Pèlerinage au Bhoutan

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Patrick Schlouch MAHANA

P è lerinage au Bhoutan

P èlerinage au B houtan

Le pays du Dragon tonnerre

Mahana - Les Éditions du Soleil Tahiti pschlouch@gmail.com © 2007 (édition 2023)

Aux Trois Joyaux et au bénéfice de tous les êtres, puissent-ils atteindre l’Éveil.

Femme en prière au monastère de Kurje Lhakhang

« Obscur pèlerin, comment oserais-je fouler un sol consacré par tant de pèlerins illustres ? »

Ceci est le récit d’une expérience humaine et spirituelle rare et précieuse, un pèlerinage au pays du Dragon tonnerre, au cœur de la tradition vajrayana, le bouddhisme tantrique, dit “tibétain”, encore bien vivant et en pleine santé au royaume du Bhoutan.

Modeste témoignage, histoire d’un merveilleux voyage dans l’espace et le temps, découverte d’un univers étrange et fascinant, auréolé de la magie des sanctuaires et des rituels les plus secrets, les plus sacrés. Traversée bénie par la grandeur spirituelle du vénérable Shechen Rabjam Rinpoche, l’un des lamas les plus accomplis de notre époque, et du jeune Khyentse Yangsi Rinpoche, réincarnation du grand maître nyingmapa, Sa Sainteté Dilgo Khyentse Rinpoche. Périple sublimé par l’élégance et la générosité de Sa Majesté Ashi 1 Kezang Chöden Wangchuck, la reine mère du Bhoutan, et de sa fille cadette, Son Altesse la princesse Ashi Kezang Wangmo.

Nous étions dix-sept, quinze en provenance de Tahiti et deux venus d’Europe, neuf femmes et huit hommes, dont les âges s’échelonnaient entre quatorze et cinquante-six ans. Il y avait là six personnes seules et quatre couples, dont une famille avec trois adolescents, des jumeaux de quatorze ans et leur sœur de seize ans. Nous étions tous des laïcs, exerçant un métier ou poursuivant des études pour les plus jeunes. Nous travaillions dans la publicité, la santé, l’édition, le marketing, l’artisanat d’art, l’aviation civile, l’administration… Nous avions pratiqué le bouddhisme depuis des temps variés, de quelques années seulement à plus de trois décennies, et à des degrés divers. Mais, nous étions tous prêts pour

1 Titre donné aux princesses de sang royal.

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ce pèlerinage, car chacun évolue sur le sentier à sa propre cadence, en fonction de son karma2 .

Un seul d’entre nous, Thierry, venu de Belgique, connaissait déjà le Bhoutan. Quelques-uns avaient déjà voyagé au Népal ou en Inde. Les autres, dont Graziella et moi, étaient vierges de sous-continent et d’Himalaya.

Nous avons parcouru des milliers de kilomètres pour rejoindre ce lieu mythique et méconnu qu’est le Bhoutan, Drukyul, le pays du Dragon tonnerre. On peut y accéder par la route, depuis l’Inde, ou par les airs. Il n’y a qu’un seul aéroport au Bhoutan, celui de Paro. Des vols quotidiens par Airbus A319 le relient à New Delhi et à Bangkok. C’est de cette ville, envoûtante capitale de la Thaïlande, que notre voyage a débuté.

Ce fut comme un “marathon spirituel”. En seulement deux semaines, du 8 au 21 mai 2005, nous avons traversé le royaume d’ouest en est et retour, parcourant de nombreux sites parmi les plus sacrés du Bhoutan et même de l’Himalaya bouddhiste 3 .

Ce récit évoque peu les Bhoutanais. Ils n’y apparaissent qu’en filigrane. Nous n’avons guère eu le loisir d’établir de contacts avec eux. Non seulement notre programme était extrêmement chargé, mais, en dépit d’une évolution rapide, le Bhoutan reste un royaume étroitement surveillé. Les touristes ne peuvent y circuler librement. Il est obligatoire d’être accompagné par un guide officiellement reconnu, disposant des autorisations nécessaires pour voyager dans telle ou telle région et se rendre sur les lieux historiques ou religieux (ce qui est le plus souvent synonyme). Des postes de police contrôlent les endroits stratégiques du pays, il faut montrer patte blanche avant d’être admis à traverser ces “frontières intérieures”.

2 Littéralement “action” en sanscrit. On utilise ce mot pour désigner les conséquences de nos actions du corps de la parole et de l’esprit, conditionnées par la loi de causalité. Toute cause a un effet, tout effet a une cause.

3 Voir carte du Bhoutan en fin d’ouvrage.

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Pétri de tradition et de culture ancestrale bouddhiste, le Bhoutan n’en connaît pas moins les effets de la mondialisation. Partout on construit, on développe, on achète des avions, on ouvre des hôtels de luxe… Le Bhoutan, totalement isolé et ignoré jusqu’au milieu du vingtième siècle, connaît aujourd’hui un boom extraordinaire et s’ouvre résolument, mais avec précaution, au monde extérieur. On peut légitimement se demander si les Bhoutanais réussiront leur mutation sociale sans trop de dommage. Sauront-ils conserver leur culture, leur environnement dans leur pureté et leur identité, à l’abri des pollutions modernes de l’argent et du business ?

Le bouddhisme vajrayana est par essence le chemin qui mène à la Grande Perfection. Comment les Bhoutanais sauront-ils concilier cet idéal avec les compromissions auxquelles la modernité les contraindra inévitablement ?

On ne visite pas impunément le Bhoutan, surtout pas les sanctuaires où nous avons eu le privilège de nous rendre. Nous n’y sommes restés que deux semaines, mais ce fut un séjour d’une intensité extrême, au cours duquel nous avons été baignés en permanence dans la lumière adamantine, soutenus par la compassion et la bénédiction de Shechen Rabjam Rinpoche et même de Sa Sainteté Khyentse Rinpoche, dont l’esprit fut sans cesse présent tout au long de ce pèlerinage.

Nous n’en sommes pas revenus indemnes. Après ce voyage, certains d’entre nous ont subi de douloureuses épreuves, vraisemblablement utiles à leur progression sur la voie. Nous avons tous constaté de profonds changements dans notre façon d’appréhender l’existence. C’est un peu comme si, d’avoir été exposés à ces énergies spirituelles tellement puissantes et magiques (au strict sens du terme), la combustion de notre karma en avait été dynamisée, comme si nous avions été soumis aux effets d’un accélérateur de particules, d’une manière de cyclotron spirituel.

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Je remercie respectueusement le Vénérable Shechen Rabjam Rinpoche, Sa Majesté la reine mère du Bhoutan Ashi Kesang Chöden Wangchuck, le Vénérable Khyentse Yangsi Rinpoche, Son Altesse la princesse Ashi Kesang Wangmo Wangchuck et Chime-la, la mère de Rabjam Rinpoche pour leur accueil si généreux.

Toute ma gratitude à Matthieu Ricard pour m’avoir fait l’honneur et l’amitié de relire mon manuscrit.

Merci à Isabelle, pour avoir été la cheville ouvrière de ce pèlerinage. Sans elle, sans son énergie et sa motivation, nous ne serions probablement jamais allés là-bas.

Merci à Wangchuk, l’organisateur de notre voyage, à Pelzang, notre guide, à Tashi notre chauffeur et au “Sergent Garcia” qui surveillait l’expédition d’une présence bonhomme et discrète.

Merci aux moines de la Shedra de Tharpaling (en particulier Karma Tenzin, qui nous a propulsés, Martin, Libor et moi, au-delà de nos limites physiques et mentales). Merci aux moines de Kurje Lhakhang, de Changangkha Lhakhang à Thimphu, de Rinpung Dzong à Paro, et à tous ceux que nos incursions maladroites et intempestives ont perturbés dans leurs activités et leurs méditations.

Merci aux Bhoutanais et aux Bhoutanaises, en général, pour leur accueil, leur gentillesse et leur simplicité. Qu’il est rassurant et encourageant de savoir qu’il existe, quelque part dans le monde décadent d’aujourd’hui, un peuple vivant encore selon les sublimes principes du Véhicule de Diamant.

Merci à Drupchen Dorje, jeune étudiant au monastère de Shechen (Népal), pour son aide et les informations qu’il m’a aimablement fournies.

Merci à Tsering Paldrön pour ses remarques et commentaires.

Merci à Thierry, pour son amitié, ses conseils, ses facéties et son humour.

Et, enfin, merci aux membres de notre groupe pour m’avoir supporté pendant ces deux semaines. Ce pèlerinage était ma

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première expérience de voyage collectif depuis le collège. Je demande pardon à mes compagnons pour mon mauvais caractère et je regrette sincèrement les quelques manifestations d’impatience ou de fatigue ayant pu m’échapper. Toutes ces petites frustrations ne sont rien à côté de ce qui a été accompli, ni des merveilles qu’il nous a été donné de contempler et de vivre.

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Les trois yâna et Rabjam Rinpoche

Derrière la baie vitrée de notre chambre au huitième étage de L’Oriental, hôtel mythique où résidèrent Somerset Maugham, Joseph Conrad, James Michener et bien d’autres personnalités de l’art ou de la politique, le Chao Phraya charrie ses eaux boueuses au travers de Bangkok, dans une chaleur moite et sous un ciel de plomb.

Depuis six heures ce matin, fasciné, j’observe le ballet incessant des embarcations de toute taille et de toute forme qui se croisent et s’entrecroisent sur le fleuve. Larges péniches lourdement chargées, enfoncées dans l’eau jusqu’aux bords, remontant à la traîne de vaillants petits remorqueurs au bout d’épaisses aussières amarrées à de simples crochets en métal brillant. Péniches vides revenant dans l’autre sens, leurs coques noires allégées flottant haut sur la rivière. Fines pirogues filant comme le vent dans toutes les directions et dans un bruit d’enfer, sous la poussée d’énormes moteurs de camion rugissants, sommairement accrochés en équilibre sur les plages arrière. Les hélices, fichées à l’extrémité d’interminables arbres de transmission, tournoient à fleur d’eau en faisant jaillir des gerbes d’écume. De courts chalands, bondés de passagers, traversent d’une rive à l’autre en se jouant du trafic avec une aisance naturelle. Les petites jonques des hôtels de luxe assurent les navettes… Au loin, au pied d’un gratte-ciel en verre, scintille le toit doré d’une pagode. J’admire la mégapole étendue sous les nuages, comme sur un grand écran de cinéma réalité. Nous sommes arrivés de Tahiti dans la nuit, après un long voyage de plus de vingt-trois heures. Nous avons d’abord fait escale en Nouvelle-Zélande où nous avons changé d’avion. Nous avons troqué notre confortable Airbus A340 d’Air Tahiti Nui contre un des

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vieux Boeing 747 de Thaï Airways. Autre escale, courte, pour prendre quelques passagers à Sydney, puis encore une dizaine d’heures de vol. Éprouvant, mais pas épuisant. Bangkok n’est qu’une étape, un point de ralliement. Nous sommes en route pour le Bhoutan, petit royaume niché au pied de l’Himalaya, entre deux géants, l’Inde au sud et la Chine au nord. Le royaume du Bhoutan est le seul État au monde dont le bouddhisme Vajrayana soit la religion officielle, dévotement pratiquée par la majorité de ses quelque huit cent mille habitants4 .

4 Les chiffres disponibles s’étagent de 550 000 à plus de 2,2 millions. Ces différences s’expliquent par la présence au Bhoutan d’un fort contingent de réfugiés népalais fuyant leur pays pour des raisons principalement politiques (dictature et guérilla maoïste) mais qui ne sont pas reconnus comme citoyens du royaume. Officiellement, les autorités recensent 810 000 Bhoutanais.

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Le fleuve Chao Phraya à Bangkok

Le bouddhisme est un, son seul but est la libération de la souffrance. Pourtant, s’il n’y a qu’un seul Dharma5 , il existe de nombreuses manières de le mettre en pratique, d’innombrables voies à emprunter pour s’extraire de l’ignorance dont le Bouddha a enseigné qu’elle était la cause de toute souffrance. Pour progresser sur ces voies, outre le zen (au Japon) ou le chan (en Chine), le bouddhisme propose trois principaux “véhicules” (yana), c’est-à-dire des ensembles structurés de pratiques spirituelles.

Le plus ancien est appelé Hinayana (Petit Véhicule). Il est considéré par certains comme le plus fidèle aux enseignements du Bouddha. Il vise surtout la libération de l’adepte lui-même. Il se limite de nos jours au Theravada (l’Enseignement des Anciens) encore florissant au Sri Lanka, en Thaïlande et au Myanmar.

Le Mahayana (Grand Véhicule) fit son apparition en Inde un peu avant notre ère. Sa pratique tend vers la libération de tous les êtres. Le pratiquant du Mahayana doit développer “l’esprit d’éveil” (bodhicitta) pour accéder à l’état de bodhisattva, c’est-à-dire un être ayant porté à la perfection l’exercice des vertus, mais qui renonce au nirvana et à la libération tant que tous les êtres n’y sont pas eux-mêmes parvenus.

Le Vajrayana (Véhicule de Diamant), plus connu sous le nom de bouddhisme tantrique 6 , est une variante du précédent. Il propose une voie directe et abrupte vers la libération que le pratiquant sincère et assidu peut, en principe, atteindre en cette vie même. C’est cette forme du bouddhisme qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours dans l’Himalaya, à

5 La loi qui est l’enseignement du Bouddha. Le Dharma (Chos en tibétain, pron. “tcheu”) est la loi de l’existence, la vérité, la connaissance, le mode d’être réel des choses tel que l’a enseigné le Bouddha Shakyamuni.

6 Les tantras sont des textes du bouddhisme tardif en Inde (milieu du quatrième siècle) qui insistent particulièrement sur les rituels et les exercices de yoga Ils se sont constitués à partir des enseignements oraux de sages désignés sous le nom de “quatrevingt-quatre siddhas” . Ils furent introduits au Tibet par Padmasambhava et Vimalamitra au huitième siècle. Certains de ces tantras furent traduits en tibétain par Marpa (surnommé “le Traducteur”, mais il y en eut d’autres comme Atisha et Rinchen Zangpo). Milarepa, par ses chants, leur donna une audience populaire.

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partir du huitième siècle, au Tibet notamment. D’où le nom de bouddhisme tibétain souvent utilisé pour la désigner.

Hinayana, Mahayana et Vajrayana sont aussi les trois étapes que le pratiquant du bouddhisme devra successivement franchir.

Sa Sainteté Khyentse Rinpoche les définissait ainsi7 : « Les trois yanas ou “véhicules” sont trois aspects fondamentaux des enseignements bouddhistes qu’il est possible de combiner harmonieusement dans la pratique.

« Le renoncement est le fondement du véhicule de base et donc aussi celui des deux autres. C’est la détermination à se libérer non seulement des peines de cette vie, mais aussi des souffrances apparemment sans fin du samsara, le cercle vicieux de l’existence conditionnée. Le renoncement s’accompagne d’une profonde tristesse et d’une désillusion sincère devant les préoccupations du monde.

« La compassion est la force agissante du Grand Véhicule. Elle naît de la compréhension que le moi et les phénomènes sont dépourvus de toute réalité solide. Appréhender les myriades de phénomènes illusoires comme des entités permanentes, c’est ce qui est appelé ignorance. Son résultat est la souffrance. Un être éveillé - qui a réalisé la nature ultime des choses - éprouve spontanément une compassion sans bornes envers ceux qui, sous le pouvoir de l’ignorance, errent en souffrant dans le samsara. Poussé par une compassion similaire, le pratiquant du Grand Véhicule ne cherche pas à se libérer tout seul, il fait le vœu d’atteindre la bouddhéité pour devenir capable de libérer tous les êtres des souffrances inhérentes au samsara.

« La perception pure est le point de vue extraordinaire du Véhicule de Diamant. Elle consiste à reconnaître la nature de Bouddha qui réside dans tous les êtres et à percevoir la perfection et la pureté originelles de tous les phénomènes. Chaque être possède l’essence de Bouddha, un peu à la façon dont chaque graine de sésame contient de l’huile. L’ignorance est simplement la méconnaissance de cet état de fait. C’est la condition du

7 L’Esprit du Tibet, Matthieu Ricard, Seuil, Paris, 1996

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mendiant qui ne sait pas qu’il y a un pot plein d’or enterré sous sa hutte. Le voyage vers l’Éveil, c’est la redécouverte de cette nature oubliée. C’est comme revoir le soleil qui n’a jamais cessé de briller, à mesure que les nuages qui le cachaient sont chassés par le vent. »

*

Notre groupe fait partie d’une petite communauté bouddhiste de Polynésie française. À peine une cinquantaine de membres et sympathisants (y compris les enfants). Cela a tout de même paru suffisant au vénérable lama Rabjam Rinpoche, abbé du prestigieux monastère de Shechen au Népal et l’un des plus grands maîtres vivants de l’école nyingmapa 8 , notre école, pour qu’il acceptât finalement l’invitation que nous lui avions adressée depuis plusieurs années déjà. Dans la plus grande simplicité, cet homme exceptionnel a fait une escale d’une dizaine de jours à Tahiti en avril 2004, en route vers le Nouveau-Mexique où il devait donner des enseignements. Il était accompagné et assisté pour la traduction par Matthieu Ricard,

8 La plus ancienne des quatre principales écoles du bouddhisme tibétain. Le bouddhisme fut introduit au Tibet au huitième siècle par Padmasambhava, grand maître tantrique, invité du roi Trisong Detsen. Sous la conduite de Padmasambhava, que les Tibétains baptisèrent Guru Rinpoche (le Précieux Maître), l’ensemble des canons bouddhistes fut traduit en tibétain. Cette période est connue sous le nom de Première traduction. Les adeptes de cette tradition sont appelés “Anciens” (Nyingma). En dépit des persécutions dont elle a souffert, cette tradition nyingma a survécu jusqu’à nos jours grâce à sa transmission par des lignées ininterrompues de maîtres spirituels authentiques.

Vers la fin du dixième siècle, alors que le bouddhisme régressait en Inde, on procéda à une seconde traduction des textes sous la direction du grand traducteur Rinchen Zangpo. Huit lignées ou écoles sont apparues à la suite de cette Nouvelle traduction. Les plus connues sont les Geluk, les Kagyu et les Çakya

La lignée nyingma de Guru Padmasambhava préserve une tradition entière, organisée en neuf véhicules et comprenant tous les aspects de la théorie et de la pratique bouddhistes. Bien qu’il n’y ait qu’un seul but - la connaissance de la vraie nature de notre esprit, la libération de tous les êtres, il existe de nombreux chemins pour y parvenir.

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moine bouddhiste français, mondialement connu pour ses écrits et, surtout, pour ses magnifiques talents de photographe. Rabjam Rinpoche avait donné trois conférences publiques lors de son séjour à Tahiti. La première avait eu lieu à la Maison de la Culture de Papeete, où huit cents personnes s’étaient rassemblées. Elle avait été précédée d’un inoubliable accueil polynésien organisé par Martin Coeroli, avec la complicité du célèbre chorégraphe Coco Hotahota et de ses jeunes danseurs. Les deux autres conférences avaient attiré plus d’un millier d’auditeurs à la mairie de Punaauia, une affluence considérable pour notre minuscule pays. Rabjam Rinpoche avait aussi dirigé un séminaire d’enseignement de trois jours avec une cérémonie de prise de refuge.

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Rabjam Rinpoche

Né en 1966, Shechen Rabjam Rinpoche est le petit-fils et héritier spirituel de Kyabjé Dilgo Khyentse Rinpoche qui fut l’un des plus éminents maîtres du bouddhisme tibétain et l’un des principaux instructeurs du Dalaï Lama. Dès l’âge de trois ans, Rabjam Rinpoche reçut les enseignements de son grand-père et, depuis la mort de celui-ci en 1991, il perpétue leur transmission et s’efforce de mener à bien les projets qui lui tenaient à cœur.

Il est le septième Shechen Rabjam. Le premier et le deuxième Shechen Rabjam fondèrent, au dix-septième siècle, dans la province de Kham à l’est du Tibet, le monastère de Shechen qui fut l’un des six principaux centres nyingma. Au début des années 1980, exilé au Népal, Dilgo Khyentse Rinpoche y fit construire une branche du monastère de Shechen dont il confia la direction à Rabjam Rinpoche. Proche du grand stupa de Bodhnath, c’est le plus grand et le plus beau monastère bouddhiste tibétain à l’extérieur du Tibet. Trois cents moines y étudient et pratiquent.

Au cours des dix dernières années, Rabjam Rinpoche a également fondé au Népal un collège de philosophie et un centre de retraite. Pour répondre à la demande des femmes désireuses d’étudier les enseignements de Dilgo Khyentse Rinpoche, il a fait agrandir le couvent de Sissinang au Bhoutan.

Conformément à la volonté de Dilgo Khyentse Rinpoche, il a fondé un monastère et centre d’études nyingma à Bodhgaya, en Inde, où, avec d’autres enseignants, il organise chaque année, début décembre, un séminaire destiné aux disciples occidentaux.

Rabjam Rinpoche œuvre activement à la préservation de la culture tibétaine. Le monastère de Shechen au Tibet était célèbre pour le style particulier de ses danses liturgiques (cham), de ses rituels et de ses chants. Rabjam Rinpoche perpétue cette tradition. Dans le souci de préserver la peinture traditionnelle, il a fondé une école d’art (Tsering Art School). Il supervise également une trentaine de projets humanitaires au Tibet ainsi qu’une grande clinique de Shechen au Népal et une clinique mobile à Bodhgaya.

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Détenteur de l’autorité spirituelle sur l’école Nyingmapa depuis la disparition de Dilgo Khyentse Rinpoche, Rabjam Rinpoche est un lama extrêmement vénéré et respecté au Bhoutan. Il voyage régulièrement sur tous les continents pour enseigner le Dharma. C’est lui qui veille à l’éducation de Khyentse Yangsi Rinpoche, la nouvelle incarnation de Dilgo Khyentse Rinpoche.

*

Le séjour de Rabjam Rinpoche à Tahiti s’était vraiment bien passé, nous lui avions laissé une excellente impression. Avant même de nous quitter, il avait eu l’idée de ce pèlerinage au Bhoutan, lançant une invitation collective aux plus motivés d’entre nous.

Quelle aubaine inespérée ! Le Bhoutan n’est-il pas le cœur de la tradition bouddhiste vajrayana, celle, justement, que nous nous efforçons de pratiquer ? Le Bhoutan où l’on n’entre pas facilement. Moins de dix mille touristes traversent les frontières du royaume chaque année. Il en coûte à chacun un minimum de deux cent vingt dollars américains par jour (environ cent quatre-vingts euros), dont l’État prélève la moitié sous forme de taxes. L’invitation de Rabjam Rinpoche nous permet de réaliser ce voyage à des conditions nettement plus abordables. Elle nous ouvre en outre l’accès à de nombreux sites en principe inaccessibles aux étrangers.

Bangkok n’est pour nous qu’une escale obligée sur le chemin menant à ce haut lieu mythique, le seul des principaux royaumes bouddhistes de l’Himalaya à avoir réussi à préserver son indépendance et sa culture 9 .

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Le Ladakh, l’Assam et le Sikkim ont été annexés par l’Inde. Le Mustang est une province du Népal. Quant au Tibet…

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Le Bhoutan, notre Shangri La ?

Nous survolons les plaines du Bengale. Nous ne sommes pas encore au Bhoutan, et pourtant nous y sommes déjà. Le pilote est français, mais les kira10 , les cheveux noirs et les yeux légèrement bridés des charmantes hôtesses ne trompent pas. Devant moi, dans la pochette du siège, le magazine de bord n’a rien de véritablement original, sauf qu’il s’appelle Tashi Delek11 et que son sous-titre est rédigé en alphabet tibétain. Il en est de même pour les instructions inscrites au-dessus de la sortie de secours et sur les parois des toilettes… Jusqu’à aujourd’hui, je n’avais jamais lu ces lettres si élégantes et sophistiquées ailleurs que sur des prières.

Le petit Airbus A319 flambant neuf de la Drukair Royal Bhutan Airlines, compagnie aérienne nationale bhoutanaise, a décollé comme prévu à sept heures et demie du matin. Le vol vers Paro, unique aéroport du Bhoutan, doit faire escale à Calcutta et arriver vers midi et demie.

Nous nous étions donné rendez-vous à l’aéroport international de Bangkok ce 8 mai 2005, pour entrer en pèlerinage. Chacun s’y est rendu à son rythme, selon ses possibilités et dans son propre état d’esprit. Pour des raisons qui m’échappent, certains ont même dû faire le grand détour par Los Angeles, puis Séoul. L’océan Pacifique dans un sens, puis dans l’autre. Plus de trente heures de vol depuis Tahiti, avant de rallier la capitale thaïlandaise dans la nuit précédant notre départ vers le Bhoutan. Et encore une grande journée de voyage avant de toucher au but. Quelle énergie !

10 Vêtement traditionnel des Bhoutanaises. Les hommes portent le gho 11 Formule de politesse en tibétain (quelque chose comme “bienvenue” ou “bonne santé”).

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Poussant notre chariot à bagages à la recherche d’un visage familier, je tente de nous frayer un chemin dans la foule compacte. C’est Thierry, le Bruxellois, qui nous repère le premier, à proximité des comptoirs d’enregistrement où l’on n’attend plus que nous pour en finir avec les formalités.

Tout cela est impressionnant. C’est la première fois que nous voyageons en groupe. C’est d’autant plus agréable que nous partons en pèlerinage avec des amis, des frères et sœurs, vers un pays qui nous fait rêver. Seul Thierry le connaît déjà pour y avoir séjourné à trois reprises. Certains d’entre nous ont plus ou moins exploré le sujet sur Internet ou dans des livres, mais, pour l’essentiel, nous ignorons tout du pays vers lequel nous volons. Pour être franc, je ne connaissais même pas l’existence du Bhoutan jusqu’à la fin des années 1980. Je m’efforçais d’imaginer un petit royaume montagneux, couvert de forêts, de forteresses, de monastères et de bannières de prières, peuplé de gens pétris de bouddhisme vajrayana, respectueux et admiratifs d’un roi si dévoué qu’il n’hésite pas à les servir lui-même, par dizaines, lors des grands banquets qu’il offre à l’occasion des fêtes nationales.

Dans les années 1990, Sa Majesté Jigme Singye Wangchuck 12 , s’était fait remarquer par les médias grâce à une formule devenue célèbre. Ce roitelet sorti de nulle part avait un jour réveillé l’Assemblée générale des Nations unies à New York, en affirmant que le bonheur national brut (BNB) était plus important que le produit national brut (PNB). Il rappelait simplement à l’humanité que la quête du bonheur et du bien-être ne se limite pas à la seule poursuite des richesses matérielles. On a considéré cela comme une “petite phrase” pleine d’esprit, on a souri avec bienveillance. Pourtant, le concept de BNB ne se résume pas à un gadget diplomatique. C’est un vrai principe de gouvernement auquel on s’intéresse de plus en plus, dans de nombreux pays. Il est en tout

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À noter le “ c ” placé avant le “k”, apanage exclusif de la famille royale.

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cas très sérieusement considéré au Bhoutan où un membre du gouvernement est officiellement chargé du BNB. Le Centre des hautes études bhoutanaises, un institut de recherche, a établi une liste (non exhaustive) de neuf indicateurs destinés à mesurer le BNB d’un pays ou d’une population. Il s’agit de : la qualité de la vie (mais comment la mesurer ?), l’état de santé des populations, leur niveau d’éducation, la vitalité de l’écosystème et sa diversité, la richesse et le dynamisme culturels, l’équilibre dans l’utilisation du temps, une bonne gouvernance, une vie sociale riche et animée et le bien-être émotionnel (là encore, quelle est l’unité de mesure ?).

En 1998, le quatrième roi du Bhoutan, a spontanément renoncé à la plus grande partie de ses pouvoirs quasi absolus, au profit de son peuple. Une Constitution est en cours d’adoption, pour formaliser cette décision13 .

Qu’allons-nous découvrir ?

Cet avion de ligne tout neuf (Drukair en possède deux), ce magazine sur papier glacé, ces hôtesses sélectionnées et formées avec soin, ces informations, ces articles qui paraissent soudain dans la presse internationale sur un pays dont personne ne parlait jamais… Il est clair que le Bhoutan est en pleine effervescence et tente de s’adapter au mieux à la modernité et à la mondialisation. On perçoit une motivation politique derrière tout cela, une vision, mais aussi une indéniable harmonie et beaucoup de bonne volonté. La culture bouddhiste est certainement un appui sans égal dans l’épreuve que constitue un tel bouleversement pour une société aussi traditionnelle. Mais, le changement a ses bons côtés : pouvoir voyager dans un avion propre, confortable et sûr, en est un. Cela

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Le 15 décembre 2006, SM Jigme Singye Wangchuck, 51 ans, a abdiqué en faveur de son fils, SM Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, 26 ans, cinquième roi du Bhoutan. La Constitution est entrée en vigueur en 2008. La transition de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle aura donc duré dix ans.

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semble en tout cas convenir tout à fait aux quelques passagers bhoutanais avec lesquels nous partageons ce vol vers Paro.

Le Bhoutan sera-t-il notre Shangri La, ce royaume légendaire, caché dans les montagnes, qui ne se dévoile qu’à celui ou celle ayant les yeux pour regarder, les oreilles pour écouter et le cœur pour comprendre ?

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Bouddha Maitreya, Buli Lhakhang, Bumthang

Thimphu

Il est sept heures du matin, le jour se lève doucement sur Thimphu14 encore baignée de l’étrange silence qui règne la nuit dans la capitale du Bhoutan (cinquante mille habitants). Ce silence serait parfait sans les centaines de chiens errants qui en profitent pour s’exprimer et se battre violemment du coucher au lever du soleil.

Le ciel est couvert.

Les nuages s’accrochent comme des voiles déchirés aux sommets des montagnes qui surplombent cette charmante bourgade entièrement construite en style traditionnel (c’est la loi) à deux mille trois cent cinquante mètres d’altitude, sur les contreforts de l’Himalaya.

Bien que presque neuf, et possédant l’unique ascenseur du Bhoutan, notre hôtel, le Dragon Roots 15 , semble assez spartiate. C’est un petit immeuble de quatre étages, bien situé au cœur de la ville, sur la place de la Tour de l’Horloge, une vaste esplanade centrale en cours d’aménagement, mais dont le chantier aurait été soudain abandonné faute d’argent. Murs et gradins inachevés, tas de gravats un peu partout…

Les chambres sont simples, mais il y a tout le nécessaire : salle de bains avec de l’eau chaude et suffisamment de pression, chauffage électrique (la nuit, la température chute aux alentours de huit degrés). Il y a même un poste de télévision avec de nombreuses chaînes privées (américaines et indiennes notamment), sans aucun intérêt pour nous.

14 Pron. T’imp’ou. 15 Les racines du dragon.

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La télévision n’a fait son apparition qu’en 1999 au Bhoutan, sauf pour quelques privilégiés qui, secrètement, possédaient déjà des antennessatellite. Cette année-là vit aussi la création de la chaîne nationale de radio et de télévision, Bhutan Broadcasting Service (BBS). Ses moyens de production et de diffusion restent extrêmement limités, puisqu’elle n’émet, à partir de dix-huit heures, que quelques austères programmes de piètre qualité technique, captés seulement dans la vallée de Thimphu.

Compte tenu des efforts et des contraintes imposées aux Bhoutanais pour la préservation de leur modèle culturel, on peut s’étonner que le marché ait été, la même année, ouvert aux câble-opérateurs privés. Les téléspectateurs bhoutanais eurent soudain accès, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et partout dans le pays (à condition, bien sûr, de disposer d’une antenne et d’un récepteur, ce qui reste encore rare), à quarante-six chaînes par satellite déversant au cœur des foyers les images les plus diverses en provenance d’un monde inconnu, à la fois séduisant et inquiétant. Cette irruption brutale de la télévision a provoqué des changements considérables dans les villes. Le mode de vie familial traditionnel y a été bouleversé. Les horaires des repas sont désormais fixés en fonction des programmes, notamment des séries indiennes à l’eau de rose, les plus populaires.

*

Nous sommes arrivés hier à Paro, par un magnifique dimanche ensoleillé. Le court vol depuis Bangkok s’est très bien passé. Après une brève escale à Calcutta, pendant laquelle on reste dans l’avion, celui-ci prend la direction du nord et, très vite, apparaissent les sommets enneigés de l’Himalaya émergeant d’une mer de nuages. L’approche est plutôt acrobatique. Par mauvais temps, l’atterrissage peut même se révéler impossible. Mais, cette fois, tout a été parfait, l’appareil a tracé sa route entre les versants et s’est impeccablement posé au milieu de la large vallée de Paro.

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Récemment construite dans le respect des canons de l’architecture locale, la petite aérogare est très belle. Çà et là, j’aperçois quelques militaires armés. Pas d’ordinateurs, ni d’écrans, le contrôle des papiers s’effectue “à la main” par des officiers, hommes et femmes, en costumes traditionnels. Un visa coûtant vingt dollars est délivré avant le passage à l’immigration. Tout cela est plutôt bon enfant. Après les formalités douanières (tout ce qui les intéresse est de savoir si nous n’importons pas de cigarettes, le tabac ayant été totalement banni du pays par une récente législation unique au monde), nous sommes accueillis par Wangchuk, l’organisateur de notre voyage et demi-frère de Rabjam Rinpoche.

La vallée de Paro, seule porte d’entrée aérienne du Bhoutan

Il fait vraiment très beau. La lumière est divine, la température idéale. Nous prenons place dans un petit autocar vert et blanc d’une

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vingtaine de places, plutôt âgé mais relativement confortable, tandis que nos bagages sont chargés sur le toit et dans un pick-up suiveur. Malgré la fatigue, l’ambiance est agréable. Il reste encore à subir deux heures d’autocar sur une minuscule route sinueuse pour rejoindre Thimphu et l’hôtel, mais nous sommes si heureux d’être au Bhoutan…

La route traverse la vallée de Paro, elle longe une rivière verdâtre et peu profonde où je suis surpris, et un peu choqué, de constater que les habitants rejettent leurs ordures sans vergogne. Les malheureux, comment feraient-ils autrement ? Il n’existe visiblement aucun service public de collecte, et encore moins de traitement, des déchets. Bouteilles, canettes, sacs en plastique et

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autres détritus s’accumulent donc tristement sur les berges et dans l’eau.

Le paysage est aride, la route serpente et l’air est doux. Le trafic n’est pas très important, mais soutenu (c’est l’unique route du pays). Sur cette chaussée étroite et poussiéreuse16 , deux véhicules peuvent à peine se croiser, surtout quand se présente un de ces camions décorés comme des arbres de Noël. Mieux vaut alors se garer sur le côté. C’est ce que fait sagement notre jeune chauffeur. Vingt ans à peine, cheveux noirs luisants plaqués en arrière, gho toujours impeccable, teint mat, pommettes saillantes, sourire Colgate, Tashi est un champion du volant. Il aime son vieux Toyota, cela se voit tout de suite.

Le véhicule de notre pèlerinage

Un code de bonne conduite permet de s’adapter au mieux à l’étroitesse de la route. Le plus lent cède volontiers la place au plus 16 Où l’on roule à gauche, comme en Inde et au Népal.

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rapide à la moindre injonction (surtout, il faut bien le dire, quand celle-ci provient de l’avertisseur péremptoire d’un puissant 4x4 de l’administration ou de la famille royale, ou même d’un Rinpoche17 , pressé de rejoindre son temple ou l’aéroport…)

Après quelques kilomètres, on atteint l’embranchement de Chuzom. À gauche, la route poursuit à flanc de colline vers Thimphu, tandis qu’à droite, elle s’enfonce dans une autre vallée, en direction de l’ouest et de l’Inde. Tous les véhicules doivent s’arrêter au poste de police établi là pour surveiller les déplacements. Notre guide va faire contrôler ses permis de circuler. Nous en profitons pour sortir, respirer enfin l’air merveilleusement pur de ce pays et admirer, en contrebas, les trois chorten18 construits à différentes époques au confluent de la Thimphu Chhu19 et de la Paro Chhu, pour conjurer les mauvaises influences d’une telle situation. L’architecture de chacun des édifices reflète l’un des trois styles de stupa que l’on rencontre au Bhoutan : en forme de cloche, de bulbe ou carré.

D’antiques latrines à ciel ouvert trônent près du poste de police, au bord de la route. Naturellement, c’est sale et ça pue fort. L’air merveilleusement pur des montagnes en prend un coup. Tout autour, la pente qui descend vers le torrent est envahie de courts buissons de cannabis. C’est une variété qui prolifère à l’état sauvage dans toutes les vallées sans que les Bhoutanais n’y prêtent apparemment la moindre attention. On peut en voir jusque dans les villes, sur les bords des trottoirs et des caniveaux, devant les maisons et même autour de certains bâtiments officiels. Pelzang

17 Titre signifiant littéralement “précieux”, attribué aux lamas “réincarnés”.

18 Symbole de l’esprit de Bouddha. Appelés stupa en sanscrit, ce sont des monuments funéraires ou des reliquaires chargés d’énergie positive et capables de la diffuser dans leur environnement. Ces constructions sont parfois très élaborées. Les chorten renferment des reliques de saints ou de grands personnages religieux, des prières, des statuettes, des objets sacrés, des herbes et l’arbre de vie. On doit toujours les contourner par la gauche.

19 Chhu : rivière.

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nous apprend que les porcs s’en nourrissent parfois, ce qui, selon lui, donne à leur viande un goût particulier très apprécié. Nous reprenons la route et, quelques centaines de virages plus loin, nous atteignons Thimphu, qui nous apparaît de loin, nichée dans sa vallée. L’autocar y pénètre par le pont de Lungten Zhampa sur la rivière Wang Chhu, traverse la ville en remontant Norzim Lam, la rue principale, et s’arrête finalement devant le Dragon Roots Hotel, sur la grand-place de la Tour de l’Horloge.

