22 | 22.11.2021 | HISTOIRE
«Le problème, c’est d’écrire une légende rose après coup»
L’historien Marc Perrenoud, tout juste retraité du Service historique du Département fédéral des affaires étrangères et qui fut membre de la commission Bergier, revient sur certains épisodes troubles de la Seconde Guerre mondiale, dont il est un spécialiste reconnu. Texte: Laurent Nicolet Photos: Matthieu Spohn
Marc Perrenoud, il y a vingt ans, comme conseiller scientifique de la fameuse commission Bergier, vous avez beaucoup étudié la Suisse durant la Seconde Guerre mondiale. Vingt ans plus tard, le sujet reste toujours délicat... Quand j’ai commencé à travailler pour l’édition des Documents diplomatiques suisses en 1981, la présentation de l’histoire consistait à dire que la Suisse avait évité la guerre grâce à son armée dissuasive. Mais les archives aussi bien allemandes que suisses montrent que les facteurs économiques et financiers ont joué un grand rôle dans le fait que la Suisse a pu échapper aux opérations militaires. Quand on est neutre et que l’on a toutes sortes d’instruments à disposition, comme c’était le cas de la Suisse avec sa place financière et son industrie, on arrive à répondre aux demandes des belligérants. Même s’il y a eu des moments de tensions, notamment avec les Alliés qui ne comprenaient pas une politique de la Suisse quand même très profitable pour l’Axe. Une version que l’histoire officielle a d’abord occultée…
Longtemps l’image qu’on donnait des autorités suisses pendant la Seconde Guerre mondiale se résumait à un grand héros, le général Guisan, qui avait sauvé le pays. Or, on voit dans les archives que c’est plus compliqué. Le conseiller fédéral Pilet-Golaz se rend compte que l’armée n’est pas vraiment prête, que la stratégie du réduit national n’est pas encore opérationnelle. Et que ce qu’il reste comme moyen d’éloigner la menace allemande, c’est de payer. De quelle manière? Pilet-Golaz savait qu’il y avait des possibilités de financer par exemple les exportations suisses vers l’Allemagne avec des crédits publics. C’est ainsi que les Allemands et les Italiens ont obtenu des crédits importants, des prestations financières, par les banques privées commerciales mais aussi par la Banque nationale suisse. Vers la fin de la guerre, il y a eu lentement une réorientation, on a donné des crédits pour les Alliés et ensuite pour la reconstruction de l’Europe et ça a duré jusqu’à la guerre froide.
Guerre froide qui va permettre à la Suisse de passer entre les gouttes… Dès 1946, les pressions des Alliés s’estompent parce que les divisions entre eux sont de plus en plus flagrantes. En 1947, le secrétaire général de l’Association suisse des banquiers le dit clairement: les Américains ont d’autres soucis, les listes noires
«Le malentendu vient de la différence qu’il y a entre histoire et mémoire» ont été abolies, on ne parle plus tellement des avoirs juifs en déshérence, on peut oublier «ces questions stupides». Mais après l’écroulement du bloc soviétique, on assiste à une résurgence de toute une série d’accusations formulées en 45. D’où la création de la commission Bergier, dont les travaux ont été d’abord mal accueillis,
qualifiés par certains historiens de «littérature enfantine»... La création de la commission avait été votée en 1996 à l’unanimité par le Parlement. Mais si certains parlementaires se rendaient compte qu’il existait des lacunes dans les connaissances historiques sur cette période, d’autres pensaient que c’était surtout un problème de communication, que les Américains connaissaient mal l’histoire de la Suisse. Et finalement, où se situait le problème? Le malentendu vient de la différence qu’il y a entre histoire et mémoire, l’histoire telle qu’on peut l’analyser en étudiant les archives et la mémoire telle qu’elle est entretenue par les gouvernements. L’ouverture exceptionnelle et temporaire des archives de l’économie privée a permis de révéler des informations auparavant inconnues du grand public. Il y a eu effectivement toutes sortes de critiques, mais petit à petit d’autres historiens qui ont travaillé sur des problèmes analogues ont confirmé nos analyses.