petit Sire, tu te trompes. Certes, il est possible que ce relève-pitch, que tu considères comme sacré, t’apporte ce que tu en attends. Il y a toutefois trois conditions préalables à remplir. La première est que la jeune fille te l’offre de son plein gré, sans la moindre pression de ta part ; la seconde condition est que tu le reçoives avec un esprit pur ; et la troisième exige que tu l’utilises exclusivement dans l’intérêt général de ton peuple et de tous les habitants de ce pays.

- Je m’y engage, promet Raoul sans hésiter, le bras droit tendu en direction du trou d’où parvient la voix chevrotante de Mangepadpain.

- J’en prends acte. De toute manière, les pouvoirs de l’objet s’évanouiraient aussitôt si l’une de ces conditions n’était plus honorée. Passons d’abord à la première condition. En échange de quoi Fédérica te remettrait-elle l’objet de tout son cœur ?

- Je n’ignore pas que son vœu le plus cher est de revoir sa famille

Fédérica
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et son monde.

- Tu peux lui permettre de réaliser ce souhait.

- Mais, comment ?

À la stupeur générale, des rayons d’arc-en-ciel s’élèvent du Saint Green. Chacun retient son souffle. Peu à peu, une image se dessine à quelques mètres au-dessus du sol. Semblant flotter au centre d’une sphère de lumière, Mangepadpain est perchée sur la longue langue rouge de son cobra géant, lequel, capuchon gonflé à bloc, agite lentement sa queue interminable en ondulations équilibrantes.

- Approche-toi Fédérica, viens par ici !

Sourcils relevés, la fillette sollicite l’avis du roi qui approuve d’un hochement de tête. Elle se lève, se met en marche crânement. Une vingtaine de pas seulement, la séparent de l’apparition.

- N’aie pas peur, dit encore la voix, viens plus près, penche-toi. Que vois-tu ?

Fédérica s’agenouille auprès du trou. Elle plonge son regard au fond d’un gouffre parfaitement cylindrique de cent huit millimètres de diamètre. Ce qu’elle y découvre la ravit. Le fond s’éclaire. Comme dans une lampe merveilleuse, elle aperçoit bientôt l’intérieur d’une maison. Sa maison. Mais, elle comprend bien vite. Assis dans le salon, ses parents se tiennent la main. Ils semblent terriblement inquiets. Maman tient un mouchoir rouge. Elle éclate en sanglots et se réfugie dans les bras de Papa dont le visage est ravagé par l’angoisse… Fédérica entend les hurlements du vent, elle sent une larme couler sur sa joue.

- Le cyclone frappe fort, tu sais, explique Mangepadpain. Tes parents sont choqués. Ils ignorent où tu es. Ils ont contacté les pompiers et la police, mais personne n’a pu leur apporter la moindre information à ton sujet.

- Oh, madame la sorcière, s’il vous plaît, aidez-moi à les

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152

retrouver. Je dois absolument les rassurer.

- Il y a un moyen, car ton ami et toi vous avez jusqu’ici franchi tous les obstacles. Ce trou, si précieux pour les Raouliens, est un passage secret entre Pétaouchnok et votre monde. Ils n’en savent rien. Je vais vous le faire traverser. Mais, d’abord, tu dois prendre congé.

Fédérica retourne vers la table du roi. Elle se présente devant lui, s’incline en pliant le genou dans une adorable révérence.

- Excusez-moi quelques instants, Sire, sourit Fédérica, avant de s’éclipser vers le salon des dames. Elle réapparaît bientôt, mais c’est une autre fillette. Les cheveux soigneusement brossés et maintenus par un papillon de ruban, les pieds protégés dans de courtes socquettes blanches, elle porte la robe d’Alice. Elle avance timidement dans ses ballerines à bride vernies, les mains derrière le dos. Devant le roi, elle s’incline à nouveau, un peu plus bas. Vraiment trop mignonne. Raoul est tétanisé. Son émotion est à son comble. Il est totalement pris de court par une attention aussi délicate. Sa belle mèche de cheveux tombe un peu sur son front, ses lèvres tremblotent. Raidi par l’excitation qui le gagne en ce moment béni, il est incapable de proférer le moindre mot.