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L’hôtel Dragon Roots à Thimphu

Heureux de pouvoir enfin nous dégourdir, nous prenons possession de nos chambres. Un déjeuner-buffet de “gastronomie” locale nous est servi. Ce pourrait être délicieux. Il y a de la dalh soup, un excellent potage indien aux lentilles, du riz, du poisson et du poulet au curry… Pourtant, tout cela n’est pas très bon. Les goûts sont agressifs et les produits, de piètre qualité, ont été travaillés par des amateurs. Mais, patience et indulgence, l’hôtel n’a que quelques mois d’existence, ils font du mieux qu’ils peuvent.

Ça y est, nous y sommes !

Depuis le temps que nous en rêvions, nous voici enfin au Bhoutan, au centre même de cette tradition bouddhiste vajrayana que nous essayons, tant bien que mal, de faire survivre depuis plus de vingt ans, à dix mille kilomètres d’ici, dans une île en plein océan Pacifique.

Première virée dans Norzim Lam, la rue principale de Thimphu. La seule capitale du monde sans feux tricolores comme le scandent tous les guides, bordée d’innombrables échoppes, toutes plus attirantes les unes que les autres. En ce dimanche après-midi, la foule est nombreuse sur les trottoirs et même sur la chaussée où les voitures sont rares. Elles le sont beaucoup moins en semaine. Presque tous les commerces sont ouverts (mais pas les administrations, ni l’unique banque). Ils proposent tous à peu près les mêmes produits. Comment s’en sortent-ils ? Il y a bien les touristes, mais ils ne pullulent pas vraiment… Ce que je vois me laisse à penser qu’ils ne s’en sortent tout simplement pas. La pauvreté est réelle. On ne sent toutefois pas de misère profonde comme dans d’autres pays. Pas de jeunes quémandeurs agressifs, aucun mendiant en vue. Les gens sont plus ou moins souriants. Ils semblent conscients de leurs difficultés, mais un grand calme règne sur tout cela. Résignation ? Habitude ? Soumission ? Sagesse ?… La

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délinquance est pratiquement inconnue à Thimphu, même si elle a fait une timide apparition au cours des dernières années.

Norzim Lam, artère principale de Thimphu, un dimanche après-midi Bien que la loi exige le port du costume traditionnel (gho pour les hommes, kira pour les femmes) par tous les citoyens bhoutanais dans les lieux publics au moins jusqu’à dix-neuf heures, je constate qu’une petite moitié seulement des badauds s’y astreint. Les Indiens et les Népalais d’origine, notamment, sont plutôt vêtus à l’occidentale.

Partout, l’odeur est forte. Thimphu ne dispose d’aucun système d’assainissement. Comme en Europe, au Moyen Âge, les petites ruelles en pente servent de latrines et de dépotoirs. Le sol est

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couvert de taches rouges, traces des crachats de doma, ces chiques de noix d’arec et de feuilles de bétel largement consommées par la population, les femmes surtout, et même par les moines.

Nous arpentons les quelques centaines de mètres de Norzim Lam de bas en haut, entrons dans de petites boutiques. Séduit par le parfum du bois, j’achète quatre rosaires en santal, équipés de compteurs 20 , pour environ dix dollars pièce. C’est probablement bien trop cher payé, mais je n’ai ni l’envie, ni la force de discuter. Bien que le soleil ait déjà disparu, je prends quelques photos dans la lumière finissante. C’est un moment précieux.

Au carrefour, un policier élégamment vêtu de bleu marine, botté et casqué, fait la circulation avec des mouvements de danseur devant des chiens écroulés en pleine chaussée, que les véhicules évitent avec soin. Des expériences d’implantation de feux tricolores aux endroits névralgiques de la ville ont été tentées par le passé, mais sans succès. On est vite revenu, après quelques mois seulement, aux traditionnels et fameux “policiers chorégraphes”.

Il fait gris. Nous nous écroulons de fatigue à la Swiss Bakery, un salon de thé-boulangerie jadis fondé par un Suisse devenu Bhoutanais. Nous verrons que le Bhoutan et la Suisse, deux petits pays de montagne aux spécificités culturelles marquées, ont de nombreux points communs (bien que les Bhoutanais soient loin de partager l’obsession des Helvètes pour la propreté et l’hygiène) et entretiennent depuis longtemps des rapports mutuels privilégiés.

Serait-ce l’effet de l’altitude (nous sommes à près de deux mille cinq cents mètres) ou celui du décalage horaire et spatial ? On se sent un peu “bizarre”, la tête tourne comme dans un manège. Certains d’entre nous souffrent de nausées. On a du mal à rassembler ses esprits et à maîtriser sa conscience. L’épuisement se

20 Assortiment de petits anneaux en laiton ou en argent, coulissant sur un cordonnet de coton que l’on fixe sur un rosaire (chapelet, mala) et servant à mémoriser le nombre de prières, mantras ou autres pratiques effectuées.

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lit sur les visages et, sans avoir rien consommé, nous rentrons finalement à l’hôtel pour une petite sieste avant dîner. La moitié du groupe ne s’en remet pas. Ils ont leur compte et ne se réveilleront que le lendemain. Le soir, Graziella et moi faisons partie des quelques rescapés réunis dans la salle à manger, mais l’indigence du buffet me le fait regretter.

Après ce simulacre de repas, nous faisons le point avec Wangchuk. Demi-frère de Rabjam Rinpoche par leur père, ce Bhoutanais d’environ trente-cinq ans, jeune chef d’entreprise à la chevelure rase, a troqué son strict gho de travail contre une paire de jeans et un sweatshirt à la gloire d’une grande marque de chaussures de sport. Pelzang, notre guide, qui l’accompagne, s’est lui aussi mis à l’aise. Petit, vingt-cinq ans environ, toujours souriant, c’est un jeune homme énergique et compétent qui vient de créer son agence de voyages. Il fait, à l’évidence, de son mieux pour nous rendre le meilleur service possible. Je leur demande s’ils n’enfreignent pas la loi en remisant leurs costumes traditionnels. Ils nous confirment que cette obligation n’est pas absolue. Elle ne s’applique pas à tous les habitants du Bhoutan, ni tout le temps. En particulier, elle ne vaut plus après sept heures du soir, ni quand on n’est plus en service. Je ne saurai sans doute jamais quels sont les termes exacts de la loi relative au port du costume traditionnel par les citoyens bhoutanais, mais je crois comprendre qu’elle s’applique avec une certaine souplesse, du fait de la diversité des origines ethniques et des situations matérielles.

Wangchuk a organisé notre voyage à la demande de Rabjam Rinpoche et en collaboration étroite avec Isabelle à Tahiti. Nous sommes sa première expérience de tour-opérateur, mais, fort heureusement pour lui (et pour nous), il n’est pas seul dans cette épreuve. Mobile greffé à l’oreille, comme n’importe quel businessman, notre organisateur reste en liaison quasi-permanente avec Rabjam Rinpoche, dont il reçoit les instructions en temps réel

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et dont il nous transmet scrupuleusement les bénédictions avec un bon sourire.

Notre première journée au Bhoutan s’achève. Dans mon petit lit, avant de sombrer dans le coma, projetant sur mon écran intérieur les événements de ces dernières heures, l’esprit embrumé par l’altitude et la fatigue, je me sens à la fois émerveillé et un peu déçu. L’atmosphère est assez pesante et la saleté omniprésente, quant à la nourriture, n’en parlons même pas. Pourtant, nous n’avons encore rien vu. Nous sommes ici pour bien autre chose. La sérénité dont ces gens font preuve dans un tel dénuement est instructive et exemplaire. Ils sont tout simplement adorables, on ne perçoit chez eux ni chaleur excessive, ni agressivité. On se sent invisible… Peut-être est-ce cela l’équanimité ?

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Ngultrums, encens et takin

Il pleut ce matin, la vallée est franchement envahie par la brume et les nuages. Il fait frais, très frais, mais pas vraiment froid. Le soir, nous devons tout de même nous couvrir soigneusement.

La nuit a été plutôt moyenne. Derrière l’hôtel, des ouvriers indiens ont travaillé sous nos fenêtres jusqu'à deux heures du matin, frappant, meulant et soudant à qui mieux mieux. À cinq heures, dans la ruelle juste en bas, un chauffeur a démarré son camion, faisant vrombir le vieux diesel. Personne n’a rien entendu. Je suis certainement maudit. Avec toujours, partout, ces chiens aplatis la journée sur les trottoirs et qui mènent la sarabande toute la nuit.

Enfin, vers six heures, le calme est revenu, à peine troublé par le cri rauque des corneilles et le pépiement des hirondelles. Le jour se lève lentement sur une ville “encotonnée”. Les derniers aboiements s’entendent au loin…

Hier, lundi, notre deuxième journée au Bhoutan a débuté par un petit-déjeuner sommaire, après quoi une petite délégation, dont nous faisions partie, s’est rendue à la banque pour changer quelques dollars.

À huit heures du matin, la National Bank of Bhutan, unique banque du pays, est déjà bondée. Mal indiquée, (forcément, chacun à Thimphu sait où est la banque, inutile, par conséquent, de la signaler correctement), nous rencontrons quelques difficultés pour la trouver. Grâce à l’amabilité d’un Bhoutanais qui nous y conduit après quelques étonnants détours, nous rejoignons enfin Martin et Libor déjà sur place et qui nous accueillent dans un grand éclat de rire. Ils nous croyaient définitivement perdus.

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Rien d’un établissement financier dans la froide simplicité de ces bureaux. Rien du luxe et du raffinement affichés partout dans les banques du monde entier pour inspirer la confiance. Même ici, la pauvreté se voit. Les clients, assis dans un coin sur des bancs, attendent sagement leur tour. En plein fou rire, Martin et Libor sont pliés en deux devant un guichet d’où émerge à peine le noir sommet du crâne d’une jeune employée. Nous lui remettons nos dollars américains en lui demandant de les échanger contre des ngultrums, la monnaie locale, indexée sur la roupie indienne qui circule également au Bhoutan. Ce matin, le dollar vaut 42,75 ngultrums. Le plus gros billet de banque bhoutanais ne dépasse pas cinq cents ngultrums, soit moins de douze dollars. Soudain, pendant que la guichetière s’affaire sur ses formulaires, l’obscurité se fait. Panne de courant. Plus d’ordinateur non plus, évidemment. Tout s’arrête, tout se fige. Un silence oppressant s’abat sur nous. La population semble accoutumée à ce type d’événement car personne ne réagit. Cinq bonnes minutes plus tard, la lumière revient et, avec elle, d’énormes liasses de ngultrums que nous enfournons dans nos poches.

En sortant de la banque, je m’avise que le bâtiment mitoyen est le Bhutan Royal P. & T. Department, le service des Postes, avec son bureau philatélique où j’entraîne Graziella. Nous disposons encore de quelques minutes et je tiens absolument à voir ces fameuses vignettes bhoutanaises qui font rêver tant de collectionneurs. Là encore, les bureaux sont d’une modestie absolue. Une Bhoutanaise rebondie (une espèce rare) accueille comme elle peut les amateurs d’exotisme timbré. Nous parcourons les albums témoins mis à la disposition du public. Il y a des séries superbes, notamment des reproductions de peintures, sculptures ou monuments religieux. D’autres font la promotion de la faune bhoutanaise, si variée et

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inattendue. Les magnifiques paysages himalayens ne sont pas oubliés non plus. Mais, l’inspiration du Bhutan Royal Philatelic Bureau est très ouverte et éclectique. Elle va aussi se loger dans les grands événements internationaux de la politique ou du sport, elle muse parmi les grands noms de l’art ou du show business. Les moyens de transport sont souvent à l’honneur, ainsi que les grandes personnalités mondiales. Le deux cent cinquantième anniversaire de la naissance de George Washington a fait l’objet d’une série spéciale.

Les prix s’étagent du plus abordable à l’inaccessible. Je craque pour deux belles enveloppes “Premier jour” et un joli petit album relié, recouvert de soie vermillon matelassée et frappé d’un magnifique mandala 21 blanc.

Le programme établi à notre intention par Rabjam Rinpoche pour ce lundi est particulièrement complet. Il est dix heures presque précises quand nous quittons l’hôtel. Premier arrêt : le Memorial Chorten où nous restons environ une demi-heure. Certainement pas assez pour apprécier comme il se doit le plus grand chorten du pays, un “chorten-chapelle” d’imposantes dimensions, construit en 1974 à l’initiative de SM Ashi Phuntsho Chögrön Wangchuck, la reine mère de l’époque, à la mémoire de son fils, SM Jigme Dorji Wangchuck, troisième roi du Bhoutan, disparu prématurément deux ans plus tôt. Appelé aussi Gongzhu Chorten, ce monument, conçu selon la tradition nyingmapa par Dungse Rinpoche, fils de Sa Sainteté Dudjom Rinpoche, est particulièrement populaire et respecté par les Bhoutanais.

21 Diagramme sacré de forme circulaire, symbole de la cosmogonie bouddhiste servant de support à la méditation.

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Memorial Chorten, Thimphu

Sans se lasser, les dévots tournent autour (toujours dans le bon sens, celui des aiguilles d’une montre). Sous des tentes multicolores montées dans la cour, des groupes se pressent devant les marchands de prières. Des vieillards grillés, fripés et cassés exhibent de larges sourires édentés, tout en égrenant leurs chapelets. D’autres font tourner d’énormes moulins à prières rouge et or. Des enfants jouent… Comme dans tous les bâtiments religieux, nous devons bien sûr nous déchausser avant d’entrer. Le sol est glacé sous mes pieds nus. Un enfant moine nous verse quelques gouttes d’eau lustrale dans le creux de la main à l’aide d’une aiguière métallique au long bec, fin et recourbé, coiffée de plumes de paon. Comme il se doit, nous portons le précieux liquide parfumé à la bouche, avant de nous essuyer la paume sur le sommet de la tête en signe de respect. Dans la pénombre d’un étroit couloir, nous avançons en file indienne sans réellement voir ni comprendre grand-chose, mais nous sommes conscients d’admirer la splendeur de nos premières statues et peintures murales tantriques. La prise de vues est interdite à l’intérieur, pour préserver ces trésors des agressions de la lumière des flashes, mais aussi par respect pour leur grand âge et surtout leur signification secrète. Un escalier en spirale, plutôt raide, permet d’atteindre les deux niveaux supérieurs, et l’on débouche enfin sur une terrasse circulaire avec une vue superbe sur la ville et la vallée. Avant de quitter le Memorial Chorten, comme il est d’usage lorsqu’on visite un temple, chacun dépose une petite offrande en argent, un billet de cinq ou dix ngultrums ou plus.

Sous la direction de notre sympathique et qualifié jeune guide, Pelzang Dorje, et conduits de main de maître par Tashi, nous prenons ensuite la route pour Changangkha Lhakhang 22 . 22 Lhakhang : temple.

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Planté sur un piton surplombant Thimphu, ce très beau monastère a été construit au quinzième siècle par un descendant de Phajo Drugom Shigpo, le fondateur de l’école bouddhiste Drukpa au Bhoutan. Il a été entièrement restauré en 1999.

Après avoir laissé le car sur la route, en contrebas, puis grimpé les marches escarpées conduisant au monastère, nous débouchons sur une esplanade pavée et bordée d’une série de petits moulins à prières.

Nos premiers moulins à prières.

Premiers moulins à prières

En file indienne, nous accomplissons le geste consacré. Les poignées en bois cannelé sont brillantes de patine. On peut à peine les saisir, et lancer les moulins (toujours dans le bon sens des

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aiguilles d’une montre) n’est pas si facile. Il faut faire vite, d’un mouvement sec et souple à la fois, puis recommencer aussitôt… Une trentaine de jeunes moines prennent leur frugal déjeuner assis sur le sol, alignés sur deux rangs se faisant face, serrés les uns contre les autres, dans le sombre réfectoire attenant au temple. Nous les observons tandis qu’on emplit leurs bols de riz et de légumes épicés. Puis, nous pénétrons dans le temple et nous nous prosternons maladroitement entre les tabourets sur lesquels les moines ont provisoirement abandonné leurs larges livres de prières recouverts de tissu jaune vif. Ils ne semblent pas trop perturbés par l’intrusion de ce groupe de touristes étrangers et, après le repas, certains sacrifient volontiers leur récréation pour se laisser photographier avec nous.

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Avec les moines de Changangkha Lhakhang

L’étape suivante nous entraîne un peu plus haut encore dans les collines, vers une fabrique artisanale d’encens. Dans un minuscule bâtiment en bois, de style traditionnel, un jeune ouvrier assis devant un foyer est occupé à sécher des opercules de coquillages entrant bizarrement dans la composition de l’encens, à côté des essences et des copeaux de bois odoriférants dont le secret ne nous sera pas révélé. Il les a jetés dans une grande poêle à frire noircie, mélangés à du sable, et les retourne consciencieusement le temps qu’il faut. Il fait très chaud. Dans la pièce voisine, trois autres ouvriers travaillent une pâte molle et violacée. Cette pâte doit traverser une antique presse en bois sur laquelle un jeune homme s’échine de tout son poids. Elle en ressort sous la forme de longs “spaghettis”, qui sont ensuite soigneusement roulés et alignés à la main sur une table basse, rapidement découpés à la bonne longueur, puis mis à sécher. Après quelques minutes passées à les observer (Hélène s’est même essayée à rouler les bâtonnets), tout le groupe monte à l’étage, dans le “bureau des ventes”, où chacun va pouvoir faire ses provisions de l’encens le plus fin qui soit. Un paquet d’encens de qualité supérieure n’est vendu que trois dollars (deux euros et demi) environ. États-Unis, Danemark, Corée… Il semble que cette bien modeste fabrique serve des clients sur tous les continents.

Toujours plus haut, quand l’urbanisation disparaît totalement, au-delà du quartier de Motithang, il y a la réserve de takin. En voie de disparition, spécifique de l’Himalaya et du Bhoutan, dont il est l’animal national, le takin fait partie de la famille cornue des bovidés. De taille moyenne, quelque part entre le bison et le chamois, au gros nez noir, à la fourrure fauve fournie et au regard placide, la bête affiche une attitude pacifique et se meut avec lenteur. Il ne faut pourtant pas se fier à l’apparente indolence de ces animaux qui peuvent parfois réagir de façon brutale et soudaine si

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on les taquine un peu trop. Le concept de zoo étant contraire à la philosophie bouddhiste, les takin étaient autrefois laissés en liberté. Mais, ils erraient partout en ville, pénétrant jusque dans les maisons et l’on a dû se résoudre à les parquer dans cette réserve.

Le takin, animal national du Bhoutan

Le car redescend ensuite tranquillement vers la ville, par une petite route en lacets. À notre demande, Tashi fait un arrêt devant une école. Massés à l’entrée, derrière un grand porche, des dizaines de garçons et filles attendent l’autorisation de s’évader pour la pause-déjeuner. Tous uniformisés du même gho ou de la même kira à petits carreaux, ils forment un tableau irrésistible et sont vraiment trop mignons. Puis, soudain, libérés par leurs maîtresses, ils

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débouchent en riant, par fraîches bouffées hurlantes. Notre arrivée déclenche les manifestations et le cabotinage naturels. Chacun et chacune veulent être sur les photos. On leur a confié des tickets à vendre pour la grande fête annuelle de l’école qui doit avoir lieu en fin de semaine. Pour une poignée de ngultrums, nous leur en achetons volontiers quelques carnets, avant de les leur offrir, à leur grand bonheur.

Il est midi, l’heure de déjeuner dans un modeste restaurant proche de notre hôtel où des tables ont été réservées à notre intention. Tashi nous y conduit au travers d’une foule compacte massée sur les bords de Norzim Lam. Pelzang nous révèle que l’on est accouru de toute la région, dans l’espoir d’assister au passage de Jigme Choedra Rinpoche, le Je Khenpo, chef spirituel du pays, de

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retour de sa résidence d’hiver à Punakha, et de recevoir sa bénédiction.

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Bien que titulaire de sa fonction à vie et chef suprême de tout ce qui compte de moines et religieux au Bhoutan, le Je Khenpo n’est pas le pape du bouddhisme vajrayana. D’abord, parce que, contrairement au SaintPère de l’Église catholique, son autorité religieuse se limite aux frontières du royaume. Ensuite, parce que, depuis le 17 décembre 1907, date de l’unification du Bhoutan et de l’avènement du premier roi Ugyen Wanchuck, fondateur de la dynastie régnante, il a été privé de l’essentiel du pouvoir temporel qu’il partageait depuis près de trois siècles avec un administrateur séculier, le Desi. Néanmoins, le Je Khenpo est un personnage-clé de la société bhoutanaise et son influence reste considérable. Elle s’étend non seulement aux milliers de moines et religieux “subventionnés”, directement placés sous son autorité, mais aussi sur les populations qui le vénèrent comme un Dieu, sur l’Administration, qui partage généralement les dzong avec les monastères, jusqu’au sein du gouvernement et, bien sûr, auprès du souverain et de la famille royale. Deux écoles religieuses bouddhistes 23 coexistent au Bhoutan, les Drukpa et les Nyingmapa.

23 Une école du bouddhisme tibétain se reconnaît selon certains critères. Le plus important est ce qu’on appelle la “lignée”. La lignée centrale d’une école est une succession ininterrompue de maîtres (depuis le Bouddha, en passant par les maîtres indiens jusqu’aux maîtres tibétains ou autres de notre époque) ayant transmis des enseignements oraux ou écrits. Des lignées spécifiques, à l’intérieur de chaque école principale, sont constituées de maîtres ayant enseigné les pratiques sur lesquelles cette école insiste particulièrement. Une autre caractéristique est l’ensemble des enseignements oraux et écrits produits par les maîtres de cette lignée. On reconnaît également une école à un style de pratique. L’école Nyingmapa insiste beaucoup sur la dévotion au lama et l’école Kagyupa sur la méditation, tandis que les Gelugpa sont connus pour leur discipline intellectuelle. Un autre critère était autrefois l’ensemble

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Les Drukpa, dont le Je Khenpo est le grand maître, ont donné leur nom au pays, appelé Drukyul en dzongkha, la langue nationale (parlée dans les dzong). L’école Drukpa est une des branches de l’école Kagyupa. Elle fut fondée au Tibet par Tsangpa Gyare Yeshe Dorje au douzième siècle de notre ère, et se répandit au Bhoutan au cours du treizième siècle sous l’influence de Phajo Dudjom Shigpo. Nyingma signifie “Ancien”. L’école Nyingmapa est la plus ancienne de toutes les écoles bouddhistes. Elle se rattache directement à Guru Rinpoche qui introduisit le bouddhisme tantrique au Tibet et au Bhoutan au huitième siècle de l’ère chrétienne. Figure centrale et Maître suprême de l’école Nyingmapa, Guru Rinpoche ou Padmasambhava (Celui qui est né du lotus) était un grand saint et mystique originaire de la vallée de Swat, qui fait aujourd’hui partie du Pakistan. Il visita le Bhoutan et le Tibet au huitième siècle, y combattit victorieusement les forces hostiles et négatives et réintroduisit le bouddhisme dans ces régions. Il est considéré au Bhoutan et dans l’Himalaya comme le deuxième Bouddha et fait l’objet de la plus grande dévotion. Les plus importantes fêtes du Bhoutan, les Tsechus, lui sont consacrées. On commémore ainsi sa naissance et l’on célèbre ses merveilleuses qualités.

On trouve des représentations de Guru Rinpoche sur pratiquement tous les autels domestiques et dans presque tous les temples au Bhoutan. Les lieux où il médita et qu’il a bénis de sa présence sont tous restés d’importants buts de pèlerinage. Beaucoup de pratiques religieuses quotidiennes, ayant trait à la purification, à la santé, à la longévité, aux rites funéraires et à diverses traditions culturelles sont directement ou indirectement attribuées à Guru Rinpoche.

Selon la tradition, Guru Rinpoche, surgi du cœur du Bouddha Amithabha sous la forme de la syllabe Hrih, se manifesta sous l’apparence d’un enfant de huit ans, assis sur un lotus au lac Danakosha, dans le pays

des monastères et couvents où les moines et les nonnes pratiquaient. Habituellement, un monastère était le centre officiel de l’école et servait de modèle pour les autres. Chacune des quatre écoles principales possédait des dizaines de monastères. Enfin, on identifie une école du bouddhisme tibétain selon son chef spirituel.

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d’Uddiyana (Pakistan) dont le roi, Indrabodhi, l’adopta comme fils et héritier. Pourtant, le moment venu, au lieu de monter sur le trône de son père, il quitta le royaume pour suivre sa glorieuse destinée spirituelle dans l’ensemble du sous-continent indien, dans l’Himalaya et sur le plateau tibétain. Les divers événements qui jalonnent la vie de Guru Rinpoche font souvent référence à ses huit manifestations. Il s’agit essentiellement de différentes périodes de la vie du Guru, durant lesquelles il a pris des identités spécifiques liées à son activité et qui servaient à magnifier l’importance de ses actions et de ses qualités.

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Guru Rinpoche

Guru Rinpoche se rendit pour la première fois au Bhoutan au milieu du huitième siècle à l’invitation du roi du Bumthang, Sendha Gyalpo, gravement malade. À Kurje, prenant la forme de Garuda, l’oiseau mythique, il terrassa la déité locale, Shelging Karpo, qui avait pris possession de l’esprit du roi. Mission accomplie, Guru Rinpoche partit ensuite pour le dzong de Singye accompagné de son épouse bhoutanaise, la princesse Tashi Khyiden, fille du roi Sendha Gyalpo. Selon certains récits, c’est du dzong de Singye que Guru Rinpoche, sous sa forme courroucée de Dorje Droleu, s’envola vers Taktsang sur le dos d’une tigresse, laquelle était en réalité son épouse Tashi Khyiden.

Dans une période ultérieure de sa vie, il visita le Tibet à l’invitation du roi Trisong Detsen, sur la recommandation du pandit Santarakshista, également connu sous le nom de Khenpo Bodhisattva. Tous trois travaillèrent ensemble à la seconde propagation du Dharma au Tibet. Il y prit pour épouse Yeshe Tsogyal, la princesse de Kharchen, qui devait devenir sa plus proche et principale disciple. Elle a recueilli et transcrit la plupart de ses enseignements, dont beaucoup furent cachés comme trésors spirituels au bénéfice des générations futures.

Guru Rinpoche apparaît sous une multitude de formes, attitudes et manifestations avec une identité spécifique pour chacune d’entre elles. Dans ses formes paisibles habituelles, il est majestueusement assis dans la posture du Vajra (diamant) sur un disque de lune posé sur un lotus aux mille pétales émergeant d’un vaste lac bleu. Le trône de lotus symbolise sa libération totale de tous les voiles et illusions, et souligne la pureté immaculée de sa naissance. Le disque de lune représente la sagesse profonde et transcendantale du Guru. Il a un dorje 24 d’or dans la main droite et, dans le creux du bras gauche, le khatamga, trident cérémoniel des Maîtres du Vajrayana, symbolisant le principe féminin 25 et son

24

Foudre-diamant. Instrument rituel symbolisant le principe masculin, généralement associé au tilbou, clochette représentant la féminité.

25 Le khatamga symbolise le principe masculin lorsqu’il est associé à un maître du genre féminin, comme Vajra Yogini par exemple.

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pouvoir. Dans la paume de la main gauche, il tient un bol taillé dans un crâne humain, symbole des émotions transformées et purifiées, dans lequel se trouve un tsebum, vase contenant de l’amrita, l’élixir d’immortalité.

Les nombreux vêtements et accessoires dont le Guru est paré, ont tous une signification symbolique. Il a notamment la tête couverte d’Ugyen Pesha, son chapeau si particulier aux bords relevés, et porte une fine moustache ainsi qu’une “mouche” de barbe sous la lèvre inférieure.

Le Guru est le plus souvent représenté dans la posture royale, Rajalisana, dans laquelle le pied droit est légèrement écarté, tandis que la jambe gauche reste pliée en lotus.

Il y a des représentations de Guru Rinpoche partout au Bhoutan. Les plus notoires se trouvent dans les monastères de Kyichu, Kurje, Taktsang, Tamshing et Gantey ainsi que dans les dzong de Paro et de Punakha. Nous aurons la chance extrême et l’excellent karma de découvrir tous ces lieux pendant notre pèlerinage, à l’exception de Gantey. *

L’après-midi, le temps s’est dégradé. Il pleut par averses et la température a fraîchi.

Nous visitons le Folk Heritage Museum (Musée de la Culture populaire), reconstitution d’une habitation bhoutanaise traditionnelle. Aujourd’hui encore, le type architectural de cette maison se retrouve partout au Bhoutan. Structure rectangulaire, le plus souvent sur trois niveaux. En bas, les bêtes, dont la chaleur naturelle permet de chauffer le premier étage habité par la famille. En haut, un grenier servant à la fois de réserve de nourriture et d’isolant thermique. On passe d’un niveau à l’autre par de raides échelles en bois. L’étage habité est partagé en deux. Ici, une pièce à vivre faisant pêle-mêle office de séjour, cuisine et chambre à

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coucher, avec un foyer, mais pas de cheminée, donc de la fumée partout et des murs noirs de suie. Là, une grande salle de dimensions comparables à la précédente, mais exclusivement destinée à la prière et à la méditation, une sorte de temple domestique. Chaque maison bhoutanaise en est pourvue, plus ou moins grand et précieux selon le statut social de chacun. Il y a dans cette maison de nombreux objets d’usage quotidien, en bois surtout. Le ticket d’entrée est un peu cher, mais c’est intéressant, et l’on jouit d’une belle vue depuis les fenêtres des étages supérieurs. Thimphu, vue générale

Notre périple de la journée s’achève enfin en face, sur l’autre rive de la Wang Chhu, sur le versant opposé de la vallée, à la Jungshi Paper Factory, une fabrique traditionnelle de papier. Outre un point de vue original sur Thimphu et ses quartiers bordant la rivière, cette escale

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nous permet de découvrir comment une petite équipe d’une dizaine de personnes produit, entièrement à la main, feuille après feuille, un papier artisanal renommé. Leur matière première est l’écorce de deux arbustes de la même famille des thyméléacées : le Daphne papyrifera, une sorte de laurier aux fleurs parfumées et aux graines toxiques, voire mortelles, aussi appelé, paradoxalement, “bois gentil”, “joli bois” ou paradise plan, et l’Edgeworthia papyrifera, originaire de Chine.

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Construction traditionnelle avec échafaudage en bambou

Pendant que mes camarades se penchent sur la fabrication du papier et font une razzia dans la boutique de souvenirs, mon attention est attirée par la ville qui s’étend en face de moi et que j’examine aux jumelles. Étonnante, la quantité des chantiers de construction que l’on peut remarquer. Des dizaines, peut-être des centaines de bâtiments sont en cours d’édification, toujours dans le même style architectural traditionnel, avec des moyens sommaires (les échafaudages sont en bambou, on ne voit pas d’engins…), mais apparemment efficaces. L’huile de coude est la principale source d’énergie. Elle est bon marché et, avec le Népal et l’Inde voisins, inépuisable.

La cité se construit là, sous mes yeux, au rythme bhoutanais. Au centre-ville, dans quelques mois, le plus grand bâtiment sera un palace de grand luxe, probablement magnifique quand il sera achevé.

À dix-sept heures, il fait déjà bien sombre quand nous regagnons l’hôtel et nos chambres pour un repos bien mérité. Le dîner est prévu au restaurant Bhutan Kitchen, décoré de façon moderne avec de longues tables basses devant lesquelles on s’assied en rang, sur de petits tabourets sans pieds. La cuisine est épicée et correcte, le service efficace. C’est, semble-t-il, le restaurant branché où se mêlent expatriés et Bhoutanais aisés.

Retour à l’hôtel vers neuf heures et… dodo !

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Khyentse Rinpoche et Motithang

Ce matin, le ciel est limpide. Le soleil se lèvera bientôt derrière les collines de l’Est vers lesquelles nous partirons tout à l’heure pour rejoindre la province de Bumthang où Rabjam Rinpoche nous attend. L’air est frais, pur, le silence sur la ville m’impressionne toujours autant. Le bleu du ciel est pâle et d’une finesse émouvante. Au loin, isolé sur un piton montagneux, un dzong prend les premiers rayons du soleil de plein fouet. C’est beau et mystérieux.

Hier mardi, vers neuf heures, le temps s’est soudainement arrangé, et le soleil a brillé toute la journée sur Thimphu. Une demiheure plus tard, nous prenions la direction du Jigme Dorji Wangchuck National Hospital pour un pèlerinage sur les lieux où Sa Sainteté Dilgo Khyentse Rinpoche est passée en transition en 1991. *

Khyentse Rinpoche fut l’un des plus grands Maîtres du bouddhisme vajrayana. Il est particulièrement important pour nous. Presque tous les membres de notre groupe ont reçu la grande bénédiction d’assister au moins à l’un de ses enseignements

Le lama, ou maître spirituel, est au cœur du bouddhisme tibétain. Dilgo Khyentse Rinpoche en était l’archétype. Pour tous ceux qui l’ont rencontré, il était une véritable source d’amour, de sagesse et de compassion. Dilgo Khyentse Rinpoche était le modèle même du guide spirituel. Maître parmi les maîtres, il fut l’un des enseignants du quatorzième Dalaï Lama. Son voyage intérieur l’avait mené à des connaissances d’une profondeur hors du commun.

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Dilgo Khyentse Rinpoche naquit en 1910 dans l’Est du Tibet. Il était le quatrième fils d’une famille descendant du roi Trisong Detsen. Dès son plus jeune âge, il manifesta le désir de se consacrer à la vie spirituelle.

À la mort de son maître principal, Shechen Gyaltsap, il n’avait que quinze ans et il passa l’essentiel des treize années suivantes en retraite silencieuse. Dans les grottes et les ermitages, sur les pentes abruptes des collines boisées de la vallée de Denkhok qui l’avait vu naître, il médita sans trêve sur l’amour, la compassion et le désir de délivrer tous les êtres en les menant à l’Éveil.

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Sa Sainteté Dilgo Khyentse Rinpoche (1910-1991)

Lorsque Khyentse Rinpoche eut achevé son premier cycle de retraites, il resta plusieurs années auprès de son second maître, Khyentse Chökyi Lodreu. Un jour, il lui confia qu’il souhaitait passer le reste de sa vie en retraite solitaire. Mais, la réponse du maître fut nette : « Ton esprit et le mien sont identiques, lui dit-il, le moment est venu pour toi d’enseigner et de transmettre aux autres les instructions que tu as reçues ».

Il vécut vingt ans en retraite et passa plus d’un demi-siècle à enseigner plusieurs heures par jour. Il a écrit vingt-cinq volumes de textes et supervisa d’innombrables projets pour la préservation et la propagation de la culture bouddhiste.

*

Nous venons de traverser un petit chantier boueux, occupé par des travailleurs indiens, et nous sommes maintenant assemblés dans l’étroite pièce aménagée comme un temple où Sa Sainteté a vécu ses derniers moments terrestres. Deux Bhoutanais sont là, assis par terre, à sculpter et peindre de petites figurines de Guru Rinpoche aux couleurs vives. Ils n’interrompent pas leur travail pendant que nous récitons une prière et nous recueillons un instant. Pelzang, nous avouera ensuite avoir été impressionné par notre attitude. Dans son enfance, il avait personnellement bien connu Sa Sainteté pour qui il éprouve encore un très grand respect affectueux. C’est la première fois qu’il voit des étrangers prier en tibétain.

L’étape suivante nous conduit à l’École nationale d’arts plastiques, un bel édifice surplombant la ville, où jeunes gens et jeunes filles sont initiés aux techniques traditionnelles de peinture, sculpture, broderie, gravure, couture, etc. Ambiance sereine et studieuse. Mais, comme c’est souvent le cas dans les collectivités scolaires, des sanitaires dans un état pathétique, en contradiction avec l’apparente rigueur de ce respectable établissement, la qualité des enseignements et la finesse des travaux des élèves.

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Vers deux heures, nous repartons pour une petite excursion dans les collines de Motithang dominant la ville, d’où l’on peut admirer un panorama extraordinaire. Ce belvédère est entièrement couvert de bannières de prières multicolores, claquant bruyamment dans le vent fort et glacé de ce début d’après-midi.

La vallée de Thimphu vue des collines de Motithang

Le soir, dîner dans un restaurant thaï au-dessus du Bhutan Kitchen en l’honneur de Chime-la, la mère de Rabjam Rinpoche. Elle est aussi la fille de Khyentse Rinpoche. Rabjam Rinpoche est donc le petit-fils de Sa Sainteté. À ce propos, il aime à plaisanter sur le fait

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que le Yangsi, jeune tulku26 de douze ans, réincarnation de Khyentse Rinpoche, dont il supervise l’éducation avec sagesse et bienveillance, est en même temps… son grand-père.

Chime-la, mère de Rabjam Rinpoche

Un court spectacle polynésien a été prévu après le repas. La jeune Teura danse un aparima 27 , tandis que les jumeaux, Tapunui et Tehaamoana, nous font découvrir avec détermination à quoi

26 Manifestation, sous la forme humaine, d’un être éveillé ou hautement réalisé. Ce terme fait généralement référence à la réincarnation d’un grand maître ou d’un être éveillé qui se réincarne volontairement et consciemment au bénéfice de tous les êtres. Pron. toulkou.

27 Danse tahitienne dans laquelle les bras et les mains esquissent des figures symboliques correspondant au chant ou à la musique.

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ressemble un haka, chorégraphie polynésienne à caractère guerrier, ponctuée de viriles exclamations en langue maohi. Le haka a été popularisé par les All Blacks, joueurs de l’équipe nationale de rugby néo-zélandaise, qui le pratiquent avant chaque match pour impressionner leurs adversaires. Libor et Teura se lancent ensuite dans un tamouré endiablé devant les regards médusés de Minak Trulku Rinpoche, truculent compagnon de Chime-la, de Wangchuk, Pelzang et des employés du restaurant.

