LYON PEOPLE JUIN 2016 / Toques Blanches Lyonnaises - L'album des 80 ans

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CÔTÉ FEMMES campagne environnante, connaissant bien les produits et héritière de cuisines familiales plus qu’éprouvées, qu’on se transmettait de mères en filles, discrètement, comme la recette pour faire des enfants. Quelques-unes prirent leur indépendance et ouvrirent de petits établissements. On ne peut plus compter sur le petit personnel, diront les plus classiques. Toujours est-il que c’est ainsi qu’est née la grande légende de la gastronomie lyonnaise. Des mères, il y en a certainement eu de tout temps, même aux arrêts de chars romains. Chez les Bocuse on fait manger les gens depuis 1765. L’ancêtre qui inaugura cette dynastie des fourneaux était une femme de meunier qui cuisinait pour les mariniers du fleuve. Au début du XXème siècle, les arrières-grands parents du Pape de Collonges, Jérôme Rousselot et Célestine Blanchard, ont laissé à la postérité le poulet Célestine, devenu un des classiques de la cuisine française. Mais la première mère vraiment répertoriée fût la mère Guy qui opéra, en bord de Saône, dès 1759, au niveau de la Mulatière. Elle fit sa réputation grâce à sa matelote d’anguilles. Or la fameuse Mère Guy, ce n’est pas elle, mais sa petite-fille nommé aussi « La Génie », un personnage coiffée d’anglaises et connue pour ses réparties cinglantes. Elle se fit connaître grâce à la… matelote d’anguilles, héritée de mémé. D’autres mères avaient investi la ville telle la mère Brigousse, à Charpennes. La coquine s’était spécialisé dans les « tétons de Vénus », de grosses quenelles en forme de seins, qui faisaient beaucoup rire à l’époque, mais elle taquinait aussi le brochet et la truite dont la forme ne lui avait pas inspiré de grivoiseries. Seulement, l’histoire a donné une plus grande place à la mère Fillioux, qui ellemême se fera supplanter dans la légende par la mère Brazier. Françoise Fayolle, qui prendra son nom de guerre en épousant le marchand de vin Louis Fillioux, venait du fin fond de la campagne du Puy-de-Dôme. Elle a eu la chance

Eugénie Brazier par Blanc-Demilly

d’être embauchée comme cuisinière par un fin gourmet, Gaston Aymard, patron d’une grosse boite d’assurances, chez qui elle apprendra la bonne cuisine bourgeoise, avant de s’installer à son compte, 73 rue Duquesne (aujourd’hui une supérette Cashmarket, tout se perd). A l’époque, il n’y avait pas de réelle diversité culinaire dans la cuisine du terroir lyonnais. On ignorait l’huile d’olive et les herbes de Provence. La réputation d’un cuisinier tenait à quelques plats « signature » comme on dit de façon prétentieuse aujourd’hui, en phase avec les traditions régionales. « La confection d’un bon plat, assurait la mère Fillioux, exige des années d’expérience. J’ai passé toute ma vie à faire quatre ou cinq plats, de sorte que je sais les faire, et je ne ferai jamais rien d’autre ». Parmi ses plats, il y avait notamment l’artichaut au foie gras et la volaille demideuil, nommée ainsi de façon aussi funeste car des tranches de truffes noires était largement glissées sous la peau de la bestiole. On raconte que la mère Fillioux utilisa en tout et pour tout, jusqu’à la fin de sa carrière (en 1925) deux petits couteaux très tranchants, pour découper façon puzzle quelques 500 000 volailles. Personne n’a compté les fourchettes. Sauf peut-être la mère Brazier.

Jacotte Brazier, petite fille d’Eugénie plongée très tôt dans le bain de la cuisine

Combat de mères Car cette jeune fermière bressane, gardienne de cochons, débarquée en ville, tout juste capable de faire les tartes à la béchamel de sa mère, a appris son métier chez la mère Fillioux et, diront les mauvaises langues, lui a piqué ses recettes. D’autres langues tout aussi vipérines diront que la mère Brazier était tout simplement plus douée que sa patronne. Eugénie a débuté en 1914 comme ménagère dans une famille bourgeoise, déjà tournée vers la nourriture, puisqu’il s’agissait des Milliat, fameux fabricants de pâtes, avant le règne des Panzani. Mais à la fin de la guerre, elle entra comme stagiaire chez la mère Fillioux, puis, alors que la mère se faisait vieillissante, la remplaça en cuisine, jusqu’à lui porter ombrage. Plutôt que provoquer une rixe, elle finit par monter sa propre affaire rue Royale. A l’ouverture en 1921, prudente, elle servit des langoustes mayonnaise et des pigeons au petits pois. Mais, les artichauts au foie gras et les volailles demi-deuil revinrent vite sur la table. Le critique Curnonsky la décrivait comme comme

« ronde, imposante, joviale, considérable ». Tu parles ! A 30 ans, elle pesait ses 130 kilos. En 1932, elle avait deux étoiles. En 1933, elle monta un deuxième établissement au col de la Luère. La même année, ses deux établissements atteignaient simultanément trois étoiles. Elle imposa la figure idéale et majestueuse de l’authentique mère lyonnaise, connue pour « crier du matin au soir », obsédée par le sens de l’ordre et la bonne tenue de ses cuisines. Ses employés, dont le jeune apprenti Paul Bocuse, travaillaient 18 heures par jour, passaient indifféremment du fourneau aux corvées de coupe de bois, de traite des vaches ou de lessive. Évidemment, ils se nourrissaient des restes, par mesure d’économie. Le règne des mères fut à son apogée au XXème siècle, tout d’abord parce que les familles bourgeoises avaient beaucoup moins les moyens d’entretenir du personnel (les fans de la série Downton abbey verseront une larme), mais qu’en plus elles adoraient désormais s’encanailler dans les restaurants. Lyonpeople / Juin 2016

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