- Votre Majesté, dit-elle en relevant la tête, je vais bientôt rejoindre mon monde. J’ai compris que j’étais la petite fille de votre prophétie. Je suis venue jusqu’ici pour vous transmettre le Relève-pitch sacré.

- C’est le moment, se dit le roi, en s’efforçant de conserver un visage impassible, les mains crispées sur les accoudoirs de son trône.

Fédérica tend le bras. Elle a le poing fermé, il en dépasse deux fines pointes d’où émanent des rayons d’or et d’arc-en-ciel. Raoul est comme hypnotisé.

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- Majesté, je vais vous remettre le Relève-pitch sacré. Mais, je voudrais d’abord que vous vous engagiez à ne l’utiliser que conformément aux Règles. En faites-vous le serment ?

- Devant le GMJB ici présent, devant la cour et le Grand conseil rassemblés, par le Saint Green j’en fais le serment ! confirme solennellement Raoul.

- Il y a encore une condition, ajoute Fédérica.

- Ah, oui ? Quelle est-elle ?

- Vous devrez personnellement nous renvoyer, le Professeur Cancoillotte et moi, dans notre monde.

- Et comment cela ?

- Vous allez devoir réussir le putt de votre vie Majesté, lâche-telle, mystérieuse.

- ???

- Madame Mangepadpain peut nous faire traverser le trou. Elle va nous réduire, Cancoillotte et moi au point de tenir dans une balle de golf. Il vous faudra ensuite putter cette balle en un seul coup. Si vous échouez, à chaque coup supplémentaire, les pouvoirs du Relève-pitch sacré seront réduits en durée et en puissance. Tenez, il est à vous maintenant.

Fédérica dépose l’objet brillant dans la main que Raoul lui tend. Les rayons d’or et d’arc-en-ciel s’évanouissent aussitôt.

- Ne vous inquiétez pas, Sire, il se rallumera bientôt, dès que j’aurai disparu. Puis, se précipitant dans les bras du roi, elle lui dit adieu.

- Merci, ma chère enfant.

- Majesté, si vous me permettez, comment se termine votre histoire ? Qu’est-il arrivé à votre golfeur ?

Le roi est sincèrement ému. Il étend la main sur la tête de Fédérica qui s’est mise à genoux. Cancoillotte s’avance à son tour pour faire ses

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adieux. Le moment est poignant. Le silence se fait. On entend seulement le bruit rafraîchissant des jets d’eau automatiquement déclenchés pour arroser le Saint Green à cette heure de la matinée.

- Le malheureux se lamentait en silence, commence Raoul. Les douleurs disparues, l’immobilité lui pesait. La nuit, dans ses rêves, il se voyait jeune, souple et vigoureux. Il avait aussi conscience du souci et de la fatigue qu’il causait à son entourage. Son épreuve était aussi celle de sa femme et certainement celle de ses enfants. Non seulement il leur donnait tout un tas de travail en plus, mais son accident les avait privés d’un long voyage qu’ils avaient prévu de faire ensemble, en famille, pour voir des animaux sauvages en liberté. Le bateau sur lequel ils devaient faire la traversée s’appelait le Tiranic. Il a fait naufrage dans un endroit infesté des requins et de crocodiles, il n’y eut aucun survivant.

- Mais, alors, cet accident les a tous sauvés ?

- Exactement.

- Mais, Majesté, vous disiez tout à l’heure qu’un accident était toujours négatif, ou quelque chose comme ça ?

- C’est aussi vrai. Il y a une contradiction apparente. Mais, tu sais, ces fables sont faites pour nous conduire à méditer et à réfléchir pour nous améliorer.