La soirée s’achève par la remise à notre invitée d‘honneur de quelques menus présents made in Tahiti, choisis tout spécialement à son intention (paréos, confitures de fruits tropicaux, poteries…) À

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la croisée de deux mondes

En route vers Bumthang

« Le sentiment d’avoir à explorer un pays clos, tout en montagnes et en forêts et où seraient nichées, comme des châteaux de fées, les demeures du rêve, de la méditation et de l’extase. »

Je me fais penser au poète maudit, assis dans le froid de sa pauvre chambre, une couverture sur les épaules, écrivant à la lueur d’une chandelle. Je dispose bien d’une ampoule électrique, mais la lumière qu’elle émet n’est guère plus puissante.

Il est six heures du matin. Un petit jour brumeux pénètre par l’étroite fenêtre de notre chambre au Jakar Village Lodge, une auberge enfin atteinte hier soir, après un long voyage de douze heures en autocar, à travers les magnifiques montagnes du Bhoutan. C’est un bâtiment de construction récente, de style traditionnel, cela va de soi, avec beaucoup de bois partout. On se croirait un peu en Suisse, ou en Autriche. Les similitudes sont frappantes, le bouddhisme en plus.

Nous avons quitté Thimphu mercredi par une matinée radieuse. À la sortie de la capitale, nous eûmes la chance de pouvoir brièvement admirer Simtokha dzong perché sur son rocher. C’est le plus ancien dzong du royaume et l’un de ses principaux centres d’études spirituelles où Sa Sainteté Khyentse Rinpoche a enseigné.

La route s’élève ensuite rapidement. Après un contrôle de police, quelques kilomètres plus loin, dans un village occupé par des Tibétains immigrés, le petit autocar entreprend l’ascension du premier des quatre cols de ce long voyage. Le Dochu La 28 culmine à

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28
La : col.

trois mille cinquante mètres. À son sommet, un magnifique complexe de cent-huit petits chorten carrés a été récemment édifié. Nous nous y attardons un moment. Le ciel est malheureusement trop couvert pour nous permettre d’admirer la chaîne de l’Himalaya visible depuis cet endroit par temps clair.

Les cent-huit chorten du Dochu La (3 050 m)

L’étroite route dévale ensuite en lacets vers une vallée profonde, située à seulement mille trois cents mètres d’altitude. On passe en quelques minutes des conifères aux bananiers et aux figuiers de barbarie. La température atteint des niveaux quasi tropicaux. Vers onze heures et demie, nous atteignons la petite ville de Wangduephodrang où nous faisons une courte halte dans un restaurant obscur, avec thé aux biscuits. La place principale du village est bordée de minuscules échoppes blotties les unes contre les autres. Un marché aux fruits et légumes occupe un quart de la

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place, tandis que le reste revient à une pompe à essence préhistorique et un parking où des taxis s’entassent. En face du restaurant, un énorme moulin à prières rouge et or nous attire.

Le marché de Wangduephodang

Reprenant la route aux mille virages, nous remontons vers un second col, le Pele La, situé à trois mille trois cents mètres, après avoir longé une charmante rivière. Dans la longue ascension, nous croisons une bande de macaques jouant sur la route. Ils se précipitent à l’abri dans les fourrés à l’arrivée du car. Plus loin, c’est toute une famille d’une dizaine de singes blancs à face noire, dont notre guide affirme qu’ils portent bonheur et chance. La montée n’en finit pas, au milieu d’une forêt de conifères et surtout de feuillus parmi lesquels de magnifiques rhododendrons, parfois encore en fleurs, bien que la saison soit déjà avancée.

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De l’autre côté du col, nous apercevons, au loin, nos premiers yaks paissant paisiblement leurs bambous nains sur des pentes plus douces, d’où la forêt a subitement disparu. Espoirs déçus, nous comptions tous admirer de près ces créatures mythiques qui accompagnaient nos rêves d’Himalaya, mais, nous n’en verrons guère plus. Le yak s’acclimate plutôt mal sous les trois mille mètres, une altitude rarement atteinte au Bhoutan, du moins dans ses régions les plus habitées. Nous n’avons croisé qu’un seul petit troupeau de yaks, broutant près de la route, sous la garde de jeunes bergers tibétains.

*

C’est ici l’occasion d’évoquer la riche faune du Bhoutan.

Le royaume connaît des reliefs et des climats si variés que sa vie animale offre un éventail surprenant, allant de l’éléphant, du tigre ou du crocodile au Sud, au somptueux léopard des neiges et au yak, dans les régions élevées du Nord. Le bouddhisme enseignant le respect absolu de la vie sous toutes ses formes, en principe, on ne chasse ni ne pêche au Bhoutan. Le pays constitue par conséquent, pour des centaines d’espèces, un immense sanctuaire naturel particulièrement précieux dans le monde d’aujourd’hui.

Nous avons déjà parlé du takin, l’animal national du Bhoutan. Nous avons aussi vu (et surtout entendu) beaucoup de chiens - mais pas de chats qui feraient sans doute trop mauvais ménage avec eux. Il y a de nombreux petits chevaux, des mules, des ânes, des porcs, de la volaille, des vaches et des buffles. Nous avons aperçu un serpent traverser la route, des singes et un daim s’enfuir dans la montagne. Celle-ci est peuplée de pandas rouges, de sangliers et d’ours noirs à col blanc. Plus haut encore, outre le yak, vivent le tahr et le goral, deux espèces caprines, le mouton bleu, le daim musqué et, beaucoup plus rare, la panthère des neiges.

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D’une manière générale, les insectes sont plutôt discrets au Bhoutan et nous n’en avons pas souffert outre mesure. Certains endroits à la campagne, comme le petit village de Tsento à Paro, sont infestés de mouches, mais le moustique semble heureusement rare à ces altitudes. À Jakar, dans son lit, l’un des jumeaux a tout de même été piqué à la jambe par une grosse tique, et les bras d’Hélène ont subi une agression urticante d’origine inconnue.

*

La route serpente dans une vallée très encaissée et à nouveau boisée, en direction de Trongsa où nous faisons une courte escale pour engloutir quelques mo mo (dim sum) 29 et des croquettes de légumes accompagnés de thé.

Il est déjà quatre heures et demie. Nous roulons depuis plus de huit heures, mais nous n’avons pourtant parcouru que deux cents kilomètres. Sur cette voie étroite et sinueuse, bordant des précipices profonds de trois cents mètres, en travaux en de nombreux endroits, on ne peut dépasser une moyenne de vingt-cinq kilomètres à l’heure en autocar. Peut-être un peu plus en voiture. Les rudes conditions climatiques imposent un entretien continuel de cette fragile chaussée de montagne. Les chantiers sont confiés à des ouvrières et ouvriers indiens ou népalais. Pelzang nous apprend qu’ils sont payés l’équivalent de quatre dollars (un peu plus de trois euros) par jour et nourris. Leurs enfants sont éduqués gratuitement, ils ont aussi droit à des soins gratuits et perçoivent une petite retraite. Selon lui, c’est une situation plutôt enviable et, en tout cas, bien meilleure que celle qu’ils auraient à subir dans leurs pays. Tous ces gens dorment sur place, sous des tentes improvisées de bâches en plastique bleu ou de petites cabanes en bambou tressé. Ils 29 Raviolis aux légumes.

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travaillent sans moyens, sans engins, presque entièrement à mains nues.

De Trongsa, que nous quittons à cinq heures et quart, il reste encore près de trois heures de route en passant par le plus haut col de la journée. Le Yuto La culmine à plus de trois mille six cents mètres. Nous l’atteignons dans une brume épaisse, avant d’entamer la descente sur Bumthang. Il fait déjà presque nuit, mais nous devinons un paysage un peu plus vivable. Après les spectaculaires exploitations en terrasses sur des pentes abruptes qui firent notre admiration tout au long du voyage, nous découvrons une campagne semblable aux Alpes, avec des pâturages, des champs clôturés. C’est une région d’élevage de bovins et de moutons.

Un ultime “petit” col (le Kiki La) à “seulement” deux mille neuf cents mètres et nous entrons finalement dans la vallée de Choekhor, tout de même perchée à deux mille six cents mètres. Il fait nuit noire à présent. Tashi a enfin daigné allumer les phares anémiques du Toyota. Il a placé une cassette dans le lecteur grésillant. Sa seule et unique cassette. Elle joue en boucle depuis plus d’une heure un “rock indien” très populaire. Épuisés, nous traversons le petit village de Jakar sur l’air entraînant de Kiss, kiss, kiss, chocolat… Miss, miss, miss chiquidou (ou quelque chose d’approchant) qui restera certainement longtemps dans nos oreilles. Nous nous égarons un peu dans l’obscurité, avant de parvenir enfin au Jakar Village Lodge à huit heures. Douze heures de rouleau compresseur.

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Kurje Lhakhang et le Yangsi

Ce jeudi 12 mai 2005 restera certainement pour tous les membres de notre groupe l’une des plus mémorables journées de leur vie. Nous devons rencontrer Rabjam Rinpoche et Sa Majesté la reine mère du Bhoutan.

Je me suis réveillé à cinq heures. Il fait un froid vif dans la chambre. Nous sommes chauffés par un vieux poêle à bois qui s’est, bien sûr - et heureusement, éteint pendant la nuit. Prendre une douche, même chaude, dans cette ambiance est une petite épreuve pour nous, habitués depuis si longtemps, depuis toujours pour la plupart, à la chaleur tropicale polynésienne.

Tant bien que mal, nous nous préparons et, à sept heures, nous prenons un excellent petit-déjeuner. Le lodge est bien placé, avec un bâtiment principal donnant sur la vallée de Choekhor. À gauche, au loin, on a une petite vue sur les sommets enneigés de l’Himalaya. Quand le soleil se lève dans un ciel pur, c’est une féerie. La température monte alors rapidement à des niveaux plus humains. Le Jakar dzong, planté sur un rocher dominant le lodge, s’illumine, de même que la cour de l’auberge, encerclée par les bâtiments abritant les chambres.

Chacun est sur son trente et un. On rassemble les offrandes achetées à Tahiti pour la reine mère, sa fille (la sœur du roi), Rabjam Rinpoche et le Yangsi, le jeune tulku, réincarnation de Sa Sainteté Khyentse Rinpoche. Puis, nous grimpons dans le car et partons pour un voyage inoubliable.

Quelques kilomètres seulement séparent notre lodge de Kurje Lhakhang, sanctuaire parmi les plus vénérés du Bhoutan, où Rabjam Rinpoche dirige un Droupchen, un long rituel qui dure une semaine (voire deux) sans interruption. Droupchen signifie “le Grand Accomplissement”, c’est une cérémonie secrète, profonde et

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puissante, capable d’apporter la réalisation spirituelle à ceux qui la pratiquent avec sincérité et connaissance. D’autant plus, quand il a lieu dans un endroit aussi chargé d’énergie positive et avec la participation de la famille royale.

Kurje Lhakhang

À notre arrivée, je suis frappé par la présence de nombreux militaires et de policiers, non seulement autour des bâtiments, mais aussi à l’intérieur.

Nous sommes introduits dans un temple d’une beauté à couper le souffle, tandis que l’on nous informe de la faveur extrême qui nous est accordée puisque Kurje Lhakhang est en principe interdit aux étrangers. Le temple est vide, à l’exception de Rabjam Rinpoche, qui nous accueille avec sa cordialité coutumière et son lumineux sourire. Il nous gratifie chacun d’un petit mot personnel, souvent en français.

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- Ça va ?, me demande-t-il, en me prenant les mains après m’avoir posé sur la nuque la katak30 que je venais de lui tendre en signe de respect, conformément au protocole traditionnel.

Nous nous asseyons sur le sol, autour de lui. Il nous regarde en souriant. Il émane de sa personne une profonde sérénité. Il semble heureux de nous voir enfin arrivés à Bumthang, l’un des points forts (avec Paro) de notre pèlerinage. Puis, il parle et évoque rapidement le programme de notre séjour. Ce matin, cérémonie et visite du sanctuaire. Cet après-midi, visite de deux autres temples. Demain, visite d’un quatrième qui exige une longue marche de trois heures dans la montagne. Ensuite ? On verra bien. Nous devions passer quatre jours à Bumthang. Cela a été prolongé à six. Jusqu’au prochain changement, peut-être. C’est toujours ainsi avec les lamas, on s’adapte aux circonstances. Avec eux, inutile de faire des projets et de tirer des plans… Impermanence.

Nous avons ensuite l’insigne honneur d’être autorisés à pénétrer dans un des bâtiments les plus secrets du bouddhisme vajrayana. Il s’agit d’une sorte de chapelle, attenante au grand temple où Rabjam Rinpoche nous a accueillis, dans laquelle trône un Heruka, divinité protectrice aux têtes et bras multiples. La statue monumentale et ses trois visages courroucés nous dominent de plus de dix mètres de hauteur.

C’est particulièrement impressionnant !

Puis nous sommes conduits dans le plus ancien des trois temples de Kurje Lhakhang, celui qui donne son nom au monastère, construit en 1652 contre le rocher où Guru Rinpoche a médité au huitième siècle. Il y a laissé l’empreinte de son corps 31 .

À notre retour, la cérémonie du Droupchen bat à nouveau son plein. Rabjam Rinpoche officie désormais en grande tenue, assis sur l’un des trois trônes surélevés qui dominent tout. Il siège sur celui

30 Longue écharpe blanche ou écrue, généralement en soie.

31 D’où le nom de ce temple, de kou, corps et djé, empreinte.

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de droite, placé légèrement en contrebas du trône central, le plus haut, réservé au jeune Yangsi. Pendant notre absence, la grande salle s’est remplie, elle est maintenant bondée. Une cinquantaine de moines, tous vêtus d’une robe rouge bordeaux, sont assis par terre en rangs, probablement selon un protocole hiérarchique strict. Nous sommes invités à nous asseoir derrière eux, sur le sol, contre le mur du fond, près de l’entrée, pour assister à la suite de la cérémonie. Une jolie jeune femme blonde est déjà là, silencieuse, souriante et élégante. Nous apprendrons plus tard qu’elle est l’épouse, ou la compagne, américaine de Kongtrul Rinpoche, un lama réincarné qui enseigne le plus souvent aux États-Unis. Il est ici présent, lui aussi, assis à une place d’honneur au milieu du temple, étrangement vêtu à l’occidentale d’un costume-cravate bleu marine.

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Le spectacle est fascinant ! Nous n’avons pas assez d’yeux pour regarder toutes les merveilles qui nous entourent. Peintures, sculptures, décoration (pas un pouce de mur qui ne soit richement orné d’une façon ou d’une autre et toujours en fonction de canons bien précis et codifiés depuis des siècles).

Les oreilles ne sont pas oubliées. Les moines en prière égrènent les rituels de leurs voix graves si caractéristiques qui nous font dresser les poils sur la peau. À moins d’un mètre devant nous, sont assis les jeunes moinillons. Un peu dissipés comme tous les enfants, ils bavardent entre eux et suivent le rituel distraitement. Un moine adulte et costaud se lève et se dirige sur eux en faisant les gros yeux. C’est le kudun, le maître de discipline. Il les rappelle à l’ordre en silence, en claquant simplement, d’un mouvement sec, un chapelet de grosses perles en os ou en ivoire sur la paume de sa main. L’effet est immédiat, les têtes se baissent et le silence se fait. Mais, dès qu’il a le dos tourné, le papotage reprend. Des hommes en gho, des laïcs, servent du thé au beurre rance et du riz grillé du même acabit. Chaque moine reçoit un bol de thé et un bol de riz. Puis, c’est notre tour d’être gratifiés d’une ration de riz (dans le creux de la main, car nous n’avons pas de bol). Le rituel ne s’interrompt pas. J’essaie de manger ces grains à la senteur forte et désagréable, mais croustillants et un peu sucrés. Ce serait presque bon, si ce n’était cette odeur écœurante. Les deux mains pleines, je n’ai pas d’autre choix que de tout engloutir, mais j’ai du mal. J’y parviens finalement après beaucoup d’efforts et reste là à écouter les rituels, les paumes toutes grasses du beurre rance et cette odeur qui colle à la peau.

Un peu plus tard, Sa Majesté la reine mère, Ashi Kesang Chöden Wangchuck, fait son entrée dans le temple. Sa fille, Son Altesse la princesse Ashi Kesang Wangmo, l’a précédée et discrètement prévenu Rabjam Rinpoche. De ce qu’il m’est possible de voir depuis ma position à l’autre extrémité du temple, la reine mère est une

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femme encore belle et alerte, au cheveu noir. On nous informe que nous allons lui être présentés. Nous nous levons, puis on nous fait contourner les moines qui continuent imperturbablement à réciter leurs prières et mantras 32 ponctués de courtes sessions d’une musique acide et violente extraite des instruments rituels (gyaling, ragdong, conques, tambours, cymbales, clochettes et cloche…).

En file indienne, katak étendue sur nos mains jointes, chacun à son tour, nous posons un genou à terre et fléchissons la nuque devant la reine qui prend notre écharpe blanche protocolaire et nous la passe par-dessus la tête avec un sourire et un mot gentil. Hinerava, en quelque sorte anoblie par sa qualité de fille de l’exprésident de la Polynésie française, et Martin, parce qu’il est rompu aux civilités et qu’il est pour ainsi dire le “chef” de notre délégation, nous présentent successivement, en déclinant nos noms. Quand elle me voit m’agenouiller devant elle, la reine s’étonne : - Il vient aussi de Tahiti celui-ci ?, demande-t-elle, sans doute surprise par ma peau blanche et ma tête d’Occidental chauve. Nous lui remettons des offrandes ainsi qu’à sa fille, une ravissante princesse d’une quarantaine d’années, au teint transparent comme de la porcelaine et à l’épaisse chevelure de jais, avant de retourner nous poser sagement à notre place, tandis qu’un couple d’invités étrangers et leur adorable petite fille, des Mexicains paraît-il, prennent place à côté de nous. Hinerava, Martin et Thierry restent auprès de la reine mère et lui font la conversation en anglais.

Les serviteurs apportent encore des bols de riz et du thé au beurre. La reine mère et ses invités personnels sont naturellement servis les premiers, puis c’est notre tour. Cette fois, les plus chanceux, dont je suis, ont droit à un délicieux riz safrané aux

32 De man, “esprit” et tra, “qui protège ou libère”, ce qui libère l’esprit de la confusion et des obscurcissements. Les mantras sont des enseignements préservés au cœur des êtres éveillés afin qu’ils soient transmis pour libérer l’esprit. Un mantra est comme un code renfermant l’ensemble des enseignements qui répondent aux besoins et au niveau de chaque disciple.

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raisins secs, les autres doivent se satisfaire d’un riz blanc excessivement pimenté. Après la collation, la cérémonie se poursuit avec les prestations de trois danseurs traditionnels. Vêtus de costumes brillamment colorés et portant des masques, ils sont censés terroriser les démons et les mettre hors d’état de nuire, tout comme Guru Rinpoche les avait lui-même terrassés, au huitième siècle, quand il était venu, à la demande de ses habitants, libérer l’Himalaya qu’ils avaient envahi.

Les danseurs tournoient sur eux-mêmes en d’amples mouvements lents accompagnés de larges effets de manches (pour celui qui en possède, car les deux autres ont le torse nu) et ponctués de bonds d’une hauteur prodigieuse. La signification symbolique de cet étrange ballet demeure mystérieuse, mais cela est fort beau et étourdissant.

Vers onze heures, on nous fait savoir que la reine mère souhaiterait nous faire découvrir un autre temple, situé à l’étage, sur les murs duquel sont représentées les huit manifestations de Guru Rinpoche. Il s’agit de lieux particulièrement secrets de la tradition vajrayana, généralement fermés aux étrangers. Nous avons conscience de vivre une expérience particulièrement privilégiée.

Quand nous redescendons dans le temple principal, la cérémonie, du moins cette partie du rituel, est achevée. La grande salle est quasiment vide, à l’exception d’un groupe de moines assurant “la permanence” et la continuité des prières. Nous nous assemblons alors dans l’étroite entrée obscure du temple où l’on nous informe que le Yangsi souhaite nous recevoir. *

Ogyen Tenzin Jigme Lhündroup Dilgo Khyentse Yangsi Rinpoche est né le 30 juin 1993 au Népal, il a donc moins de douze ans. Il est la réincarnation de Dilgo Khyentse Rinpoche, décédé en 1991 à l’âge de

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quatre-vingt-un ans. Au printemps 1995, Trulshik Rinpoche, le plus proche disciple de Sa Sainteté, adressa à Rabjam Rinpoche un poème de quatre vers qui lui était apparu dans une vision. Ce quatrain révélait l’année de naissance d’un enfant, le nom de ses parents et l’endroit où il se trouvait. Sa Sainteté le Dalaï Lama confirma ensuite que cet enfant était bien la réincarnation de Dilgo Khyentse Rinpoche.

Le jeune tulku fut intronisé en décembre 1996 au cours d’une cérémonie à laquelle assistèrent des milliers de disciples venus du monde entier.

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Ogyen Tenzin Jigme Lhündroup Dilgo Khyentse Yangsi Rinpoche

Une fois de plus, nous ressortons nos katak de nos poches et de nos sacs. L’exercice n’est pas aisé et nous nous empêtrons dans ces grandes bandes de tissu diaphane qui s’emmêlent et s’accrochent partout.

La chambre du Yangsi est attenante au temple. C’est une pièce minuscule où nous avons quelque difficulté à nous caser tous les dix-sept. Le jeune garçon nous attend, assis en tailleur sur son lit. Rabjam Rinpoche est là, lui aussi, assis par terre en toute simplicité. À peine adolescent, le crâne rasé, tout en rondeur, le Yangsi est vêtu du costume jaune d’or et bordeaux des grands lamas. Silencieux, il nous regarde d’un air timide et un peu apeuré, tandis que Rabjam Rinpoche nous présente à lui un par un. Alors, d’un geste, le jeune prince nous invite à nous asseoir sur le sol (c’est encore plus serré) et, pendant quelques minutes, nous demeurons là, dans cette chambre minuscule, observant de près la réincarnation de Khyentse Rinpoche tandis que Rabjam Rinpoche plaisante et détend l’atmosphère, tout en réfléchissant à haute voix à ce que pourrait être notre programme pour les prochains jours.

Quelques minutes plus tard, nous nous relevons tant bien que mal (aïe, les jambes !), quittons la pièce, remettons nos chaussures et retournons vers l’autocar qui nous attend à l’extérieur du sanctuaire.

Une matinée exceptionnelle s’achève.

Mais la journée est encore longue et elle promet beaucoup. On nous transporte à l’hôtel pour un déjeuner rapide, puis nous repartons bientôt pour visiter deux autres temples.

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Tamshing et l’iconographie bouddhiste

Jampe Lhakhang est l’un des deux plus anciens temples bouddhistes du Bhoutan (avec Kyichu Lhakhang à Paro). Ils datent tous les deux du septième siècle. On les doit au roi tibétain Songtsen Gampo qui, pour terrasser une démone, avait entrepris de construire une série de cent huit temples répartis dans tout l’Himalaya.

Par une porte étroite, nous pénétrons dans cet endroit sublime. Dans le sanctuaire principal trône une statue monumentale de Maitreya (Jampa en tibétain), le Bouddha du Futur, qui a donné son nom au lhakhang, entourée de quatre bodhisattvas. Quatre autres sanctuaires ont été ajoutés (depuis le dix-neuvième siècle) au temple principal formant ainsi une cour fermée autour de celui-ci. À droite, Dukhor Lhakhang, consacré à la Roue du Temps (Kalaçakra), le plus récemment divulgué des enseignements tantriques secrets. En face, se trouve Chorten Lhakhang dédié au premier Benchey Khenpo, une réincarnation du Karmapa. À gauche, Guru Lhakhang consacré à Guru Rinpoche et, au-dessus de l’entrée, Sangye Lhakhang, le temple des Bouddhas.

Jampe Lhakhang est un endroit populaire et hautement respecté. Nous sommes jeudi, jour d’abstinence et de recueillement, les villageois occupent le temple et ses abords. Une grande ferveur est perceptible dans ces prières et mantras psalmodiés à l’infini, dans ces moulins que l’on tourne sans se lasser, dans ces prosternations que l’on enchaîne, dehors, devant le temple, à même la terre… Des dizaines de Bhoutanais dévots, de tous âges, sont là autour de nous. Les plus jeunes nous jettent des coups d’œil curieux. Mais, notre présence, pourtant inhabituelle en cet endroit en principe exclu des circuits touristiques, ne suffit pas à distraire les plus nombreux qui poursuivent leurs pratiques comme si de rien n’était.

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Le Bhoutan est le seul pays au monde se déclarant officiellement bouddhiste vajrayana, nous avait rappelé Rabjam Rinpoche. La population locale est fortement imprégnée de cette doctrine spirituelle dont les signes sont partout présents dans la vie quotidienne.

Jeudi, jour de prière, les fidèles envahissent Jampe Lhakhang

Chaque entrée dans un lieu saint nous contraint à répéter la même gymnastique rituelle : retirer ses chaussures, se prosterner à trois reprises - parfois plus - à l’entrée, ouvrir les mains pour recueillir l’eau lustrale servie par le moine de service, circumambuler dans chaque temple (en faire le tour dans le bon sens), sortir son porte-monnaie, y puiser quelques ngultrums et les déposer en offrande aux pieds de la statue, sortir, renfiler ses chaussures et recommencer…

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Nous n’en avons pas fini avec les chaussures. Nous avons encore une visite avant la fin de la journée. Situé sur l’autre rive, la rive gauche de la Chamkar Chhu, Tamshing est, nous dit-on, le plus ancien monastère du Bhoutan. On s’y rend par une petite route qui traverse une “ferme suisse” produisant l’excellent fromage proche du gruyère que la cuisine de l’auberge nous sert en tranches fines au petit-déjeuner.

*

Fondé par Pema Lingpa en 1501, Tamshing est un site essentiel du bouddhisme vajrayana et de l’école Nyingma en particulier. Découvreur de terma, le terton 33 Pema Lingpa (1450-1521) est vénéré comme le plus grand parmi les saints nyingmapa. Né dans le petit hameau de Chel Baridrang niché dans la vallée de Tang au Bumthang, il fut le quatrième des cinq rois terton34 considérés comme les réincarnations des principaux disciples de Guru Rinpoche. Plus tard, Pema Lingpa fut reconnu

33 Les terma sont des trésors spirituels cachés du bouddhisme Vajrayana attribués à Guru Rinpoche et Yeshe Tsogyal son épouse. Ces trésors ont été préservés au profit des générations futures pour être découverts en temps voulu. Les terma devaient être mises au jour par les terton, les découvreurs de trésors, d’une haute valeur spirituelle. Les deux mots, terma et terton, dérivent de la même racine ter qui signifie “trésors cachés” Il existe des terma de la terre (Sa Ter) et des terma de l’esprit (Gong Ter) Les premières sont extraites du sol, d’un mur, du flanc d’une falaise, d’une grotte, d’un lac et, parfois même, du ciel. Ces terma se présentent sous la forme d’objets matériels, mais invisibles au regard du commun des mortels. Guru Rinpoche a aussi caché des enseignements considérés comme des trésors dans l’esprit de ses plus proches disciples, d’où leur nom de terma de l’esprit. La découverte des terma a commencé vers le onzième siècle, quand le bouddhisme a refleuri après l’échec de la tentative du roi Langdarma de l’éradiquer du Tibet. La terma la plus connue est certainement le Bardo Thödol, (souvent traduit par Livre des morts tibétains, ce qu’il n’est pas) trouvé dans les Monts Gompo par le grand Karma Lingpa au quatorzième siècle.

34 Selon la tradition nyingma, il y aurait cinq rois terton, une centaine de terton principaux et un millier d’autres terton mineurs. Ils portent souvent le titre de lingpa associé à leur nom. La tradition des terton et des terma est notamment liée aux méthodes nyingma de transmission. Il n’est pourtant pas rare de rencontrer cette pratique et des découvertes similaires dans les autres écoles bouddhistes.

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comme la réincarnation immédiate du grand maître nyingma Longchen Rabjam, lui-même une réincarnation de la princesse Lhachen Pema Sel, qui fut disciple de Guru Rinpoche.

Vers l’âge de vingt-cinq ans, Pema Lingpa sentit l’appel de la spiritualité sous la forme de visions et de rêves extraordinaires. Nombre de ces visions allaient le conduire à la découverte des trésors spirituels qui lui avaient été destinés. Il trouva l’une de ses premières terma dans une gorge étroite de la rivière Tang qui devint plus tard un éminent lieu de pèlerinage connu sous le nom de Mebartsho, “Le Lac brûlant”

Pema Lingpa découvrit par la suite de nombreuses autres terma à Tang Rimocen, Kurje, Kunzangdrak et ailleurs. Il s’agissait surtout de terma de l’esprit, lui apparaissant comme des enseignements ou sous la forme de rituels, de textes ou de danses qu’il recevait de Guru Rinpoche ou d’autres maîtres de sagesse. Il voyagea au Tibet et rencontra même, à deux reprises, le célèbre saint errant Drukpa Kunley. Il fonda plusieurs monastères, parmi lesquels celui de Tamshing où il mourut. Ses restes ont été embaumés et ont d’abord été conservés là, dans un chorten, avant d’être, plus tard, transférés au dzong de Punakha sur l’ordre du Shabdrung, l’autorité religieuse suprême du Bhoutan à cette époque. *

Tamshing est un des rares monastères où se perpétuent encore les enseignements de Pema Lingpa. Il est certainement dommage que nous l’ayons visité si rapidement, au terme d’une journée déjà terriblement chargée. Mais, au moins, avons-nous eu la chance d’y entrer, d’y être, de l’admirer (enfin, ce que nous avons pu en voir car, outre le fait que les lieux sont plongés dans la pénombre, les peintures sont souvent protégées et occultées par de grands rideaux en tissu fin). Ces peintures sont considérées comme les plus anciennes du Bhoutan.

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L’art pictural vajrayana est déroutant. On a souvent du mal à saisir la complexité du symbolisme et de l’imagerie qui s’y attachent. En réalité, Il ne s’agit pas d’un art tel qu’on le conçoit de nos jours en Occident. La peinture, comme tous les arts traditionnels, comme la sculpture, la musique ou la danse, revêt une signification spirituelle dans laquelle la personnalité et la créativité de l’artiste n’ont que peu d’importance. L’art du vajrayana est essentiellement un instrument religieux. C’est un des “moyens habiles” de diffuser les enseignements profonds du bouddhisme et d’aider les êtres à la pratique de la méditation. Les divinités représentées sont les symboles ultimes de la perfection de l’état éveillé de Bouddha.

Peinture murale du monastère de Tamshing

Le symbolisme de l’iconographie représentant des déités courroucées ou sexuellement unies avec leurs “consortes” est plus secret encore. Il

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faut être avancé sur la voie du tantrisme et être animé de la motivation la plus pure pour pratiquer les méditations relatives à ces images. La colère et l’agressivité qu’elles dépeignent représentent l’énergie et la force nécessaires pour lutter efficacement contre nos ennemis intérieurs, contre les poisons que sont l’égoïsme et l’ignorance. Les armes que ces déités brandissent ne sont menaçantes qu’à l’égard de nos propres vues fausses. L’union sexuelle symbolise la fusion parfaite de la sagesse (sherab, le principe féminin) et des moyens habiles (thab, le principe masculin) qui permettra d’atteindre l’Éveil.

Comme tous les symbolismes, l’iconographie vajrayana propose plusieurs niveaux de compréhension et peut être interprétée de nombreuses manières. C’est justement cette complexité apparente qui fournit matière à recherche et à contemplation jusqu’à la découverte de la vérité intérieure.

*

Nous progressons en groupe dans le chemin de circumambulation 35 qui tourne sur une cinquantaine de mètres autour du temple central, un passage étroit, construit aux mesures de son fondateur dont on dit qu’il était de petite taille.

Petit, mais costaud ! Féru de métallurgie (son grand-père, Yonten Jangchub, qui l’avait élevé était forgeron), le saint homme s’était “tissé” une cotte de mailles pesant plus de vingt-cinq kilos. Cette armure est toujours là aujourd’hui, posée sur un billot, au milieu du vestibule. La tradition prétend que l’on peut effacer une part de son mauvais karma en parcourant trois fois le chemin de circumambulation avec la cotte sur les épaules, tout en récitant des mantras et en regrettant sincèrement ses actes nuisibles. Nous avons

35 Une circumambulation consiste à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre autour d’un temple, d’un chorten, d’une montagne sacrée ou de la demeure d’un maître spirituel. Cet acte est non seulement considéré comme respectueux, mais aussi comme très efficace pour accumuler des mérites.

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tous essayé. D’abord, les garçons les plus solides, qui ont passé l’épreuve en riant sans le moindre problème. Puis, les autres ont suivi, sauf Jean-Pascal, un grand gaillard pourtant, qui s’y est étrangement refusé au motif qu’il “ne le sentait pas”. Les filles n’ont effectué qu’un seul tour - leurs actes nuisibles ne seront pas effacés, à l’exception de Laure, en super forme, qui a trottiné sur trois tours comme les hommes.

Nous rentrons enfin à l’hôtel. Je me sens exténué. Mais, certains sont encore plein d’énergie et demandent au chauffeur de s’arrêter “en ville” pour procéder à quelques achats. Il faut encore patienter. Graziella et moi sortons du car, faisons quelques pas en attendant les autres, dispersés dans les commerces alentour. Le temps s’est couvert, la pluie commence à tomber, un vent glacé souffle au carrefour principal de Jakar. Un troupeau de petits chevaux apparemment en liberté, sans personne pour les guider, traverse lentement le village au pas, têtes basses. Des dizaines de collégiens en costume traditionnel rentrent chez eux. Nous sommes ravis de cette journée extraordinaire, difficilement descriptible et si riche en découvertes sublimes…

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Tharpaling

Il fera beau aujourd’hui. J’ignore encore tout de notre programme. Hier, vendredi 13, jour auspicieux pour les pèlerinages, nous sommes partis sous un ciel couvert et par un temps frais, pour le monastère et le temple de Tharpaling dans la vallée de Chume. Une marche de trois heures avait dit Rinpoche, avec pique-nique au monastère.

Sur la route de Chume, nous faisons halte dans une échoppe d’artisanat traditionnel. Dehors, en contrebas devant la maison, une femme fait griller du riz sur un feu de bois. Devant la boutique, accroupies, deux jeunes Bhoutanaises tissent une pièce d’étoffe sur un métier sommaire posé à même le sol. De superbes spécimens bariolés de leurs précédentes réalisations sont étendus derrière elles.

Les textiles bhoutanais sont remarquables et recherchés, notamment ceux de Bumthang. Pour les Bhoutanais, le tissage n’est pas seulement un art ou un artisanat, mais un élément central de leur identité culturelle qui connaît un renouveau en dépit des importations de plus en plus massives de tissus étrangers, indiens notamment. Les fibres utilisées et les motifs diffèrent selon les régions. Quant aux prix, ils grimpent rapidement, poussés à la fois par une forte demande, non seulement sur le marché local, mais aussi de la part des touristes et des amateurs internationaux, et par la faiblesse de l’offre d’articles uniques, créés à la main selon des techniques ancestrales.

La boutique regorge de tout ce que le fier artisanat de Bumthang peut offrir au touriste et au pélerin. Les fameux tissages, bien sûr, mais également des vêtements, des pièces de bois tourné, des bijoux, des masques…

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Pendant que Martin passe quelque temps devant le miroir à essayer un couvre-chef régional en bambou tressé, Graziella et moi tentons de négocier l’achat d’une belle thangkha. Nous sommes soutenus par Thierry qui nous épate par sa connaissance du dzongkha, dans lequel il tient une véritable conversation avec la tenancière des lieux. Le marchandage n’est pas vraiment de mise au Bhoutan. La discussion n’aboutira pas.

De son côté, Jean-Pascal fait, pour une bouchée de pain, l’acquisition d’une série de phallus en bois sculpté de plusieurs tailles. Symbole de force et de fécondité, le sexe masculin en érection, et souvent même en pleine éjaculation, est partout représenté au Bhoutan. On le remarque non seulement dans l’artisanat, mais aussi peint sur les murs des maisons, ou pendu aux quatre coins des toits. Il protègerait des démons qu’il ferait fuir, tout comme l’ail et la croix repousseraient les vampires.

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Tissages artisanaux de Bumthang

Après une petite heure de route, Tashi nous dépose dans la vallée de Chume. Il est près de dix heures.

Large étendue agricole, riche en villages et en temples, c’est la plus occidentale des quatre hautes vallées - Chume, Choekhor, Tang et Ura - constituant la province de Bumthang à une altitude comprise entre deux mille six cents et quatre mille mètres.

Bumthang signifie “la plaine en forme de bumpa” , carafe à eau lustrale au long col. C’est, de façon certaine, la plus religieuse des régions du Bhoutan. La prolifération des hauts-lieux le confirme.

Nous voici donc au pied du mur, le cœur léger, ignorants de ce qui nous attend. Les estimations les plus floues circulent à propos de la durée de la randonnée. Ici on parle de trois heures, là de deux seulement. Sans jamais préciser s’il s’agit d’un aller simple ou de l’aller et retour.

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Vallée de Chume, Bumthang

Nous commençons notre marche au travers de vastes pâturages vert tendre, constellés de petites fleurs mauves. À gauche, un champ est à moitié labouré. La terre fraîchement retournée est brune et grasse. De larges paniers en bambou tressé ont été disposés le long des sillons. Ils contiennent l’engrais naturel que les paysans épandent au fur et à mesure. Ce tableau champêtre est absolument enchanteur. Les habitants de Chume cultivent des céréales, du blé, de l’orge, mais surtout du sarrasin, dont la farine est à la base de leur alimentation. Plus récemment, la pomme de terre est venue avec bonheur varier leur régime tout en améliorant de manière significative leur pouvoir d’achat et leur niveau de vie.

Le ciel est gris, mais pas menaçant, il fait frais, la température est idéale pour une bonne balade. On aperçoit au loin, tout en haut, perché à flanc de montagne, le monastère et les temples de Tharpaling, eux-mêmes dominés par ceux de Choedrak.

Après un quart d’heure sur du plat, le sentier s’engage dans la forêt et la montée commence, tout de suite assez difficile pour des pèlerins mal entraînés comme nous, et dans un air raréfié à trois mille mètres d’altitude. Très vite, nous comprenons que cette marche n’aura rien d’une promenade de santé. Nous devrons mériter notre Tharpaling.

Marie-Claire, Hélène, Hinerava et Thierry ne s’y sont pas trompés. Peu confiants dans leurs capacités physiques, ils ont sagement préféré la montée en 4x4, par la piste en terre qui serpente jusqu’au monastère. Nous sommes convenus de nous retrouver làhaut avec le repas.

Quelques dizaines de mètres, à peine, après le début de la montée, Lena se plaint déjà de vertiges et manifeste le désir de redescendre. Refusant de la laisser seule, notre guide l’accompagne, tandis que nous poursuivons notre ascension au milieu des conifères. La pente est assez abrupte et la montée ardue. Le groupe s’étire en fonction des capacités de chacun. Dans l’enthousiasme de

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leurs quinze ans, les jumeaux, Tapunui et Tehaamoana, caracolent en tête loin devant, suivis de Laure et Jean-Yves. J’arrive derrière avec Isabelle, tandis que Graziella, Jean-Pascal et un moine bhoutanais qui nous escorte restent encore en vue. En queue de peloton viennent Bruno et Teura. Libor et Martin, pour qui l’épreuve se révèle pénible, ferment la marche. Après une heure d’ascension assez sportive, le sentier s’enfonce dans une forêt. La pente s’adoucit alors pendant un bon quart d’heure, ce qui nous permet de souffler avant d’attaquer la grimpette finale : près d’une heure de pente très raide menant au monastère d’où la vue sur la vallée est époustouflante.

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La vallée de Chume vue depuis Tharpaling

J’en profite d’autant plus que je dois souvent faire halte pour reprendre mon souffle. En me retournant, je peux voir, un peu plus bas, mes compagnons souffrir sur les difficultés que je viens de surmonter. Par-delà, je m’émerveille sur les collines boisées surplombant pâturages et cultures.

Durant quelques rares éclaircies fugitives, le sentier s’illumine. C’est comme un million de lucioles de diamant s’allumant ensemble quand un rayon frappe la roche sur laquelle nous progressons. La vision est magique, le sentier lumineux. Le sol, riche en mica et en cristaux, brille de mille feux et l’on se sent porté comme dans un conte de fées. Le chemin semble jalonné de pierres précieuses pour nous guider vers la source de toute pureté.

Hélas, le temps se gâte et le froid se fait plus vif (nous atteignons bientôt trois mille six cents mètres), tandis que l’orage gronde au loin et que la pluie commence à tomber.

Finalement, le cœur battant à tout rompre, haletant comme des poissons hors de l’eau, nous parvenons au sommet. J’y suis vers midi et demi (soit deux heures et demie de marche environ). Il y a d’abord un petit bosquet de bannières de prières, puis un chorten de style bhoutanais, tout neuf. Des chiens aboient, des corbeaux prennent l’air. Je pénètre enfin dans la première cour de Tharpaling rejoignant Jean-Yves et Laure, arrivés une demi-heure avant moi. Des jumeaux ni des autres, point de trace. L’endroit paraît désert.

Se prosterner dans le temple glacé est une épreuve supplémentaire, mais ma récompense est à la hauteur. Je m’extasie devant de superbes statues, notamment celles de Longchen Rabjam, le grand maître tibétain nyingma qui fonda ce temple en 1352, de Guru Rinpoche et du roi du Tibet Trisong Detsen (huitième siècle). Au premier étage, dans la pénombre, un second temple, plus petit, recèle de magnifiques peintures et d’autres statues.

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« Puisque tout n’est qu’illusion, la recherche de la perfection n’a rien à voir avec le bien et le mal ni avec l’acceptation et le rejet.

On peut tout aussi bien éclater de rire. »

Longchen Rabjam

Considéré comme le plus grand maître du Dzogchen 36 de la lignée nyingma, Longchen Rabjam (1308-1363) portait le titre de Kyuenkhen, ce qui signifie “l’Omniscient”. Grand érudit, on lui attribue plus de deux cent cinquante traités dont beaucoup ont malheureusement été perdus.

Enfant prodige, il a étudié au monastère de Sangpu au Tibet. Il a ensuite voyagé avec le maître Kumaraja dont il reçut enseignements et transmissions. Il vécut de nombreuses années au couvent de Shung Sep où il rédigea une grande partie de ses travaux.

Tombé en disgrâce, le grand Longchen Rabjam passa près d’une décennie en exil au Bhoutan dans les années 1350. Il y établit les huit ling, hauts-lieux de méditation où il enseigna. Dans l’un d’entre eux, le monastère de Shingkhar Dechenling à Bumthang, on a récemment découvert un trône en pierre lui appartenant. Le nom de Longchen Rabjam est surtout associé au monastère de Tharpaling où, pendant son long exil, il eut un fils et une fille. Il retourna finalement au Tibet après s’être réconcilié avec le dirigeant qui l’avait banni.

36 La Grande Perfection. C’est le neuvième et ultime véhicule, la dernière partie, la plus secrète et la plus avancée, de l’enseignement du bouddhisme vajrayana. Cette doctrine traite de la pureté primordiale des phénomènes et de la présence naturelle des qualités de Bouddha en chaque être. Elle porte le nom de Grande Perfection pour souligner que tous les phénomènes sont inclus dans cette perfection primordiale. La lignée de transmission de la Grande Perfection remonte au Bouddha Samanthabhadra, se poursuit avec Vajrasattva, Garap Dorje, Manjushrimitra, Shri Singha et Padmasambhava qui introduisit cet enseignement au Tibet au huitième siècle. Depuis cette époque et jusqu’à nos jours, la transmission de la Grande Perfection s’est perpétuée au travers d’une lignée ininterrompue de maîtres et par l’intermédiaire des trésors spirituels cachés par Padmasambhava et redécouverts à différentes époques de l’histoire par des maîtres hautement accomplis.

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Frigorifiés, Laure, Jean-Yves et moi patientons ensuite pendant près d’une heure dans la cour. Un moine la traverse enfin en silence, mais sans nous prêter la moindre attention. Nous y sommes d’abord rejoints par Isabelle, Bruno et Teura, puis arrivent Graziella et JeanPascal. Libor et Martin sont encore loin.

Le monastère de Tharpaling

Finalement, un second moine vient nous dire que tout se passe en réalité encore plus haut, dans un autre bâtiment. Le froid devient plus intense. Nous nous sommes équipés du mieux que nous pouvions, mais Jean-Pascal, qui trimballe partout sa grosse caméra Sony, est tête et jambes nues, simplement vêtu d’un short et d’un mince blouson en jean. Rien qu’à le regarder, j’en frissonne.

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À contrecœur, nous reprenons nos sacs à dos pour une nouvelle ascension que nous espérons brève. Derrière le premier monastère, un sentier abrupt et glissant sinue, que nous empruntons à la suite du moine. Le ciel est noir. Nous comprenons vite que nous sommes encore loin du bout de nos peines. Il nous faudra un bon quart d’heure d’effort soutenu pour atteindre la shedra 37 , une école monastique fondée en 1985. Là, vivent, dans des conditions d’une simplicité extrême, une vingtaine de moines. Ils poursuivent un cursus d’études spirituelles qui doit les conduire, en neuf ans, si tout se passe bien, au statut de khenpo, c’est-à-dire enseignant du bouddhisme vajrayana. La plupart d’entre eux sont absents, ils sont à Kurje Lhakhang pour participer au rituel du Droupchen. Quand nous parvenons à la shedra, la grêle s’effondre sur nous. Nous sommes fourbus, à bout de souffle et transis de froid. Un jeune moine, Karma Tenzin, baragouine quelques mots d’anglais. Après la fin de ses neuf ans d’études, nous confie-t-il, son rêve serait de parcourir la planète en distribuant la bonne parole.

Nous voyant ainsi désemparés, il prend les choses en main et nous invite à nous réfugier dans leur petit temple où ses frères en religion nous servent très gentiment du thé au lait et du riz grillé avec des biscuits. Une aubaine pour nous, et pour notre jeune mentor qui jubile de cette occasion inespérée de voir le monde venir jusqu’à lui !

La grêle redouble de violence.

Les boulettes de glace martèlent le toit en tôle du temple dans un vacarme et l’orage gronde. Nous nous sentons bien, heureux d’être assis et à l’abri. Mais, nous sommes dans l’erreur. Karma Tenzin, dans son anglais approximatif, nous fait soudain comprendre que nos épreuves sont loin d’être finies. L’index tendu vers le ciel, il tente de nous expliquer que nous devons parcourir la montagne encore plus haut, à environ… une heure de marche.

37 Équivalent religieux et monastique d’une université.

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Une heure ?…

Nos regards se croisent. Nous sommes tous las et gelés. Les sentiers sont transformés en bourbiers. Grimper une heure de plus dans ces conditions me semble insurmontable. Pourtant, toujours courageuses et motivées, Isabelle et sa fille Teura décident d’y aller quand même. À cet instant, Libor et Martin nous rejoignent dans le temple de la shedra. Ils ont la mine défaite. Ils ont eu beaucoup de mal à parvenir jusqu’ici. Puis, une demi-heure plus tard, Hélène arrive à son tour. Elle a le visage décomposé, et son anorak est trempé. Les autres sont montés “jusqu’en haut”, nous confirme-telle, sans préciser davantage, mais elle n’en a pas eu la force.

Profitant d’une légère accalmie, Isabelle et Teura repartent à l’assaut. Nous les suivons du regard, par la fenêtre du temple. Elles passent sous le porche d’entrée avant de disparaître aussitôt dans la brume… Jean-Yves, Laure, Graziella, Jean-Pascal, Libor, Martin et moi restons là, tandis que les moines nous resservent force tasses de thé brûlant et biscuits tout en nous observant, amusés.

Je ne peux plus bouger, je voudrais dormir. Mais, ce n’est pas le moment.

Karma Tenzin insiste. Il nous invite à “rejoindre nos amis”. Il nous propose même de nous guider, au moins, plaide-t-il, jusqu’au sanctuaire suivant, accessible en seulement dix ou quinze minutes de marche, la Chuta gompa. Il nous fait miroiter que l’on peut y admirer deux pierres noires, dont l’une serait le crâne “fossilisé” d’une dakini 38 , et l’autre porterait l’empreinte du pied de Guru Rinpoche.

Nos yeux se cherchent à nouveau.

38 Être céleste du genre féminin possédant la sagesse divine. Ce nom peut aussi désigner des femmes ayant démontré certains pouvoirs et réalisations (khandro, en tibétain).

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Après tous ces efforts, ne serait-il pas dommage d’être parvenu jusqu’ici et, finalement, de risquer de manquer le meilleur ? Cette brève halte nous a permis de reprendre haleine et quelques forces, alors, rassemblant notre courage, nous décidons tous ensemble de consentir cet ultime coup de collier.

Nous quittons donc notre refuge de Djanchuk Chöling et reprenons notre rude ascension sous la pluie glacée. Le paysage est entièrement caché dans le brouillard. Sur le chemin, nous croisons Marie-Claire, qui redescend des hauteurs en silence.

Puis, nous atteignons Chuta gompa 39 . Au milieu de la cour s’élève un chorten blanc de style népalais. À gauche, au sommet d’un escalier, on accède au temple. Nous nous déchaussons et marchons en chaussettes sur le sol glacé. Karma Tenzin, notre gentil moine, nous guide. Nous retrouvons là Thierry, et nous croisons Hinerava qui redescend déjà. Nous apercevons aussi ce jeune couple de Mexicains, accompagnés de leur petite fille d’environ six ans. Tout ce beau monde, monté jusqu’à Tharpaling en 4x4, semble plutôt frais et dispos.

Après avoir consciencieusement tenu les deux fameuses lourdes pierres noires entre mes mains, et les avoir posées avec respect sur le sommet de ma tête en récitant des mantras, je m’apprête à redescendre me réfugier dans le cocon de la shedra.

Mais, ce n’est pas fini. Graziella et moi sommes déjà engagés sur le sentier, quand Thierry nous hèle dans le brouillard, en faisant de grands signes. Il y a un autre temple à voir. Nous remontons donc une fois encore dans la cour de la gompa, contournons le chorten par la gauche, comme il se doit, avant de

39 Gompa : monastère.

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pénétrer dans le quatrième lhakhang de la journée, faisant face au précédent, et dédié à Chenrezi40

Mentalement, je remercie Thierry de m’avoir évité de rater ça. Une magnifique statue monumentale du bodhisattva de la compassion trône derrière l’autel. Sur les côtés, on pourrait compter cent huit petites statues du Maître. Sous la direction de Karma Tenzin, je commence à marcher autour de l’autel en récitant le mantra de Chenrezi : Om Mani Peme Hum Hrih.

40 Chenrezi est le nom tibétain d’Avalokiteshvara, le bodhisattva personnifiant la compassion, souvent représenté pourvu de bras multiples. Les Dalaï Lamas sont considérés par les Tibétains comme des manifestations physiques de Chenrezi.

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Avec le moine Karma Tenzin à Tharpaling

Trois tours en chaussettes sur le sol glacé, je ne sens déjà plus mes pieds, mais l’énergie ambiante et les splendeurs que j’ai la chance inouïe de pouvoir admirer me font facilement oublier cette légère souffrance.

Je suis comme transmuté dans un autre univers. Quand je reviens à moi, Libor et Martin m’ont rejoint. Graziella a lâché prise, elle a disparu. Après nos trois tours d’autel, quelques instants de recueillement, et une offrande conséquente de cinq cents ngultrums, nous sortons du temple, renfilons nos chaussures pour la énième fois et nous nous apprêtons à redescendre.

Nous ne sommes pourtant pas encore au bout de nos peines. Karma Tenzin nous fait comprendre que la tournée n’est pas terminée. Il y a une gompa, encore plus haut, à dix minutes de marche. Nous ne pouvons pas la manquer.

Au point où nous en sommes, nous nous laissons facilement convaincre et, suivant notre guide pieds nus dans ses tongs et seulement couvert de son mince châle bordeaux, en dépit d’une température voisine du zéro absolu, nous atteignons bientôt Zambala gompa, nichée tout contre le rocher. Après en avoir fait le tour en empruntant un passage étroit, nous quittons nos chaussures et pénétrons dans le plus beau des temples visités ce jour-là.

En plein milieu est érigé un stupa noir et or, c’est, nous apprend Karma Tenzin, le mausolée de Nyushul Kempo. Je n’en comprendrai pas plus. Tout autour, sont disposées mille statuettes de Dorje Sempa 41 . Nous sommes ravis et impressionnés. Nous remettons nos chaussures, nos bonnets de laine et nous nous apprêtons une nouvelle fois à redescendre.

Je n’en crois pas mes oreilles, la scène tourne au gag : Karma Tenzin, tenace, nous explique qu’il y a un autre temple à l’étage et

41

Le bodhisattva Vajrasattva, en sanscrit. Union de tous les Refuges, personnifiant la pureté. Il réunit en lui les cinq familles de Bouddhas, comme la couleur blanche qui le symbolise contient en elle toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Son mantra de cent syllabes est pratiqué pour purifier l’esprit.

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qu’il nous faut absolument le voir avant de partir. Évidemment, malgré notre forte envie d’en finir, nous cédons. Au sommet d’un petit escalier en bois très raide, que nous gravissons avec peine, nous pénétrons (après, bien sûr, avoir enlevé chaussures et bonnets) dans un espace minuscule dont les murs sont ornés de fabuleuses peintures. Il est dédié à Kempo Darsé. Cette fois, nous sommes enfin au sommet, au terme de notre randonnée (c’est du moins ce que nous croyons). Karma Tenzin nous propose de méditer quelques minutes dans ce sanctuaire. Nous nous asseyons sur le sol, tandis qu’un moine, solitaire et silencieux gardien des lieux, nous sert du thé bien chaud, du riz grillé et des biscuits. Nouvel instant privilégié. La puissante énergie de cet endroit sacrosaint nous pénètre jusqu’au cœur. Karma Tenzin tient à nous apprendre une prière spécifique à réciter dans ce temple. Elle est dédiée à Longchen Rabjam, principal fondateur des sanctuaires de Tharpaling et Choedrak. J’essaie de la noter sur mon calepin, mais mes doigts m’abandonnent. Ils sont si froids que je ne peux même plus tenir mon stylo. Libor se porte à mon secours. Il me prend le stylo des mains, et il écrit tant bien que mal sous la dictée vigilante du jeune moine :

Dzamling dzépé guièntrouk tchoknyi tang

Toukdjé loungtok nyampé top nga yang Naktreu tampar bépé tulshoukyi Kordé tcheukour tokpé Longtchèn pa Trimé eusèr shapla seulwa dèp Sèmnyi nélouk tokpardjingyi lop 42

42 Bien que la force de votre compassion, de vos connaissances et réalisations Égale celle des Deux Suprêmes et des Six Ornements qui sont la parure du monde, Vous réalisez que Samsara et Nirvana sont le Corps absolu En adoptant la conduite yogique, caché dans les forêts merveilleuses.

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Ces quelques minutes de recueillement, de calme et de paix profonde nous font le plus grand bien. Nous quittons le petit sanctuaire et enfilons une fois encore chaussures et bonnets. Nous nous apprêtons à prendre enfin, et pour de bon, le chemin du retour, mais, obstiné, Karma Tenzin veut nous entraîner encore plus haut, à l’ultime extrémité du sentier, jusqu’au “rocher de Longchenpa”, un simple trou dans la roche à peine visible dans la brume où, paraît-il, le maître venait méditer et que seuls Isabelle, Teura et Thierry auront été capables d’atteindre.

Longchenpa, Rayon-de-Lumière-Immaculée, je vous invoque ! Bénissez-moi afin que je réalise la nature de l'esprit !

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Brrr !, tout le monde est frigorifié, pressé d’en finir

Pour nous, c’est vraiment trop ! Nous sommes à près de quatre mille mètres d’altitude, la grêle a cessé, mais une pluie fine et glacée lui succède. Il est déjà quatre heures et la nuit semble toute proche. Les autres nous attendent en bas depuis plus d’une heure. Martin n’en peut plus. Libor et moi ne valons guère mieux. Nous décidons finalement de ne pas pousser jusqu’au rocher et commençons notre descente.

Une petite demi-heure plus tard, nous rejoignons nos amis qui nous attendent dans une grange, près d’un feu de bois. Ils sont tous trempés et transis de froid, mais ils ont pu au moins se restaurer un peu grâce aux vivres préparés par la cuisine de notre hôtel et apportés jusque-là en voiture. Nous sommes si vidés que nous déclinons l’offre de repas, préférant rejoindre nos chambres au plus tôt. Les deux 4x4 dans lesquels nous sommes entassés s’engagent sur l’étroite piste transformée en patinoire par la pluie. À plusieurs reprises, de profondes ornières les déportent à la limite d’un précipice de plusieurs centaines de mètres, au fond duquel le regard se perd. Je ne me sens pas très bien. Nous sommes secoués comme dans une lessiveuse. C’est très inconfortable, mais, au moins, nous sommes assis à l’abri et il ne faut plus marcher. Cela prendra tout de même plus d’une heure pour parcourir les quelques kilomètres qui nous séparent de la route principale, dans la vallée. Nous remontons ensuite avec délice dans notre vieil autocar et, trois quarts d’heure plus tard, nous atteignons enfin le Jakar Village Lodge. Il est six heures et demie.

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Banquet, livres et gho

Comme tous les matins, depuis le début de ce voyage, je me suis levé dès le point du jour, vers cinq heures. La chambre est baignée d’un froid vif, le temps est encore à la pluie et à la brume. Après avoir bourré le vieux poêle noir de sapin sec, je l’ai allumé avec quelques gouttes de pétrole, comme le fils de l’aubergiste m’a appris à le faire. Très vite, la chaleur a envahi la petite chambre et j’écris maintenant dans le doux ronronnement du feu, entrecoupé de crépitements d’étincelles.

Tout à l’heure, nous irons dans la salle à manger prendre un petit-déjeuner rituellement composé de toasts au beurre, de fromage local (semblable au gruyère), d’œufs brouillés à la tomate, de galettes de sarrasin (une spécialité de la région) et de porridge. Notre dernière journée à Bumthang a commencé. Demain, très tôt,

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après une ultime prière à Kurje Lhakhang, nous repartirons vers l’Ouest, en direction de Paro, terme de notre pèlerinage.

Mais, reprenons le récit de nos aventures.

Ce samedi 14 mai commence plutôt tranquillement. Nous achevons paresseusement notre petit-déjeuner quand, vers neuf heures, un officier attaché au service de la reine mère se présente dans la salle à manger ensoleillée de l’hôtel. Il doit nous remettre une offrande de la part de Sa Majesté. C’est une pile de livres à distribuer aux membres du groupe. Il y a là deux ouvrages, écrits en anglais bien sûr. Le premier est une présentation touristique du Bhoutan avec, en couverture, une superbe Bhoutanaise en kira tirant à l’arc (le sport national du Bhoutan) sur fond de Kurje Lhakhang. Cette image est à la fois un hommage à la tradition bhoutanaise et une invitation à la modernité volontairement provocatrice, puisque le tir à l’arc est en principe réservé aux hommes. Le second livre est une introduction à l’iconographie bhoutanaise. Édité par le ministère du Tourisme, notamment pour contribuer à la formation des accompagnateurs et guides officiels, c’est très pointu, plutôt réservé aux spécialistes.

La reine mère est généreuse. Son sens de l’hospitalité est particulièrement développé. Nous demandons à son messager de la remercier pour l’honneur qu’elle nous accorde, et pour ces présents qui nous touchent profondément.

Nous nous sentons tous fatigués, mais, ô miracle, la difficile ascension de la veille n’a laissé aucune trace apparente. Pas de malade, ni même de courbatures. Tout le monde est en forme. Le climat vif est vraiment très sain. Depuis notre arrivée au Bhoutan, malgré des conditions plutôt austères, malgré ces longues séances en autocar ou dans les temples, mes vieilles douleurs ont disparu, surtout dans le dos. Même mes doigts, le plus souvent noués et enflammés, semblent ici plus souples en dépit du froid. La pureté de l’air, le régime alimentaire frugal auquel nous sommes soumis,

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et l’énergie spirituelle qui nous irradie en permanence participent certainement pour beaucoup de cette vitalité qui nous habite et nous motive. Il est environ dix heures quand nous quittons le lodge. Le temps a changé, il fait très beau. Martin porte un gho à fines rayures jaunes, rouges et noires, acheté en début de semaine, dans une boutique de Thimphu. Chaussettes remontées jusqu’aux genoux, petites chaussures marron, larges manchettes immaculées, il a fière allure et fait son petit effet. Les Bhoutanais apprécient. Nous partons en direction de Kurje Lhakhang pour assister à un nouvel épisode de la précieuse cérémonie du Droupchen qui s’achèvera lundi matin, après une semaine entière de pratique ininterrompue.

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Présent de Sa Majesté la reine mère

À midi, quand nous revenons à l’air libre, le temps a de nouveau changé, il pleut et il fait froid. Nous sommes conviés par Sa Majesté la reine mère, à un “buffet-lunch” organisé sous une baraque dressée dans la cour en panneaux de bois sobrement décorés de formes géométriques. Elle est séparée en deux vastes salles ouvertes, de part et d’autre d’une allée protégée de la pluie par des tôles ondulées en plexiglas translucide. La terre battue a été jonchée d’une épaisse couche de longues aiguilles de mélèze souples et douces.

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Martin et notre guide, Pelzang, à la mode gho

Nous faisons la queue à l’entrée, devant le buffet végétarien qui comporte au moins huit plats : du riz rose, cela va de soi, des mo mo, de petites quiches au fromage, un gratin au fromage et aux épinards, des crosses de fougères au piment, des champignons frais locaux au piment, des vermicelles au piment, du riz sauté à la saucisse (?), de la salade.

L’atmosphère est plutôt à la retenue, mais le spectacle est exceptionnel. En face de nous, les hautes personnalités sont dignement assises sur des bancs en bois disposés le long d’une paroi en contreplaqué blanc : la reine mère, vêtue d’une magnifique kira brune brodée de fils d’or, et à sa gauche, dans leurs habits monastiques rouges et jaunes, Rabjam Rinpoche, le Yangsi, Yeshe Gyaltshen, son khenpo 43 , et Minak Trulku Rinpoche, le compagnon de Chime-la (un lama à lunettes tout en rondeurs qui sourit tout le temps). Seul Kongtrul Rinpoche, au bout de la rangée, porte son costume-cravate bleu marine.

La jolie princesse Ashi Kesang Wangmo, la plus jeune sœur du roi, se tient debout à l’extrémité du buffet. Elle veille personnellement à ce que chacun soit correctement servi, prodiguant force conseils et informations gastronomiques.

Sur la droite, parmi les invités d’honneur, j’aperçois encore un Américain jovial d’une quarantaine d’années, spécialiste en réseaux informatiques. Il vient, me souffle-t-on, de créer l’ensemble du système Internet du Bhoutan. Il y a aussi Sean, un grand moine irlandais dégingandé, à la voix chuchotante et au sourire béat. Il semble ravi de faire partie de la fête. Et enfin, surprenante avec ses courts cheveux jaunes taillés en brosse et ses faux airs d’Eric Von Stroheim au féminin, il y a Ani Djimpa, nonne hollandaise, que certains d’entre nous connaissent déjà car elle a passablement roulé sa bosse dans les centres bouddhistes du monde entier. L’air pas commode, mais une vraie tête ! Outre son flamand maternel, elle 43 Précepteur.

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parle parfaitement l’anglais, le français, le tibétain et même le dzongkha, entre autres… Hinerava a finalement été priée à déjeuner à la droite de la reine mère qui l’a définitivement adoptée.

Nos assiettes bien remplies à la main, Martin, à l’aise dans son gho tout neuf, Bruno, Jean-Pascal et moi nous nous dirigeons vers les places laissées libres au bout du banc. Une prière et nous sommes autorisés à manger sur d’étroites tables basses cachées sous des nappes jaunes. Des serviteurs en gho multicolores s’approchent régulièrement pour remplir nos verres d’un vin rouge français.

Les autres invités sont installés dans la deuxième salle. Assis en rangs d’oignons, nous nous faisons face à quelques mètres de distance. Nous nous observons tout en mastiquant en silence. J’aperçois les femmes de notre groupe, Isabelle, Graziella, Hélène, Marie-Claire…, la jeune épouse américaine de Kongtrul Rinpoche, Chime-la, le couple de Mexicains avec leur petite fille et quelques moines.

Le déjeuner s’achève sur un bol de mangues fraîches coupées en fins morceaux. On se détend un peu. Rabjam Rinpoche lance quelques blagues à propos de Tahiti. Le Yangsi n’ouvre toutefois pas la bouche, pas plus que les autres convives, excepté la reine mère, très bavarde, qui ne cesse d’entretenir notre sœur Hinerava de choses qu’elle ne semble pas toujours comprendre. Quelqu’un réclame les danses tahitiennes. Les jumeaux se font un peu prier, puis finissent par exécuter leur haka maori, à la grande joie de Rabjam Rinpoche, qui l’a déjà vu maintes fois, mais ne s’en lasse pas. On fait ensuite venir un ordinateur portable, d’où s’élève bientôt une maigre musique tahitienne grésillante, sur laquelle Teura réussit néanmoins une performance fort appréciée. Sa jeunesse et sa grâce n’ont guère de mal à faire oublier les faiblesses de la technique. Elle achève son show par un tamouré avec Libor. Sa Majesté et ses invités sont aux anges…

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Mais, ce n’est pas fini ! À la surprise générale, Hélène, MarieClaire, Teura et Graziella s’alignent devant les personnalités pour une courte démonstration collective de ‘ori tahiti44 . Quatre paires de hanches ondulant au rythme saccadé des percussions océaniennes, voilà qui est inédit au Bhoutan et même incongru dans cette vénérable enceinte monastique. Pourtant, la magie des îles opère parfaitement, tout le monde est ravi, c’est du délire dans l’assistance !

D’une générosité singulière, la reine mère nous fait encore l’honneur de quelques offrandes. C’est trop ! Deux caisses de ce vin des côtes du Rhône, des livres dédicacés de sa propre main, un magnifique DVD sur le Bhoutan et même une cassette vidéo sur le précédent Droupchen 2004, que la télévision bhoutanaise avait eu la permission de filmer. Nous recevons aussi deux belles affiches, l’une représentant la Tara blanche, avec ses vingt et une manifestations, et la seconde à l’effigie du Bouddha de Médecine.

44 Danse tahitienne.

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Le Lac brûlant

Brusquement, c’est la panique ! Le Yangsi et sa suite ont disparu dans les gros 4x4 rangés dans la cour. Ils roulent maintenant à vive allure en direction du “Lac brûlant”, Mebartsho, un haut-lieu particulièrement révéré sur la rivière Tang Chhu, à une demi-heure de route.

Nous sommes censés suivre le mouvement. Nous nous rassemblons donc dans notre vieux Toyota, aussi vite que nous le pouvons. Tashi le pousse à son maximum. Peine perdue ! Quand nous arrivons sur place, le Yangsi lance ses dernières offrandes de lumière à la surface de l’eau. Entouré d’une suite vigilante de moines et de militaires, il semble prendre un grand plaisir à cette escapade en pleine nature. Un officier - béret rouge, treillis de camouflage et rangers - empoigne fermement le dos de son saint gilet jaune d’or, pour éviter qu’il ne trébuche et tombe à l’eau.

À peine les avons-nous rejoints, qu’ils sont déjà repartis. Le jeune Yangsi est doué d’une force et d’une énergie en inadéquation complète avec son apparence physique. Quand il se déplace avec tout son état-major, c’est une vraie tornade, un tourbillon. Parvenu à destination, au contraire, c’est le calme et la sérénité qui l’emportent et s’affichent. Extraordinaire !

Le prince et sa troupe ont quitté ces lieux plutôt exigus. Nous sommes à présent plus à l’aise pour nous approcher du bord et mieux découvrir cet endroit, l’un des principaux lieux de pèlerinage du Bhoutan. Pas vraiment un lac, Mebartsho est davantage une retenue d’eau naturelle au milieu des rochers, entre deux cascades, sur un torrent de montagne dans une vallée encaissée. On y accède à pied par un étroit sentier au travers d’une superbe forêt de conifères géants. Le chemin s’élève d’abord sur quelques centaines

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de mètres, avant de plonger en lacets vers la rivière. Il aboutit à un petit pont environné d’un enchevêtrement de bannières de prières décolorées. Partout, il y a des grottes et des anfractuosités dans les versants rocheux de la vallée. Des pèlerins, sans doute, les ont peuplées de dizaines de petites tsa tsa45 en offrandes aux diverses divinités et énergies habitant ces lieux. Des mantras sont gravés et peints sur la roche, ainsi que l’image de Pema Lingpa et de ses deux fils.

45 Figurine en argile moulée en forme de petit chorten rond au toit pointu, puis colorée.

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Yangsi Rinpoche étroitement protégé par ses précepteurs et ses gardes

C’est là que Pema Lingpa, le terton, retrouva les trésors religieux cachés par Guru Rinpoche. Dans son guide du Bhoutan, Françoise Pommaret raconte ainsi l’histoire, bien connue au Bhoutan, de cette découverte : « Un jour que Pema Lingpa était parti chercher des champignons dans la forêt, il rencontra un étranger qui lui dit qu’il était venu pour le voir. Il lui donna un rouleau et disparut. Il était écrit que Pema Lingpa devait aller récupérer des trésors religieux cachés dans un rocher appelé Naring, de l’autre côté de la rivière. Pema Lingpa se dirigea donc vers la gorge avec cinq amis. Juste avant d’y arriver, Pema Lingpa commença à avoir un comportement étrange, comparable à une transe. Il plongea dans la rivière, alla jusqu’au rocher, récupéra des livres et revint de l’autre côté. Ses amis étaient stupéfaits. Ceci se passait en 1475.

« À l’automne de la même année, il retourna à la gorge et, devant un grand nombre de personnes, se tint au bord de la rivière avec une lampe allumée à la main, disant : “Si je suis un démon, que je meure ! Si je suis le fils spirituel de Guru Rinpoche, que cette lampe ne s’éteigne pas et que je retrouve les trésors religieux !” Il plongea dans l’eau et revint avec une image de Bouddha et un crâne scellé rempli de substances miraculeuses. Et la lampe brûlait toujours. C’est alors que l’endroit semble avoir pris le nom de Mebartsho, le “Lac en flammes”. Ce nom fait aussi référence à une prophétie contenue dans le Pema thang yig, une biographie de Guru Rinpoche découverte un siècle plus tôt par Ugyen Lingpa. » Après le pont, on débouche sur de grands rochers plats, en promontoire, qui dominent le “lac” de quelques mètres. On ne peut accéder à l’eau qu’en s’immisçant dans une brèche, entre deux rochers. C’est par cette “porte étroite” qu’on lance les offrandes de lumière. De minuscules chandelles, fichées sur des planchettes de bois, que l’on fait voguer en faisant un vœu et qui s’éloignent au fil du courant, comme de petites flammes de connaissance flottant sur la vaste étendue de l’ignorance. Une forme d’offrande certainement plus récente et moins traditionnelle consiste à plier un billet de banque autour d’une petite pierre ou à le fixer sur une katak lestée.

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C’est une sensation étrange et pénétrante de voir la fine écharpe blanche se dérouler et s’enfoncer lentement dans l’eau pure, comme une voile aquatique, comme le reflet d’un fantôme qui s’évanouit peu à peu et disparaît à notre vue.

À peine le temps de souffler. Dès quatre heures et demie, sous une pluie battante, nous sommes à nouveau dans le car pour retourner à Kurje Lhakhang où nous allons assister à l’un des wang du Droupchen. C’est une cérémonie particulière d’offrandes et de “transmission de pouvoir”. Elle dure environ quatre heures. Rituel spectaculaire et beau, avec force bénédictions, service de riz, café, eau lustrale. Rabjam Rinpoche se déplace même pour donner sa propre bénédiction et toucher la tête et les mains de

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chacune des quelque soixante-dix à quatre-vingts personnes présentes.

Puis, ce sont des danses rituelles, symbolisant le combat contre les énergies négatives. Comme la première fois, lors de notre arrivée, elles sont exécutées par de jeunes moines vêtus de costumes traditionnels très colorés, et masqués de divinités courroucées. Le tout est ponctué d’une musique magnifique sur fond de prières scandées par la voix grave des moines. C’est émouvant et d’une beauté qui me laisse bouche bée…

Au terme du rituel, nous sommes invités à marcher autour du grand autel placé au centre du temple. Cette circumambulation nous fait aussi traverser la petite salle attenante, celle où se trouvent les statues monumentales de Heruka 46 et autres trésors secrets du Vajrayana. On y accède par une porte étroite, avec un seuil légèrement surélevé qu’il faut enjamber. Nous effectuons de nombreux tours, les mains jointes, en file indienne. Il fait froid, nos pieds nus ou en chaussettes frissonnent sur le sol glacé. À chaque passage dans la salle secrète, la reine mère nous livre quelques explications de sa toute petite voix à peine audible. Je n’y comprends pas grand-chose, sinon qu’elle est très pieuse, érudite, qu’elle est le principal soutien de la religion au Bhoutan et que nous sommes les bienvenus.

46 Heruka signifie littéralement “buveur de sang ” Ce sont des divinités du genre masculin qui se manifestent sous des formes courroucées et féroces.

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Rêverie autour de Kurje Lhakhang

La nuit a été difficile, bien que l’hôtel Dragon Nest (La tanière du Dragon) soit relativement confortable et bien placé, avec une vue splendide sur la rivière Mo Chhu qui roule tranquillement son eau verte en contrebas. L’air est limpide et doux. En face, sur l’autre rive, les coteaux sont parsemés de petites maisons presque identiques dans leur style traditionnel. Au bord du fleuve, on aperçoit quelques minuscules champs et plantations aux formes harmonieuses, épousant les reliefs.

Ça y est ! Je n’y ai finalement pas échappé. J’en suis de ma petite gastro’. Ce matin, j’ai quelques difficultés à saisir la poésie du spectacle qui m’est offert. Je suis un des derniers du groupe à souffrir de ce désagrément du voyageur souvent connu sous le nom de turista.

Nous faisons escale pour la nuit à Wangduephodrang, à environ mi-chemin sur la route de Paro, dernière étape de notre pèlerinage. Situé à seulement mille trois cents mètres d’altitude, le village de Wangdue bénéficie d’un climat semi tropical. Il y pousse des bananiers, des figuiers de barbarie, des orangers et toute une végétation des pays chauds.

Hier, lundi, nous nous sommes levés à trois heures et demie du matin pour assister à la conclusion du Droupchen à Kurje Lhakhang. Je n’ai pas pu écrire, car nous avons quitté Bumthang et pris la route aussitôt après.