La petite fille recule lentement, son plus beau sourire à l’intention du roi et de l’étrange pays qu’elle quitte tout de même à regret. L’assistance ovationne à tout rompre. Comme des astronautes saluant les médias avant de s’installer pour de bon dans leur capsule, Fédérica et Cancoillotte, un sac en toile à la main, agitent les bras tout en s’éloignant pour rejoindre le trou où la sorcière patiente sur la langue rouge de son cobra, en tricotant des moufles. Raoul les escorte. Edouard volète autour d’eux. Lui aussi a les larmes aux yeux.

- Viens avec nous Edouard, le prie encore une fois Fédérica.

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Madame Mangepadpain m’a dit qu’elle pouvait inverser ton sort et te redonner ta forme humaine si tu veux.

- N’insiste pas ma chérie. Je te remercie, mais ma décision est prise, je reste. Je me suis habitué à mes ailes et elles me manqueraient trop à présent. Je vous souhaite bonne chance de tout mon cœur.

L’oiseaume se perche une dernière fois sur l’épaule de son amie. Il frotte sa petite tête contre le cou de la jeune fille, couvert de léger duvet blond. Puis, prenant son essor, il s’élève dans les airs, lançant un amical :

- Tchao, Professeur Cancoillotte, prends bien soin d’elle !

Tandis que Raoul essaie discrètement de jeter un coup d’œil au fond du trou, Fédérica se tourne vers la sorcière.

- Nous sommes prêts, madame.

- Très bien, fait la sorcière. Placez-vous dos à dos.

Cancoillotte et Fédérica s’exécutent. Ils retiennent leur respiration. Le silence est à couper à coups de cognée. Rien ne se produit, et pourtant si, le paysage prend progressivement des proportions bizarres. Raoul grandit à toute vitesse jusqu’à devenir haut comme un gratte-ciel de New York. Le trou, à côté d’eux, est maintenant large comme un aven de bonne taille.

Fédérica lève les yeux. Là-haut, dans le ciel magnifiquement rosé, Edouard plane sous le vent. Tout près de lui d’éclatantes ailes blanches accompagnent ses ébats aériens…

Ce fut sa dernière vision de Pétaouchnok.

Aussitôt après, elle perçut l’écho d’un léger choc et se sentit blackboulée pendant de longues secondes, le paysage tourbillonnant autour d’elle. Elle parvint à s’agripper à Cancoillotte juste avant de basculer dans le gouffre, le cœur oppressé par l’angoisse et le bonheur.

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Épilogue

Un jour blafard se lève. L’ouragan s’est éloigné, mais le vent souffle encore assez fort, chaud comme l’haleine d’un fauve qui se calme après l’attaque. De petits tourbillons emportent des branchages ou quelque débris. La pluie a cessé. Tout est détrempé, dégoulinant. Fédérica ouvre les yeux. Elle se découvre assise sur le siège conducteur de l’épave, au bord de la route. Inclinant la tête à gauche, elle a sous les yeux l’asphalte luisant, strié d’éclairs bleus et rouges. Elle remue les bras, les jambes, pas blessée, elle se sent même étrangement bien. Elle s’étire et voit qu’elle porte des gants, de jolis gants blancs en dentelle fine aux doigts coupés. S’examinant de plus près, elle plaque une main devant sa bouche. Qu’est-ce que c’est que cette robe ? Et ces chaussures. Elle voudrait se regarder dans le rétroviseur… Elle se retourne et son nez heurte le fer, la tôle plutôt, une plaque de tôle ondulée arrachée d’un toit voisin et projetée sur l’épave par le cyclone la découpant en deux dans le sens de la hauteur comme un ouvre-boîte, à deux centimètres de son épaule droite. Elle se rend compte à quel danger elle vient d’échapper. C’est un miracle si elle n’a pas eu la poitrine sectionnée en même temps que le dossier.

- Fédérica ?

Cette voix, si familière et si lointaine. Si proche et si étrangère. Serait-ce… ?

- Euh, Professeur ? Professeur Cancoillotte ?