Avant le récit des deux dernières journées, j’aimerais faire une remarque sur un élément qui peut sembler vraiment paradoxal. D’une part, il y a ce pays quasiment vierge, non pollué, presque pas habité, avec un trafic automobile encore embryonnaire. Un pays que son roi et son gouvernement veulent exemplaire en matière de

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préservation de l’environnement. En outre, ce pays est bouddhiste, ce qui sous-entend respect de la vie et de la Nature, recherche de la perfection et de la pureté. D’autre part, il y a cette négligence et cette extrême désinvolture de la part des populations et jusqu’aux religieux qui déversent leurs déchets dans les rivières et dans les forêts, apparemment sans se poser la moindre question. Nous avons été particulièrement surpris de constater à quel point le sentier menant au monastère de Tharpaling était, en de nombreux endroits, souillé de détritus, et notamment de toutes sortes d’emballages de chips, bonbons et autres amuse-gueule industriels. Comme ce chemin est presque exclusivement emprunté par les moines, c’est une indication sur la détérioration de leur régime alimentaire… Et sur leurs frustrations. Avant-hier, dimanche 15 mai. Nous pouvons enfin nous reposer un peu. Vers dix heures du matin, nous nous dirigeons une nouvelle fois vers Kurje Lhakhang où l’opportunité nous est donnée de pratiquer une sadhana47 , seuls, dans le premier, le plus ancien, des trois temples, construit en 1652 contre le rocher où Guru Rinpoche avait médité. C’est évidemment Tsik Dun Ladroup, la Pluie de Bénédictions, la sadhana de Guru Rinpoche soi-même, qui est pratiquée. Cela s’impose d’autant plus que c’est aussi la prière que nous récitons le plus souvent dans notre communauté. Pourtant, je ne profite pas de cette chance, je fais le temple buissonnier. Plutôt que de me joindre à mes frères et sœurs dans la pénombre glacée du temple, me laissant griser par la splendide lumière du matin et la pureté de l’air, je me promène seul autour du monastère et dans la prairie qui l’environne. J’observe la vie de ce lieu. Les paysans qui

47 Texte tantrique rituel détaillant la manière d’atteindre la réalisation d’un mandala de divinités spécifiques par la méditation. Plus simplement, discipline rituelle ou prière dédiée à un maître ou une divinité en particulier.

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passent, les moines qui déambulent en égrenant leurs rosaires ou vaquent à leurs tâches domestiques ne font aucune attention à moi. J’ai le sentiment d’être invisible.

Ces quelques dizaines de mètres de recul me permettent d’admirer Kurje Lhakhang dans toute sa splendeur, sa grande façade blanche et ses toits dorés flamboyant sous les rayons du soleil matinal.

*

Revenons en arrière. Nous sommes au huitième siècle. De sa forteresse de Chakkar, le Château de Fer, le roi Sendha Gyalpo règne sur la province de Bumthang. Il est en guerre avec son voisin du Sud, le roi Na’oche, qui tue son fils. Terrassé par la douleur et la peine, Sendha Gyalpo en oublie de pratiquer ses dévotions à son yidam, sa divinité personnelle, Shelging Karpo. Le bouddhisme est une philosophie paradoxale. Les divinités du panthéon bouddhiste font souvent preuve des défauts dont nous, pauvres humains, cherchons à nous débarrasser. Ils sont souvent jaloux et susceptibles à l’excès. C’est justement le cas. Frustré et courroucé, Shelging Karpo prive le roi de son principe vital. Sendha Gyalpo tombe malade.

Comme il semble condamné, ses ministres décident de faire appel à la magie de Guru Rinpoche, dont les pouvoirs sont célèbres dans tout l’Himalaya. Le Précieux Maître arrive à Bumthang. La légende raconte qu’il prend Tashi Khyiden, fille de Sendha Gyalpo, comme épouse. Puis, il se rend au repaire du yidam Shelging Karpo, un piton rocheux dont le sommet ressemble à un vajra, un dorje. Il médite là un long moment, imprimant l’empreinte de son corps sur le rocher.

Guru Rinpoche demande ensuite à sa nouvelle épouse d’aller quérir de l’eau dans une aiguière d’or. En attendant qu’elle revienne, il prend la forme de ses huit manifestations et se met à danser. Toutes les divinités

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locales s’approchent pour profiter du spectacle. Seul Shelging Karpo ne se montre pas. Quand Tashi Khyiden est de retour, Guru Rinpoche la clone par magie en cinq princesses avec chacune une aiguière d’or dans la main. Les aiguières scintillent au soleil et les rayons qu’elles produisent convergent sur le rocher de Shelging Karpo qu’ils illuminent. Intrigué par ce phénomène extraordinaire, le yidam prend la forme d’un lion blanc avant de sortir voir ce qu’il se passe.

C’est le moment que Guru Rinpoche attendait. Il se transforme aussitôt en garuda, l’oiseau de proie mythique, et saisit Shelging Karpo dans ses serres puissantes. Vaincu, le yidam est contraint de rendre le principe vital du roi et fait le serment de toujours servir et protéger les êtres. Il est désormais la divinité tutélaire de Kurje. Sendha Gyalpo recouvre la santé et se convertit au bouddhisme. Guru Rinpoche réussit à le convaincre de faire la paix avec son voisin Na’oche.

Telle est la tradition de l’arrivée du bouddhisme tantrique à Bumthang.

*

Je contourne Kurje Lhakhang par la gauche. Le sanctuaire est construit contre le pied du versant ouest de la vallée, sur la rive droite de la Chamkar Chhu. Tout autour s’élève un mur d’enceinte d’environ deux mètres de haut, blanchi à la chaux et surmonté de cent-huit petits chorten, tous blancs sauf deux : un jaune au sud et un noir au nord. Ce mur a été construit dans les années 1990 à l’initiative de la reine mère du Bhoutan. L’ensemble du mur d’enceinte et des bâtiments constitue un mandala 48 en trois dimensions sur le modèle du grand monastère de Samyé au Tibet.

La porte donnant sur l’extérieur est fermée à clé. Mais, un peu à l’écart, un échalier en bois à cinq marches me permet de franchir le

48 Représentation symbolique de l’univers et support de méditation.

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mur. Dans le bon sens, j’emprunte le sentier de circumambulation tracé derrière le sanctuaire. Il est étroit et s’élève rapidement à flanc de colline. En quelques enjambées, je me retrouve à la hauteur des toits de Kurje Lhakhang, ces magnifiques toits jaune d’or, carrés, à triple niveau, surmontés chacun d’un précieux serthog en métal doré, comme des antennes magiques capables de capter et d’émettre les énergies spirituelles les plus subtiles.

Les toits dorés de Kurje Lhakhang

J’ai gravi le sentier jusqu’à son sommet. Je suis maintenant à côté du cyprès séculaire géant qui protège le sanctuaire. Il a poussé à l’endroit où Guru Rinpoche avait planté son bâton après avoir vaincu la colère de Shelging Karpo. Ses branches immenses s’avancent loin en surplomb des toits. L’une d’elles a été taillée et son extrémité sculptée en forme de dragon. Les toits sont si proches, que je pourrais facilement les atteindre et marcher dessus.

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De ce point de vue élevé, j’embrasse tout le panorama du regard. Kurje Lhakhang est constitué de trois bâtiments principaux abritant trois temples, eux-mêmes séparés en deux ou plusieurs sanctuaires. À gauche, le premier temple a été construit en 1652 contre le rocher où Guru Rinpoche avait médité et laissé l’empreinte de son corps. Au centre, le deuxième temple date de 1900. Il a été construit par le premier roi du Bhoutan, Ugyen Wangchuck, alors qu’il n’était encore que penlop49 de Trongsa. À droite, enfin, le troisième, celui où se trouve la chambre du Yangsi et où se déroulait la cérémonie du Droupchen, date seulement des années 1990. Il a été voulu par la reine mère, Sa Majesté Ashi Kesang Chöden Wangchuck, celle-là même qui nous y accueille aujourd’hui avec tellement de chaleur. Notre bénédiction est totale.

49 Gouverneur.

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Plus loin, s’étend la vaste cour partiellement pavée et fermée par les cent-huit petits chorten blancs. Elle est vide à présent, je n’y vois que trois grands stupa, deux de style népalais et le troisième de style tibétain, avec son large bandeau rouge. Ils sont dédiés aux trois premiers rois du Bhoutan.

Au-delà, je peux admirer la beauté de la vallée.

Au milieu, coule la Chamkar Chhu. Sur sa rive gauche, se blottit un hameau de cabanes en bambou tressé noirci par le temps. Et, tout là-bas, en face, dans l’ombre de l’autre versant, émergent de la verdure les toits carrés d’un autre lhakhang.

Après quelques minutes de méditation dans cet endroit incroyable, je poursuis mon périple. Le sentier redescend d’abord doucement, puis brutalement. Une vingtaine de mètres en contrebas, j’aperçois les véhicules des lamas et de la famille royale garés près de l’entrée principale. Les chauffeurs papotent avec quelques militaires en attendant que l’on fasse appel à eux.

Par les lacets du sentier, j’atterris tant bien que mal sur le plancher des vaches. Une ou deux, très maigres, tentent de grappiller ce qu’elles peuvent de ce qu’il reste d’herbe dans la cour. À droite de l’entrée, sur le rocher, on a peint plusieurs fois le mantra de Chenrezi, le mantra de la compassion, Om Mani Peme Houng, en grosses lettres tibétaines blanches, vertes, jaunes, bleues, rouges. Une borne blanche, en pierre, au sommet jaune et arrondi, marque le terme de la route menant à Kurje Lhakhang. Sur une dernière centaine de mètres, celle-ci est pavoisée, de part et d’autre, de bannières flottant au vent. Au centre, un moine dans sa robe pourpre s’éloigne, les bras chargés de tapis de prière.

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Buli Lhakhang

Retour au lodge pour déjeuner, puis, vers onze heures trente, départ en direction de l’ouest, vers Buli, à environ une heure de Jakar.

Notre autocar est maintenant garé sur le bas-côté, près du village de Gyetsa, à l’entrée de la vallée de Chume. Au travers des vitres, on aperçoit le petit Buli Lhakhang, non loin de la route principale. Plus haut dans la montagne embrumée, on devine le monastère de Tharpaling et nous pensons tous à notre mémorable ascension de vendredi dernier.

Nous avons suivi le Yangsi qui a décidé de faire cette “excursion” cet après-midi. Tout un convoi de Land Cruiser, décidément le véhicule préféré des lamas (hormis le véhicule de diamant, bien sûr), et autres 4x4, lui fait une escorte dévote et motorisée.

Le temps s’est sérieusement gâté, un orage puissant provoque de fortes précipitations. Il fait froid et sombre. Le sentier menant au temple perché sur un petit mamelon est détrempé, boueux et glissant. La montée est courte, mais pénible. Je me sens de mauvaise humeur et me laisse distancer tout en prenant quelques photos.

Hélène souffre. Elle doit s’arrêter fréquemment pour reprendre son souffle. Libor, son mari, est là, avec elle, et la soutient comme il peut. Je les rejoins, m’arrête un moment pour proposer mon aide. Elle est inutile. Je poursuis mon ascension les laissant seuls en arrière.

Une fois de plus le jeune prince m’impressionne par sa vigueur. En un clin d’œil, il est au sommet de la colline et pénètre dans le monastère, lequel est en cours de restauration après avoir été récemment détruit par un incendie (comme c’est malheureusement

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le sort récurrent de nombreux édifices au Bhoutan 50 ). Suivi de la petite foule de ses proches, il entre dans le temple fondé au quatorzième siècle (Buli est l’un des plus anciens lhakhang du Bhoutan) par un descendant de Dorje Lingpa et consacré à Maitreya, le Bouddha du futur.

Le chemin vers Buli Lhakhang est boueux et glissant

Réincarnation du Bouddha Vairocana, “créateur de toute apparence”, Dorje Lingpa (1346-1405) fut le troisième des cinq rois terton (découvreurs de trésors spirituels). Il fut ordonné moine très jeune et étudia assidûment les sutras et les tantras des écoles Nyingma et Sarma.

50 Le dzong de Wangduephodrang a encore brûlé en 2012. Il a été reconstruit à l’identique conformément à la volonté du roi Jigme Khesar Wangchuck et grâce à une aide de l’Inde de cent vingt millions d’euros (1,5 milliard de francs CFP). Le nouveau dzong a été consacré le 11 novembre 2022.

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À l’âge de treize ans, il avait déjà eu sept visions de Guru Rinpoche et avait déjà trouvé son premier trésor spirituel. À quinze ans, il découvrit d’autres trésors encore plus précieux. Guru Rinpoche lui apparut dans une caverne et lui transmit enseignements et instructions. Notamment, Les Trois Racines (les sadhanas du Guru, les enseignements du Dzogchen et les pratiques d’Avalokiteshvara - Chenrezi). Il découvrit des statues de Tara, la mère des Bouddhas, d’Avalokiteshvara et de Vajrasattva, ainsi que des manuscrits médicaux et astrologiques. Au total, la tradition reconnaît à Dorje Lingpa la découverte de quarante-trois grands trésors spirituels. On le connaissait sous d’autres noms, dont celui de Pema Lingpa, ce qui entraîne souvent des confusions avec son homonyme, Pema Lingpa, qui vécut un siècle plus tard.

*

Vêtu de sa shamthap bordeaux, d’un ngui len51 et d’un gilet jaune d’or, le Yangsi s’assied résolument sur le trône de prière. Il se couvre la tête d’une précieuse coiffe à la forme caractéristique rappelant Ugyen Pesha, le chapeau de Guru Rinpoche aux bords relevés. On m’informe qu’elle a appartenu à Dorje Lingpa, à moins qu’il ne s’agisse de Pema Lingpa, l’affaire n’est pas très claire. Cette vénérable relique, dont l’authenticité ne peut être mise en doute52 ,

51 Les vêtements des moines et des lamas sont, principalement, les trois robes mentionnées dans les sutras. La version moderne de l’habit est la shamthap, la “jupe” bordeaux, le ngui len ou le teunga, qui servent de tricot et le zen, une sorte de châle. À l’origine, la couleur jaune aurait été choisie par le Seigneur Bouddha parce qu’il voulait se démarquer de la “mode” de son époque, quand les religieux s’habillaient systématiquement en blanc. Il aurait choisi une couleur que l’on pouvait facilement trouver partout. Par la suite, d’autres couleurs sont apparues, comme le bordeaux et même le bleu, mais celui-ci a été abandonné parce que c’était la couleur des uniformes de l’armée tibétaine.

52 Pourtant, sur les images que j’ai pu trouver montrant Dorje Lingpa ou Pema Lingpa, aussi bien que dans les descriptions qui sont faites de leurs coiffes, celles-ci sont toujours ornées d’un double dorje (foudre-diamant) en croix sur le front, tout comme le chapeau de Guru Rinpoche. La coiffe que porte le Yangsi en est dépourvue, elle affiche, au même endroit, l’image d’une divinité dans un espace de rais de lumière.

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date tout de même du début du seizième siècle, au bas mot. À peine ternie, les coutures légèrement effilochées par endroits, elle semble dans un état de conservation surprenant (v. image p. 69).

Le gilet en brocart jaune d’or du prince, doublé en fourrure, est orné, à la place du cœur, d’un “badge” rond à l’effigie d’un lama. Je suppose qu’il s’agit de Jamyang Khyentse Wangpo53 , premier dans la lignée des Khyentse, dont le Yangsi est l’actuelle incarnation. À moins qu’il ne s‘agisse de Longchen Rabjam fondateur du monastère de Tharpaling voisin.

Il se tient bien droit, calé contre le dossier bordeaux, brodé de deux dragons d’or et d’argent parés de passements roses et bleus en camaïeu. Prenant son rôle très au sérieux et, malgré son jeune âge, il adopte un air viril, presque martial, les poings fermement posés sur les genoux pliés en lotus, le regard bien fixe devant soi. Le petit temple est envahi d’une foule étonnamment vibrionnante dans un tel lieu. Il y a là pratiquement toutes les personnalités bhoutanaises et étrangères, religieuses et laïques, présentes à Bumthang en ce mois de mai. Seuls Rabjam Rinpoche, 53 Jamyang Khyentse le Grand, né en 1820, fut un maître exceptionnel. C’était un érudit, un mystique, un auteur et, par-dessus tout, un méditant. Il voyagea beaucoup, parcourant le Tibet et recevant d’innombrables enseignements spirituels, y compris ceux de lignées pratiquement éteintes. On dit de lui qu’il étudia auprès de plus de cent cinquante des plus grands maîtres du bouddhisme de son époque. Vers l’âge de quarante ans, il se retira dans une cellule du monastère çakya de Dzongsar, près de Dergue dans le Tibet oriental. Il y passa le reste de sa vie à pratiquer et à diffuser les enseignements qu’il avait reçus. Il réactiva plusieurs lignées, écrivant de nombreux commentaires et transmettant les instructions à des disciples compétents et avisés. Il est considéré comme le dernier des cinq rois terton annoncés par Guru Rinpoche au neuvième siècle. Son approche de la tradition bouddhiste est connue sous le nom de Rimey, c’est-à-dire “ non sectaire”. Il mourut en 1892 prédisant qu’il se réincarnerait sous plusieurs formes. Sa prédiction se réalisa parfaitement puisque six grands lamas furent reconnus comme ses réincarnations : Dzongsar Khyentse, Pelpoung (Bérou) Khyentse (1896-1945), Dzogchen Khyentse, Se Phajo Dorje et, surtout, Dzongsar Khyentse Chökyi Lodrö (1894-1959), puis Dilgo Khyentse Rinpoche Tashi Paljor (1910-1991).

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qui dirige toujours le Droupchen à Kurje Lhakhang, et la reine mère ne se sont pas déplacés.

Soudain, c’est le camera show. Par un signe mystérieux, le Yangsi a donné le feu vert. Nous sommes autorisés à le photographier, mais sans flash. Des appareils numériques dernier cri sortent de partout, même, et surtout, de sous les amples robes des moines. Équipée d’un superbe Nikon, la princesse royale, Ashi Kesang Wangmo, s’en donne à cœur joie. Entravée dans sa kira, elle se tord en toutes sortes de postures tarabiscotées pour tenter de capter la meilleure image du saint prince. C’est à la fois charmant et comique. La jeune épouse américaine de Kongtrul Rinpoche n’est pas en reste, elle mitraille à tout va.

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Peinture murale, Buli Lhakhang

Je ne m’en prive pas non plus et réussis quelques images miraculeuses en dépit des conditions difficiles. Le Yangsi est assis à contre-jour, le dos aux fenêtres. Il y a très peu de lumière. On est bousculé par une bonne vingtaine de photographes amateurs excités par l’opportunité unique qui s’offre de repartir d’ici avec l’image du prince et, pour la première fois, des photos de l’intérieur d’un temple. Cela nous avait été refusé dans tous les autres sanctuaires. Les flashes en moins, on se croirait soudain à la sortie du Palais des Festivals à Cannes.

Quand j’ai compris que je ne pourrais décidément pas prendre de meilleures photos du Yangsi, je m’intéresse surtout aux murs et au plafond du temple, couverts de sublimes peintures.

Quelques bénédictions et un thé avec des biscuits plus tard, le jeune tulku se lève et toute la compagnie le suit à l’étage où il y a un autre temple. Un troisième petit sanctuaire, attenant, est réservé aux hommes. J’y entre avec Thierry et Martin. Aussitôt, nous ressentons une énergie d’une puissance inhabituelle. Le Yangsi et sa garde rapprochée s’engagent même dans une troisième pièce, encore plus secrète, dont la porte s’ouvre derrière l’autel, où nous ne pouvons plus les suivre.

Puis, c’est le retour dans la cour du monastère où le prince accorde sa bénédiction à une vingtaine de villageois montés jusqu’ici tout spécialement pour le rencontrer. Ils sont alignés, les mains jointes et le buste incliné en signe de respect. C’est très rapide. Une main qui se pose sur les têtes et, quelques secondes plus tard, le Yangsi a déjà disparu avec sa suite. Les villageois restent seuls, silencieux, dans cette cour boueuse, envahie de pièces de bois et de matériaux de construction.

Toute la troupe redescend tranquillement vers le bas de la colline où les voitures sont rangées. Le ciel s’est dégagé. Un magnifique soleil diffuse une lumière magique sur toute la campagne. Les pommiers sont en fleurs… Au bord d’un ruisseau, près d’un

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charmant moulin à prières au fil de l’eau, le Yangsi marque une courte pause pour faire décrotter ses chaussures de sport sous la vigilance de ses gardes.

Nous rentrons à l’hôtel. Nous avons pour instruction de nous réveiller à trois heures et demie le lendemain matin, jour de notre départ de Bumthang.

Pour notre dernier dîner dans cette province bénie, Thierry a réservé à la Karsumphe Swiss Guesthouse. Il est déjà venu par deux fois à Bumthang et connaît bien l’endroit. Il nous le recommande chaleureusement.

- Vous verrez, nous dit-il, on se croirait tout à fait en Suisse.

Malgré la fatigue et la perspective d’une nuit très courte, suivie d’une rude journée de voyage, je me réjouis de, peut-être, varier

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l’ordinaire et de me mettre quelque chose de plus “catholique” sous la dent.

Il fait déjà grand-nuit quand nous partons en direction du restaurant. Il faut passer sur l’autre rive de la Chamkar Chhu, puis grimper en face, sur le versant opposé de la vallée. La petite route en lacets n’en finit pas. Dommage qu’il fasse noir, la vue doit être sublime.

Quelques lumières trouent l’obscurité, nous y sommes.

Les Suisses aiment le Bhoutan. C’est un peu comme leur pays, mais quelques siècles en arrière. Petites nations de montagne aux traditions de fière indépendance, la Suisse et le Bhoutan ont de nombreux atomes crochus. Ils entretiennent des relations privilégiées. Un jour, un citoyen suisse est tombé amoureux de cette vallée. Il y a construit une ferme et une auberge. À la ferme, on fabrique le fromage comme dans les Alpes. À l’auberge, on le fait fondre. Le Suisse a revendu son affaire pour des raisons que lui seul connaît, mais la fondue savoyarde reste la spécialité de l’établissement.

On se croirait dans un autre monde. Plafond, murs, plancher, meubles, nous sommes environnés de sapin clair. Un vrai chalet des alpages. De grandes tables, nappées de rouge et gentiment dressées. Un gros poêle noir, à bois, chauffe la petite salle à manger à tel point qu’il faut ouvrir les fenêtres et même la porte pour souffler un peu. Mais, il fait si froid dehors, qu’on doit bientôt les refermer.

Sans avertir personne, Thierry a pris l’initiative de commander une fondue collective. C’est le seul plat du repas. Ne rêvons pas, nous ne sommes en Suisse que pour de faux. Certains font grise mine. Ils n’aiment pas la fondue. Thierry n’avait pas envisagé ce léger obstacle. Le jeune serveur bhoutanais le regarde avec des yeux douloureux pendant qu’il essaie de lui expliquer que certains d’entre nous voudraient manger autre chose. Mais, rien n’est prévu, et il est déjà neuf heures du soir…

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Quelqu’un lance l’idée des pâtes. Le visage de Thierry s’illumine.

- Des pâtes, oui, bien sûr, c’est facile à faire.

Peut-on cuire des pâtes ? Oui ? Qui veut des pâtes ?

Le pauvre Thierry reste abasourdi devant le nombre de bras tendus. Près d’un tiers du groupe préfère les pâtes à la fondue. Dépité, il se retourne et se remet à table, laissant le serveur prendre les commandes de spaghettis.

La fondue est traditionnelle, au vin blanc, avec des croûtons. Nous avons apporté avec nous quelques-unes des bouteilles de vin offertes par la reine mère. C’est un repas agréable. Un petit intermède bienvenu.

Mais, nous ne pouvons pas traîner. Il est tard et nous devons nous lever avant l’aube. À peine notre repas achevé, nous sommes déjà dans le car, direction Jakar Village Lodge.

Pelzang, notre guide, et Tashi, notre chauffeur

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Droupchen et retour

Le lendemain, quand le fils de l’aubergiste frappe à la porte de notre chambre à trois heures et demie du matin, je suis surpris de la facilité avec laquelle je me lève et, dès quatre heures moins dix, nous sommes déjà installés dans notre autocar pour un départ en direction de Kurje Lhakhang. Il fait encore nuit noire.

Il est exactement quatre heures et demie, quand nous nous asseyons dans le temple où a lieu le dernier wang du Droupchen. Un caméraman de la télévision bhoutanaise filme la cérémonie. Un ami belge de la reine mère, invité avec sa femme et ses deux filles, a été autorisé à prendre des photos. Il ne s’en prive pas. La lumière vive de ses puissants flashes m’éblouit. Je suis un peu frustré de ne pouvoir, moi aussi, enregistrer quelques images de cet instant exceptionnel.

La cérémonie dure environ deux heures et demie. Quand le soleil se lève, ses rayons pénètrent par les hautes fenêtres du temple, éclairant les robes rouges des moines et les divinités peintes sur les murs. C’est absolument féerique !

Ce wang est une cérémonie de bénédiction. Le Yangsi, ses professeurs, Rabjam Rinpoche et d’autres religieux de haut rang prodiguent d’abord leurs grâces à la reine mère et aux invités d’honneur, qui passent à plusieurs reprises devant eux, en file indienne, après avoir tourné derrière le grand autel par la gauche. À chaque passage, le Yangsi les bénit en leur touchant la tête avec un objet rituel différent.

Puis, c’est au tour des autres personnes présentes. Cette fois, le Yangsi et sa suite se lèvent et parcourent les rangées de moines et de spectateurs assis, touchant successivement la tête et les mains de

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chacun. Chaque religieux porte un objet rituel, et chacun, dans l’assistance, reçoit l’ensemble des bénédictions.

La procession sort ensuite dans la cour du lhakhang inondée du beau soleil matinal. Une foule de villageois y est assemblée. Ils sont assis sur le sol en rangs serrés, attendant les bénédictions des lamas. Personne ne sera oublié, et c’est un spectacle étonnant de voir le Yangsi, précédé de musiciens couverts de brocart, et suivi de Rabjam Rinpoche portant son bonnet rouge vif, barré de deux lignes dorées, passer dans les rangs et bénir, un à un, les fidèles présents par centaines.

Bénédiction des fidèles à Kurje Lhakhang après le Droupchen

Cela prend une bonne demi-heure, puis tout s’achève enfin. La cour se vide de ses occupants, il n’y reste bientôt plus que quelques

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chiens et des corbeaux venus picorer les reliefs des offrandes de nourriture jonchant le sol.

Notre groupe est reçu par la reine mère pour un ultime adieu.

Retour au Jakar Village Lodge pour le petit-déjeuner. Bouclage des bagages, qui sont ensuite rangés dans le pick-up et protégés par des bâches en plastique bleu. À neuf heures moins le quart, nous repartons vers l’ouest pour une longue journée de route. Le ciel s’est déjà couvert. Nous nous arrêtons brièvement au sommet de la première côte, peu avant le col de Kiki La, pour des photos et un dernier regard sur la magnifique vallée de Chœkor où nous venons de vivre des aventures d’une rare intensité.

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La vallée de Chœkor

Trongsa

Vers onze heures et demie, nous atteignons Trongsa, village idéalement perché au confluent de trois vallées, avec son formidable dzong édifié sur une crête dont il épouse les reliefs. Depuis cette citadelle, qui domine les gorges de la Mangdé, la vue s’étend à droite et à gauche sur l’unique voie de pénétration du pays. Aucun mouvement ne peut échapper à la vigilance des guetteurs de Trongsa. Le dzong contrôle parfaitement tout échange entre l’Est et l’Ouest du Bhoutan. Cette situation privilégiée a conféré à ce village une importance particulière dans l’histoire du royaume. Au dix-neuvième siècle, Trongsa était le principal centre du pouvoir en raison de la puissance de ses gouverneurs, les Trongsa penlop. Ils dominaient tout le Bhoutan central et de l’Est. Vers les années 1850, un Trongsa penlop s’imposa davantage encore. Il se nommait Jigme Namgyel. C’était le père d’Ugyen Wangchuck, futur premier roi du Bhoutan et fondateur de la dynastie régnante. Trongsa signifie “la ville nouvelle”, elle n’a pourtant été fondée qu’au seizième siècle, bien après d’autres villes du pays. Un premier temple y fut construit en 1543 par le moine Drukpa Ngagi Wangchuk. Son arrière-petit-fils, le Shabdrung Ngawang Namgyel 54 construisit un dzong en lieu et place de ce temple. Ce dzong fut ensuite agrandi vers le milieu du dix-septième siècle, puis, à

54 Unificateur du Bhoutan au dix-septième siècle, le Shabdrung Nawang Namgyel est largement considéré comme le principal personnage historique du Bhoutan. Il est aujourd’hui vénéré à l’égal d’un dieu. Réincarnation de son prestigieux prédécesseur, Kyuenkhen Pema Karpo, homme d’État, et maître spirituel par excellence, ses réformes changèrent le cours de l’histoire du Bhoutan. Les Bhoutanais lui doivent leur identité nationale, sociale et culturelle. Cette identité a permis à ce petit pays vulnérable de préserver son indépendance et sa souveraineté jusqu’à aujourd’hui. Depuis cette époque, le titre de Shabdrung fut donné à ses réincarnations qui se succédèrent à la tête du pays jusqu’en 1904.

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nouveau, vers la fin du dix-huitième siècle quand un temple de Maitreya y fut ajouté. Très endommagé par un tremblement de terre en 1897, il dut être réparé à plusieurs reprises. Une restauration complète vient tout juste de s’achever en 2004.

Le dzong de Trongsa

C’est vraiment un endroit impressionnant, par sa situation, mais aussi par son architecture. On accède à l’entrée du dzong en traversant un minuscule pont de style traditionnel, couvert de lauzes gris clair, lestées de lourdes pierres rondes ramassées dans la rivière en contrebas. À la sortie du pont, sur la droite, un cyprès (l’arbre national du Bhoutan) veille. C’est un géant datant probablement de la construction du dzong. Il faudrait se tenir les

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mains à trois, pour entourer son immense tronc qui s’élance vers le ciel.

Considéré comme un chef-d’œuvre d’architecture, le dzong de Trongsa est constitué d’une multitude de cours, de passages, couverts ou pas, et de temples. On n’en compte pas moins de vingtsept. Les trois principaux sont dédiés à de grandes divinités tantriques : Yamantaka (Dorje Jigje), Hevajra (Kye Dorje) et Kalaçakra (Duki Khorlo). On y trouve aussi un Jampé Lhakhang dédié à Maitreya.

Nous nous attardons dans le couloir menant vers la cour d’entrée. Il est décoré de peintures superbes que l’on ne se lasse pas d’admirer. On les photographie, mais on aimerait surtout les graver

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Le Zangtopelri, paradis de Guru Rinpoche (peinture murale, Trongsa dzong)

à jamais dans sa mémoire. On s’approche, on scrute chaque détail, on rêve devant la profondeur des couleurs et l’on se laisse emporter par la magie des personnages et des décors. Je reconnais ici le Zangtopelri, le paradis de Guru Rinpoche, là un mandala montrant le Mont Mérou, centre de la cosmogonie bouddhiste, plus loin, le dieu des morts, le féroce Yama, tient dans ses pattes griffues la roue du samsara55 avec ses six mondes. Mon modeste savoir s’arrête là. Mon ignorance est absolue sur la signification des autres peintures. Je sais qu’elles ont toutes un profond message symbolique à transmettre, mais, pour moi, pauvre profane, c’est beau, c’est tout !

La grande cour intérieure est déserte, à l’exception d’un gros coq blanc, perché sur un poteau à côté de l’entrée. C’est la mascotte des

55 Mot sanscrit désignant le cycle des existences où règnent la souffrance, la frustration et les émotions perturbatrices engendrées par l’ignorance. Le samsara est composé de six mondes : trois mondes inférieurs (le monde des animaux, le monde des enfers et le monde des esprits avides) et trois mondes supérieurs (le monde humain, le monde des dieux de longue vie et le monde des demi-dieux).

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moines, il doit leur servir de réveil-matin. La cour dallée de larges pierres est entourée de murs blanchis à la chaux parés de boiseries brun foncé du plus bel effet. Tout est d’une propreté méticuleuse, on pourrait manger par terre.

Depuis cette cour, en se penchant un peu au travers des meurtrières, on peut observer la fine Mangdé sinuer trois cents mètres plus bas, entre adret ensoleillé et ubac ombreux, comme un long reptile argenté au fond de sa verte vallée.

Nous traversons plusieurs esplanades, toutes plus belles les unes que les autres. Nous visitons des temples. Le temps est magnifique. Le soleil frappe les pierres et les bois. Quelques jeunes moines apparaissent. L’un d’eux, très beau, est à l’étage dans sa robe pourpre. Penché sur la balustrade en bois peint, il nous regarde en silence. D’autres, des enfants, rincent des bols d’offrande en métal jaune et les posent à sécher au soleil, à même le sol.

Notre brève tournée du dzong achevée, nous remontons vers le cœur du village pour déjeuner sommairement, alignés autour de la longue table dans l’étroite salle de restaurant du Norling Hotel où nous avions déjà fait halte lors de notre premier passage à Trongsa, une semaine plus tôt.

À une heure et demie, nous repartons vers notre destination de la journée, Wangduephodrang, que nous atteindrons cinq heures plus tard, après avoir franchi deux cols en haute montagne, le Yongten La (trois mille six cents mètres) et le Pelé La (trois mille trois cents mètres).

Le car peine dans la montée. Nous sommes tous épuisés. Certains sont malades. Personne ne dit rien. Les virages se suivent et Tashi, notre chauffeur, reste impassible. Toujours son sourire Ultrabrite, quoi qu’il arrive. Il est concentré. Je regarde à gauche les précipices qui nous frôlent. Il me semble que, parfois, la roue du Toyota passe vraiment près du bord. J’essaie de penser à autre chose. En face, de verdoyantes prairies où des yaks broutent des

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bambous nains. Puis, soudain, le temps s’obscurcit. On ne distingue presque plus rien. Nous traversons un épais brouillard. Tashi ne ralentit pas pour autant. Il pourrait certainement conduire les yeux fermés sur cette route. De fréquents chantiers l’obligent tout de même à lever le pied. Les ouvriers népalais nous sourient. Ils nous saluent de la main avant de poursuivre leur tâche surhumaine, comme autant de Sisyphe roulant leurs énormes rochers, toujours, jusqu’à la fin des temps…

La pluie, la neige, la grêle… Le paysage blanchit. La visibilité est nulle. On ne sait plus où l’on va. J’ai l’impression de franchir un sas, comme une sorte de rite purificateur, comme la porte immatérielle d’un univers merveilleux et secret. Nous quittons vraiment le Bhoutan de l’est. Un peu avant le sommet, le brouillard se lève, le soleil réapparaît et c’est un enchantement. Les nuages s’écartent comme dans un film en accéléré. Derrière nous, un arc-en-ciel barre la vallée. L’orage de neige et de grêle a couvert la montagne et la

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route d’une couche blanche, immaculée, qui n’impressionne pas plus Tashi que le brouillard de tout à l’heure. Il grimpe pied au plancher. Je pense aux pneus du Toyota, lisses comme des savonnettes.

Le sommet du Pele La est coiffé d’un beau chorten blanc environné de bannières de prières multicolores. Il est placé là, en plein vent, au milieu de la route. On doit le contourner par la gauche, c’est un impératif religieux. C’est ce que fait Tashi, soigneusement, avant d’immobiliser son car un peu plus loin, sur le bas-côté. Nous apprécions tous cette halte imprévue. Les filles se précipitent à l’abri des buissons, tandis que les garçons vident tranquillement leur vessie au bord de la route. Puis, quelqu’un lance la première boule-de-neige… Et c’est la bagarre.

Il fait très froid, et nous avons encore toute la longue descente sur Wangdue. Il faut reprendre la route. Mais quel air, Seigneur ! Narines dilatées au maximum, mes bronches l’aspirent aussi profondément qu’elles le peuvent. Je voudrais posséder des poumons de réserve pour en emporter un peu avec moi, comme j’emporte dans mon appareil photo les images de ce moment béni.

C’est enfin la descente vers Wangdue. Sur la brèche depuis trois heures et demie du matin, nous sommes dans un état second. Nous avons d’abord le grand bonheur d’une brève, mais superbe, vue sur l’Himalaya et sa chaîne de sommets blancs. Après cela, il n’y a plus grand-chose à voir. La route trace des lacets dans la forêt. Nous sommes déjà passés par là quelques jours plus tôt. L’intérêt est moyen, jusqu'aux abords de Wangduephodrang.

Parvenus au fond de la vallée, nous longeons la rivière Dang Chhu et, ô merveille, nous reprenons un peu nos esprits sur quelques courts tronçons presque droits. La température a brusquement grimpé de plusieurs degrés et nous avons ouvert toutes les vitres du car. Sur les bas-côtés foisonnent les figuiers de

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barbarie et leurs fruits rouges turgescents. Il est environ dix-huit heures, la nuit s’installe doucement.

Nous atteignons notre hôtel exténués. Mais, il faut encore attendre avant de pouvoir rejoindre nos chambres. On veut absolument nous offrir un thé et des biscuits. Rien à faire, il faut s’exécuter. Puis, enfin, nous pouvons nous étendre sur un lit et prendre une bonne douche chaude. La chambre est correcte, avec un balconnet donnant sur le fleuve. Pendant le repas, dont je ne dirai rien car il ressemblait à tous les autres, Thierry nous fait la surprise d’une bonne bouteille de pineau des Charentes transportée secrètement depuis la Belgique. Mais, je ne me sens vraiment pas bien et, malgré mon goût pour le bon vin, je ne participe guère à ces agapes inattendues, me contentant de tremper mes lèvres dans un fond de verre pour faire honneur et plaisir à notre ami.

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Punakha

Nous avons emménagé à Paro pour trois jours et quatre nuits, les derniers de notre séjour au Bhoutan, dans ce charmant hôtel construit en petits bungalows étagés à flanc de colline, et cachés dans les arbres, à l’ombre. L’hôtel Tiger’s Nest, The Eye of the Tiger (La tanière du tigre, l’œil du tigre) est situé en dehors de la ville de Paro proprement dite, à environ vingt minutes. C’est une jolie auberge, propre, comme tous les établissements bhoutanais.

En face, de l’autre côté de la vallée de la Paro Chhu, on voit très bien la falaise tout en haut de laquelle est accroché le fameux monastère de Taktsang, clou de notre pèlerinage. Avec des jumelles, on distingue même parfaitement les bâtiments qui composent le “Saint des Saints”, mais le chemin d’accès demeure mystérieux, ce qui accroît encore le vertige de leur position. Taktsang signifie “la tanière du tigre” en dzongkha, d’où le nom de l’hôtel. Cette vue sur Taktsang est un rare privilège. Quelques chambres seulement, celles qui sont le plus en haut et à droite, en bénéficient. La plupart des autres donnent sur de grands arbres, ou sur le bâtiment central abritant la cuisine et le restaurant. Graziella et moi n’avons pas la vue sur Taktsang, mais le spectacle qui nous est offert est tout de même fabuleux.

Le soleil se lève en face de moi, éclairant la vallée. Notre chambre est simple, mais spacieuse. Elle est décorée en style local, les murs parsemés de peintures représentant les “huit signes auspicieux” 56 inscrits à l’intérieur de cercles de la taille d’une assiette.

56 Il s’agit d’éléments sacrés que l’on nomme aussi les “huit porteurs de prospérité”, censés porter bonheur : le dais ou parasol d’or, les poissons d’or, la conque blanche, le lotus, le vase aux trésors, le nœud sans fin, la bannière de victoire et la roue du Dharma. Leurs images sont partout présentes au Bhoutan, dans les temples et monuments religieux, mais aussi dans les habitations, sur les véhicules…

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L’ameublement est aussi bhoutanais (à l’exception de la table sur laquelle j’écris, des deux fauteuils et de la lampe de bureau, dans un genre “moderne bon marché” qui tranche un peu). La salle de bains dispose d’une baignoire et nous avons un radiateur électrique à la puissance toutefois trop faible pour chauffer ce grand volume soir et matin, quand la température descend sous les dix degrés. Il y a deux petits lits, plutôt raides (c’est la coutume, semble-t-il, dans l’hôtellerie bhoutanaise), avec de fins matelas en mousse, simplement posés sur des supports en bois. On y dort tout de même assez bien, si ce n’était les inévitables aboiements nocturnes des chiens. Pour l’intensité vocale, ceux de Paro n’ont rien à envier à leurs congénères de Thimphu ou de Bumthang. L’un d’eux a même pris l’habitude de s’allonger sur le paillasson, à l’entrée de notre chambre. La nuit, nous ne sommes séparés de ses hurlements que par le mince panneau de la porte. L’enfer !

Vers deux heures du matin, je me lève, ouvre la porte…

Le tableau est féerique. La pleine lune jette une lumière argentée sur les sapins. Mais, je ne vois rien de tout ça. Je voudrais seulement dormir. Je baisse les yeux, le petit voyou noir est là, couché en travers du seuil. Je le chasse gentiment :

- Allez, pssscchhiitt, va-t’en crier ailleurs.

Il ne bouge pas, faisant semblant de rien, le museau posé entre les pattes. Je claque des mains. Il lève un peu la tête, me regarde de travers, d’un œil torve, mais il ne bouge toujours pas. Prudemment, j’avance un pied et le pousse. L’animal finit par céder et s’éloigne, la queue entre les jambes.

Je me recouche et suis enfin sur le point de me rendormir quand je l’entends s’étendre à nouveau sur le seuil et recommencer à hurler à la lune. Je n’en peux plus, je me bouche les oreilles et essaie de penser à autre chose….

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Nous sommes arrivés à Paro hier, mardi, vers six heures et demie, au terme de ma pire journée depuis notre arrivée au Bhoutan.

Je me suis réveillé fiévreux, faible, avec une violente douleur au ventre et des nausées. Impossible d’avaler quoique ce soit. Nous quittons Wangduephodrang à neuf heures moins dix en direction de Punakha, à une bonne vingtaine de kilomètres de distance, où nous allons admirer l’un des dzong les plus majestueux du Bhoutan, stratégiquement posté au confluent de deux rivières, la Pho Chhu et la Mo Chhu. Il fait beau. À quelques encablures de Punakha, nous faisons halte à Confluent View, un point de vue d’où l’on peut admirer le dzong dans toute sa magnificence.

Le dzong de Punakha

La forteresse est bâtie sur une pointe de terre, à la jonction des deux torrents descendus de la montagne et qui s’unissent sous nos yeux. Le contraste de leurs eaux de couleurs différentes refusant

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d’abord de se fondre ensemble forme un spectacle fascinant. Dévalant des sommets par la droite, l’émeraude laiteuse de la bouillonnante Pho bouscule le lapis-lazuli profond de Mo qui se blottit contre la berge, mais ne cède pas. Pas tout de suite…

Le dzong est encerclé de jacarandas, étonnants arbres en fleurs qui lui font comme une aura mauve. C’est prometteur. Tashi gare le Toyota sur un grand parking faisant face au dzong. Pour y accéder, il faut traverser à pied un étroit pont de bois, suspendu au-dessus de la Mo Chhu. Deux personnes peuvent à peine s’y croiser. Déprimé, fatigué et malade, je fais de gros efforts pour suivre la troupe. Mais, ce n’est décidément pas mon jour. À l’entrée du dzong, un policier obtus nous barre la route. Pelzang lui met sous le nez les papiers officiels et les laissez-passer du ministère royal de la Culture. Rien n’y fait. Le pandore est de mauvaise humeur et n’aime pas les étrangers, il a décidé de nous faire suer. Devant l’insistance de Pelzang, il finit tout de même par céder, mais, pour ne pas perdre la face, il interdit l’entrée du dzong aux mollets nus. Pas de chance, il fait chaud et certains d’entre nous portent des shorts. J’en suis, même si le mien descend jusqu’à mijambe. Il faut faire vite pour repasser le pont oscillant, remonter jusqu’au car, grimper sur le toit pour trouver sa valise, se changer et repasser le pont. Jean-Pascal se donne cette peine. Je n’en ai pas la force et, malgré mon envie de voir l’intérieur ce dzong mythique, je préfère attendre les autres dans le car.

Pendant une heure, vitre baissée, je devrai me contenter du spectacle poussiéreux de la place centrale de Punakha. L’animation y est plutôt réduite : une demi-douzaine de minuscules taxis marron aux toits jaunes, les chauffeurs en gho débraillés qui discutent, quelques bovidés, un moine, des camionnettes... Un peu plus haut, dans le village, un attroupement attire mon attention. On discute ferme à ce qu’il paraît, il y a peut-être un petit marché à

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l’étalage. L’envie me titille d’aller y voir de plus près, mais c’est vraiment trop pénible, il fait trop chaud et je me sens trop mal.

La frustration d’être privé de la visite du dzong s’ajoute à mes ennuis gastriques. Je laisse aller ma tête sur le dossier du siège, pensant aux centaines de virages qui nous séparent encore de Paro… J’ai envie de vomir.

Mon dépit est plus que légitime. Outre que Punakha a joué un rôle essentiel dans l’histoire du Bhoutan, c’est l’un des dzong les plus grandioses du pays. Il a été construit en 1637 par le Shabdrung Ngawang Namgyel sur un site déjà consacré trois siècles plus tôt par Ngagi Rinchen, un saint indien à qui l’on doit le petit temple situé en face de l’entrée du dzong. Dès le huitième siècle, l’endroit avait été béni par Guru Rinpoche

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Mo Chhu (bleu foncé) et Pho Chhu (vert menthe) rechignent à fusionner

soi-même, qui y avait prédit la fondation future d’une forteresse par un homme du nom de Namgyel.

La prophétie se réalisa parfaitement. Le Shabdrung construisit le dzong où il abrita le Ranjung Karsapani, une relique particulièrement précieuse qu’il avait rapportée de son monastère de Ralung au Tibet. Cette relique était si précieuse, que les Tibétains attaquèrent Punakha pour tenter de la récupérer, mais en vain.

Appréciant la douceur du climat dans la vallée, le Shabdrung fit de Punakha sa capitale d’hiver. Elle le demeura jusqu’en 1954, quand Thimphu fut établie comme la seule capitale du royaume. Punakha reste néanmoins la résidence d’hiver (de novembre à mai) du Jé Khenpo, le chef spirituel des Drukpa Kagyu et de nombreux moines de cette école.

Les restes du Shabdrung sont conservés dans un mausolée à l’intérieur du dzong. C’est également à Punakha que le premier roi du Bhoutan, Ugyen Wangchuck, fut couronné le 17 décembre 1907.

Le dzong a brûlé à six reprises au cours des dix-huitième, dix-neuvième et vingtième siècles. Il a été inondé deux fois, en 1860 et, récemment, en 1994. Il a été, à chaque fois, reconstruit et consolidé. Il ne contient pas moins de vingt et un temples.

*

Vers onze heures et demie, la visite du dzong est achevée. Ma solitude prend fin. Tashi nous conduit déjà vers de nouvelles aventures. Il faut d’abord revenir sur nos pas du matin, vers le sud, jusqu’au carrefour de Lobeysa. Tout droit, c’est le retour à Wangdue. À droite, la côte monte vers le Dochu La (le col aux cent huit chorten), en direction de l’ouest. Juste avant de nous y engager, une maison sur le côté attire notre attention. Un énorme pénis est peint sur la façade rose pâle, au rez-de-chaussée, entre deux fenêtres à boiseries fermées par des volets bleu clair.

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L’occasion est trop belle. Nous demandons à Tashi de s’arrêter et descendons pour examiner de près cette curiosité qui nous tire quelques rires un peu gênés et des plaisanteries, disons, inévitables.

Il faut avouer que la bête en impose. De couleur chair, bien dressée et tendue à craquer, elle a des dimensions saisissantes. Une éjaculation vers le ciel est figurée d’un fin serpentin gris bleu. Les testicules sont parfaitement dessinés, bien ronds et garnis d’épais poils noirs disgracieux. Une façon de guirlande noire et blanche, élégamment nouée comme une cravate sous le gland, apporte la touche finale à cette “œuvre d’art” d’inspiration à la fois naïve et mégalomaniaque.

Attirer la prospérité et favoriser la fécondité

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Nous avions déjà aperçu quelques-uns de ces phallus peints sur des habitations, mais aucun d’aussi grande taille, et jamais d’aussi près. Pelzang nous confirme qu’ils sont en principe destinés à attirer la prospérité et à favoriser la fécondité. En l’occurrence, vu l’état de la bicoque, on peut se demander si c’est vraiment efficace. Fécondité et prospérité ne font pas toujours bon ménage.

Au premier étage, derrière une vitre, une petite fille au regard triste nous observe.

Ces représentations phalliques rendent aussi hommage à Drukpa Kunley, un grand saint, un peu spécial, mais particulièrement respecté et adulé par les Bhoutanais. Et justement, celui que l’on surnomme “le fou divin” a marqué de son empreinte l’endroit où nous nous trouvons, le hameau de Lobeysa. Tout près de là, sur un mamelon - comme par hasard, il avait édifié un chorten. Un temple, Chime Lhakhang, a été construit en 1499 en ce lieu béni. Les femmes en mal de maternité y accourent en pèlerinage.

*

« Je trouve drôle que les gens assis là, dehors, prient pour des lamas qui, eux, en réalité, sont en train de parler d’argent et d’affaires. »

Drukpa Kunley Drukpa Kunley, de son vrai nom Kunga Legpai Zangpo (1455-1529), était la réincarnation du grand Mahasiddha Saraha et de son disciple Shavaripa. C’était un saint errant, un naljorpa, très populaire au Bhoutan et dans l’Himalaya pour son sens de l’humour et sa méthode plutôt décontractée d’enseigner le tantrisme. Les détails de sa vie, sa verve truculente, ses chansons paillardes sont légendaires dans cette partie du monde où il apparaît comme un héros culturel, dont les exploits nourrissent le folklore régional.

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Drukpa Kunley est né en 1455 à Ralung, au Tibet. Ce fut un enfant précoce, attiré par la religion. On dit qu’à vingt-cinq ans, il maîtrisait déjà les écritures et les pratiques spirituelles apprises au monastère de Ralung, le plus important des monastères drukpa.

Il quitta ensuite son ordre monastique et commença une vie d’errance. Son comportement excentrique et ses chants visaient à mettre en lumière les faiblesses humaines. Même sa propre mère ne put échapper à ses sarcasmes. Par de tels moyens habiles, il aidait les êtres à se libérer de leurs voiles karmiques. Drukpa Kunley pratiqua ce traitement de choc à l’échelle de toute la société de son époque, notamment pour lutter contre l’hypocrisie et la fausse moralité entourant la sexualité. Bien qu’originaire du Tibet, il vécut longtemps au Bhoutan et les Bhoutanais le considèrent comme l’un des leurs, d’autant plus que son prénom, Drukpa, fait référence à son appartenance à l’école Drukpa Kagyu, l’école officielle du royaume.

Au cours de son premier voyage au Bhoutan, il rencontra le terton Pema Lingpa, dont il était le contemporain. Des nombreuses consortes ou partenaires féminines qu’il eut au Bhoutan, Palzang Bhuti, l’épouse de Toep Tsewang, est la plus notoire. C’est de ses relations avec le saint homme que naquirent Ngawang Tenzin, puis ses descendants, qui jouèrent un rôle important dans l’histoire du Bhoutan.

Entre autres exploits mythiques et magiques, on attribue à Drukpa Kunley la création de certains animaux comme le takin, l’animal national du Bhoutan.

Drukpa Kunley personnifie le véritable esprit du tantrisme pour lequel la sexualité peut devenir un moyen d’évoluer spirituellement.

Ça monte, et ça tourne ! Jusqu’à l’écœurement. Jusqu’à un point difficile à imaginer quand on n’est pas malade. De lacets en épingles à cheveux, nous nous élevons de plus de mille sept cent mètres en moins d’une heure.

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Nous atteignons bientôt le col de Dochu, le dernier avant Thimphu, celui qui s’est récemment enrichi d’un fabuleux ensemble de cent huit petits chorten carrés que nous avions tellement admirés et appréciés lors de notre premier passage. Cette fois, nous nous arrêtons un kilomètre avant le sommet, un déjeuner est prévu à la “cafétéria”.

La virtuosité de Tashi ne se dément pas. Il remonte en marche arrière le chemin creux conduisant à l’auberge et réussit à garer le car dans un parking grand comme un timbre-poste. Le temps a viré au gris. Il fait froid. Je descends prendre l’air, les bras croisés sur le ventre. On se dirige vers le restaurant. Je suis. Je suis livide. Une boutique de souvenirs est attenante à la salle à manger. On y vend toute sorte d’objets à caractère religieux : de magnifiques chapeaux et bonnets de lama rouges et or, des thangkha, divers accessoires et instruments de musique rituels… Je me sens comme une serpillière, incapable d’avaler quoi que ce soit et la moindre odeur de nourriture me provoque des haut-le-cœur. Je m’assieds sur une banquette dans la boutique, pendant que les autres prennent leur repas, me contentant d’un simple thé sans sucre. Il fait frisquet à trois mille. Recroquevillé dans mon polaire, je reste les mains dans les poches, sans bouger. Derrière moi, la véranda panoramique donne sur l’Himalaya, mais ce n’est pas la saison, une brume cotonneuse envahit l’espace et masque les sommets. Soudain, une cacophonie m’arrache les oreilles. Ma tête explose. Martin et les jumeaux, Tapunui et Tehaamoana, s’essayent à souffler dans les conques et autres fémurs humains. C’est insupportable. Je me renfrogne dans mon anorak et ferme les yeux. Je me croyais tranquille, à l’abri, mais les chauffeurs et les guides (c’est aussi la pause déjeuner pour un autre groupe de touristes en route vers l’est) s’attablent à trois mètres de moi. Fuyant la salle à manger, ils se font servir ici. Ils se mélangent rarement avec les clients. La cuisine spécialement préparée pour les étrangers est bien

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trop fade. Le Bhoutanais aime manger pimenté, très pimenté même, à un degré insupportable pour nos palais sensibles et fragiles. Le légume national du Bhoutan, c’est assurément le piment. Le plat national, en tout cas, est l’ema datshi, que je confesse n’avoir jamais osé goûter, ayant été avisé des risques encourus. C’est tout simplement une fricassée de piments rouges ou verts, frais ou séchés, revenus dans l’huile, sur lesquels on fait fondre un peu de fromage frais émietté. De la pure dynamite. L’ema datshi se déguste accompagné de riz rose ou blanc et de seudja, le thé salé au beurre rance. Bon appétit !

Je les aperçois du coin de l’œil, et je les entends surtout, se régaler et se pourlécher les doigts avec lesquels ils s’emplissent la bouche d’énormes morceaux de piment incendiaire au fromage. Sur leur table, il y a aussi du kewa, un ragoût de bœuf peu ragoûtant, nageant dans une sauce violette. J’en suis tout retourné. J’ai du mal à tenir le coup. Et c’est loin d’être fini.

Nous quittons la cafétéria à deux heures moins le quart et arrivons au sommet du col un petit kilomètre plus haut. Comme il se doit, le car effectue un tour complet autour des cent-huit chorten par la gauche avant d’entamer la descente de l’autre côté, vers Thimphu.

À Simtokha, la route se sépare en deux. À droite, c’est la direction de Thimphu, que nous apercevons au fond de la vallée. Mais, Tashi poursuit tout droit, sur la rive gauche de la Thimphu Chhu vers Paro, le but de notre voyage.

Épuisé, du plomb fondu dans l’estomac, je n’en peux plus.

Je me crois pourtant au bout de mes peines. Paro n’est plus qu’à deux heures de route. Je me vois déjà dans un bon lit aux alentours de cinq heures de l’après-midi.

Malheureusement, mon rêve s’écroule assez vite.

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Il va encore falloir être patient et je n’ai plus aucune patience. Quelques kilomètres après l’embranchement vers Thimphu, j’ignorais que notre programme prévoyait une halte à la Shechen Chödzong Nunnery, comme le précise une enseigne au bord de la route. C’est un couvent nyingmapa, patronné par Rabjam Rinpoche. Soixante-dix nonnes bouddhistes vivent là, dans des conditions plutôt rudimentaires, sous la responsabilité d’un abbé.

Quand le car quitte la route pour s’engager dans le petit chemin menant au couvent, je craque et ne peux m’empêcher d’exprimer déception et frustration. Cet acte nuisible de la parole et de l’esprit est, bien sûr, totalement vain. On me laisse cracher ma bile sans réagir. Tashi gare le Toyota sur une large esplanade poussiéreuse,

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Rencontre avec les nonnes de la Shechen Chödzong Nunnery

en contrebas des bâtiments. Il n’y a là qu’un précaire bazar où les nonnes peuvent se procurer quelques articles de première nécessité.

Je reste seul dans le car avec Tashi.

Il m’avoue rêver de Tahiti et des îles depuis que Jean-Yves lui a montré une photo dans un magazine pour touristes. Toujours souriant et heureux de son sort, il n’est absolument pas marqué par les dizaines d’heures passées à conduire sur des centaines de kilomètres, négociant des milliers de virages, souvent dans les pires situations. La fatigue, la solitude, l’éloignement de sa famille et de ses amis ne semblent pas lui peser. Dès qu’il en aura fini avec nous, après notre départ à la fin de la semaine, il reprendra le volant lundi, avec un autre groupe de touristes, des Suisses, me confie-t-il. Il parcourra exactement le même chemin, sur la même route, avec les mêmes virages innombrables, et ainsi, toute l’année, aller et retour, sans fin...

La conversation avec Tashi m’a distrait un moment, mais je trouve le temps long. Je devrai résister ainsi pendant une heure et demie, avant de voir enfin mes compagnons réapparaître. Les nonnes ont un sens aigu de l’hospitalité, et l’abbé était vraiment très fier d’accueillir des amis de Rabjam Rinpoche. En réalité, tout le monde était ravi de cet épisode impromptu. Sauf moi !

Nous atteignons finalement Paro, mais ce n’est pas encore la délivrance. Le rebondissement semble la règle dans ce voyage. Notre hôtel est encore à une bonne vingtaine de minutes dans la vallée, au-delà de la ville, et plusieurs membres du groupe souhaitent s’arrêter une dernière fois… Pour faire un peu de shopping.

Je serre les dents !

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Arrivée dans Paro

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Paro

Il est six heures ce mercredi soir. Nous sommes rentrés depuis une heure environ d’une très belle journée ensoleillée à Paro. Je vais mieux. J’ai commencé à me réalimenter doucement. Toasts au beurre et confiture avec du thé au petit-déjeuner.

Notre programme de la journée a commencé par le Musée national du Bhoutan, établi dans la tour de guet du dzong de Paro, le Ta dzong. Perché sur la colline dominant le dzong, cette petite forteresse date du dix-septième siècle. Elle offre un point de vue sublime sur la ville et toute la vallée de Paro.

Tandis que, les yeux écarquillés, nous admirons ce panorama, un avion surgit soudain à droite, entre deux montagnes. Il n’est pas plus gros qu’un insecte. Il vire sèchement sur l’aile et approche, tout en perdant rapidement de l’altitude. Quand il passe en face de nous, sans aucun bruit, nous reconnaissons l’Airbus A319 de Drukair en provenance de Calcutta ou de New Delhi. Il fait un temps splendide. C’est un plaisir de voir cet appareil prendre la vallée en enfilade avant d’aller se poser sur la piste de l’aéroport international, tout au bout, à gauche. Libor, contrôleur aérien à Tahiti, apprécie la manœuvre en connaisseur.

Les abords du musée sont joliment fleuris de couleurs explosives : orange vif, rouge profond, tendre fuchsia… Il y a notamment de très beaux parterres d’œillets et de magnifiques genêts d’or géants.

Les caméras et les appareils photos sont strictement interdits à l’intérieur des bâtiments. L’entrée coûte cent ngultrums par adulte (un peu moins de deux euros).

Ce musée est une véritable caverne d’Ali Baba bouddhiste. Outre une galerie d’œuvres d’art exceptionnelles, on peut y admirer des

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livres précieux, des objets artisanaux et agricoles, de l’orfèvrerie, en argent surtout, des costumes traditionnels, des armes anciennes, des spécimens naturalisés de nombreuses espèces de la faune bhoutanaise, riche et variée…

À l’étage, il y a la plus incroyable collection de timbres. Je salive devant tant de beauté et me sens attendri par autant de simplicité et d’ouverture d’esprit. Timbres en relief, timbres en soie, reproductions de thangkha ou d’objets rituels du Vajrayana, visages bhoutanais… côtoient des séries célébrant les Jeux olympiques, la première marche sur la Lune ou déclinant des gammes de rutilantes limousines américaines et même des personnages des dessins animés de Walt Disney…

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La vallée de Paro vue du musée national du Bhoutan

Dans le car à nouveau, pour une descente au niveau inférieur, vers Rinpung Dzong, l’imposant dzong de Paro.

Comme toutes les forteresses bhoutanaises, c’est un édifice imposant, aux épais murs blancs, aux toits rouges et plutôt plats. Il a été construit en 1646 par le Shabdrung Ngawang Namgyel sur un piton rocheux surplombant la vallée. Deux cents moines le partagent avec l’Administration de Paro. Très belle vue sur le palais de la reine mère, à l’entrée de la ville, et sur le pont traditionnel couvert enjambant la Paro Chhu. D’un regard, on embrasse la plus large vallée du Bhoutan, où domine encore, malgré la présence de la deuxième ville et de l’unique aéroport du pays, le camaïeu vert vif des champs cultivés, des rizières surtout, qui se prolongent en courtes terrasses jusqu’au fond, là où les versants se resserrent.

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Rinpung dzong, Paro

Détruit par un incendie en 1907, Rinpung Dzong a été aussitôt reconstruit à l’identique. La toiture du utsé, le donjon, est en cours de rénovation. Les charpentiers, en équilibre sur des poutres en bois clair, travaillent en souriant. On peut apprécier en direct l’extrême qualité de leur savoir-faire.

Nous sommes entrés sans problème dans le dzong. Cette fois, la police n’a rien trouvé à redire à nos pantacourts. Nous nous promenons à la suite de Pelzang dans les cours, grimpant de raides échelles jusque sous les toits, redescendant d’autres escaliers tout aussi abrupts, parcourant les coursives de cet immense vaisseau de l’esprit.

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Les autres se précipitent dans les temples. Je préfère musarder dehors, respirer l’air frais de cette vallée bénie. Je me penche sur une fenêtre pour admirer la vue. L’autre côté donne sur une grande cour, deux étages plus bas. C’est l’heure de la récré’. Les moinillons font comme un adorable ballet de figurines rouges. Leurs sourires éclatent sous le soleil. Je reste à les observer, comme dans une méditation en trois dimensions. Mon regard s’élève vers les toits aux angles prolongés de têtes de dragons dorées, il s’attarde le long des murs décorés de boiseries peintes, avant de redescendre sur les petits moines… Mais, la cour est vide, les mignons moinillons ont disparu.

L’esprit libre, je flâne seul de galerie en passage désert, à l’ombre ou brillamment illuminé par un rayon. Les murs sont souvent décorés de somptueuses peintures. Je les contemple avec ravissement, puis je poursuis dans un rêve magique.

Sans l’avoir voulu, je rejoins la porte principale du dzong et me retrouve à l’extérieur, sur le parvis. Béret et uniforme bleu marine, le policier de service est tout sourire. Il tente d’engager la conversation avec moi. Mais, je ne comprends rien à son baragouin, excepté qu‘il est népalais. Il en a l’air très fier. Je le laisse retourner à ses papotages avec quelques moines hilares assis sur les escaliers de l’entrée. Je réalise que mon crâne rasé, comme les leurs, les amuse. Ils n’ont pas l’habitude. Au Bhoutan, les laïcs ne se rasent pas la tête et, comme le cheveu local est particulièrement noir et dru, la calvitie est plutôt rare.

Un petit cheval noir broute les touffes squelettiques s’extirpant des pavés.

Je cherche le car des yeux, mais le policier me fait signe qu’il a quitté les lieux. Je me rappelle alors que nous avons rendez-vous avec Tashi, tout en bas, près du pont de bois.

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Une allée piétonne dévale en zigzag depuis le dzong jusqu’à la rivière. Elle permet de rejoindre directement ce célèbre pont traditionnel à l’entrée de la ville.

Écolières sur le pont de Paro

Mes compagnons sont toujours dans le dzong. Ils vont certainement se demander où je suis passé. Je n’hésite pourtant pas longtemps, n’ayant nulle envie de faire le pied de grue ici, sur ce parvis où les moines rient encore de moi. Je m’engage tranquillement dans la descente, croisant seulement quelques enfants au sortir de l’école et des femmes en kira. Au loin, un jeune moine, assis à l’une des nombreuses fenêtres étroites du dzong, s’exerce à jouer du gyaling57 . Dans le profond silence de midi, le son

57 Un des instruments rituels de la musique sacrée traditionnelle.

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fluet et mélodieux de l’instrument s’envole vers la vallée comme une prière.

Trois cents mètres plus bas, j’atteins le pont sur la Paro Chhu. C’est l’heure du déjeuner. De nombreux écoliers, en uniformes vert foncé, rentrent chez eux. Je traverse lentement cette passerelle fortifiée d’une tour sur chaque rive et couverte d’un toit en bardeaux. C’est assez émouvant.

À droite, on aperçoit le dzong en contre-plongée, entre des rangées de bannières de prières blanches et jaunes.

À gauche, vers l’aval, la Paro Chhu s’ébroue au soleil. Ses larges rives de cailloux blancs scintillent de part et d’autre d’un ruban liquide bouillonnant, couleur menthe à l’eau. Des collégiens un peu plus âgés déjeunent et se reposent sur une plage, en attendant la reprise des cours.

Plein les yeux !

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La ville de Paro n’est, en réalité, qu’une grand-rue à quatre voies de quelques centaines de mètres, séparée par un terre-plein central et bordée d’échoppes de style local. Implantée là, au milieu de la vallée, parmi les rizières, on dirait un bourg de western. Sur la place principale, un kiosque abrite un gros moulin à prières. À côté, une petite piscine où des enfants barbotent dans une eau glacée. Un peu plus loin, on a construit des gradins et une scène pour des spectacles en plein air.

Vers midi, nous déjeunons dans un établissement tout neuf, le Chharo, le restaurant des Amis, fréquenté par les touristes. J’apprécie la vue sur la Paro Chhu et le bar décoré en style bhoutanais. La nourriture est plus ou moins toujours la même : riz rose, mo mo à l’oignon et au fromage (surtout à l’oignon), asperges sautées, légumes à la crème, goulash de porc. Exceptionnellement, il y a aussi de petites truites locales frites. C’est la première fois que l’on nous sert du poisson. Nous en sommes surpris, car la pêche et la chasse sont en principe interdites au Bhoutan pour des raisons religieuses. Cela valait-il la peine de transgresser les interdits et de massacrer ces pauvres bêtes pour un si piètre résultat ? Cette pathétique friture, que je teste tout de même du bout des dents, a le même goût fade et sec de tous les autres plats. Le Bhoutan n’est certes pas une destination gastronomique.

De toute façon, encore mal remis de mes ennuis gastriques, je me contente de riz et de quelques tranches de carottes crues. Une part de pastèque en guise de dessert, et du thé…

L’après-midi est consacré au shopping dans la grand-rue de Paro. C’est notre dernière chance de faire provision de souvenirs. Statuettes, rosaires, thangkha, bois sculpté, livres, gho et kira, tissus, bijoux, musique, tout y passe. Les commerçants se frottent les mains. Ils nous font prendre en charge la commission de sept pour cent que la banque prélève sur les transactions par cartes de crédit, lesquelles sont encore loin d’être acceptées partout.

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Graziella et moi entrons, presque par hasard, dans une galerie d’art “moderne”, la Vajrayana Art Gallery, située à l’étage, au-dessus d’une boulangerie. Tout en grimpant les escaliers, nous inhalons avec bonheur et envie l’odeur enivrante du pain chaud sortant du four. Au fond d’un couloir mal éclairé, une petite porte s’ouvre sur la galerie. On y expose les œuvres intéressantes de jeunes artistes bhoutanais. Cela est très nouveau, car, au Bhoutan, l’art pictural restait depuis toujours enfermé dans les règles de l’iconographie religieuse. Nulle création individuelle, mais la sempiternelle répétition des images traditionnelles sur les murs des temples ou sur des thangkha, dans l’absolu respect du symbolisme des couleurs et des compositions. L’anonymat a toujours été de rigueur. Comme chez les bâtisseurs de cathédrales au Moyen-Âge, l’identité de l’artiste n’avait aucune espèce d’importance et ne devait pas être mise en avant.

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Paro

Nous tombons en arrêt devant une représentation des temples de Taktsang où nous irons après-demain, vendredi. C’est très beau, même si la qualité du support laisse à désirer. De toute évidence, l’expérience et les moyens manquent cruellement dans ce domaine. La toile n’est pas vernie, et la couche de peinture est si fine qu’on pourrait facilement la gratter avec l’ongle. Nous nous en portons, malgré tout, acquéreurs, pour dix-huit mille six cent cinquante ngultrums, soit environ trois cent trente euros. Moins cher qu’une belle thangkha, mais tout de même pas donné. Je me dis que c’est peut-être une arnaque, le tableau attrape-touriste, sitôt acheté par un naïf, sitôt remplacé à la cimaise par son frère jumeau. Peu importe, le sujet nous emballe. Selon l’éclairage, on imagine Taktsang au soleil ou illuminé par la pleine lune. Et puis, l’ambiance au Bhoutan n’est pas à l’âpreté au gain, pas encore. Je ne crois pas au piège touristique, d’autant plus, à y regarder de plus près, que le Taktsang représenté sur la toile est l’ancien sanctuaire, celui d’avant l’incendie de 1998 et la reconstruction. À moins d’avoir été peint d’après photo, ce que je ne crois pas, ce tableau est donc antérieur à cette date.

Toujours curieux et amoureux de musique, je souhaite emporter avec moi une ou deux productions locales en souvenir de notre séjour et pour l’illustration sonore de mes diaporamas. Comment choisir ?

Je demande conseil à Pelzang qui sélectionne pour moi un disque de musique traditionnelle, interprétée par Drukpa Jigme, à la fois jeune star nationale et directeur adjoint de la Royal Academy for Performing Arts, et un autre du groupe Yewong, une musique plus actuelle.

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Le répertoire traditionnel bhoutanais est surtout composé de zhungdra, la musique classique, et de boedra, la musique de cour. Zhungdra signifie “musique (dra) majeure (zhung)” . Les chants zhungdra sont caractérisés par des notes tenues longtemps, sur un ton méditatif, sans rythme défini. Ils ont généralement été écrits par de grands lamas ou des érudits sur des thèmes religieux. Boedra veut dire “musique (dra) de cour (boe)” , c’était la musique jouée aux temps anciens, à la cour des seigneurs, par les boegarps. D’influence tibétaine, elle connaît un renouveau depuis les années 1950, avec l’arrivée au Bhoutan de réfugiés fuyant leur pays envahi par la Chine en 1949.

Les instruments utilisés pour jouer ces musiques sont étonnamment variés. Il y a le dramnyen, sorte de ukulélé richement décoré, la lim (flûte en bambou), le piwang (violon à deux cordes), le pili-pipi (petite flûte en roseau), le ragdong (longue trompe télescopique de plus de quatre mètres au son très grave), le gyaling (hautbois), les roelm (cymbales), le nga (tambour à deux peaux), les drib tangti (clochettes et petites percussions), le dongkar (conque) et le kangdu (trompette taillée dans un fémur humain).

La musique, comme toute la culture bhoutanaise, est aujourd’hui soumise à de fortes influences extérieures. Les rigsarlu, chansons contemporaines accompagnées par des instruments électrifiés, prennent peu à peu la place de la musique traditionnelle.

*

Vers dix-sept heures, nous rentrons à l’hôtel, ravis de cette magnifique journée.

Une petite remarque sur les hôtels bhoutanais et leur équipement. Les couvertures y sont suffisamment chaudes et épaisses, mais les draps (ceux du dessus, comme ceux du dessous) sont invariablement sous-dimensionnés, il est impossible de les border correctement. Le matin, on se réveille tout empêtré, le corps

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en contact direct avec des matelas douteux. Les oreillers sont plutôt rudes. Dans les salles de bain, les lavabos semblent conçus pour des nains, il faut se casser le dos pour apercevoir son visage dans le miroir. Quant aux serviettes, elles sont immanquablement usées jusqu’à la corde et incapables d’éponger quoi que ce soit.

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Le mausolée de Khyentse Rinpoche

Demain matin, nous quitterons l’hôtel à sept heures pour monter jusqu’à Taktsang, la Tanière du Tigre, l’un des moments les plus forts de notre pèlerinage au Bhoutan. Dans la soirée, il est prévu un dîner chez Rabjam Rinpoche. À cette occasion, et pour faire honneur à nos hôtes, la plupart d’entre nous s’habilleront à la manière bhoutanaise : gho pour les hommes (avec des bonheurs divers), kira ou, au moins, toego, haut de kira (petite veste courte en tissu coloré), pour les femmes.

La nuit dernière a été difficile. J’ai très mal dormi. Mon estomac encore enflammé m’a fait souffrir. Le petit chien noir est aussi revenu se coucher sur le paillasson, devant la porte de notre chambre, il a encore hurlé. Comme la veille, j’ai dû me relever pour le chasser. Mais, cette fois, j’ai compris, c’est le paillasson qui l’attire, son paillasson. Il a l’habitude de passer ses nuits là, devant cette porte, sur cette carpette. Je la relève, et la pose debout contre le mur. C’était la bonne solution ! Dépité, privé de sa confortable couchette, le maudit cabot déguerpit enfin pour de bon.

Ce jeudi matin, nous avons rendez-vous à Kyichu avec Rabjam Rinpoche, arrivé la veille de Bumthang pour diriger un second Droupchen de huit jours “dans la foulée” du précédent à Kurje Lhakhang. Rabjam Rinpoche est jeune, tout comme le sont la plupart des moines et religieux que nous avons pu rencontrer et voir à l’œuvre. Il n’empêche que ces êtres font preuve d’une vitalité hors du commun.

La maison de Rabjam Rinpoche, son domicile principal quand il n’enseigne ou n’officie pas quelque part dans le monde, ce qui est

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plutôt rare, a été construite près du monastère de Satsam Chorten, dans la propriété de Dilgo Khyentse Rinpoche. Sa Sainteté avait souhaité acquérir cette terre quelques mois seulement avant sa mort. Elle y a été incinérée en 1991. Du parc fleuri et parfaitement entretenu, la vue sur la falaise de Taktsang est saisissante.

Le mausolée de Khyentse Rinpoche a la forme d’un grand stupa népalais habillé d’or fin. Haut d’environ cinq mètres, pour trois de diamètre, il est planté au centre d’un carré de marbre blanc de cinq à six mètres de côté, sur lequel on peut “circumambuler” et auquel on accède par trois marches d’escalier. Le stupa est protégé à l’intérieur d’une sorte de caisson en verre. De chaque angle du socle s’élève une colonne de section carrée, en bois brun, décorée de dragons. Sur ces colonnes, repose un toit, carré lui aussi, décoré à la bhoutanaise, et surmonté d’un second, plus étroit, les quatre pointes prolongées de têtes de dragons dorées. À côté, un gyaltshen, une bannière de victoire, domine l’ensemble au sommet d’un mât d’une quinzaine de mètres.

Une belle bâtisse principale sert de lieu d’enseignement et de temple. Quant à la maison de Rabjam Rinpoche, elle est perchée à l’écart, sur une éminence. Dans le garage, quatre voitures : l’incontournable Toyota Land Cruiser, que Rinpoche conduit luimême, une Range Rover d’un modèle déjà ancien, une vieille Mercedes fatiguée et une Jeep de fabrication indienne.

Nous nous recueillons en silence dans ce parc béni.

Je suis en extase devant la vue sur Taktsang. Nous tournons depuis quelques minutes autour du mausolée de Khyentse Rinpoche en bredouillant des mantras, quand on nous demande de remonter dans le car. Direction, le temple de Kyichu Lhakhang où Rabjam Rinpoche nous attend. Il nous servira de guide tout au long de la matinée, un guide particulièrement chaleureux et attentionné, parsemant ses explications historiques ou symboliques

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d’anecdotes sur sa vie personnelle, son enfance auprès de Sa Sainteté, et même de plaisanteries qui nous font beaucoup rire.

On le sent pourtant fatigué par le Droupchen de Bumthang, suivi du long voyage de retour et, aussitôt après, d’un second Droupchen ici même, à Paro. Plus de trente-cinq Droupchen annuels ont déjà eu lieu dans ce temple de Kyichu, nous révèle Rabjam Rinpoche, dont vingt et un dirigés par Khyentse Rinpoche en personne.