Brusquement, tout revient à sa mémoire. Édouard, le roi Raoul et son royaume tout entier consacré au golf, le jeu bienaimé. Le relèvepitch sacré, Tartenpoil, Boutenfoire, la sorcière Mangepadpain et son cobra géant, le joueur de barbat, le Grand Maître, Pétanfroka, Candidos…, les souvenirs remontent en vrac, pêle-mêle.

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- Oui, Fédérica, c’est moi.

- Où êtes-vous Professeur ?

- Ici !

- ?

- Ici, sur le siège passager, de l’autre côté de la tôle. Cancoillotte plie son index et toque sur le métal galvanisé.

- Mais alors… Tout était vrai ?

- Absolument tout.

- Et nous sommes revenus ?

- Exactement, la sorcière a tenu sa parole et le bras du roi n’a pas flanché. Si tu veux, j’ai tes vêtements avec moi, dans mon sac.

- Professeur vous êtes vraiment super ! *

Ils sont tous les deux devant la porte des Pilule. Elle vient de presser plusieurs fois le bout de son petit doigt sur la sonnette en cuivre jaune déclenchant un joyeux carillon. Elle recule sur le ciment de l’entrée, lève la tête. Sa voix claire perce le silence matinal.

- M’man ! … Maman ? Papa ?

Des persiennes grincent au premier étage, le visage chiffonné de son père apparaît, il cligne des yeux. Il venait tout juste de s’endormir après l’enfer de la nuit, l’angoisse de l’absence. Maman passe la tête au-dessus de son épaule, elle fond en larmes et se précipite.

- Fédérica ! Dieu soit loué, tu es vivante. Tu n’es pas blessée ?

- Non, non, Maman, ça va, ne t’inquiète pas. La porte s’ouvre, la mère en jaillit les bras tendus.

- Ma petite fille, oh, ma chérie, ma toute petite…

Elle l’étreint à l’étouffer contre son cœur.

- Je te présente le professeur Cancoillotte, dit Fédérica quand

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elle peut enfin respirer.

- Professeur Cancoillotte ? s’étonne la maman en examinant l’intéressé.

- Oui M’man, c’est… un ami.

Le père a passé une robe de chambre et enfilé des mules. Il débouche à son tour sur le pas de la porte. On aperçoit ses maigres mollets velus. Fédérica se jette à corps perdu vers son sourire.

- Papa, oh mon petit Papa, souffle-t-elle en enfonçant son visage dans le cou de son père. Que je suis heureuse de te revoir. Vous m’avez tellement manqué tous les deux. J’ai tant de choses à vous raconter.

Un bras autour de ses frêles épaules, le père invite Fédérica à entrer chez elle. La petite fille se retourne vers Cancoillotte, ils échangent un clin d’œil appuyé, avant de se laisser entraîner vers la cuisine pour le petit déjeuner le plus familial, le plus dorlotant, le plus régalant, le plus chaleureux, le plus nourrissant, de tous les petits déjeuners familiaux, dorlotants, régalants, chaleureux et nourrissants du monde.

- Dis Papa, au fait !

- Oui, ma fille ?

- Gillette, ça te dit quelque chose ?

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Glossaire des termes et expressions golfiques

Avant-green : Frange de terrain autour du green où l’herbe est coupée très ras.

Balle : Petite boule dure et résistante, aux dimensions et au poids strictement réglementés (diamètre minimum de 42,67 millimètres, poids minimum de 45,93 grammes), généralement de couleur blanche et dont la surface est couverte d’alvéoles destinées à faciliter son vol. Historiquement en bois et en cuir, puis, à partir de 1845, en guttapercha (substance naturelle importée de Malaisie), les balles de golf modernes sont en matières synthétiques. Dans l’imaginaire collectif des golfeurs, la balle est souvent assimilée à un être vivant, avec son propre caractère, plutôt féminin, aux réactions imprévisibles et capricieuses, qu’il faut savoir ménager et séduire pour s’en faire une alliée.

Bogey : Trou joué en un coup au-dessus du par. Se décline ensuite en double bogey, triple bogey, voire davantage…

Caddie : Coéquipier du joueur qui lui porte ses clubs et le conseille sur le parcours (on dit aussi « cadet »).

Club : 1 - Canne de golf avec laquelle on donne des coups sur la balle pour l’envoyer dans un trou. Il y a trois catégories de clubs : les bois, les fers et le putter. La règle limite à quatorze le nombre de clubs qu’un joueur peut emporter dans son sac (pron. kleub).

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2 - Association de joueurs à laquelle on peut s’intégrer en versant une cotisation annuelle. Aux premiers temps du golf, on les appelait aussi des « sociétés ».

Départ : 1 - Zone du terrain située au début de chaque trou et délimitée par des marques de différentes couleurs selon les catégories de joueurs ou de joueuses. L’aire de départ est un rectangle s’inscrivant entre deux marques de la même couleur sur une profondeur de deux longueurs de club en arrière de ces marques.

2 - Début d’une partie de golf.

Dogleg : Littéralement « patte de chien ». Se dit d’un trou dont le fairway s’incurve vers la droite ou vers la gauche.

Drapeau : Repère amovible de forme droite, surmonté en principe d’un fanion dressé au centre du trou pour indiquer son emplacement. Sa section doit être circulaire.

Drive : Coup de départ sur un trou frappé au driver (pron. draïve).

Driver : 1 - Bois 1 (pron. draïveur).

2 - Jouer avec ce club (pron. draïvé).

Eagle : Trou joué en deux coups sous le par (pron. i-gueul).

Étiquette : Code de bonne conduite du joueur sur le terrain, ensemble des préceptes à respecter. L’étiquette est différente des règles, elle correspond plutôt à des usages destinés à faciliter la cohabitation des joueurs sur le parcours.

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Fairway : Partie du terrain tondue, comprise entre le départ et le green.

Fer : Club dont la tête est en acier. Les fers sont numérotés de 1 à 9, du plus long avec la face la moins ouverte, au plus court avec la face la plus ouverte.

Gratter : Manquer son coup en labourant la terre avec la tête du club.

Green : Partie d’un terrain de golf couverte de gazon très fin et ras entourant le trou signalé par un drapeau ou fanion (pron. griinn).

Handicap : Nombre définissant le niveau d’un joueur amateur. Il représente la moyenne des points que celui-ci joue au-dessus du par et que l’on déduit de son score brut pour établir son score net. Il est compris entre 0 et 54 (quelques excellents joueurs peuvent avoir un handicap négatif).

Honneur : Avoir l’honneur, c’est être le premier à jouer au départ d’un trou. Au début de la partie, l’honneur revient au joueur de plus faible handicap. Sur les autres trous, il reviendra au joueur ayant obtenu le meilleur score au trou précédent. L’ordre de jeu des autres joueurs découle des mêmes principes.

Par : Score de référence d’un trou et, par addition, d’un parcours de golf. En fonction de sa longueur, un trou peut être classé par trois, par quatre ou par cinq (exceptionnellement par 6 ou même 7 sur de très longs trous). Un parcours comprend généralement quatre par trois, quatre par cinq et dix par quatre soit un par général de 72.

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Parcours : Ensemble des trous d’un terrain de golf sur lesquels les règles et l’étiquette s’appliquent. Il existe des parcours de neuf trous et de dix-huit trous. Certains parcours d’agrément ou d’entraînement n’ont que trois ou six trous. De grands complexes proposent deux parcours voire davantage.

Pitch : 1 - Coup d’approche dans lequel la balle s’élève très haut avant de retomber sur le green pratiquement à la verticale. 2 - Dépression, petit creux formé sur le green par une balle qui retombe.

Putter : 1 - Club à face verticale utilisé pour faire rouler la balle sur le green en direction du trou (pron. peutteur). 2 - Utiliser un putter pour jouer une balle sur le green (pron. peutté).

Putting : Action de putter (pron. peuttinegue).