Kyichu Lhakhang est, avec Taktsang et Kurje Lhakhang, l’un des trois lieux les plus sacrés du Bhoutan. Nous aurons eu la chance, d’une grande rareté, de les visiter tous les trois et dans des conditions exceptionnelles, de surcroît, puisque sous la houlette d’un des plus grands lamas réincarnés vivants.

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Mausolée de Sa Sainteté Dilgo Khyentse Rinpoche

Kyichu Lhakhang comprend deux temples identiques, accolés l’un à l’autre, mais séparés par plus de mille deux cents ans. Le plus ancien a été construit au septième siècle par le roi Songtsen Gampo. Ce temple faisait partie d’une série de cent huit temples, dont le prestigieux Jokhang à Lhassa (Tibet), qu’il avait fait édifier pour se débarrasser d’une démone gigantesque, étendue sur l’Himalaya. Les temples ont été implantés sur des points choisis du corps de la démone, comme pour une acupuncture tellurique à l’échelle de toute une région. Sa Majesté la reine mère du Bhoutan est à l’origine de la construction du temple jumeau en 1968.

Notre visite commence justement par ce temple plus récent, dédié à Guru Rinpoche, dont une statue monumentale de plus de huit mètres de haut orne le centre. À gauche, une statue de Sa Sainteté Khyentse Rinpoche. Sur les murs, les peintures des Herukas sont protégées des insectes, des poussières et des fumées d’encens par des rideaux jaunes.

De l’autre côté de la cour, où pousse un oranger vivace, dont la présence étonne à cette altitude, l’ancien temple, l’un des deux plus vieux du Bhoutan avec Jampé Lhakhang que nous avions visité à Bumthang, est dédié à Avalokiteshvara (Chenrezi), dont la statue aux mille bras est placée à droite, en entrant. Derrière l’autel, dans une pièce plus profonde, siège majestueusement une imposante statue du Bouddha Shakyamuni dans son costume du Sambhogakaya 58 , couronné d’or et de pierres précieuses.

Dans une pièce attenante, nous découvrons le lit où se reposait Khyentse Rinpoche, tandis que son petit-fils et disciple, Rabjam Rinpoche, enfant, dormait à ses pieds, dans un minuscule recoin, sous la fenêtre.

58 L’un des trois corps de Bouddha, les kayas Le Nirmanakaya, aussi appelé “ corps d’émanation”, est le corps par lequel le Seigneur Bouddha se manifeste en ce monde. Le Sambhogakaya, “ corps de jouissance”, se manifeste uniquement aux bodhisattvas Le Dharmakaya, ou “ corps de vérité” est l’éveil complet ou la sagesse complète du Bouddha, sans origine, au-delà des formes.

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- À cette époque, il n’y avait ni télévision, ni bandes dessinées, nous raconte Rabjam Rinpoche, en soulevant un rideau et découvrant pour nous une vaste image du Zangtopelri, le paradis de Guru Rinpoche, sur l’un des murs de la chambre. Alors, je passais mon temps à examiner cette peinture qui fourmille de détails…

Nous sortons du temple et, dans le jardin qui l’entoure (un peu laissé à l’abandon), nous suivons notre guide vers une petite bâtisse dont il nous apprend qu’elle était l’ancienne résidence de Sa Sainteté. Tout en marchant, Rinpoche joue avec les jumeaux qu’il adore. Tapunui lui enseigne la poignée de mains “à la surfeur”. On claque les paumes l’une contre l’autre, puis poing refermé, on conclut en se boxant gentiment les phalanges. C’est comme un rituel, un signe de reconnaissance. Rinpoche est amusé, il éclate de son beau rire.

La porte est verrouillée. Cela n’entame pas sa bonne humeur.

- Le moine qui s’occupe de cette maison est toujours en vadrouille, ironise-t-il.

En attendant que le fautif réapparaisse, ou que quelqu’un apporte une clé, il s’assied simplement sur le perron, nous regarde en souriant, et nous parle tranquillement.

Tout en l’écoutant, j’observe autour de moi. L’air est frais. Sous un verger, d’innombrables fleurs sauvages jaune d’or parsèment une pelouse mal taillée. Au fond du jardin, un ancien trône en bois, sur lequel Sa Sainteté donnait des enseignements ou pratiquait des rituels en plein air. Sur le bord de la fenêtre, à gauche, trois pots de fleurs. L’un d’eux a dû se briser et je suis surpris de constater qu’il a été hâtivement remplacé par un conteneur Kentucky Fried Chicken en plastique.

Finalement, des bruits se font entendre à l’intérieur de la maison et la porte s’ouvre. Cela rappelle une histoire à notre précieux guide :

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- Il était une fois deux voleurs qui tentaient de pénétrer dans un temple. L’un d’eux renverse quelque chose et le bruit éveille les moines. Que se passe-t-il ? Serait-ce des cambrioleurs ? Le voleur imite alors le miaulement d’un chat. Miaouou… ! Ce n’est qu’un chat, se disent les moines qui se rendorment. Le second voleur, à son tour, fait involontairement du bruit et réveille les moines. Que se passe-t-il ? Serait-ce des voleurs ? Alors, le second voyou de s’écrier : C’est rien, moi aussi je suis un chat !

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Nous entrons dans un large vestibule où nous déposons nos chaussures, avant de nous entasser dans le minuscule temple de la maison. Il contient une statue de Khyentse Rinpoche, assis sur un trône d’enseignement. Contrairement à la tradition artistique bouddhiste, l’œuvre est particulièrement réaliste. La ressemblance avec le modèle est frappante. Rabjam Rinpoche nous confie que, les sculpteurs bhoutanais n’étant pas accoutumés à ce genre d’exercice, la tête de Sa Sainteté a été réalisée à Paris, par les artistes du Musée Grévin, un musée de cire, sous la direction du Musée Guimet, spécialisé dans les arts orientaux.

Dans cette pièce exiguë, Sa Sainteté faisait “tourner la roue du Dharma”, c’est-à-dire qu’il enseignait, pour quelques privilégiés.

Après le pot de fleurs dehors, sur la fenêtre, je suis à nouveau surpris de constater la présence d’une batterie de boissons sucrées (Coca Cola, Sprite, Fanta et autres jus de fruits industriels) devant la statue de Sa Sainteté et sur l’autel, à sa droite. La vie quotidienne au Bhoutan est décidément plus imprégnée de modernisme que je ne l’imaginais, les multinationales y sont déjà bien implantées. Cela m’évoque les enseignes Pepsi Cola, dont l’omniprésence au-dessus des portes des estaminets et des échoppes, jusque dans les endroits les plus reculés du royaume, nous avait frappés. Dans la guerre universelle opposant les deux géants américains du cola, la bataille tardive du Bhoutan semble bien avoir été déjà gagnée 59 .

Nous sommes ensuite autorisés à découvrir le “living-room”, une modeste pièce assez bien éclairée, au plancher de chêne et aux murs tendus de tissu jaune, sur lesquels sont accrochées quelques thangkha. Le mobilier se résume à un canapé couvert de brocart jaune vif, bordé de rouge et de bleu, une petite table basse en bois et un vieux fauteuil.

59 Cet avis s’est confirmé en janvier 2006, quand la société Bhutan Beverages Company Limited (BBCL), distributeur de Coca Cola au Bhoutan, a déposé le bilan, ruinant ainsi près de cinq mille petits actionnaires naïfs qui avaient tout investi dans le prestige d’une marque représentant pour eux le symbole ultime du capitalisme mondial.

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À gauche, un autel occupe la moitié du mur. Sur une étagère, une dizaine de bols d’offrande en métal blanc, pleins d’eau à ras bord, sont encadrés, de part et d’autre, par une bouteille de vin rouge, vide, dans laquelle on a piqué des fleurs artificielles. Sur un autre autel, plus imposant, où je ne compte pas moins de dix-huit bols d’offrandes, sous des statuettes d’êtres éveillés, parmi les vases en cloisonné de style chinois, je remarque d’autres fleurs, tout aussi factices, plantées dans un flacon plastique de liquide vaisselle. Je ne peux pas m’empêcher de trouver cela regrettable. N’y a-t-il pas, dans ce recyclage inattendu des déchets de la civilisation industrielle, les premiers signes de pollution et de dégradation d’une culture ayant poussé la liturgie et les arts sacrés jusqu’à leur perfection ? Puis, je me dis que tout cela ne me regarde pas, qu’il faut s’abstenir de juger. J’essaie de me convaincre que, le plus

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Le living-room de Khyentse Rinpoche, respectueusement conservé

important, c’est l’intention, la générosité et l’attitude de cœur. Qu’importe le flacon…

Attenante, la chambre du Maître, assortie d’une petite salle de bains aujourd’hui désaffectée, est plus modeste encore avec seulement deux fins matelas individuels en laine et toile rayée, tout ce qu’il y a de plus classique, posés à même le sol contre les murs et recouverts de tapis. J’ignore s’il s’agit de la couche de Khyentse Rinpoche soi-même, ou si c’est celle du moine gardien des lieux mais, quoi qu’il en soit, l’ensemble, relativement bien sauvegardé, est d’une extrême simplicité.

Vers midi moins le quart, nous quittons Kyichu pour Dungtse Lhakhang, la “maison chorten” de Thangtong Gyelpo, en face, sur la rive gauche de la Paro Chhu. Le célèbre bâtisseur de ponts et constructeur de bacs du quinzième siècle avait dédié sa vie à relier les hommes entre eux.

*

L’étonnante variété de ses talents a parfois conduit les spécialistes à présenter Thangtong Gyelpo comme une sorte de Léonard de Vinci de l’Himalaya, tout à la fois sculpteur, peintre, ingénieur, musicien et poète. C’était un grand voyageur et un yogi accompli.

La tradition se souvient surtout de lui pour ses compétences en architecture et les nombreux ponts métalliques qu’il construisit, ce qui lui valut le surnom de Chagzampa, “le Bâtisseur de ponts en fer”. Il s’agissait de ce que l’on appelle aussi des “ponts de chaînes”, dont quelques vestiges sont aujourd’hui exposés au musée national du Bhoutan à Paro.

En raison de son comportement peu conventionnel et de son excentricité, il était aussi connu sous le nom de Lungton Nyonpa, “le Fou

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de la vallée vide”. Mais, on le désigne aussi comme le Droubthob, c’est-àdire “le Réalisé”, “l’Accompli”, ce qu’il était assurément.

Thangtong Gyelpo était un enfant prodige qui maîtrisa l’écriture et les arts dès son plus jeune âge. Il réussit d’abord dans les affaires, mais, un jour, il fit don de ses richesses à un chef local en échange de la grâce de sept condamnés à mort. Cet épisode marqua un tournant dans son existence. Par la suite, il fut considéré comme une émanation vivante de Chenrezi, le bodhisattva de la compassion.

Il vécut quelque temps à Lhassa, au Tibet, à la cour du Deb Desi, dont la fille l’avait pris sous sa protection. La princesse lui commanda plusieurs peintures et sculptures parmi lesquelles une statue en or de Milarepa. Il était aussi un peu médecin et apothicaire, fabricant de pilules de longue vie. C’est la raison pour laquelle, la colline de Chakpori où il a vécu près de Lhassa fut choisie pour y édifier, au dix-septième siècle, le premier institut officiel de médecine tibétaine.

La vocation de bâtisseur de ponts de Thangtong Gyelpo naquit un jour, quand on lui refusa la traversée d’une rivière sur un bac à cause de sa dégaine débraillée et hirsute. Il fut purement et simplement jeté à l’eau. Par la suite, il consacra sa vie à construire des ponts et des bacs sur les cours d’eau pour faciliter les communications entre des vallées et des villages inaccessibles, et contribuer ainsi à la propagation du bouddhisme.

Ses premières expériences furent marquées par de nombreux revers, et souffrirent surtout du manque de moyens financiers. Cela ne le découragea nullement. C’est ainsi qu’il décida de composer et de mettre en scène le premier opéra musical tibétain de l’histoire, Ache Lamo, dont les profits devaient lui servir à financer ses ponts. Cet opéra connut un immense succès. De nos jours, il est encore monté lors des fêtes du Nouvel an ou pour de grandes occasions.

Thangtong Gyelpo construisit au total une soixantaine de ponts métalliques, à peu près autant de ponts en bois et établit plus de cent liaisons par bac. Il voyagea énormément, visitant le Sikkim, l’Assam, le Ladakh, l’Arunachal Pradesh et le Bhoutan à la recherche de minerai de

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fer et de nouveaux ponts à lancer sur les cours d’eau de la région. Le personnage est toujours très populaire, dont les exploits sont glorifiés dans les chansons folkloriques.

Au Bhoutan, Thangtong Gyelpo a construit huit ponts et les deux temples de Tachogang et de Dungtsé à Paro. Durant ses fréquents et longs séjours au Bhoutan, il prit femme en la personne de Droubthob Zangmo, la tante du terton Pema Lingpa, qui lui donna plusieurs fils. Leurs descendants vivent toujours au monastère de Tachogang.

*

La “maison chorten” de Dungtse, construite par Thangtong Gyelpo en 1421, est, elle aussi, toujours occupée et entretenue par ses descendants. Elle est située au pied d’une colline abritant un naga 60 , dont elle protège la vallée des influences négatives. Sa structure est assez inhabituelle, car elle combine à la fois les éléments architecturaux d’un temple et ceux d’un chorten. Les seuls édifices bhoutanais construits selon le même schéma sont le Jigme Memorial Chorten à Thimphu et le chorten de Nyizergang à Punakha.

L’ensemble est en assez piteux état. Le jardin est à l’abandon, il y pousse toutes sortes d’herbes plus ou moins mauvaises, dont une menthe sauvage qui exhale son frais parfum quand nous la piétinons. Près d’un moulin à prières, un oranger est en fleurs. Sur la route, à côté, un groupe de petits chevaux bâtés défile lentement sur un fond de collines verdoyantes. Tout cela compose une image très bucolique.

À l’intérieur du chorten, l’obscurité est presque totale. Nous y entrons pieds nus, naturellement. Le sol est gelé. Un vieux moine, équipé d’une aiguière en métal gris, nous verse une goutte d’eau lustrale dans le creux de la main, comme à chaque entrée de temple. Puis, sur une file et à tâtons, nous grimpons tant bien que mal trois

60 Energie démoniaque.

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étages, entassés sur des escaliers abrupts et glissants, dans un noir quasi absolu. Ici aussi, les murs sont occultés par des rideaux de protection. Je soulève un coin du voile et, dans le faisceau lumineux de ma lampe électrique, j’entrevois furtivement quelques images, dont certaines franchement coquines. Des danseuses nues, jambes largement ouvertes.

J’apprendrai plus tard que les parois de ce temple sont, en réalité, ornées des peintures parmi les plus extraordinaires du Bhoutan et même de toute la région des Himalayas. Au rez-de-chaussée, les cinq Bouddhas de méditation, les diverses formes de Chenrezi (Avalokiteshvara), Guru Rinpoche et d’autres personnages parmi lesquels Thangtong Gyelpo soi-même, fondateur de ce temple. Au deuxième étage, des visions du bardo, l’état intermédiaire entre mort et renaissance. À l’étage supérieur, les grandes divinités tantriques et les quatre-vingt-quatre saints indiens, les Mahasiddhas, qui furent les premiers à recevoir les enseignements du Vajrayana. Il y a également des représentations de Marpa, Milarepa, Gampopa et Tsangpa Gyare, fondateur de l’école Drukpa Kagyu au douzième siècle.

Comment a-t-il été possible de réaliser de tels chefs-d’œuvre, avec si peu d’éclairage et de recul ? Mystère !

Quelques minutes plus tard, nous ressortons à l’air libre, malheureusement frustrés d’en avoir vu si peu. Mes pieds sont tellement glacés que j’ai l’impression d’avoir arpenté la banquise.

Comme il se doit, nous contournons le chorten par la gauche avant de le quitter. Derrière, le bâtiment est adossé à la colline. Un espace étroit ne permet le passage que d’une seule personne à la fois. Une cavité dans la roche est censée matérialiser la gueule du fameux naga. Rabjam Rinpoche, qui nous a rejoints, nous apprend que le monstre n’est pas mort, il est seulement tenu en respect par le chorten. Quelques années plus tôt, un chantier de construction de route, au sommet de la colline, avait été interrompu à la demande

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expresse de Khyentse Rinpoche. Les travaux perturbaient les flux d’énergie positive du chorten et risquaient de libérer la puissance nocive du naga. Les autorités n’ont fait aucune difficulté, l’avis de Sa Sainteté ne pouvait pas être mis en doute.

Vers midi et demi, Rabjam Rinpoche nous quitte. Il repart au volant de sa Land Cruiser flambant neuve dans laquelle quelques moines semblent heureux de s’entasser. Parmi eux, l’Irlandais Sean et la Néerlandaise Ani. Eux aussi sont revenus de Bumthang, avec Kongtrul Rinpoche et son épouse. Ils habitent le même hôtel que nous.

Après un déjeuner sur le pouce dans un petit restaurant en ville, Graziella et moi rentrons à l’hôtel en taxi, tandis que les autres laissent à nouveau libre cours à leur frénésie consumériste dans les

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échoppes de Paro. Le trajet en taxi (environ un quart d’heure, pour neuf kilomètres et cent ngultrums, un peu moins de deux euros) est une expérience à éviter autant que possible. Les taxis bhoutanais sont généralement minuscules. Ils me font penser à des monospaces qui auraient rétréci au lavage. Toute trace de suspension ou d’amortisseur ayant disparu avec les dinosaures, on y est secoué comme de la salade dans un panier. Pour couronner le tout, notre chauffeur apprécie la musique régionale, un titre en particulier, qu’il repasse en boucle, le volume du son au maximum. Nous sommes vraiment soulagés quand il nous dépose à l’hôtel pour une courte sieste bienvenue. Je pense avec compassion à tous ces mêmes petits taxis, croisés pendant notre périple au Bhoutan, et surtout à leurs passagers, contraints de s’y entasser avec armes, bagages, et souvent animaux, pour d’interminables et épuisantes séances de tape-cul. Dans l’après-midi, tout le monde est rentré. Notre programme de la journée va s’achever dans les ruines de Drukgyel Dzong situées à six kilomètres de l’hôtel, plus loin, au fond de la vallée, au terme de la route goudronnée.

Le dzong, édifié en 1647 pour célébrer une victoire sur des envahisseurs tibétains, a entièrement brûlé en 1951. Il n’a pas été reconstruit. Ses décombres, qui dominent le joli village de Tsento, sont plutôt sinistres et n’offrent que peu d’intérêt, si ce n’est un point de vue sur le cône glacé du Jomolhari (sept mille trois cent seize mètres) quand le ciel est dégagé (il ne l’est pas vraiment), en amont, et un superbe panorama sur la vallée de Paro avec ses rizières en terrasses, en aval.

Des enfants curieux s’approchent du car. Ils espèrent une friandise ou un cadeau. Ils sont mignons, mais d’une saleté repoussante. Les mouches ont malheureusement colonisé ce petit

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village d’agriculteurs. Elles se posent sur les visages des enfants, aux coins des yeux et des lèvres, pompant le liquide jaunâtre qui leur coule du nez. Les pauvres gamins n’essaient même plus de les chasser. Elles envahissent aussi le car, tapissant le plafond et les sièges de dizaines de petites taches noires. Nous les repoussons tant bien que mal par les vitres, mais, sans pouvoir éviter d’en rapporter quelques-unes avec nous jusqu’à l’hôtel.

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Cultures en terrasses au fond de la vallée de Paro

Taktsang, le miracle de pierre

À l’aube de la dernière journée de notre séjour au Bhoutan, Paro s’éveille sous la pluie et dans la grisaille. Des nuées s’accrochent sur les falaises de Taktsang que nous projetons d’escalader aujourd’hui. Après trois jours de magnifique soleil à peine voilé de temps à autre, la pluie nous rattrape. Notre ascension pourrait bien s’effectuer dans des conditions semblables à celle de Tharpaling, la semaine dernière à Bumthang. Heureusement, le pire n’est pas encore certain, le temps change extrêmement vite en montagne et nous sommes en mai. La mousson et les fortes précipitations n’arriveront que dans deux ou trois semaines.

J’ai passé une nouvelle nuit pénible. Depuis notre départ de Tahiti, je ne me rappelle pas avoir bien dormi une seule fois. Seraitce l’angoisse du retour et des soucis qui m’attendent qui me broie déjà l’estomac ? Serait-ce encore l’effet de cette gastro’, aggravé par une nourriture que je supporte mal (depuis trois jours, je me contente de riz et de quelques morceaux de légumes) ? Serait-ce la puissante énergie des lieux ?

Les chiens ont particulièrement aboyé cette nuit. Quand j’ai pu enfin fermer l’œil, des cauchemars m’ont poursuivi.

À la fin des années 1980, en France, au monastère de Nyima Dzong dans les Alpes-de-Haute-Provence, j’avais fait la connaissance d’un jeune sculpteur bhoutanais. Il passait là quelques mois avec trois autres artistes de son pays, pour participer à la création et à la décoration des statues d’un nouveau temple. Nous ne nous sommes rencontrés que quelques minutes à peine, mais je devais lui plaire. Il m’avait offert un trésor, une photographie

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d’assez mauvaise qualité qu’il portait sur son cœur et sur laquelle on découvrait un incroyable petit monastère accroché au flanc d’une falaise de pierre nue, sous la neige.

C’était Taktsang.

J’avais été sensible à cette offrande et j’avais toujours conservé la photo avec respect, mais sans réellement y attacher d’importance et sans chercher à en savoir plus. L’édifice m’avait semblé extraordinaire, mais je n’avais certainement pas conscience de son importance particulière dans la tradition du bouddhisme vajrayana. En dépit de sa situation et de sa beauté époustouflantes, je croyais innocemment qu’il s’agissait d’un monastère parmi tant d’autres, dans une région de haute montagne si riche en sanctuaires.

Ignorance !

Ce vendredi, dernier jour de notre pèlerinage, c’est donc le grand moment, nous allons monter à Taktsang.

De notre hôtel, sur la falaise gris sombre, nous apercevons de minuscules points blancs, à huit cents mètres au-dessus de la vallée de Paro. Avec des jumelles, on distingue clairement le monastère et ses quelques dépendances, ainsi que la “cafétéria”.

En raison de son départ anticipé, ‘Lena a eu la primeur de la randonnée deux jours plus tôt. Elle nous a rassurés sur la difficulté et les risques de l’ascension. Incapable de monter jusqu’à Tharpaling, elle n’a pourtant pas eu trop de peine à atteindre Taktsang et à en revenir en seulement quelques heures, accompagnée du Sergent Garcia. Le chemin a été aménagé et sécurisé, nous a-t-elle confirmé, il n’y a plus de problème de vertige. En revanche, elle a souffert du soleil, très mordant à ces altitudes.

Nous avons donc décidé de partir tôt et d’effectuer notre ascension à la fraîche, vers sept heures du matin. Il est possible de louer des montures, chevaux, ânes ou mules, pour une partie de l’excursion. Certains d’entre nous, dont moi, ont passé commande. Pas tant pour éviter de marcher - je me sens en réalité dans une

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forme physique oubliée depuis des années, mais plutôt pour l’agrément d’une balade à cheval dans la montagne et la curiosité de vivre une telle expérience.

Hier soir, de gros nuages noirs se sont amassés sur la vallée de Paro. Pendant la nuit, l’orage a grondé et il a beaucoup plu. Quand nous quittons l’hôtel, à sept heures et demie, la pluie a cessé, mais le ciel est très couvert, les montagnes restent enfermées dans la brume et il fait plutôt froid. Décidément, nos courses en montagne semblent marquées par le mauvais temps et nous regrettons le beau soleil de ces derniers jours.

La porte étroite vers Taktsang

« Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition et nombreux sont ceux qui y passent, mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie et il en est peu qui les trouvent. »

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Le car nous dépose au pied de la vénérable montagne grâce à une route goudronnée, récemment tracée, qui nous épargne la longue approche à pied et abrège la durée de la randonnée de deux bonnes heures. Dans les lacets qui montent en pente assez raide, nous sommes surpris de dépasser “nos” chevaux, qui progressent à leur rythme vers le lieu de rendez-vous.

Après seulement quinze minutes, le car débouche dans une clairière, au milieu des sapins. Il y a là un modeste bâtiment en bois et une vaste esplanade pour garer les véhicules. C’est de cet endroit que le sentier vers Taktsang, large d’environ trois mètres, s’enfonce dans la forêt dans un silence presque parfait, seulement émaillé des chants de nombreux oiseaux et du bruissement d’un ruisseau s’écoulant à proximité.

Les plus pressés d’entre nous entreprennent aussitôt leur ascension. Il fait plutôt frisquet. Par précaution, j’ai revêtu mon anorak en goretex, car le ciel est menaçant. Nous attendons les chevaux. Il y a là Hinerava, les jumeaux, Ani et moi. La nonne connaît déjà Taktsang, mais elle a décidé de profiter de l’occasion pour y retourner. Je l’observe et l’admire. Son corps, épaissi et raidi par l’âge, semble incapable de mener un tel effort à son terme. Hélène a, elle aussi, réservé une monture, mais, frigorifiée, elle a préféré commencer à marcher. Au bout de quelques minutes à frapper de la semelle dans la clairière et ne voyant toujours rien paraître, c’est également ce que je décide de faire. Je m’engage résolument dans le sentier, sac à dos solidement arrimé, bonnet de laine sur la tête et chaussé de sandales. Plus tard, il se confirmera que c’était le bon réflexe. Malgré l’heure précoce, l’homme des chevaux avait déjà bu plus que de raison, il était ivre et se présenta au rendez-vous avec plus d’une heure de retard.

Le sentier s’ouvre dans la forêt. Il grimpe d’abord gentiment, mais la pente s’accentue rapidement pour devenir plutôt abrupte pendant la majorité du parcours que l’on effectue en moyenne en une heure et demie. C’est assez sportif, mais je me sens bien. Très

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vite, c’est normal à une telle altitude (entre deux mille cinq cents et trois mille mètres), les battements de mon cœur s’accélèrent fortement, mais je ne perds pas le contrôle de mon souffle. C’est dur, mais je me sens des forces inhabituelles, respirant l’air vif par le nez et le rejetant par la bouche. La fraîcheur est finalement idéale pour un tel effort.

Je rejoins d’abord Hélène qui progresse comme elle peut, puis Graziella, qui n’est pas dans son assiette, mais se comporte malgré tout de façon admirable. Je dépasse ensuite Libor et le moine Sean, Martin et Teura. Poursuivant mon ascension à une allure soutenue, je rattrape enfin Isabelle et Thierry, qui n’en peut déjà plus et souffle comme un bœuf, la bouche grande ouverte. Je traverse une forêt

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Comme des chevaliers montant la garde

mélangée de conifères et de feuillus. C’est un dégradé de verts d’où émerge, ici ou là, la splendide flamme rouge d’un rhododendron en fleurs.

La forêt s’éclaircit soudain, et je débouche sur un faux plat dégagé. Posé sur un rocher, un moulin à prières abrité sous un petit toit carré en forme de chorten. Comme des chevaliers tenant fièrement leurs étendards, une troupe de bannières monte la garde. Je comprends que je pénètre dans un domaine hors du temps.

Totalement isolé sur cette montagne, il n’y a plus devant moi que Jean-Yves et Laure. Ils m’apparaissent furtivement de temps à autre, quelques centaines de mètres plus haut, au détour d’un virage, au travers d’une trouée dans les arbres. Comme ils font une pause pour récupérer un peu, j’arrive jusqu’à eux. Ils m’offrent de l’eau. Maladroit, j’ai perdu ma bouteille dans la montée. Ils repartent à l’assaut, mais, je dois, moi aussi, souffler un moment. Ils disparaissent à nouveau, je ne les reverrai plus.

Un quart d’heure plus tard, après un long passage relativement plat qui me permet de reprendre mes esprits, j’atteins déjà la cafétéria, étonné d’avoir progressé aussi vite. J’imaginais le célèbre restaurant de montagne plus proche du but qu’il ne l’est en réalité, c’est-à-dire aux deux tiers environ du trajet.

Je n’ai pas rencontré âme qui vive, si l’on excepte un cheval blanc en liberté, image incongrue sur ces hauteurs, mais signe particulièrement favorable et auspicieux à ce que l’on dit - et de deux chiens jaunes ressemblant à des renards.

Le promontoire sur lequel la cafétéria repose est censé offrir un point de vue formidable sur les temples de Taktsang. Malheureusement, ce matin, on ne voit rien. La nature est emprisonnée dans un épais brouillard ouaté, la visibilité est limitée à quelques mètres.

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L’ascension reprend derrière la petite auberge, sur un sentier très raide et étroit pendant environ quinze à vingt minutes. Je ressens ma solitude de façon bizarre dans cet endroit inconnu. Mes compagnons sont encore loin derrière. Je ne m’explique pas l’aisance avec laquelle je suis parvenu jusqu’ici, malgré mes cinquante-six ans et mon manque d’entraînement, malgré l’altitude. C’est comme si j’étais porté par je ne sais quelle énergie magique. Je ne me sens absolument pas fatigué, étrangement bien. J’inspire l’air de toutes mes forces. Sa fraîcheur et sa vitalité m’inondent jusqu’au tréfonds. Il s’infiltre jusque dans les plus minuscules bronchioles, les purifiant de leurs pollutions. L’altitude l’appauvrit en oxygène, mais je le sens enrichi d’éléments subtils et précieux. J’inhale aussi le silence, les chants des oiseaux, la brume, je m’emplis au maximum de cet instant béni.

Une apparition auspicieuse

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Quant à Jean-Yves et Laure, je les imagine devant, au large. Je trouve tout de même surprenant de ne plus les apercevoir, même lorsque mon regard capte une perspective fugace entre les arbres.

Le silence est profond et l’ambiance fantomatique quand je parviens au sommet de la côte. Sur la colline, à gauche, je devine une maison. Des chiens aboient violemment, j’en ai la chair de poule. Que m’arriverait-il si je me trouvais seul, face à face avec des molosses enragés, sans personne pour me venir en aide et dans l’incapacité de fuir ? Malgré le froid, l’effort m’a échauffé. J’ai quitté mon anorak et l’ai plié dans mon sac. La marche se poursuit ensuite sur un terrain un peu plus plat, au milieu de grands arbres couverts de cheveux de sorcière, dans une ambiance irréelle, moitié Excalibur, moitié Grand Meaulnes. Les cris des chiens se sont heureusement perdus au loin et je débouche de la forêt sur une avancée rocheuse en face du vide. Des marches en descendent en zigzag, s’enfonçant dans la brume le long d’une interminable falaise escarpée.

Une pause, je reprends ma respiration. Je sais que j’ai atteint la dernière phase de mon approche. Je sais que le monastère est en principe bien visible depuis l’endroit où je me trouve. Je sais que les marches qui descendent devant moi mènent à un petit pont au-delà duquel il faudra ensuite remonter de l’autre côté, pour atteindre le monastère. Je maudis intérieurement ce brouillard et cette grisaille qui m’interdisent tout spectacle et toute prise de vue.

Je m’apprête à m’engager dans la descente quand la bénédiction se manifeste. En quelques secondes, la brume s’évanouit comme on soulève un voile et Taktsang m’apparaît dans toute sa sublime beauté, si proche que j’ai l’impression de pouvoir le toucher du doigt. Joyau serti dans la falaise de granit, chef-d’œuvre d’architecture, mystère de construction. Je suis seul, tout seul à contempler cette splendeur dans un silence absolu.

Je peux à présent voir tout le chemin qui me sépare encore du but. Personne ! Où donc sont passés Jean-Yves et Laure ?

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(j’apprendrai plus tard qu’ils se sont étrangement perdus sur le chemin, ils ont fait un détour imprévu et n’ont atteint le monastère qu’un long temps après moi).

Il faudrait le talent d’un maître pour décrire ce que je vois et ce que je ressens à cet instant. Immobile, je reste là quelques minutes en contemplation, comprenant que j’ai la chance de vivre un instant rare et précieux, dans des conditions aussi exceptionnelles qu’imprévues. Puis, je me mets à photographier ce miracle de pierre.

La petite image que m’avait offerte le jeune sculpteur bhoutanais me revient à l’esprit. La vie est bien étrange. Quelle bénédiction d’être ici, après toutes ces années ! Comment aurais-je alors pu penser que je me trouverais, un jour, face à face avec ce prodige ?

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J’ignore combien de temps la magie a duré. D’un seul coup, comme il s’était levé, le rideau de brume est retombé et Taktsang s’est à nouveau voilé dans son mystère.

*

Taktsang, la Tanière du Tigre, est un des sites les plus vénérés du bouddhisme tibétain.

Au huitième siècle, Guru Rinpoche était au Bhoutan à l’invitation du roi du Bumthang, Sendha Gyalpo, dont il avait épousé la fille, la princesse Tashi Khyiden. Le Précieux Maître se rendit jusqu’à Taktsang en volant sur le dos d’une tigresse (d’où le nom). Il y resta trois mois, méditant dans une grotte et convertissant la région de Paro au bouddhisme.

En 853, Langchen Pelkyi Sengye, disciple tibétain de Guru Rinpoche, vint lui aussi méditer à Taktsang. Il baptisa Pelphug, la grotte dans laquelle son Maître l’avait précédé. De nombreux saints vinrent ensuite méditer dans ce lieu béni, notamment Milarepa et Thangtong Gyelpo.

Au quatorzième siècle, un premier temple fut construit à Taktsang Pelphug par le lama tibétain nyingma Sonam Gyeltshen. Comment ? Comment, sans moyens techniques, sans source d’énergie, a-t-on pu élever des murs dans un tel endroit ? Il a fallu pour cela une volonté et une force spirituelle incroyables. Cela prouve, en tout cas, que rien n’est impossible à l’être humain inspiré par une foi profonde et soutenu par l’énergie de la Tradition.

Bien plus tard, en 1645, le monastère fut offert au Shabdrung Ngawang Namgyel qui s’y rendait en compagnie de son maître nyingma Rinzing Nyingpo. Le Shabdrung souhaitait ardemment y construire un édifice plus important, mais il ne put jamais concrétiser son projet. Il fallut attendre un demi-siècle, en 1692, pour que Tenzin Rabgye fasse construire le monastère qui subsista jusqu’en 1998. Cette année-là, au mois d’avril, le monastère a brûlé. Ce fut un désastre, profondément ressenti par toute la communauté bouddhiste. Une souscription

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internationale, une aide du gouvernement et un dévouement absolu de la population locale permirent la reconstruction des bâtiments, plus beaux encore, et enrichis d’une aile supplémentaire.

Dominant Taktsang Pelphug, il y a trois autres sanctuaires, mais leur accès est plus compliqué.

*

Avec respect et précaution, je descends les marches bordant le précipice sans fond, mais il n’y a aucun danger. La pluie a cessé depuis le petit matin et l’escalier taillé dans le granit est sec et sûr. Les endroits les plus étroits et vertigineux sont désormais protégés par de solides garde-fous en béton, peints en marron.

Tranquillement, je parviens en bas, au petit pont en bois qui enjambe la sainte cascade où, selon la tradition, Yeshe Tsogyal avait frappé son rosaire contre la paroi, faisant jaillir une source.

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La source de Yeshe Tsogyal

Yeshe Tsogyal (757-815) était considérée comme une émanation d’Arya Tara et de Vajrayogini, incarnée sous forme humaine pour aider à la diffusion du bouddhisme vajrayana et assister Guru Rinpoche. On la présente, le plus souvent, comme une noble danseuse, comme une dakini ou même la reine des dakinis. Née princesse dans la région de Kharchen au Tibet, elle passa une grande partie de sa jeunesse à éconduire ses nombreux prétendants venus des principautés voisines, jusqu’à ce que le roi Trisong Detsen la prenne auprès de lui avant de l’offrir comme épouse à Guru Rinpoche. Elle le servit avec beaucoup de dévotion pendant son séjour au Tibet, tout comme Ananda l’avait fait pour le Bouddha Gautama.

Yeshe Tsogyal fut aussi le scribe de Guru Rinpoche. Dotée d’une mémoire exceptionnelle, elle conservait ses enseignements oraux dans un langage codé, quelque chose comme une sorte de “sténo dakini” . Certains de ces enseignements se présentent sous la forme d’un dialogue entre elle et le Guru. Elle rédigea de nombreux textes, parmi lesquels le Bardo Thödol, dont la plupart furent cachés puis retrouvés par la suite comme trésors spirituels par des terton. C’est aussi à elle que l’on doit l’une des plus importantes biographies de Guru Rinpoche, le Pema Kathang.

Bien qu’elle soit souvent considérée dans l’imaginaire populaire comme une dakini de Guru Rinpoche ou simplement son épouse, Yeshe Tsogyal était un être éveillé, hautement réalisé, qui a finalement atteint le même niveau d’accomplissement que le Précieux Maître soi-même. Elle fut la parfaite personnification de son nom que l’on pourrait traduire par “Reine de la Sagesse vaste comme l’Océan”. Elle est aussi connue sous le nom de “Reine de la Joie suprême” et, après le départ de Guru Rinpoche du Tibet, elle consacra le reste de son existence à l’éveil et à la compassion. Elle avait le pouvoir de guérir les lépreux par l’imposition des mains. À la fin de sa vie, elle épousa même un lépreux et se dévoua entièrement à lui. Lorsqu’elle mourut, nous dit la tradition, elle s’est

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miraculeusement dissoute en rayons de lumière dirigés vers Zangtopelri, le palais cuivré de Guru Rinpoche.

Yeshe Tsogyal est généralement représentée assise ou à genoux sur un disque de lune posé sur un trône de lotus à la gauche du Guru.

*

Près de la source, il y a de nombreuses bannières de prières, un petit chorten carré. Sur la gauche, à la sortie du pont, une volée de marches très raide conduit à un ermitage de forme verticale, lové dans une anfractuosité du rocher, à peine plus grand qu’une cabine téléphonique. Un vieux moine y achève sa vie, reclus et dans le silence.