Règles : Il existe trente-quatre règles du jeu de golf, toutes subdivisées en un certain nombre de sous paragraphes. Elles régissent le jeu de golf sous la haute autorité du Royal & Ancient Golf Club of St Andrews (Écosse) et de l’United States Golf Association possédant chacun leur Comité des Règles. Les Règles de Golf sont révisées tous les quatre ans.

Relève-pitch : Sorte de petite fourche à deux dents de quelques centimètres de long, servant à réparer les trous formés sur un green par les balles en pitchant. On en trouve de toute forme, couleur et matière, souvent frappé aux armes de tel ou tel parcours et vendu comme souvenir.

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Repères : Un parcours de golf est jalonné d’un certain nombre de repères, naturels (arbres, rivières…) ou artificiels (bunkers, piquets…), destinés à aider le joueur à évaluer les distances sur le parcours.

Routine : Ensemble des gestes et attitudes d’un joueur l’aidant à se concentrer quand il se prépare à frapper un coup. Le respect d’une routine est d’une extrême importance dans la qualité du jeu de golf.

Swing : Mouvement du joueur de golf lorsqu’il frappe la balle (pron. souïnegue).

Tee : Petite cheville en bois ou en plastique servant à surélever la balle au départ de chaque trou.

Toper : Manquer son coup en frappant la partie supérieure de la balle, ce qui l’empêche de monter et lui donne un fort effet vers l’avant.

Trou : 1 - Cavité de forme cylindrique, de 108 millimètres de diamètre et de 102 millimètres de profondeur, creusée sur le green à l’aide d’un instrument spécial, signalée par un drapeau et dans laquelle on doit placer la balle dans le moins de coups possible depuis le départ. À l’origine du golf, le trou n’était qu’une simple excavation évasée creusée dans le sol, d’où le nom de cup que les Anglais ou les Américains utilisent encore parfois. Les golfeurs canadiens francophones parlent aussi couramment de « coupe » pour désigner le trou.

2 - Portion du parcours comprise entre l’aire de départ et le green.

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Table 1. L’oiseaume 5 2. Prosper et le cyclone 10 3. La formule magique 15 4. Au pays de Pétaouchnok 19 5. Professeur Cancoillote 23 6. La malédiction de Toutankhaputt 28 7. La leçon de golf 32 8. La fable de Candidos 40 9. Les trois sœurs 53 10. Mangepadpain, la sorcière 60 11. Tartenpoil 73 12. Le relève-pitch sacré 86 13. L’armure invisible 97 14. La robe d’Alice 107 15. L’audience royale 113 16. Cancoillotte s’évade 119 17. Le labyrinthe 126 18. Le secret du Saint Green 134 19. Épilogue 157 20. Glossaire des termes et expressions golfiques 160

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Les Aventures de Fédérica Pilule

Fédérica Pilule a dix ans. L'an prochain elle entrera en sixième, au collège. Enfin, elle y entrera si tout va bien. Parce que figurez-vous que Fédérica n'est guère attentive à l'école en ce moment. Elle obtient de bons résultats dans l’ensemble, comme dit sa maîtresse, mais, elle ne suit que grâce à son intelligence vive qui lui permet d'assimiler l'essentiel en un clin d'œil. Elle n'est pas vraiment intéressée par ce que racontent les grandes personnes.

Depuis quelque temps, la scolarité de Fédérica est un peu perturbée. Il faut bien reconnaître que c’est assez justifié. Elle n'en a parlé à personne. Même pas à Matilda, sa meilleure copine. Elle pourrait ne pas comprendre et la croire un peu timbrée

Patrick Schlouch est né à Besançon le 4 juillet 1949. Il a vécu en France jusqu’en 1976 avant de rejoindre sa famille à Tahiti où son père médecin s’était installé. Il s’y est marié et il a trois enfants.

Homme d’écriture, journaliste, écrivain, il a publié un dictionnaire illustré de la Polynésie française et un ouvrage sur Papeete. Plume de plusieurs personnalités politiques polynésiennes, il a notamment rédigé de nombreux discours et autres textes pour quatre des cinq premiers présidents de la Polynésie française autonome.

MAHANA
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