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À droite, un autre escalier mène au sanctuaire. Je m’y engage avec émotion et respect. Il n’y a toujours aucun bruit, à l’exception du murmure de la chute d’eau. C’est un autre monde, de féerie et de beauté. La brume s’est définitivement levée, le monastère est là, je peux maintenant le voir au-dessus de moi. Je commence à gravir les marches, passant à côté d’un petit baraquement en bois où je devine des êtres en plein sommeil, des moines peut-être, ou des gardiens. Puis, traversant un premier portail, j’arrive devant l’entrée de Taktsang. Toujours seul, tremblant d’émotion et aussi un peu de froid, j’admire quelques instants les peintures qui ornent les murs de l’entrée, de chaque côté de l’escalier abrupt qui monte jusqu’à un premier niveau. Il y a là une magnifique cloche en bronze suspendue, avec son lourd marteau en bois.

Personne en vue. Surpris de cette absence de vie, je ne sais que faire, à part apprécier au maximum cette opportunité incroyable de disposer de Taktsang pour moi seul. J’escalade jusqu’en haut plusieurs escaliers bordés de portes cadenassées et couvertes de rideaux colorés. D’une petite terrasse, mon regard embrasse l’immensité du paysage et de la vallée de Paro. En me penchant, je suis pris de vertige. Un simple muret à mi-hauteur me sépare de l’abîme : huit cents mètres de falaise à pic. Je m’assieds en contemplation, savourant mon bon karma. Il fait maintenant très froid. Nous sommes à trois mille mètres d’altitude. J’enfile le blouson polaire que je transportais dans mon sac. Les magnifiques toits dorés du monastère m’éblouissent.

Je ne pense plus à rien.

En face, de l’autre côté du vide, j’aperçois les escaliers que je viens d’emprunter, toujours déserts. Je suis arrivé depuis vingt bonnes minutes. C’est étonnant. Où sont les autres ? Comment ai-je pu prendre autant d’avance sur eux, sur une si courte distance ? Je n’ai pas le sentiment d’avoir marché si vite et j’ai même pris tout le

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temps de m’arrêter pour photographier. Aurais-je été porté par des ailes invisibles ?

Une silhouette, finalement, apparaît sur le promontoire d’où j’ai aperçu Taktsang pour la première fois. Elle est précédée par un chien. Je suis fort surpris de reconnaître Graziella. Souffrante, fatiguée, elle a pourtant semé tous les autres. Je l’observe, tandis qu’elle descend les marches avec précaution. Je lui fais signe depuis ma terrasse. Elle m’aperçoit et me répond. Quelques minutes plus tard, elle me rejoint et nous restons là un long moment, assis, immobiles et silencieux, buvant quelques gorgées d’eau fraîche et grignotant une barre chocolatée.

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La sonnette de l’entrée

Alors, sorti du néant, apparaît soudain un Bhoutanais en gho, égrenant un chapelet et récitant des prières. La stupeur se lit sur son visage. Il ne cesse pas de réciter ses mantras, mais on voit bien qu’il se demande ce que nous faisons là. Nous essayons de savoir où sont les moines ou les gardiens du monastère, mais il ne semble pas comprendre l’anglais. Il reste là, debout, figé, les yeux braqués sur nous, ne cessant de psalmodier comme devant une apparition. Quand je lui demande où est le temple, lhakhang, un des seuls mots bhoutanais que je connaisse, il sort soudain de son hébétude et nous désigne l’étage inférieur. Nous reprenons nos sacs, redescendons les escaliers et longeons le bâtiment jusqu’à l’extrémité d’un passage séparé de l’abîme par un garde-fou en pierre. Une porte est ouverte, devant laquelle est rangée une paire de chaussures de montagne. Nous laissons nos sandales à côté et pénétrons dans un vestibule éclairé par d’étroites fenêtres donnant sur le vide.

C’est un nouveau ravissement. Un temple magnifique s’offre à nos yeux. À gauche, devant des statues de Guru Rinpoche, un autel somptueux, garni de torma 61 multicolores et de quatorze bols d’offrande en argent d’une taille inhabituellement gigantesque. Au fond, la roche brute, sur laquelle les artistes ont peint directement. À droite, d’autres peintures sur le mur donnant sur le vide, tout aussi superbes. Au milieu de ce mur, une fenêtre à laquelle un trône de lama tourne le dos, et à côté une petite tablette où sont placés des objets rituels (dorje, tilbou, fleurs, cymbales…)

Aux pieds de ce trône, une jeune Bhoutanaise vêtue d’une kira est assise, jambes croisées, sur le plancher en bois impeccable. D’une grâce et d’une beauté peu communes, elle prie les yeux fermés. On perçoit son doux murmure.

Comme il se doit en entrant dans un temple, nous nous prosternons trois fois, en faisant le moins de bruit possible pour ne pas la déranger, puis nous nous asseyons dans un coin, sur un tapis, 61 Offrandes sculptées dans du beurre coloré.

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et restons là, à méditer en silence. Graziella a froid et elle éprouve un besoin pressant. Elle se trémousse. À chacun de ses mouvements, son anorak crisse, déchirant la quiétude ambiante. N’y tenant plus, elle finit par se lever et quitte le temple. Pendant quelques longues minutes, je reste alors seul avec la jeune femme, osant à peine jeter un coup d’œil sur sa silhouette noble et altière, à la fois modeste et recueillie. Qui est-elle ? Elle a la peau fine et nacrée de la princesse rencontrée au Bumthang et si rare chez les femmes bhoutanaises. Que fait-elle ici, seule, aussi tôt, dans un monastère d’hommes ? Le spectacle qu’elle m’offre et le mystère qui l’enveloppe me transportent. Je reste assis sans rien dire, sans penser, sans même prier, appréciant simplement ce moment magique qui va s’évanouir d’une seconde à l’autre.

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Deux Bhoutanais en gho, accompagnés d’un touriste (un jeune Américain d’origine coréenne qui se retrouvera étrangement être notre voisin dans l’avion le lendemain) débarquent dans le temple. Ils se prosternent six fois avant de donner quelques explications à leur client. Ils ne s’embarrassent pas de la même délicatesse, leur présence rompt aussitôt le charme. Curieusement, la jeune femme ne semble aucunement troublée par leur bruyante intrusion.

C’est alors que les gardiens du monastère font enfin leur apparition. Des militaires en civil. Compte tenu du mauvais temps, ils pensaient que personne n’approcherait d’aussi bon matin et avaient pris leurs aises. Voilà l’explication de mon incroyable liberté de mouvement. Jamais mon arrivée à Taktsang n’aurait pu, n’aurait dû être aussi solitaire. Ils semblent surpris et contrariés de me découvrir dans le temple, moi, la preuve de leur négligence. Ils se tiennent là, sans rien dire, tant que je demeure assis, respectant ma méditation, mais, quand je me lève et que je remets mes chaussures pour partir, l’un d’eux m’interpelle et me demande où est mon guide et mon permis.

Taktsang n’est pas ouvert à tous les touristes, il faut une autorisation spéciale pour y pénétrer. Je leur explique que mon guide, Pelzang, est resté avec les autres membres du groupe, en arrière, et qu’il va bientôt arriver. Ils sont visiblement fâchés et méfiants. J’ai alors l’idée de prononcer le nom de Rabjam Rinpoche, ce sésame a l’effet immédiat d’apaiser leurs craintes et ils se montrent aussitôt plus amicaux. Je sors du temple tout émerveillé de ce que je viens de vivre.

À l’étage inférieur, à l’extrémité d’un passage bordé d’une série de moulins à prières dorés, il y a un autre temple dans l’entrée duquel un vieux moine borgne est assis devant un autre moulin, doré également, mais beaucoup plus grand. Il me sourit sans cesser d’égrener son rosaire. C’est un petit temple, creusé dans la falaise, dans lequel on marche à même la roche. Je laisse mes chaussures à

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l’entrée et découvre Isabelle en train de remettre les siennes avant de sortir. À droite de l’autel, le moine Sean est en prière. Il fait très froid. Sur la gauche, dans la pénombre, une petite porte dorée avec des ouvertures à la hauteur des yeux.

- On peut regarder, mais pas entrer, me chuchote Isabelle. C’est la grotte des Dharmapala, les Protecteurs. Après m’être prosterné trois fois sur le sol glacé, je jette un coup d’œil à l’intérieur de ce sanctuaire ouvert une fois l’an seulement et dont le sol est jonché de petits billets de banque, offrandes des pèlerins. Pourtant, trop marqué par ce que je viens de vivre, je ne parviens pas à m’y intéresser vraiment et n’accorde pas à cet endroit l’importance qu’il mériterait sans doute. Puis, je sors. Les autres arrivent les uns après les autres, à leur cadence. Ils n’ont pas ma chance. Les gardiens, bien réveillés à présent, veulent rattraper leur bévue et font montre du plus grand zèle. Ils exigent de la discipline et que la visite soit collective. Il n’y a pas moins de neuf temples à Taktsang. Il faut donc attendre que tout le groupe soit là, réuni, pour poursuivre selon leur règlement. Il fait vraiment très froid désormais dans les passages et sur les terrasses parcourus de courants d’air polaire. Nous sommes parqués dehors, obligés de patienter. Je ne tiens pas à ce que la profonde sérénité que je viens de connaître soit gâtée par un mouvement d’humeur. J’en ai assez vu. Je sais que rien ne pourra jamais égaler mon expérience du matin. Graziella et moi décidons de redescendre. Sur les escaliers, nous rencontrons la nonne, Ani, qui parvient seulement à destination. Une main plaquée sur les reins, l’autre appuyée sur un bâton, elle peine à gravir les dernières marches. Cela fait déjà une bonne heure et demie que j’ai atteint la porte du sanctuaire, j’en repars avec des pétillements plein la tête.

Il doit être environ midi quand nous quittons Taktsang. Ces quelques heures ont passé comme dans un rêve. Je me sens en pleine forme, empli d’une joie étrange et profonde. J’aurais pu rester

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encore un peu et explorer les autres temples avec mes compagnons de voyage. Mais, je n’en ressens ni le besoin ni l’envie. J’ai trouvé bien plus que je n’étais venu chercher et je repars comblé !

Graziella et moi redescendons jusqu’au petit pont, emplissons nos gourdes à la source de Yeshe Tsogyal, puis entreprenons de gravir le long escalier de pierre qui nous ramènera sur terre. Arrivés au promontoire où j’avais eu la révélation de la merveille de Taktsang, nous nous retournons. La lumière a changé. Il n’y a toujours pas de soleil, mais la vue est plus franche, plus ouverte, sur les bâtiments blancs aux toits rouges et jaunes, épousant fidèlement la marche rocheuse sur laquelle leurs géniaux bâtisseurs les ont posés.

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Nous nous arrêtons un moment. Jean-Pascal est là, avec nous. J’ignore s’il ressens la même ivresse. À peine couvert de son blouson en jean, son éternelle caméra Sony qui pèse une tonne à l’épaule, il semble surtout frigorifié et pressé de rentrer. Je prends encore quelques photos, puis nous nous engageons sur le chemin, laissant derrière nous le sanctuaire qui nous aura marqué l’esprit et le cœur pour la vie.

Malgré des chocs violents sur les articulations des genoux et des hanches, la descente est tout de même plus aisée. En quelques enjambées, nous sommes à la cafétéria. La brume a désormais totalement disparu et, sous un soleil voilé, Taktsang nous apparait à nouveau, plus éloigné, mais tout aussi superbe, avec une ampleur inattendue.

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Un parasol et quelques chaises sont disposés sur la petite esplanade faisant face à la falaise. Nous commandons des boissons et le repas préparé pour notre groupe : du riz, des légumes essentiellement, pas de viande, et nous prenons l’un des plus merveilleux déjeuners de notre vie dans le cadre le plus fantastique qui soit. La température est remontée à un degré plus clément et nous profitons de la fraîcheur en bras de chemise. Impossible de se lasser de la majesté du paysage. Peu à peu, nos compagnons nous rejoignent. Jean-Yves et Laure d’abord, puis les jumeaux et Teura, Martin ensuite et notre chauffeur, Tashi, qui débouche du sentier en courant, tout sourire dehors.

- It’s boring to wait up there ! They keep on visiting temples on and on. If you want, I can drop you at the hotel and I’ll come back to pick them up 62 , a-t-il lancé d’un trait.

Nous ne sommes pas pressés de quitter l’endroit, ni de mettre un terme à la magie. Mais, les meilleures choses ayant une fin, l’ordinaire vacarme des jumeaux nous pousse à nous remettre en route. Ils ont déniché de nouveaux instruments de musique rituels dans la petite boutique d’artisanat de la cafétéria, rien à faire pour empêcher leur jeune tapage.

Graziella, Jean-Pascal, Jean-Yves, Laure et moi entamons notre descente, Tashi sur nos talons. Sur le sentier, nous croisons plusieurs marchandes de souvenirs. Elles n’étaient pas là le matin. Une pièce de tissu déployée au bord du chemin, elles tentent de tenter les rares passants avec quelques pauvres objets (rosaires, bijoux, petits masques…), tout un bric-à-brac bon marché.

62 « J’en ai assez d’attendre en haut. Ils n’arrêtent pas de visiter des temples. Si vous voulez, je vous dépose à l’hôtel et je reviendrai les chercher plus tard. »

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Vers trois heures, nous sommes déjà rentrés à l’hôtel et nous pouvons nous reposer un peu avant la conclusion de notre séjour : une grande fête d’adieu à laquelle Rabjam Rinpoche nous a conviés dans sa propriété.

Dans le car qui nous ramène de Taksang à l’hôtel en ce début d’après-midi, je songe qu’il serait heureux, pour honorer notre hôte, de nous vêtir à la mode locale à l’occasion de la dernière soirée de notre séjour, comme les autres membres du groupe ont déjà prévu de le faire. J’envisage donc d’acheter un gho (trente à quarante euros), puis de le laisser ensuite en offrande à quelqu’un, car je n’imagine pas pouvoir le porter ailleurs qu’ici, au Bhoutan. Je flotte ainsi en pensées dans la chambre, après une bonne douche chaude et quelque repos, quand on frappe à la porte. On vient m’informer que Pelzang a justement prévu de me prêter un gho pour la soirée. Effectivement, vers six heures, le jeune homme se présente et me remet un costume traditionnel bhoutanais. Emprunté à son frère aîné, il est superbe. C’est un gho “de cérémonie” d’un joli vert pomme, agrémenté de fines rayures verticales dorées, avec les classiques et réglementaires manchettes blanches largement retournées sur les avant-bras. Il y a aussi les hautes chaussettes montant jusqu’au genou. J’ai l’air un peu godiche, mais cela ne me sied pas si mal, après que Pelzang s’est donné la peine de m’habiller (il est presque impossible d’enfiler un gho sans aide, notamment pour bien former les deux plis parallèles tombant dans le dos).

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Soirée d’adieu chez Rabjam Rinpoche

Nous voici revenus à notre point de départ, pour une courte escale à Bangkok avant le long retour vers Tahiti. Rien n’a changé de l’autre côté de la vitre de notre chambre à l’Oriental. Par une étrange coïncidence, nous avons hérité de la même (l’hôtel en compte pourtant près de quatre cents). Le Chao Phraya s’anime toujours de sa noria d’embarcations typiques et les petits remorqueurs halent tout aussi bravement les lourds trains de péniches…

Tout cela n’aurait-il été qu’un rêve, une illusion ?

Nous avons quitté Paro et le Bhoutan hier, samedi 21 mai, à sept heures du matin, après une course folle pour gagner l’aéroport à temps. Un malentendu à propos des horaires nous avait retardés d’une demi-heure. Il n’a pas fallu à Tashi plus de dix minutes pour parcourir les douze kilomètres depuis notre hôtel. Comme un bolide, le vieux Toyota a traversé Paro, heureusement encore endormie et déserte.

Les formalités de départ à l’aéroport sont fastidieuses et les contrôles de sécurité très stricts. Nous avons tous été minutieusement fouillés à corps, et même à deux reprises, par des militaires particulièrement zélés, probablement à la recherche d’objets religieux dont l’exportation est strictement interdite. Chacun d’entre nous a dû formellement identifier ses bagages enregistrés, lesquels ont ensuite été scellés d’une sangle en plastique jaune.

Finalement, tout s’est bien terminé et nous avons décollé à peu près à l’heure prévue. Dernier coup d’œil sur la vallée de Paro, sur la rivière presque asséchée, sur le dzong dans la brume et sur les rizières où les paysans étaient déjà au travail.

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La veille, notre voyage au Bhoutan s’était achevé sur une sorte d’apothéose, un bouquet final comme dans un feu d’artifice et le vendredi 20 mai 2005 (étrangement le 20-05-2005) restera à jamais gravé dans nos mémoires, et particulièrement dans la mienne, comme un jour béni.

C’est la première fois de ma vie que je sors les cuisses nues, sans pantalon, sans même un short. L’impression est étrange. On se sent plus fragile, comme vulnérable. L’air glacé du soir me surprend quand nous nous dirigeons vers le car dans lequel nous nous rassemblons. Chacun a joué le jeu et tous portent le costume traditionnel bhoutanais, au moins en partie. Les filles arborent le toego, petite veste courte en tissu brillant très coloré, certaines sont vêtues d’une kira complète.

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Quand le car nous dépose chez Rabjam Rinpoche, c’est un grand succès. Indéniablement, notre attention vestimentaire fait plaisir à nos hôtes. Nous sommes accueillis par l’abbé du couvent des nonnes, un homme particulièrement affable qui m’agrippe aussitôt la main et ne la lâche plus pendant un long moment. C’est convivial, mais un peu perturbant tout de même. On nous conduit dans les jardins de la résidence de Rabjam Rinpoche où la fête a été préparée en notre honneur. Malgré la présence de nombreux autres invités, dont le Yangsi, Kongtrul Rinpoche et sa jeune femme, une équipe de télévision française, Ani, Sean et toute une assemblée de moines, nonnes et villageois, cela nous est confirmé par la musique tahitienne que Rabjam Rinpoche fait jouer à fond sur une minichaîne pour saluer notre arrivée.

Je sens de plus en plus le froid mordre mes cuisses nues sous mon gho. Un grand feu de bois brûle au centre du jardin. À l’invitation de notre hôte, Hinerava, Graziella et moi, nous nous asseyons tout près, sur des chaises en plastique.

Devant les flammes qui commencent à me cuire la peau, j’observe la scène.

À droite, près de nous, une trentaine de nonnes aux crânes tondus, assises par terre, jambes croisées sous leurs manteaux pourpres, n’arrêtent pas de pouffer. La fête, la musique, ma calvitie, nos déguisements, tout les met en joie. Elles vivent en vérité un moment exceptionnel dans leur vie monotone et recluse

En face, sous une tente, le Yangsi est attablé au centre avec, à sa droite, Kongtrul Rinpoche. Au premier rang, quelques-uns des membres de notre groupe. Derrière eux, alignés, le reste des invités.

À gauche, sous une autre tente, blanche au toit décoré de dragons et d’une roue de la Loi, le classique buffet à six ou sept plats. Ce sont toujours les mêmes ou à peu près, mais, cette fois, ils ont été spécialement soignés par un traiteur haut de gamme. Plus à gauche encore, à l’entrée du jardin, assis sur le sol ou debout,

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quelques dizaines de moines et de villageois savourent l’aubaine de cette soirée.

Rabjam Rinpoche se consacre à ses invités, circulant ici et là avec un mot aimable pour chacun. Il est suivi comme son ombre par un superbe loulou de Poméranie d’un blanc de neige. C’est, me confiet-il, l’un de ses nombreux chiens. Il en possède plus de vingt.

Nous avons ensuite le plaisir d’un spectacle de chants et danses folkloriques bhoutanais exécuté par un groupe de jeunes gens et jeunes filles. Il y a notamment au programme la fameuse danse des Quatre Cerfs qui célèbre la victoire de Guru Rinpoche sur le dieu du Vent. En dépit du froid, les danseurs officient torse nu, portant seulement des jupes en fine soie jaune, par-dessus toute une

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accumulation de jupons superposés blanc, bleu, vert et rouge. Ils portent des masques représentant les cerfs et manient des épées.

Pour accompagner le dîner, on nous sert un vin rouge français, d’excellente qualité ma foi, et la soirée se poursuit avec de petites attractions qui lui confèrent un aspect totalement surréaliste. La jeune Américaine, épouse de Kongtrul Rinpoche, mannequin “dans le civil” , accepte avec beaucoup de naturel et de courage d’improviser un défilé en plein air. L’exercice est ardu de marcher seule, au milieu de ce jardin, ni maquillée, ni préparée, sous les yeux ébahis d’une assistance enthousiaste. Souriante, elle fait un ou deux allers et retours dans son simple costume (pantalon et sweater).

La soirée est très gaie et le spectacle se poursuit. Un bouffon caricature les danses populaires.

Puis, c’est à nous de faire le spectacle. Après les danses traditionnelles bhoutanaises, un faux défilé de mannequin, un ersatz de concert rock, voici le show polynésien. Cette soirée est un véritable chop soy culturel. Les jeunes font leur numéro désormais connu, mais que personne n’a encore vu à Paro et qui emporte un grand succès.

Puis, finalement, après une ronde dans laquelle nous sommes tous entraînés, c’est un moment très émouvant quand notre groupe de Tahitiens vient s’incliner devant Rabjam Rinpoche pour le remercier de son accueil et lui remettre des offrandes. Hélène se lance dans un joli ‘orero 63 , tandis que nous entonnons doucement, puis de plus en plus fort, le Mauruuru a vau64 . Les Bhoutanais sont cloués sur place. Rabjam Rinpoche consacre et bénit les statuettes et autres objets précieux (thangkha, rosaires…) que nous lui présentons, puis, après une dernière photo de groupe, tout est fini.

63 Discours traditionnel en langue ma’ohi. 64 Très beau chant polynésien de remerciement et d’adieu.

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De retour à l’hôtel, il y a encore une petite cérémonie touchante, la remise de cadeaux à Wangchuk, Pelzang et Tashi. Il est dix heures du soir, nous sommes épuisés, plutôt gelés et nous rentrons nous coucher tandis que les plus résistants poursuivent la fête tard dans la nuit. Pelzang, très ému, répétera plusieurs fois : « You, Tahitians, have a heartbreaking culture65 ».

65 « Vous, les Tahitiens, votre culture est si émouvante ! »

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Épilogue

Le pèlerinage n’est pas une simple promenade touristique. Sa finalité est de nous faire progresser sur la voie de l’Éveil. Elle est de nous aider dans notre pratique en nous permettant de communiquer directement avec les énergies les plus précieuses circulant en ces hauts-lieux dont la situation ne doit jamais rien au hasard.

« Pour apporter tous les bénéfices que le pèlerin en espère, le pèlerinage doit être long et difficile », écrit Antoine van Limburg dans son livre Kailash, pèlerinage tibétain 66 . « Pour pouvoir se transformer en un meilleur être humain, le pèlerin doit accomplir des sacrifices matériels, émotionnels et spirituels. (…) Un pèlerinage ne devient une réelle initiation que si le candidat pèlerin se soumet aux difficultés et aux dangers inhérents à ce périple. » Il faut donc fournir un effort, supporter des privations et une rupture dans ses habitudes. Il faut enfin prendre certains risques.

À la lumière de cette définition, notre pèlerinage au Bhoutan en était-il vraiment un ? Fut-il une initiation ? A-t-il fait de nous des êtres humains meilleurs ? J’en suis persuadé. Certes, nous n’avons pas réellement risqué notre vie, nous n’avons pas toujours dû marcher, nous n’avons affronté que peu de dangers et nous disposions d’un toit, d’un repas et d’un lit chaque soir pour nous reposer. Il n’en reste pas moins que nous avons fourni de gros efforts, financiers et physiques, que nous avons accepté un éloignement considérable et une rupture radicale avec notre univers et notre mode de vie. Quoi de plus opposé à notre désert liquide océanien que le foisonnement minéral et végétal de l’Himalaya ? Les visites de Tharpaling et de Taktsang ont été effectuées au prix

66 Éditions de la Boussole, 1999.

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d’ascensions éprouvantes dans la montagne, dans des conditions parfois pénibles. Bref, ce n’était pas Saint-Jacques de Compostelle, ni La Mecque, ni surtout la montée au Mont Kailash en se prosternant tous les trois pas, mais ce fut néanmoins un saint pèlerinage, sur les lieux parmi les plus saints de notre tradition Vajrayana. Nous en avons tous été profondément marqués pour le reste de notre existence et les suites de ce voyage sont encore loin de s’être toutes manifestées. Nous vivons maintenant dans son influence, en attendant patiemment de repartir, un jour peut-être, pour de nouvelles pérégrinations tantriques.

« Aussi longtemps qu’existera l’espace, Aussi longtemps qu’il y aura des êtres, Puissé-je moi aussi demeurer Pour soulager la douleur du monde. » Shantideva

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Ont participé à ce pèlerinage

Helena Abrantes

Martin Coeroli

Jean-Pascal Comeau

Hinerava Flosse-Amaru

Marie-Claire Laforet-Miyaguchi

Hélène Prokop

Libor Prokop

Graziella Schlouch

Patrick Schlouch Thierry Souka Bruno Turi Isabelle Turi Tapunui Turi

Tehaamoana Turi Teura Turi Laure Tome Jean-Yves Vienot

Organisateur

Tshering Wangchuk (Clear Path Tours & Trek)

Guide

Pelzang Dorje (Clear Voyage Tours & Trek)

Chauffeur

Tashi

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LE BHOUTAN, ENTRE TRADITION ET MONDIALISATION

Caché dans les replis de l’Himalaya, le Bhoutan (47 000 km2) a développé sa propre civilisation au cours des siècles. La population, vivant en étroite harmonie avec la nature, s’est forgé peu à peu une identité unique en s’appuyant sur un fabuleux héritage religieux et culturel.

De nos jours, le monde prend conscience et apprécie les atouts exotiques de ce petit royaume. Le Bhoutan est de plus en plus connu pour sa pratique du Vajrayana, le bouddhisme mahayana dans sa forme tantrique, pour sa culture intacte, pour la pureté de son environnement et la richesse de sa faune et de sa flore, pour la beauté incomparable de ses sommets majestueux et de ses vallées. Sous de nombreux aspects, le Bhoutan reste encore aujourd’hui un royaume magique, comme surgi du passé.

Un pays jamais conquis

Le Bhoutan n’a jamais été colonisé et les Bhoutanais en sont très fiers. Son histoire, mélange de tradition orale et de littérature classique, évoque un peuple largement autosuffisant ayant délibérément évité les contacts avec le monde extérieur jusqu’au tournant du vingt et unième siècle.

Parmi les plus anciennes manifestations visibles de l’histoire du Bhoutan, il y a les monastères de Kyichu Lhakhang à Paro et Jampe Lhakhang à Bumthang qui datent du septième siècle et sont particulièrement vénérés. Ils ont été protégés au fil des âges.

Au huitième siècle, Padmasambhava, Guru Rinpoche, fonda plusieurs temples qui demeurent aujourd’hui d’éminents lieux de

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pèlerinage pour le monde bouddhiste, parmi lesquels Kurje Lhakhang à Bumthang et Taktsang (La Tanière du Tigre) à Paro.

Un autre chapitre remarquable de l’histoire du Bhoutan fut l’introduction, au début du treizième siècle, de l’école Drukpa Kagyu au Bhoutan occidental par le maître bouddhiste Phajo Drugom Zhingpo.

Le Shabdrung

L’arrivée sur le devant de la scène de Ngawang Namgyal, grand maître de l’école Drukpa Kagyu, en 1616, marque le début d’une nouvelle ère pour le Bhoutan.

Pendant les trois décennies qui ont suivi, celui qu’on appela Shabdrung, “Celui aux pieds de qui l’on se prosterne”, unifia peu à peu le pays et lança les bases d’un gouvernement central et d’une identité nationale. Il fit construire des dzong, dont le premier fut celui de Simtokha à Thimphu, des monastères, et parvint à imposer durablement la doctrine Drukpa Kagyu comme religion officielle partout au Bhoutan.

C’est aussi au Shabdrung que l’on doit le système politique de partage du pouvoir qui prévalut pendant près de trois siècles, jusqu’à l’avènement du premier roi du Bhoutan et de la monarchie héréditaire en 1907. Ce système était caractérisé par un gouvernement bicéphale avec, d’un côté, le Je Khenpo, chef spirituel suprême, et, de l’autre, un chef temporel, le Desi. Cinquante-quatre Desi et soixante Je Khenpo plus tard, le Trongsa Penlop (le gouverneur de la province de Trongsa), Jigme Namgyal, émergea comme un chef particulièrement puissant. En 1881, son fils, Ugyen Wangchuck, lui succéda. Il réussit à imposer sa loi sur l’ensemble du Bhoutan, mettant ainsi fin à des siècles de luttes et de conflits.

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En 1907, des États généraux historiques, réunissant des chefs religieux, des responsables officiels et des représentants du peuple, élevèrent à l’unanimité Gongsar Ugyen Wangchuck au titre suprême de premier roi héréditaire du Bhoutan. Il régna jusqu’à sa mort en 1926 et son fils, Jigme Wangchuck, lui succéda à la tête du royaume jusqu’en 1952.

Les règnes des deux premiers rois furent marqués par une grande stabilité politique. Toutefois, leur successeur, Jigme Dorji Wangchuck, décida de lancer son pays dans un processus très progressif de modernisation. Souvent appelé “le père du Bhoutan moderne”, le roi Jigme Dorji Wangchuck fut à l’origine de changements qui permirent une amélioration considérable des conditions de vie des Bhoutanais. Il fit aussi connaître le Bhoutan sur la scène mondiale, adhérant à l’Organisation des Nations unies et à d’autres organismes internationaux.

En 1972, son fils, Jigme Singye Wangchuck, devint le plus jeune monarque du monde. Il a régné depuis lors, vénéré et adoré par ses sujets et marié à quatre ravissantes sœurs. Il s’est efforcé de faire entrer le Bhoutan dans le vingt et unième siècle et dans la mondialisation tout en préservant l’identité culturelle unique et le “bonheur National Brut” (BNB) de son royaume. Ayant compris que le pouvoir absolu n’avait plus sa raison d’être et que la transition vers la modernité devait s’effectuer avec l’accord de tous, il a décidé en 1998, de renoncer à la plupart de ses pouvoirs et de les remettre au peuple. Une Constitution a été patiemment élaborée qui entrera en vigueur en 2008.

Le 15 décembre 2006, Sa Majesté Jigme Singye Wangchuck a abdiqué en faveur de son fils aîné, Sa Majesté Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, vingt-sept ans, cinquième Druk Gyelpo (roi du Bhoutan).

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Une nation empreinte de spiritualité

Tout comme l’histoire du Bhoutan est marquée par des repères religieux, l’influence de la religion est partout présente dans la vie quotidienne de ses habitants. Le Bhoutan est une nation fortement empreinte de spiritualité. Le pays est parsemé de centaines d’édifices sacrés, monastères, temples, stupa, institutions religieuses, bannières et moulins à prières tous témoins d’une foi profonde et vivante.

À la ville comme à la campagne, on prend régulièrement part à des rituels et à des cérémonies religieuses avec beaucoup de dévotion et de respect. Quand la journée est auspicieuse, les familles bhoutanaises se rendent en pèlerinage dans les monastères pour y faire offrande de prières et de lampes à beurre. Des festivités nationales ou régionales, organisées en fonction des saisons, rythment la vie du pays.

Pour toutes ces raisons, le monde bouddhiste considère le royaume comme le dernier bastion du Mahayana. L’hindouisme y a été toutefois introduit au cours du vingtième siècle avec l’installation d’une minorité népalaise dans le Sud du pays.

Culture, beaux-arts et tradition

La langue et la littérature bhoutanaises, l’artisanat, les cérémonies, le calendrier et toutes les valeurs culturelles et sociales de base plongent leurs racines dans les enseignements religieux. Les traditions artistiques sont encore bien vivantes. Elles se manifestent au travers de réalisations comme les légendaires thangkha. Les splendides peintures traditionnelles parent les murs des monastères, des temples et des maisons.

L’architecture montre aussi une identité culturelle affirmée, alliant savoir-faire technique et souci esthétique.

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La musique, la danse et l’artisanat, qu’ils soient produits par le clergé ou par des laïcs, jouent un rôle important au cours des fêtes et cérémonies organisées à l’échelle nationale, du village ou même de la famille. Au cours des dernières années, la grande qualité des tissages du Bhoutan a gagné une réputation internationale.

La langue nationale du Bhoutan est le dzongkha, “la langue parlée dans les dzong” . On compte plus de dix-huit autres dialectes dans le royaume. L’anglais est enseigné dans les écoles et utilisé comme langue de travail officielle, mais les autorités encouragent le développement et la pratique du dzongkha.

Une nature paradisiaque

La nature paradisiaque du Bhoutan a souvent été vantée. Tandis que la planète entière se lamente sur la dégradation rapide de son environnement naturel, ce petit royaume de l’Himalaya est devenu un exemple pour la communauté internationale. Il conserve encore plus de soixante-douze pour cent de sa surface sous des forêts composées d’une grande variété d’essences et peuplées de nombreuses espèces animales. Parmi celles-ci, le léopard des neiges, le chamois bleu, l’ours noir de l’Himalaya, le langur doré, le takin, animal fétiche du Bhoutan.

Calé entre l’Inde et la Chine, le royaume s’étend des contreforts subtropicaux du Sud, aux montagnes du Nord avec des sommets de plus de sept mille trois cents mètres, en passant par des zones tempérées. Autrefois, le Bhoutan, riche en herbes rares, était aussi connu sous le nom de Lhojong Menjong, “la vallée du Sud aux plantes médicinales”.

Le coquelicot bleu, de la famille du pavot, qui pousse en haute montagne (à partir de quatre mille mètres) est la fleur nationale du Bhoutan, dont les forêts sont aussi fameuses pour leurs rhododendrons aux teintes variées.

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Les défis de la modernisation

Le Bhoutan est en train de changer, c’est inévitable. Trois décennies de développement, même timide et raisonné, ont profondément bouleversé le royaume qui, en si peu de temps, est sorti du Moyen-Âge pour émerger directement au vingt et unième siècle. Un réseau complet de routes, d’écoles et d’hôpitaux a été mis en œuvre. Un système de télécommunications moderne et performant permet des échanges accrus avec l’extérieur. L’urbanisation est rapide, de même que la croissance d’un secteur privé dynamique.

Ces changements ont aussi apporté leur lot de fléaux sociaux. La criminalité, quasi inconnue jusqu’à présent, les pressions sur l’environnement, la délinquance des jeunes, la circulation automobile et ses conséquences sur la pollution et la sécurité, l’influence de la télévision, les problèmes de logement et d’urbanisme, l’exode rural, l’immigration illégale ne sont que les principaux des nombreux problèmes auxquels le Bhoutan est aujourd’hui confronté.

Comme la plupart des peuples de la Terre, les Bhoutanais souhaitent trouver un équilibre entre tradition et changement. S’il réussit sa modernisation, le Bhoutan pourrait devenir un exemple pour le monde entier. Entre croissance économique et identité culturelle, il a en tout cas choisi depuis longtemps. Dans le passé, le royaume a toujours su se préserver des agressions et sauvegarder ses intérêts vitaux et ses priorités. Pourquoi ne poursuivrait-il pas sur la même voie ?

La population

La population bhoutanaise est, sous de nombreux aspects, une grande famille. Plus de quatre-vingt-dix pour cent des Bhoutanais

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vivent d’une agriculture de subsistance, éparpillés dans des campagnes isolées et rudes.

Le riz est le socle du régime alimentaire dans les régions basses du Sud, le blé, le sarrasin et le maïs dans les hautes vallées où la pomme de terre a fait son apparition plus récemment. Les paysans cultivent de minuscules parcelles taillées en terrasses sur les versants abrupts. Les petites communautés établies dans les vallées ont une longue habitude des difficultés de communication. Voici pourquoi les Bhoutanais ont développé un fort sens de l’autonomie et de l’indépendance. C’est aussi pour cette raison que, en dépit du faible nombre de ses habitants, on recense autant de dialectes différents dans le pays. Les Bhoutanais sont par nature physiquement robustes et fiers. Ils ont le sens de l’humour et sont très hospitaliers.

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BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES

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Bhutan, Land of the Thunder Dragon

Department of Tourism, Royal Government of Bhutan, 2005

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Bhoutan, royaume de Bouddha

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Bhoutan, voyage au pays de Bouddha Michael Pitiot, Presses de la Renaissance, Paris, 2005

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Tara, le divin au féminin Bokar Rinpoche, Éditions Claire Lumière, Vernègues, 1997

L’Entraînement de l’esprit Chögyam Trungpa Rinpoche, coll. “Sagesses”, Seuil, Paris, 1998

L’Esprit du Tibet Matthieu Ricard (préface du Dalaï Lama), Seuil, Paris, 1996

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La Spiritualité laïque

Tsering Paldrön, (titre original A Arte Da Vida, Éditions Pergaminho, Cascais, Portugal, 2001)

Mythes et dieux tibétains Fabrice Midal, Seuil, Paris, 2000

Le Tantrisme

Jean Varenne, “Spiritualités vivantes”, Albin Michel, Paris, 1997

Mahamoudra

Lama Gendun Rinpoche, J.C. Lattès, Paris, 1997

Le Moine et le Philosophe

Jean-François Revel et Matthieu Ricard, Nil, Paris, 1997

Shabkar, l’autobiographie d’un yogi tibétain Traduit par M. Ricard et C. Busquet, Albin Michel, Paris, 1998

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Tashi delek Hélène

Récit d’une expérience humaine et spirituelle rare et précieuse, un pèlerinage au pays du Dragon tonnerre, au cœur de la tradition vajrayana, le bouddhisme tantrique, dit “tibétain”, encore bien vivant et en pleine santé au royaume du Bhoutan…

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